« Les Confessions d’un humoriste » : différence entre les versions
Contenu supprimé Contenu ajouté
mAucun résumé des modifications |
m match et typographie |
||
Ligne 1 :
{{journal|Les confessions d’un humoriste|[[Auteur:Paul-Émile Daurand-Forgues|E.-D. Forgues]]|[[Revue des Deux Mondes]]T.9, 1851}}
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/1112]]==
:''Lav-Engro, the Sckolar, the Gypsy and the Priest'', by George Borrow. - London, Murray, 1851.▼
Ce n'est pas tous les jours qu'on rencontre sur son chemin un ''picaro'' littéraire, un vrai bohémien, comme George Borrow espèce de Juif errant, - j'en demande pardon à la Société biblique dont il est, dont il fut du moins un des missionnaires; - homme d'aventure, de hasard, de ressources imprévues, ne doutant de rien, ne redoutant, rien; domptant le danger par l'audace, et la pauvreté par la résignation philosophique; - esprit subtil d'ailleurs, mais plein de caprices, de goûts bizarres, d'instincts contradictoires et heurtés; - Gil Blas philologue, Lazarille érudit, don Guzman poète et rêveur, quand le rêve et la poésie le prennent; par-dessus tout et avant tout, épris de sa liberté, qu'il garderait même sous la livrée... où l'on serait tenté de croire qu'elle se trouve le plus souvent!▼
▲Ce
Étrange camarade, en vérité! Lorsque parut son premier ouvrage; la monographie des Bohémiens espagnols <ref> ''The Zincali''. London, Murray.</ref>, on lui trouva une saveur étrange : - celle du vrai. Il était évident que l’auteur avait pratiqué son sujet. On ne pouvait douter qu’il ne parlât le pur ''rommany'', qu’il ne possédât la tradition ''zingara'' dans ce qu'elle a de plus mystérieux. Il établissait sa compétence parfaite ''sobre las cosas de Egypto'' par les rapprochemens ingénieux qu'il faisait entre les tribus ziganes errantes sur les steppes russes, les ''gitanos'' qu’il avait découverts et hantés dans le faubourgs de Badajoz, et les ''gypsies'' qui essaiment autour du ''turf'' de Newmarket. Or, ce n'est pas là une science vulgaire. On ne l'achète pas, toute digérée, de quelque professeur à cachets. On la chercherait en vain, on l'aurait du moins vainement cherchée autrefois, dans la calme et vénérable poussière des bibliothèques. Elle s'y fait jour maintenant, grace à Borrow; mais, lui, c'est aux sources mêmes qu'il l'avait puisée. Cette chanson qu'il donnait textuelle, il l'avait entendue improviser sur la guitare par un maquignon poète, à la porte de quelque ''venta''. S'il nous révélait les mystères du ''hokkano baro'' (la magie blanche) et des vols qu'il aide à commettre, c'est qu'ils lui avaient été dévoilés dans les ''tertulias'' religieuses qu'il avait organisées à Madrid, et que fréquentait assidument la Pepa, sorcière équivoque, avec ses deux filles la ''Borgnesse'' et le ''Scorpion (la Puerta'' et ''la Cadasmi), deux beautés difficiles à convertir. Ne se crée pas qui veut des relations aussi distinguées. De même pour les ''calos'', les ''gentlemen'' bohèmes, qu'il fallait aller quérir dans leurs repaires ténébreux, dans les ''cachimanis'' (cabarets) où ils se rassemblent, fort peu empressés, et pour cause, d'y admettre de nouveaux venus. S'ils eussent pensé que l'évangélique agent fût ce qu'ils appellent un ''sang-blanc'', un vil ''busno'' (chrétien). Dieu sait quel mauvais parti ces braves gens pouvaient lui faire ! Heureusement, les plus honnêtes d'entre les ''calos'' soupçonnaient, tout uniment le voyageur inconnu de mettre en circulation des ''onces de mauvais aloi : c'était un titre à leurs égards.▼
Étrange camarade, en vérité ! Lorsque parut son premier ouvrage ; la monographie des Bohémiens espagnols <ref> ''The Zincali''. London, Murray.</ref>, on lui trouva une saveur étrange : — celle du vrai. Il était évident que l’auteur avait pratiqué son sujet. On ne pouvait douter qu’il ne parlât le pur ''rommany'', qu’il
Il y a trois portions bien distinctes dans le premier ouvrage de George Borrow un essai historique sur l'origine des peuplades bohèmes; un traité du dialecte ''rommany'' et de la poésie des gitanos, avec vocabulaire à l'appui; enfin un aperçu, mais très succinct et très peu complet, des aventures de l'auteur. Ce fut pourtant à cette dernière portion du livre que l'attention publique s'attacha. Ne nous en étonnons point. Plus nous allons, plus le passé semble perdre de son intérêt, plus la curiosité se prend aux choses contemporaines. Autre symptôme : plus la civilisation se perfectionne, plus elle semblerait devoir mettre en circulation des idées générales, et plus, au contraire, se développe le goût des analyses spéciales, des études individuelles. L'universelle tendance était autrefois de résumer en traités, en maximes, des milliers d’observations particulières. Aujourd’hui chaque être est étudié séparément : on l'isole pour le mieux connaître; on l'accepte, on le demande tout entier et dans tous ses détails. Romans, biographies, mémoires, ont pour mission de tout révéler, de ne laisser dans l'ombre aucune portion du caractère, si insignifiante qu'elle puisse paraître aucun élément de ce ''petit monde'' que porte en lui l'être le plus humble. D'où vient cet appétit nouveau ? Ce serait difficile à dire, plus difficile encore de savoir où il nous mène. Ténèbres derrière nous et devant nous, n'est-ce pas là notre époque?▼
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/1113]]==
▲
▲Il y a trois portions bien distinctes dans le premier ouvrage de George Borrow un essai historique sur
Quoi qu’il en soit, George Borrow devina fait bien ce qu’on attendait de lui. Il reprit en sous-oeuvre l'ébauche qu'il avait donnée de ses voyages dans la Péninsule, et fit paraître son second ouvrage : ''la Bible en Espagne'' (1842). Ce récit embrassait cinq années pendant lesquelles l'auteur, selon ce qu'il en dit lui-même, avait mené la vie qui convenait le mieux à sa nature. « Ce temps a été, s'écrie-t-il, sinon le plus aventureux, au moins le plus heureux, de ma vie, et maintenant ''le rêve est dissipé'' pour ne revenir, ''hélas'' ! jamais... <ref> ''The Bible in Spain'', préface. </ref> »▼
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/1114]]==
aucune portion du caractère, si insignifiante qu’elle puisse paraître aucun élément de ce ''petit monde'' que porte en lui l’être le plus humble. D’où vient cet appétit nouveau ? Ce serait difficile à dire, plus difficile encore de savoir où il nous mène. Ténèbres derrière nous et devant nous, n’est-ce pas là notre époque ?
▲Quoi qu’il en soit, George Borrow devina fait bien ce qu’on attendait de lui. Il reprit en sous-oeuvre
Ce beau rêve, qui serait pour beaucoup de gens une pénible réalité, c'était la vie du soldat et du missionnaire, les longues courses à cheval dans les brûlantes ''sierras'', les nuits sans repos dans quelque sale auberge, en compagnie des ''almocreves'' (rouliers) et non loin de la bauge où grognent les pourceaux, de l'écurie où les mules hennissent. C'était, pour grand régal, - les jours marqués de craie blanche, - le ''lombo'' de porc cuit sur des charbons et servi avec des olives rances; c'était la rencontre suspecte de ''contrabandistas'' armés et farouches; c'étaient les appréhensions de la route, mal conjurées par le brin de romarin que la superstitieuse hôtelière attachait, malgré qu'il en eût au chapeau du voyageur; c'était le muletier ivre, lançant le frêle équipage sur les pentes abruptes d'un mauvais chemin de montagnes et chantant la ''tragala'' au bord des précipices; c'était le soldat de mauvaise humeur, qui, par pure jalousie et forme de passe-temps, lâchait son coup de fusil sur ''le maudit hérétique'' assez riche pour avoir un cheval et un valet; c'étaient vingt autres mauvaises rencontres dans le ''despoblado''. Puis, à Madrid, c'était le métier de solliciteur avec tous ses ennuis et tous ses dégoûts, les hauteurs dédaigneuses ou les politesses hypocrites de l'homme en place, les promesses du supérieur éludées par les subalternes, les reviremens ministériels brisant à chaque instant le fil des négociations entamées.▼
▲Ce beau rêve, qui serait pour beaucoup de gens une pénible réalité,
Mais pourquoi; direz-vous, toutes ces démarches? C'est qu'en 1836 et dans les années suivantes, toute l'influence diplomatique de la Grande-Bretagne ne permettait pas à M. Borrow de répandre impunément, dans la très catholique Espagne, l'Écriture selon les protestans. On lui opposait fort bien, en cette matière, les décisions du concile de Trente, et pour éluder cette objection il se vit réduit à faire imprimer à Madrid une version des deux Testamens due à la plume du confesseur de Ferdinand VII (il va, sans le dire que le commentaire catholique restait supprimé). Ceci fut, toléré, nonobstant les plaintes du haut clergé, par le ministère Isturitz. Plus tard, encouragé par ce premier succès, et poussé par cette excessive passion de philologue que nous avons déjà signalée en lui, M. Borrow passa outre, et tenta de mettre en circulation une bible basque, puis une bible en rommany; mais du fond de sa tombe la défunte inquisition guettait ses moindres démarches, et cette fois, Ofalia étant ministre, on crut le moment venu d'en finir avec l'hérétique propagandiste. Après une saisie pratiquée dans ses magasins de bibles, les alguazils, s'emparant de sa personne, le conduisirent au corrégidor, qui, sans le moindre interrogatoire, et sur une simple constatation d'identité, l'envoya tout droit à la ''Carcel de la Corte''.▼
Mais pourquoi ; direz-vous, toutes ces démarches ? C’est qu’en 1836 et dans les années suivantes, toute l’influence diplomatique de la Grande-Bretagne ne permettait pas à M. Borrow de répandre impunément, dans la très catholique Espagne, l’Écriture selon les protestans. On lui opposait fort bien, en cette matière, les décisions du concile de Trente, et pour éluder cette objection il se vit réduit à faire imprimer à Madrid une version des deux Testamens due à la plume du confesseur de
Il n'y avait pas là de quoi terrifier un homme d'un certain tempérament. C'est à peine si M. Borrow fut contrarié de sa mésaventure. Il savait que les deux principaux agens diplomatiques anglais résidant alors à Madrid, - MM. Villiers <ref> Aujourd'hui vice-roi d'Irlande sous le titre de lord Clarendon.</ref> et Southern, - ne laisseraient pas dans l'embarras un délégué de la Société biblique, et quant aux inconvéniens provisoires d'une courte détention, ils étaient plus que balancés à ses yeux par le bénéfice des nouvelles connaissances qu'elle allait lui procurer. On l'eût bien autrement contrarié si on l'eût enfermé dans un cercle de grands d'Espagne et de femmes à la mode. Lorsque M. Southern, informé que son compatriote venait d'être arrêté, s'empressa de le venir consolés, il le trouva déjà muni de ses meubles, qu'il s'était fait apporter, et faisant main-basse sur d'abondantes provisions appelées à suppléer le maigre ordinaire de la Prison de la Cour. Une lampe était allumée sur sa table; son ''brasero'' bien ardent avait déjà dissipé l'humidité du cachot où il s'installait comme dans un nouveau logement. Déjà aussi une certaine popularité se trouvait acquise, parmi les porte-clés (''claveros''), les gardiens et les prisonniers, à ce nouveau venu si parfaitement philosophe: « Vous sortirez dès demain, je vous en réponds, lui dit M. Southern, qui riait de bon coeur en voyant les choses tourner ainsi. - Je vous rends grace, mais j'espère qu'il en sera autrement, répondit le prisonnier. Ils m'ont mis ici pour leur plaisir; je compte y rester pour le mien. »▼
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/1115]]==
▲
▲Il
C'était là une manière de voir admirablement adaptée aux secrets désirs du diplomate anglais. En effet, l'occasion était magnifique pour déployer, à coup sûr et dans une cause évidemment juste, cette susceptibilité calculée qui a si bien réussi, en mainte, occasion, au gouvernement britannique. M Borrow n'était pas un Finlay aux griefs imaginaires, un Pacifico à la nationalité équivoque : c’était un Anglais pur-sang, un protestant de la vieille roche, persécuté pour ses bonnes oeuvres, lésé dans sa liberté de conscience, souffrant pour la foi de ses pères. Son affaire prit aussitôt les proportions d'un ''casus belli'', et le juge d'instruction, docile aux injonctions ministérielles, ne fit comparaître devant lui « l'honorable don Jorge » que pour l'engager à rentrer chez lui sans bruit, sans scandale, sans aucune suite donnée à ce qu'il appelait « une sotte affaire; » mais un tel dénoûment n'était du goût de ''don Jorge''. Le prisonnier voulait rester en prison. Citant saint Paul au magistrat ébahi : - Vous nous avez, lui dit-il, battu de verges publiquement, nous, ''citoyen romain''. A la vue de tous, vous nous avez mis dans vos cachots, et maintenant vous voudriez nous en faire sortir secrètement, par le guichet dérobé. Non, l'outrage et la réparation doivent avoir publicité pareille. J'exige une mise en liberté régulière et solennelle. Si vous employez la force pour me délivrer malgré moi, je résisterai, je vous en préviens. »▼
C’était là une manière de voir admirablement adaptée aux secrets désirs du diplomate anglais. En effet, l’occasion était magnifique pour déployer, à coup sûr et dans une cause évidemment juste, cette susceptibilité calculée qui a si bien réussi, en mainte, occasion, au gouvernement britannique. M Borrow n’était pas un Finlay aux griefs imaginaires, un Pacifico à la nationalité équivoque : c’était un Anglais pur-sang, un protestant de la vieille roche, persécuté pour ses bonnes
Ce fut ainsi, avec pleine approbation de l'ambassade anglaise, que M. Borrow rentra en prison, et Dieu sait quelle prison ! Les récits qu'il fait de cet intérieur souillé donnent vraiment la nausée. En revanche, que d'originaux, quels détails pittoresques! Ici, parmi les ''valientes'' de la prison, - la haute aristocratie du meurtre et du vol, - un enfant de sept ans, vrai louveteau, déjà complice de son père, accusé d'assassinat. Ce ''poussin de potence'', comme l'appelle M. Borrow, était l'orgueil de sa famille. Cravate de soie, belle chemise blanche, gilet à boutons d'argent, rien n'était épargné pour sa parure des dimanches, et, dans sa ceinture écarlate, un grand couteau pendait, qui mettait en gaieté, songeant à l'usage qu'il en savait faire, les hôtes de la ''carcel''. On l'entourait, on l'accablait de caresses, on l'enivrait d’éloges; tandis que son père, le couvant des yeux avec amour, le faisait sauter sur ses genoux, et, de temps en temps, retirant son cigare d'entre ses épaisses moustaches, le plaçait entre les lèvres roses de cet adorable petit brigand. - Plus loin, un Français, rêveur et distrait, à qui, nonobstant piastres et cigares, M. Borrow ne put jamais arracher le récit de la ''bagatelle'' pour laquelle il devait, peu après, subir la ''garote'', c'est-à-dire être étranglé bel et bien. Cette bagatelle était une série de meurtres combinés exactement comme ceux qui ont amené Lacenaire sur l'échafaud. M. Borrow n'en voulait pas moins inviter à dîner ce personnage curieux, ancien soldat de Maïda et de Waterloo; mais le directeur de la prison, le ''batu'' (comme l'appelaient ses hôtes), refusa obstinément son autorisation. « Pour tout autre, disait-il, j'y consentirais, fût-ce Balseiro lui-même, ''malgré ce qu'on dit de lui'', car au moins ''il sait vivre'' et ne planque jamais à la bienséance ; mais ce Français, ne m'en parlez pas : c'est ''le plus détestable caractère de toute la famille''. »▼
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/1116]]==
▲
▲Ce fut ainsi, avec pleine approbation de
La courtoisie espagnole éclate dans ces formules savamment atténuées. Maintenant, savez-vous ''ce qu'on disait'' de Balseiro ? C'est que, de concert avec un autre misérable de son espèce, il avait étranglé le modiste de la reine pour piller à l'aise son magasin. Candelas, le complice, n'avait pas le sou: - il fut ''garrotté''. Balseiro, possédant quelques économies dont il sut faire emploi, vit commuer la peine de mort prononcée contre lui en vingt années de ''presidios''. Il ne comptait pas y rester plus de six semaines, et de fait, il s'évada peu après son arrivée au bagne. De retour à Madrid, il imagina une spéculation hardie, qui consistait à séquestrer les deux enfans d'un Basque immensément riche, contrôleur de la maison de la reine. Après les avoir enlevés de leur pension, il les logea dans un souterrain, entre l'Escurial et Forre-Lodones à cinq lieues de la capitale des Espagnes; puis, les laissant sous la garde de deux complices, il vint marchander avec le père au désespoir la rançon de ces deux enfans, qu'on savait idolâtrés. L'entreprise était bien conçue, mais elle échoua, grace à l’activité tout-à-fait exceptionnelle que déploya la police, stimulée sans doute par le crédit qu'on devait supposer à un employé du palais. Les enfans furent retrouvés sains et saufs; ils aidèrent à reconnaître leurs ravisseurs et, peu après, ils assistèrent en carrosse, avec leur père, à l'exécution de Balseiro.▼
La courtoisie espagnole éclate dans ces formules savamment atténuées. Maintenant, savez-vous ''ce qu’on disait'' de Balseiro ? C’est que,
Voilà bien assez de détails pour faire comprendre tout ce qu’aurait perdu M. Borrow à une libération trop prompte. D'ailleurs, il n'attendit pas plus de trois semaines, - semaines bien employées, - la réparation qui lui était due. Le très catholique gouvernement espagnol reconnut par écrit que l'emprisonnement de l'agent protestant reposait sur une accusation mat fondée, et ne devait laisser aucun stigmate sur sa bonne réputation. On lui offrait de plus le remboursement de tous les frais que cette erreur de police avait pu entraîner pour lui et l'option de faire casser l'agent de police sur le rapport duquel il avait été arrêté. M. Borrow usa discrètement de sa victoire, et ne voulut accepter que la clé des champs. A nul plus qu'à lui cette clé n'a jamais été nécessaire. Au surplus, il n'en était pas quitte avec le mauvais vouloir des autorités espagnoles. Celles-ci n'osaient plus, il est vrai, averties par leur premier échec, s'en prendre directement à sa personne, mais elles ne se gênaient point pour faire confisquer de tous côtés, à mesure qu'il les répandait, les exemplaires de sa Bible, donnés plutôt que vendus aux pauvres habitans des provinces. Un jour, même, on le manda derechef, à propos d'une de ces saisies, devant le corrégidor de Madrid, qu'il indisposa par son extrême assurance, et qui menaçait de le renvoyer en prison: « Vous m'obligerez, répliqua tranquillement le voyageur, et cela me serait fort utile ; je m’occupe en ce moment d’un vocabulaire d'argot, et la fréquentation des voleurs de Madrid me serait précieuse» Ce flegme était fait pour déconcerter le magistrat le plus rogue. Effectivement, à la fin de l'entrevue, le corrégidor en était arrivé a reconnaître que la libre discussion des doctrines religieuses serait, dans chaque pays, la véritable épreuve de leur puissance et de leur valeur. Partir d'une saisie de Bibles et conclure ainsi c'était aller vite, n'est-il pas vrai?▼
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/1117]]==
▲
▲Voilà bien assez de détails pour faire comprendre tout ce qu’aurait perdu M. Borrow à une libération trop prompte.
On peut, sans trop se préoccuper de ménager une transition quelconque, passer de ''la Bible en Espagne'' à ''Lav-Engro'' le dernier ouvrage de George Borrow. C'est un sans-gêne dont il donne l'exemple à ses lecteurs. Ses livres ressemblent à l’une de ces aventures si fréquente en voyage, dont le vif début promet, dont l'intérêt se soutient, et que dénoue, par manière d'intervention céleste, une brusque séparation. La diligence s'arrête votre compagnon, - votre compagne peut-être. - descend de voiture, rassemble ses bagages, tourne vers vous un dernier regard, et au moment même où vous alliez sans doute échanger un mot qui eût rattaché l'une à l'autre vos deux destinées, parallèles depuis quelques heures, le fouet du postillon retentit, l'attelage repart au galop, le noeud à demi formé se dissout, le fil que chaque heure écoulée semblait consolider se brise, et pour jamais.▼
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/1118]]==
en était arrivé a reconnaître que la libre discussion des doctrines religieuses serait, dans chaque pays, la véritable épreuve de leur puissance et de leur valeur. Partir d’une saisie de Bibles et conclure ainsi c’était aller vite, n’est-il pas vrai ?
▲On peut, sans trop se préoccuper de ménager une transition quelconque, passer de ''la Bible en Espagne'' à ''Lav-Engro'' le dernier ouvrage de George Borrow.
Ainsi finissait ''la Bible en Espagne'', un vendredi soir, dans un cabaret de Tanger; ainsi finit ''Lav-Engro'', après que, dans une clairière au milieu d'un bois, sous une hutte de chaudronnier ambulant, certain postillon a raconté ses aventures au héros du livre, - M. Borrow lui-même, il nous faut le croire, - et à miss Isopel Berners, sa compagne. N'allez pas, sur ce mot, vous effaroucher. Il s'agit bien d'une errante beauté associée depuis quelques jours aux poétiques vagabondages du jeune aventurier, mais en tout bien, tout honneur, entendons-nous. Lav-Engro est chaste comme Joseph. Ne le fût-il pas, Isopel, haute de cinq pieds six pouces, a été douée de deux bras nerveux qui la protégeraient au besoin contre les plus audacieuses tentatives. Le postillon qui les soupçonne cependant, elle et lui d'être deux jeunes gens de bonne famille en route pour Gretna-Green, achève de leur raconter sa biographie; puis il se retourne sur la couverture de laine qu'ils lui ont prêtée pour, y dormir : « Bonne nuit, mon jeune monsieur.:.. Dormez bien, belle demoiselle... » Et le livre est ainsi clos à la quatre cent vingt-sixième page du troisième volume, sans un mot d'excuse, sans la promesse d'une suite quelconque. Prenez ceci bien ou mal, fâchez-vous ou riez de cette incartade inattendue : qu'importe à l'auteur? Et quel droit, après tout, aurez vous de vous plaindre? Vous le connaissez, lui, ses façons à part, son laisser-aller bohême, son horreur pour la bonne compagnie, son attrait pour la mauvaise. A bon escient vous avez voulu battre, l'estrade en sa compagnie. Tant qu'il lui a plu, il a su vous entraîner sur ses pas; bonnes histoires, ''humour'' vraie, sentiment exquis des aspects de la nature, paysages supérieurement rendus, esquisses dignes de Callot et de Goya, gaieté soutenue, caractères singuliers, rencontres inattendues, intérêt inexplicable, il vous a tout prodigué, pêle-mêle, dans un style fortement empreint d'un goût de terroir tout-à-fait particulier, et, par momens, d'une énergie, d'une grace, d’une couleur admirables. Que lui demandez-vous encore? Oubliez-vous à qui vous avez affaire? Sa plume bohémienne a couru devant elle tant que le caprice l'a poussée. L'heure de la fatigue venant à sonner, doutez-vous qu'elle s'arrête? Non, vraiment, et, doit la phrase rester inachevée, il faudra vous en contenter telle quelle : «Bonne nuit, mon jeune monsieur... Dormez bien, belle demoiselle. » - C'est tout ce que vous en aurez pour le moment, soit que l'auteur se tourne en effet dans son lit pour se rendormir, soit qu'un cheval l'attende, tout sellé, pour reprendre ses voyages, et qu'il parte pour Constantinople ou Saint-Pétersbourg, pour Rome ou la Mecque, à la poursuite de quelque dialecte inconnu, de quelque vocabulaire, impossible.▼
▲Ainsi finissait ''la Bible en Espagne'', un vendredi soir, dans un cabaret de Tanger ; ainsi finit ''Lav-Engro'', après que, dans une clairière au milieu
Est-ce donc un roman qui pourrait se dénouer ainsi? Sous aucun prétexte on ne saurait l'admettre; mais alors ''Lav-Engro'' est donc une histoire vraie? Peu de gens, ayant lu consciencieusement cet ouvrage à part; se seront tentés de le croire: Et cependant on y trouve à foison de ces réminiscences que l'artiste le plus habile ne saurait chercher en dehors de la réalité la plus pratique, la plus positive. Il ne tient donc qu'à nous de supposer que, sur de vrais souvenirs comme sur une trame solide et forte, George Borrew, évoquant le fantôme de sa jeunesse évanouie, a brodé un récit dont son imagination fait au moins la moitié des frais. N'est-ce pas ainsi que procéda Jean-Jacques Rousseau dans ces prétendus Mémoires, si fréquemment démentis, qu'il intitula ''Confessions? Robinson Crusoé'', cet autre monument littéraire, n’est-il pas aussi un heureux mélange de réalités et de rêves? ''Lav Engro'', sans doute, n'égale ni l'une ni l'autre de ces immortelles compositions;.mais nous le classerons volontiers dans la même catégorie, à tel degré que l'on voudra, sans vouloir, cependant, qu'on le déprécie outre mesure, et sans oublier ce que nous disait l'autre jour encore un des romanciers favoris du public anglais; l'ingénieux auteur de ''Pendennis'' et de ''Vanity-Fair'' : « George Borrow est un des prosateurs les plus remarquables de l'Angleterre actuelle. »▼
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/1119]]==
dignes de Callot et de Goya, gaieté soutenue, caractères singuliers, rencontres inattendues, intérêt inexplicable, il vous a tout prodigué, pêle-mêle, dans un style fortement empreint d’un goût de terroir tout-à-fait particulier, et, par momens, d’une énergie, d’une grace, d’une couleur admirables. Que lui demandez-vous encore ? Oubliez-vous à qui vous avez affaire ? Sa plume bohémienne a couru devant elle tant que le caprice l’a poussée. L’heure de la fatigue venant à sonner, doutez-vous qu’elle s’arrête ? Non, vraiment, et, doit la phrase rester inachevée, il faudra vous en contenter telle quelle : « Bonne nuit, mon jeune monsieur… Dormez bien, belle demoiselle. » - C’est tout ce que vous en aurez pour le moment, soit que l’auteur se tourne en effet dans son lit pour se rendormir, soit qu’un cheval l’attende, tout sellé, pour reprendre ses voyages, et qu’il parte pour Constantinople ou Saint-Pétersbourg, pour Rome ou la Mecque, à la poursuite de quelque dialecte inconnu, de quelque vocabulaire, impossible.
▲Est-ce donc un roman qui pourrait se dénouer ainsi ? Sous aucun prétexte on ne saurait
Les succès de l'auteur des ''Zincali'' et de ''Lav-Engro'' sont au reste, comme son talent, d'un ordre tout-à-fait à part. Dans ce dernier livre comme dans ceux qui lui ont frayé la route, les chapitres se succèdent comme les incidens, sans tenir l’un à l’autre, sans cette gradation constamment ascendante qui, de nos jours surtout, semble indispensable pour fixer l'attention d'un public blasé. Nulle charpente, nulle intrigue, nul savoir-faire, nul métier; urne grande incohérence philosophique; à certains égards une remarquable ''étroitesse'' de vues; une érudition bizarre, et qui serait un crime irrémissible auprès de bien des lecteurs, si l’écrivain n'était le premier à la tourner en plaisanterie; - érudition très fautive d'ailleurs et très incomplète, car cet homme qui sait l'arménien, l'irlandais, le rommany, qui traduit couramment l'hébreu, qui lit dans l'original les ''Histoires danoises'' de Snorro Sturleson et goûté dans leur texte gallois les beautés du poète Ab-Gwilym, nous donne çà et là des échantillons plus qu'équivoques d'un français désespérant. - Vous voyez que de conditions défavorables, que d'obstacles à la popularité du talent, si réel qu'on l'admette! quels sacrifices imposés aux routinières habitudes du public! Et ne faut-il pas beaucoup de verve éloquente, beaucoup d'esprit alerte, beaucoup de ressources originales pour faire excuser tant de lacunes et de disparates? Par bonheur, verve, esprit, originalité, George Borrow a tout cela, et dans les récits les plus dénués de fond, les plus insigniflans en apparence, sa plume ingénieuse sait découvrir des sources d'intérêt inattendues.▼
Les succès de l’auteur des ''Zincali'' et de ''Lav-Engro'' sont au reste, comme son talent, d’un ordre tout-à-fait à part. Dans ce dernier livre comme dans ceux qui lui ont frayé la route, les chapitres se succèdent comme les incidens, sans tenir l’un à l’autre, sans cette gradation constamment ascendante qui, de nos jours surtout, semble indispensable pour fixer l’attention d’un public blasé. Nulle charpente, nulle intrigue, nul savoir-faire, nul métier ; urne grande incohérence philosophique ; à certains égards une remarquable ''étroitesse'' de vues ;
''Lav-Engro'', - ou si vous voulez George Borrow, - nous racontant son enfance traînée de pays en pays à la suite d'un régiment où son père avait le grade de capitaine instructeur, n'a devant lui que des matériaux de valeur assez mince. La vie uniforme des casernes et des camps volans, quelques retours sur le passé de sa famille, originaire de Normandie et chassée de France par la révocation de l'édit de Nantes, quelques détails sur sa mère, pieuse protestante, dévouée à ses devoirs, - les souvenirs donnés à un frère bien aimé, dont l'intelligence précoce, la beauté, le courage, faisaient l'admiration des siens; et que l’impitoyable mort leur ravit de bonne heure, - la description enjouée des maîtres que le hasard lui donna tour à tour, des écoles où il poursuivi tant bien que mal des études à chaque instant interrompues. - il n'y a point là, on le voit, pour le narrateur, une bien riche matière. Dickens, dira-t-on, a tiré parti d'un thème pareil et non moins ingrat dans son beau roman autobiographique, ''David Copperfield''; mais, en se confinant dans la réalité plus étroitement que Dickens. Borrow a eu à lutter contre des difficultés plus grandes, et il se montre quelquefois supérieur au romancier par cela même qu'il invente moins, s'il invente, et qu'il donné de lui-même ce qu'on appellerait volontiers un ''procès-verbal'' psychologique plus minutieusement exact, plus précis, plus savant. Il y a tels détails dans le récit de Borrow, et, par exemple, l'analyse de ses sensations devant les gravures de ''Robinson Crusoé'', - tellement vrais, tellement authentiques, qu'ils vous font tressaillir comme une révélation inattendue, une surprise intime, nonobstant leur insignifiance et leur puérilité apparentes.▼
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/1120]]==
▲
▲''Lav-Engro'',
Lav-Engro nous raconte qu'un jour, - il avait trois ans, - sa mère, épouvantée, le surprit tenant à pleines mains un petit animal dont les brillantes couleurs et le vif regard l'avaient séduit. C'était tout simplement une vipère. Quelques années plus tard, vaguant aux environs de Norman-Cross (où nos pauvres soldats prisonniers ont tant souffert), il lui arriva d rencontrer un homme dont la mise et les allures singulières excitèrent sa curiosité. Cet homme, porteur d'un sac de cuir, hantait, aux heures de grand soleil, les broussailles et les haies. Il scrutait, sur a poudre du grand chemin, certains vestiges allongés, certaines empreintes tortueuses. - Un jour, Lav-Engro le vit sortir, triomphant, d'un taillis qui joignait la route. Un gros serpent se tordait entre ses doigts serrés, et n'en alla pas moins rejoindre, dans la poche de cuir, vingt autres reptiles pareils, la chasse d'une matinée. Ces deux incidens eurent une influence marquée sur la destinée de Lav-Engro. Il voulut, lui aussi, prendre des serpens. Le chasseur en question lui découvrit la ''vertu'' spéciale qu'exige ce périlleux métier, et lui apprit en outre à porter sur lui une vipère apprivoisée. Or, certain jour qu'ayant surpris en besogne deux faux monnayeurs bohémiens, l'enfant courait grand risque d'être assassiné par eux, sa vipère le sauva. Superstitieux comme ils le sont tous, les gypsies auxquels il avait affaire le prirent d'abord pour un ''fils de serpent'', un sorcier, et leur respect pour lui ne diminua guère quand ils durent le reconnaître, après explications suffisantes, pour un simple ''Sap-Engro'', un ''docteur ès-serpens''. Ce fut en cette qualité que notre écolier contracta une sorte d'alliance fraternelle avec un jeune bandit à peu près de son âge, maître, jasper (autrement dit ''Petul-Enrgro'', le maître ès-fers-à-cheval), le propre fils des deux fabricans de fausse monnaie.▼
Lav-Engro nous raconte qu’un jour, — il avait trois ans, — sa mère, épouvantée, le surprit tenant à pleines mains un petit animal dont les
Quelques années s'écoulèrent avant que le hasard donnât une suite à cette étrange aventure. En attendant, Lav-Engro, qui n'avait pas encore mérité ce surnom de ''mâitre ès-langues'', continuait son éducation, de çà, de là, dans le nord de l'Angleterre, en Écosse, en Irlande, partout où le régiment faisait halte, - son père se regardant comme obligé de l'envoyer à l'école, dès qu'il le pouvait, et recommandant expressément qu'on lui apprît « la ''Grammaire latine'' de Lilly. » A ceci par-dessus tout tenait cet excellent homme; sur la parole d'autrui, bien entendu. «Si l'enfant sait Lilly par coeur, ne vous inquiétez pas du reste, » lui avait dit je ne sais quel pédant ecclésiastique. Une fois cette consigne acceptée, le capitaine-instructeur ne s'en départit plus. L'enfant apprit Lilly d'un bout à l'autre et mot pour mot. Comment il devint philologue à ce métier-là, Dieu seul le sait.▼
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/1121]]==
▲
▲Quelques années
A la haute école d'Édimbourg, que sa plume nous dépeint comme eût pu le faire Wilkie avec ses crayons, Borrow débute par acquérir, avec une rapidité surprenante, le patois écossais. Plus tard, débarquant en Irlande, et placé dans un séminaire protestant, au lieu de s'abandonner aux charrues du ''Gradus'' latin et du ''Jardin'' des racines grecques, il est pris d'une indicible curiosité pour l'idiome des indigènes. Parmi ses camarades se trouvait, tout dépaysé, un jeune montagnard du Tipperary, sourd à tout enseignement, égaré dans une école comme un taureau dans un bal, et ne sachant qu'y faire au monde, l'heure du sommeil passée. Accablé de son oisiveté forcée, Murtagh, - c'était le nom de cet infortuné, - n'aspirait qu'à posséder un jeu de cartes, mais il n'avait pas de quoi l'acheter. Lav-Engro, qui n'avait pas de quoi payer un professeur d'Irlandais, se trouvait posséder un jeu de cartes. Vous voyez quelle application dut se faire entre les deux écoliers des doctrines du libre échange et du système monétaire inventé par M. Proudhon.▼
À la haute école d’Édimbourg, que sa plume nous dépeint comme eût pu le faire Wilkie avec ses crayons, Borrow débute par acquérir, avec une rapidité surprenante, le patois écossais. Plus tard, débarquant en Irlande, et placé dans un séminaire protestant, au lieu de s’abandonner aux charrues du ''Gradus'' latin et du ''Jardin'' des racines grecques,
De retour en Angleterre, près de son père retiré du service, à l'aide d'une grammaire tétraglotte et d'un pauvre abbé français, vénérable débris de l'émigration cléricale; - encore une figure originale, un portrait finement enlevés - George Borrow nous dit qu'il apprit le français et l’italien : l'italien, qu'il cite peu; le français, dont il se sert trop souvent pour l'honneur de ce digne ecclésiastique qui, prétend-il, lui recommandait ''monsieur'' Boileau de préférence à ''monsieur Dante. Monsieur'' Dante !... un émigré, cependant. « Mais, disait l’abbé, il y a une grande différence entre moi et ce ''sacre de Dante''... c'est que je sais retenir ma langue... »▼
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/1122]]==
▲
▲De retour en Angleterre, près de son père retiré du service, à
Ces études n'absorbaient pas tellement le jeune Borrow qu'il n'eût acquis d'autres talens, et entre autres celui de dompter les chevaux. Son goût pour l'équitation le conduisit un beau jour dans une de ces foires où se rendent par centaines lest maquignons bohémiens. II y retrouva Jasper, son ''pal'', son frère d'adoption, devenu parmi ses semblables une espèce de notabilité, et voyageant en compagnie de Tawno-Chikno, le plus bel homme de la nation bohême : - «si beau que la fille d'un comte, disait Jasper, témoin oculaire du fait, était venue se jeter à ses pieds, parée de, tous ses diamans, pour le supplier de l'emmener avec lui; - mais Tawno-le-Petit (ainsi nommé par antiphrase) la vit sans s'émouvoir prosternée devant lui : - J'ai déjà une femme, répondit-il, une femme légitime, une Rommany; quoique jalouse, je la préfère au monde entier. »▼
▲Ces études
Il faut ajouter, pour apprécier l'héroïsme conjugal de l'Apollon gypsy, que cette femme, - sa très légitime épouse, - était plus âgée que lui, boiteuse, et d'une laideur affreuse. Jasper, surnommé Petul-Engro, avait épousé une de leurs filles; nais il ne put faire trouver grace à Lav-Engro devant sa farouche belle-mère. Ce nouveau venu lui était suspect par son empressement même d’étudier le dialecte rommany. « Je ne souffrirai pas, s'écriait-elle en lui jetant des regards chargés de haine, je ne souffrirai pas qu'on vienne nous voler notre langue, celle qui nous sert à déjouer les poursuites des chrétiens, des ''Busnés'', des ''Gorgios''... Mon nom est Herne, et je descends des Chevelus... Sachez que je suis dangereuse!... » Nonobstant ces menaces, Lav-Engro ajouta le rommany à ses conquêtes philologiques. Pour le coup, il avait mérité son surnom.▼
▲Il faut ajouter, pour apprécier
Cependant aucune: carrière ne s'ouvrait pour lui. «Que ferons-nous, disait son père, de cet enfant qui, partout et en toute occasion, s'instruit au rebours de mes volontés, apprend l'irlandais dans une classe de latin, le bohémien dans une ville anglaise; et, chemin faisant, ne se prépare à aucune profession? » Il fut décidé que le malheureux étudierait les lois. On le mit chez un avocat, où il passait huit heures par jour derrière un noir pupitre, occupé à copier des actes de procédure et à commenter Blackstone, le Barthole anglais. Ce fut là, - pouvait-on le prévoir? qu'il rencontra le poète Ab-Gwilym et qu'il s'initia aux beautés sauvages de certaines odes et de certains ''cowydds'' amoureux adressés, il y a cinq cents ans environ, par ce barde gallois aux femmes des ''chieftains'' de la Cambrie.▼
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/1123]]==
des ''Gorgios''… Mon nom est Herne, et je descends des Chevelus… Sachez que je suis dangereuse !… » Nonobstant ces menaces, Lav-Engro ajouta le rommany à ses conquêtes philologiques. Pour le coup, il avait mérité son surnom.
▲Cependant aucune : carrière ne
A quoi bon lutter contre sa destinée? Le frère aîné de Lav-Engro, - ce frère si beau, si bien doué, - n'avait pu rester au service, où son père l'avait fait entrer, dès l’âge de seize ans, avec une commission de lieutenant. Entraîné par un irrésistible penchant, il voulait consacrée sa vie à la peinture, visiter l'Italie, s'inspirer des grands maîtres, leur donner peut-être un successeur: Il fallut céder à ses désirs. Il partit pour Londres, emportant la bénédiction de son vieux père et un petit pécule prélevé sur les économies de la famille. Lav-Engro le vit s'éloigner d'un oeil jaloux; mais il arriva, pour le consoler, qu'un vieux campagnard et sa femme, touchés des attentions qu'il avait pour eux, quand ils venaient consulter son patron, lui offrirent, n'osant le rémunérer autrement, un vieux volume relié en bois, rempli de caractères bizarres, et qu'avaient laissé chez eux, lui dirent-ils, des naufragés danois, auxquels ils avaient donné asile. Un livre danois! Oh! bonne fortune inespérée! Mais comment en venir à bout sans grammaire et sans lexique? Lav-Engro, fort heureusement, se souvint que la Société biblique distribuait, à bas prix, ses livres saints traduits en toutes langues; il obtint une Bible danoise, et, par la simple conférence des textes, il vint à bout du mystérieux volume que la tempête lui avait apporté sur ses ailes d'écume et de flamme : c'était le ''Kaempe-Viser'', un recueil d'anciennes ballades « colligées, nous dit Borrow, par un particulier nommé Anders Vedel, lequel vivait en compagnie d'un certain Tycho Brahé, et l'aidait à faire des observations sur les corps célestes dans un endroit appelé Uranias-Castle, sur la petite île de Hveen, en plein Cattegat. » ▼
▲
Cependant le hasard, - toujours le hasard, - avait conduit dans la ville qu'habitait le jeune philologue un juif nommé Mousha, qui lui apprit l'allemand et l'hébreu sans savoir ni l’hébreu ni l'allemand. Après tous ces exploits, après avoir appris le gallois, après avoir traduit les dix mille vers d'Ab-Gwilym et le ''Kaempe-Viser'' en hexamètres anglais, Lav-Engro fut pris tout à coup d'un grand dégoût de la vie. Ni l'hébreu, ni l'arabe, dont il n'avait encore qu'une teinture imparfaite, ne l'attachaient à ce monde sublunaire, où tout, - même le chaldéen, même le sanscrit, - lui semblait, comme à Salomon, vanité des vanités. Petul-Engro, qu'il vint à rencontrer, et auquel il fit part de ses sombres idées sur la vie et la mort, le ranima par quelques échantillons de philosophie pratique à l'usage des Bohémiens, et par ce fragment de la vieille chanson des Pharaons, rois d'Égypte... et de Bohême :▼
Cependant le hasard, — toujours le hasard, — avait conduit dans la ville qu’habitait le jeune philologue un juif nommé Mousha, qui lui
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/1124]]==
▲
::Quand un homme meurt, on le jette dans la terre :
Ligne 58 ⟶ 83 :
Ta rovel pa leste o chavo ta romi.</ref>.
Au fait, si la mort
Voici Lav-Engro à Londres. Son père est mort. La petite famille
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/1125]]== compilant dans son grenier un recueil de causes célèbres, traduisant en allemand les essais philosophiques de Le livre volé, Lav-Engro le remplace par une bible, une bible
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/1126]]== de la vieille fruitière. Un jour, il mit la main sur un habile filou qui venait Le désespoir au cœur, il sortit de Londres et le hasard le conduisit à Greenwich, où se tenait une espèce de foire. Lune profession
Refusant aussi les offres plus acceptables de Petul-Engro,
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/1127]]== c’était toute une fortune ! Le voici marchant
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/1128]]== un honneur illégitime. Voilà, certes, une maladie toute spéciale, une variété bien rare de la monomanie vaniteuse qui pousse tant de gens à poursuivre la gloriole littéraire ! Lav-Engro sait pourtant nous la faire comprendre, et nous associer à la compatissante bienveillance Un jour, au bord de la route, il aperçoit un pauvre cabaret :
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/1129]]== du métier : cuiller de fer, soufflets, marteaux, feuilles Le philologue, le grammairien précoce, est chaudronnier bel et bien ; du moins Lav-Engro aspire à passer maître dans cet art libéral. En attendant, son unique industrie sera celle de maréchal ferrant : Il ne possède encore à la vérité que les premiers rudimens de ce nouveau métier, et met trois jours à forger, pour son poney, quatre fers très insuffisans, mais il a devant lui quelques capitaux encore et, le temps aidant, il complétera son éducation.
Ce
Trois jours entiers cette clairière charmante demeure un paradis sans Eve. Le quatrième jour, vers le soir, une chanson y arrive, chanson jetée à
Elle revint le lendemain, la gipsy ! Elle apportait à ''son frère'' un gage de reconnaissance : deux beaux gâteaux dorés,
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/1130]]== vient Une scène d’un fantastique assez étrange est celle où mistriss Herne et sa petite-fille viennent assister aux derniers momens de leur victime. La vieille bohémienne, entraînée par
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/1131]]== supposer chez une race à la fois pratique et croyante, accessible à toutes les extravagances sectaires en même, temps qu’elle analyse très sûrement, très profondément, les vérités de Nous avons déjà dit que M. Borrow, par ce côté, par ce mélange de bon sens réaliste et
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/1132]]== soit installé à Londres quand on est allé distribuer des bibles à Madrid : rarement, il faut en convenir, la déraison fut poussée plus loin. Indifférent, comme nous le sommes, à la querelle dans laquelle George Borrow prend parti si chaudement, nous nous préoccuperions, moins de cette fougueuse intervention, si elle ne contribuait, pour beaucoup à jeter dans son livre l’incohérence et le décousu que déjà nous lui avons reprochés. Nous la lui pardonnerions encore très facilement si ses colères antipapistes ou antipuséystes
Sachant que si la talonnière <br />
Pique une moitié du cheval, <br />
Ne resterait point en arrière. (''Hudibras'', chant Ier, trad. De Voltaire.)</ref>. Dieu sait cependant que nous ne tenons pas pour le roi Charles ; Dieu sait que sir Samuel Luke (
Nous préférons beaucoup, chez M. Borrow, le peintre de paysages, de caractères singuliers, de physionomies exceptionnelles, au moraliste et surtout au polémiste religieux. Dans le troisième volume de ''Lav-Engro'', que gâte pour nous une profusion sans excuse
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/1133]]== adversaire ; mais, au moment décisif, une tendre pitié Ce que devint cette passion et comment Lav-Engro fut séparé
Si M. Borrow nous trompe à cet égard, convenons qu’il y met un art
Si M. Borrow nous trompe à cet égard, convenons qu'il y met un art merveilleux. Cet art consiste, en ce cas, à se montrer parfois bavard insupportable, et parfois d'une sottise achevée, afin de nous mieux duper; - ce qui serait, soit dit entre parenthèses, un sacrifice inoui fait à la mise en scène de son talent. En conscience, nous ne pouvons admettre, comme probable, une si exceptionnelle abnégation, et nous en revenons à dire que le secret de notre sympathie pour cet écrivain vraiment original, vraiment lui-même, c'est qu'il ne se commande ni ne se dirige, mais va devant lui, attiré de çà de là, - parfois même dans de périlleux marécages, - par les feux follets de son imagination. Ces feux follets le ramènent, lui déjà vieux, dans un passé riant, actif, aventureux, poétique; ils lui en font retrouver les souvenirs vivaces, les impressions encore fraîches ; - ils évoquent autour de lui pêle-mêle une foule de visages étranges, de physionomies diversement accentuées, types nobles et bourgeois, faces de lords et de bohêmes, prêtres et brigands, sorcières et bergerettes; - ils le replacent en face de sites dont la grace l'a ému, dont les splendeurs l'ont frappé; - ils lui rendent les frissons qui l'éveillaient, couché sur la mousse humide, quand la pâle et silencieuse aurore, couronnée de vapeurs légères, se levait à l'horizon; -ils font rayonner sous ses yeux, réverbérés par des roches ardentes, les feux du soleil d'Espagne; - ils lui montrent, noyés dans un crépuscule bleuâtre, les méandres caressans de quelque rivière anglaise au cours lent et doux. Partout où ils l'entraînent, il va, sans s'inquiéter du reste : plus rapide si ''Jean à la Lanterne'', - c'est le sobriquet anglais de ces folles flammes, - galope et gagne du terrain ; plus minutieux, plus flâneur, si ce guide fantasque veut faire halte; tout à l’heure enamouré d'un bandit pittoresque, à présent furieux contre une madone italienne; se souciant peu de ces palpables anomalies, de ces inconsistances qu'il ne peut méconnaître; tenant son lecteur en petite estime, narguant volontiers les critiques, mais faisant grand cas, avant tout, par-dessus tout, de maître Jean et de son scintillant falot.▼
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/1134]]==
▲
Tel nous est apparu George Borrow, et tel il nous a plu. Si on le comprend comme nous, on risque, nous devons le dire, de se trouver en désaccord avec bon nombre de ''reviewers'' anglais très compétens en ces matières, et qui déjà ont dénoncé dans ''Lav-Engro'' un amalgame impossible de
E.-D. FORGUES.
|