« Le Problème de la physiologie générale » : différence entre les versions

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On distingue les sciences qui traitent des corps inertes de celles qui traitent des corps vivans, et, parmi ces dernières, on sépare encore celles qui étudient l’homme et les animaux de celles qui étudient les végétaux. Toutefois les classifications des sciences ne sauraient se fonder exclusivement sur les circonscriptions naturelles des corps qu’elles considèrent; elles se divisent aussi et plus particulièrement selon les problèmes spéciaux qu’elles se proposent de résoudre. La physiologie générale, par son objet, se confond avec toutes les sciences des êtres vivans, puisqu’elle analyse des phénomènes qui se passent à la fois dans l’homme, dans les animaux et dans les végétaux. Elle n’en est pas moins cependant une science distincte, parce qu’elle poursuit un problème spécial qui détermine son domaine propre.
 
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La physique et la chimie, qui sont les sciences expérimentales dans le règne des corps bruts, ont conquis la nature inerte ou minérale, et chaque jour nous voyons cette conquête s’étendre davantage. La physiologie, qui est la science expérimentale dans le règne des corps organisés, doit conquérir la nature vivante; c’est là son problème, ce sera là sa puissance. Cette division des sciences biologiques en sciences naturelles et en sciences expérimentales est nécessaire à leurs progrès. D’un côté, la physiologie ne peut avancer qu’en se constituant comme une science indépendante, et d’autre part les sciences naturelles qui ont concouru à son évolution et préparé son avènement feraient fausse route, et perdraient leur véritable point de vue, soit en voulant la suivre dans sa marche, soit en essayant de la retenir dans leur circonscription. Par la même raison, les naturalistes, minéralogistes et géologues pourraient réclamer la physique et la chimie comme appartenant à l’histoire des minéraux. De même encore le naturaliste anthropologiste devrait, ainsi que cela d’ailleurs a été fait par certains auteurs, considérer la physiologie humaine et la médecine comme ne formant que des divisions de l’anthropologie. On sent tout de suite combien il serait facile de pousser jusqu’à l’erreur de semblables raisonnemens, car la littérature, les arts, la politique, toutes les connaissances humaines en un mot, appartiendraient à l’anthropologie, puisqu’elles rentrent dans l’histoire de l’intelligence de l’homme. Cette manière de diviser les sciences d’après la considération de l’objet qu’on étudie n’aboutirait qu’à l’obscurité et à la confusion, tandis qu’en
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envisageant la nature expérimentale et spéciale des problèmes du physiologiste, nous verrons qu’on peut arriver au contraire à une distinction réelle et féconde.
 
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L’impuissance de l’anatomie à nous apprendre les fonctions organiques devient surtout évidente dans les cas particuliers où elle est réduite à elle-même. Pour les organes sur les usages desquels la physiologie expérimentale n’a encore rien dit, l’anatomie reste absolument muette. C’est ce qui a lieu par exemple pour la rate, les capsules surrénales, le corps thyroïde, etc., tous organes dont nous connaissons parfaitement la texture anatomique, mais dont nous ignorons complètement les fonctions. De même, quand sur un animal on découvre un tissu nouveau et sans analogue dans d’autres organismes, l’anatomie est incapable d’en dévoiler les propriétés vitales. Cela prouve donc bien clairement que, lorsque l’anatomiste ou le zoologiste construit ce qu’on appelle la physiologie
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anatomique ou zoologique, ils ne font qu’appliquer à l’interprétation et au classement des faits anatomiques les connaissances que leur a préalablement fournies la physiologie expérimentale, mais ils ne déduisent jamais rien directement de l’anatomie elle-même.
 
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Le problème du naturaliste est plus simple; sans chercher à expliquer les phénomènes naturels, il se borne à en constater l’enchaînement et les lois, afin d’en prévoir les manifestations et la marche. Les sciences naturelles et les sciences expérimentales, considérées dans leur développement, constituent en quelque sorte deux degrés distincts dans les connaissances humaines. Les sciences naturelles, passives ou contemplatives, forment évidemment le premier degré, tandis que les sciences expérimentales, actives et conquérantes, constituent le second. Les sciences naturelles sont les aînées nécessaires des sciences expérimentales, et elles leur servent de point d’appui. C’est ainsi que l’évolution scientifique vient nous expliquer comment le problème des sciences expérimentales est un problème moderne que l’antiquité n’a pu connaître. Je ne veux pas dire que l’antiquité n’ait point eu l’idée de conquérir la nature, puisqu’elle nous a laissé la fable de Prométhée, puni pour avoir voulu ravir le feu du ciel. Seulement il est certain que la science antique n’a pu réaliser cette conquête, puisque les sciences naturelles et contemplatives ont dû se former les premières. La pensée scientifique des anciens n’a donc pu être que de découvrir et de constater les lois qui régissent les phénomènes de la nature,
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tandis que la pensée scientifique expérimentale moderne doit être d’expliquer ces phénomènes et de les maîtriser au profit de l’humanité. Nous savons que par la physique et par la chimie l’homme a déjà assuré sa domination sur les phénomènes des corps bruts; mais une autre conséquence également nécessaire de l’évolution scientifique que j’ai voulu proclamer ici, c’est que par la physiologie l’homme doit ambitionner aussi d’étendre sa puissance sur les phénomènes des êtres vivans.
 
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En voyant que nous considérons la physiologie comme une science
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expérimentale destinée à gouverner les phénomènes de la nature vivante, on se demandera si nous sommes dans le camp des physiologistes vitalistes ou dans celui des physiologistes physico-mécaniciens. Il devient par conséquent nécessaire de nous expliquer, non afin de prendre parti pour l’une ou l’autre des deux doctrines physiologiques précédemment citées, mais simplement afin de faire connaître notre manière de voir sur la nature des phénomènes de la vie et sur la méthode d’investigation qu’il convient de suivre dans l’étude des problèmes de la physiologie générale.
 
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Il existe en effet dans les organismes vivans des appareils anatomiques ou des outils organiques qui leur sont propres, et qu’on ne saurait reproduire en dehors d’eux; mais les phénomènes manifestés par ces organes ou tissus vivans n’ont cependant rien de spécial ni dans leur nature, ni dans les lois qui les régissent : c’est une proposition que les progrès des sciences physico-chimiques démontrent chaque jour de plus en plus en prouvant que les phénomènes qui s’accomplissent dans les corps vivans peuvent s’accomplir également en dehors de l’organisme dans le règne minéral. Dans l’ordre chimique, le chimiste opère dans son laboratoire une foule de synthèses, de décompositions et de dédoublemens semblables à ceux qui ont lieu dans les organismes animaux et végétaux; mais, si dans l’être vivant les forces chimiques donnent lieu à des produits identiques à ceux du règne minéral, la nature vivante emploie les procédés spéciaux des élémens histologiques (cellules ou fibres organisées) qui n’appartiennent qu’aux êtres vivans. Parmi
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les cellules organiques animales ou végétales, il en est qui réduisent l’acide carbonique et dégagent de l’oxygène, d’autres qui absorbent l’oxygène et dégagent de l’acide carbonique; enfin certaines cellules ou produits de cellules (fermens solubles) président à des phénomènes de fermentation ou de dédoublement qui donnent naissance à de l’alcool, à de l’acide acétique, à des acides gras, à de la glycérine, à de l’urée, à des essences végétales, etc. Or ce sont là des phénomènes et des produits que le chimiste peut imiter et ''refaire'' dans son laboratoire en mettant en jeu les forces chimiques minérales, qui sont au fond exactement les mêmes que les forces chimiques organiques; mais dans l’être vivant, je le répète, les phénomènes sont réalisés à l’aide de procédés vitaux et de réactifs chimiques organisés, créés par l’évolution histologique et par conséquent spéciaux à l’organisme et inimitables pour le chimiste.
 
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Il n’y a donc en réalité qu’une physique, qu’une chimie et qu’une mécanique générales, dans lesquelles rentrent toutes les manifestations phénoménales de la nature, aussi bien celles des corps vivans que celles des corps bruts. Tous les phénomènes, en un mot, qui apparaissent dans un être vivant retrouvent leurs lois en dehors de lui, de sorte qu’on pourrait dire que toutes les manifestations de la vie se composent de phénomènes empruntés, quant à leur nature, au monde cosmique extérieur, mais possédant seulement une morphologie spéciale, en ce sens qu’ils sont manifestés sous des formes caractéristiques et à l’aide d’instrumens
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physiologiques spéciaux. Sous le rapport physico-chimique, la vie n’est donc qu’une modalité des phénomènes généraux de la nature; elle n’engendre rien, elle emprunte ses forces au monde extérieur, et ne fait qu’en varier les manifestations de mille et mille manières. Ne pourrait-on pas ajouter que l’intelligence elle-même, dont les phénomènes caractérisent l’expression la plus élevée de la vie, se révèle en dehors des êtres vivans dans l’harmonie des lois de l’univers? Mais nulle part ailleurs que dans les corps vivans elle n’est traduite par des instrumens qui nous la manifestent sous la forme de sensibilité, de volonté. Ainsi se trouverait réalisée la pensée antique, que l’organisme vivant est un ''microcosme'' (petit monde) qui reflète en lui le ''macrocosme'' (grand monde, l’univers).
 
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Si maintenant le physiologiste expérimentateur veut arriver à régir les phénomènes physiologiques dans l’être vivant, comme le physicien et le chimiste gouvernent les phénomènes physico-chimiques dans la nature inorganique, son problème sera réduit exactement aux mêmes termes. En effet, le physicien et le chimiste rattachent l’explication des phénomènes aux propriétés des élémens inorganiques. De même le physiologiste doit rechercher dans l’être vivant les élémens organiques dans lesquels se localisent les fonctions, et déterminer les conditions d’activité vitale de ces élémens sur lesquels il peut agir. Les élémens organiques des corps vivans sont les élémens anatomiques ou histologiques dans lesquels se décomposent nos organes et nos tissus. La science de l’organisation en est arrivée aujourd’hui à montrer qu’un corps vivant, quelle qu’en soit la complexité, est toujours, constitué par la réunion d’un nombre plus ou moins considérable d’organismes élémentaires microscopiques dont les propriétés vitales diverses manifestent les différentes fonctions de l’organisme total <ref> Voyez la ''Revue'' du 1er septembre 1864 : ''Le Curare''. </ref>. Il résulte de là que chaque fonction doit avoir son élément organique correspondant, et l’objet
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de la physiologie générale est précisément d’analyser les mécanismes fonctionnels complexes pour les ramener à leurs élémens vitaux particuliers. C’est ainsi que les phénomènes de sensibilité et de mouvement s’expliquent par les propriétés des élémens nerveux et musculaires, que les phénomènes de respiration et de sécrétion se déduisent des propriétés des élémens respiratoires du sang et des propriétés des élémens glandulaires et épithéliaux.
 
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Les excitans généraux, air, chaleur, lumière, électricité, qui provoquent les, manifestations des phénomènes physico-chimiques de la matière brute, éveillent aussi d’une manière parallèle l’activité des phénomènes propres à la matière vivante. Lavoisier avait déjà montré clairement que les phénomènes physico-chimiques des êtres vivans sont entretenus par les mêmes causes qu’à ceux des corps minéraux. Il démontra que les animaux qui respirent et les métaux que l’on calcine absorbent dans l’air le même principe actif ou vital, l’oxygène, et que l’absence de cet air respirable arrête la calcination aussi bien que la respiration. Dans un autre travail, Lavoisier et Laplace prouvèrent que l’oxygène, en pénétrant dans les êtres vivans, engendre en eux la chaleur organique qui les anime par une véritable combustion semblable à la combustion de nos foyers. L’antique fiction de la vie comparée à une flamme qui
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brille et s’éteint cessa d’être une simple métaphore pour devenir une réalité scientifique. Ce sont en effet les mêmes conditions chimiques qui alimentent le feu dans la nature inorganique et la vie dans la nature organique.
 
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Quand, sous l’influence de l’oxygène, nous voyons revenir la contractilité dans un muscle, la motricité et la sensibilité dans les nerfs; cela ne nous semble pas surprenant; mais quand nous voyons que l’oxygène fait reparaître l’expression de l’intelligence dans le cerveau, l’expérience nous frappe toujours comme quelque chose de merveilleux et d’incompréhensible. C’est pourtant au fond toujours la même chose, et ce qui se passe pour le cerveau ne nous semble extraordinaire que parce que nous confondons les causes avec les conditions des phénomènes. Nous croyons à tort que le déterminisme dans la science mène à conclure que la matière engendre les phénomènes que ses propriétés manifestent, et cependant nous répugnons instinctivement à admettre que la matière puisse avoir par elle-même la faculté de penser, de sentir. En effet, dès que nous avons reconnu plus haut que la matière organisée est dépourvue de spontanéité comme la matière brute, elle ne peut pas
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plus qu’elle avoir conscience des phénomènes qu’elle présente.
 
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L’organisme animal n’est en réalité qu’une machine vivante qui fonctionne suivant les lois de la mécanique et de la physico-chimie
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ordinaires et à l’aide des procédés particuliers qui sont spéciaux aux instrumens vitaux constitués par la matière organisée; mais les êtres vivans ont en outre pour caractère essentiel d’être périssables ou mortels. Ils doivent se renouveler et se succéder, car ils ne sont que les représentans passagers de la vie, qui est éternelle. Il nous reste à parler maintenant des phénomènes de, rénovation organique, qui ont toujours été considérés comme les phénomènes de la vie les plus mystérieux, par conséquent les plus irréductibles aux lois physico-chimiques et les plus difficiles à régir.
 
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Les anciens physiologistes animistes et vitalistes avaient bien aperçu cette double face que présentent les phénomènes des êtres vivans. C’est pourquoi ils admettaient qu’un principe intérieur de la vie, qui était le principe créateur ou régénérateur, se trouvait en lutte avec les forces physico-chimiques extérieures qui constituent les agens destructeurs de l’organisme. Toutefois, si les influences physico-chimiques extérieures sont les causes de la mort ou de
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désorganisation de la matière vivante, cela ne veut pas dire, comme l’ont cru les vitalistes, qu’il y ait incompatibilité entre les phénomènes de la vie et les phénomènes physico-chimiques; il y a au contraire, comme nous l’avons vu, harmonie parfaite et nécessaire, car les causes qui détruisent la matière organisée sont celles qui la font vivre, c’est-à-dire manifester ses propriétés. Cela ne prouve pas davantage qu’il y ait combat ou lutte entre deux principes opposés, Fun de vie, qui résiste, l’autre de mort, qui attaque et finit toujours par être victorieux. En un mot, il n’y a pas dans les corps vivans deux ordres de forces séparées et opposées par la nature de leurs phénomènes, les unes qui créent la matière organisée avec ses propriétés caractéristiques, les autres qui la détruisent en la faisant servir aux manifestations vitales ; il n’y a que des élémens histologiques qui fonctionnent évolutivement et tous suivant une même loi.
 
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L’élément de création organique des êtres vivans est une cellule microscopique, l’ovule ou le germe. Cet élément est saris contredit le plus merveilleux de tous, car nous voyons qu’il a pour fonction de produire un organisme tout entier. On ne s’étonne plus des phénomènes qu’on a sans cesse sous les yeux; comme dit Montaigne, « l’habitude en ôte l’étrangeté. » Cependant qu’y a-t-il de plus extraordinaire que cette création organique à laquelle nous assistons, et comment pouvons-nous la rattacher à des propriétés inhérentes à la matière qui constitue l’œuf ? Quand la physiologie générale veut se rendre compte, de la force musculaire par exemple, elle constate qu’une substance contractile vient agir directement en vertu des propriétés inhérentes à sa constitution physique ou
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chimique; mais, quand il s’agit d’une évolution organique qui est dans le futur, nous ne comprenons plus cette propriété de matière à longue portée. L’œuf est un ''devenir'', il représenté une sorte de formule organique qui résume l’être dont il procède et dont il a gardé en quelque sorte le souvenir évolutif.
 
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Quand on observe l’évolution ou la création d’un être vivant dans l’œuf, on voit clairement que son organisation est la conséquence d’une loi organogénique qui préexiste d’après une idée préconçue, et qui s’est transmise par tradition organique d’un être à l’autre; On pourrait trouver dans l’étude expérimentale des phénomènes d’histogenèse et d’organisation la justification des paroles de Goethe, qui compare la nature à un grand artiste. C’est qu’en effet la nature et l’artiste semblent procéder de même dans la manifestation de l’idée créatrice de leur œuvre. Nous voyons dans l’évolution apparaître! une simple ébauche de l’être avant toute organisation. Les contours du corps et des organes sont d’abord simplement arrêtés, en commençant, bien entendu, par les échafaudages organiques provisoires qui serviront d’appareils fonctionnels temporaires au fœtus. Aucun tissu n’est d’abord distinct, toute la masse n’est constituée que par des cellules plasmatiques ou embryonnaires; mais dans ce canevas vital est tracé le dessin idéal d’une organisation encore invisible pour nous, qui a assigné d’avance à chaque partie, à chaque élément, sa place, sa structure et ses propriétés. Là où doivent être des vaisseaux sanguins, des nerfs, des muscles, des os, les cellules embryonnaires se changent en globules de sang, en tissus artériels, veineux, musculaires, nerveux et osseux. L’organisation ne se réalise pas d’emblée; d’abord vague et seulement ébauchée, elle ne se perfectionne que par différenciations élémentaires, c’est-à-dire par un fini dans le détail de plus en plus achevé.
 
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Ce n’est pas tout : cette puissance créatrice ou organisatrice n’existe pas seulement au début de la vie dans l’œuf, l’embryon ou le fœtus; elle poursuit son œuvre chez l’adulte, en présidant aux manifestations des phénomènes vitaux, car c’est elle qui entretient par la nutrition et renouvelle d’une manière incessante la matière et les propriétés des élémens organiques de la machine vivante. La nutrition n’est donc rien autre chose que cette puissance génératrice continuée et s’affaiblissant de plus en plus. C’est pourquoi il faut comprendre sous la dénomination de phénomènes ''organotrophiques'' tous les phénomènes d’organisation, de nutrition ou sécrétion organique chez l’embryon, le fœtus, l’adulte, parce qu’ils sont toujours soumis à une seule et même loi.
 
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La physiologie a donc une base expérimentale tout aussi réelle et tout aussi solide que les sciences expérimentales des corps bruts. Son problème est sans doute très complexe; mais, comme on le
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voit, elle ne rêve point une chimère en poursuivant la conquête de la nature vivante. L’homme a entre les mains les instrumens de sa puissance sur les êtres vivans. Il en acquiert chaque jour la preuve en voyant les actions toxiques et médicamenteuses si variées qu’il provoque dans l’organisme. La physiologie nous apprend que les poisons et les médicamens ne sont actifs que parce qu’ils pénètrent dans le sang, c’est-à-dire dans le milieu intérieur où vivent les élémens organiques <ref> Voyez, dans la ''Revue'' du 1er septembre 1864, ''le Curare''. </ref>. D’un autre côté, la vitalité des élémens ne peut être modifiée qu’autant que la substance active produit autour d’eux des modifications physico-chimiques déterminées, d’où il suit que le problème du physiologiste consiste à connaître quelles sont les modifications physico-chimiques spéciales qui favorisent, troublent ou détruisent les propriétés des divers élémens histologiques; mais, outre les actions immédiates produites par les agens modificateurs énergiques, poisons ou médicamens, le physiologiste peut encore exercer une action profonde et durable sur les organismes vivans en modifiant les élémens histologiques au moyen de la nutrition. On produit par la nutrition ou par la culture des modifications considérables et bien connues dans les organismes végétaux. On crée ainsi des variétés dans l’espèce, et même des espèces nouvelles. Chez les animaux il en est de même, et nous savons, par exemple, que la production de la sexualité et beaucoup d’autres modifications organiques importantes se réduisent à des questions d’alimentation et dénutrition embryonnaire. Les élémens histologiques ne suivent la tradition, organique des êtres dont ils procèdent qu’autant qu’ils se trouvent placés dans des conditions convenables de nutrition. Une simple cellule animale ou végétale qui, dans certaines circonstances, peut rester indifférente prend un développement nouveau, si l’on vient à changer les conditions nutritives. En modifiant les milieux intérieurs nutritifs, et en prenant la matière organisée en quelque sorte à l’état naissant, on peut espérer changer sa direction évolutive et par conséquent son expression organique finale. En un mot, rien ne s’oppose à ce que nous puissions ainsi produire de nouvelles espèces organisées, de même que nous créons de nouvelles espèces minérales, c’est-à-dire que nous ferions apparaître des formes organisées qui existent virtuellement dans les lois organogéniques, mais que la nature n’a point encore réalisées.
 
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Jusqu’à présent, toutes les actions modificatrices de l’homme sur l’organisation des êtres vivans sont encore très bornées, et ne
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sont que l’œuvre d’un grossier empirisme. Ici comme partout, c’est l’observation empirique qui doit nous tracer la route scientifique. La science commence seulement à pénétrer dans l’étude des phénomènes de la vie; mais elle marche dans une voie qui lui permettra certainement d’éclairer avec le temps toutes les obscurités qui couvrent maintenant les divers problèmes de la physiologie générale.
 
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Tout ce que nous avons dit en commençant sur la nécessité de séparer dans les sciences biologiques le problème des sciences naturelles du problème des sciences expérimentales ne se rapporte point seulement à une distinction purement théorique qu’il convient de faire entre la physiologie d’une part, la zoologie et la phytologie ou botanique de l’autre; il s’agir encore d’une séparation pratique qu’il faut établir entre ces sciences et qui est destinée à exercer la plus grande influence sur leurs progrès réciproques. Les sciences procèdent analytiquement dans leur développement; c’est pourquoi il s’est établi successivement des divisions et des subdivisions scientifiques qui continuent encore; mais en se divisant et en se subdivisant les sciences ne font que s’accroître et s’épanouir en des problèmes nouveaux qui s’engendrent les uns les autres sans se confondre ni s’amoindrir. Le problème des sciences naturelles biologiques ne perdra rien de son importance en se séparant du problème des sciences expérimentales physiologiques. Au contraire, les deux ordres de sciences ne s’en développeront que plus librement et avec plus d’éclat; mais la physiologie expérimentale, constituant un plus jeune rameau de l’arbre scientifique, tire nécessairement la sève du tronc et des branches inférieures des sciences biologiques : d’où il suit que les progrès particuliers de cette dernière science doivent être considérés non-seulement comme des résultats dus à la culture d’une science distincte, mais encore comme le fruit de l’évolution totale des autres sciences biologiques.
 
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La physiologie expérimentale, ayant son problème spécial, constitue une science expérimentale autonome qui, dans l’ordre des sciences biologiques, est tout aussi distincte et indépendante de la zoologie et de la botanique que la chimie, dans l’ordre des sciences minérales, est indépendante de la géologie et de la minéralogie. Dès lors la physiologie expérimentale doit posséder ses moyens particuliers de travail scientifique, séparés de ceux de la zoologie et de la botanique. C’est là un point capital dans la question qui nous occupe.
 
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La France a marché en avant dans l’initiation aux découvertes et aux idées qui ont provoqué la rénovation de la physiologie expérimentale moderne, mais il reste des réformes à faire pour installer cet enseignement. Partout la physiologie expérimentale est appréciée et accueillie comme la science moderne qui monte à l’horizon et à laquelle est réservé le plus brillant avenir. Elle a des laboratoires spéciaux et des chaires séparées qui se multiplient de plus en plus dans les universités de la Russie, de l’Allemagne, de la
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Suède, de la Hollande, de la Belgique, de l’Italie. Des instituts sont déjà créés à Pétersbourg, à Heidelberg et ailleurs; il est à ma connaissance que dans ce moment il s’élève à Leipzig un magnifique institut physiologique qui sera sous la direction de l’éminent professeur Ludwig.