« La Fantaisie aux États-Unis » : différence entre les versions
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: I. ''The Potiphar Papers'', illustrated by A. Hoppin, New-York 1854. — II. ''Fern Leaves from Fanny Portfolio'', London 1855. — III. ''The Autocrat of the Breakfast Table'', Boston 1859.▼
Il y a des livres sérieux, il y a des livres frivoles : jusque-là nulle difficulté ; mais quels sont les uns et quels sont les autres ? Ici l’esprit s’embarrasse, et le doute est permis. Un bien gros volume de niaiseries et de lieux-communs, parce qu’on y traite des questions théologiques ou métaphysiques, est-il ''ipso jure'' dans la première catégorie ? Un conte parfaitement chimérique d’ailleurs, mais où la raison s’étonne de trouver une saine et profitable pâture, sera-t-il, sur l’étiquette du sac, rangé dans la seconde ? Les sermons de l’abbé Cotin, s’ils ont jamais été recueillis, constituent-ils un ouvrage grave ? Et ''Micromégas'' et ''Candide'' sont-ils de pures billevesées, bonnes pour des intelligences puériles et des cerveaux vides ? Telles sont les réflexions qui nous encouragent à chercher dans la littérature américaine ce que les dernières années ont produit de moins austère, ou, si l’on veut, de plus aventuré, les plaisanteries qui ont le mieux égayé New-York ou déridé Boston, celles qui pourraient nous donner à la fois les meilleurs renseignemens sur la vie qu’on mène aux États-Unis et sur l’esprit qu’on y goûte. Nous nous arrêterons, comme on le pense bien, aux ouvrages qu’une vogue exceptionnelle recommande à notre attention. Ainsi le pseudonyme sous lequel sont publiés les ''essays'' de Fanny Fera est devenu aujourd’hui populaire ; il abrite et laisse entrevoir la sœur d’un écrivain fort connu de toute l’Amérique, M. N.-P. Willis. Les ''Potiphar Papiers'' avaient atteint déjà, il y a six ans, leur septième édition, et l’''Autocrate du déjeuner (The Autocrat of the Breakfast Table'', — singulier titre, bien républicain surtout !) s’était vendu à vingt-deux mille exemplaires lorsqu’il est arrivé en France dans les premiers mois de la présente année. Tant de succès dégagent en quelque sorte notre responsabilité, et nous permettraient au besoin, si quelques esprits dédaigneux nous reprochaient une curiosité poussée trop ''bas'', de les renvoyer à frère Jonathan. Nous ne sommes pas tellement engoués de notre supériorité nationale que nous ne devions tenir quelque compte des jugemens qu’il porte et des lauriers qu’il décerne.▼
▲:I. ''The Potiphar Papers'', illustrated by A. Hoppin, New-York 1854. — II. ''Fern Leaves from Fanny Portfolio'', London 1855. — III. ''The Autocrat of the Breakfast Table'', Boston 1859.
▲Il y a des livres sérieux, il y a des livres frivoles : jusque-là nulle difficulté; mais quels sont les uns et quels sont les autres? Ici l’esprit s’embarrasse, et le doute est permis. Un bien gros volume de niaiseries et de lieux-communs, parce qu’on y traite des questions théologiques ou métaphysiques, est-il ''ipso jure'' dans la première catégorie? Un conte parfaitement chimérique d’ailleurs, mais où la raison s’étonne de trouver une saine et profitable pâture, sera-t-il, sur l’étiquette du sac, rangé dans la seconde? Les sermons de l’abbé Cotin, s’ils ont jamais été recueillis, constituent-ils un ouvrage grave? Et ''Micromégas'' et ''Candide'' sont-ils de pures billevesées, bonnes pour des intelligences puériles et des cerveaux vides? Telles sont les réflexions qui nous encouragent à chercher dans la littérature américaine ce que les dernières années ont produit de moins austère, ou, si l’on veut, de plus aventuré, les plaisanteries qui ont le mieux égayé New-York ou déridé Boston, celles qui pourraient nous donner à la fois les meilleurs renseignemens sur la vie qu’on mène aux États-Unis et sur l’esprit qu’on y goûte. Nous nous arrêterons, comme on le pense bien, aux ouvrages qu’une vogue exceptionnelle recommande à notre attention. Ainsi le pseudonyme sous lequel sont publiés les ''essays'' de Fanny Fera est devenu aujourd’hui populaire; il abrite et laisse entrevoir la sœur d’un écrivain fort connu de toute l’Amérique, M. N.-P. Willis. Les ''Potiphar Papiers'' avaient atteint déjà, il y a six ans, leur septième édition, et l’''Autocrate du déjeuner (The Autocrat of the Breakfast Table'', — singulier titre, bien républicain surtout!) s’était vendu à vingt-deux mille exemplaires lorsqu’il est arrivé en France dans les premiers mois de la présente année. Tant de succès dégagent en quelque sorte notre responsabilité, et nous permettraient au besoin, si quelques esprits dédaigneux nous reprochaient une curiosité poussée trop ''bas'', de les renvoyer à frère Jonathan. Nous ne sommes pas tellement engoués de notre supériorité nationale que nous ne devions tenir quelque compte des jugemens qu’il porte et des lauriers qu’il décerne.
D’ailleurs, en étudiant les portraits satiriques dont il a proclamé la ressemblance et les épigrammes qu’il se décoche à lui-même, nous apprenons à le mieux connaître. Il est à la fois le sujet très important et le juge très compétent des tableaux de mœurs que nous voulons examiner à notre tour. Nous saurons donc du même coup comment il vit, comment il lit ; et si nous trouvions par hasard trop à dire sur la manière dont il apprécie les œuvres de l’esprit, nous serions fort tentés d’en conclure qu’il y a quelque vice caché dans son état social : ''something rotten in Denmark'', comme dit Shakspeare. Tout s’enchaîne et se tient dans l’existence complexe de ces grands organismes qu’on appelle nations. Les divers ressorts qui les meuvent sont solidaires les uns des autres. Une lacune que vous signalez sur un point doit vous avertir qu’une lacune correspondante existe ailleurs. Les subtils Athéniens par exemple, qui battaient des mains aux grossièretés d’Aristophane, dénonçaient ainsi à la postérité perspicace les anomalies de leurs mœurs non épurées. Un peuple plus corrompu, mais plus civilisé, où les femmes auraient joué le rôle qui leur appartient désormais, n’eût pas toléré ces énormités. Elles n’accusent donc pas seulement une infirmité de goût littéraire, mais un vice radical dans l’organisation domestique et publique. L’historien en tient compte et en tire profit tout autant pour le moins que le critique. C’est ainsi que, pour apprécier l’état général du corps humain, un médecin habile pose l’extrémité de ses doigts sur une petite veine où vient battre le flot vermeil qui, tantôt précipité, tantôt ralenti, lui dénonce le mal caché dans les plus inscrutables profondeurs.
Depuis quelques années, nous avons eu sur le compte des Américains bien des renseignemens qu’il serait malaisé de faire concorder ensemble. Mettez seulement la médisance superficielle de mistress Trollope en regard des appréciations sympathiques et hautement favorables de M. Ampère : vous allez vous trouver dans une grande perplexité. Voulez-vous en sortir ? Sollicitez le témoignage, non de l’étranger qui a traversé le pays, — et qui en par le selon le hasard des rencontres, selon l’état de son humeur particulière, selon les préjugés qu’il y apportait, selon l’accueil qu’il y a trouvé, — mais l’habitant lui-même, pour qui rien n’est énigmatique, qui n’en est pas réduit à questionner, à interpréter, à mettre d’accord des renseignemens incomplets avec des impressions plus ou moins trompeuses. Où le voyageur n’a fait que voir, l’indigène a pu savoir ; où le premier a rencontré un masque impénétrable, le second n’a pas même besoin de soulever un voile transparent. Le même contraste qui a laissé l’un dans un doute insoluble est pour l’autre l’alliance toute simple, toute naturelle, de deux faits corrélatifs. Son œil exercé en saisit le rapport secret, que mille menus faits épars ont éclairé pour lui d’une lumière toujours plus vive.
Tous nos voyageurs par exemple ont eu à signaler l’un après l’autre cette contradiction flagrante du républicanisme qui s’éprend des distinctions sociales et l’étrange contraste qu’offrent ces fiers ''citizens'' ébahis devant un titre nobiliaire souvent fort suspect. Il y a là une inconséquence grave et un ridicule bien complet : la première choque notre logique impérieuse, notre impérieux sentiment d’égalité ; le second réveille en nous ce besoin de raillerie qui est une des forces et une des faiblesses de l’esprit français. Étonnons-nous donc et rions ! Nous nous trouverons parfaitement d’accord en ceci avec l’auteur des ''Potiphars Papers'', dont un des meilleurs chapitres (''our best society'') est justement une dénonciation très formelle de cette bévue anti-démocratique. Il faut l’entendre signaler avec amertume l’insolence patricienne de ces jeunes gens qui vont au bal chez un riche négociant, boivent son vin, détériorent ses tapis, rient de son luxe maladroit, et se croient quittes envers eux-mêmes de cette dérogeance moyennant le soin qu’ils ont pris de « ne pas se faire présenter. » Et ils prennent, ajoute-t-il, ces façons de lords tout simplement parce qu’ils portent, en le déshonorant, le nom de quelqu’un qui, certain jour, fut utile à son pays, tandis que Potiphar (le négociant en question) est tout bonnement un honnête homme qui a fait fortune.
Cette brillante jeunesse qui croit se devoir à l’oisiveté la plus absolue se trouve bientôt, par le jeu naturel des choses, reléguée au second plan. La fortune due à l’ancêtre se divise, s’émiette et se fond ; de là une triste et avilissante nécessité, celle d’un mariage d’argent. C’est comme «chasseurs de dot» que vous les voyez s’entasser dans les salons éclairés et dorés à outrance que leur ouvre la vanité de M. Potiphar. Ils y étalent leurs grands airs blasés, leur condescendance aristocratique. La plupart sont allés à l’étranger chercher le droit de mépriser leur pays ; ils ont passé un an ou deux à Paris, un mois ou deux dans le reste de l’Europe : c’en est assez pour qu’ils affectent de déprécier tout ce qui est américain. Les dames sont sujettes à se laisser éblouir par ces merveilleux qui les obsèdent ; mais la jeune Amérique s’indigne et proteste.
« Ces élégans Pendennis
« Cette jeunesse, avide de gloire, qui voulait combattre et vaincre, et laisser un souvenir, une trace de son passage, se contente maintenant à moins de frais : boire, manger, dormir le mieux possible, voilà son rêve. Elle est assidue à l’opéra, elle ne manque pas un grand bal, elle se complaît à être qualifiée de «comme il faut, » élégante, aristocratique, dangereuse. — Elle savoure la somptueuse indolence qui l’énervé et les succès qu’elle doit à la réputation d’avoir « mené la bonne vie de Paris. »
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En face de ces types dénationalisés figure la jeune Amérique. Vous pouvez l’observer aussi dans les salons de M. Potiphar. Elle a d’autres défauts : elle est bruyante, familière ; elle se lance, avec toute l’impétuosité du ''go-ahead yankee'', dans le tournoyant labyrinthe des valses et des polkas. Le buffet, où elle a puisé une portion notable de cette ardeur parfois incommode, la voit plus fréquemment qu’il ne faudrait revenir à l’assaut. Et si l’auteur des ''Potiphar Papers'' n’a point calomnié la « meilleure société» de New-York, l’abus des rafraîchissemens met en relief, d’une bien singulière façon, les inconvéniens d’une hospitalité prodigue au-delà de toute prudence.
Quant à ces belles jeunes filles qui se confient avec une audace tranquille au tourbillon ardent où les entraînent des ''partners'' respectueux peut-être, mais à coup sûr très peu solides sur leurs jambes, elles étonnent le spectateur désintéressé par l’extrême confiance qu’elles ont dans leurs charmes et la générosité, tout innocente, il le faut croire, qu’elles mettent à les faire admirer. Elles l’étonnent aussi, quand il se hasarde auprès d’elles, par des naïvetés tout à fait imprévues. — « M’adressant à une de ces houris essoufflées qui s’était réfugiée dans une embrasure de croisée, je lui parlai (assez sottement, je l’avoue) de la galerie de Dusseldorf. — Oui, me répondit-elle, il y a de jolis tableaux ; mais, grand Dieu ! quelle patience il a fallu à M. Dusseldorf pour couvrir tant et tant de toiles
Quand l’écrivain à qui nous empruntons ce bel échantillon de causerie résume les impressions que laisse un bal de New-York, sa plaisanterie tourne à l’amertume. Il a compté les regards d’envie jetés par les invités sur ce luxe absurde et sans goût ; il a écouté les réflexions que provoque une dépense appelée à faire règle ; il s’est rendu compte des effets désastreux qu’entraîne la lutte, toujours plus ardente, des vanités rivales : le mariage devenant par degrés un luxe de moins en moins abordable, la jeunesse conviée à d’ignobles calculs, les bons partis poursuivis par de chastes demoiselles comme le sont par les notabilités du « demi-monde » certaines protections opulentes, la richesse prisée avant tout et par-dessus tout, l’isolement des vieillards dans une société ainsi matérialisée, qui les foule aux pieds comme autant de « non-valeurs » gênantes. Une triste vision s’offre alors à lui : le bal étincelant de mistress Potiphar lui rappelle le tableau où l’un de nos peintres a représenté, non sans quelque arrière-pensée d’allusion, les Romains de la décadence ; il croit lire sur les murs tapissés de soie la terrible inscription du festin de Balthasar ; il se rappelle les somptuosités au milieu desquelles Venise s’éteignit lentement, et se demande si la jeune république en est déjà, moins d’un siècle après sa fondation, à sentir la gangrène mortelle gagner peu à peu ses parties nobles.
Boston se vante d’être l’Athènes des États-Unis ; c’est la ville intelligente, la ville littéraire par excellence. On n’y voit pas les choses aussi en noir. Le dandysme y compte au moins un avocat : c’est cet écrivain dont les essays, publiés dans Y Atlantic-Montkly, viennent d’être réunis et forment l’un des trois ouvrages que nous avons voulu consulter.
« Premièrement il met en circulation certaines expressions qui, vaguement significatives, et d’une élasticité presque sans bornes, deviennent pour ainsi dire « les signatures en blanc » distribuées à ses créanciers par l’intelligence en état de banqueroute. Vous leur attribuez telle valeur qui peut vous convenir, et cela n’importe guère, puisque la caisse est vide sur laquelle ces effets sont tirés : excellente affaire pour certains idiots, dont ces locutions si commodes arrivent petit à petit à défrayer tous les entretiens ! Pour eux, les choses d’ici-bas se divisent en deux grandes catégories : ce qui n’est pas ''fast'' est ''slow'', ce qui n’est pas ''slow'' est ''fast''
Après cette profession de foi plus ou moins sincère, M. Wendell Holmes, « l’autocrate du déjeuner, » explique et justifie la formation d’une aristocratie au sein de la grande république.
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« Elle n’est point ''gratiâ Dei'', elle n’est point ''jure divino'', nous dit-il ; c’est la supériorité ''de facto'' d’une couche sociale qui flotte à la surface des flots agités de la vie inférieure, comme cette espèce de pellicule irisée que vous avez pu voir s’épandre sur l’eau dans le voisinage de nos embarcadères, très brillante malgré son origine, qu’elle doit peut-être à quelques substances onctueuses et viles, goudron, suif, cambouis, etc.
« Cette aristocratie se forme, et, en tenant compte du caractère transitoire de toute chose ici-bas, elle se maintient assez bien. Sa base est l’argent, nul doute là-dessus ; mais remarquons ceci : l’argent, conservé pendant deux ou trois générations, transforme la race qui le possède. Il la transforme, non-seulement sous le rapport des mœurs ou de la culture intellectuelle, mais en chair et en os littéralement. L’argent procure de l’air et du soleil ; à l’air et au soleil, l’enfance s’épanouit tout autrement que dans une arrière-boutique, au fond de quelque ruelle. On a, grâce a l’argent, des résidences rurales où les bonnes influences du beau temps viennent se joindre à des soins attentifs, à des prescriptions médicales intelligentes, à une nourriture exquise et
« Le côté faible de notre ''chryso-aristocratie'', comme le côté faible de notre dandysme économique, c’est que la virilité, la vaillance, lui font faute plus souvent que son luxe et les blasons, moins légitimes encore, qu’elle étale aux panneaux de ses carrosses. La très petite estime accordée par nos gens du nord à l’état militaire est un fait curieux à noter. On exige de nos jeunes gens qu’ils dorent leurs éperons, mais ils n’ont pas à les gagner. Le partage égal des biens met les cadets de nos riches familles au-dessus du besoin qui les pousserait dans la carrière des armes. L’armée perd ainsi un élément qui élèverait son niveau moral, et la classe supérieure de la gent financière oublie que l’héroïsme devrait être une de ses vertus. Je ne crois cependant pas à une aristocratie sans vigueur, à une aristocratie éreintée. On verra peut-être la nôtre montrer son énergie quand le temps sera venu, si ce temps doit venir jamais. »
En attendant, notre ''Bostonian'' ne fait nulle difficulté d’avouer son penchant pour le ''man of family'', l’homme de race, qu’il oppose au ''self-made man'', à l’homme fils de ses œuvres. Celui-ci a sa valeur et son mérite ; mais il lui manque toujours quelque chose. Il ressemble à ces maisons bâties par le propriétaire lui-même, architecte improvisé ; on les admire en raison de leur origine, non pour leur perfection intrinsèque.
Quelque chose manquera toujours à l’homme fils de ses œuvres, et qui n’hérite pas des richesses intellectuelles accumulées pendant trois ou quatre générations successives : il faut, tout enfant, avoir respiré l’air d’une vieille bibliothèque. Tout homme a peur des livres qui ne les a pas maniés avant de les pouvoir comprendre. « Certainement il n’est pas à supposer que notre cher ''didascalos'' ait jamais lu la ''Polysynopsis'' ou consulté le ''Castelli Lexicon'', alors que peu à peu il arrivait à la taille de ces formidables in-folio. Il s’en gardait bien ; mais leur essence se faisait jour, tandis qu’il les caressait de ses petites mains, à travers leurs enveloppes parcheminées ou maroquinées. Aussi se retrouvera-t-il comme chez lui toutes les fois qu’il aspirera le parfum du cuir de Russie. Jamais un ''self-made man'' n’a éprouvé cette sensation. » Qu’on puisse posséder tous les avantages énumérés ici et n’être qu’un imbécile ou un personnage de fort petite valeur, personne ne le niera. On ne niera pas davantage que, sans en posséder aucun, tel homme richement doué sera fait pour siéger aux conseils d’en haut et briller à la cour. En ce cas, le remède est simple ; que ces deux hommes changent de place. « Nos arrangemens sociaux ont cela d’excellent que les couches diverses dont ils se composent montent ou descendent, selon les lois de leur gravité spécifique, sans en être empêchées par les immuables barrières de la prescription. »
Il nous semble que, dans tout ce que nous venons d’emprunter à ces deux témoignages contradictoires, il est aisé de démêler deux penchans très raisonnables tous deux et nullement inconciliables : l’un, d’une moralité plus rigoureuse et plus exclusive, qui proscrit comme tout à fait chimériques les privilèges de la naissance, et déplore vivement qu’un orgueil déplacé maintienne hors du cadre d’activité sociale une jeunesse digne à tous égards d’y figurer ; l’autre, plus indulgent, plus dominé par la curiosité des choses passées, plus acquis aux raffinemens d’une civilisation déjà mûrie, qui avoue naïvement ses préférences élégantes, ses fantaisies aristocratiques, mais sans leur accorder « droit de cité, » sans permettre qu’elles interviennent, autrement qu’à égalité de mérite, dans la répartition des charges et des bénéfices publics.
Il en est de la religion comme de la politique. Nos ''essayists'' en parlent avec une liberté qui n’exclut pas le respect. C’est une excellente figure que celle du docteur ''puseyite'' dans les ''Potiphar Papers'', et les consultations qu’il donne à mistress Potiphar nous ont remis en mémoire plus d’une scène qui ne se jouait pas à New-York. Ce docteur est jeune, bien mis, recherché, accommodant, bénin, mielleux, parfumé. Mistress Potiphar ne peut s’empêcher de mentionner la perfection avec laquelle « il fait sa raie » et la fine batiste dans laquelle sont taillés ses mouchoirs ourlés à jour. Elle ne fait pas sans quelque arrière-pensée l’éloge de l’élégant ministre à miss Caroline
« Quelle jolie religion que la sienne ! s’écrie à ce sujet son ouaille enthousiasmée. Il a des mains et des pieds tout à fait patriciens, et non-seulement dans mon salon, mais en chaire, vous ne trouveriez pas un plus parfait ''gentleman''. Jamais il n’élève la voix au-dessus du diapason convenable, et ses gestes sont d’un onduleux !
Le carême est cher à la mondaine mistress Potiphar à cause des relations plus fréquentes qu’il lui procure avec cet insinuant pasteur. Elle se sent meilleure auprès de lui et lui sait gré de l’ineffable tristesse avec laquelle il la contemple, tandis que, du haut de la chaire, un autre prédicateur, dans sa brutalité orthodoxe, énumère à grand bruit les anathèmes lancés contre Babylone et ses habitans.
« Je me demande pourquoi ces malheureux s’exposaient à de telles malédictions. Le savez-vous, chère Caroline ? Pour nous, rendons grâces au ciel de vivre à une époque où il y a tant d’églises et de si belles, et desservies par des ministres aussi comme il faut que M. Cheese. Et comme cet arrangement est bien entendu, qui fait qu’après deux ou trois mois de dîners en ville, de bals, de soirées sans fin ni trêve, pendant lesquels nous ne pouvons aller à l’église qu’une fois par semaine, arrive, quand nous sommes à bout de forces, un temps de halte qui nous permet d’entendre l’office quotidien, et, — comme le dit si heureusement M. Potiphar, — de « balancer notre compte » en songeant à nous réformer, etc. ! Nous n’y perdons pas énormément, savez-vous ? Cela jette un peu de variété dans l’existence, et après tout on se voit bien aussi souvent qu’en carnaval ; seulement on ne danse plus. Mais il serait fort à propos d’emporter à l’église sa lorgnette de spectacle, car, pas plus tard que mercredi dernier, aux prières de neuf heures, j’ai vu Sheena Silke traverser l’église pour gagner le petit banc de famille dans le coin reculé que vous savez. Or elle avait, ce me semble, un chapeau neuf. Pourtant, j’ai eu beau y regarder tout le temps des prières, je n’ai pu savoir au juste s’il était réellement neuf, ou si c’était son ancien chapeau blanc, rajeuni avec quelques fleurs fraîches. Munie de mon binocle, j’aurais su immédiatement à quoi m’en tenir, et n’aurais pas perdu tout l’office. »
Les humoristes américains, on le voit déjà, n’ont rien de trop profond. Leur plaisanterie, très ménagée en ces matières délicates, est plutôt dirigée contre l’imperfection et l’insuffisance des convictions que contre les convictions elles-mêmes. Ils raillent un chrétien ignorant, mondain, léger, qui se contente de pratiques extérieures et se satisfait de momeries ; mais la religion même est toujours respectée par eux. Ils ne sont acceptés qu’à cette condition par les gens qui se piquent de bonne éducation et de savoir-vivre. Une critique de cet ordre ne se fait admettre qu’avec des ménagemens infinis, lorsqu’elle porte sur les ministres du culte, et les remarques de l’''autocrate'' à propos des « prédicateurs qui n’entendent jamais de sermons » sont sous ce rapport tout à fait caractéristiques. « Toute profession, dit-il, demande une longue
Cette foi des Américains en même temps si fière et si humble, si libre et si docile, qui voit si bien toute lacune et la comble avec tant de zèle, est peut-être le lien qui retient en faisceau les forces exubérantes de cette vaste communauté, si laborieuse, si aventureuse, si téméraire. Elle est honnêtement, sincèrement religieuse, et dans le respect qu’elle accorde, non pas à tel ou tel culte, mais à l’idée générale d’un pouvoir suprême, elle trouve le contre-poids de ses instincts matériels si développés et de sa hardiesse spéculative poussée si loin. Cette idée se résume admirablement dans un des récits authentiques qu’a donnés de sa vie un de ces missionnaires méthodistes qui vont de tous côtés, portant librement la parole de vie aux congrégations de leur secte disséminées sur le vaste territoire de l’Union. Le révérend M. Milburn nous raconte
« Le dimanche matin, poursuit notre missionnaire, quelques passagers, sachant ce que j’étais, vinrent me demander un sermon. Je saisis avec empressement cette occasion de confesser publiquement ce que j’avais sur le cœur.
Nous voudrions, avant de passer outre, — et pour bien établir la différence des deux pays, — nous demander et demander à nos lecteurs si jamais ils ont pu concevoir l’idée de rien qui ressemble à la scène ainsi décrite. Elle est doublement inouïe pour nous. Nos députés, nos pairs, nos sénateurs, si l’on veut, observent mieux les lois du décorum, et ne se commettraient pas ainsi sous l’œil du public ; mais ensuite, — et c’est ici le point essentiel, — jamais en France un humble curé de village, un pauvre missionnaire à peu près mendiant n’oserait flageller d’une si vive parole les méfaits de gens qu’il tiendrait pour ses supérieurs. Et s’il s’y hasardait, entraîné par un saint zèle, il serait infailliblement blâmé, réprouvé pour ce « fanatisme » de mauvais goût.
Au missionnaire américain, voulez-vous savoir ce qui arriva ? Il s’était retiré dans sa cabine, un peu embarrassé, il l’avoue, de sa vive improvisation, mais tout prêt néanmoins à maintenir le langage qu’il avait cru devoir faire entendre. Pendant qu’il était absorbé dans ses réflexions, on frappe à sa porte. Un passager se présente et lui dit : « Je suis chargé par les membres du congrès qui ont assisté à votre sermon de vous rendre grâces, en leur nom, de la franchise avec laquelle vous leur avez parlé. Ils ont fait entre eux une collecte destinée à votre œuvre, et vous prient d’accepter les cent cinquante dollars renfermés dans cette bourse comme un gage de leur estime et de leur reconnaissance. Je viens également vous demander en leur nom si vous accepteriez la charge de chapelain du congrès. Ils s’engagent, s’il en est ainsi, à vous faire nommer immédiatement. » L’offre fut acceptée après quelques minutes d’hésitation, et quelques jours plus tard M. Milburn recevait effectivement la nomination promise.
Revenons à nos ''essayists'' et surtout à miss Fanny Fern, dont nous avons peu parlé. Sous ce pseudonyme, et prenant le rôle d’une vieille fille désabusée, miss Willis, — nous ne lui connaissons pas d’autre nom authentique, — s’est fait remarquer dans la presse américaine par l’extrême vivacité de ses petits tableaux de mœurs et de ses boutades satiriques. Elle outre à plaisir la rude franchise qui appartient à son rôle fictif, et frappe à tour de bras sur les ridicules, les travers, les vices de ses compatriotes. Il faut voir de quel ton acariâtre et chagrin elle sermonne les hommes, célibataires ou mariés, leur égoïsme, leur vanité, leur gaucherie, leur avarice. N’allez pas croire cependant qu’elle ait pour son sexe une indulgence à toute épreuve. Elle sait aussi bien que personne combien les belles Américaines abusent de la condescendance, de la courtoisie qu’on leur témoigne : enfans gâtés et capricieux auxquels en définitive on laisse trop d’empire, et dont les fantaisies coûteuses, le luxe absurde, trop peu réprimés, ruinent plus de familles que d’activité de leurs maris n’en saurait enrichir. En tous ces intérieurs rapidement esquissés par Fanny Fern, soit qu’elle donne tort à l’homme, raison à la femme, ou ''vice versâ'', la même situation se reproduit sans cesse. La dépense et la recette y sont aux prises. Le mari défend ses dollars comme il peut. Sa femme tourne autour du coffre-fort, qui ne s’ouvre jamais assez. L’économie de l’un est en lutte avec la vanité de l’autre. La force est d’un côté, mais l’adresse vient à bout de la force. Ce n’est peut-être pas là l’idéal d’un ménage modèle ; mais l’idéal n’habite pas plus New-York que Paris, et la réalité se retrouve en Amérique comme en France.
Donc, et pour ne citer qu’un exemple, voici comment les choses se passent
Voilà John et Mary installés dans une petite maison bâtie en briques, simple d’architecture, mais comfortable et commode. Un bon mobilier, accru petit à petit, la décore. Au bout de quelques années, John tout à fait à son aise, ne veut plus habiter sous un toit qui ne lui appartient point. Il achète la maison dont il était locataire, et, une fois qu’elle est à lui, l’agence, l’aménage de son mieux. On y installe le gaz, on y ajoute une salle de bains. Mary est encore jolie ; John est encore amoureux et galant. Ils ont deux beaux enfans, fille et garçon, qui grandissent et prospèrent. Et quand John Smith, par un beau dimanche de juin bien ''ensoleillé'', mène au temple sa petite femme aux tresses d’or, fraîche et riante sous sa capote bleue, suivi de Katy et de Georgy, brillans de santé dans leurs vêtemens de fête, ne vous semble-t-il pas que voilà un homme parfaitement heureux et bien partagé ?
Tout irait à souhait si Mary n’avait, on ne sait où, rencontré mistress John Hunter, une dame pour tout de bon, une oisive, qui chaque jour tue son temps à courir les magasins (''do a shopping''), C’est la grande affaire de ces merveilleuses, qui ont laquais à livrée et déjeunent dans une robe de chambre en soie ''couleur de biche'', — notons ces détails pour nos chères lectrices, — ''couleur de biche'' et doublée de ''cerise'', posée sur un jupon brodé, en bonnet de fine dentelle (''cobweb lace cap''), bas de soie, et avec les plus mignonnes pantoufles importées de Paris. Un jour donc qu’elle n’avait rien à faire, — et ces jours-là ne sont point rares dans la vie de ces belles dames, — mistress John Hunter fit à mistress John Smith l’insigne honneur de la venir voir : visite imprévue, un lundi, jour laborieux et néfaste.
— Bon Dieu ! pensa la petite bourgeoise après s’être fait répéter par sa grosse servante irlandaise le nom patricien de la terrible visiteuse, un jour de blanchissage !.. La ''nursery-maid'' est à la cuisine, et j’ai sur les bras, pour toute la journée, mon troisième petit dernier !
Mistress John Hunter cependant, — tandis que la pauvre mistress Smith passait à la hâte une robe, un châle, un chapeau même, pour masquer le désordre de sa coiffure, — mistress John Hunter se prélassait dans le petit ''parlour'', riant à part soi de cet intérieur si bien rangé, si propret, si minutieusement épousseté, brossé, lavé, reprisé. Puis, quand mistress Smith, un peu revenue de son effroi, fut venue se jeter, — en chapeau, disions-nous, et sous prétexte qu’elle «venait justement de rentrer, » — dans les bras de sa noble visiteuse ; quand ces dames eurent bavardé tout à leur aise et passé la revue des modes nouvelles, quand mistress Smith, en vraie connaisseuse, eut admiré le chapeau ''habillé'' de mistress Hunter, celle-ci, par voie d’échange et de bon procédé, lui conseilla en amie « d’insister pour que M. Smith la transplantât, de ce quartier vulgaire et mal peuplé, dans une localité plus aristocratique. » A quoi l’innocente Mary répliqua « qu’elle n’y avait jamais songé, mais qu’en
Il s’agissait maintenant non plus d’y renoncer et de faire amende honorable, mais de mener à bien l’entreprise convenue, et de montrer que, si bourgeoise qu’on fut, « on savait s’y prendre. » Hélas ! Smith était pour ainsi dire vaincu d’avance dans ce tournoi conjugal. En effet n’était-il pas le père très prévenu, très faible, très orgueilleux, d’une belle jeune fille tout récemment épanouie ? Et un jour qu’il faisait remarquer à mistress Mary que « leur fille Kate était une vraie beauté, » la rusée, habile à saisir l’occasion et prenant son attitude la plus tendre, sa voix la plus câline, lui répondit que le temps approchait de marier cette enfant, et qu’on ne la marierait pas convenablement si on ne changeait de résidence.
Tourmenté de cette idée, Smith fit taire ses scrupules bourgeois. La maison de briques fut vendue, et l’heureuse mistress Mary alla s’installer, avec miss Katy, dans le noble ''square'' dédié à saint Jean. Les tapissiers firent merveille pour le nouveau logement, un peu moins vaste et un peu moins commode que l’ancien. Sofas de velours, fauteuils ''antiques, vis-à-vis'', rideaux de damas, glaces, tentures, tapis, que n’entassèrent-ils pas en cette demeure encombrée ! Le soleil, cet ennemi dévorant des couleurs, n’y pénétrait plus ; on lui en interdisait l’accès par égard pour le flamboyant mobilier dont on s’était entouré. Se mettre à la fenêtre de temps en temps pour respirer l’air pur et admirer la verdure du ''square'' eût semblé bon à la mère et à la fille ; mais mistress Hunter y avait mis ordre en déclarant ''snobbish'', — c’est le superlatif du mot ''vulgar'', — cette habitude de venir se mettre en étalage aux croisées donnant sur la rue. On dînait dans une salle à manger obscure, où le gaz était allumé dès midi, et Mary ne vivait plus, inquiète de ses tableaux et de ses statues, que la maladresse d’un domestique pouvait si aisément endommager. Aussi, — lorsqu’elle n’avait pas à craindre une visite de mistress Hunter, — se donnait-elle le soin de les passer elle-même au plumeau, et comme c’était là une tâche assez assujettissante, on entrait le moins possible dans les pièces d’apparat où tout ce luxe était amoncelé ; elles ne servaient plus que les dimanches et pour les jours de réception. La plupart du temps en conséquence, la famille se reléguait dans les appartemens du sous-sol, de niveau avec les cuisines.
Justement en face de mistress Smith logeait mistress Vivian Grey, une des reines de l’''uppertendom''
Pour les débuts de miss Katy dans le monde, — pour son ''coming out'', c’est le terme sacramentel, — fut donnée la première grande soirée de mistress Smith. On en parla beaucoup, on en parla trop ; les mauvaises langues brodèrent si bien sur ce texte que la petite presse, toujours aux aguets de ces médisances privées, se crut autorisée à publier un récit burlesque de ce qui s’était passé ce soir-là dans Saint-John-Square. Entre autres allusions délicates aux antécédens de M. Smith, il était dit par le malicieux journaliste que les appartemens étaient « enguirlandés de saucisses. » Ce fut là comme le coup de grâce. Personne ne voulut plus prendre au sérieux ces déserteurs d’une caste infime, et la chaleureuse amitié de mistress Hunter, cette amitié si souvent éprouvée, ne tint pas contre le ridicule qui débordait ainsi sur ses protégés. La famille Smith se constitua immédiatement en conseil de guerre. Mistress Mary, repentante et jetant ses bras potelés autour du cou de son mari, le supplia d’acheter une maison de campagne. John Smith fut charmé de fuir les lieux témoins de son désastre plébéien. Peu à peu, — et à mesure que les fruits, les fleurs, le bon air, l’absence de tout souci rongeur leur rendaient la bonne humeur d’autrefois, — père, mère et fille, se rassérénant, en vinrent à pouvoir rire de grand cœur chaque fois que dans leurs causeries intimes revenaient les noms de mistress Hunter et de Saint-John-Square.
Sauf le dénoûment, — et pourquoi le dénoûment lui manquerait-il toujours ? — l’histoire de la famille Smith est exactement celle de la société américaine. C’est aussi celle de la littérature en Amérique ; celle-ci, malgré tous ses efforts, n’est pas encore parvenue à s’affranchir du joug métropolitain. On voit que ce manque d’originalité lui pèse. Elle fait d’incroyables efforts pour être elle-même, et les airs d’indépendance qu’elle se donne attestent un désir immense d’affranchissement, mais non la réalisation de ce vœu si légitime. On est frappé en lisant les essais de Fanny Fern de tout ce qu’elle doit aux ''Sketches'' de ''Boz'' (Dickens). L’auteur des ''Potiphar Papers'' proclame en toute occasion son enthousiasme pour Thackeray, et la sincérité de cette admiration est attestée par le zèle avec lequel il marche sur les traces de l’auteur de ''Pendennis''. Quant à l’''autocrate'', il remonte un peu plus haut ; c’est de Burton, de Montaigne et de Charles Lamb qu’il nous semble avoir principalement voulu s’inspirer.
Le cadre choisi par lui est aussi simple que possible. Autour d’une table d’hôte, le hasard a réuni quelques convives parfaitement étrangers les uns aux autres : un doux et pacifique vieillard, un jeune homme irrévérent et bon compagnon, adonné aux cigares et aux calembours, un étudiant en théologie, une jeune et jolie personne, pauvre enfant déclassée par le malheur et tombée tout à coup des hauteurs sociales aux humbles fonctions de maîtresse d’école. La ''landlady'' et la fille de la ''landlady'', jeune fille aux allures décidées, qui lit Byron et cherche un épouseur, complètent, avec un groupe de personnages secondaires où se laisse entrevoir le profil anguleux d’une vieille demoiselle puritaine, ce cercle, au milieu duquel se prélasse et pérore l’''autocrate du déjeuner''. Ce dernier se dérobe au sein d’une personnalité nuageuse. Il n’a ni nom, ni état connu. Son âge (il l’avoue) se rapproche fort de la quarantaine, et lui permet de parler avec une certaine autorité. Cette autorité, il l’exerce pour réprimer les écarts du jeune John, comme on appelle le représentant de la ''Young America'', protéger au besoin la placide stupidité du « vieux ''gentleman'' en face, » railler doucement les prétentions littéraires ou autres qu’affiche la « fille de la ''landlady'', » mais surtout pour surveiller de près l’étudiant en théologie, quand il lui semble regarder un peu trop complaisamment la douce et charmante figure de la ''school-mistress''.
C’est l’intérêt toujours plus vif que l’''autocrate'' accorde à cette modeste et digne enfant (il l’épouse en fin de compte), c’est l’attention chaque jour croissante avec laquelle la ''school-mistress'' écoute les théories abstraites et les dissertations excentriques de son compagnon de table, qui forment le lien très fragile et très peu nécessaire de ces ''essais'', particulièrement ondoyans et divers. Ils touchent au mysticisme par la politique, aux journaux de ''sport'' par le calembour, aux mathématiques par la poésie, à l’ironie par l’émotion, à la vérité par le paradoxe. Si ce mélange de tous les genres, de tous les tons, de toutes les couleurs, ce kaléidoscope aux images mobiles et brisées, ce salmigondis de vers et de prose, ce tohu-bohu de théories incohérentes et de maximes sens dessus dessous est précisément ce qui plaît le mieux à nos voisins d’outre-Atlantique, il y a là un symptôme bien curieux à noter. D’où vient en effet qu’un peuple industriel, positif, ennuyé, prend ainsi son plaisir à ces capricieux zigzags d’une pensée presque insaisissable, à ces divagations savantes, à ces ''museries'' d’un esprit fantasque qui, muni d’un assez gros bagage d’érudition mal digérée, voltige, papillon allemand, autour d’une lampe fumeuse ? Après y avoir rêvé, nous ne voyons qu’une explication à ce problème. C’est l’erreur, commune à la vanité privée et à l’amour-propre national, en vertu de laquelle chaque homme et chaque peuple aspirent plus spécialement aux succès pour lesquels la nature ne semble point les avoir faits, à ceux que l’opinion leur conteste pour ainsi dire d’avance. Complimentez sur son éloquence tel avocat de mine chétive, il vous parlera de ses succès à Cythère. Dites aux Français « qu’ils n’ont pas la tête épique, » vingt Iliades manquées naîtront de cet anathème. Les Américains se sont vu contester les qualités, acquises ou innées, qui constituent la littérature de luxe, celle dont le vulgaire n’a pas la clé, celle qui passionne l’élite des ''dilettanti'', et ils ont saisi le premier prétexte à peu près raisonnable qu’on leur ait fourni de protester contre cet humiliant arrêt. — ''Ed anch’ io son pittore''. « Nous aussi, nous avons nos humoristes ! »
Ce beau titre, il ne faudrait pas s’y tromper, ne serait pas tout à fait gratuitement accordé à l’auteur de ''l’Autocrate''. Tout en le plaçant au-dessous de quelques écrivains de son pays, de Hawihorne par exemple et d’Edgar Poë, il faut lui reconnaître des dons précieux, une rare culture d’esprit, et le sentiment très développé des modèles qu’il a choisis. Il a bien l’allure lente, discursive des anciens ''essayists''. Il sait comme eux, entant une idée sur une autre idée, enchevêtrant un sujet dans un autre sujet, imiter le vagabondage du rêve et de la causerie. Il sait aussi, quand il vous a égaré dans les régions sublimes de la philosophie transcendentale, vous en faire brusquement redescendre par quelque bouffonnerie sournoisement préparée. Ce ne sont là toutefois que les rubriques de l’humoriste et non pas l’''humour'' elle-même. Tous les procédés littéraires du monde, ajoutés l’un à l’autre, ne donnent pas pour résultat un génie original.
Nous voudrions, au moins par un extrait, justifier en même temps que nos éloges les réserves dont ils sont accompagnés. La chose n’est point aisée, car un des mérites de l’écrivain qui nous occupe est justement d’être à peu près intraduisible, tant sa phrase, bien de race, bien saturée de ''yankeeism'', se prête peu à nos façons de dire, plus régulières, plus modérées, plus sobres. Nous n’avons la ressource ni de forger le mot qui nous manque, ni de l’ordre à notre guise celui que nous employons, ni de brouiller tous les vocabulaires spéciaux, ni de mettre en réquisition à toute minute les tropes les plus téméraires. Aussi devons-nous nous prémunir d’avance contre les reproches d’infidélité qui pourraient nous atteindre, et renvoyer à l’original ceux qui voudraient avoir l’idée tout à fait exacte d’un talent réel, mais peu accessible. Cela dit, nous prendrons presque au hasard un chapitre à peu près entier qui, mieux que des pages détachées, donnera une exacte idée de l’écrivain :
« — Vous pensez savoir, dis-je, tout ce qui concerne la ''marche''? Vous le pensez, n’est-il pas vrai ?
« Or justement, de même que nous trouvons une règle mathématique pour base de presque tous les mouvemens de notre corps, de même on peut supposer que la pensée a ses récurrences dans des cycles réguliers. Telle ou telle idée revient en nous périodiquement, à intervalles égaux. Cependant assez de suggestions accidentelles se jettent à travers ces cycles pour que la règle échappe à l’observation pratique. Prenez cet axiome pour ce qu’il peut valoir : à tout le moins reconnaîtrez-vous que, si certaines idées particulières ne se représentent pas à nous une fois par jour, une fois par semaine, il ne s’écoule jamais une année sans qu’elles traversent votre esprit. Celle que je vais formuler, par exemple, est sujette à ces retours intermittens.
«''Tout à coup la conviction naît en nous, prompte comme l’éclair, que nous nous sommes trouvés précisément dans les mêmes circonstances qu’à la minute actuelle ; une ou plusieurs fois déjà''.
« — Certes, dit un des assistans, — personne qui n’ait éprouvé cela.
« La ''landlady'' déclara qu’elle n’avait aucune idée de ces notions bizarres. On se mettait ces choses-là dans la tète ; du moins c’était son avis.
« La ''school-mistress'', — non sans quelque hésitation, — dit que ce sentiment lui était familier, et qu’elle ne prenait aucun plaisir à l’éprouver. Il lui faisait croire parfois qu’elle était un revenant.
« Le jeune homme qu’on appelle John se prétendit très au courant de la chose. L’autre jour encore, il venait d’allumer un ''cheroot'', quand se fit jour en lui cette effrayante conviction que la même chose lui était arrivée déjà bien des fois dans des circonstances identiques.
« — Il y a bien des choses à remarquer là-dessus, repris-je incontinent. ''Primo'', il s’agit souvent dans ces ''récurrences'' d’un état mental qui n’a rien d’extraordinaire et qui a dû se reproduire fréquemment. ''Secundo'', l’impression produite est des plus fugitives, et, du moins après quelque laps de temps, aucun effort de volonté ne peut nous la rendre. ''Tertio'', nous n’aimons pas à nous rappeler ce phénomène, et nous nous sentons incapables de rendre par des paroles ce que nous avons alors ressenti. ''Quarto'', j’ai cru m’apercevoir que cette condition par ''duplicata'' n’était jamais la reproduction d’une seule condition antécédente, mais de plusieurs autres ; qu’elle m’était familière et pour ainsi dire, habituelle ; ''quintò'', : et finalement, que, dans mes rêves, j’avais perçu les mêmes impressions et acquis des convictions identiques.
« Comment s’expliquer ceci ? — Beaucoup d’hypothèses à choisir. La première, à laquelle mademoiselle faisait allusion tout à l’heure, c’est que ces éclairs de mémoire sont de soudaines ressouvenances qui nous rappellent une vie antérieure.
« Nous pouvons encore emprunter une explication à la théorie du docteur Wigan, à savoir que « le cerveau étant un organe double, ses hémisphères travaillent d’accord, comme les deux yeux. » Nous supposerons alors qu’un des hémisphères fait long feu ; le petit intervalle entre les perceptions de la moitié la plus active et celles de la moitié la plus lente prend, dans nos calculs imparfaits, des proportions indéfinies, et la perception seconde nous semble la reproduction d’une autre, dont la date exacte nous échappe. Je n’adopte pas non plus cette explication, fondée sur trop de suppositions arbitraires. Il me semble plus à propos d’admettre que la coïncidence des circonstances ou leur récurrence, n’a lieu qu’en partie, et que nous confondons ici leur ressemblance avec leur identité. Le rapport de l’état présent avec un des états antérieurs qui nous le fait accepter pour exactement pareil est précisément celui qui existe entre la figure de l’étranger que nous accostons en lui serrant la main et celle de l’ami pour lequel nous l’avons pris.
« Autre remarque à ranger parmi ces idées qui se représentent : à nous avec une régularité périodique. Je l’ai moi-même exprimée plusieurs fois ; bien souvent aussi je l’ai entendue, et je la rencontre de temps à autre dans mes lectures. Elle figure dans les romans de Bulwer, à ce que je pense, et dans un des ouvrages de M. Olmsted, — pour ceci, j’en suis sûr.
«''Le sens de l’odorat, plus que tout autre intermédiaire, met en action la mémoire, l’imagination, les sentimens passés, les associations de pensées et de faits.''
« Voulez-vous savoir à quelles impressions de ce genre je suis particulièrement accessible ? D’abord l’odeur du phosphore. Durant une année ou deux de mon adolescence, je me mêlais assez de chimie, et à la même époque j’avais, tout comme un autre, mes petites passions, mes petites aspirations sentimentales. Avec le temps, ces préoccupations diverses se sont amalgamées dans mes souvenirs, si bien que les fumées orange de l’acide nitrique servent de fond à certaines apparitions radieuses et fugitives ; une joue qui rougit me rappelle la teinture de
: : Soles occidere et redire
Mais qui me donnera un réactif capable de rendre leur éclat aux roses fanées de l’année mil huit
« Le ''souci'' de même.
« Le « vieux ''gentleman'' en face » ne faisait pas, je crois, grande attention à mes paroles ; mais, tandis que je discourais ainsi sur le sens de l’odorat, il se nichait commodément au fond de son fauteuil, et finit par extraire de sa poche un vaste foulard rouge, vrai ''bandanna'', puis, se trémoussant encore un peu du côté opposé, il retira, non sans peine, des profondeurs où elle reposait, une ample tabatière de forme ronde. Je la lui regardais ouvrir, et je l’observais pétrissant la prise accoutumée. Dans le ''rappee'' humide gisait une fève de Tonka. Je fis de la main ce geste bien connu de toute l’humanité priseuse, et mon cerveau, à l’heure même, répondit à ce stimulant dont je n’avais pas usé depuis tant d’années. »
« O jeunes gens, — qui le fûtes ! — papas et grands-papas peut-être de l’ère présente, — quelques-uns avec des crânes qu’un joueur de billard comparerait à ses billes, — d’autres à cheveux noirs argentés, — d’autres à cheveux d’argent rayés de noir, — vous rappelez-vous, à moitié endormis sur ces lignes, ces après-dîners aux ''Trois-Frères'', alors que la tabatière au plaid écossais circulait à la ronde, et que le ''lundy fool'' bien sec se frayait sa voie chatouilleuse dans nos ''sensoria'' béatifiés !
«''Ay de mi''! quelles strophes de belle poésie (je ne les écrirai jamais) frappent à la porte de mon cœur ému, quand j’ouvre certain cabinet de la maison où je suis né ! Sur les rayons dont il est garni reposaient d’ordinaire maint et maint paquet de marjolaine et de pouliot, de cataire, de menthe et de lavande. Il y avait aussi des pommes, qu’on laissait là jusqu’à ce que leurs pépins devinssent noirs, époque volontiers devancée par des dents plus blanches que le lait. Là, dans l’obscurité, dormaient des pêches, songeant aux bons rayons de soleil qu’elles avaient perdus jusqu’au moment où, comme « le cœur des saints qui, dans leur angoisse, rêvent du ciel, » elles prenaient « l’odeur de l’haleine angélique. » L’écho parfumé d’une douzaine d’étés défunts plane encore dans les ténèbres de ce recès mystérieux.
« Il m’est quelquefois arrivé de penser que moindre est l’incident qui ébranle cette « chaîne électrique du souvenir » dont Byron a parlé en si beaux vers, et plus énergiquement il agit. Qu’y a-t-il de plus trivial que cet incident si souvent raconté d’un vieux Shakspeare ''in-folio'' entre les feuillets duquel, en l’ouvrant, on retrouve quelque débris d’un gâteau de Noël demeuré là depuis un siècle et plus ? Et voilà qu’en face de cette misérable relique d’une génération éteinte, le monde entier change de face en un clin
«— Voilà un pâté dont je vous rends grâces, dit alors le provoquant jeune homme dont j’ai déjà parlé si souvent, le même qu’on appelle
« — Quoi ?
« — Je me demandais, reprit-il, qui pouvait bien être roi d’Angleterre à l’époque où cet antique pâté fut mis au four,
« Notre ''landlady'' est une personne convenable ; elle est pauvre, elle est veuve naturellement, ''cela va sans dire''
« Depuis le jour où elle m’a fait ce récit, je n’ai plus ri de notre hôtesse ; en revanche, il m’est arrivé souvent de pleurer sur elle, non pas de ces grosses larmes que nos gouttières déversent à grand bruit sur le terrain du it voisin, le ''stillicidium'' d’un sentiment qui s’affirme et se connaît, mais de ces pleurs qui se glissent muets, par des conduits ignorés, jusqu’à ce qu’ils arrivent aux citernes voisines du cœur, de ces pleurs que nous versons en dedans, sans qu’un seul muscle de notre face ait bougé. — Voilà ceux que m’a souvent arrachés, sans le savoir, notre ''landlady'', lorsque les diablotins de notre infernale table d’hôte fouillaient son âme avec leurs pincettes rougies. »
« — Jeune homme, — je pris la parole, — le pâté dont vous parlez avec tant de légèreté n’est point de date si ancienne. En revanche, la courtoisie envers qui nous sert, plus spécialement envers les personnes du sexe le plus faible, est un devoir dont l’origine remonte loin, et qui mérite d’être conservé. Permettez-moi de vous recommander la règle suivante, toutes les fois que vous aurez à traiter avec une femme, un poète, un artiste ; — elle n’est pas de mise envers un journaliste ou un homme politique ; — je l’ai lue au dos d’un de ces joujoux français où de petites figures de carton se meuvent sous l’action d’un courant de sable fin, et on vous la traduira si vous voulez ; mais voici le texte : ''Quoiqu’elle soit très solidement montée, il ne faut pas brutaliser la machine''
On connaît maintenant notre autocrate et on voit, nous ne dirons pas à quelle famille d’esprits il appartient, mais de quels auteurs il s’est inspiré. Sterne a écrit d’après Burton, et de Maistre d’après Sterne. M. Oliver Wendell Holmes aspire à doter la littérature américaine d’un humoriste qu’elle pût opposer à ces immortels causeurs. L’ambition est louable ; la tâche était difficile. Nous ne nous chargerions pas, malgré le succès obtenu par ''l’Autocrate'', d’établir qu’il a touché le but et mérité la couronne.
Qui sait du reste s’il ne marchait pas sur une route sans issue ? L’indépendance réelle de la pensée, son originalité vraie, sont-elles compatibles avec certains états de civilisation, et par exemple avec la condition matérielle et morale où se trouve placé de nos jours un écrivain de Boston ou de New-York ? Le mouvement, le bruit, l’activité dont il est entouré, lui permettent-ils ce recueillement, cet isolement qui laissent s’épanouir librement et pousser dans toute direction ce qu’on pourrait appeler les « végétations » de la pensée ? Le tumulte des intérêts, le langage immodéré de la tribune et de la presse politique, les habitudes que le journalisme donne au public lisant, et que ce même public impose plus ou moins à qui veut être lu, tout cela favorise-t-il l’éclosion du rêve, le culte de l’idéal, le développement de la spontanéité littéraire ? Aucun des trois ouvrages que nous venons de lire ne nous a permis de résoudre affirmativement cette question délicate. Les ''Fern Leaves'' et les ''Potiphar Papers'' portent plus profonde l’empreinte de leur origine démocratique. Ce sont des esquisses rapides, charbonnées sur le mur pour amuser la foule. ''The Autocrat'' est tout autrement étudié, avec plus de soin, de patience et aussi avec de plus hautes prétentions ; mais, il faut bien l’avouer, ce n’est qu’un assez heureux ''pasticcio'', une œuvre d’artifice et d’effort : elle ne donne pas des facultés humoristiques chez les Américains une idée aussi favorable que les ''Essais'' d’Emerson et les romans de Hawthorne, bien qu’elle nous ait plus d’une fois rappelé ces deux écrivains. La vogue qu’elle a obtenue n’en est pas moins significative. Il faut regarder comme un symptôme excellent la popularité acquise à un livre qui n’est ni un roman d’aventures, ni une collection d’anecdotes, ni un excitant scandaleux, ni un brandon de discordes politiques ; à un livre dont toutes les conditions de succès sont rigoureusement cherchées dans cette curiosité de la pensée et de la forme qui donne leur prix à un bien petit nombre de chefs-d’œuvre, et dont la tradition, interrompue ailleurs, ne semblait pas devoir se renouer par-delà les mers, chez un peuple sans ruines, sans passé, dénué, disaient ses ennemis, de toute finesse de goût, de tout penchant pour les choses réellement exquises. Ces choses-là, il est beau de les chercher, même au risque de quelques erreurs et de quelques malentendus. Ce n’est point l’enthousiasme à faux, c’est l’indifférence qui les tue en germe. Où on les aime, où on les attend, elles se produisent tôt ou tard.
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