« Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon » : différence entre les versions

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'''PREMIER ÉPISODE A TARASCON'''
 
<small>« En France, tout le monde est un peu de Tarascon. »</small>
 
À mon ami GONZAGUE PRIVAT
 
==I.Le jardinPremier duépisode baobab.==
 
Ma première visite à Tartarin de Tarascon est
restée dans ma vie comme une date inoubliable ; il
y a douze ou quinze ans de cela, mais je m' en
souviens mieux que d'hier. L'intrépide Tartarin
habitait alors, à l'entrée de la ville, la
troisième maison à main gauche sur le chemin
d'Avignon. Jolie petite villa tarasconnaise avec
jardin devant, balcon derrière, des murs très
blancs, des persiennes vertes, et sur le pas de la
porte une nichée de petits savoyards jouant à la
marelle ou dormant au bon soleil, la tête sur leurs
boîtes à cirage.
 
À Tarascon
Du dehors, la maison n'avait l'air de rien.
Jamais on ne se serait cru devant la demeure d'un
héros. Mais, quand on entrait, coquin de sort ! ...
de la cave au grenier, tout le bâtiment avait l' air
héroïque, même le jardin ! ...
ô le jardin de Tartarin, il n'y en avait pas deux
comme celui-là en Europe. Pas un arbre du pays, pas
une fleur de France ; rien que des plantes
exotiques, des gommiers, des calebassiers, des
cotonniers, des cocotiers, des manguiers, des
bananiers, des palmiers, un baobab, des nopals,
des cactus, des figuiers de Barbarie, à se croire
en pleine Afrique centrale, à dix mille lieues de
Tarascon. Tout cela, bien entendu, n'était pas de
grandeur naturelle ; ainsi les cocotiers n étaient
guère plus gros que des betteraves, et le baobab
arbre géant, arbos gigantea tenait à l'aise dans
un pot de réséda ; mais c' est égal ! Pour
Tarascon, c'était déjà bien joli, et les personnes
de la ville, admises le dimanche à l' honneur de
contempler le baobab de Tartarin, s' en retournaient
pleines d'admiration.
 
Pensez quelle émotion je dus éprouver ce jour-là
en traversant ce jardin mirifique ! ... ce fut bien
autre chose quand on m' introduisit dans le cabinet
du héros.
 
=== I, I - Le Jardin du baobab===
Ce cabinet, une des curiosités de la ville, était
au fond du jardin, ouvrant de plain-pied sur le
baobab par une porte vitrée.
 
Ma première visite à Tartarin de Tarascon est restée dans ma vie comme une date inoubliable ; il y a douze ou quinze ans de cela, mais je m’en souviens mieux que d’hier. L’intrépide Tartarin habitait alors, à l’entrée de la ville, la troisième maison à main gauche sur le chemin d’Avignon. Jolie petite villa tarasconnaise avec jardin devant, balcon derrière, des murs très blancs, des persiennes vertes, et sur le pas de la porte une nichée de petits Savoyards jouant à la marelle ou dormant au bon soleil, la tête sur leurs boîtes à cirage.
Imaginez-vous une grande salle tapissée de fusils
et de sabres, depuis en haut jusqu'en bas ; toutes
les armes de tous les pays du monde : carabines,
rifles, tromblons, couteaux corses, couteaux
catalans, couteaux-revolvers, couteaux-poignards,
krish malais, flèches caraïbes, flèches de silex,
coups-de-poing, casse-tête, massues hottentotes,
lazos mexicains, est-ce que je sais !
 
Du dehors, la maison n’avait l’air de rien.
Par là-dessus, un grand soleil féroce qui faisait
luire l'acier des glaives et les crosses des armes
à feu, comme pour vous donner encore plus la chair de
poule... ce qui rassurait un peu pourtant, c'était
le bon air d'ordre et de propreté qui régnait sur
toute cette yataganerie. Tout y était rangé, soigné,
brossé, étiqueté comme dans une pharmacie ; de loin
en loin, un petit écriteau bonhomme sur lequel on
lisait :
 
Jamais on ne se serait cru devant la demeure d’un héros. Mais, quand on entrait, coquin de sort !…
:flèches empoisonnées, n'y touchez pas !
 
De la cave au grenier, tout le bâtiment avait l’air héroïque, même le jardin !…
ou :
 
Ô le jardin de Tartarin, il n’y en avait pas deux comme celui-là en Europe. Pas un arbre du pays, pas une fleur de France ; rien que des plantes exotiques, des gommiers, des calebassiers, des cotonniers, des cocotiers, des manguiers, des bananiers, des palmiers, un baobab, des nopals, des cactus, des figuiers de Barbarie, à se croire en pleine Afrique centrale, à dix mille lieues de Tarascon. Tout cela, bien entendu, n’était pas de grandeur naturelle, ainsi les cocotiers n’étaient guère plus gros que des betteraves, et le baobab (arbre géant, arbor gigantea) tenait à l’aise dans un pot de réséda ; mais c’est égal ! pour Tarascon, c’était déjà bien joli, et les personnes de la ville, admises le dimanche à l’honneur de contempler le baobab de Tartarin, s’en retournaient pleines d’admiration.
:armes chargées, méfiez-vous !
 
Pensez quelle émotion je dus éprouver ce jour-là en traversant ce jardin mirifique !… Ce fut bien autre chose quand on m’introduisit dans le cabinet du héros.
sans ces écriteaux, jamais je n'aurais osé entrer.
 
Ce cabinet, une des curiosités de la ville, était au fond du jardin, ouvrant de plain-pied sur le baobab par une porte vitrée.
Au milieu du cabinet, il y avait un guéridon. Sur
le guéridon, un flacon de rhum, une blague turque,
les voyages du capitaine Cook, les romans de
Cooper, de Gustave Aimard, des récits de chasse,
chasse à l'ours, chasse au faucon, chasse à l'éléphant,
etc... enfin, devant le guéridon, un homme était
assis, de quarante à quarante-cinq ans, petit, gros,
trapu, rougeaud, en bras de chemise, avec des
caleçons de flanelle, une forte barbe courte et des
yeux flamboyants ; d'une main il tenait un livre, de
l'autre il brandissait une énorme pipe à couvercle
de fer, et, tout en lisant je ne sais quel formidable
récit de chasseurs de chevelures, il faisait, en
avançant sa lèvre inférieure, une moue terrible, qui
donnait à sa brave figure de petit rentier
tarasconnais ce même caractère de férocité bonasse
qui régnait dans toute la maison.
 
Imaginez-vous une grande salle tapissée de fusils et de sabres, depuis en haut jusqu’en bas ; toutes les armes de tous les pays du monde : carabines, rifles, tromblons, couteaux corses, couteaux catalans, couteaux-revolvers, couteaux-poignards, kriss malais, flèches caraïbes, flèches de silex, coups-de-poing, casse-tête, massues hottentotes, lassos mexicains, est-ce que je sais !
Cet homme, c'était Tartarin, Tartarin de
Tarascon, l'intrépide, le grand, l'incomparable
Tartarin de Tarascon.
 
Par là-dessus, un grand soleil féroce qui faisait luire l’acier des glaives et les crosses des armes à feu, comme pour vous donner encore plus la chair de poule… Ce qui rassurait un peu pourtant, c’était le bon air d’ordre et de propreté qui régnait sur toute cette yataganerie. Tout y était rangé, soigné, brossé, étiqueté comme dans une pharmacie, de loin en loin, un petit écriteau bonhomme sur lequel on lisait :
==II.Coup d'oeil général jeté sur la bonne ville de Tarascon. Les chasseurs de casquettes.==
 
Flèches empoisonnées, n’y touchez pas !
Au temps dont je vous parle, Tartarin de Tarascon
n'était pas encore le Tartarin qu'il est
aujourd'hui, le grand Tartarin de Tarascon, si
populaire dans tout le midi de la France. Pourtant
-même à cette époque-c'était déjà le roi de
Tarascon.
 
Ou :
Disons d'où lui venait cette royauté.
 
Armes chargées, méfiez-vous !
Vous saurez d'abord que là-bas tout le monde est
chasseur, depuis le plus grand jusqu'au plus petit.
La chasse est la passion des tarasconnais, et cela
depuis les temps mythologiques où la tarasque faisait
les cent coups dans les marais de la ville et où les
tarasconnais d'alors organisaient des battues contre
elle. Il y a beau jour, comme vous voyez.
 
Sans ces écriteaux, jamais je n’aurais osé entrer.
Donc, tous les dimanches matin, Tarascon prend les
armes et sort de ses murs, le sac au dos, le fusil
sur l' épaule, avec un tremblement de chiens, de
furets, de trompes, de cors de chasse. C' est superbe
à voir... par malheur, le gibier manque, il manque
absolument.
 
Au milieu du cabinet, il y avait un guéridon. Sur le guéridon, un flacon de rhum, une blague turque les Voyages du capitaine Cook, les romans de Cooper, de Gustave Aimard, des récits de chasse, chasse à l’ours, chasse au faucon, chasse à l’éléphant, etc. Enfin, devant le guéridon, un homme était assis, de quarante à quarante-cinq ans, petit, gros, trapu, rougeaud, en bras de chemise, avec des caleçons de flanelle, une forte barbe courte et des yeux flamboyants ; d’une main il tenait un livre, de l’autre il brandissait une énorme pipe à couvercle de fer, et, tout en lisant je ne sais quel formidable récit de chasseurs de chevelures, il faisait, en avançant sa lèvre inférieure, une moue terrible, qui donnait à sa brave figure de petit rentier tarasconnais ce même caractère de férocité bonasse qui régnait dans toute la maison.
Si bêtes que soient les bêtes, vous pensez bien qu' à
la longue elles ont fini par se méfier.
 
Cet homme, c’était Tartarin, Tartarin de Tarascon, l’intrépide, le grand, l’incomparable Tartarin de Tarascon.
À cinq lieues autour de Tarascon, les terriers sont
vides, les nids abandonnés. Pas un merle, pas une
caille, pas le moindre lapereau, pas le plus petit
cul-blanc.
 
=== I, II Coup d’œil général jeté sur la bonne ville de Tarascon. – Les chasseurs de casquettes===
Elles sont cependant bien tentantes, ces jolies
collinettes tarasconnaises, toutes parfumées de
myrte, de lavande, de romarin ; et ces beaux raisins
muscats gonflés de sucre, qui s'échelonnent au bord
du Rhône, sont diablement appétissants aussi...
oui, mais il y a Tarascon derrière, et, dans le
petit monde du poil et de la plume, Tarascon est
très mal noté. Les oiseaux de passage eux-mêmes
l' ont marqué d' une grande croix sur leurs feuilles
de route, et quand les canards sauvages, descendant
vers la Camargue en longs triangles, aperçoivent de
loin les clochers de la ville, celui qui est en tête
se met à crier bien fort : « voilà Tarascon ! ...
voilà Tarascon ! » et toute la bande fait un
crochet.
 
Au temps dont je vous parle, Tartarin de Tarascon n’était pas encore le Tartarin qu’il est aujourd’hui, le grand Tartarin de Tarascon si populaire dans tout le Midi de la France. Pourtant — même à cette époque — c’était déjà le roi de Tarascon.
Bref, en fait de gibier, il ne reste plus dans le
pays qu'un vieux coquin de lièvre, échappé comme par
miracle aux septembrisades tarasconnaises et qui
s' entête à vivre là ! à Tarascon, ce lièvre est
très connu. On lui a donné un nom. Il s' appelle
le rapide . On sait qu' il a son gîte dans la
terre de M. Bompard, -- ce qui, par parenthèse, a
doublé et même triplé le prix de cette terre, -- mais
on n' a pas encore pu l' atteindre.
 
Disons d’où lui venait cette royauté.
À l'heure qu' il est même, il n'y a plus que deux
ou trois enragés qui s'acharnent après lui.
Les autres en ont fait leur deuil, et le rapide
est passé depuis longtemps à l'état de superstition
locale, bien que le tarasconnais soit très peu
superstitieux de sa nature et qu'il mange les
hirondelles en salmis, quand il en trouve.
 
Vous saurez d’abord que là-bas tout le monde est chasseur, depuis le plus grand jusqu’au plus petit. La chasse est la passion des Tarasconnais, et cela depuis les temps mythologiques où la Tarasque faisait les cent coups dans les marais de la ville et où les Tarasconnais d’alors organisaient des battues contre elle. Il y a beau jour, comme vous voyez.
-Ah çà ! me direz-vous, puisque le gibier est si
rare à Tarascon, qu'est-ce que les chasseurs
tarasconnais font donc tous les dimanches ?
 
Donc, tous les dimanches matin, Tarascon prend les armes et sort de ses murs, le sac au dos, le fusil sur l’épaule, avec un tremblement de chiens, de furets, de trompes, de cors de chasse. C’est superbe à voir… Par malheur le gibier manque, il manque absolument.
Ce qu'ils font ?
 
Si bêtes que soient les bêtes, vous pensez bien qu’à la longue elles ont fini par se méfier.
Eh mon Dieu ! Ils s'en vont en pleine campagne, à
deux ou trois lieues de la ville. Ils se réunissent
par petits groupes de cinq ou six, s'allongent
tranquillement à l'ombre d'un puits, d'un vieux mur,
d'un olivier, tirent de leurs carniers un bon
morceau de boeuf en daube, des oignons crus, un
saucissot , quelques anchois, et commencent un
déjeuner interminable, arrosé d'un de ces jolis vins
du Rhône qui font rire et qui font chanter.
Après quoi, quand on est bien lesté, on se lève, on
siffle les chiens, on arme les fusils, et on se met
en chasse. C'est-à-dire que chacun de
ces messieurs prend sa casquette, la jette en l'air
de toutes ses forces, et la tire au vol avec du 5,
du 6 ou du 2, -- selon les conventions.
 
À cinq lieues autour de Tarascon, les terriers sont vides, les nids abandonnés. Pas un merle, pas une caille, pas le moindre lapereau, pas le plus petit cul-blanc.
Celui qui met le plus souvent dans sa casquette est
proclamé roi de la chasse, et rentre le soir en
triomphateur à Tarascon, la casquette criblée au
bout du fusil, au milieu des aboiements et des
fanfares.
 
Elles sont cependant bien tentantes, ces jolies collinettes tarasconnaises, toutes parfumées de myrte, de lavande de romarin ; et ces beaux raisins muscats gonflés de sucre, qui s’échelonnent au bord du Rhône, sont diablement appétissants aussi… Oui, mais il y a Tarascon derrière, et, dans le petit monde du poil et de la plume, Tarascon est très mal noté. Les oiseaux de passage eux-mêmes l’ont marqué d’une grande croix sur leurs feuilles de route, et quand les canards sauvages, descendant vers la Camargue en longs triangles, aperçoivent de loin les clochers de la ville, celui qui est en tête se met à crier bien fort : « Voilà Tarascon !… voilà Tarascon ! » et toute la bande fait un crochet.
Inutile de vous dire qu'il se fait dans la ville un
grand commerce de casquettes de chasse. Il y a même
des chapeliers qui vendent des casquettes trouées et
déchirées d'avance à l'usage des maladroits ; mais
on ne connaît guère que Bézuquet, le pharmacien,
qui leur en achète ? C'est déshonorant !
 
Bref, en fait de gibier, il ne reste plus dans le pays qu’un vieux coquin de lièvre, échappé comme par miracle aux septembrisades tarasconnaises et qui s’entête à vivre là ! À Tarascon, ce lièvre est très connu. On lui a donné un nom. Il s’appelle le Rapide. On sait qu’il a son gîte dans la terre de M. Bompard — ce qui, par parenthèse, a doublé et même triplé le prix de cette terre — mais on n’a pas encore pu l’atteindre.
Comme chasseur de casquettes, Tartarin de Tarascon
n'avait pas son pareil. Tous les dimanches matin, il
partait avec une casquette neuve : tous les
dimanches soir, il revenait avec une loque. Dans la
petite maison du baobab, les greniers étaient pleins
de ces glorieux trophées. Aussi, tous les
tarasconnais le reconnaissent-ils pour leur maître,
et comme Tartarin savait à fond le code du chasseur,
qu'il avait lu tous les traités, tous les manuels de
toutes les chasses possibles, depuis la chasse à la
casquette jusqu' à la chasse au tigre birman, ces
messieurs en avaient fait leur grand justicier
cynégétique et le prenaient pour arbitre dans toutes
leurs discussions.
 
À l’heure qu’il est même, il n’y a plus que deux ou trois enragés qui s’acharnent après lui.
Tous les jours, de trois à quatre, chez l'armurier
Costecalde, on voyait un gros homme, grave et la
pipe aux dents, assis sur un fauteuil de cuir vert,
au milieu de la boutique pleine de chasseurs de
casquettes, tous debout et se chamaillant. C'était
Tartarin de Tarascon qui rendait la justice,
Nemrod doublé de Salomon.
 
Les autres en ont fait leur deuil, et le Rapide est passé depuis longtemps à l’état de superstition locale, bien que le Tarasconnais soit très peu superstitieux de sa nature et qu’il mange les hirondelles en salmis, quand il en trouve.
== III ==
== Nan ! Nan ! Nan ! ==
 
Ah çà ! me direz-vous, puisque le gibier est si rare à Tarascon, qu’est-ce que les chasseurs tarasconnais font donc tous les dimanches ?
Suite du coup d'œil général jeté sur
la bonne ville de Tarascon
 
Ce qu’ils font ?
À la passion de la chasse, la forte race tarasconnaise
joint une autre passion : celle des romances. Ce qui
se consomme de romances dans ce petit pays, c'est à
n'y pas croire. Toutes les vieilleries sentimentales
qui jaunissent dans les plus vieux cartons, on les
retrouve à Tarascon en pleine jeunesse, en plein
éclat. Elles y sont toutes, toutes. Chaque famille
a la sienne, et dans la ville cela se sait. On sait,
par exemple, que celle du pharmacien Bézuquet,
c'est :
:''Toi, blanche étoile que j'adore'' ;
 
Eh mon Dieu ! ils s’en vont en pleine campagne, à deux ou trois lieues de la ville. Ils se réunissent par petits groupes de cinq ou six, s’allongent tranquillement à l’ombre d’un puits, d’un vieux mur, d’un olivier, tirent de leurs carniers un bon morceau de bœuf en daube, des oignons crus, un saucissot, quelques anchois, et commencent un déjeuner interminable, arrosé d’un de ces jolis vins du Rhône qui font rire et qui font chanter.
celle de l'armurier Costecalde :
 
Après quoi, quand on est bien lesté, on se lève, on siffle les chiens, on arme les fusils, et on se met en chasse. C’est-à-dire que chacun de ces messieurs prend sa casquette, la jette en l’air de toutes ses forces et la tire au vol avec du 5, du 6 ou du 2 – selon les conventions.
:''Veux-tu venir au pays des cabanes ?''
 
Celui qui met le plus souvent dans sa casquette est proclamé roi de la chasse, et rentre le soir en triomphateur à Tarascon, la casquette criblée au bout du fusil, au milieu des aboiements et des fanfares.
celle du receveur de l'enregistrement :
 
Inutile de vous dire qu’il se fait dans la ville un grand commerce de casquettes de chasse. Il y a même des chapeliers qui vendent des casquettes trouées et déchirées d’avance à l’usage des maladroits ; mais on ne connaît guère que Bésuquet, le pharmacien, qui leur en achète. C’est déshonorant !
:''Si j' étais-t-invisible, personne n'me verrait.''
(chansonnette comique.)
 
Comme chasseur de casquettes, Tartarin de Tarascon n’avait pas son pareil. Tous les dimanches matin, il partait avec une casquette neuve : tous les dimanches soir, il revenait avec une loque. Dans la petite maison du baobab, les greniers étaient pleins de ces glorieux trophées. Aussi, tous les Tarasconnais le reconnaissaient-ils pour leur maître, et comme Tartarin savait à fond le code du chasseur, qu’il avait lu tous les traités, tous les manuels de toutes les chasses possibles, depuis la chasse à la casquette jusqu’à la chasse au tigre birman, ces messieurs en avaient fait leur grand justicier cynégétique et le prenaient pour arbitre dans toutes leurs discussions.
et ainsi de suite pour tout Tarascon. Deux ou trois
fois par semaine on se réunit les uns chez les autres et on se les
chante. Ce qu'il y a de singulier, c'est que ce sont
toujours les mêmes, et que, depuis si longtemps
qu'ils se les chantent ces braves Tarasconnais n'ont
jamais envie d' en changer. On se les lègue dans les
familles, de père en fils, et personne n'y touche ;
c' est sacré. Jamais même on ne s'en emprunte. Jamais
il ne viendrait à l'idée des Costecalde de chanter
celle des Bézuquet ni aux Bézuquet de chanter celle
des Costecalde. Et pourtant vous pensez s'ils
doivent les connaître depuis quarante ans qu'ils se
les chantent. Mais non ! Chacun garde la sienne et
tout le monde est content.
 
Tous les jours, de trois à quatre, chez l’armurier Costecalde, on voyait un gros homme, grave et la pipe aux dents, assis sur un fauteuil de cuir vert, au milieu de la boutique pleine de chasseurs de casquettes, tous debout et se chamaillant. C’était Tartarin de Tarascon qui rendait la justice, Nemrod doublé de Salomon.
Pour les romances comme pour les casquettes, le
 
premier de la ville était encore Tartarin. Sa
=== I, III « Nan ! Nan ! Nan ! » Suite du coup d’œil général jeté sur la bonne ville de Tarascon===
supériorité sur ses concitoyens consistait en ceci :
 
Tartarin de Tarascon n'avait pas la sienne. Il les
À la passion de la chasse, la forte race tarasconnaise joint une autre passion : celle des romances. Ce qui se consomme de romances dans ce petit pays, c’est à n’y pas croire. Toutes les vieilleries sentimentales qui jaunissent dans les plus vieux cartons, on les retrouve à Tarascon en pleine jeunesse, en plein éclat. Elles y sont toutes, toutes. Chaque famille a la sienne, et dans la ville cela se sait. On sait, par exemple, que celle du pharmacien Bézuquet, c’est :
avait toutes.
 
Toi, blanche étoile que j’adore...
 
Celle de l’armurier Costecalde :
 
Veux-tu venir au pays des cabanes ?
 
Celle du receveur de l’Enregistrement :
 
Si j’étais-t-invisible, personne n’me verrait.
 
(Chansonnette comique.)
 
Et ainsi de suite pour tout Tarascon. Deux ou trois fois par semaine on se réunit les uns chez les autres et on se les chante. Ce qu’il y a de singulier, c’est que ce sont toujours les mêmes, et que, depuis si longtemps qu’ils se les chantent ces braves Tarasconnais n’ont jamais envie d’en changer. On se les lègue dans les familles, de père en fils, et personne n’y touche ; c’est sacré. Jamais même on ne s’en emprunte. Jamais il ne viendrait à l’idée des Costecalde de chanter celle des Bézuquet ni aux Bézuquet de chanter celle des Costecalde. Et pourtant vous pensez s’ils doivent les connaître depuis quarante ans qu’ils se les chantent. Mais non ! chacun garde la sienne et tout le monde est content.
 
Pour les romances comme pour les casquettes, le premier de la ville était encore Tartarin. Sa supériorité sur ses concitoyens consistait en ceci : Tartarin de Tarascon n’avait pas la sienne. Il les avait toutes.
 
Toutes !
 
Seulement c’était le diable pour les lui faire chanter. Revenu de bonne heure des succès de salon, le héros tarasconnais aimait bien mieux se plonger dans ses livres de chasse ou passer sa soirée au cercle que de faire le joli cœur devant un piano de Nîmes entre deux bougies de Tarascon. Ces parades musicales lui semblaient au-dessous de lui… Quelquefois cependant, quand il y avait de la musique à la pharmacie Bézuquet, il entrait comme par hasard, et après s’être bien fait prier, consentait à dire le grand duo de Robert le Diable, avec Mme Bézuquet la mère… Qui n’a pas entendu cela n’a jamais rien entendu… Pour moi, quand je vivrais cent ans, je verrais toute ma vie le grand Tartarin s’approchant du piano d’un pas solennel, s’accoudant, faisant sa moue, et sous le reflet vert des bocaux de la devanture, essayant de donner à sa bonne face l’expression satanique et farouche de Robert le Diable. À peine avait-il pris position, tout de suite le salon frémissait ; on sentait qu’il allait se passer quelque chose de grand… Alors, après un silence, Mme Bézuquet la mère commençait en s’accompagnant :
Seulement c'était le diable pour les lui faire
chanter. Revenu de bonne heure des succès de salon,
le héros tarasconnais aimait bien mieux se plonger
dans ses livres de chasse ou passer sa soirée au
cercle que de faire le joli coeur devant un piano de
Nîmes entre deux bougies de Tarascon. Ces parades
musicales lui semblaient au-dessous de lui...
 
Robert, toi que j’aime
Quelquefois cependant, quand il y avait de la musique
à la pharmacie Bézuquet, il entrait comme par
hasard, et après s'être bien fait prier, consentait
à dire le grand duo de Robert le diable, avec
Madame Bézuquet la mère... qui n' a pas entendu
cela n'a jamais rien entendu... pour moi, quand je
vivrais cent ans, je verrais toute ma vie le grand
Tartarin s'approchant du piano d'un pas solennel,
s'accoudant, faisant sa moue, et sous le reflet vert
des bocaux de la devanture, essayant de donner à sa
bonne face l'expression satanique et farouche de
Robert le diable. À peine avait-il pris position,
tout de suite le salon frémissait ; on sentait qu' il
allait se passer quelque chose de grand... alors,
après un silence, Madame Bézuquet la mère
commençait en s'accompagnant :
 
Et qui reçus ma foi,
'':Robert, toi que j'aime
:Et qui reçus ma foi,
:Tu vois mon effroi (bis),
:Grâce pour toi-même
:Et grâce pour moi.''
 
Tu vois mon effroi (bis),
À voix basse, elle ajoutait : « à vous, Tartarin, » et
Tartarin de Tarascon, le bras tendu, le poing fermé, la narine
frémissante, disait par trois fois d'une voix
formidable, qui roulait comme un coup de tonnerre
dans les entrailles du piano : « ''Non ! ... non ! ...
non ! ...'' » , ce qu' en bon méridional il prononçait :
« ''Nan ! ... nan ! ... nan ! ...'' » sur quoi Madame
Bézuquet la mère reprenait encore une fois :
 
:''Grâce pour toi-même
:Et grâce pour moi.''
 
Et grâce pour moi.
--« ''Nan ! ... nan ! ... nan ! ...'' » hurlait Tartarin de
plus belle, et la chose en restait là... ce n'était
pas long, comme vous voyez : mais c'était si bien
jeté, si bien mimé, si diabolique, qu'un frisson de
terreur courait dans la pharmacie, et qu'on lui
faisait recommencer ses : " ''nan ! ... nan ! ...'' " quatre
et cinq fois de suite.
 
À voix basse, elle ajoutait : « À vous, Tartarin », et Tartarin de Tarascon, le bras tendu, le poing fermé, la narine frémissante, disait par trois fois d’une voix formidable, qui roulait comme un coup de tonnerre dans les entrailles du piano : « Non !… non !… non !… », ce qu’en bon Méridional il prononçait : « Nan !… nan !… nan !… » Sur quoi Mme Bézuquet la mère reprenait encore une fois :
Là-dessus Tartarin s'épongeait le front, souriait
aux dames, clignait de l'oeil aux hommes et, se
retirant sur son triomphe, s'en allait dire au
cercle d' un petit air négligent : « Je viens de chez
les Bézuquet chanter le duo de Robert le
diable »
 
Grâce pour toi-même
Et le plus fort, c'est qu'il le croyait ! ...
 
Et grâce pour moi.
==IV. Ils ! ! !==
 
– « Nan !… nan !… nan !… » hurlait Tartarin de plus belle, et la chose en restait là… Ce n’était pas long, comme vous voyez : mais c’était si bien jeté, si bien mimé, si diabolique, qu’un frisson de terreur courait dans la pharmacie, et qu’on lui faisait recommencer ses « Nan !… nan !… » quatre et cinq fois de suite.
C'est à ces différents talents que Tartarin de
Tarascon devait sa haute situation dans la ville.
Du reste, c'est une chose positive que ce diable
d'homme avait su prendre tout le monde.
 
Là-dessus Tartarin s’épongeait le front, souriait aux dames, clignait de l’œil aux hommes et, se retirant sur son triomphe, s’en allait dire au cercle d’un petit air négligent : « Je viens de chez les Bézuquet chanter le duo de Robert le Diable ! »
À Tarascon, l'armée était pour Tartarin. Le brave
commandant Bravida, capitaine d'habillement en
retraite, disait de lui : « C'est un lapin ! » et vous
pensez que le commandant s'y connaissait en lapins,
après en avoir tant habillé.
 
Et le plus fort, c’est qu’il le croyait !…
La magistrature était pour Tartarin. Deux ou trois
fois, en plein tribunal, le vieux président
Ladevèze avait dit, parlant de lui :
 
=== I, IV Ils ! ! !===
« C'est un caractère ! »
 
C’est à ces différents talents que Tartarin de Tarascon devait sa haute situation dans la ville.
Enfin le peuple était pour Tartarin. Sa carrure, sa
démarche, son air, un air de bon cheval de trompette
qui ne craignait pas le bruit, cette réputation de
héros qui lui venait on ne sait d'où, quelques
distributions de gros sous et de taloches aux
petits décrotteurs étalés devant sa porte, en
avaient fait le lord Seymour de l'endroit, le
roi des halles tarasconnaises. Sur les quais, le
dimanche soir, quand Tartarin revenait de la
chasse, la casquette au bout du canon, bien sanglé
dans sa veste de futaine, les portefaix du Rhône
s'inclinaient pleins de respect, et se montrant du coin de l'oeil les biceps
gigantesques qui roulaient sur ses bras, ils se
disaient tout bas les uns aux autres avec admiration :
« C'est celui-là qui est fort ! ... il a doubles
muscles ! »
 
Du reste, c’est une chose positive que ce diable d’homme avait su prendre tout le monde.
Doubles muscles !
 
À Tarascon, l’armée était pour Tartarin. Le brave commandant Bravida, capitaine d’habillement en retraite, disait de lui : « C’est un lapin ! » et vous pensez que le commandant s’y connaissait en lapins, après en avoir tant habillé.
Il n'y a qu'à Tarascon qu'on entend de ces
choses-là !
 
La magistrature était pour Tartarin. Deux ou trois fois, en plein tribunal, le vieux président Ladevèze avait dit, parlant de lui :
Et pourtant, en dépit de tout, avec ses nombreux
talents, ses doubles muscles, la faveur populaire
et l'estime si précieuse du brave commandant Bravida,
ancien capitaine d' habillement, Tartarin n' était pas
heureux ; cette vie de petite ville lui pesait,
l'étouffait. Le grand homme de Tarascon s'ennuyait
à Tarascon. Le fait est que pour une nature héroïque
comme la sienne, pour une âme aventureuse et folle
qui ne rêvait que batailles, courses dans les pampas,
grandes chasses, sables du désert, ouragans et
typhons, faire tous les dimanches une battue à la
casquette et le reste du temps rendre la justice chez
l'armurier Costecalde, ce n'était guère... Pauvre
cher grand homme ! À la longue, il y aurait eu de
quoi le faire mourir de consomption.
 
« C’est un caractère ! »
En vain, pour agrandir ses horizons, pour oublier un
peu le cercle et la place du marché, en vain
s'entourait-il de baobabs et autres végétations
africaines ; en vain entassait-il armes sur armes,
krish malais sur krish malais ; en vain se bourrait-il
de lectures romanesques, cherchant, comme
l'immortel Don Quichotte, à s'arracher par la
vigueur de son rêve aux griffes de l'impitoyable
réalité... Hélas ! Tout ce qu'il faisait pour apaiser
sa soif d'aventures ne servait qu'à l'augmenter. La
vue de toutes ses armes l'entretenait dans un état
perpétuel de colère et d'excitation. Ses rifles, ses
flèches, ses lazos lui criaient : « Bataille !
Bataille ! " Dans les branches de son baobab, le vent
des grands voyages soufflait et lui donnait de
mauvais conseils. Pour l'achever, Gustave Aimard
et Fenimore Cooper...
 
Enfin le peuple était pour Tartarin. Sa carrure, sa démarche, son air, un air de bon cheval de trompette qui ne craignait pas le bruit, cette réputation de héros qui lui venait on ne sait d’où, quelques distributions de gros sous et de taloches aux petits décrotteurs étalés devant sa porte, en avaient fait le lord Seymour de l’endroit, le roi des halles tarasconnaises. Sur les quais, le dimanche soir, quand Tartarin revenait de la chasse, la casquette au bout du canon, bien sanglé dans sa veste de futaine, les portefaix du Rhône s’inclinaient pleins de respect, et se montrant du coin de l’œil les biceps gigantesques qui roulaient sur ses bras, ils se disaient tout bas les uns aux autres avec admiration :
Oh ! Par les lourdes après-midi d'été quand il était
seul à lire au milieu de ses glaives, que de fois
Tartarin s'est levé en rugissant ; que de fois il a
jeté son livre et s'est précipité sur le mur pour
décrocher une panoplie !
 
« C’est celui-là qui est fort !… Il a doubles muscles ! »
Le pauvre homme oubliait qu'il était chez lui, à
Tarascon, avec un foulard de tête et des caleçons,
il mettait ses lectures en actions, et, s'exaltant
au son de sa propre voix, criait en brandissant une
hache ou un tomahawk :
 
Doubles muscles ?
« Qu'ils y viennent maintenant ! »
 
Il n’y a qu’à Tarascon qu’on entend de ces choses-là !
Ils ? qui, ils ?
 
Et pourtant, en dépit de tout, avec ses nombreux talents, ses doubles muscles, la faveur populaire et l’estime si précieuse du brave commandant Bravida, ancien capitaine d’habillement, Tartarin n’était pas heureux ; cette vie de petite ville lui pesait, l’étouffait. Le grand homme de Tarascon s’ennuyait à Tarascon. Le fait est que pour une nature héroïque comme la sienne, pour une âme aventureuse et folle qui ne rêvait que batailles, courses dans les pampas, grandes chasses, sables du désert, ouragans et typhons, faire tous les dimanches une battue à la casquette et le reste du temps rendre la justice chez l’armurier Costecalde, ce n’était guère… Pauvre cher grand homme ! À la longue, il y aurait eu de quoi le faire mourir de consomption.
Tartarin ne le savait pas bien lui-même... Ils !
c'était tout ce qui attaque, tout ce qui combat, tout
ce qui mord, tout ce qui griffe, tout ce qui scalpe,
tout ce qui hurle, tout ce qui rugit... Ils !
c'était l'indien sioux dansant autour du poteau de
guerre où le malheureux blanc est attaché.
C'était l'ours gris des montagnes Rocheuses qui se
dandine, et qui se lèche avec une langue pleine de
sang. C' était encore le touareg du désert, le pirate
malais, le bandit des Abruzzes... Ils, enfin,
c'était ils ! ... c'est-à-dire la guerre, les
voyages, l'aventure, la gloire.
 
En vain, pour agrandir ses horizons, pour oublier un peu le cercle et la place du Marché, en vain s’entourait-il de baobabs et autres végétations africaines ; en vain entassait-il armes sur armes, kriss malais sur kriss malais ; en vain se bourrait-il de lectures romanesques, cherchant, comme l’immortel don Quichotte, à s’arracher par la vigueur de son rêve aux griffes de l’impitoyable réalité… Hélas ! tout ce qu’il faisait pour apaiser sa soif d’aventures ne servait qu’à l’augmenter. La vue de toutes ses armes l’entretenait dans un état perpétuel de colère et d’excitation. Ses rifles, ses flèches, ses lassos lui criaient « Bataille ! bataille ! » Dans les branches de son baobab, le vent des grands voyages soufflait et lui donnait de mauvais conseils. Pour l’achever, Gustave Aimard et Fenimore Cooper…
Mais, hélas ! L'intrépide tarasconnais avait beau
les appeler, les défier... ils ne
venaient jamais... pecaïré ! Qu'est-ce qu'ils
seraient venus faire à Tarascon ?
 
Oh ! par les lourdes après-midi d’été quand il était seul à lire au milieu de ses glaives, que de fois Tartarin s’est levé en rugissant ; que de fois il a jeté son livre et s’est précipité sur le mur pour décrocher une panoplie !
Tartarin cependant les attendait toujours,
-surtout le soir en allant au cercle.
 
Le pauvre homme oubliait qu’il était chez lui à Tarascon, avec un foulard de tête et des caleçons, il mettait ses lectures en actions, et, s’exaltant au son de sa propre voix, criait en brandissant une hache ou un tomahawk :
==V. Quand Tartarin allait au cercle.==
 
« Qu’ils y viennent maintenant ! »
Le chevalier du temple se disposant à faire une
sortie contre l'infidèle qui l'assiège, le tigre
chinois s'équipant pour la bataille, le guerrier
comanche entrant sur le sentier de la guerre, tout
cela n'est rien auprès de Tartarin de Tarascon
s'armant de pied en cap pour aller au cercle, à neuf
heures du soir, une heure après les clairons de la
retraite.
Branle-bas de combat ! Comme disent les matelots.
à la main gauche, Tartarin prenait un coup-de-poing
à pointes de fer, à la main droite une canne à épée ;
dans la poche gauche, un casse-tête ; dans la poche
droite, un revolver. Sur la poitrine, entre drap et
flanelle, un krish malais. Par exemple, jamais de
flèche empoisonnée ; ce sont des armes trop
déloyales ! ...
avant de partir, dans le silence et l'ombre de son
cabinet, il s'exerçait un moment, se fendait, tirait
au mur, faisait jouer ses muscles ; puis, il prenait
son passe-partout, et traversait le jardin,
gravement, sans se presser. - à l'anglaise,
messieurs, à l'anglaise ! C'est le vrai courage.
- au bout du jardin, il ouvrait la lourde porte de
fer. Il l'ouvrait brusquement, violemment, de façon
à ce qu'elle allât battre en dehors contre la
muraille... s'ils avaient été derrière, vous
pensez, quelle marmelade ! ... malheureusement, ils
n' étaient pas derrière.
La porte ouverte, Tartarin sortait, jetait vite un
coup d'oeil de droite et de gauche, fermait la porte
à double tour et vivement. Puis en route.
Sur le chemin d'Avignon, pas un chat. Portes closes,
fenêtres éteintes. Tout était noir. De loin en loin
un réverbère, clignotant dans le brouillard du
Rhône...
superbe et calme, Tartarin de Tarascon s' en allait
ainsi dans la nuit, faisant sonner ses talons en
mesure, et du bout ferré de sa canne arrachant des
étincelles aux pavés... boulevards, grandes rues ou
ruelles, il avait soin de tenir toujours le milieu de
la chaussée, excellente mesure de précaution qui
vous permet de voir venir le danger, et surtout
d'éviter ce qui, le soir, dans les rues de
Tarascon, tombe quelquefois des fenêtres. à lui
voir tant de prudence, n'allez pas croire au moins
que Tartarin eût peur... non ! Seulement il se
gardait.
La meilleure preuve que Tartarin n'avait pas peur,
c'est qu'au lieu d' aller au cercle par le cours, il
y allait par la ville, c' est-à-dire par le plus long,
par le plus noir, par un tas de vilaines petites
rues au bout desquelles on voit le Rhône luire
sinistrement. Le pauvre homme espérait toujours
qu' au détour d'un de ces coupe-gorge ils allaient
s' élancer de l'ombre et lui tomber sur le dos.
ils auraient été bien reçus, je vous en
réponds... mais, hélas ! Par une dérision du
destin, jamais, au grand jamais, Tartarin de
Tarascon n'eut la chance de faire une mauvaise
rencontre. Pas même un chien, pas même un ivrogne.
Rien !
Parfois cependant une fausse alerte. Un bruit de pas,
des voix étouffées... " attention ! " se disait
Tartarin, et il restait planté sur place, scrutant
l'ombre, prenant le vent, appuyant son oreille contre
terre à la mode indienne... les pas approchaient.
Les voix devenaient distinctes... plus de doutes !
ils arrivaient... ils étaient là. Déjà
Tartarin, l'oeil en feu, la poitrine haletante, se
ramassait sur lui-même comme un jaguar, et se
préparait à bondir en poussant son cri de guerre...
quand tout à coup, du sein de l'ombre, il entendait
de bonnes voies tarasconnaises l'appeler bien
tranquillement :
- " Té ! Vé ! ... c'est Tartarin... et adieu,
Tartarin ! "
malédiction ! C'était le pharmacien Bézuquet avec
sa famille qui venait de chanter la sienne chez
les Costecalde.
- " Bonsoir ! Bonsoir ! "
grommelait Tartarin, furieux de sa méprise ; et,
farouche, la canne haute, il s'enfonçait dans la
nuit.
Arrivé dans la rue du cercle, l'intrépide
tarasconnais attendait encore un moment en se
promenant de long en large devant la porte avant
d' entrer... à la fin, las de les attendre et
certain qu' ils ne se montreraient pas, il
jetait un dernier regard de défi dans l' ombre, et
murmurait avec colère : " rien ! ... rien ! ... jamais
rien ! "
là-dessus le brave homme entrait faire son bésigue
avec le commandant.
 
Ils ? Qui, ils ?
== VI. Les deux Tartarins. ==
Avec cette rage d'aventures, ce besoin d' émotions
fortes, cette folie de voyages, de courses, de
diable au vert, comment diantre se trouvait-il que
Tartarin de Tarascon n' eût jamais quitté
Tarascon ?
Car c' est un fait. Jusqu' à l'âge de quarante-cinq
ans, l'intrépide tarasconnais n'avait pas une fois
couché hors de sa ville. Il n'avait pas même fait
ce fameux voyage à Marseille, que tout bon provençal
se paie à sa majorité. C'est au plus s'il connaissait
Beaucaire, et cependant Beaucaire n'est pas bien
loin de Tarascon, puisqu'il n' y a que le pont à
traverser. Malheureusement ce diable de pont a été
si souvent emporté par les coups de vent, il est si
long, si frêle, et le Rhône a tant de largeur à cet
endroit que, ma foi ! Vous comprenez... Tartarin de
Tarascon préférait la terre ferme.
C'est qu'il faut bien vous l'avouer, il y avait dans
notre héros deux natures très distinctes. " je sens
deux hommes en moi " , a dit je ne sais quel père de
l' église. Il l'eût dit vrai de Tartarin qui portait
en lui l'âme de Don Quichotte, les mêmes élans
chevaleresques, le même idéal héroïque, la même folie
du romanesque et du grandiose ; mais malheureusement
n' avait pas le corps du célèbre hidalgo, ce corps
osseux et maigre, ce prétexte de corps, sur lequel
la vie matérielle manquait de prise, capable de
passer vingt nuits sans déboucler sa
cuirasse et quarante-huit heures avec une poignée
de riz... le corps de Tartarin, au contraire, était
un brave homme de corps, très gras, très lourd, très
sensuel, très douillet, très geignard, plein
d'appétits bourgeois et d' exigences domestiques, le
corps ventru et court sur pattes de l' immortel
Sancho Pança.
Don Quichotte et Sancho Pança dans le même
homme ! Vous comprenez quel mauvais ménage ils y
devaient faire ! Quels combats ! Quels
déchirements ! ... ô le beau dialogue à écrire pour
Lucien ou pour Saint-évremond, un dialogue entre
les deux Tartarins, le Tartarin-Quichotte et le
Tartarin-Sancho ! Tartarin-Quichotte s' exaltant
aux récits de Gustave Aimard et criant : " je pars ! "
Tartarin-Sancho ne pensant qu' aux rhumatismes et
disant : " je reste. "
Tartarin-Quichotte, très exalté :
couvre-toi de gloire, Tartarin.
Tartarin-Sancho, très calme :
Tartarin, couvre-toi de flanelle.
Tartarin-Quichotte, de plus en plus exalté :
ô les bons rifles à deux coups ! ô les dagues, les
lazos, les mocassins !
Tartarin-Sancho, de plus en plus calme :
ô les bons gilets tricotés ! Les bonnes genouillères
bien chaudes ! ô les braves casquettes à oreillettes !
Tartarin-Quichotte, hors de lui :
une hache ! Qu' on me donne une hache !
Tartarin-Sancho, sonnant la bonne :
Jeannette, mon chocolat.
p23
 
Tartarin ne le savait pas bien lui-même… ils ! c’était tout ce qui attaque, tout ce qui combat, tout ce qui mord, tout ce qui griffe, tout ce qui scalpe, tout ce qui hurle, tout ce qui rugit… Ils ! c’était l’Indien Sioux dansant autour du poteau de guerre où le malheureux blanc est attaché.
Là-dessus, Jeannette apparaît avec un excellent
chocolat, chaud, moiré, parfumé, et de succulentes
grillades à l' anis, qui font rire Tartarin-Sancho en
étouffant les cris de Tartarin-Quichotte.
Et voilà comme il se trouvait que Tartarin de
Tarascon n' eût jamais quitté Tarascon.
p25
 
C’était l’ours gris des montagnes Rocheuses qui se dandine, et qui se lèche avec une langue pleine de sang. C’était encore le Touareg du désert, le pirate malais, le bandit des Abruzzes… Ils, enfin, c’était ils !… c’est-à-dire la guerre, les voyages, l’aventure, la gloire.
VII.
Les européens à Shang-Hai.
Le haut commerce. -les tartares.
Tartarin de Tarascon serait-il un imposteur ?
Le mirage.
Une fois cependant Tartarin avait failli partir,
partir pour un grand voyage.
Les trois frères Garcio-Camus, des tarasconnais
établis à Shang-Haï, lui avaient offert la
direction d' un de leurs comptoirs là-bas. ça, par
exemple, c' était bien la vie qu' il lui fallait. Des
affaires considérables, tout un monde de commis à
gouverner, des relations avec la Russie, la Perse,
la Turquie d' Asie, enfin le haut commerce.
Dans la bouche de Tartarin, ce mot de haut commerce
vous apparaissait d' une hauteur ! ...
la maison de Garcio-Camus avait en outre cet
avantage qu' on y recevait quelquefois la visite des
tartares. Alors vite on fermait les portes. Tous les
commis prenaient les armes, on hissait le drapeau
consulaire, et pan ! Pan ! Par les fenêtres, sur les
tartares.
Avec quel enthousiasme Tartarin-Quichotte sauta sur
cette proposition, je n' ai pas besoin de vous le
dire ; par malheur, Tartarin-Sancho n' entendait
pas de cette oreille-là, et, comme il était le plus
fort, l' affaire ne put pas s' arranger. Dans la ville,
on en parla beaucoup.
p26
 
Mais, hélas ! l’intrépide Tarasconnais avait beau les appeler, les défier… ils ne venaient jamais… Pécaïré ! qu’est-ce qu’ils seraient venus faire à Tarascon ?
Partira-t-il ? Ne partira-t-il pas ? Parions que si,
parions que non. Ce fut un événement... en fin de
compte, Tartarin ne partit pas, mais toutefois cette
histoire lui fit beaucoup d' honneur. Avoir failli
aller à Shang-Haï ou y être allé, pour Tarascon,
c' était tout comme. à force de parler du voyage de
Tartarin, on finit par croire qu' il en revenait, et
le soir, au cercle, tous ces messieurs lui
demandaient des renseignements sur la vie à
Shang-Haï, sur les moeurs, le climat, l' opium, le
haut commerce.
Tartarin, très bien renseigné, donnait de bonne
grâce les détails qu' on voulait, et, à la longue, le
brave homme n' était pas bien sûr lui-même de n' être
pas allé à Shang-Haï, si bien qu' en racontant pour
la centième fois la descente des tartares, il en
arrivait à dire très naturellement : " alors, je fais
armer mes commis, je hisse le pavillon consulaire,
et pan ! Pan ! Par les fenêtres, sur les tartares. "
en entendant cela, tout le cercle frémissait...
-mais alors, votre Tartarin n' était qu' un affreux
menteur.
-non ! Mille fois non ! Tartarin n' était pas un
menteur...
-pourtant, il devait bien savoir qu' il n' était pas
allé à Shang-Haï !
-eh ! Sans doute, il le savait. Seulement...
seulement, écoutez bien ceci. Il est temps de
s' entendre une fois pour toutes sur cette réputation
de menteurs que les gens du nord ont faite aux
méridionaux. Il n' y a pas de menteurs dans le midi,
pas plus à Marseille qu' à Nîmes, qu' à Toulouse,
qu' à Tarascon. L' homme du midi ne ment pas, il se
trompe. Il ne dit pas toujours la vérité, mais il
croit la dire... son mensonge à lui, ce n' est pas du
mensonge, c' est une espèce de mirage...
oui, du mirage ! ... et pour bien me comprendre,
allez-vous-en dans le midi, et vous verrez. Vous
verrez ce diable de pays où le soleil transfigure
tout, et fait tout plus grand que nature. Vous
verrez ces petites collines de Provence pas plus
hautes que la butte Montmartre et qui vous
paraîtront gigantesques, vous verrez la maison carrée
de Nîmes, -un petit bijou d' étagère, -qui vous
semblera aussi grande que notre-dame. Vous
verrez... ah ! Le seul menteur du midi, s' il y en a
un, c' est le soleil... tout ce qu' il touche, il
l' exagère ! ... qu' est-ce que c' était que Sparte aux
temps de sa splendeur ? Une bourgade... qu' est-ce que
c' était qu' Athènes ? Tout au plus une
sous-préfecture... et pourtant dans l' histoire elles
nous apparaissent comme des villes énormes. Voilà ce
que le soleil en a fait...
p27
 
Tartarin cependant les attendait toujours, surtout le soir en allant au cercle.
vous étonnerez-vous après cela que le même soleil,
tombant sur Tarascon, ait pu faire d' un ancien
capitaine d' habillement comme Bravida, le brave
commandant Bravida, d' un navet un baobab, et d' un
homme qui avait failli aller à Shang-Haï un homme
qui y était allé ?
p29
 
=== I, V Quand Tartarin allait au cercle===
VIII.
La ménagerie mitaine.
Un lion de l' Atlas à Tarascon.
Terrible et solennelle entrevue.
Et maintenant que nous avons montré Tartarin de
Tarascon comme il était en son privé, avant que la
gloire l' eût baisé au front et coiffé du laurier
séculaire, maintenant que nous avons raconté cette
vie héroïque dans un milieu modeste, ses joies, ses
douleurs, ses rêves, ses espérances, hâtons-nous
d' arriver aux grandes pages de son histoire et au
singulier événement qui devait donner l' essor à cette
incomparable destinée.
C' était un soir, chez l' armurier Costecalde.
Tartarin de Tarascon était en train de démontrer
à quelques amateurs le maniement du fusil à aiguille,
alors dans toute sa nouveauté... soudain la porte
s' ouvre, et un chasseur de casquettes se précipite
effaré dans la boutique, en criant : " un lion ! ...
un lion ! ... " stupeur générale, effroi, tumulte,
bousculade. Tartarin croise la baïonnette,
Costecalde court fermer la porte. On entoure le
chasseur, on l' interroge, on le presse, et voici
ce qu' on apprend : la ménagerie Mitaine, revenant
de la foire de Beaucaire, avait consenti à faire
une halte de quelques jours à Tarascon
p30
 
Le chevalier du Temple se disposant à faire une sortie contre l’infidèle qui l’assiège, le tigre chinois s’équipant pour la bataille, le guerrier comanche entrant sur le sentier de la guerre, tout cela n’est rien auprès de Tartarin de Tarascon s’armant de pied en cap pour aller au cercle, à neuf heures du soir, une heure après les clairons de la retraite.
et venait de s' installer sur la place du château
avec un tas de boas, de phoques, de crocodiles et un
magnifique lion de l' Atlas.
Un lion de l' Atlas à Tarascon ! Jamais, de mémoire
d' homme, pareille chose ne s' était vue. Aussi comme
nos braves chasseurs de casquettes se regardaient
fièrement ! Quel rayonnement sur leurs mâles visages,
et, dans tous les coins de la boutique Costecalde,
quelles bonnes poignées de mains silencieusement
échangées ! L' émotion était si grande, si imprévue,
que personne ne trouvait un mot à dire...
pas même Tartarin. Pâle et frémissant, le fusil à
aiguille encore entre les mains, il songeait debout
devant le comptoir... un lion de l' Atlas, là, tout
près, à deux pas ! Un lion ! C' est-à-dire la bête
héroïque et féroce par excellence, le roi des
fauves, le gibier de ses rêves, quelque chose comme
le premier sujet de cette troupe idéale qui lui
jouait de si beaux drames dans son imagination...
un lion, mille dieux ! ...
et de l' Atlas encore ! ! ! C' était plus que le grand
Tartarin n' en pouvait supporter...
tout à coup un paquet de sang lui monta au visage.
Ses yeux flambèrent. D' un geste convulsif il jeta le
fusil à aiguille sur son épaule, et, se tournant vers
le brave commandant Bravida, ancien capitaine
d' habillement, il lui dit d' une voix de tonnerre :
" allons voir ça, commandant. "
-" hé ! Bé... hé ! Bé... et mon fusil ! ... mon fusil
à aiguille que vous emportez ! ... " hasarda
timidement le prudent Costecalde ; mais Tartarin
avait tourné la rue, et derrière lui tous les
chasseurs de casquettes emboîtant fièrement le pas.
Quand ils arrivèrent à la ménagerie, il y avait déjà
beaucoup de monde. Tarascon, race héroïque, mais
trop longtemps privée de spectacles à sensations,
s' était rué sur la baraque Mitaine et l' avait prise
d' assaut. Aussi la grosse Madame Mitaine était
bien contente... en costume kabyle, les bras nus
jusqu' au coude, des bracelets de fer aux chevilles,
une cravache dans une main, dans l' autre un poulet
vivant, quoique plumé, l' illustre dame faisait les
honneurs de la baraque aux tarasconnais, et comme elle
avait doubles muscles , elle aussi, son succès
était presque aussi grand que celui de ses
pensionnaires.
L' entrée de Tartarin, le fusil sur l' épaule, jeta
un froid.
Tous ces braves tarasconnais, qui se promenaient
bien tranquillement
p31
 
Branle-bas de combat ! comme disent les matelots.
devant les cages, sans armes, sans méfiance, sans
même aucune idée de danger, eurent un mouvement de
terreur assez naturel en voyant leur grand Tartarin
entrer dans la baraque avec son formidable engin de
guerre. Il y avait donc quelque chose à craindre,
puisque lui, ce héros... en un clin d' oeil, tout le
devant des cages se trouva dégarni. Les enfants
criaient de peur, les dames regardaient la porte.
Le pharmacien Bézuquet s' esquiva, en disant qu' il
allait chercher son fusil...
peu à peu cependant, l' attitude de Tartarin rassura
les courages. Calme, la tête haute, l' intrépide
tarasconnais fit lentement le tour de la baraque,
passa sans s' arrêter devant la baignoire du phoque,
regarda d' un oeil dédaigneux la longue caisse pleine
de son où le boa digérait son poulet cru, et vint
enfin se planter devant la cage du lion...
terrible et solennelle entrevue ! Le lion de
Tarascon et le lion de l' Atlas en face l' un de
l' autre... d' un côté, Tartarin, debout, le jarret
tendu, les deux bras appuyés sur son rifle ; de
l' autre, le lion, un lion gigantesque, vautré dans
la paille, l' oeil clignotant, l' air abruti, avec
son énorme mufle à perruque jaune posé sur les
pattes de devant... tous deux calmes et se regardant.
Chose singulière ! Soit que le fusil à aiguille lui
eût donné de l' humeur, soit qu' il eût flairé un
ennemi de sa race, le lion, qui jusque-là avait
regardé les tarasconnais d' un air de souverain mépris
en leur bâillant au nez à tous, le lion eut tout à
coup un mouvement de colère. D' abord il renifla,
gronda sourdement, écarta ses griffes, étira ses
pattes ; puis il se leva, dressa la tête, secoua sa
crinière, ouvrit une gueule immense et poussa vers
Tartarin un formidable rugissement.
Un cri de terreur lui répondit. Tarascon, affolé,
se précipita vers les portes. Tous, femmes, enfants,
portefaix, chasseurs de casquettes, le brave
commandant Bravida lui-même... seul, Tartarin de
Tarascon ne bougea pas... il était là, ferme et
résolu, devant la cage, des éclairs dans les yeux
et cette terrible moue que toute la ville
connaissait... au bout d' un moment, quand les
chasseurs de casquettes, un peu rassurés par son
attitude et la solidité des barreaux, se
rapprochèrent de leur chef, ils entendirent qu' il
murmurait, en regardant le lion : " ça, oui, c' est
une chasse. "
ce jour-là, Tartarin de Tarascon n' en dit pas
davantage...
p33
 
À la main gauche, Tartarin prenait un coup-de-poing à pointes de fer, à la main droite une canne à épée ; dans la poche gauche, un casse-tête ; dans la poche droite, un revolver. Sur la poitrine, entre drap et flanelle, un kriss malais. Par exemple, jamais de flèche empoisonnée ; ce sont des armes trop déloyales !…
IX.
Singuliers effets du mirage.
Ce jour-là, Tartarin de Tarascon n' en dit pas
davantage ; mais le malheureux en avait déjà trop
dit...
le lendemain, il n' était bruit dans la ville que du
prochain départ de Tartarin pour l' Algérie et la
chasse aux lions. Vous êtes tous témoins, chers
lecteurs, que le brave homme n' avait pas soufflé
mot de cela ; mais vous savez, le mirage...
bref, tout Tarascon ne parlait que de ce départ.
Sur le cours, au cercle, chez Costecalde, les gens
s' abordaient d' un air effaré :
" et autrement, vous savez la nouvelle, au moins ?
-et autrement, quoi donc ? ... le départ de
Tartarin, au moins ? "
car à Tarascon toutes les phrases commencent par
et autrement , qu' on prononce autremain , et
finissent par au moins , qu' on prononce au
mouain . Or, ce jour-là, plus que tous les autres,
les au mouain et les autremain sonnaient à
faire trembler les vitres.
L' homme le plus surpris de la ville, en apprenant
qu' il allait partir pour l' Afrique, ce fut Tartarin.
Mais voyez ce que c' est que la vanité ! Au lieu de
répondre simplement qu' il ne partait pas du tout,
qu' il
p34
 
Avant de partir, dans le silence et l’ombre de son cabinet, il s’exerçait un moment, se fendait, tirait au mur, faisait jouer ses muscles ; puis, il prenait son passe-partout, et traversait le jardin, gravement, sans se presser. – À l’anglaise, messieurs, à l’anglaise ! c’est le vrai courage. – Au bout du jardin, il ouvrait la lourde porte de fer. Il l’ouvrait brusquement, violemment, de façon à ce qu’elle allât battre en dehors contre la muraille… S’ils avaient été derrière, vous pensez quelle marmelade !… Malheureusement, ils n’étaient pas derrière.
n' avait jamais eu l' intention de partir, le pauvre
Tartarin-la première fois qu' on lui parla de ce
voyage-fit d' un petit air évasif " hé ! ... hé ! ...
peut-être... je ne dis pas. " la seconde fois, un peu
plus familiarisé avec cette idée, il répondit :
" c' est probable. " la troisième fois : " c' est
certain ! "
enfin, le soir, au cercle et chez les Costecalde,
entraîné par le punch aux oeufs, les bravos, les
lumières ; grisé par le succès que l' annonce de son
départ avait eu dans la ville, le malheureux déclara
formellement qu' il était las de chasser la casquette
et qu' il allait, avant peu, se mettre à la poursuite
des grands lions de l' Atlas...
un hourra formidable accueillit cette déclaration.
Là-dessus, nouveau punch aux oeufs, poignées de
mains, accolades et sérénade aux flambeaux jusqu' à
minuit devant la petite maison du baobab.
C' est Tartarin-Sancho qui n' était pas content !
Cette idée de voyage en Afrique et de chasse au
lion lui donnait le frisson par avance ; et, en
rentrant au logis, pendant que la sérénade d' honneur
sonnait sous leurs fenêtres, il fit à
Tartarin-Quichotte une scène effroyable,
l' appelant toqué, visionnaire, imprudent, triple fou,
lui détaillant par le menu toutes les catastrophes
qui l' attendaient dans cette expédition, naufrages,
rhumatismes, fièvres chaudes, dysenteries, peste
noire, éléphantiasis, et le reste...
en vain Tartarin-Quichotte jurait-il de ne pas
faire d' imprudences, qu' il se couvrirait bien, qu' il
emporterait tout ce qu' il faudrait, Tartarin-Sancho
ne voulait rien entendre. Le pauvre homme se voyait
déjà déchiqueté par les lions, englouti dans les
sables du désert comme feu Cambyse, et l' autre
Tartarin ne parvint à l' apaiser un peu qu' en lui
expliquant que ce n' était pas pour tout de suite,
que rien ne pressait et qu' en fin de compte ils
n' étaient pas encore partis.
Il est bien clair, en effet, que l' on ne s' embarque
pas pour une expédition semblable sans prendre
quelques précautions. Il faut savoir où l' on va, que
diable ! Et ne pas partir comme un oiseau...
avant toutes choses, le tarasconnais voulut lire les
récits des grands touristes africains, les relations
de Mungo-Park, de Caillé, du docteur Livingstone,
d' Henri Duveyrier.
Là, il vit que ces intrépides voyageurs, avant de
chausser leurs sandales pour les excursions lointaines,
s' étaient préparés de longue main à supporter la
faim, la soif, les marches forcées, les privations de
toutes sortes. Tartarin voulut faire comme eux, et,
à partir de ce
p35
 
La porte ouverte, Tartarin sortait, jetait vite un coup d’œil de droite et de gauche, fermait la porte à double tour et vivement. Puis en route.
jour-là, ne se nourrit plus que d' eau bouillie .
-ce qu' on appelle eau bouillie , à Tarascon,
c' est quelques tranches de pain noyées dans de l' eau
chaude, avec une gousse d' ail, un peu de thym, un
brin de laurier. -le régime était sévère, et vous
pensez si le pauvre Sancho fit la grimace...
à l' entraînement par l' eau bouillie Tartarin de
Tarascon joignit d' autres sages pratiques. Ainsi,
pour prendre l' habitude des longues marches, il
s' astreignit à faire chaque matin son tour de ville
sept ou huit fois de suite, tantôt au pas accéléré,
tantôt au pas gymnastique, les coudes au corps et
deux petits cailloux blancs dans la bouche, selon
la mode antique.
Puis, pour se faire aux fraîcheurs nocturnes, aux
brouillards, à la rosée, il descendait tous les
soirs dans son jardin et restait là jusqu' à des dix
et onze heures, seul avec son fusil, à l' affût
derrière le baobab...
enfin, tant que la ménagerie Mitaine resta à
Tarascon, les chasseurs de casquettes attardés chez
Costecalde purent voir dans l' ombre, en passant sur
la place du château, un homme mystérieux se promenant
de long en large derrière la baraque.
C' était Tartarin de Tarascon, qui s' habituait à
entendre sans frémir les rugissements du lion dans
la nuit sombre.
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Sur le chemin d’Avignon, pas un chat. Portes closes, fenêtres éteintes. Tout était noir. De loin en loin un réverbère, clignotant dans le brouillard du Rhône…
X.
 
Avant le départ.
Superbe et calme, Tartarin de Tarascon s’en allait ainsi dans la nuit, faisant sonner ses talons en mesure, et du bout ferré de sa canne arrachant des étincelles aux pavés… Boulevards, grandes rues ou ruelles, il avait soin de tenir toujours le milieu de la chaussée, excellente mesure de précaution qui vous permet de voir venir le danger, et surtout d’éviter ce qui, le soir, dans les rues de Tarascon, tombe quelquefois des fenêtres. À lui voir tant de prudence, n’allez pas croire au moins que Tartarin eût peur… Non ! seulement il se gardait.
Pendant que Tartarin s' entraînait ainsi par toutes
 
sortes de moyens héroïques, tout Tarascon avait les
La meilleure preuve que Tartarin n’avait pas peur, c’est qu’au lieu d’aller au cercle par le cours, il y allait par la ville, c’est-à-dire par le plus long, par le plus noir, par un tas de vilaines petites rues au bout desquelles on voit le Rhône luire sinistrement. Le pauvre homme espérait toujours qu’au détour d’un de ces coupe-gorge ils allaient s’élancer de l’ombre et lui tomber sur le dos. Ils auraient été bien reçus, je vous en réponds… Mais, hélas ! par une dérision du destin, jamais, au grand jamais, Tartarin de Tarascon n’eut la chance de faire une mauvaise rencontre. Pas même un chien, pas même un ivrogne. Rien !
yeux sur lui ; on ne s' occupait plus d' autre chose.
 
La chasse à la casquette ne battait plus que d' une
Parfois cependant une fausse alerte. Un bruit de pas, des voix étouffées… « Attention ! » se disait Tartarin, et il restait planté sur place, scrutant l’ombre, prenant le vent, appuyant son oreille contre terre à la mode indienne… Les pas approchaient. Les voix devenaient distinctes… Plus de doutes ! Ils arrivaient… Ils étaient là. Déjà Tartarin, l’œil en feu, la poitrine haletante, se ramassait sur lui-même comme un jaguar, et se préparait à bondir en poussant son cri de guerre… quand tout à coup, du sein de l’ombre, il entendait de bonnes voix tarasconnaises l’appeler bien tranquillement :
aile, les romances chômaient. Dans la pharmacie
 
Bézuquet, le piano languissait sous une housse
« Té ! vé !… c’est Tartarin… Et adieu, Tartarin ! »
verte, et les mouches cantharides séchaient dessus,
 
le ventre en l' air... l' expédition de Tartarin avait
Malédiction ! c’était le pharmacien Bézuquet avec sa famille qui venait de chanter la sienne chez les Costecalde. – « Bonsoir ! bonsoir ! » grommelait Tartarin, furieux de sa méprise ; et, farouche, la canne haute, il s’enfonçait dans la nuit.
arrêté tout...
 
il fallait voir le succès du tarasconnais dans les
Arrivé dans la rue du cercle, l’intrépide Tarasconnais attendait encore un moment en se promenant de long en large devant la porte avant d’entrer… À la fin, las de les attendre et certain qu’ils ne se montreraient pas, il jetait un dernier regard de défi dans l’ombre et murmurait avec colère : « Rien !… rien !… jamais rien ! »
salons. On se l' arrachait, on se le disputait, on se
 
l' empruntait, on se le volait. Il n' y avait pas de
Là-dessus le brave homme entrait faire son bésigue avec le commandant.
plus grand honneur pour les dames que d' aller à la
 
ménagerie Mitaine au bras de Tartarin, et de se
=== I, VI Les Deux Tartarin ===
faire expliquer devant la cage du lion comment on
 
s' y prenait pour chasser ces grandes bêtes, où il
 
fallait viser, à combien de pas, si les accidents
 
étaient nombreux, etc., etc.
 
Tartarin donnait toutes les explications qu' on
Avec cette rage d’aventures, ce besoin d’émotions fortes, cette folie de voyages, de courses, de diable au vert, comment diantre se trouvait-il que Tartarin de Tarascon n’eût jamais quitté Tarascon ?
voulait. Il avait lu Jules Gérard et connaissait
 
la chasse au lion sur le bout du doigt, comme s' il
Car c’est un fait. Jusqu’à l’âge de quarante-cinq ans, l’intrépide Tarasconnais n’avait pas une fois couché hors de sa ville. Il n’avait pas même fait ce fameux voyage à Marseille, que tout bon Provençal se paie à sa majorité. C’est au plus s’il connaissait Beaucaire, et cependant Beaucaire n’est pas bien loin de Tarascon, puisqu’il n’y a que le pont à traverser. Malheureusement ce diable de pont a été si souvent emporté par les coups de vent, il est si long, si frêle, et le Rhône a tant de largeur à cet endroit que, ma foi ! vous comprenez… Tartarin de Tarascon préférait la terre ferme.
l' avait faite. Aussi parlait-il de ces choses avec
 
une grande éloquence.
C’est qu’il faut bien vous l’avouer, il y avait dans notre héros deux natures très distinctes. « Je sens deux hommes en moi », a dit je ne sais quel Père de l’Église. Il l’eût dit vrai de Tartarin qui portait en lui l’âme de don Quichotte, les mêmes élans chevaleresques, le même idéal héroïque, la même folie du romanesque et du grandiose ; mais malheureusement n’avait pas le corps du célèbre hidalgo, ce corps osseux et maigre, ce prétexte de corps, sur lequel la vie matérielle manquait de prise, capable de passer vingt nuits sans déboucler sa cuirasse et quarante-huit heures avec une poignée de riz… Le corps de Tartarin, au contraire, était un brave homme de corps, très gras, très lourd, très sensuel, très douillet, très geignard, plein d’appétits bourgeois et d’exigences domestiques, le corps ventru et court sur pattes de l’immortel Sancho Pança.
Mais où il était le plus beau, c' était le soir à
 
dîner chez le président
Don Quichotte et Sancho Pança dans le même homme ! vous comprenez quel mauvais ménage ils y devaient faire ! quels combats ! quels déchirements !…
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Ô le beau dialogue à écrire pour Lucien ou pour Saint-Évremond, un dialogue entre les deux Tartarin, le Tartarin-Quichotte et le Tartarin-Sancho ! Tartarin-Quichotte s’exaltant aux récits de Gustave Aimard et criant : « Je pars ! »
 
Tartarin-Sancho ne pensant qu’aux rhumatismes et disant : « Je reste. »
 
TARTARIN-QUICHOTTE, très exalté : – Couvre-toi de gloire, Tartarin.
 
TARTARIN-SANCHO, très calme : – Tartarin, couvre-toi de flanelle.
 
TARTARIN-QUICHOTTE, de plus en plus exalté : – Ô les bons rifles à deux coups ! ô les dagues, les lassos, les mocassins !
 
TARTARIN-SANCHO, de plus en plus calme : – Ô les bons gilets tricotés ! les bonnes genouillères bien chaudes ! ô les braves casquettes à oreillettes !
 
TARTARIN-QUICHOTTE, hors de lui : – Une hache ! qu’on me donne une hache !
 
TARTARIN-SANCHO, sonnant la bonne : – Jeannette, mon chocolat.
 
Là-dessus, Jeannette apparaît avec un excellent chocolat, chaud, moiré, parfumé, et de succulentes grillades à l’anis, qui font rire Tartarin-Sancho en étouffant les cris de Tartarin-Quichotte.
 
Et voilà comme il se trouvait que Tartarin de Tarascon n’eût jamais quitté Tarascon.
 
=== I, VII Les Européens à Shanghaï. – Le Haut Commerce. – Les Tartares. – Serait-il un imposteur ? – Le Mirage===
 
Une fois cependant Tartarin avait failli partir, pour un grand voyage.
 
Les trois frères Garcio-Camus, des Tarasconnais établis à Shanghaï, lui avaient offert la direction d’un de leurs comptoirs là-bas. Ça, par exemple, c’était bien la vie qu’il lui fallait. Des affaires considérables, tout un monde de commis à gouverner, des relations avec la Russie, la Perse, la Turquie d’Asie, enfin le Haut Commerce.
 
Dans la bouche de Tartarin, ce mot de Haut Commerce vous apparaissait d’une hauteur !…
 
La maison de Garcio-Camus avait en outre cet avantage qu’on y recevait quelquefois la visite des Tartares. Alors vite on fermait les portes. Tous les commis prenaient les armes, on hissait le drapeau consulaire, et pan ! pan ! par les fenêtres, sur les Tartares.
 
Avec quel enthousiasme Tartarin-Quichotte sauta sur cette proposition, je n’ai pas besoin de vous le dire ; par malheur, Tartarin-Sancho n’entendait pas de cette oreille-là, et, comme il était le plus fort, l’affaire ne put pas s’arranger. Dans la ville, on en parla beaucoup. Partira-t-il ? ne partira-t-il pas ? Parions que si, parions que non. Ce fut un événement… En fin de compte, Tartarin ne partit pas, mais toutefois cette histoire lui fit beaucoup d’honneur. Avoir failli aller à Shanghaï ou y être allé, pour Tarascon, c’était tout comme. À force de parler du voyage de Tartarin, on finit par croire qu’il en revenait, et le soir, au cercle, tous ces messieurs lui demandaient des renseignements sur la vie à Shanghaï, sur les mœurs, le climat, l’opium, le Haut Commerce.
 
Tartarin, très bien renseigné, donnait de bonne grâce les détails qu’on voulait, et, à la longue, le brave homme n’était pas bien sûr lui-même de n’être pas allé à Shanghaï, si bien qu’en racontant pour la centième fois la descente des Tartares, il en arrivait à dire très naturellement : « Alors, je fais armer mes commis, je hisse le pavillon consulaire, et pan ! pan ! par les fenêtres, sur les Tartares. » En entendant cela, tout le cercle frémissait…
 
– Mais alors, votre Tartarin n’était qu’un affreux menteur.
 
Non ! mille fois non ! Tartarin n’était pas un menteur…
 
– Pourtant, il devait bien savoir qu’il n’était pas allé à Shanghaï !
 
– Eh sans doute, il le savait. Seulement…
 
Seulement, écoutez bien ceci. Il est temps de s’entendre une fois pour toutes sur cette réputation de menteurs que les gens du Nord ont faite aux Méridionaux. Il n’y a pas de menteurs dans le Midi, pas plus à Marseille qu’à Nîmes, qu’à Toulouse, qu’à Tarascon. L’homme du Midi ne ment pas, il se trompe. Il ne dit pas toujours la vérité, mais il croit la dire… Son mensonge à lui, ce n’est pas du mensonge, c’est une espèce de mirage…
 
Oui, du mirage !… Et pour bien me comprendre, allez-vous-en dans le Midi, et vous verrez. Vous verrez ce diable de pays où le soleil transfigure tout, et fait tout plus grand que nature. Vous verrez ces petites collines de Provence pas plus hautes que la butte Montmartre et qui vous paraîtront gigantesques, vous verrez la Maison carrée de Nîmes — un petit bijou d’étagère — qui vous semblera aussi grande que Notre-Dame. Vous verrez… Ah ! le seul menteur du Midi, s’il y en a un, c’est le soleil… Tout ce qu’il touche, il l’exagère !… Qu’est-ce que c’était que Sparte aux temps de sa splendeur ? Une bourgade… Qu’est-ce que c’était qu’Athènes ? Tout au plus une sous-préfecture… et pourtant dans l’Histoire elles nous apparaissent comme des villes énormes. Voilà ce que le soleil en a fait…
 
Vous étonnerez-vous après cela que le même soleil, tombant sur Tarascon, ait pu faire d’un ancien capitaine d’habillement comme Bravida, le brave commandant Bravida, d’un navet un baobab, et d’un homme qui avait failli aller à Shanghaï un homme qui y était allé ?
 
=== I, VIII La Ménagerie Mitaine. – Un lion de l’Atlas à Tarascon. – Terrible et solennelle entrevue===
 
 
Et maintenant que nous avons montré Tartarin de Tarascon comme il était en son privé, avant que la gloire l’eût baisé au front et coiffé du laurier séculaire, maintenant que nous avons raconté cette vie héroïque dans un milieu modeste, ses joies, ses douleurs, ses rêves, ses espérances, hâtons-nous d’arriver aux grandes pages de son histoire et au singulier événement qui devait donner l’essor à cette incomparable destinée.
 
C’était un soir, chez l’armurier Costecalde. Tartarin de Tarascon était en train de démontrer à quelques amateurs le maniement du fusil à aiguille, alors dans toute sa nouveauté… Soudain la porte s’ouvre, et un chasseur de casquettes se précipite effaré dans la boutique, en criant : « Un lion !… un lion !… » Stupeur générale, effroi, tumulte, bousculade, Tartarin croise la baïonnette, Costecalde court fermer la porte. On entoure le chasseur, on l’interroge, on le presse, et voici ce qu’on apprend : la ménagerie Mitaine, revenant de la foire de Beaucaire, avait consenti à faire une halte de quelques jours à Tarascon et venait de s’installer sur la place du Château avec un tas de boas, de phoques, de crocodiles et un magnifique lion de l’Atlas.
 
Un lion de l’Atlas à Tarascon ! Jamais, de mémoire d’homme, pareille chose ne s’était vue. Aussi comme nos braves chasseurs de casquettes se regardaient fièrement ! quel rayonnement sur leurs mâles visages, et, dans tous les coins de la boutique Costecalde, quelles bonnes poignées de mains silencieusement échangées ! L’émotion était si grande, si imprévue, que personne ne trouvait un mot à dire…
 
Pas même Tartarin. Pâle et frémissant, le fusil à aiguille encore entre les mains, il songeait debout devant le comptoir… Un lion de l’Atlas, là, tout près, à deux pas ! Un lion ! c’est-à-dire la bête héroïque et féroce par excellence, le roi des fauves, le gibier de ses rêves, quelque chose comme le premier sujet de cette troupe idéale qui lui jouait de si beaux drames dans son imagination…
 
Un lion, mille dieux ! ! !
 
Et de l’Atlas encore !… C’était plus que le grand Tartarin n’en pouvait supporter…
 
Tout à coup un paquet de sang lui monta au visage.
 
Ses yeux flambèrent. D’un geste convulsif il jeta le fusil à aiguille sur son épaule, et, se tournant vers le brave commandant Bravida, ancien capitaine d’habillement, il lui dit d’une voix de tonnerre : « Allons voir ça, commandant. »
 
« Hé ! bé… hé ! bé… Et mon fusil !… mon fusil à aiguille que vous emportez !… » hasarda timidement le prudent Costecalde ; mais Tartarin avait tourné la rue, et derrière lui tous les chasseurs de casquettes emboîtant fièrement le pas.
 
Quand ils arrivèrent à la ménagerie, il y avait déjà beaucoup de monde. Tarascon, race héroïque, mais trop longtemps privée de spectacle à sensations, s’était rué sur la baraque Mitaine et l’avait prise d’assaut.
 
Aussi la grosse Mme Mitaine était bien contente… En costume kabyle, les bras nus jusqu’au coude, des bracelets de fer aux chevilles, une cravache dans une main, dans l’autre un poulet vivant, quoique plumé, l’illustre dame faisait les honneurs de la baraque aux Tarasconnais, et comme elle avait doubles muscles, elle aussi, son succès était presque aussi grand que celui de ses pensionnaires.
 
L’entrée de Tartarin, le fusil sur l’épaule, jeta un froid.
 
Tous ces braves Tarasconnais, qui se promenaient bien tranquillement devant les cages, sans armes, sans méfiance, sans même aucune idée de danger, eurent un mouvement de terreur assez naturel en voyant leur grand Tartarin entrer dans la baraque avec son formidable engin de guerre. Il y avait donc quelque chose à craindre, puisque lui, ce héros… En un clin d’œil, tout le devant des cages se trouva dégarni. Les enfants criaient de peur, les dames regardaient la porte. Le pharmacien Bézuquet s’esquiva, en disant qu’il allait chercher son fusil…
 
Peu à peu cependant, l’attitude de Tartarin rassura les courages. Calme, la tête haute, l’intrépide Tarasconnais fit lentement le tour de la baraque, passa sans s’arrêter devant la baignoire du phoque, regarda d’un œil dédaigneux la longue caisse pleine de son où le boa digérait son poulet cru, et vint enfin se planter devant la cage du lion…
 
Terrible et solennelle entrevue ! le lion de Tarascon et le lion de l’Atlas en face l’un de l’autre… D’un côté, Tartarin, debout, le jarret tendu, les deux bras appuyés sur son rifle ; de l’autre, le lion, un lion gigantesque, vautré dans la paille, l’œil clignotant, l’air abruti, avec son énorme mufle à perruque jaune posé sur les pattes de devant… Tous deux calmes et se regardant.
 
Chose singulière ! soit que le fusil à aiguille lui eût donné de l’humeur, soit qu’il eût flairé un ennemi de sa race, le lion, qui jusque-là avait regardé les Tarasconnais d’un air de souverain mépris en leur bâillant au nez à tous, le lion eut tout à coup un mouvement de colère. D’abord il renifla, gronda sourdement, écarta ses griffes, étira ses pattes ; puis il se leva, dressa la tête, secoua sa crinière, ouvrit une gueule immense et poussa vers Tartarin un formidable rugissement.
 
Un cri de terreur lui répondit. Tarascon, affolé, se précipita vers les portes. Tous, femmes, enfants, portefaix, chasseurs de casquettes, le brave commandant Bravida lui-même… Seul, Tartarin de Tarascon ne bougea pas… Il était là, ferme et résolu, devant la cage, des éclairs dans les yeux et cette terrible moue que toute la ville connaissait… Au bout d’un moment, quand les chasseurs de casquettes, un peu rassurés par son attitude et la solidité des barreaux, se rapprochèrent de leur chef, ils entendirent qu’il murmurait, en regardant le lion : « Ça, oui, c’est une chasse. »
 
Ce jour-là, Tartarin de Tarascon n’en dit pas davantage…
 
=== I, IX Singuliers effets du mirage===
 
Ce jour-là, Tartarin de Tarascon n’en dit pas davantage ; mais le malheureux en avait déjà trop dit…
 
Le lendemain, il n’était bruit dans la ville que du prochain départ de Tartarin pour l’Algérie et la chasse aux lions. Vous êtes tous témoins, chers lecteurs, que le brave homme n’avait pas soufflé mot de cela ; mais vous savez, le mirage…
 
Bref, tout Tarascon ne parlait que de ce départ.
 
Sur le cours, au cercle, chez Costecalde, les gens s’abordaient d’un air effaré :
 
– Et autrement, vous savez la nouvelle, au moins ?
 
– Et autrement, quoi donc ?… Le départ de Tartarin, au moins ?
 
Car à Tarascon toutes les phrases commencent par et autrement, qu’on prononce autremain, et finissent par au moins, qu’on prononce au mouain. Or, ce jour-là, plus que tous les autres, les au mouain et les autremain sonnaient à faire trembler les vitres.
 
L’homme le plus surpris de la ville, en apprenant qu’il allait partir pour l’Afrique, ce fut Tartarin. Mais voyez ce que c’est que la vanité ! Au lieu de répondre simplement qu’il ne partait pas du tout, qu’il n’avait jamais eu l’intention de partir, le pauvre Tartarin — la première fois qu’on lui parla de ce voyage — fit d’un petit air évasif : « Hé !… hé !… peut-être… je ne dis pas. » La seconde fois, un peu plus familiarisé avec cette idée, il répondit : « C’est probable. » La troisième fois : « C’est certain ! »
 
Enfin, le soir, au cercle et chez les Costecalde, entraîné par le punch aux œufs, les bravos, les lumières ; grisé par le succès que l’annonce de son départ avait eu dans la ville, le malheureux déclara formellement qu’il était las de chasser la casquette et qu’il allait, avant peu, se mettre à la poursuite des grands lions de l’Atlas…
 
Un hourra formidable accueillit cette déclaration. Là-dessus, nouveau punch aux œufs, poignées de mains, accolades et sérénade aux flambeaux jusqu’à minuit devant la petite maison du baobab.
 
C’est Tartarin-Sancho qui n’était pas content ! Cette idée de voyage en Afrique et de chasse au lion lui donnait le frisson par avance, et, en rentrant au logis, pendant que la sérénade d’honneur sonnait sous leurs fenêtres, il fit à Tartarin-Quichotte une scène effroyable, l’appelant toqué, visionnaire, imprudent, triple fou, lui détaillant par le menu toutes les catastrophes qui l’attendaient dans cette expédition, naufrages, rhumatismes, fièvres chaudes, dysenteries, peste noire, éléphantiasis, et le reste…
 
En vain Tartarin-Quichotte jurait-il de ne pas faire d’imprudences, qu’il se couvrirait bien, qu’il emporterait tout ce qu’il faudrait, Tartarin-Sancho ne voulait rien entendre. Le pauvre homme se voyait déjà déchiqueté par les lions, englouti dans les sables du désert comme feu Cambyse, et l’autre Tartarin ne parvint à l’apaiser un peu qu’en lui expliquant que ce n’était pas pour tout de suite, que rien ne pressait et qu’en fin de compte ils n’étaient pas encore partis.
 
Il est bien clair, en effet, que l’on ne s’embarque pas pour une expédition semblable sans prendre quelques précautions. Il faut savoir où l’on va, que diable ! et ne pas partir comme un oiseau…
 
Avant toutes choses, le Tarasconnais voulut lire les récits des grands touristes africains, les relations de Mungo-Park, de Caillé, du docteur Livingstone, d’Henri Duveyrier.
 
Là, il vit que ces intrépides voyageurs, avant de chausser leurs sandales pour les excursions lointaines, s’étaient préparés de longue main à supporter la faim, la soif, les marches forcées, les privations de toutes sortes. Tartarin voulut faire comme eux, et, à partir de ce jour-là, ne se nourrit plus que d’eau bouillie. – Ce qu’on appelle eau bouillie, à Tarascon, c’est quelques tranches de pain noyées dans de l’eau chaude, avec une gousse d’ail, un peu de thym, un brin de laurier. – Le régime était sévère, et vous pensez si le pauvre Sancho fit la grimace…
 
À l’entraînement par l’eau bouillie Tartarin de Tarascon joignit d’autres sages pratiques. Ainsi, pour prendre l’habitude des longues marches, il s’astreignit à faire chaque matin son tour de ville sept ou huit fois de suite, tantôt au pas accéléré, tantôt au pas gymnastique, les coudes au corps et deux petits cailloux blancs dans la bouche, selon la mode antique.
 
Puis, pour se faire aux fraîcheurs nocturnes, aux brouillards, à la rosée, il descendait tous les soirs dans son jardin et restait jusqu’à des dix et onze heures, seul avec son fusil, à l’affût derrière le baobab…
 
Enfin, tant que la ménagerie Mitaine resta à Tarascon, les chasseurs de casquettes attardés chez Costecalde purent voir dans l’ombre, en passant sur la place du Château, un homme mystérieux se promenant de long en large derrière la baraque.
 
C’était Tartarin de Tarascon, qui s’habituait à entendre sans frémir les rugissements du lion dans la nuit sombre.
 
=== I, X Avant le départ===
 
Pendant que Tartarin s’entraînait ainsi par toutes sortes de moyens héroïques, tout Tarascon avait les yeux sur lui ; on ne s’occupait plus d’autre chose. La chasse à la casquette ne battait plus que d’une aile, les romances chômaient. Dans la pharmacie Bézuquet, le piano languissait sous une housse verte, et les mouches cantharides séchaient dessus le ventre en l’air… L’expédition de Tartarin avait arrêté tout…
 
Il fallait voir le succès du Tarasconnais dans les salons. On se l’arrachait, on se le disputait, on se l’empruntait, on se le volait. Il n’y avait pas de plus grand honneur pour les dames que d’aller à la ménagerie Mitaine au bras de Tartarin, et de se faire expliquer devant la cage au lion comment on s’y prenait pour chasser ces grandes bêtes, où il fallait viser, à combien de pas, si les accidents étaient nombreux, etc., etc.
 
Tartarin donnait toutes les explications qu’on voulait. Il avait lu Jules Gérard et connaissait la chasse au lion sur le bout du doigt, comme s’il l’avait faite. Aussi parlait-il de ces choses avec une grande éloquence.
 
Mais où il était le plus beau, c’était le soir à dîner chez le président Ladevèze ou le brave commandant Bravida, ancien capitaine d’habillement, quand on apportait le café et que, toutes les chaises se rapprochant, on le faisait parler de ses chasses futures…
 
Alors, le coude sur la nappe, le nez dans son moka, le héros racontait d’une voix émue tous les dangers qui l’attendaient là-bas. Il disait les longs affûts sans lune, les marais pestilentiels, les rivières empoisonnées par la feuille du laurier-rose, les neiges, les soleils ardents, les scorpions, les pluies de sauterelles ; il disait aussi les mœurs des grands lions de l’Atlas, leur façon de combattre, leur vigueur phénoménale et leur férocité au temps du rut…
 
Puis, s’exaltant à son propre récit, il se levait de table, bondissait au milieu de la salle à manger, imitant le cri du lion, le bruit d’une carabine, pan ! pan ! le sifflement d’une balle explosive, pfft ! pfft ! gesticulait, rugissait, renversait les chaises…
 
Autour de la table, tout le monde était pâle. Les hommes se regardaient en hochant la tête, les dames fermaient les yeux avec de petits cris d’effroi, les vieillards brandissaient leurs longues cannes belliqueusement, et, dans la chambre à côté, les petits garçonnets qu’on couche de bonne heure, éveillés en sursaut par les rugissements et les coups de feu, avaient grand-peur et demandaient de la lumière.
 
Ladevèze ou le brave commandant Bravida, ancien
capitaine d' habillement, quand on apportait le café
et que, toutes les chaises se rapprochant, on le
faisait parler de ses chasses futures...
alors, le coude sur la nappe, le nez dans son moka,
le héros racontait d' une voix émue tous les dangers
qui l' attendaient là-bas. Il disait les longs affûts
sans lune, les marais pestilentiels, les rivières
empoisonnées par la feuille du laurier-rose, les
neiges, les soleils ardents, les scorpions, les
pluies de sauterelles ; il disait aussi les moeurs
des grands lions de l' Atlas, leur façon de
combattre, leur vigueur phénoménale et leur férocité
au temps du rut...
puis, s' exaltant à son propre récit, il se levait
de table, bondissait au milieu de la salle à manger,
imitant le cri du lion, le bruit d' une carabine,
pan ! Pan ! Le sifflement d' une balle explosible,
pfft ! Pfft ! Gesticulait, rugissait, renversait les
chaises...
autour de la table, tout le monde était pâle. Les
hommes se regardaient en hochant la tête, les dames
fermaient les yeux avec de petits cris d' effroi, les
vieillards brandissaient leurs longues cannes
belliqueusement, et, dans la chambre à côté, les
petits garçonnets qu' on couche de bonne heure,
éveillés en sursaut par les rugissements et les
coups de feu, avaient grand' peur et demandaient de
la lumière.
En attendant, Tartarin ne partait pas.
p39
 
=== I, XI Des coups d’épée, messieurs, des coups d’épée !… mais pas de coups d’épingle !===
XI.
 
Des coups d' épée, messieurs, des coups d' épée ! ...
Avait-il bien réellement l’intention de partir ?… Question délicate, et à laquelle l’historien de Tartarin serait fort embarrassé de répondre.
mais pas de coups d' épingle !
 
Avait-il bien réellement l' intention de partir ? ...
Toujours est-il que la ménagerie Mitaine avait quitté Tarascon depuis plus de trois mois, et le tueur de lions ne bougeait pas… Après tout, peut-être le candide héros, aveuglé par un nouveau mirage, se figurait-il de bonne foi qu’il était allé en Algérie. Peut-être qu’à force de raconter ses futures chasses, il s’imaginait les avoir faites, aussi sincèrement qu’il s’imaginait avoir hissé le drapeau consulaire et tiré sur les Tartares, pan ! pan ! à Shanghaï.
question délicate, et à laquelle l' historien de
 
Tartarin serait fort embarrassé de répondre.
Malheureusement, si cette fois encore Tartarin de Tarascon fut victime du mirage, les Tarasconnais ne le furent pas. Lorsqu’au bout de trois mois d’attente, on s’aperçut que le chasseur n’avait pas encore fait une malle, on commença à murmurer.
Toujours est-il que la ménagerie Mitaine avait
 
quitté Tarascon depuis plus de trois mois, et le
« Ce sera comme pour Shanghaï ! » disait Costecalde en souriant. Et le mot de l’armurier fit fureur dans la ville ; car personne ne croyait plus en Tartarin.
tueur de lions ne bougeait pas... après tout,
 
peut-être le candide héros, aveuglé par un nouveau
Les naïfs, les poltrons, des gens comme Bézuquet, qu’une puce aurait mis en fuite et qui ne pouvaient pas tirer un coup de fusil sans fermer les yeux, ceux-là surtout étaient impitoyables. Au cercle, sur l’esplanade, ils abordaient le pauvre Tartarin avec de petits airs goguenards.
mirage, se figurait-il de bonne foi qu' il était allé
 
en Algérie. Peut-être qu' à force de raconter ses
– Et autremain, pour quand ce voyage ?
futures chasses, il s' imaginait les avoir faites,
 
aussi sincèrement qu' il s' imaginait avoir hissé le
Dans la boutique Costecalde, son opinion ne faisait plus foi. Les chasseurs de casquettes reniaient leur chef !
drapeau consulaire et tiré sur les tartares, pan !
 
Pan ! à Shang-Haï.
Puis les épigrammes s’en mêlèrent. Le président Ladevèze, qui faisait volontiers en ses heures de loisir deux doigts de cour à la muse provençale, composa dans la langue du cru une chanson qui eut beaucoup de succès. Il était question d’un certain grand chasseur appelé maître Gervais, dont le fusil redoutable devait exterminer jusqu’au dernier tous les lions d’Afrique. Par malheur ce diable de fusil était de complexion singulière : on le chargeait toujours, il ne partait jamais…
Malheureusement, si cette fois encore Tartarin de
 
Tarascon fut victime du mirage, les tarasconnais ne
Il ne partait jamais ! vous comprenez l’allusion…
le furent pas. Lorsqu' au bout de trois mois
 
d' attente, on s' aperçut que le chasseur n' avait pas
En un tour de main, cette chanson devint populaire et quand Tartarin passait, les portefaix du quai, les petits décrotteurs de devant sa porte chantaient en chœur :
encore fait une malle, on commença à murmurer.
 
" ce sera comme pour Shang-Haï ! " disait Costecalde
Lou fùsioù de mestre Gervaï
en souriant. Et le mot de l' armurier fit fureur dans
 
la ville ; car personne ne croyait plus en Tartarin.
Toujou lou cargon, toujou lou cargon,
Les naïfs, les poltrons, des gens comme Bézuquet,
 
qu' une puce
Lou fùsioù de mestre Gervaï
p40
 
Toujou lou cargon, part jamaï.
 
Seulement cela se chantait de loin, à cause des doubles muscles.
 
Ô fragilité des engouements de Tarascon !…
 
Le grand homme, lui, feignait de ne rien voir, de ne rien entendre ; mais au fond cette petite guerre sourde et venimeuse l’affligeait beaucoup ; il sentait Tarascon lui glisser dans la main, la faveur populaire aller à d’autres, et cela le faisait horriblement souffrir.
 
Ah ! la grande gamelle de la popularité, il fait bon s’asseoir devant, mais quel échaudement quand elle se renverse !…
 
En dépit de sa souffrance, Tartarin souriait et menait paisiblement sa même vie, comme si de rien n’était.
 
Quelquefois cependant ce masque de joyeuse insouciance, qu’il s’était par fierté collé sur le visage, se détachait subitement. Alors, au lieu du rire, on voyait l’indignation et la douleur…
 
C’est ainsi qu’un matin que les petits décrotteurs chantaient sous ses fenêtres : Lou fùsioù de mestre Gervaï, les voix de ces misérables arrivèrent jusqu’à la chambre du pauvre grand homme en train de se raser devant sa glace. (Tartarin portait toute sa barbe, mais, comme elle venait trop forte, il était obligé de la surveiller.)
 
Tout à coup la fenêtre s’ouvrit violemment et Tartarin apparut en chemise, en serre-tête, barbouillé de bon savon blanc, brandissant son rasoir et sa savonnette, et criant d’une voix formidable :
 
« Des coups d’épée, Messieurs, des coups d’épée !… Mais pas de coups d’épingle ! »
 
Belles paroles dignes de l’histoire, qui n’avaient que le tort de s’adresser à ces petits fouchtras, hauts comme leurs boîtes à cirage, et gentilshommes tout à fait incapables de tenir une épée !
 
=== I, XII De ce qui fut dit dans la petite maison du baobab===
 
Au milieu de la défection générale, l’armée seule tenait bon pour Tartarin.
 
Le brave commandant Bravida, ancien capitaine d’habillement, continuait à lui marquer la même estime : « C’est un lapin ! » s’entêtait-il à dire, et cette affirmation valait bien, j’imagine, celle du pharmacien Bézuquet… Pas une fois le brave commandant n’avait fait allusion au voyage en Afrique ; pourtant, quand la clameur publique devint trop forte, il se décida à parler.
 
Un soir, le malheureux Tartarin était seul dans son cabinet, pensant à des choses tristes, quand il vit entrer le commandant, grave, ganté de noir, boutonné jusqu’aux oreilles.
 
« Tartarin », fit l’ancien capitaine avec autorité :
 
« Tartarin, il faut partir ! » Et il restait debout dans l’encadrement de la porte — rigide et grand comme le devoir.
 
Tout ce qu’il y avait dans ce « Tartarin, il faut partir ! » Tartarin de Tarascon le comprit.
 
Très pâle, il se leva, regarda autour de lui d’un œil attendri ce joli cabinet, bien clos, plein de chaleur et de lumière douce, ce large fauteuil si commode, ses livres, son tapis, les grands stores blancs de ses fenêtres, derrière lesquels tremblaient les branches grêles du petit jardin ; puis, s’avançant vers le brave commandant, il lui prit la main, la serra avec énergie et, d’une voix où roulaient des larmes, stoïque cependant, il lui dit : « Je partirai, Bravida ! »
 
Et il partit comme il l’avait dit. Seulement pas encore tout de suite… il lui fallut le temps de s’outiller.
 
D’abord il commanda chez Bompard deux grandes malles doublées de cuivre, avec une longue plaque portant cette inscription :
 
TARTARIN DE TARASCON
 
CAISSE D’ARMES
 
Le doublage et la gravure prirent beaucoup de temps. Il commanda aussi chez Tastavin un magnifique album de voyage pour écrire son journal, ses impressions ; car enfin on a beau chasser le lion, on pense tout de même en route.
aurait mis en fuite et qui ne pouvaient pas tirer un
coup de fusil sans fermer les yeux, ceux-là surtout
étaient impitoyables. Au cercle, sur l' esplanade, ils
abordaient le pauvre Tartarin avec de petits airs
goguenards.
" et autremain , pour quand ce voyage ? "
dans la boutique Costecalde, son opinion ne faisait
plus foi. Les chasseurs de casquettes reniaient leur
chef !
Puis les épigrammes s' en mêlèrent. Le président
Ladevèze, qui faisait volontiers en ses heures de
loisir deux doigts de cour à la muse provençale,
composa dans la langue du cru une chanson qui eut
beaucoup de succès. Il était question d' un certain
grand chasseur appelé maître Gervais, dont le fusil
redoutable devait exterminer jusqu' au dernier tous
les lions d' Afrique. Par malheur ce diable de fusil
était de complexion singulière : on le chargeait
toujours, il ne partait jamais .
Il ne partait jamais ! Vous comprenez l' allusion...
en un tour de main, cette chanson devint populaire ;
et quand Tartarin passait, les portefaix du quai,
les petits décrotteurs de devant sa porte chantaient
en choeur :
lou fùsioù de mestre Gervaï
toujou lou cargon, toujou lou cargon,
lou fùsioù de mestre Gervaï
toujou lou cargon, part jamaï .
Seulement cela se chantait de loin, à cause des
doubles muscles. ô fragilité des engouements de
Tarascon ! ...
le grand homme, lui, feignait de ne rien voir, de
ne rien entendre ; mais au fond cette petite guerre
sourde et venimeuse l' affligeait beaucoup ; il
sentait Tarascon lui glisser dans la main, la
faveur populaire aller à d' autres, et cela le faisait
horriblement souffrir.
Ah ! La grande gamelle de la popularité, il fait bon
s' asseoir devant, mais quel échaudement quand elle se
renverse ! ...
en dépit de sa souffrance, Tartarin souriait et
menait paisiblement sa même vie, comme si de rien
n' était.
Quelquefois cependant ce masque de joyeuse
insouciance, qu' il s' était par fierté collé sur le
visage, se détachait subitement. Alors, au lieu du
rire, on voyait l' indignation et la douleur...
c' est ainsi qu' un matin que les petits décrotteurs
chantaient sous
p41
 
Puis il fit venir de Marseille toute une cargaison de conserves alimentaires, du pemmican en tablettes pour faire du bouillon, une tente-abri d’un nouveau modèle, se montant et se démontant à la minute, des bottes de marin, deux parapluies, un waterproof, des lunettes bleues pour prévenir les ophtalmies. Enfin le pharmacien Bézuquet lui confectionna une petite pharmacie portative bourrée de sparadrap, d’arnica, de camphre, de vinaigre des quatre-voleurs.
ses fenêtres : lou fùsioù de mestre Gervaï, les
voix de ces misérables arrivèrent jusqu' à la chambre
du pauvre grand homme en train de se raser devant sa
glace. (Tartarin portait toute sa barbe, mais, comme
elle venait trop forte, il était obligé de la
surveiller.)
tout à coup la fenêtre s' ouvrit violemment et
Tartarin apparut en chemise, en serre-tête,
barbouillé de bon savon blanc, brandissant son rasoir
et sa savonnette, et criant d' une voix formidable :
" des coups d' épée, messieurs, des coups d' épée ! ...
mais pas de coups d' épingle ! "
belles paroles dignes de l' histoire, qui n' avaient
que le tort de s' adresser à ces petits fouchtras ,
hauts comme leurs boîtes à cirage, et gentilshommes
tout à fait incapables de tenir une épée !
p43
 
Pauvre Tartarin ! ce qu’il en faisait, ce n’était pas pour lui ; mais il espérait, à force de précautions et d’attentions délicates, apaiser la fureur de Tartarin-Sancho, qui, depuis que le départ était décidé, ne décolérait ni de jour ni de nuit.
XII.
De ce qui fut dit dans la petite maison du baobab.
Au milieu de la défection générale, l' armée seule
tenait bon pour Tartarin.
Le brave commandant Bravida, ancien capitaine
d' habillement, continuait à lui marquer la même
estime : " c' est un lapin ! " s' entêtait-il à dire,
et cette affirmation valait bien, j' imagine, celle
du pharmacien Bézuquet... pas une fois le brave
commandant n' avait fait allusion au voyage en
Afrique ; pourtant, quand la clameur publique
devint trop forte, il se décida à parler.
Un soir, le malheureux Tartarin était seul dans
son cabinet, pensant à des choses tristes, quand
il vit entrer le commandant, grave, ganté de noir,
boutonné jusqu' aux oreilles.
" Tartarin " , fit l' ancien capitaine avec autorité,
" Tartarin, il faut partir ! " et il restait debout
dans l' encadrement de la porte, -rigide et grand
comme le devoir.
Tout ce qu' il y avait dans ce " Tartarin, il faut
partir ! " Tartarin de Tarascon le comprit.
Très pâle, il se leva, regarda autour de lui d' un
oeil attendri ce joli cabinet, bien clos, plein de
chaleur et de lumière douce, ce large
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=== I, XIII Le Départ===
fauteuil si commode, ses livres, son tapis, les
grands stores blancs de ses fenêtres, derrière
lesquels tremblaient les branches grêles du petit
jardin ; puis, s' avançant vers le brave commandant,
il lui prit la main, la serra avec énergie, et,
d' une voix où roulaient des larmes, stoïque cependant,
il lui dit : " je partirai, Bravida ! "
et il partit comme il l' avait dit. Seulement pas
encore tout de suite... il lui fallut le temps de
s' outiller.
D' abord il commanda chez Bompard deux grandes
malles doublées de cuivre, avec une longue plaque
portant cette inscription :
Tartarin de Tarascon
caisse d' armes.
Le doublage et la gravure prirent beaucoup de temps.
Il commanda aussi chez Tastavin un magnifique album
de voyage pour écrire son journal, ses impressions ;
car enfin on a beau chasser le lion, on pense tout de
même en route.
Puis il fit venir de Marseille toute une cargaison
de conserves alimentaires, du pemmican en tablettes
pour faire du bouillon, une tente-abri d' un nouveau
modèle, se montant et se démontant à la minute, des
bottes de marin, deux parapluies, un water-proof, des
lunettes bleues pour prévenir les ophtalmies. Enfin
le pharmacien Bézuquet lui confectionna une petite
pharmacie portative bourrée de sparadrap, d' arnica,
de camphre, de vinaigre des quatre-voleurs.
Pauvre Tartarin ! Ce qu' il en faisait, ce n' était
pas pour lui ; mais il espérait, à force de
précautions et d' attentions délicates, apaiser la
fureur de Tartarin-Sancho, qui, depuis que le
départ était décidé, ne décolérait ni de jour ni de
nuit.
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XIII.
Le départ.
Enfin il arriva, le jour solennel, le grand jour.
Dès l' aube, tout Tarascon était sur pied, encombrant
le chemin d' Avignon et les abords de la petite
maison du baobab.
Du monde aux fenêtres, sur les toits, sur les
arbres ; des mariniers du Rhône, des portefaix, des
décrotteurs, des bourgeois, des ourdisseuses, des
taffetassières, le cercle, enfin toute la ville ;
puis aussi des gens de Beaucaire qui avaient passé
le pont, des maraîchers de la banlieue, des charrettes
à grandes bâches, des vignerons hissés sur de belles
mules attifées de rubans, de flots, de grelots, de
noeuds, de sonnettes, et même, de loin en loin,
quelques jolies filles d' Arles venues en croupe de
leur galant, le ruban d' azur autour de la tête,
sur de petits chevaux de Camargue gris de fer.
Toute cette foule se pressait, se bousculait devant
la porte de Tartarin, ce bon M Tartarin, qui s' en
allait tuer des lions chez les teurs .
Pour Tarascon, l' Algérie, l' Afrique, la Grèce,
la Perse, la Turquie, la Mésopotamie, tout cela
forme un grand pays très vague, presque mythologique,
et cela s' appelle les teurs (les turcs).
Au milieu de cette cohue, les chasseurs de casquettes
allaient et
p46
 
Dès l’aube, tout Tarascon était sur pied, encombrant le chemin d’Avignon et les abords de la petite maison du baobab.
venaient, fiers du triomphe de leur chef, et traçant
sur leur passage comme des sillons glorieux.
Devant la maison du baobab, deux grandes brouettes.
De temps en temps, la porte s' ouvrait, laissait voir
quelques personnes qui se promenaient gravement dans
le petit jardin. Des hommes apportaient des malles,
des caisses, des sacs de nuit, qu' ils empilaient sur
les brouettes.
à chaque nouveau colis, la foule frémissait. On se
nommait les objets à haute voix. " ça, c' est la
tente-abri... ça, ce sont les conserves... la
pharmacie... les caisses d' armes... " et les chasseurs
de casquettes donnaient des explications.
Tout à coup, vers dix heures, il se fit un grand
mouvement dans la foule. La porte du jardin tourna
sur ses gonds violemment.
" c' est lui ! ... c' est lui ! " criait-on.
C' était lui...
quand il parut sur le seuil, deux cris de stupeur
partirent de la foule :
" c' est un teur ! ...
-il a des lunettes ! "
Tartarin de Tarascon, en effet, avait cru de son
devoir, allant en Algérie, de prendre le costume
algérien. Large pantalon bouffant en toile blanche,
petite veste collante à boutons de métal, deux pieds
de ceinture rouge autour de l' estomac, le cou nu, le
front rasé, sur sa tête une gigantesque chéchia
(bonnet rouge) et un flot bleu d' une longueur ! ...
avec cela, deux lourds fusils, un sur chaque épaule,
un grand couteau de chasse à la ceinture, sur le
ventre une cartouchière, sur la hanche un revolver
se balançant dans sa poche de cuir. C' est tout...
ah ! Pardon, j' oubliais les lunettes, une énorme
paire de lunettes bleues qui venaient là bien à
propos pour corriger ce qu' il y avait d' un peu trop
farouche dans la tournure de notre héros !
" vive Tartarin ! ... vive Tartarin ! " hurla le
peuple. Le grand homme sourit, mais ne salua pas,
à cause de ses fusils qui le gênaient. Du reste, il
savait maintenant à quoi s' en tenir sur la faveur
populaire ; peut-être même qu' au fond de son âme il
maudissait ses terribles compatriotes, qui
l' obligeaient à partir, à quitter son joli petit
chez lui aux murs blancs, aux persiennes vertes...
mais cela ne se voyait pas.
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Du monde aux fenêtres, sur les toits, sur les arbres ; des mariniers du Rhône, des portefaix, des décrotteurs, des bourgeois, des ourdisseuses, des taffetassières, le cercle, enfin toute la ville ; puis aussi des gens de Beaucaire qui avaient passé le pont, des maraîchers de la banlieue, des charrettes à grandes bâches, des vignerons hissés sur de belles mules attifées de rubans, de flots, de grelots, de nœuds, de sonnettes, et même, de loin en loin, quelques jolies filles d’Arles venues en croupe de leur galant, le ruban d’azur autour de la tête, sur de petits chevaux de Camargue gris de fer.
Calme et fier, quoiqu' un peu pâle, il s' avança sur
la chaussée, regarda ses brouettes, et, voyant que
tout était bien, prit gaillardement le chemin de la
gare, sans même se retourner une fois vers la maison
du baobab. Derrière lui marchaient le brave
commandant Bravida, ancien capitaine d' habillement,
le président Ladevèze, puis l' armurier Costecalde
et tous les chasseurs de casquettes, puis les
brouettes, puis le peuple.
Devant l' embarcadère, le chef de gare l' attendait,
-un vieil africain de 1830, qui lui serra la main
plusieurs fois avec chaleur.
L' express Paris-Marseille n' était pas encore
arrivé. Tartarin et son état-major entrèrent dans
les salles d' attente. Pour éviter l' encombrement,
derrière eux le chef de gare fit fermer les grilles.
Pendant un quart d' heure, Tartarin se promena de
long en large dans les salles, au milieu des
chasseurs de casquettes. Il leur parlait de son
voyage, de sa chasse, promettant d' envoyer des
peaux. On s' inscrivait sur son carnet pour une peau
comme pour une contredanse.
Tranquille et doux comme Socrate au moment de boire
la ciguë, l' intrépide tarasconnais avait un mot
pour chacun, un sourire pour tout le monde. Il
parlait simplement, d' un air affable ; on aurait dit
qu' avant de partir, il voulait laisser derrière lui
comme une traînée de charme, de regrets, de bons
souvenirs. D' entendre leur chef parler ainsi, tous
les chasseurs de casquettes avaient des larmes,
quelques-uns même des remords, comme le président
Ladevèze et le pharmacien Bézuquet.
Des hommes d' équipe pleuraient dans des coins.
Dehors, le peuple regardait à travers les grilles,
et criait : " vive Tartarin ! "
enfin la cloche sonna. Un roulement sourd, un sifflet
déchirant ébranla les voûtes... en voiture ! En
voiture !
" adieu, Tartarin ! ... adieu, Tartarin ! ...
-adieu, tous ! ... " murmura le grand homme, et sur les
joues du brave commandant Bravida il embrassa son
cher Tarascon.
Puis il s' élança sur la voie, et monta dans un wagon
plein de parisiennes, qui pensèrent mourir de peur
en voyant arriver cet homme étrange avec tant de
carabines et de revolvers.
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Toute cette foule se pressait, se bousculait devant la porte de Tartarin, ce bon M. Tartarin, qui s’en allait tuer des lions chez les Teurs.
XIV.
Le port de Marseille.
Embarque ! Embarque !
Le 1er décembre 186..., à l' heure de midi, par un
soleil d' hiver provençal, un temps clair, luisant,
splendide, les marseillais effarés virent déboucher
sur la cannebière un teur , oh mais un teur ! ...
jamais ils n' en avaient vu un comme celui-là ; et
pourtant, dieu sait s' il en manque à Marseille, des
teurs !
Le teur en question, -ai-je besoin de vous le
dire ? -c' était Tartarin, le grand Tartarin de
Tarascon, qui s' en allait le long des quais, suivi
de ses caisses d' armes, de sa pharmacie, de ses
conserves, rejoindre l' embarcadère de la compagnie
Touache, et le paquebot Le Zouave , qui devait
l' emporter là-bas.
L' oreille encore pleine des applaudissements
tarasconnais, grisé par la lumière du ciel, l' odeur
de la mer, Tartarin rayonnant marchait, ses fusils
sur l' épaule, la tête haute, regardant de tous ses
yeux ce merveilleux port de Marseille qu' il voyait
pour la première fois, et qui l' éblouissait... le
pauvre homme croyait rêver. Il lui semblait qu' il
s' appelait Sinbad le marin, et qu' il errait dans une
de ces villes fantastiques comme il y en a dans les
mille et une nuits .
C' était à perte de vue un fouillis de mâts, de
vergues, se croisant
p50
 
Pour Tarascon, l’Algérie, l’Afrique, la Grèce, la Perse, la Turquie, la Mésopotamie, tout cela forme un grand pays très vague, presque mythologique, et cela s’appelle les Teurs (les Turcs).
dans tous les sens. Pavillons de tous les pays,
russes, grecs, suédois, tunisiens, américains... les
navires au ras du quai, les beauprés arrivant sur
la berge comme des rangées de baïonnettes. Au-dessous
les naïades, les déesses, les saintes vierges et
autres sculptures de bois peint qui donnent le nom
au vaisseau ; tout cela mangé par l' eau de mer
dévoré, ruisselant, moisi... de temps en temps, entre
les navires, un morceau de mer, comme une grande
moire tachée d' huile... dans l' enchevêtrement des
vergues, des nuées de mouettes faisant de jolies
taches sur le ciel bleu, des mousses qui s' appelaient
dans toutes les langues.
Sur le quai, au milieu des ruisseaux qui venaient des
savonneries, verts, épais, noirâtres, chargés
d' huile et de soude, tout un peuple de douaniers, de
commissionnaires, de portefaix avec leurs bogheys
attelés de petits chevaux corses.
Des magasins de confections bizarres, des baraques
enfumées où les matelots faisaient leur cuisine, des
marchands de pipes, des marchands de singes, de
perroquets, de cordes, de toiles à voiles, des
bric-à-brac fantastiques où s' étalaient pêle-mêle de
vieilles coulevrines, de grosses lanternes dorées,
de vieux palans, de vieilles ancres édentées, vieux
cordages, vieilles poulies, vieux porte-voix,
lunettes marines du temps de Jean Bart et de
Duguay-Trouin. Des vendeuses de moules et de
clovisses accroupies et piaillant à côté de leurs
coquillages. Des matelots passant avec des pots de
goudron, des marmites fumantes, de grands paniers
pleins de poulpes qu' ils allaient laver dans l' eau
blanchâtre des fontaines.
Partout, un encombrement prodigieux de marchandises
de toute espèce : soieries, minerais, trains de bois,
saumons de plomb, draps, sucres, caroubes, colzas,
réglisses, cannes à sucre. L' orient et l' occident
pêle-mêle. De grands tas de fromages de Hollande
que les génoises teignaient en rouge avec leurs
mains.
Là-bas, le quai au blé ; les portefaix déchargeant
leurs sacs sur la berge du haut de grands
échafaudages. Le blé, torrent d' or, qui roulait au
milieu d' une fumée blonde. Des hommes en fez rouge,
le criblant à mesure dans de grands tamis de peau
d' âne, et le chargeant sur des charrettes qui
s' éloignaient suivies d' un régiment de femmes et
d' enfants avec des balayettes et des paniers à
glanes... plus loin, le bassin de carénage, les
grands vaisseaux couchés sur le flanc et qu' on
flambait avec des broussailles pour les débarrasser
des herbes de la mer, les vergues trempant dans
l' eau, l' odeur de la résine, le bruit
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Au milieu de cette cohue, les chasseurs de casquettes allaient et venaient, fiers du triomphe de leur chef, et traçant sur leur passage comme des sillons glorieux.
assourdissant des charpentiers doublant la coque
des navires avec de grandes plaques de cuivre.
Parfois, entre les mâts, une éclaircie. Alors
Tartarin voyait l' entrée du port, le grand
va-et-vient des navires, une frégate anglaise
partant pour Malte, pimpante et bien lavée, avec
des officiers en gants jaunes, ou bien un grand brick
marseillais démarrant au milieu des cris, des
jurons, et à l' arrière un gros capitaine en redingote
et chapeau de soie, commandant la manoeuvre en
provençal. Des navires qui s' en allaient en courant,
toutes voiles dehors. D' autres là-bas, bien loin, qui
arrivaient lentement, dans le soleil, comme en l' air.
Et puis tout le temps un tapage effroyable,
roulement de charrettes, " oh ! Hisse " des matelots,
jurons, chants, sifflets de bateaux à vapeur, les
tambours et les clairons du fort Saint-Jean, du
fort Saint-Nicolas, les cloches de la Major, des
Accoules, de Saint-Victor ; par là-dessus le
mistral qui prenait tous ces bruits, toutes ces
clameurs, les roulait, les secouait, les confondait
avec sa propre voix et en faisait une musique folle,
sauvage, héroïque comme la grande fanfare du
voyage, fanfare qui donnait envie de partir, d' aller
loin, d' avoir des ailes.
C' est au son de cette belle fanfare que l' intrépide
Tartarin de Tarascon s' embarqua pour le pays des
lions ! ...
 
Devant la maison du baobab, deux grandes brouettes. De temps en temps, la porte s’ouvrait, laissait voir quelques personnes qui se promenaient gravement dans le petit jardin. Des hommes apportaient des malles, des caisses, des sacs de nuit, qu’ils empilaient sur les brouettes.
DEUXIEME EPISODE CHEZ LES TEURS
 
À chaque nouveau colis, la foule frémissait. On se nommait les objets à haute voix. « Ça, c’est la tente-abri… Ça, ce sont les conserves… la pharmacie… les caisses d’armes… » Et les chasseurs de casquettes donnaient des explications.
p55
 
Tout à coup, vers dix heures, il se fit un grand mouvement dans la foule. La porte du jardin tourna sur ses gonds violemment.
i.
La traversée.
Les cinq positions de la chéchia.
Le soir du troisième jour.
Miséricorde.
Je voudrais, mes chers lecteurs, être peintre et
grand peintre pour mettre sous vos yeux, en tête
de ce second épisode, les différentes positions que
prit la chéchia (bonnet rouge) de Tartarin de
Tarascon, dans ces trois jours de traversée qu' elle
fit à bord du Zouave , entre la France et
l' Algérie.
Je vous la montrerais d' abord au départ sur le pont,
héroïque et superbe comme elle était, auréolant cette
belle tête tarasconnaise. Je vous la montrerais
ensuite à la sortie du port, quand le Zouave
commence à caracoler sur les lames : je vous la
montrerais frémissante, étonnée, et comme sentant
déjà les premières atteintes de son mal.
Puis, dans le golfe du Lion, à mesure qu' on avance
au large et que la mer devient plus dure, je vous la
ferais voir aux prises avec la tempête, se dressant
effarée sur le crâne du héros, et son grand flot de
laine bleue qui se hérisse dans la brume de mer et
la bourrasque... quatrième position. Six heures du
soir, en vue des côtes corses. L' infortunée
chéchia se penche par-dessus le bastingage et
lamentablement regarde et sonde la mer... enfin,
cinquième et dernière position, au fond d' une étroite
cabine, dans un petit lit qui a l' air d' un tiroir
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– C’est lui !…c’est lui, criait-on.
de commode, quelque chose d' informe et de désolé
roule en geignant sur l' oreiller. C' est la
chéchia , l' héroïque chéchia du départ,
réduite maintenant au vulgaire état de casque à
mèche et s' enfonçant jusqu' aux oreilles d' une tête
de malade blême et convulsionnée...
ah ! Si les tarasconnais avaient pu voir leur grand
Tartarin couché dans son tiroir de commode sous le
jour blafard et triste qui tombait des hublots,
parmi cette odeur fade de cuisine et de bois mouillé,
l' écoeurante odeur du paquebot ; s' ils l' avaient
entendu râler à chaque battement de l' hélice,
demander du thé toutes les cinq minutes et jurer
contre le garçon avec une petite voix d' enfant,
comme ils s' en seraient voulu de l' avoir obligé à
partir... ma parole d' historien ! Le pauvre teur
faisait pitié. Surpris tout à coup par le mal,
l' infortuné n' avait pas eu le courage de desserrer
sa ceinture algérienne ni de se défubler de son
arsenal. Le couteau de chasse à gros manche lui
cassait la poitrine, le cuir de son revolver lui
meurtrissait les jambes. Pour l' achever, les
bougonnements de Tartarin-Sancho, qui ne cessait
de geindre et de pester :
" imbécile, va ! ... je te l' avais bien dit ! ... ah !
Tu as voulu aller en Afrique... eh bien, té ! La
voilà l' Afrique ! ... comment la trouves-tu ? "
ce qu' il y avait de plus cruel, c' est que du fond de
sa cabine et de ses gémissements, le malheureux
entendait les passagers du grand salon rire, manger,
chanter, jouer aux cartes. La société était aussi
joyeuse que nombreuse à bord du Zouave . Des
officiers qui rejoignaient leurs corps, des dames de
l' Alcazar de Marseille, des cabotins, un
riche musulman qui revenait de La Mecque, un prince
monténégrin très farceur qui faisait des imitations
de Ravel et de Gil Pérès... pas un de ces gens-là
n' avait le mal de mer, et leur temps se passait à
boire du champagne avec le capitaine du Zouave ,
un bon gros vivant de marseillais, qui avait ménage
à Alger et à Marseille, et répondait au joyeux
nom de Barbassou.
Tartarin de Tarascon en voulait à tous ces misérables.
Leur gaieté redoublait son mal...
enfin, dans l' après-midi du troisième jour, il se fit
à bord du navire un mouvement extraordinaire qui
tira notre héros de sa longue torpeur. La cloche de
l' avant sonnait. On entendait les grosses bottes des
matelots courir sur le pont.
" machine en avant ! ... machine en arrière ! " criait
la voix enrouée du capitaine Barbassou.
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C’était lui…
Puis : " machine, stop ! " un grand arrêt, une
 
secousse, et plus rien... rien que le paquebot se
Quand il parut sur le seuil, deux cris de stupeur partirent de la foule :
balançant silencieusement de droite à gauche, comme
 
un ballon dans l' air...
– C’est un Teur !…
cet étrange silence épouvanta le tarasconnais.
 
" miséricorde ! Nous sombrons ! ... " cria-t-il d' une
– Il a des lunettes !
voix terrible, et, retrouvant ses forces par magie,
 
il bondit de sa couchette, et se précipita sur le
Tartarin de Tarascon, en effet, avait cru de son devoir, allant en Algérie, de prendre le costume algérien. Large pantalon bouffant en toile blanche, petite veste collante à boutons de métal, deux pieds de ceinture rouge autour de l’estomac, le cou nu, le front rasé, sur sa tête une gigantesque chéchia (bonnet rouge) et un flot bleu d’une longueur !… Avec cela, deux lourds fusils, un sur chaque épaule, un grand couteau de chasse à la ceinture, sur le ventre une cartouchière, sur la hanche un revolver se balançant dans sa poche de cuir. C’est tout…
pont avec son arsenal.
 
p59
Ah ! pardon, j’oubliais les lunettes, une énorme paire de lunettes bleues qui venaient là bien à propos pour corriger ce qu’il y avait d’un peu trop farouche dans la tournure de notre héros !
 
« Vive Tartarin !… vive Tartarin ! » hurla le peuple. Le grand homme sourit, mais ne salua pas, à cause de ses fusils qui le gênaient. Du reste, il savait maintenant à quoi s’en tenir sur la faveur populaire ; peut-être même qu’au fond de son âme il maudissait ses terribles compatriotes, qui l’obligeaient à partir, à quitter son joli petit chez lui aux murs blancs, aux persiennes vertes… Mais cela ne se voyait pas.
 
Calme et fier, quoique un peu pâle, il s’avança sur la chaussée, regarda ses brouettes, et, voyant que tout était bien, prit gaillardement le chemin de la gare, sans même se retourner une fois vers la maison du baobab. Derrière lui marchaient le brave commandant Bravida, ancien capitaine d’habillement, le président Ladevèze, puis l’armurier Costecalde et tous les chasseurs de casquettes, puis les brouettes, puis le peuple.
 
Devant l’embarcadère, le chef de gare l’attendait — un vieil Africain de 1830, qui lui serra la main plusieurs fois avec chaleur.
 
L’express Paris-Marseille n’était pas encore arrivé. Tartarin et son état-major entrèrent dans les salles d’attente. Pour éviter l’encombrement, derrière eux le chef de gare fit fermer les grilles.
 
Pendant un quart d’heure, Tartarin se promena de long en large dans les salles, au milieu des chasseurs de casquettes. Il leur parlait de son voyage, de sa chasse, promettant d’envoyer des peaux. On s’inscrivait sur son carnet pour une peau comme pour une contredanse.
 
Tranquille et doux comme Socrate au moment de boire la ciguë, l’intrépide Tarasconnais avait un mot pour chacun, un sourire pour tout le monde. Il parlait simplement, d’un air affable ; on aurait dit qu’avant de partir, il voulait laisser derrière lui comme une traînée de charme, de regrets, de bons souvenirs. D’entendre leur chef parler ainsi, tous les chasseurs de casquettes avaient des larmes, quelques-uns même des remords, comme le président Ladevèze et le pharmacien Bézuquet.
 
Des hommes d’équipe pleuraient dans des coins. Dehors, le peuple regardait à travers les grilles, et criait : « Vive Tartarin ! »
 
Enfin la cloche sonna. Un roulement sourd, un sifflet déchirant ébranla les voûtes… En voiture ! en voiture !
 
– Adieu, Tartarin !… adieu, Tartarin !…
 
– Adieu, tous !… murmura le grand homme, et sur les joues du brave commandant Bravida il embrassa son cher Tarascon.
 
Puis il s’élança sur la voie, et monta dans un wagon plein de Parisiennes, qui pensèrent mourir de peur en voyant arriver cet homme étrange avec tant de carabines et de revolvers.
 
=== I, XIV Le Port de Marseille. – Embarque ! embarque !===
 
Le 1er décembre 186… à l’heure de midi, par un soleil d’hiver provençal, un temps clair, luisant, splendide, les Marseillais effarés virent déboucher sur la Canebière un Teur, oh mais un Teur !… Jamais ils n’en avaient vu un comme celui-là ; et pourtant, Dieu sait s’il en manque à Marseille, des Teurs !
 
Le Teur en question — ai-je besoin de vous le dire ? – c’était Tartarin, le grand Tartarin de Tarascon, qui s’en allait le long des quais, suivi de ses caisses d’armes, de sa pharmacie, de ses conserves, rejoindre l’embarcadère de la compagnie Touache, et le paquebot le Zouave, qui devait l’emporter là-bas.
 
L’oreille encore pleine des applaudissements tarasconnais, grisé par la lumière du ciel, l’odeur de la mer, Tartarin rayonnant marchait, ses fusils sur l’épaule, la tête haute, regardant de tous ses yeux ce merveilleux port de Marseille qu’il voyait pour la première fois, et qui l’éblouissait… Le pauvre homme croyait rêver. Il lui semblait qu’il s’appelait Sinbad le Marin, et qu’il errait dans une de ces villes fantastiques comme il y en a dans les Mille et une Nuits.
 
C’était à perte de vue un fouillis de mâts, de vergues, se croisant dans tous les sens. Pavillons de tous les pays, russes, grecs, suédois, tunisiens, américains… Les navires au ras du quai, les beauprés arrivant sur la berge comme des rangées de baïonnettes. Au-dessous les naïades, les déesses, les saintes vierges et autres, sculptures de bois peint qui donnent le nom au vaisseau ; tout cela mangé par l’eau de mer, dévoré, ruisselant, moisi… De temps en temps, entre les navires, un morceau de mer, comme une grande moire tachée d’huile… Dans l’enchevêtrement des vergues, des nuées de mouettes faisant de jolies taches sur le ciel bleu, des mousses qui s’appelaient dans toutes les langues.
 
Sur le quai, au milieu des ruisseaux qui venaient des savonneries, verts, épais, noirâtres, chargés d’huile et de soude, tout un peuple de douaniers, de commissionnaires, de portefaix avec leurs bogheys attelés de petits chevaux corses.
 
Des magasins de confections bizarres, des baraques enfumées où les matelots faisaient leur cuisine, des marchands de pipes, des marchands de singes, de perroquets, de cordes, de toiles à voiles, des bric-à-brac fantastiques où s’étalaient pêle-mêle de vieilles couleuvrines, de grosses lanternes dorées, de vieux palans, de vieilles ancres édentées, vieux cordages, vieilles poulies, vieux porte-voix, lunettes marines du temps de Jean Bart et de Duguay-Trouin. Des vendeuses de moules et de clovisses accroupies et piaillant à côté de leurs coquillages. Des matelots passant avec des pots de goudron, des marmites fumantes, de grands paniers pleins de poulpes qu’ils allaient laver dans l’eau blanchâtre des fontaines.
 
Partout, un encombrement prodigieux de marchandises de toute espèce ; soieries, minerais, trains de bois, saumons de plomb, draps, sucres, caroubes, colzas, réglisses, cannes à sucre. L’Orient et l’Occident pêle-mêle. De grands tas de fromages de Hollande que les Génoises teignaient en rouge avec leurs mains.
 
Là-bas, quai au blé ; les portefaix déchargeant leurs sacs sur la berge du haut de grands échafaudages. Le blé, torrent d’or, qui roulait au milieu d’une fumée blonde. Des hommes en fez rouge, le criblant à mesure dans de grands tamis de peau d’âne, et le chargeant sur des charrettes qui s’éloignaient suivies d’un régiment de femmes et d’enfants avec des balayettes et des paniers à glanes… Plus loin, le bassin de carénage, les grands vaisseaux couchés sur le flanc et qu’on flambait avec des broussailles pour les débarrasser des herbes de la mer, les vergues trempant dans l’eau, l’odeur de la résine, le bruit assourdissant des charpentiers doublant la coque des navires avec de grandes plaques de cuivre.
 
Parfois entre les mâts, une éclaircie. Alors Tartarin voyait l’entrée du port, le grand va-et-vient des navires, une frégate anglaise partant pour Malte, pimpante et bien lavée, avec des officiers en gants jaunes, ou bien un grand brick marseillais démarrant au milieu des cris, des jurons, et à l’arrière un gros capitaine en redingote et chapeau de soie, commandant la manœuvre en provençal. Des navires qui s’en allaient en courant, toutes voiles dehors. D’autres là-bas, bien loin, qui arrivaient lentement, dans le soleil, comme en l’air.
 
Et puis tout le temps un tapage effroyable, roulement de charrettes, « oh ! hisse » des matelots, jurons, chants, sifflets de bateaux à vapeur, les tambours et les clairons du fort Saint-Jean, du fort Saint-Nicolas, les cloches de la Major, des Accoules, de Saint-Victor ; par là-dessus le mistral qui prenait tous ces bruits, toutes ces clameurs, les roulait, les secouait, les confondait avec sa propre voix et en faisait une musique folle, sauvage, héroïque comme la grande fanfare du voyage, fanfare qui donnait envie de partir, d’aller loin, d’avoir des ailes. C’est au son de cette belle fanfare que l’intrépide Tartarin de Tarascon s’embarqua pour le pays des lions !…
 
 
 
== Deuxième épisode ==
 
 
 
Chez les Teurs
 
=== II, I La Traversée. – Les Cinq Positions de la chéchia. – Le Soir du troisième jour. – Miséricorde===
 
Je voudrais, mes chers lecteurs, être peintre et grand peintre pour mettre sous vos yeux, en tête de ce second épisode, les différentes positions que prit la chéchia (bonnet rouge) de Tartarin de Tarascon, dans ces trois jours de traversée qu’elle fit à bord du Zouave, entre la France et l’Algérie.
 
Je vous la montrerais d’abord au départ sur le pont, héroïque et superbe comme elle était, auréolant cette belle tête tarasconnaise. Je vous la montrerais ensuite à la sortie du port, quand le Zouave commence à caracoler sur les lames : je vous la montrerais frémissante, étonnée, et comme sentant déjà les premières atteintes de son mal.
 
Puis, dans le golfe du Lion, à mesure qu’on avance au large et que la mer devient plus dure, je vous la ferais voir aux prises avec la tempête, se dressant effarée sur le crâne du héros, et son grand flot de laine bleue qui se hérisse dans la brume de mer et la bourrasque… Quatrième position. Six heures du soir, en vue des côtes corses. L’infortunée chéchia se penche par-dessus le bastingage et lamentablement regarde et sonde la mer… Enfin, cinquième et dernière position, au fond d’une étroite cabine, dans un petit lit qui a l’air d’un tiroir de commode, quelque chose d’informe et de désolé roule en geignant sur l’oreiller. C’est la chéchia, l’héroïque chéchia du départ, réduite maintenant au vulgaire état de casque à mèche et s’enfonçant jusqu’aux oreilles d’une tête de malade blême et convulsionnée…
 
Ah ! si les Tarasconnais avaient pu voir leur grand Tartarin couché dans son tiroir de commode sous le jour blafard et triste qui tombait des hublots, parmi cette odeur fade de cuisine et de bois mouillé, l’écœurante odeur du paquebot ; s’ils l’avaient entendu râler à chaque battement de l’hélice, demander du thé toutes les cinq minutes et jurer contre le garçon avec une petite voix d’enfant, comme ils s’en seraient voulu de l’avoir obligé à partir… Ma parole d’historien ! le pauvre Teur faisait pitié. Surpris tout à coup par le mal, l’infortuné n’avait pas eu le courage de desserrer sa ceinture algérienne, ni de se défubler de son arsenal. Le couteau de chasse à gros manche lui cassait la poitrine, le cuir de son revolver lui meurtrissait les jambes. Pour l’achever, les bougonnements de Tartarin-Sancho, qui ne cessait de geindre et de pester :
 
« Imbécile, va !… Je te l’avais bien dit !… Ah ! tu as voulu aller en Afrique… Eh bien, té ! la voilà l’Afrique… Comment la trouves-tu ? »
 
Ce qu’il y avait de plus cruel, c’est que du fond de sa cabine et de ses gémissements, le malheureux entendait les passagers du grand salon rire, manger, chanter, jouer aux cartes. La société était aussi joyeuse que nombreuse à bord du Zouave. Des officiers qui rejoignaient leurs corps, des dames de l’Alkazar de Marseille, des cabotins, un riche musulman qui revenait de la Mecque, un prince monténégrin très farceur qui faisait des imitations de Ravel et de Gil Pérès… Pas un de ces gens-là n’avait le mal de mer, et leur temps se passait à boire du champagne avec le capitaine du Zouave, un bon gros vivant de Marseillais, qui avait ménage à Alger et à Marseille, et répondait au joyeux nom de Barbassou.
 
Tartarin de Tarascon en voulait à tous ces misérables. Leur gaieté redoublait son mal…
 
Enfin, dans l’après-midi du troisième jour, il se fit à bord du navire un mouvement extraordinaire qui tira notre héros de sa longue torpeur. La cloche de l’avant sonnait. On entendait les grosses bottes des matelots courir sur le pont.
 
« Machine en avant !… machine en arrière ! » criait la voix enrouée du capitaine Barbassou.
 
Puis : « Machine, stop ! » Un grand arrêt, une secousse, et plus rien… Rien que le paquebot se balançant silencieusement de droite à gauche, comme un ballon dans l’air…
 
Cet étrange silence épouvanta le Tarasconnais.
 
« Miséricorde ! nous sombrons !… » cria-t-il d’une voix terrible, et, retrouvant ses forces par magie, il bondit de sa couchette, et se précipita sur le pont avec son arsenal.
 
=== II, II Aux armes ! aux armes !===
 
II.
Aux armes ! Aux armes !
On ne sombrait pas, on arrivait.
Le Zouave venait d' entrer dans la rade, une
belle rade aux eaux noires et profondes, mais
silencieuse, morne, presque déserte. En face, sur
une colline, Alger la blanche avec ses petites
maisons d' un blanc mat qui descendent vers la mer,
serrées les unes contre les autres. Un étalage de
blanchisseuse sur le coteau de Meudon. Par là-dessus
un grand ciel de satin bleu, oh ! Mais si bleu ! ...
l' illustre Tartarin, un peu remis de sa frayeur,
regardait le paysage, en écoutant avec respect le
prince monténégrin, qui, debout à ses côtés, lui
nommait les différents quartiers de la ville, la
casbah, la ville haute, la rue Bab-Azoun. Très
bien élevé, ce prince monténégrin ; de plus,
connaissant à fond l' Algérie et parlant l' arabe
couramment. Aussi Tartarin se proposait-il de
cultiver sa connaissance... tout à coup, le long
du bastingage contre lequel ils étaient appuyés, le
tarasconnais aperçoit une rangée de grosses mains
noires qui se cramponnaient par dehors. Presque
aussitôt une tête de nègre toute crépue apparaît
devant lui, et, avant qu' il ait eu le temps d' ouvrir
la bouche, le pont se trouve envahi de tous côtés par
une centaine de forbans, noirs, jaunes, à moitié nus,
hideux, terribles.
p60
 
Le Zouave venait d’entrer dans la rade, une belle rade aux eaux noires et profondes, mais silencieuse, morne, presque déserte. En face, sur une colline, Alger-la-Blanche avec ses petites maisons d’un blanc mat qui descendent vers la mer, serrées les unes contre les autres. Un étalage de blanchisseuse sur le coteau de Meudon. Par là-dessus un grand ciel de satin bleu, oh ! mais si bleu !…
Ces forbans-là, Tartarin les connaissait... c' étaient
eux, c' est-à-dire ils, ces fameux ils qu' il avait si
souvent cherchés la nuit dans les rues de
Tarascon. Enfin ils se décidaient donc à venir.
... d' abord la surprise le cloua sur place. Mais
quand il vit les forbans se précipiter sur les
bagages, arracher la bâche qui les recouvrait,
commencer enfin le pillage du navire, alors le héros
se réveilla, et dégainant son couteau de chasse :
" aux armes ! Aux armes ! " cria-t-il aux voyageurs,
et le premier de tous, il fondit sur les pirates.
" ques aco ? qu' est-ce qu' il y a ? Qu' est-ce que
vous avez ? " fit le capitaine Barbassou, qui
sortait de l' entrepont.
-ah ! Vous voilà, capitaine ! ... vite, vite, armez
vos hommes.
-hé ! Pourquoi faire, boun diou ?
-mais vous ne voyez donc pas ? ...
-quoi donc ? ...
-là... devant vous... les pirates... "
le capitaine Barbassou le regardait tout ahuri. à
ce moment, un grand diable de nègre passait devant
eux, en courant, avec la pharmacie du héros sur son
dos :
" misérable ! ... attends-moi ! ... " hurla le
tarasconnais ; et il s' élança, la dague en avant.
Barbassou le rattrapa au vol, et, le retenant par
sa ceinture :
" mais restez donc tranquille, tron de ler ! ... ce ne
sont pas des pirates... il y a longtemps qu' il n' y
en a plus de pirates... ce sont des portefaix.
-des portefaix ! ...
-hé ; oui, des portefaix, qui viennent chercher les
bagages pour les porter à terre... rengainez donc
votre coutelas, donnez-moi votre billet, et marchez
derrière ce nègre, un brave garçon, qui va vous
conduire à terre, et même jusqu' à l' hôtel, si vous
le désirez ! ... "
un peu confus, Tartarin donna son billet, et, se
mettant à la suite du nègre, descendit par le
tire-vieille dans une grosse barque qui dansait le
long du navire. Tous ses bagages y étaient déjà, ses
malles, caisses d' armes, conserves alimentaires ;
comme ils tenaient toute la barque, on n' eut pas
besoin d' attendre d' autres voyageurs. Le nègre
grimpa sur les malles et s' y accroupit comme un
singe, les genoux dans ses mains. Un autre nègre prit
les rames... tous deux regardaient Tartarin en
riant et montrant leurs dents blanches.
Debout à l' arrière, avec cette terrible moue qui
faisait la terreur
p61
 
L’illustre Tartarin, un peu remis de sa frayeur, regardait le paysage, en écoutant avec respect le prince monténégrin, qui, debout à ses côtés, lui nommait les différents quartiers de la ville, la Casbah, la ville haute, la rue Bab-Azoun. Très bien élevé, ce prince monténégrin ; de plus, connaissant à fond l’Algérie et parlant l’arabe couramment. Aussi Tartarin se proposait-il de cultiver sa connaissance… Tout à coup, le long du bastingage, contre lequel ils étaient appuyés, le Tarasconnais aperçoit une rangée de grosses mains noires qui se cramponnaient par-dehors. Presque aussitôt une tête de nègre toute crépue apparaît devant lui, et, avant qu’il ait eu le temps d’ouvrir la bouche, le pont se trouve envahi de tous côtés par une centaine de forbans, noirs, jaunes, à moitié nus, hideux, terribles.
de ses compatriotes, le grand tarasconnais
tourmentait fiévreusement le manche de son coutelas ;
car, malgré ce qu' avait pu lui dire Barbassou, il
n' était qu' à moitié rassuré sur les intentions de
ces portefaix à peau d' ébène, qui ressemblaient si
peu aux braves portefaix de Tarascon...
cinq minutes après, la barque arrivait à terre, et
Tartarin posait le pied sur ce petit quai barbaresque,
où, trois cents ans auparavant, un galérien espagnol
nommé Michel Cervantes préparait-sous le bâton de
la chiourme algérienne-un sublime roman qui devait
s' appeler Don Quichotte !
p63
 
Ces forbans-là, Tartarin les connaissait… C’était eux, c’est-à-dire ILS, ces fameux ILS qu’il avait si souvent cherchés la nuit dans les rues de Tarascon. Enfin ILS se décidaient donc à venir.
III.
Invocation à Cervantes-débarquement.
Où sont les teurs ? -pas de teurs.
Désillusion.
ô Michel Cervantes Saavedra, si ce qu' on dit est
vrai, qu' aux lieux où les grands hommes ont habité,
quelque chose d' eux-mêmes erre et flotte dans l' air
jusqu' à la fin des âges, ce qui restait de toi sur
la plage barbaresque dut tressaillir de joie en
voyant débarquer Tartarin de Tarascon, ce type
merveilleux du français du midi en qui s' étaient
incarnés les deux héros de ton livre, Don Quichotte
et Sancho Pança...
l' air était chaud ce jour-là. Sur le quai ruisselant
de soleil, cinq ou six douaniers, des algériens
attendant des nouvelles de France, quelques maures
accroupis qui fumaient leurs longues pipes, des
matelots maltais ramenant de grands filets où des
milliers de sardines luisaient entre les mailles
comme de petites pièces d' argent.
Mais à peine Tartarin eut-il mis pied à terre, le
quai s' anima, changea d' aspect. Une bande de sauvages,
encore plus hideux que les forbans du bateau, se
dressa d' entre les cailloux de la berge et se rua
sur le débarquant. Grands arabes tout nus sous des
couvertures de laines, petits maures en guenilles,
nègres, tunisiens, mahonnais, m' zabites, garçons
d' hôtel en tablier blanc, tous criant, hurlant,
p64
 
D’abord la surprise le cloua sur place. Mais quand il vit les forbans se précipiter sur les bagages, arracher la bâche qui les recouvrait, commencer enfin le pillage du navire, alors le héros se réveilla, et dégainant son couteau de chasse : « Aux armes, aux armes ! » cria-t-il aux voyageurs, et le premier de tous, il fondit sur les pirates.
s' accrochant à ses habits, se disputant ses bagages,
l' un emportant ses conserves, l' autre sa pharmacie,
et, dans un charabia fantastique, lui jetant à la
tête des noms d' hôtel invraisemblables...
étourdi de tout ce tumulte, le pauvre Tartarin
allait, venait, pestait jurait, se démenait, courait
après ses bagages, et, ne sachant comment se faire
comprendre de ces barbares, les haranguait en
français, en provençal, et même en latin, du latin
de Pourceaugnac, rosa, la rose, bonus, bona,
bonum, tout ce qu' il savait... peine perdue. On
ne l' écoutait pas... heureusement qu' un petit homme,
vêtu d' une tunique à collet jaune, et armé d' une
longue canne de compagnon, intervint comme un dieu
d' Homère dans la mêlée, et dispersa toute cette
racaille à coups de bâton. C' était un sergent de
ville algérien. Très poliment il engagea Tartarin
à descendre à l' hôtel de l' Europe, et le confia à
des garçons de l' endroit qui l' emmenèrent, lui et
ses bagages, en plusieurs brouettes.
Aux premiers pas qu' il fit dans Alger, Tartarin de
Tarascon ouvrit de grands yeux. D' avance il s' était
figuré une ville orientale, féerique, mythologique,
quelque chose tenant le milieu entre Constantinople
et Zanzibar... il tombait en plein Tarascon... des
cafés, des restaurants, de larges rues, des maisons
à quatre étages, une petite place macadamisée où des
musiciens de la ligne jouaient des polkas
d' Offenbach, des messieurs sur des chaises buvant
de la bière avec des échaudés, des dames, quelques
lorettes, et puis des militaires... et pas un
teur ! ... il n' y avait que lui... aussi, pour
traverser la place, se trouva-t-il un peu gêné. Tout
le monde le regardait. Les musiciens de la ligne
s' arrêtèrent, et la polka d' Offenbach resta un pied
en l' air.
Les deux fusils sur l' épaule, le revolver sur la
hanche, farouche et majestueux comme Robinson
Crusoé, Tartarin passa gravement au milieu de tous
les groupes ; mais en arrivant à l' hôtel ses forces
l' abandonnèrent. Le départ de Tarascon, le port de
Marseille, la traversée, le prince monténégrin, les
pirates, tout se brouillait et roulait dans sa tête...
il fallut le monter à sa chambre, le désarmer, le
déshabiller... déjà même on parlait d' envoyer chercher
un médecin ; mais, à peine sur l' oreiller, le héros se
mit à ronfler si haut et de si bon coeur, que
l' hôtelier jugea les secours de la science inutiles,
et tout le monde se retira discrètement.
p65
 
– Quès aco ? Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que vous avez ? fit le capitaine Barbassou qui sortait de l’entrepont.
IV.
Le premier affût.
Trois heures sonnaient à l' horloge du gouvernement,
quand Tartarin se réveilla. Il avait dormi toute la
soirée, toute la nuit, toute la matinée, et même un
bon morceau de l' après-midi ; il faut dire aussi que
depuis trois jours la chéchia en avait vu de
rudes ! ...
la première pensée du héros, en ouvrant les yeux,
fut celle-ci : " je suis dans le pays du lion ! "
pourquoi ne pas le dire ? à cette idée que les lions
étaient là tout près, à deux pas, et presque sous la
main, et qu' il allait falloir en découdre, brr ! ...
un froid mortel le saisit, et il se fourra
intrépidement sous sa couverture.
Mais, au bout d' un moment, la gaieté du dehors, le
ciel si bleu, le grand soleil qui ruisselait dans la
chambre, un bon petit déjeuner qu' il se fit servir
au lit, sa fenêtre grande ouverte sur la mer, le tout
arrosé d' un excellent flacon de vin de Crescia, lui
rendit bien vite son ancien héroïsme. " au lion ! Au
lion ! " cria-t-il en rejetant sa couverture, et il
s' habilla prestement.
Voici quel était son plan : sortir de la ville sans
rien dire à personne, se jeter en plein désert,
attendre la nuit, s' embusquer, et, au premier lion
qui passerait, pan ! Pan ! ... puis revenir le
lendemain déjeuner à l' hôtel de l' Europe, recevoir
les félicitations des algériens et fréter une
charrette pour aller chercher l' animal.
p66
 
– Ah ! vous voilà, capitaine !… vite, vite, armez vos hommes.
Il s' arma donc à la hâte, roula sur son dos la
tente-abri dont le gros manche montait d' un bon pied
au-dessus de sa tête, et raide comme un pieu,
descendit dans la rue. Là, ne voulant demander sa
route à personne de peur de donner l' éveil sur ses
projets, il tourna carrément à droite, enfila jusqu' au
bout les arcades Bab-Azoun, où du fond de leurs
noires boutiques des nuées de juifs algériens le
regardaient passer, embusqués dans un coin comme des
araignées ; traversa la place du théâtre, prit le
faubourg et enfin la grande route poudreuse de
Mustapha.
Il y avait sur cette route un encombrement
fantastique. Omnibus, fiacres, corricolos, des
fourgons du train, de grandes charrettes de foin
traînées par des boeufs, des escadrons de chasseurs
d' Afrique, des troupeaux de petits ânes microscopiques,
des négresses qui vendaient des galettes, des
voitures d' alsaciens émigrants, des spahis en
manteaux rouges, tout cela défilant dans un
tourbillon de poussière, au milieu des cris, des
chants, des trompettes, entre deux haies de
méchantes baraques où l' on voyait de grandes
mahonnaises se peignant devant leurs portes, des
cabarets pleins de soldats, des boutiques de
bouchers, d' équarrisseurs...
" qu' est-ce qu' ils me chantent donc avec leur orient ? "
pensait le grand Tartarin ; " il n' y a pas même tant
de teurs qu' à Marseille. "
tout à coup, il vit passer près de lui, allongeant
ses grandes jambes et rengorgé comme un dindon, un
superbe chameau. Cela lui fit battre le coeur.
Des chameaux déjà ! Les lions ne devaient pas être
loin ; et, en effet, au bout de cinq minutes, il vit
arriver vers lui, le fusil sur l' épaule, toute une
troupe de chasseurs de lions.
" les lâches ! " se dit notre héros en passant à côté
d' eux, " les lâches ! Aller au lion par bandes, et
avec des chiens ! ... " car il ne se serait jamais
imaginé qu' en Algérie on pût chasser autre chose que
des lions. Pourtant ces chasseurs avaient de si
bonnes figures de commerçants retirés, et puis cette
façon de chasser le lion avec des chiens et des
carnassières était si patriarcale, que le
tarasconnais, un peu intrigué, crut devoir aborder
un de ces messieurs.
" et autrement, camarade, bonne chasse ?
-pas mauvaise, " répondit l' autre en regardant d' un
oeil effaré l' armement considérable du guerrier de
Tarascon.
" vous avez tué ?
p67
 
– Hé ! pourquoi faire, boun Diou ?
-mais oui... pas mal... voyez plutôt. " et le chasseur
algérien montrait sa carnassière, toute gonflée de
lapins et de bécasses.
" comment ça ! Votre carnassière ? ... vous les mettez
dans votre carnassière ?
-où voulez-vous donc que je les mette ?
-mais alors, c' est... c' est des tout petits...
-des petits et puis des gros, " fit le chasseur. Et
comme il était pressé de rentrer chez lui, il
rejoignait ses camarades à grandes enjambées...
l' intrépide Tartarin en resta planté de stupeur au
milieu de la route... puis, après un moment de
réflexion : " bah ! " se dit-il, " ce sont des
blagueurs... ils n' ont rien tué du tout... " et il
continua son chemin.
Déjà les maisons se faisaient plus rares, les
passants aussi. La nuit tombait, les objets devenaient
confus... Tartarin de Tarascon marcha encore une
demi-heure. à la fin il s' arrêta... c' était tout à
fait la nuit. Nuit sans lune, criblée d' étoiles.
Personne sur la route... malgré tout, le héros pensa
que les lions n' étaient pas des diligences et ne
devaient pas volontiers suivre le grand chemin. Il se
jeta à travers champs... à chaque pas des fossés, des
ronces, des broussailles. N' importe ! Il marchait
toujours... puis tout à coup, halte ! " il y a du
lion dans l' air, par ici, " se dit notre homme, et il
renifla fortement de droite et de gauche.
p69
 
– Mais vous ne voyez donc pas ?
V.
Pan ! Pan !
C' était un grand désert sauvage, tout hérissé de
plantes bizarres, de ces plantes d' orient qui ont
l' air de bêtes méchantes. Sous le jour discret des
étoiles, leur ombre agrandie s' étirait par terre en
tous sens. à droite, la masse confuse et lourde
d' une montagne, l' Atlas peut-être ! ... à gauche,
la mer invisible, qui roulait sourdement... un vrai
gîte à tenter les fauves.
Un fusil devant lui, un autre dans les mains,
Tartarin de Tarascon mit un genou en terre et
attendit... il attendit une heure, deux heures...
rien ! ...
alors il se souvint que, dans ses livres, les grands
tueurs de lions n' allaient jamais à la chasse sans
emmener un petit chevreau qu' ils attachaient à
quelques pas devant eux et qu' ils faisaient crier en
lui tirant la patte avec une ficelle. N' ayant pas de
chevreau, le tarasconnais eut l' idée d' essayer des
imitations, et se mit à bêler d' une voix chevrotante :
" mê ! Mê ! ... "
d' abord très doucement, parce qu' au fond de l' âme
il avait tout de même un peu peur que le lion
l' entendît... puis, voyant que rien ne venait, il
bêla plus fort : " mê ! ... mê ! ... " rien encore ! ...
impatienté, il reprit de plus belle et plusieurs fois
de suite : " mê ! ... mê ! ... mê ! ... "
p70
 
– Quoi donc ?…
avec tant de puissance que ce chevreau finissait par
avoir l' air d' un boeuf...
tout à coup, à quelques pas devant lui, quelque chose
de noir et de gigantesque s' abattit. Il se tut...
cela se baissait, flairait la terre, bondissait, se
roulait, partait au galop, puis revenait et
s' arrêtait net... c' était le lion, à n' en pas
douter ! ... maintenant on voyait très bien ses
quatre pattes courtes, sa formidable encolure, et deux
yeux, deux grands yeux qui luisaient dans l' ombre...
en joue ! Feu ! Pan ! Pan ! ... c' était fait. Puis
tout de suite un bondissement en arrière, et le coutelas
de chasse au poing.
Au coup de feu du tarasconnais, un hurlement terrible
répondit.
" il en a ! " cria le bon Tartarin, et, ramassé sur
ses fortes jambes, il se préparait à recevoir la
bête ; mais elle en avait plus que son compte et
s' enfuit au triple galop en hurlant... lui pourtant
ne bougea pas. Il attendait la femelle... toujours
comme dans ses livres !
Par malheur la femelle ne vint pas. Au bout de deux
ou trois heures d' attente, le tarasconnais se lassa.
La terre était humide, la nuit devenait fraîche, la
bise de mer piquait.
" si je faisais un somme en attendant le jour ? " se
dit-il, et, pour éviter les rhumatismes, il eut
recours à la tente-abri... mais voilà le diable !
Cette tente-abri était d' un système si ingénieux, si
ingénieux, qu' il ne put jamais venir à bout de
l' ouvrir.
Il eut beau s' escrimer et suer pendant une heure,
la damnée tente ne s' ouvrit pas... il y a des
parapluies qui, par des pluies torrentielles,
s' amusent à vous jouer de ces tours-là... de guerre
lasse, le tarasconnais jeta l' ustensile par terre,
et se coucha dessus, en jurant comme un vrai
provençal qu' il était.
" ta, ta, ra, ta tarata ! ... "
-quès aco ? ... " fit Tartarin, s' éveillant en
sursaut.
C' étaient les clairons des chasseurs d' Afrique qui
sonnaient la diane, dans les casernes de Mustapha...
le tueur de lions, stupéfait, se frotta les yeux...
lui qui se croyait en plein désert ! ... savez-vous
où il était... ? Dans un carré d' artichauts, entre
un plant de choux-fleurs et un plant de betteraves.
Son Sahara avait des légumes... tout près de lui,
sur la jolie côte verte de Mustapha supérieur, des
villas algériennes, toutes blanches, luisaient dans
la rosée du jour levant : on se serait cru aux
environs de Marseille, au milieu des bastides et
des bastidons .
p71
 
– Là… devant vous… les pirates…
La physionomie bourgeoise et potagère de ce paysage
endormi étonna beaucoup le pauvre homme, et le mit
de fort méchante humeur.
" ces gens-là sont fous, " se disait-il, " de planter
leurs artichauts dans le voisinage du lion... car
enfin, je n' ai pas rêvé... les lions viennent
jusqu' ici... en voilà la preuve... "
la preuve, c' étaient des taches de sang que la bête
en fuyant avait laissées derrière elle. Penché sur
cette piste sanglante, l' oeil aux aguets, le
revolver au poing, le vaillant tarasconnais arriva,
d' artichaut en artichaut, jusqu' à un petit champ
d' avoine... de l' herbe foulée, une mare de sang, et,
au milieu de la mare, couché sur le flanc avec une
large plaie à la tête, un... devinez quoi ! ...
" un lion, parbleu ! ... "
non ! Un âne, un de ces tout petits ânes qui sont si
communs en Algérie et qu' on désigne là-bas sous le
nom de bourriquots .
p73
 
Le capitaine Barbassou le regardait tout ahuri. À ce moment, un grand diable de nègre passait devant eux, en courant, avec la pharmacie du héros sur son dos :
VI.
Arrivée de la femelle. -terrible combat.
Le rendez-vous des lapins.
Le premier mouvement de Tartarin à l' aspect de sa
malheureuse victime fut un mouvement de dépit. Il y
a si loin en effet d' un lion à un bourriquot ! ...
son second mouvement fut tout à la pitié. Le pauvre
bourriquot était si joli ; il avait l' air si bon !
La peau de ses flancs, encore chaude, allait et
venait comme une vague. Tartarin s' agenouilla, et
du bout de sa ceinture algérienne essaya d' étancher
le sang de la malheureuse bête ; et ce grand homme
soignant ce petit âne, c' était tout ce que vous
pouvez imaginer de plus touchant.
Au contact soyeux de la ceinture, le bourriquot, qui
avait encore pour deux liards de vie, ouvrit son
grand oeil gris, remua deux ou trois fois ses
longues oreilles comme pour dire : " merci ! ...
merci ! ... " puis une dernière convulsion l' agita de
tête en queue et il ne bougea plus.
" Noiraud ! Noiraud ! " cria tout à coup une voix
étranglée par l' angoisse. En même temps dans un
taillis voisin les branches remuèrent... Tartarin
n' eut que le temps de se relever et de se mettre en
garde... c' était la femelle !
Elle arriva, terrible et rugissante, sous les traits
d' une vieille alsacienne en marmotte, armée d' un
grand parapluie rouge et réclamant
p74
 
– Misérable !… attends-moi !… hurla le Tarasconnais ; et il s’élança, la dague en avant.
son âne à tous les échos de Mustapha. Certes il
aurait mieux valu pour Tartarin avoir affaire à une
lionne en furie qu' à cette méchante vieille...
vainement le malheureux essaya de lui faire entendre
comment la chose s' était passée ; qu' il avait pris
Noiraud pour un lion... la vieille crut qu' on
voulait se moquer d' elle, et poussant d' énergiques
" tarteifle ! " tomba sur le héros à coups de
parapluie. Tartarin, un peu confus, se défendait de
son mieux, paraît les coups avec sa carabine, suait,
soufflait, bondissait, criait : -" mais madame...
mais madame... "
va te promener ! Madame était sourde, et sa vigueur
le prouvait bien.
Heureusement un troisième personnage arriva sur le
champ de bataille. C' était le mari de l' alsacienne,
alsacien lui-même et cabaretier, de plus, fort bon
comptable. Quand il vit à qui il avait affaire, et
que l' assassin ne demandait qu' à payer le prix de
la victime, il désarma son épouse et l' on s' entendit.
Tartarin donna deux cents francs ; l' âne en valait
bien dix. C' est le prix courant des bourriquots
sur les marchés arabes. Puis on enterra le pauvre
Noiraud au pied d' un figuier, et l' alsacien, mis en
bonne humeur par la couleur des douros tarasconnais,
invita le héros à venir rompre une croûte à son
cabaret, qui se trouvait à quelques pas de là, sur
le bord de la grande route.
Les chasseurs algériens venaient y déjeuner tous les
dimanches, car la plaine était giboyeuse et à deux
lieues autour de la ville il n' y avait pas de meilleur
endroit pour les lapins.
" et les lions ? " demanda Tartarin.
L' alsacien le regarda, très étonné : " les lions ?
-oui... les lions... en voyez-vous quelquefois ? "
reprit le pauvre homme avec un peu moins d' assurance.
Le cabaretier éclata de rire :
" ah ! Ben ! Merci... des lions... pourquoi faire ? ...
-il n' y en a donc pas en Algérie ? ...
-ma foi ! Je n' en ai jamais vu... et pourtant voilà
vingt ans que j' habite la province. Cependant je crois
bien avoir entendu dire... il me semble que les
journaux... mais c' est beaucoup plus loin, là-bas,
dans le sud... "
à ce moment, ils arrivaient au cabaret. Un cabaret
de banlieue,
p75
 
Barbassou le rattrapa au vol, et, le retenant par sa ceinture :
comme on en voit à Vanves ou à Pantin, avec un
rameau tout fané au-dessus de la porte, des queues
de billard peintes sur les murs et cette enseigne
inoffensive :
au rendez-vous des lapins.
Le rendez-vous des lapins ! ... ô Bravida, quel
souvenir !
p77
 
– Mais restez donc tranquille, tron de ler ! Ce ne sont pas des pirates… Il y a longtemps qu’il n’y en a plus de pirates… Ce sont des portefaix.
VII.
Histoire d' un omnibus, d' une mauresque
et d' un chapelet de fleurs de jasmin.
Cette première aventure aurait eu de quoi décourager
bien des gens ; mais les hommes trempés comme
Tartarin ne se laissent pas facilement abattre.
" les lions sont dans le sud, " pensa le héros, " eh
bien ! J' irai dans le sud. "
et dès qu' il eut avalé son dernier morceau, il se
leva, remercia son hôte, embrassa la vieille sans
rancune, versa une dernière larme sur l' infortuné
Noiraud, et retourna bien vite à Alger avec la
ferme intention de boucler ses malles et de partir
le jour même pour le sud.
Malheureusement la grande route de Mustapha semblait
s' être allongée depuis la veille : il faisait un
soleil, une poussière ! La tente-abri était d' un
lourd ! ... Tartarin ne se sentit pas le courage d' aller
à pied jusqu' à la ville, et le premier omnibus qui
passa, il fit signe et monta dedans...
ah ! Pauvre Tartarin de Tarascon ! Combien il
aurait mieux fait pour son nom, pour sa gloire, de
ne pas entrer dans cette fatale guimbarde et de
continuer pédestrement sa route, au risque de
tomber
p78
 
– Des portefaix !…
asphyxié sous le poids de l' atmosphère, de la
tente-abri et de ses lourds fusils rayés à doubles
canons...
Tartarin étant monté, l' omnibus fut complet. Il y
avait au fond, le nez dans son bréviaire, un vicaire
d' Alger à grande barbe noire. En face, un jeune
marchand maure, qui fumait de grosses cigarettes.
Puis, un matelot maltais, et quatre ou cinq
mauresques masquées de linges blancs, et dont on ne
pouvait voir que les yeux. Ces dames venaient de
faire leurs dévotions au cimetière d' Abd-El-Kader ;
mais cette visite funèbre ne semblait pas les avoir
attristées. On les entendait rire et jacasser entre
elles sous leurs masques, en croquant des pâtisseries.
Tartarin crut s' apercevoir qu' elles le regardaient
beaucoup. Une surtout, celle qui était assise en
face de lui, avait planté son regard dans le sien,
et ne le retira pas de toute la route. Quoique la
dame fût voilée, la vivacité de ce grand oeil noir
allongé par le k' hol, un poignet délicieux et fin
chargé de bracelets d' or qu' on entrevoyait de
temps en temps entre les voiles, tout, le son de la
voix, les mouvements gracieux, presque enfantins de
la tête, disait qu' il y avait là-dessous quelque
chose de jeune, de joli, d' adorable... le malheureux
Tartarin ne savait où se fourrer. La caresse muette
de ces beaux yeux d' orient le troublait, l' agitait,
le faisait mourir ; il avait chaud, il avait froid...
pour l' achever, la pantoufle de la dame s' en mêla :
sur ses grosses bottes de chasse, il la sentait
courir, cette mignonne pantoufle, courir et frétiller
comme une petite souris rouge... que faire ?
Répondre à ce regard, à cette pression ! Oui, mais
les conséquences... une intrigue d' amour en orient,
c' est quelque chose de terrible ! ... et avec son
imagination romanesque et méridionale, le brave
tarasconnais se voyait déjà tombant aux mains des
eunuques, décapité, mieux que cela peut-être, cousu
dans un sac de cuir, et roulant sur la mer, sa tête
à côté de lui. Cela le refroidissait un peu... en
attendant, la petite pantoufle continuait son
manège, et les yeux d' en face s' ouvraient tout
grands vers lui comme deux fleurs de velours noir,
en ayant l' air de dire :
-cueille-nous ! ...
l' omnibus s' arrêta. On était sur la place du
théâtre à l' entrée, de la rue Bab-Azoun. Une à
une, empêtrées dans leurs grands pantalons et serrant
leurs voiles contre elles avec une grâce sauvage,
les mauresques descendirent. La voisine de Tartarin
se leva la
p79
 
– Hé ! oui, des portefaix, qui viennent chercher les bagages pour les porter à terre… Rengainez donc votre coutelas, donnez-moi votre billet, et marchez derrière ce nègre, un brave garçon, qui va vous conduire à terre, et même jusqu’à l’hôtel, si vous le désirez !…
dernière, et en se levant son visage passa si près
de celui du héros qu' il l' effleura de son haleine,
un vrai bouquet de jeunesse, de jasmin, de musc et
de pâtisserie.
Le tarasconnais n' y résista pas. Ivre d' amour et
prêt à tout, il s' élança derrière la mauresque...
au bruit de ses buffleteries, elle se retourna,
mit un doigt sur son masque comme pour dire " chut ! "
et vivement, de l' autre main, elle lui jeta un petit
chapelet parfumé, fait avec des fleurs de jasmin.
Tartarin de Tarascon se baissa pour le ramasser ;
mais, comme notre héros était un peu lourd et très
chargé d' armures, l' opération fut assez longue...
quand il se releva, le chapelet de jasmin sur son
coeur, -la mauresque avait disparu.
p81
 
Un peu confus, Tartarin donna son billet, et, se mettant à la suite du nègre, descendit par le tire-vieille dans une grosse barque qui dansait le long du navire. Tous ses bagages y étaient déjà, ses malles, caisses d’armes, conserves alimentaires ; comme ils tenaient toute la barque, on n’eut pas besoin d’attendre d’autres voyageurs. Le nègre grimpa sur les malles et s’y accroupit comme un singe, les genoux dans ses mains. Un autre nègre prit les rames… Tous deux regardaient Tartarin en riant et montrant leurs dents blanches.
VIII.
Lions de l' Atlas, dormez !
Lions de l' Atlas, dormez ! Dormez tranquilles au
fond de vos retraites, dans les aloès et les cactus
sauvages... de quelques jours encore, Tartarin de
Tarascon ne vous massacrera point. Pour le moment,
tout son attirail de guerre, -caisses d' armes,
pharmacie, tente-abri, conserves alimentaires, -repose
paisiblement emballé, à l' hôtel d' Europe dans un
coin de la chambre 36.
Dormez sans peur, grands lions roux ! Le tarasconnais
cherche sa mauresque. Depuis l' histoire de
l' omnibus, le malheureux croit sentir perpétuellement
sur son pied, sur son vaste pied de trappeur, les
frétillements de la petite souris rouge ; et la
brise de mer, en effleurant ses lèvres, se parfume
toujours-quoi qu' il fasse-d' une amoureuse odeur
de pâtisserie et d' anis.
Il lui faut sa maugrabine !
Mais ce n' est pas une mince affaire ! Retrouver dans
une ville de cent mille âmes une personne dont on ne
connaît que l' haleine, les pantoufles et la couleur
des yeux ; il n' y a qu' un tarasconnais, féru d' amour,
capable de tenter une pareille aventure.
Le terrible c' est que, sous leurs grands masques
blancs, toutes les
p82
 
Debout à l’arrière, avec cette terrible moue qui faisait la terreur de ses compatriotes, le grand Tarasconnais tourmentait fiévreusement le manche de son coutelas ; car, malgré ce qu’avait pu lui dire Barbassou, il n’était qu’à moitié rassuré sur les intentions de ces portefaix à peau d’ébène, qui ressemblaient si peu aux braves portefaix de Tarascon…
mauresques se ressemblent ; puis ces dames ne
sortent guère, et, quand on veut en voir, il faut
monter dans la ville haute, la ville arabe, la ville
des teurs .
Un vrai coupe-gorge, cette ville haute. De petites
ruelles noires très étroites, grimpant à pic entre
deux rangées de maisons mystérieuses dont les
toitures se rejoignent et font tunnel. Des portes
basses, des fenêtres toutes petites, muettes, tristes,
grillagées. Et puis, de droite et de gauche un tas
d' échoppes très sombres où les teurs farouches à
têtes de forbans-yeux blancs et dents brillantes-
fument de longues pipes, et se parlent à voix basse
comme pour concerter de mauvais coups...
dire que notre Tartarin traversait sans émotion
cette cité formidable, ce serait mentir. Il était
au contraire très ému, et dans ces ruelles obscures,
dont son gros ventre tenait toute la largeur, le
brave homme n' avançait qu' avec la plus grande
précaution, l' oeil aux aguets, le doigt sur la
détente d' un revolver. Tout à fait comme à
Tarascon, en allant au cercle. à chaque instant il
s' attendait à recevoir sur le dos toute une
dégringolade d' eunuques et de janissaires, mais le
désir de revoir sa dame lui donnait une audace et
une force de géant.
Huit jours durant, l' intrépide Tartarin ne quitta
pas la ville haute. Tantôt on le voyait faire le pied
de grue devant les bains maures, attendant l' heure
où ces dames sortent par bandes, frissonnantes et
sentant le bain ; tantôt il apparaissait accroupi à
la porte des mosquées, suant et soufflant pour quitter
ses grosses bottes avant d' entrer dans le
sanctuaire...
parfois, à la tombée de la nuit, quand il s' en revenait
navré de n' avoir rien découvert, pas plus au bain
qu' à la mosquée, le tarasconnais, en passant devant
les maisons mauresques, entendait des chants
monotones, des sons étouffés de guitare, des
roulements de tambours de basque, et des petits rires
de femme qui lui faisaient battre le coeur.
" elle est peut-être là ! " se disait-il.
Alors, si la rue était déserte, il s' approchait
d' une de ces maisons, levait le lourd marteau de la
poterne basse, et frappait timidement... aussitôt
les chants, les rires cessaient. On n' entendait plus
derrière la muraille que de petits chuchotements
vagues, comme dans une volière endormie.
p83
 
Cinq minutes après, la barque arrivait à terre, et Tartarin posait le pied sur ce petit quai barbaresque, où, trois cents ans auparavant, un galérien espagnol nommé Michel Cervantes préparait — sous le bâton de la chiourme algérienne — un sublime roman qui devait s’appeler Don Quichotte !
" tenons-nous bien ! " pensait le héros... " il va
m' arriver quelque chose ! "
ce qui lui arrivait le plus souvent, c' était une
grande potée d' eau froide sur la tête, ou bien des
peaux d' oranges et de figues de Barbarie... jamais
rien de plus grave...
lions de l' Atlas, dormez !
p85
 
=== II, III Invocation à Cervantes. – Débarquement. – Où sont les Teurs ? – Pas de Teurs. – Désillusion===
IX.
 
Le prince Grégory du Monténégro.
Ô Michel Cervantes Saavedra, si ce qu’on dit est vrai, qu’aux lieux où les grands hommes ont habité, quelque chose d’eux-mêmes erre et flotte dans l’air jusqu’à la fin des âges, ce qui restait de toi sur la plage barbaresque dut tressaillir de joie en voyant débarquer Tartarin de Tarascon, ce type merveilleux du Français du Midi en qui s’étaient incarnés les deux héros de ton livre, Don Quichotte et Sancho Pança…
Il y avait deux grandes semaines que l' infortuné
 
Tartarin cherchait sa dame algérienne, et très
L’air était chaud ce jour-là. Sur le quai ruisselant de soleil, cinq ou six douaniers, des Algériens attendant des nouvelles de France, quelques Maures accroupis qui fumaient leurs longues pipes, des matelots maltais ramenant de grands filets où des milliers de sardines luisaient entre les mailles comme de petites pièces d’argent.
vraisemblablement il la chercherait encore, si la
 
providence des amants n' était venue à son aide sous
Mais à peine Tartarin eut-il mis pied à terre, le quai s’anima, changea d’aspect. Une bande de sauvages, encore plus hideux que les forbans du bateau, se dressa, d’entre les cailloux de la berge et se rua sur le débarquant. Grands Arabes tout nus sous des couvertures de laine, petits Maures en guenilles, Nègres, Tunisiens, Mahonnais, M’zabites, garçons d’hôtel en tablier blanc, tous criant, hurlant, s’accrochant à ses habits, se disputant ses bagages, l’un emportant ses conserves, l’autre sa pharmacie, et, dans un charabia fantastique, lui jetant à la tête des noms d’hôtel invraisemblables…
les traits d' un gentilhomme monténégrin. Voici :
 
en hiver, toutes les nuits de samedi, le grand
Étourdi de tout ce tumulte, le pauvre Tartarin allait, venait, pestait, jurait, se démenait, courait après ses bagages, et, ne sachant comment se faire comprendre de ces barbares, les haranguait en français, en provençal, et même en latin, du latin de Pourceaugnac, rosa, la rose, bonus, bona, bonum, tout ce qu’il savait… Peine perdue. On ne l’écoutait pas… Heureusement qu’un petit homme, vêtu d’une tunique à collet jaune, et armé d’une longue canne de compagnon, intervint comme un dieu d’Homère dans la mêlée, et dispersa toute cette racaille à coups de bâton. C’était un sergent de ville algérien. Très poliment, il engagea Tartarin à descendre à l’hôtel de l’Europe, et le confia à des garçons de l’endroit qui l’emmenèrent, lui et ses bagages, en plusieurs brouettes.
théâtre d' Alger donne son bal masqué, ni plus ni
 
moins que l' opéra. C' est l' éternel et insipide bal
Aux premiers pas qu’il fit dans Alger, Tartarin de Tarascon ouvrit de grands yeux. D’avance, il s’était figuré une ville orientale, féerique, mythologique, quelque chose tenant le milieu entre Constantinople et Zanzibar… Il tombait en plein Tarascon… Des cafés, des restaurants, de larges rues, des maisons à quatre étages, une petite place macadamisée où des musiciens de la ligne jouaient des polkas d’Offenbach, des messieurs sur des chaises buvant de la bière avec des échaudés, des dames, quelques lorettes, et puis des militaires… et pas un Teur !… Il n’y avait que lui… Aussi, pour traverser la place, se trouva-t-il un peu gêné. Tout le monde le regardait. Les musiciens de la ligne s’arrêtèrent, et la polka d’Offenbach resta un pied en l’air.
masqué de province. Peu de monde dans la salle,
 
quelques épaves de bullier ou du casino, vierges
Les deux fusils sur l’épaule, le revolver sur la hanche, farouche et majestueux comme Robinson Crusoé, Tartarin passa gravement au milieu de tous les groupes ; mais en arrivant à l’hôtel ses forces l’abandonnèrent. Le départ de Tarascon, le port de Marseille, la traversée, le prince monténégrin, les pirates, tout se brouillait et roulait dans sa tête… Il fallut le monter à sa chambre, le désarmer, le déshabiller… Déjà même on parlait d’envoyer chercher un médecin ; mais, à peine sur l’oreiller, le héros se mit à ronfler si haut et de si bon cœur, que l’hôtelier jugea les secours de la science inutiles, et tout le monde se retira discrètement.
folles suivant l' armée, chicards fanés, débardeurs
 
en déroute, et cinq ou six petites blanchisseuses
=== II, IV Le Premier Affût===
mahonnaises qui se lancent, mais gardent de leur
 
temps de vertu un vague parfum d' ail et de sauces
Trois heures sonnaient à l’horloge du Gouvernement, quand Tartarin se réveilla. Il avait dormi toute la soirée, toute la nuit, toute la matinée, et même un bon morceau de l’après-midi ; il faut dire aussi que depuis trois jours la chéchia en avait vu de rudes !…
safranées... le vrai coup d' oeil n' est pas là. Il
 
est au foyer, transformé pour la circonstance en
La première pensée du héros, en ouvrant les yeux, fut celle-ci : « Je suis dans le pays du lion ! » Pourquoi ne pas le dire ? À cette idée que les lions étaient là tout près, à deux pas, et presque sous la main, et qu’il allait falloir en découdre, brr !… un froid mortel le saisit, et il se fourra intrépidement sous sa couverture.
salon de jeu... une foule fiévreuse et bariolée s' y
 
bouscule, autour des longs tapis verts : des turcos
Mais, au bout d’un moment, la gaieté du dehors, le ciel si bleu, le grand soleil qui ruisselait dans la chambre, un bon petit déjeuner qu’il se fit servir au lit, sa fenêtre grande ouverte sur la mer, le tout arrosé d’un excellent flacon de vin de Crescia, lui rendit bien vite son ancien héroïsme. « Au lion ! au lion ! » cria-t-il en rejetant sa couverture, et il s’habilla prestement.
en permission misant les gros sous du prêt, des
 
maures marchands de la ville haute, des nègres, des
Voici quel était son plan : sortir de la ville sans rien dire à personne, se jeter en plein désert, attendre la nuit, s’embusquer, et, au premier lion, qui passerait, pan ! pan !… Puis revenir le lendemain déjeuner à l’hôtel de l’Europe, recevoir les félicitations des Algériens et fréter une charrette pour aller chercher l’animal.
maltais, des colons de l' intérieur qui ont fait
 
quarante lieues pour venir hasarder sur un as
Il s’arma donc à la hâte, roula sur son dos la tente-abri dont le gros manche montait d’un bon pied au-dessus de sa tête, et raide comme un pieu, descendit dans la rue. Là, ne voulant demander sa route à personne de peur de donner sur ses projets, il tourna carrément à droite, enfila jusqu’au bout les arcades Bab-Azoun, où du fond de leurs noires boutiques des nuées de juifs algériens le regardaient passer, embusqués dans un coin comme des araignées ; traversa la place du Théâtre, prit le faubourg et enfin la grande route poudreuse de Mustapha.
l' argent d' une charrue ou d' une couple de boeufs...
 
tous frémissants, pâles, les dents serrées, avec ce
Il y avait sur cette route un encombrement fantastique. Omnibus, fiacres, corricolos, des fourgons du train, de grandes charrettes de foin traînées par des bœufs, des escadrons de chasseurs d’Afrique, des troupeaux de petits ânes microscopiques, des négresses qui vendaient des galettes, des voitures d’Alsaciens émigrants, des spahis en manteaux rouges, tout cela défilant dans un tourbillon de poussière, au milieu des cris, des chants, des trompettes, entre deux haies de méchantes baraques où l’on voyait de grandes Mahonnaises se peignant devant leurs portes, des cabarets pleins de soldats, des boutiques de bouchers, d’équarrisseurs…
regard singulier du joueur, trouble, en biseau,
 
devenu louche à force de fixer toujours la même
« Qu’est-ce qu’ils me chantent donc avec leur Orient ? pensait le grand Tartarin ; il n’y a pas même tant de Teurs qu’à Marseille. »
carte.
 
Plus loin, ce sont des tribus de juifs algériens,
Tout à coup, il vit passer près de lui, allongeant ses grandes jambes et rengorgé comme un dindon, un superbe chameau. Cela lui fit battre le cœur.
jouant en famille.
 
p86
Des chameaux déjà ! Les lions ne devaient pas être loin ; et, en effet, au bout de cinq minutes, il vit arriver vers lui, le fusil sur l’épaule, toute une troupe de chasseurs de lions.
 
« Les lâches ! » se dit notre héros en passant à côté d’eux, « les lâches ! Aller au lion par bandes, et avec des chiens !… » Car il ne se serait jamais imaginé qu’en Algérie on pût chasser autre chose que des lions. Pourtant ces chasseurs avaient de si bonnes figures de commerçants retirés, et puis cette façon de chasser le lion avec des chiens et des carnassières était si patriarcale, que le Tarasconnais, un peu intrigué, crut devoir aborder un de ces messieurs.
 
– Et autrement, camarade, bonne chasse ?
 
– Pas mauvaise, répondit l’autre en regardant d’un œil effaré l’armement considérable du guerrier de Tarascon.
 
– Vous avez tué ?
 
– Mais oui… pas mal… voyez plutôt.
 
Et le chasseur algérien montrait sa carnassière, toute gonflée de lapins et de bécasses.
 
– Comment ça ! votre carnassière ?… Vous les mettez dans votre carnassière ?
 
– Où voulez-vous donc que je les mette ?
 
– Mais alors, c’est… c’est des tout petits…
 
– Des petits et puis des gros, fit le chasseur. Et comme il était pressé de rentrer chez lui, il rejoignait ses camarades à grandes enjambées…
 
L’intrépide Tartarin en resta planté de stupeur au milieu de la route… Puis, après un moment de réflexion : « Bah ! » se dit-il, « ce sont des blagueurs… Ils n’ont rien tué du tout… » et il continua son chemin.
 
Déjà les maisons se faisaient plus rares, les passants aussi. La nuit tombait, les objets devenaient confus…
 
Tartarin de Tarascon marcha encore une demi-heure.
 
À la fin il s’arrêta… C’était tout à fait nuit. Nuit sans lune, criblée d’étoiles. Personne sur la route… Malgré tout, le héros pensa que les lions n’étaient pas des diligences et ne devaient pas volontiers suivre le grand chemin. Il se jeta à travers champs… À chaque pas des fossés, des ronces, des broussailles. N’importe ! il marchait toujours… Puis tout à coup, halte ! « Il y a du lion dans l’air, par ici », se dit notre homme, et il renifla fortement de droite et de gauche.
 
=== II, V Pan ! Pan !===
 
C’était un grand désert sauvage, tout hérissé de plantes bizarres, de ces plantes d’Orient qui ont l’air de bêtes méchantes. Sous le jour discret des étoiles, leur ombre agrandie s’étirait par terre en tous sens. À droite, la masse confuse et lourde d’une montagne, l’Atlas peut-être !… À gauche, la mer invisible, qui roulait sourdement… Un vrai gîte à tenter les fauves.
 
Un fusil devant lui, un autre dans les mains, Tartarin de Tarascon mit un genou en terre et attendit… Il attendit une heure, deux heures… Rien !…
 
Alors il se souvint que, dans ses livres, les grands tueurs de lions n’allaient jamais à la chasse sans emmener un petit chevreau qu’ils attachaient à quelques pas devant eux et qu’ils faisaient crier en lui tirant la patte avec une ficelle. N’ayant pas de chevreau, le Tarasconnais eut l’idée d’essayer des imitations, et se mit à bêler d’une voix chevrotante : « Mé ! Mé !… »
 
D’abord très doucement, parce qu’au fond de l’âme il avait tout de même un peu peur que le lion l’entendît… puis, voyant que rien ne venait, il bêla plus fort : « Mê !… Mê !… » Rien encore !… Impatienté, il reprit de plus belle et plusieurs fois de suite : « Mê !… Mê !… Mê !… » avec tant de puissance que ce chevreau finissait par avoir l’air d’un bœuf…
 
Tout à coup, à quelques pas devant lui, quelque chose de noir et de gigantesque s’abattit. Il se tut… Cela se baissait, flairait la terre, bondissait, se roulait, partait au galop, puis revenait et s’arrêtait net… c’était le lion, à n’en pas douter !… Maintenant on voyait très bien ses quatre pattes courtes, sa formidable encolure, et deux yeux, deux grands yeux qui luisaient dans l’ombre… En joue ! feu ! pan ! pan !… C’était fait. Puis tout de suite un bondissement en arrière, et le coutelas de chasse au poing.
 
Au coup de feu du Tarasconnais, un hurlement terrible répondit.
 
« Il en a ! » cria le bon Tartarin, et, ramassé sur ses fortes jambes, il se préparait à recevoir la bête ; mais elle en avait plus que son compte et s’enfuit au triple galop en hurlant… Lui pourtant ne bougea pas. Il attendait la femelle… toujours comme dans ses livres !
 
Par malheur la femelle ne vint pas. Au bout de deux ou trois heures d’attente, le Tarasconnais se lassa. La terre était humide, la nuit devenait fraîche, la bise de mer piquait.
 
« Si je faisais un somme en attendant le jour ? » se dit-il, et, pour éviter les rhumatismes, il eut recours à la tente-abri… Mais voilà le diable ! cette tente-abri était d’un système si ingénieux, si ingénieux, qu’il ne put jamais venir à bout de l’ouvrir.
 
Il eut beau s’escrimer et suer pendant une heure, la damnée tente ne s’ouvrit pas… Il y a des parapluies qui, par des pluies torrentielles, s’amusent à vous jouer de ces tours-là… De guerre lasse, le Tarasconnais jeta l’ustensile par terre, et se coucha dessus, en jurant comme un vrai Provençal qu’il était.
 
« Ta, ta, ra, ta ! Tarata !… »
 
– Quès aco ?… fit Tartarin, s’éveillant en sursaut.
 
C’étaient les clairons des chasseurs d’Afrique qui sonnaient la diane, dans les casernes de Mustapha… Le tueur de lions, stupéfait, se frotta les yeux… Lui qui se croyait en plein désert !… Savez-vous où il était ?… Dans un carré d’artichauts, entre un plant de choux-fleurs et un plant de betteraves.
 
Son Sahara avait des légumes… Tout près de lui, sur la jolie côte verte de Mustapha supérieur, des villas algériennes, toutes blanches, luisaient dans la rosée du jour levant : on se serait cru aux environs de Marseille, au milieu des bastides et des bastidons.
 
La physionomie bourgeoise et potagère de ce paysage endormi étonna beaucoup le pauvre homme, et le mit de fort méchante humeur.
 
« Ces gens-là sont fous », se disait-il, « de planter leurs artichauts dans le voisinage du lion… car enfin, je n’ai pas rêvé… Les lions viennent jusqu’ici… En voilà la preuve… »
 
La preuve, c’étaient des taches de sang que la bête en fuyant avait laissées derrière elle. Penché sur cette piste sanglante, l’œil aux aguets, le revolver au poing, le vaillant Tarasconnais arriva, d’artichaut en artichaut, jusqu’à un petit champ d’avoine… De l’herbe foulée, une mare de sang, et, au milieu de la mare, couché sur le flanc avec une large plaie à la tête, un… Devinez quoi !…
 
« Un lion, parbleu !… »
 
Non ! un âne, un de ces tout petits ânes qui sont si communs en Algérie et qu’on désigne là-bas sous le nom de bourriquots.
 
=== II, VI Arrivée de la femelle. – Terrible combat. – Le Rendez-vous des Lapins===
 
Le premier mouvement de Tartarin à l’aspect de sa malheureuse victime fut un mouvement de dépit. Il y a si loin en effet d’un lion à un bourriquot !… Son second mouvement fut tout à la pitié. Le pauvre bourriquot était si joli ; il avait l’air si bon ! La peau de ses flancs, encore chaude, allait et venait comme une vague. Tartarin s’agenouilla, et du bout de sa ceinture algérienne essaya d’étancher le sang de la malheureuse bête ; et ce grand homme soignant ce petit âne, c’était tout ce que vous pouvez imaginer de plus touchant.
 
Au contact soyeux de la ceinture, le bourriquot, qui avait encore pour deux liards de vie, ouvrit son grand œil gris, remua deux ou trois fois ses longues oreilles comme pour dire : « Merci !… merci !… » Puis une dernière convulsion l’agita de tête en queue et il ne bougea plus.
 
« Noiraud ! Noiraud ! » cria tout à coup une voix étranglée par l’angoisse. En même temps dans un taillis voisin les branches remuèrent… Tartarin n’eut que le temps de se relever et de se mettre en garde… C’était la femelle !
 
Elle arriva, terrible et rugissante, sous les traits d’une vieille Alsacienne en marmotte, armée d’un grand parapluie rouge et réclamant son âne à tous les échos de Mustapha. Certes il aurait mieux valu pour Tartarin avoir affaire à une lionne en furie qu’à cette méchante vieille… Vainement le malheureux essaya de lui faire entendre comment la chose s’était passée ; qu’il avait pris Noiraud pour un lion… La vieille crut qu’on voulait se moquer d’elle, et poussant d’énergiques « tarteifle ! » tomba sur le héros à coups de parapluie. Tartarin, un peu confus, se défendait de son mieux, parait les coups avec sa carabine, suait, soufflait, bondissait, criait : – « Mais madame… mais madame… »
 
Va te promener ! Madame était sourde, et sa vigueur le prouvait bien.
 
Heureusement un troisième personnage arriva sur le champ de bataille. C’était le mari de l’Alsacienne, Alsacien lui-même et cabaretier, de plus, fort bon comptable. Quand il vit à qui il avait affaire, et que l’assassin ne demandait qu’à payer le prix de la victime, il désarma son épouse et l’on s’entendit.
 
Tartarin donna deux cents francs ; l’âne en valait bien dix. C’est le prix courant des bourriquots sur les marchés arabes. Puis on enterra le pauvre Noiraud au pied d’un figuier, et l’Alsacien, mis en bonne humeur par la couleur des douros tarasconnais, invita le héros à venir rompre une croûte à son cabaret, qui se trouvait à quelques pas de là, sur le bord de la grande route.
 
Les chasseurs algériens venaient y déjeuner tous les dimanches, car la plaine était giboyeuse et à deux lieues autour de la ville il n’y avait pas de meilleur endroit pour les lapins.
 
« Et les lions ? » demanda Tartarin.
 
L’Alsacien le regarda, très étonné.
 
– Les lions ?
 
– Oui… les lions… en voyez-vous quelquefois ? reprit le pauvre homme avec un peu moins d’assurance.
 
Le cabaretier éclata de rire.
 
– Ah ! ben ! merci… Des lions… pour quoi faire ?…
 
– Il n’y en a donc pas en Algérie ?…
 
– Ma foi ! je n’en ai jamais vu… Et pourtant voilà vingt ans que j’habite la province. Cependant je crois bien avoir entendu dire… Il me semble que les journaux… Mais c’est beaucoup plus loin, là-bas, dans le Sud…
 
À ce moment, ils arrivaient au cabaret. Un cabaret de banlieue, comme on en voit à Vanves ou à Pantin, avec un rameau tout fané au-dessus de la porte, des queues de billard peintes sur les murs et cette enseigne inoffensive :
 
AU RENDEZ-VOUS DES LAPINS
 
Le Rendez-vous des Lapins !… Ô Bravida, quel souvenir !
 
=== II, VII Histoire d’un omnibus, d’une Mauresque et d’un chapelet de fleurs de jasmin===
 
Cette première aventure aurait eu de quoi décourager bien des gens ; mais les hommes trempés comme Tartarin ne se laissent pas facilement abattre.
 
« Les lions sont dans le Sud », pensa le héros ; « eh bien ! j’irai dans le Sud. »
 
Et dès qu’il eut avalé son dernier morceau, il se leva, remercia son hôte, embrassa la vieille sans rancune, versa une dernière larme sur l’infortuné Noiraud, et retourna bien vite à Alger avec la ferme intention de boucler ses malles et de partir le jour même pour le Sud.
 
Malheureusement la grande route de Mustapha semblait s’être allongée depuis la veille : il faisait un soleil, une poussière ! La tente-abri était d’un lourd ! Tartarin ne se sentit pas le courage d’aller à pied jusqu’à la ville, et le premier omnibus qui passa, il fit signe et monta dedans…
 
Ah ! pauvre Tartarin de Tarascon ! Combien il aurait mieux fait pour son nom, pour sa gloire, de ne pas entrer dans cette fatale guimbarde et de continuer pédestrement sa route, au risque de tomber asphyxié sous le poids de l’atmosphère, de la tente-abri et de ses lourds fusils rayés à doubles canons…
 
Tartarin étant monté, l’omnibus fut complet. Il y avait au fond, le nez dans son bréviaire, un vicaire d’Alger à grande barbe noire. En face, un jeune marchand maure, qui fumait de grosses cigarettes. Puis, un matelot maltais, et quatre ou cinq Mauresques masquées de linges blancs, et dont on ne pouvait voir que les yeux. Ces dames venaient de faire leurs dévotions au cimetière d’Abd-el-Kader ; mais cette vision funèbre ne semblait pas les avoir attristées. On les entendait rire et jacasser entre elles sous leurs masques, en croquant des pâtisseries.
 
Tartarin crut s’apercevoir qu’elles le regardaient beaucoup. Une surtout, celle qui était assise en face de lui, avait planté son regard dans le sien, et ne le retira pas de toute la route. Quoique la dame fût voilée, la vivacité de ce grand œil noir allongé par le khol, un poignet délicieux et fin chargé de bracelets d’or qu’on entrevoyait de temps en temps entre les voiles, tout, le son de la voix, les mouvements gracieux, presque enfantins de la tête, disait qu’il y avait là-dessous quelque chose de jeune, de joli, d’adorable… Le malheureux Tartarin ne savait où se fourrer. La caresse muette de ces beaux yeux d’Orient le troublait, l’agitait, le faisait mourir ; il avait chaud, il avait froid…
 
Pour l’achever, la pantoufle de la dame s’en mêla sur ses grosses bottes de chasse, il la sentait courir, cette mignonne pantoufle, courir et frétiller comme une petite souris rouge… Que faire ? Répondre à ce regard, à cette pression ! Oui, mais les conséquences… Une intrigue d’amour en Orient, c’est quelque chose de terrible !… Et avec son imagination romanesque et méridionale, le brave Tarasconnais se voyait déjà tombant aux mains des eunuques, décapité, mieux que cela peut-être, cousu dans un sac de cuir, et roulant sur la mer, sa tête à côté de lui. Cela le refroidissait un peu… En attendant, la petite pantoufle continuait son manège, et les yeux d’en face s’ouvraient tout grands vers lui comme deux fleurs de velours noir, en ayant l’air de dire :
 
– Cueille-nous !…
 
L’omnibus s’arrêta. On était sur la place du Théâtre, à l’entrée de la rue Bab-Azoun. Une à une, empêtrées dans leurs grands pantalons et serrant leurs voiles contre elles avec une grâce sauvage, les Mauresques descendirent. La voisine de Tartarin se leva la dernière, et en se levant son visage passa si près de celui du héros qu’il l’effleura de son haleine, un vrai bouquet de jeunesse, de jasmin, de musc et de pâtisserie.
 
Le Tarasconnais n’y résista pas. Ivre d’amour et prêt à tout, il s’élança derrière la Mauresque… Au bruit de ses buffleteries, elle se retourna, mit un doigt sur son masque comme pour dire « chut ! » et vivement, de l’autre main, elle lui jeta un petit chapelet parfumé fait avec des fleurs de jasmin. Tartarin de Tarascon se baissa pour le ramasser ; mais, comme notre héros était un peu lourd et très chargé d’armures, l’opération fut assez longue…
 
Quand il se releva, le chapelet de jasmin sur son cœur, – la Mauresque avait disparu.
 
=== II, VIII Lions de l’Atlas, dormez !===
 
Lions de l’Atlas, dormez ! Dormez tranquilles au fond de vos retraites, dans les aloès et les cactus sauvages… De quelques jours encore, Tartarin de Tarascon ne vous massacrera point. Pour le moment, tout son attirail de guerre, – caisse d’armes, pharmacie, tente-abri, conserves alimentaires, – repose paisiblement emballé, à l’hôtel d’Europe dans un coin de la chambre 36.
 
Dormez sans peur, grands lions roux ! Le Tarasconnais cherche sa Mauresque. Depuis l’histoire de l’omnibus, le malheureux croit sentir perpétuellement sur son pied, sur son vaste pied de trappeur, les frétillements de la petite souris rouge ; et la brise de mer, en effleurant ses lèvres, se parfume toujours — quoi qu’il fasse — d’une amoureuse odeur de pâtisserie et d’anis.
 
Il lui faut sa Maugrabine !
 
Mais ce n’est pas une mince affaire ! Retrouver dans une ville de cent mille âmes une personne dont on ne connaît que l’haleine, les pantoufles et la couleur des yeux ; il n’y a qu’un Tarasconnais, féru d’amour, capable de tenter une pareille aventure.
 
Le terrible c’est que, sous leurs grands masques blancs, toutes les Mauresques se ressemblent ; puis ces dames ne sortent guère, et, quand on veut en voir, il faut monter dans la ville haute, la ville arabe, la ville des Teurs.
 
Un vrai coupe-gorge, cette ville haute. De petites ruelles noires très étroites, grimpant à pic entre deux rangées de maisons mystérieuses dont les toitures se rejoignent et font tunnel. Des portes basses, des fenêtres toutes petites, muettes, tristes, grillagées. Et puis, de droite et de gauche un tas d’échoppes très sombres où les Teurs farouches à têtes de forbans — yeux blancs et dents brillantes — fument de longues pipes, et se parlent à voix basse comme pour concerter de mauvais coups.
 
Dire que notre Tartarin traversait sans émotion cette cité formidable, ce serait mentir. Il était au contraire très ému, et dans ces ruelles obscures, dont son gros ventre tenait toute la largeur, le brave homme n’avançait qu’avec la plus grande précaution, l’œil aux aguets, le doigt sur la détente d’un revolver. Tout à fait comme à Tarascon, en allant au cercle. À chaque instant il s’attendait à recevoir sur le dos toute une dégringolade d’eunuques et de janissaires, mais le désir de revoir sa dame lui donnait une audace et une force de géant.
 
Huit jours durant, l’intrépide Tartarin ne quitta pas la ville haute. Tantôt on le voyait faire le pied de grue devant les bains maures, attendant l’heure où ces dames sortent par bandes, frissonnantes et sentant le bain ; tantôt il apparaissait accroupi à la porte des mosquées, suant et soufflant pour quitter ses grosses bottes avant d’entrer dans le sanctuaire…
 
Parfois, à la tombée de la nuit, quand il s’en revenait navré de n’avoir rien découvert, pas plus au bain qu’à la mosquée, le Tarasconnais, en passant devant les maisons mauresques, entendait des chants monotones, des sons étouffés de guitare, des roulements de tambours de basque, et des petits rires de femme qui lui faisaient battre le cœur.
 
« Elle est peut-être là ! » se disait-il.
 
Alors, si la rue était déserte, il s’approchait d’une de ces maisons, levait le lourd marteau de la poterne basse, et frappait timidement… Aussitôt les chants, les rires cessaient. On n’entendait plus derrière la muraille que de petits chuchotements vagues, comme dans une volière endormie.
 
« Tenons-nous bien ! » pensait le héros. « Il va m’arriver quelque chose ! »
 
Ce qui lui arrivait le plus souvent, c’était une grande potée d’eau froide sur la tête, ou bien des peaux d’oranges et de figues de Barbarie… Jamais rien de plus grave…
 
Lions de l’Atlas, dormez !
 
=== II, IX Le Prince Grégory du Monténégro===
 
Il y avait deux grandes semaines que l’infortuné Tartarin cherchait sa dame algérienne, et très vraisemblablement il la chercherait encore, si la Providence des amants n’était venue à son aide sous les traits d’un gentilhomme monténégrin. Voici :
 
En hiver, toutes les nuits de samedi, le grand théâtre d’Alger donne son bal masqué, ni plus ni moins que l’Opéra. C’est l’éternel et insipide bal masqué de province. Peu de monde dans la salle, quelques épaves de Bullier ou du Casino, vierges folles suivant l’armée, chicards fanés, débardeurs en déroute, et cinq ou six petites blanchisseuses mahonnaises qui se lancent, mais gardent de leur temps de vertu un vague parfum d’ail et de sauces safranées. Le vrai coup d’œil n’est pas là. Il est au foyer, transformé pour la circonstance en salon de jeu… Une foule fiévreuse et bariolée s’y bouscule, autour des longs tapis verts : des turcos en permission misant les gros sous du prêt, des Maures marchands de la ville haute, des mères, des Maltais, des colons de l’intérieur qui ont fait quarante lieues pour venir hasarder sur un as l’argent d’une charrue ou d’un couple de bœufs… tous frémissants, pâles, les dents serrées, avec ce regard singulier du joueur, trouble, en biseau, devenu louche à force de fixer toujours la même carte.
 
Plus loin, ce sont des tribus de juifs algériens, jouant en famille. Les hommes ont le costume oriental hideusement agrémenté de bas bleus et de casquettes de velours. Les femmes, bouffies et blafardes, se tiennent toutes raides dans leurs étroits plastrons d’or… Groupée autour des tables, toute la tribu piaille, se concerte, compte sur ses doigts et joue peu. De temps en temps seulement, après de longs conciliabules, un vieux patriarche à barbe de Père éternel se détache et va risquer le douro familial… C’est alors, tant que la partie dure, un scintillement d’yeux hébraïques tournés vers la table, terribles yeux d’aimant noir qui font frétiller les pièces d’or sur le tapis et finissent par les attirer tout doucement comme par un fil…
 
Puis des querelles, des batailles, des jurons de tous les pays, des cris fous dans toutes les langues, des couteaux qu’on dégaine, la garde qui monte, de l’argent qui manque !…
 
C’est au milieu de ces saturnales que le grand Tartarin était venu s’égarer un soir pour chercher l’oubli et la paix du cœur.
 
Le héros s’en allait seul, dans la foule, pensant à sa Mauresque, quand parmi les cris, tout à coup, à une table de jeu, par-dessus le bruit de l’or, deux voix irritées s’élevèrent :
 
– Je vous dis qu’il me manque vingt francs, M’sieu !…
 
– M’sieu !…
 
– Après ?… M’sieu !…
 
– Apprenez à qui vous parlez, M’sieu !
 
– Je ne demande pas mieux, M’sieu !
 
– Je suis le prince Grégory du Monténégro, M’sieu !…
 
À ce nom Tartarin, tout ému, fendit la foule et vint se placer au premier rang, joyeux et fier de retrouver son prince, ce prince monténégrin si poli dont il avait ébauché la connaissance à bord du paquebot…
 
Malheureusement, ce titre d’altesse, qui avait tant ébloui le bon Tarasconnais, ne produisit pas la moindre impression sur l’officier de chasseurs avec qui le prince avait son algarade.
 
– Me voilà bien avancé… fit le militaire en ricanant ; puis se tournant vers la galerie : Grégory du Monténégro… qui connaît ça ?… Personne !
 
Les hommes ont le costume oriental hideusement
agrémenté de bas bleus et de casquettes de velours.
Les femmes, bouffies et blafardes, se tiennent toutes
raides dans leurs étroits plastrons d' or... groupée
autour des tables, toute la tribu piaille, se
concerte, compte sur ses doigts et joue peu. De
temps en temps seulement, après de longs
conciliabules, un vieux patriarche à barbe de père
éternel se détache et va risquer le douro familial...
c' est alors, tant que la partie dure, un scintillement
d' yeux hébraïques tournés vers la table, terribles
yeux d' aimant noir qui font frétiller les pièces
d' or sur le tapis et finissent par les attirer tout
doucement comme par un fil...
puis des querelles, des batailles, des jurons de
tous les pays, des cris fous dans toutes les
langues, des couteaux qu' on dégaine, la garde qui
monte, de l' argent qui manque ! ...
c' est au milieu de ces saturnales que le grand
Tartarin était venu s' égarer un soir, pour chercher
l' oubli et la paix du coeur.
Le héros s' en allait seul, dans la foule, pensant
à sa mauresque, quand parmi les cris, tout à coup,
à une table de jeu, par-dessus le bruit de l' or,
deux voix irritées s' élevèrent :
" je vous dis qu' il me manque vingt francs, m' sieu ! ...
-m' sieu ! ...
-après ? ... m' sieu ! ...
-apprenez à qui vous parlez, m' sieu !
-je ne demande pas mieux, m' sieu !
-je suis le prince Grégory du Monténégro,
m' sieu ! ... "
à ce nom Tartarin, tout ému, fendit la foule et vint
se placer au premier rang, joyeux et fier de
retrouver son prince, ce prince monténégrin si poli
dont il avait ébauché la connaissance à bord du
paquebot...
malheureusement, ce titre d' altesse, qui avait tant
ébloui le bon tarasconnais, ne produisit pas la
moindre impression sur l' officier de chasseurs avec
qui le prince avait son algarade.
" me voilà bien avancé... " fit le militaire en
ricanant ; puis se tournant vers la galerie :
" Grégory du Monténégro... qui connaît ça ? ...
personne ! "
Tartarin indigné fit un pas en avant.
" pardon... je connais le préïnce ! " dit-il d' une
voix très ferme, et de son plus bel accent
tarasconnais.
L' officier de chasseurs le regarda un moment bien en
face, puis levant les épaules :
p87
 
– Pardon… je connais le préïnce ! dit-il d’une voix très ferme, et de son plus bel accent tarasconnais.
" allons ! C' est bon... partagez-vous les vingt francs
qui manquent et qu' il n' en soit plus question. "
là-dessus il tourna le dos et se perdit dans la
foule.
Le fougueux Tartarin voulait s' élancer derrière lui,
mais le prince l' en empêcha :
" laissez... j' en fais mon affaire. "
et, prenant le tarasconnais par le bras, il
l' entraîna dehors rapidement.
Dès qu' ils furent sur la place, le prince Grégory
du Monténégro se découvrit, tendit la main à notre
héros, et, se rappelant vaguement son nom, commença
d' une voix vibrante :
" Monsieur Barbarin...
-Tartarin ! " souffla l' autre timidement.
-Tartarin, Barbarin, n' importe ! ... entre nous,
maintenant, c' est à la vie, à la mort ! "
et le noble monténégrin lui secoua la main avec une
farouche énergie... vous pensez si le tarasconnais
était fier.
" préïnce ! ... préïnce ! ... " répétait-il avec
ivresse.
Un quart d' heure après, ces deux messieurs étaient
installés au restaurant des platanes, agréable
maison de nuit dont les terrasses plongent sur la
mer, et là, devant une forte salade russe arrosée
d' un joli vin de Crescia, on renoua connaissance.
Vous ne pouvez rien imaginer de plus séduisant que
ce prince monténégrin. Mince, fin, les cheveux
crépus, frisé au petit fer, rasé à la pierre ponce,
constellé d' ordres bizarres, il avait l' oeil futé,
le geste câlin et un accent vaguement italien qui
lui donnait un faux air de Mazarin sans moustaches ;
très ferré d' ailleurs sur les langues latines, et
citant à tout propos Tacite, Horace et les
commentaires.
De vieille race héréditaire, ses frères l' avaient,
paraît-il, exilé dès l' âge de dix ans, à cause de
ses opinions libérales, et depuis il courait le
monde pour son instruction et son plaisir, en
altesse philosophe... coïncidence singulière ! Le
prince avait passé trois ans à Tarascon, et comme
Tartarin s' étonnait de ne l' avoir jamais rencontré
au cercle ou sur l' esplanade : " je sortais peu... "
fit l' altesse d' un ton évasif. Et le tarasconnais,
par discrétion, n' osa pas en demander davantage.
Toutes ces grandes existences ont des côtés si
mystérieux ! ...
en fin de compte, un très bon prince, ce seigneur
Grégory. Tout
p88
 
L’officier de chasseurs le regarda un moment bien en face, puis levant les épaules :
en sirotant le vin rosé de Crescia, il écouta
patiemment Tartarin lui parler de sa mauresque et
même il se fit fort, connaissant toutes ces dames,
de la retrouver promptement.
On but sec et longtemps. On trinqua " aux dames
d' Alger ! Au Monténégro libre ! ... "
dehors, sous la terrasse, la mer roulait, et les
vagues, dans l' ombre, battaient la rive avec un
bruit de draps mouillés qu' on secoue. L' air était
chaud, le ciel plein d' étoiles.
Dans les platanes, un rossignol chantait...
ce fut Tartarin qui paya la note.
p89
 
– « Allons ! c’est bon… Partagez-vous les vingt francs qui manquent et qu’il n’en soit plus question. » Là-dessus il tourna le dos et se perdit dans la foule.
X.
Dis-moi le nom de ton père,
et je te dirai le nom de cette fleur.
Parlez-moi des princes monténégrins pour lever
lestement la caille.
Le lendemain de cette soirée aux platanes, dès le
petit jour, le prince Grégory était dans la chambre
du tarasconnais.
" vite, vite, habillez-vous... votre mauresque est
retrouvée... elle s' appelle Baïa... vingt ans, jolie
comme un coeur, et déjà veuve...
-veuve ! ... quelle chance ! " fit joyeusement le
brave Tartarin qui se méfiait des maris d' orient.
" oui, mais très surveillée par son frère.
-ah ! Diantre ! ...
-un maure farouche qui vend des pipes au bazar
d' Orléans... "
ici un silence.
" bon ! " reprit le prince, vous n' êtes pas homme à
vous effrayer pour si peu ; et puis on viendra
peut-être à bout de ce forban en lui achetant
quelques pipes... allons vite, habillez-vous...
heureux coquin ! "
pâle, ému, le coeur plein d' amour, le tarasconnais
sauta de son lit et, boutonnant à la hâte son vaste
caleçon de flanelle :
p90
 
Le fougueux Tartarin voulait s’élancer derrière lui, mais le prince l’en empêcha :
" qu' est-ce qu' il faut que je fasse ?
-écrire à la dame tout simplement, et lui demander
un rendez-vous !
-elle sait donc le français ? ... fit d' un air
désappointé le naïf Tartarin qui rêvait d' orient
sans mélange.
" elle n' en sait pas un mot, " répondit le prince
imperturbablement... mais vous allez me dicter la
lettre, et je traduirai à mesure.
-ô prince, que de bontés ! "
et le tarasconnais se mit à marcher à grands pas
dans la chambre, silencieux et se recueillant.
Vous pensez qu' on n' écrit pas à une mauresque d' Alger
comme à une grisette de Beaucaire. Fort heureusement
que notre héros avait par devers lui ses nombreuses
lectures qui lui permirent, en amalgamant la
rhétorique apache des indiens de Gustave Aimard
avec le voyage en orient de Lamartine, et
quelques lointaines réminiscences du cantique des
cantiques , de composer la lettre la plus
orientale qu' il se pût voir. Cela commençait par :
" comme l' autruche dans les sables... "
et finissait par :
" dis-moi le nom de ton père, et je te dirai le
nom de cette fleur... "
à cet envoi, le romanesque Tartarin aurait bien
voulu joindre un bouquet de fleurs emblématiques,
à la mode orientale ; mais le prince Grégory pensa
qu' il valait mieux acheter quelques pipes chez le
frère, ce qui ne manquerait pas d' adoucir l' humeur
sauvage du monsieur et ferait certainement très
grand plaisir à la dame, qui fumait beaucoup.
" allons vite acheter des pipes ! " fit Tartarin
plein d' ardeur.
" non ! ... non ! ... laissez-moi y aller seul. Je les
aurai à meilleur compte...
-comment ! Vous voulez... ô prince... prince... " et
le brave homme, tout confus, tendit sa bourse à
l' obligeant monténégrin, en lui recommandant de ne
rien négliger pour que la dame fût contente.
Malheureusement l' affaire-quoique bien lancée-ne
marcha pas aussi vite qu' on aurait pu l' espérer.
Très touchée, paraît-il, de l' éloquence de
Tartarin et du reste aux trois quarts séduite par
avance, la mauresque n' aurait pas mieux demandé que
de le recevoir ; mais le frère avait des scrupules,
et, pour les endormir, il fallut acheter des
douzaines, des grosses, des cargaisons de pipes...
" qu' est-ce que diable Baïa peut faire de toutes
ces pipes ? Se
p91
 
– Laissez… j’en fais mon affaire.
demandait parfois le pauvre Tartarin ; -mais il
paya quand même et sans lésiner.
Enfin, après avoir acheté des montagnes de pipes et
répandu des flots de poésie orientale, on obtint un
rendez-vous.
Je n' ai pas besoin de vous dire avec quels
battements de coeur le tarasconnais s' y prépara, avec
quel soin ému il tailla, lustra, parfuma sa rude
barbe de chasseur de casquettes, sans oublier-car
il faut tout prévoir-de glisser dans sa poche un
casse-tête à pointes et deux ou trois revolvers.
Le prince, toujours obligeant, vint à ce premier
rendez-vous en qualité d' interprète. La dame habitait
dans le haut de la ville. Devant sa porte, un jeune
maure de treize à quatorze ans fumait des cigarettes.
C' était le fameux Ali, le frère en question. En
voyant arriver les deux visiteurs, il frappa deux
coups à la poterne et se retira discrètement.
La porte s' ouvrit. Une négresse parut qui, sans dire
un seul mot, conduisit ces messieurs à travers
l' étroite cour intérieure dans une petite chambre
fraîche où la dame attendait, accoudée sur un lit
bas... au premier abord, elle parut au tarasconnais
plus petite et plus forte que la mauresque de
l' omnibus... au fait, était-ce bien la même ? Mais
ce soupçon ne fit que traverser le cerveau de
Tartarin comme un éclair.
La dame était si jolie ainsi avec ses pieds nus, ses
doigts grassouillets chargés de bagues, rose, fine,
et sous son corselet de drap doré, sous les ramages
de sa robe à fleurs laissant deviner une aimable
personne un peu boulotte, friande à point, et ronde
de partout... le tuyau d' ambre d' un narghilé fumait
à ses lèvres et l' enveloppait toute d' une gloire de
fumée blonde.
En entrant, le tarasconnais posa une main sur son
coeur, et s' inclina le plus mauresquement possible,
en roulant de gros yeux passionnés... Baïa le
regarda un moment sans rien dire ; puis, lâchant son
tuyau d' ambre, se renversa en arrière, cacha sa tête
dans ses mains, et l' on ne vit plus que son cou blanc
qu' un fou rire faisait danser comme un sac rempli de
perles.
p93
 
Et, prenant le Tarasconnais par le bras, il l’entraîna dehors rapidement.
XI.
Sidi Tart' ri Ben Tart' ri.
Si vous entriez, un soir, à la veillée, chez les
cafetiers algériens de la ville haute, vous
entendriez encore aujourd' hui les maures causer entre
eux, avec des clignements d' yeux et de petits rires,
d' un certain Sidi Tart' ri Ben Tart' ri, européen
aimable et riche qui-voici quelques années déjà-
vivait dans les hauts quartiers avec une petite dame
du cru appelée Baïa.
Le Sidi Tart' ri en question qui a laissé de si
gais souvenirs autour de la casbah n' est autre, on
le devine, que notre Tartarin...
qu' est-ce que vous voulez ? Il y a comme cela, dans
la vie des saints et des héros, des heures
d' aveuglement, de trouble, de défaillance. L' illustre
tarasconnais n' en fut pas plus exempt qu' un autre, et
c' est pourquoi-deux mois durant-oublieux des
lions et de la gloire, il se grisa d' amour oriental
et s' endormit, comme Annibal à Capoue, dans les
délices d' Alger la blanche.
Le brave homme avait loué au coeur de la ville arabe
une jolie maisonnette indigène avec cour intérieure,
bananiers, galeries fraîches et fontaines. Il vivait
là loin de tout bruit en compagnie de sa mauresque,
maure lui-même de la tête aux pieds, soufflant tout
le jour dans son narghilé, et mangeant des
confitures au musc.
p94
 
Dès qu’ils furent sur la place, le prince Grégory du Monténégro se découvrit, tendit la main à notre héros, et, se rappelant vaguement son nom, commença d’une voix vibrante :
étendue sur un divan en face de lui, Baïa, la
guitare au poing, nasillait des airs monotones, ou
bien pour distraire son seigneur elle mimait la danse
du ventre, en tenant à la main un petit miroir dans
lequel elle mirait ses dents blanches et se faisait
des mines.
Comme la dame ne savait pas un mot de français ni
Tartarin un mot d' arabe, la conversation languissait
quelquefois, et le bavard tarasconnais avait tout le
temps de faire pénitence pour les intempérances de
langage dont il s' était rendu coupable à la pharmacie
Bézuquet ou chez l' armurier Costecalde.
Mais cette pénitence même ne manquait pas de charme,
et c' était comme un spleen voluptueux qu' il éprouvait
à rester là tout le jour sans parler, en écoutant le
glouglou du narghilé, le frôlement de la guitare et
le bruit léger de la fontaine dans les mosaïques de
la cour.
Le narghilé, le bain, l' amour remplissaient toute sa
vie. On sortait peu. Quelquefois Sidi Tart' ri, sa
dame en croupe, s' en allait sur une brave mule
manger des grenades à un petit jardin qu' il avait
acheté aux environs... mais jamais, au grand jamais,
il ne descendait dans la ville européenne. Avec ses
zouaves en ribote, ses alcazars bourrés d' officiers,
et son éternel bruit de sabres traînant sous les
arcades, cet Alger-là lui semblait insupportable et
laid comme un corps de garde d' occident.
En somme, le tarasconnais était très heureux.
Tartarin-Sancho surtout, très friand de pâtisseries
turques, se déclarait on ne peut plus satisfait de
sa nouvelle existence... Tartarin-Quichotte, lui,
avait bien par-ci par-là quelques remords, en pensant
à Tarascon et aux peaux promises... mais cela ne
durait pas, et pour chasser ses tristes idées il
suffisait d' un regard de Baïa ou d' une cuillerée de
ses diaboliques confitures odorantes et troublantes
comme les breuvages de Circé.
Le soir, le prince Grégory venait parler un peu du
Monténégro libre... d' une complaisance infatigable,
cet aimable seigneur remplissait dans la maison les
fonctions d' interprète, au besoin même celles
d' intendant, et tout cela pour rien, pour le
plaisir... à part lui, Tartarin ne recevait que des
teurs . Tous ces forbans à têtes farouches, qui
naguère lui faisaient tant de peur du fond de leurs
noires échoppes, se trouvèrent être, une fois qu' il
les connut, de bons commerçants inoffensifs, des
brodeurs, des marchands d' épices, des tourneurs de
tuyaux de pipes, tous gens bien élevés, humbles,
finauds, discrets
p95
 
– Monsieur Barbarin…
et de première force à la bouillotte. Quatre ou cinq
fois par semaine, ces messieurs venaient passer la
soirée chez Sidi Tart' ri, lui gagnaient son
argent, lui mangeaient ses confitures, et sur le
coup de dix heures se retiraient discrètement en
remerciant le prophète.
Derrière eux, Sidi Tart' ri et sa fidèle épouse
finissaient la soirée sur la terrasse, une grande
terrasse blanche qui faisait toit à la maison et
dominait la ville. Tout autour, un millier d' autres
terrasses blanches aussi, tranquilles sous le clair
de lune, descendaient en s' échelonnant jusqu' à la
mer. Des fredons de guitare arrivaient, portés par
la brise.
... soudain, comme un bouquet d' étoiles, une grande
mélodie claire s' égrenait doucement dans le ciel, et,
sur le minaret de la mosquée voisine, un beau muezzin
apparaissait, découpant son ombre blanche dans le
bleu profond de la nuit, et chantant la gloire
d' Allah avec une voix merveilleuse qui remplissait
l' horizon.
Aussitôt Baïa lâchait sa guitare, et ses grands yeux
tournés vers le muezzin semblaient boire la prière
avec délices. Tant que le chant durait, elle restait
là, frissonnante, extasiée, comme une sainte Thérèse
d' orient... Tartarin, tout ému, la regardait prier
et pensait en lui-même que c' était une forte et
belle religion, celle qui pouvait causer des ivresses
de foi pareilles.
Tarascon, voile-toi la face ! Ton Tartarin songeait
à se faire renégat.
p97
 
– Tartarin ! souffla l’autre timidement.
XII.
On nous écrit de Tarascon.
Par une belle après-midi de ciel bleu et de brise
tiède, Sidi Tart' ri à califourchon sur sa mule
revenait tout seulet de son petit clos... les jambes
écartées par de larges coussins en sparterie que
gonflaient les cédrats et les pastèques, bercé au
bruit de ses grands étriers et suivant de tout son
corps le balin-balan de la bête, le brave homme
s' en allait ainsi dans un paysage adorable, les
deux mains croisées sur son ventre, aux trois quarts
assoupi par le bien-être et la chaleur.
Tout à coup, en entrant dans la ville, un appel
formidable le réveilla.
" hé ! Monstre de sort ! On dirait Monsieur
Tartarin. "
à ce nom de Tartarin, à cet accent joyeusement
méridional, le tarasconnais leva la tête et aperçut
à deux pas de lui la brave figure tannée de maître
Barbassou, le capitaine du Zouave , qui prenait
l' absinthe en fumant sa pipe sur la porte d' un petit
café.
" hé ! Adieu Barbassou, " fit Tartarin en arrêtant
sa mule.
Au lieu de lui répondre, Barbassou le regarda un
moment avec de grands yeux ; puis le voilà parti à
rire, à rire tellement, que Sidi Tart' ri en resta
tout interloqué, le derrière sur ses pastèques.
" qué turban, mon pauvre Monsieur Tartarin ! ...
c' est donc vrai
p98
 
– Tartarin, Barbarin, n’importe ! Entre nous, maintenant, c’est à la vie, à la mort !
ce qu' on dit, que vous vous êtes fait teur ? ...
 
et la petite Baïa, est-ce qu' elle chante toujours
Et le noble Monténégrin lui secoua la main avec une farouche énergie… Vous pensez si le Tarasconnais était fier.
Marco la belle ?
 
-Marco la belle ! " fit Tartarin indigné...
– Préïnce ! Préïnce !…répétait-il avec ivresse.
" apprenez, capitaine, que la personne dont vous
 
parlez, est une honnête fille maure, et qu' elle ne
Un quart d’heure après, ces deux messieurs étaient installés au restaurant des Platanes, agréable maison de nuit dont les terrasses plongent sur la mer, et là, devant une forte salade russe arrosée d’un joli vin de Crescia, on renoua connaissance. Vous ne pouvez rien imaginer de plus séduisant que ce prince monténégrin. Mince, fin, les cheveux crépus, frisé au petit fer, rasé à la pierre ponce, constellé d’ordres bizarres, il avait l’œil futé, le geste câlin et un accent vaguement italien qui lui donnait un faux air de Mazarin sans moustaches ; très ferré d’ailleurs sur les langues latines, et citant à tout propos Tacite, Horace et les Commentaires.
sait pas un mot de français.
 
-Baïa, pas un mot de français ? ... d' où sortez-vous
De vieille race héréditaire, ses frères l’avaient, paraît-il, exilé dès l’âge de dix ans, à cause de ses opinions libérales, et depuis il courait le monde pour son instruction et son plaisir, en Altesse philosophe… Coïncidence singulière ! Le prince avait passé trois ans à Tarascon, et comme Tartarin s’étonnait de ne l’avoir jamais rencontré au cercle ou sur l’esplanade : « Je sortais peu… » fit l’Altesse d’un ton évasif. Et le Tarasconnais, par discrétion, n’osa pas en demander davantage. Toutes ces grandes existences ont des côtés si mystérieux !…
donc ? ... "
 
et le brave capitaine se remit à rire plus fort.
En fin de compte, un très bon prince, ce seigneur Grégory. Tout en sirotant le vin rosé de Crescia, il écouta patiemment Tartarin lui parler de sa Mauresque et même il se fit fort, connaissant toutes ces dames, de la retrouver promptement.
Puis voyant la mine du pauvre Sidi Tart' ri qui
 
s' allongeait, il se ravisa.
On but sec et longtemps. On trinqua « aux dames d’Alger ! au Monténégro libre !… »
" au fait, ce n' est peut-être pas la même... mettons
 
que j' ai confondu... seulement, voyez-vous,
Dehors, sous la terrasse, la mer roulait et les vagues, dans l’ombre, battaient la rive avec un bruit de draps mouillés qu’on secoue. L’air était chaud, le ciel plein d’étoiles.
Monsieur Tartarin, vous ferez tout de même bien de
 
vous méfier des mauresques algériennes et des princes
Dans les platanes, un rossignol chantait…
du Monténégro ! ... "
 
Tartarin se dressa sur ses étriers en faisant sa
Ce fut Tartarin qui paya la note.
moue.
 
" le prince est mon ami, capitaine.
=== II, X Dis-moi le nom de ton père, et je te dirai le nom de cette fleur===
-bon ! Bon ! Ne nous fâchons pas... vous ne prenez
 
pas une absinthe ? Non. Rien à faire dire au pays ? ...
Parlez-moi des princes monténégrins pour lever lestement la caille.
non plus... eh bien ! Alors, bon voyage... à propos,
 
collègue, j' ai là du bon tabac de France, si vous
Le lendemain de cette soirée aux Platanes, dès le petit jour, le prince Grégory était dans la chambre du Tarasconnais.
en vouliez emporter quelques pipes... prenez donc !
 
Prenez donc ! ça vous fera du bien... ce sont vos
– Vite, vite, habillez-vous… Votre Mauresque est retrouvée… Elle s’appelle Baïa… Vingt ans, jolie comme un cœur, et déjà veuve…
sacrés tabacs d' orient qui vous barbouillent les
 
idées. "
– Veuve !… quelle chance ! fit joyeusement le brave Tartarin, qui se méfiait des maris d’Orient.
là-dessus le capitaine retourna à son absinthe et
 
Tartarin, tout pensif, reprit au petit trot le
– Oui, mais très surveillée par son frère.
chemin de sa maisonnette... bien que sa grande âme se
 
refusât à rien en croire, les insinuations de
– Ah ! diantre !…
Barbassou l' avaient attristé, puis ces jurons du
 
cru, l' accent de là-bas, tout cela éveillait en lui
– Un Maure farouche qui vend des pipes au bazar d’Orléans…
de vagues remords.
 
Au logis, il ne trouva personne. Baïa était au
Ici un silence.
bain... la négresse lui parut laide, la maison
 
triste... en proie à une indéfinissable mélancolie,
– Bon ! reprit le prince, vous n’êtes pas homme à vous effrayer pour si peu ; et puis on viendra peut-être à bout de ce forban en lui achetant quelques pipes… Allons vite, habillez-vous… heureux coquin !
il vint s' asseoir près de la fontaine et bourra une
 
pipe avec le tabac de Barbassou. Ce tabac était
Pâle, ému, le cœur plein d’amour, le Tarasconnais sauta de son lit et, boutonnant à la hâte son vaste caleçon de flanelle :
enveloppé dans un fragment du sémaphore . En le
 
déployant, le nom de sa ville natale lui sauta aux
– Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?
yeux.
 
on nous écrit de Tarascon :
– Écrire à la dame tout simplement, et lui demander un rendez-vous !
" la ville est dans les transes. Tartarin, le tueur
 
de lions, parti pour chasser les grands félins en
– Elle sait donc le français ?… fit d’un air désappointé le naïf Tartarin qui rêvait d’Orient sans mélange.
Afrique, n' a pas donné de ses nouvelles depuis
 
plusieurs mois... qu' est devenu notre héroïque
– Elle n’en sait pas un mot, répondit le prince imperturbablement… mais vous allez me dicter la lettre, et je traduirai à mesure.
compatriote ? ... on ose à peine se le demander,
 
quand on a connu comme nous cette tête ardente,
– Ô prince, que de bontés !
cette audace, ce besoin d' aventures... a-t-il été
 
comme tant d' autres englouti dans le sable, ou bien
Et le Tarasconnais se mit à marcher à grands pas dans la chambre, silencieux et se recueillant.
est-il tombé sous la dent meurtrière d' un de ces
 
monstres de l' Atlas
Vous pensez qu’on n’écrit pas à une Mauresque d’Alger comme à une grisette de Beaucaire. Fort heureusement que notre héros avait par devers lui ses nombreuses lectures qui lui permirent, en amalgamant la rhétorique apache des Indiens de Gustave Aimard avec le Voyage en Orient de Lamartine, et quelques lointaines réminiscences du Cantique des cantiques, de composer la lettre la plus orientale qu’il se pût voir. Cela commençait par :
p99
 
« Comme l’autruche dans les sables… »
 
Et finissait par :
 
« Dis-moi le nom de ton père, et je te dirai le nom de cette fleur… »
 
À cet envoi, le romanesque Tartarin aurait bien voulu joindre un bouquet de fleurs emblématiques, à la mode orientale ; mais le prince Grégory pensa qu’il valait mieux acheter quelques pipes chez le frère, ce qui ne manquerait pas d’adoucir l’humeur sauvage du monsieur et ferait certainement très grand plaisir à la dame, qui fumait beaucoup.
 
– Allons vite acheter des pipes ! fit Tartarin plein d’ardeur.
 
– Non !… non !… Laissez-moi y aller seul. Je les aurai à meilleur compte…
 
– « Comment ! vous voulez… Ô prince… prince… »
 
Et le brave homme, tout confus, tendit sa bourse à l’obligeant Monténégrin, en lui recommandant de ne rien négliger pour que la dame fût contente.
 
Malheureusement l’affaire — quoique bien lancée — ne marcha pas aussi vite qu’on aurait pu l’espérer.
 
Très touchée, paraît-il, de l’éloquence de Tartarin et du reste aux trois quarts séduite par avance, la Mauresque n’aurait pas mieux demandé que de le recevoir ; mais le frère avait des scrupules, et, pour les endormir, il fallut acheter des douzaines, des grosses, des cargaisons de pipes…
 
« Qu’est-ce que diable Baïa peut faire de toutes ces pipes ? » se demandait parfois le pauvre Tartarin ; – mais il paya quand même et sans lésiner.
 
Enfin, après avoir acheté des montagnes de pipes et répandu des flots de poésie orientale, on obtint un rendez-vous.
 
Je n’ai pas besoin de vous dire avec quels battements de cœur le Tarasconnais s’y prépara, avec quel soin ému il tailla, lustra, parfuma sa rude barbe de chasseur de casquettes, sans oublier — car il faut tout prévoir — de glisser dans sa poche un casse-tête à pointes et deux ou trois revolvers.
 
Le prince, toujours obligeant, vint à ce premier rendez-vous en qualité d’interprète. La dame habitait dans le haut de la ville. Devant sa porte, un jeune Maure de treize à quatorze ans fumait des cigarettes. C’était le fameux Ali, le frère en question. En voyant arriver les deux visiteurs, il frappa deux coups à la poterne et se retira discrètement.
 
La porte s’ouvrit. Une négresse parut qui, sans dire un seul mot, conduisit ces messieurs à travers l’étroite cour intérieure dans une petite chambre fraîche où la dame attendait, accoudée sur un lit bas… Au premier abord, elle parut au Tarasconnais plus petite et plus forte que la Mauresque de l’omnibus… Au fait, était-ce bien la même ? Mais ce soupçon ne fit que traverser le cerveau de Tartarin comme un éclair.
 
La dame était si jolie ainsi avec ses pieds nus, ses doigts grassouillets chargés de bagues, rose, fine, et sous son corselet de drap doré, sous les ramages de sa robe à fleurs laissant deviner une aimable personne un peu boulotte, friande à point, et ronde de partout… Le tuyau d’ambre d’un narghilé fumait à ses lèvres et l’enveloppait toute d’une gloire de fumée blonde.
 
En entrant, le Tarasconnais posa une main sur son cœur, et s’inclina le plus mauresquement possible, en roulant de gros yeux passionnés… Baïa le regarda un moment sans rien dire ; puis, lâchant son tuyau d’ambre, se renversa en arrière, cacha sa tête dans ses mains, et l’on ne vit plus que son cou blanc qu’un fou rire faisait danser comme un sac rempli de perles.
 
=== II, XI Sidi Tart’ri ben Tart’ri===
 
Si vous entriez, un soir, à la veillée, chez les cafetiers algériens de la ville haute, vous entendriez encore aujourd’hui les Maures causer entre eux, avec des clignements d’yeux et de petits rires, d’un certain Sidi Tart’ri ben Tart’ri, Européen aimable et riche qui — voici quelques années déjà – vivait dans les hauts quartiers avec une petite dame du cru appelée Baïa.
 
Le Sidi Tart’ri en question qui a laissé de si gais souvenirs autour de la Casbah n’est autre, on le devine, que notre Tartarin…
 
Qu’est-ce que vous voulez ? Il y a comme cela, dans la vie des saints et des héros, des heures d’aveuglement, de trouble, de défaillance. L’illustre Tarasconnais n’en fut pas plus exempt qu’un autre, et c’est pourquoi — deux mois durant — oublieux des lions et de la gloire, il se grisa d’amour oriental et s’endormit, comme Annibal à Capoue, dans les délices d’Alger-la-Blanche.
 
Le brave homme avait loué au cœur de la ville arabe une jolie maisonnette indigène avec cour intérieure, bananiers, galeries fraîches et fontaines. Il vivait là loin de tout bruit en compagnie de sa Mauresque, Maure lui-même de la tête aux pieds, soufflant tout le jour dans son narghilé, et mangeant des confitures au musc.
 
Étendue sur un divan en face de lui, Baïa… la guitare au poing, nasillait des airs monotones, ou bien pour distraire son seigneur elle mimait la danse du ventre, en tenant à la main un petit miroir dans lequel elle mirait ses dents blanches et se faisait des mines.
 
Comme la dame ne savait pas un mot de français ni Tartarin un mot d’arabe, la conversation languissait quelquefois, et le bavard Tarasconnais avait tout le temps de faire pénitence pour les intempérances de langage dont il s’était rendu coupable à la pharmacie Bézuquet ou chez l’armurier Costecalde.
 
Mais cette pénitence même ne manquait pas de charme, et c’était comme un spleen voluptueux qu’il éprouvait à rester là tout le jour sans parler, en écoutant le glouglou du narghilé, le frôlement de la guitare et le bruit léger de la fontaine dans les mosaïques de la cour.
 
Le narghilé, le bain, l’amour remplissaient toute sa vie. On sortait peu. Quelquefois Sidi Tart’ri, sa dame en croupe, s’en allait sur une brave mule manger des grenades à un petit jardin qu’il avait acheté aux environs… Mais jamais, au grand jamais, il ne descendait dans la ville européenne. Avec ses zouaves en ribote, ses alcazars bourrés d’officiers, et son éternel bruit de sabres traînant sous les arcades, cet Alger-là lui semblait insupportable et laid comme un corps de garde d’Occident.
 
En somme, le Tarasconnais était très heureux. Tartarin-Sancho surtout, très friand de pâtisseries turques, se déclarait on ne peut plus satisfait de sa nouvelle existence… Tartarin-Quichotte, lui, avait bien par-ci par-là quelques remords, en pensant à Tarascon et aux peaux promises… Mais cela ne durait pas, et pour chasser ses tristes idées il suffisait d’un regard de Baïa ou d’une cuillerée de ces diaboliques confitures odorantes et troublantes comme les breuvages de Circé.
 
Le soir, le prince Grégory venait parler un peu du Monténégro libre… D’une complaisance infatigable, cet aimable seigneur remplissait dans la maison les fonctions d’interprète, au besoin même celles d’intendant, et tout cela pour rien, pour le plaisir… À part lui, Tartarin ne recevait que des Teurs. Tous ces forbans à têtes farouches, qui naguère lui faisaient tant de peur du fond de leurs noires échoppes, se trouvèrent être, une fois qu’il les connut, de bons commerçants inoffensifs, des brodeurs, des marchands d’épices, des tourneurs de tuyaux de pipes, tous gens bien élevés, humbles, finauds, discrets et de première force à la bouillotte. Quatre ou cinq fois par semaine, ces messieurs venaient passer la soirée chez Sidi Tart’ri, lui gagnaient son argent, lui mangeaient ses confitures, et sur le coup de dix heures se retiraient discrètement en remerciant le Prophète.
 
Derrière eux, Sidi Tart’ri et sa fidèle épouse finissaient la soirée sur la terrasse, une grande terrasse blanche qui faisait toit à la maison et dominait la ville. Tout autour, un millier d’autres terrasses blanches aussi, tranquilles sous le clair de lune, descendaient en s’échelonnant jusqu’à la mer. Des fredons de guitare arrivaient, portés par la brise.
 
… Soudain, comme un bouquet d’étoiles, une grande mélodie claire s’égrenait doucement dans le ciel, et, sur le minaret de la mosquée voisine, un beau muezzin apparaissait, découpant son ombre blanche dans le bleu profond de la nuit, et chantant la gloire d’Allah avec une voix merveilleuse qui remplissait l’horizon.
 
Aussitôt Baïa lâchait sa guitare, et ses grands yeux tournés vers le muezzin semblaient boire la prière avec délices. Tant que le chant durait, elle restait là, frissonnante, extasiée, comme une sainte Thérèse d’Orient… Tartarin, tout ému, la regardait prier et pensait en lui-même que c’était une forte et belle religion, celle qui pouvait causer des ivresses de foi pareilles.
 
Tarascon, voile-toi la face ! ton Tartarin songeait à se faire renégat.
 
=== II, XII On nous écrit de Tarascon===
 
Par une belle après-midi de ciel bleu et de brise tiède, Sidi Tart’ri à califourchon sur sa mule revenait tout seul et de son petit clos… Les jambes écartées par de larges coussins en sparterie que gonflaient les cédrats et les pastèques, bercé au bruit de ses grands étriers et suivant de tout son corps le balin-balan de la tête, le brave homme s’en allait ainsi dans un paysage adorable, les deux mains croisées sur son ventre, aux trois quarts assoupi par le bien-être et la chaleur.
 
Tout à coup, en entrant dans la ville, un appel formidable le réveilla.
 
– Hé ! monstre de sort ! on dirait monsieur Tartarin.
 
À ce nom de Tartarin, à cet accent joyeusement méridional, le Tarasconnais leva la tête et aperçut à deux pas de lui la brave figure tannée de maître Barbassou, le capitaine du Zouave, qui prenait l’absinthe en fumant sa pipe sur la porte d’un petit café.
 
– Hé ! adieu Barbassou, fit Tartarin en arrêtant sa mule.
 
Au lieu de lui répondre, Barbassou le regarda un moment avec de grands yeux ; puis le voilà parti à rire, à rire tellement, que Sidi Tart’ri en resta tout interloqué, le derrière sur ses pastèques.
 
– Qué turban, mon pauvre monsieur Tartarin !… C’est donc vrai ce qu’on dit, que vous vous êtes fait Teur ?… Et la petite Baïa, est-ce qu’elle chante toujours Marco la Belle ?
 
– Marco la Belle ! fit Tartarin indigné… Apprenez, capitaine, que la personne dont vous parlez est une honnête fille maure, et qu’elle ne sait pas un mot de français.
 
– Baïa, pas un mot de français ?… D’où sortez-vous donc ?…
 
Et le brave capitaine se remit à rire plus fort.
 
Puis voyant la mine du pauvre Sidi Tart’ri qui s’allongeait, il se ravisa.
 
– Au fait, ce n’est peut-être pas la même… Mettons que j’ai confondu… Seulement, voyez-vous, monsieur Tartarin, vous ferez tout de même bien de vous méfier des Mauresques algériennes et des princes du Monténégro !…
 
Tartarin se dressa sur ses étriers en faisant sa moue.
 
– Le prince est mon ami, capitaine.
 
– Bon ! bon ! ne nous fâchons pas… Vous ne prenez pas une absinthe ? Non. Rien à faire dire au pays ?… Non plus… Eh bien ! alors, bon voyage… À propos, collègue, j’ai là du bon tabac de France, si vous en vouliez emporter quelques pipes… Prenez donc ! prenez donc ! ça vous fera du bien… Ce sont vos sacrés tabacs d’Orient qui vous barbouillent les idées.
 
Là-dessus le capitaine retourna à son absinthe et Tartarin, tout pensif, reprit au petit trot le chemin de sa maisonnette… Bien que sa grande âme se refusât à rien en croire, les insinuations de Barbassou l’avaient attristé, puis ces jurons du cru, l’accent de là-bas, tout cela éveillait en lui de vagues remords.
 
Au logis, il ne trouva personne. Baïa était au bain… La négresse lui parut laide, la maison triste… En proie à une indéfinissable mélancolie, il vint s’asseoir près de la fontaine et bourra une pipe avec le tabac de Barbassou. Ce tabac était enveloppé dans un fragment du Sémaphore. En le déployant, le nom de sa ville natale lui sauta aux yeux.
 
On nous écrit de Tarascon :
 
« La ville est dans les transes. Tartarin, le tueur de lions, parti pour chasser les grands félins en Afrique, n’a pas donné de ses nouvelles depuis plusieurs mois… Qu’est devenu notre héroïque compatriote ?… On ose à peine se le demander, quand on a connu comme nous cette tête ardente, cette audace, ce besoin d’aventures… A-t-il été comme tant d’autres englouti dans le sable, ou bien est-il tombé sous la dent meurtrière d’un de ces monstres de l’Atlas dont il avait promis les peaux à la municipalité ?… Terrible incertitude ! Pourtant des marchands nègres, venus à la foire de Beaucaire, prétendent avoir rencontré en plein désert un Européen dont le signalement se rapportait au sien, et qui se dirigeait vers Tombouctou… Dieu nous garde notre Tartarin ! »
 
Quand il lut cela, le Tarasconnais rougit, pâlit, frissonna. Tout Tarascon lui apparut : le cercle, les chasseurs de casquettes, le fauteuil vert chez Costecalde, et, planant au-dessus comme un aigle éployé, la formidable moustache du brave commandant Bravida.
 
Alors, de se voir là, comme il était, lâchement accroupi sur sa natte, tandis qu’on le croyait en train de massacrer des fauves, Tartarin de Tarascon eut honte de lui-même et pleura.
 
dont il avait promis les peaux à la municipalité ? ...
terrible incertitude ! Pourtant des marchands nègres,
venus à la foire de Beaucaire, prétendent avoir
rencontré en plein désert un européen dont le
signalement se rapportait au sien, et qui se
dirigeait vers Tombouctou... Dieu nous garde notre
Tartarin ! "
quand il lut cela, le tarasconnais rougit, pâlit,
frissonna. Tout Tarascon lui apparut : le cercle,
les chasseurs de casquettes, le fauteuil vert chez
Costecalde, et, planant au-dessus comme un aigle
éployé, la formidable moustache du brave commandant
Bravida.
Alors, de se voir là, comme il était, lâchement
accroupi sur sa natte, tandis qu' on le croyait en
train de massacrer des fauves, Tartarin de
Tarascon eut honte de lui-même et pleura.
Tout à coup le héros bondit :
" au lion ! Au lion ! "
et s' élançant dans le réduit poudreux où dormaient
la tente-abri, la pharmacie, les conserves, la caisse
d' armes, il les traîna au milieu de la cour.
Tartarin-Sancho venait d' expirer ; il ne restait
plus que Tartarin-Quichotte.
Le temps d' inspecter son matériel, de s' armer, de se
harnacher, de rechausser ses grandes bottes, d' écrire
deux mots au prince pour lui confier Baïa, le temps
de glisser sous l' enveloppe quelques billets bleus
mouillés de larmes, et l' intrépide tarasconnais
roulait en diligence sur la route de Blidah, laissant
à la maison sa négresse stupéfaite devant le narghilé,
le turban, les babouches, toute la défroque
musulmane de Sidi Tart' ri qui traînait
piteusement sous les petits trèfles blancs de la
galerie...
 
« Au lion ! au lion ! »
TROISIEME EPISODE CHEZ LES LIONS
 
Et s’élançant dans le réduit poudreux où dormaient la tente-abri, la pharmacie, les conserves, la caisse d’armes, il les traîna au milieu de la cour.
 
Tartarin-Sancho venait d’expirer ; il ne restait plus que Tartarin-Quichotte.
 
Le temps d’inspecter son matériel, de s’armer, de se harnacher, de rechausser ses grandes bottes, d’écrire deux mots au prince pour lui confier Baïa, le temps de glisser sous l’enveloppe quelques billets bleus mouillés de larmes, et l’intrépide Tarasconnais roulait en diligence sur la route de Blidah, laissant à la maison sa négresse stupéfaite devant le narghilé, le turban, les babouches, toute la défroque musulmane de Sidi Tart’ri qui traînait piteusement sous les petits trèfles blancs de la galerie…
 
 
== Troisième épisode ==
 
 
Chez les lions
 
=== III, I Les Diligences déportées===
 
C’était une vieille diligence d’autrefois, capitonnée à l’ancienne mode de drap gros bleu tout fané, avec ces énormes pompons de laine rêche qui, après quelques heures de route, finissent par vous faire des moxas dans le dos… Tartarin de Tarascon avait un coin de la rotonde ; il s’y installa de son mieux, et en attendant de respirer les émanations musquées des grands félins d’Afrique, le héros dut se contenter de cette bonne vieille odeur de diligence, bizarrement composée de mille odeurs, hommes, chevaux, femmes et cuir, victuailles et paille moisie.
 
Il y avait de tout un peu dans cette rotonde. Un trappiste, des marchands juifs, deux cocottes qui rejoignaient leur corps — le 3ème hussards — un photographe d’Orléansville… Mais, si charmante et variée que fut la compagnie, le Tarasconnais n’était pas en train de causer et resta là tout pensif, le bras passé dans la brassière, avec ses carabines entre ses genoux… Son départ précipité, les yeux noirs de Baïa, la terrible chasse qu’il allait entreprendre, tout cela lui troublait la cervelle, sans compter qu’avec son bon air patriarcal cette diligence européenne, retrouvée en pleine Afrique, lui rappelait vaguement le Tarascon de sa jeunesse, des courses dans la banlieue, de petits dîners au bord du Rhône, une foule de souvenirs…
 
Peu à peu la nuit tomba. Le conducteur alluma ses lanternes… La diligence rouillée sautait en criant sur ses vieux ressorts ; les chevaux trottaient, les grelots tintaient… De temps en temps, là-haut, sous la bâche de l’impériale, un terrible bruit de ferraille… C’était le matériel de guerre.
 
Tartarin de Tarascon, aux trois quarts assoupi, resta un moment à regarder les voyageurs comiquement secoués par les cahots, et dansant devant lui comme des ombres falotes, puis ses yeux s’obscurcirent, sa pensée se voila, et il n’entendit plus que très vaguement geindre l’essieu des roues, et les flancs de la diligence qui se plaignaient…
 
Subitement, une voix, une voix de vieille fée, enrouée, cassée, fêlée, appela le Tarasconnais par son nom :
 
– Monsieur Tartarin ! monsieur Tartarin !
 
– Qui m’appelle ?
 
– C’est moi, monsieur Tartarin ; vous ne me reconnaissez pas ?… Je suis la vieille diligence qui faisait — il y a vingt ans — le service de Tarascon à Nîmes… Que de fois je vous ai portés, vous et vos amis, quand vous alliez chasser les casquettes du côté de Jonquières ou de Bellegarde !… Je ne vous ai pas remis d’abord, à cause de votre bonnet de Teur et du corps que vous avez pris ; mais sitôt que vous vous êtes mis à rouler, coquin de bon sort ! je vous ai reconnu tout de suite.
p103
 
– C’est bon ! c’est bon ! fit le Tarasconnais un peu vexé.
I.
Les diligences déportées.
C' était une vieille diligence d' autrefois,
capitonnée à l' ancienne mode de drap gros bleu tout
fané, avec ces énormes pompons de laine rèche qui,
après quelques heures de route, finissent par vous
faire des moxas dans le dos... Tartarin de
Tarascon avait un coin de la rotonde ; il s' y
installa de son mieux, et en attendant de respirer
les émanations musquées des grands félins
d' Afrique, le héros dut se contenter de cette
bonne vieille odeur de diligence, bizarrement
composée de mille odeurs, hommes, chevaux, femmes
et cuir, victuailles et paille moisie.
Il y avait de tout un peu dans cette rotonde. Un
trappiste, des marchands juifs, deux cocottes qui
rejoignaient leur corps-le 3e hussards, -un
photographe d' Orléansville... mais, si charmante
et variée que fût la compagnie, le tarasconnais
n' était pas en train de causer et resta là tout
pensif, le bras passé dans la brassière, avec ses
carabines entre ses genoux... son départ précipité,
les yeux noirs de Baïa, la terrible chasse qu' il
allait entreprendre, tout cela lui troublait la
cervelle, sans compter qu' avec son bon air patriarcal,
cette diligence européenne, retrouvée en pleine
Afrique, lui rappelait vaguement le Tarascon de sa
jeunesse, des courses dans la banlieue, de petits
dîners au bord du Rhône, une foule de souvenirs...
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peu à peu la nuit tomba. Le conducteur alluma ses
lanternes... la diligence rouillée sautait en criant
sur ses vieux ressorts ; les chevaux trottaient, les
grelots tintaient... de temps en temps, là-haut, sous
la bâche de l' impériale, un terrible bruit de
ferraille... c' était le matériel de guerre.
Tartarin de Tarascon, aux trois quarts assoupi,
resta un moment à regarder les voyageurs
comiquement secoués par les cahots, et dansant
devant lui comme des ombres falotes, puis ses yeux
s' obscurcirent, sa pensée se voila, et il n' entendit
plus que très vaguement geindre l' essieu des roues,
et les flancs de la diligence qui se plaignaient...
subitement, une voix, une voix de vieille fée,
enrouée, cassée, fêlée, appela le tarasconnais par
son nom : " Monsieur Tartarin ! Monsieur
Tartarin !
-qui m' appelle ?
-c' est moi, Monsieur Tartarin ; vous ne me
reconnaissez pas ? ... je suis la vieille diligence
qui faisait-il y a vingt ans-le service de
Tarascon à Nîmes... que de fois je vous ai portés,
vous et vos amis, quand vous alliez chasser les
casquettes du côté de Jonquières ou de
Bellegarde ! ... je ne vous ai pas remis d' abord,
à cause de votre bonnet de teur et du corps que
vous avez pris ; mais sitôt que vous vous êtes mis
à rouler, coquin de bon sort ! Je vous ai reconnu
tout de suite.
-c' est bon ! C' est bon ! " fit le tarasconnais un
peu vexé.
Puis, se radoucissant :
" mais enfin, ma pauvre vieille, qu' est-ce que vous
êtes venue faire ici ?
-ah ! Mon bon Monsieur Tartarin, je n' y suis pas
venue de mon plein gré, je vous assure... une fois que
le chemin de fer de Beaucaire a été fini, ils ne
m' ont plus trouvée bonne à rien et ils m' ont
envoyée en Afrique... et je ne suis pas la seule !
Presque toutes les diligences de France ont été
déportées comme moi. On nous trouvait trop
réactionnaires, et maintenant nous voilà toutes
ici à mener une vie de galère... c' est ce qu' en
France vous appelez les chemins de fer algériens. "
ici la vieille diligence poussa un long soupir ; puis
elle reprit :
" ah ! Monsieur Tartarin, que je le regrette, mon
beau Tarascon ! C' était alors le bon temps pour
moi, le temps de la jeunesse ! Il fallait me voir
partir le matin, lavée à grande eau et toute luisante
avec mes roues vernissées à neuf, mes lanternes qui
semblaient deux soleils et ma bâche toujours frottée
d' huile ! C' est ça qui était beau quand le
p105
 
– Mais enfin, ma pauvre vieille, qu’est-ce que vous êtes venue faire ici ?
postillon faisait claquer son fouet sur l' air de :
lagadigadeou, la tarasque ! La tarasque ! et que
le conducteur, son piston en bandoulière, sa
casquette brodée sur l' oreille, jetant d' un tour de
bras son petit chien, toujours furieux, sur la bâche
de l' impériale, s' élançait lui-même là-haut, en
criant : " allume ! Allume ! " alors mes quatre chevaux
s' ébranlaient au bruit des grelots, des aboiements,
des fanfares, les fenêtres s' ouvraient, et tout
Tarascon regardait avec orgueil la diligence détaler
sur la grande route royale.
Quelle belle route, Monsieur Tartarin, large, bien
entretenue, avec ses bornes kilométriques, ses petits
tas de pierre régulièrement espacés, et de droite et
de gauche ses jolies plaines d' oliviers et de
vignes... puis, des auberges tous les dix pas, des
relais toutes les cinq minutes... et mes voyageurs,
quelles braves gens ! Des maires et des curés qui
allaient à Nîmes voir leur préfet ou leur évêque, de
bons taffetassiers qui revenaient du Mazet bien
honnêtement, des collégiens en vacances, des paysans
en blouse brodée, tout frais rasés du matin, et
là-haut, sur l' impériale, vous tous, messieurs les
chasseurs de casquettes, qui étiez toujours de si
bonne humeur, et qui chantiez si bien chacun la
vôtre , le soir, aux étoiles, en revenant ! ...
maintenant, c' est une autre histoire... dieu sait
les gens que je charrie ! Un tas de mécréants venus je
ne sais d' où, qui me remplissent de vermine, des
nègres, des bédouins, des soudards, des aventuriers
de tous les pays, des colons en guenilles qui
m' empestent de leurs pipes, et tout cela parlant un
langage auquel Dieu le père ne comprendrait rien...
et puis vous voyez comme on me traite ! Jamais
brossée, jamais lavée. On me plaint le cambouis de mes
essieux... au lieu de mes gros bons chevaux
tranquilles d' autrefois, de petits chevaux arabes
qui ont le diable au corps, se battent, se mordent,
dansent en courant comme des chèvres, et me brisent
mes brancards à coups de pieds... aïe ! ... aïe ! ...
tenez ! ... voilà que cela commence... et les routes !
Par ici, c' est encore supportable, parce que nous
sommes près du gouvernement ; mais là-bas, plus rien,
pas de chemin du tout. On va comme on peut, à travers
monts et plaines, dans les palmiers nains, dans les
lentisques... pas un seul relais fixe. On arrête au
caprice du conducteur, tantôt dans une ferme, tantôt
dans une autre.
Quelquefois ce polisson-là me fait faire un détour
de deux lieues pour aller chez un ami boire
l' absinthe ou le champoreau ... après quoi,
fouette, postillon ! Il faut rattraper le temps
perdu. Le soleil cuit,
p106
 
– Ah ! mon bon monsieur Tartarin, je n’y suis pas venue de mon plein gré, je vous assure… Une fois que le chemin de fer de Beaucaire a été fini, ils ne m’ont plus trouvée bonne à rien et ils m’ont envoyée en Afrique… Et je ne suis pas la seule ! presque toutes les diligences de France ont été déportées comme moi. On nous trouvait trop réactionnaires, et maintenant nous voilà toutes ici à mener une vie de galère… C’est ce qu’en France vous appelez les chemins de fer algériens.
la poussière brûle. Fouette toujours ! On accroche,
on verse ! Fouette plus fort ! On passe des rivières
à la nage, on s' enrhume, on se mouille, on se noie...
fouette ! Fouette ! Fouette ! ... puis le soir, toute
ruisselante, -c' est cela qui est bon à mon âge, avec
mes rhumatismes ! ... -il me faut coucher à la belle
étoile, dans une cour de caravansérail ouverte à tous
les vents. La nuit, des chacals, des hyènes viennent
flairer mes caissons, et les maraudeurs qui
craignent la rosée se mettent au chaud dans mes
compartiments... voilà la vie que je mène, mon pauvre
Monsieur Tartarin, et je la mènerai jusqu' au jour
où, brûlée par le soleil, pourrie par les nuits
humides, je tomberai-ne pouvant plus faire
autrement-sur un coin de méchante route, où les
arabes feront bouillir leur kousskouss avec les
débris de ma vieille carcasse...
-Blidah ! Blidah ! " fit le conducteur en ouvrant
la portière.
p107
 
Ici la vieille diligence poussa un long soupir ; puis elle reprit :
Ii.
 
Où l' on voit passer un petit monsieur.
– Ah ! monsieur Tartarin, que je le regrette, mon beau Tarascon ! C’était alors le bon temps pour moi, le temps de la jeunesse ! Il fallait me voir partir le matin, lavée à grande eau et toute luisante avec mes roues vernissées à neuf, mes lanternes qui semblaient deux soleils et ma bâche toujours frottée d’huile ! C’est ça qui était beau quand le postillon faisait claquer son fouet sur l’air de : Lagadigadeou, la Tarasque ! la Tarasque ! et que le conducteur, son piston en bandoulière, sa casquette brodée sur l’oreille, jetant d’un tour de bras son petit chien, toujours furieux, sur la bâche de l’impériale, s’élançait lui-même là-haut, en criant : « Allume ! allume ! » Alors mes quatre chevaux s’ébranlaient au bruit des grelots, des aboiements, des fanfares, les fenêtres s’ouvraient, et tout Tarascon regardait avec orgueil la diligence détaler sur la grande route royale.
Vaguement, à travers les vitres dépolies par la buée,
 
Tartarin de Tarascon entrevit une place de jolie
« Quelle belle route, monsieur Tartarin, large, bien entretenue, avec ses bornes kilométriques, ses petits tas de pierre régulièrement espacés, et de droite et de gauche ses jolies plaines d’oliviers et de vignes… Puis, des auberges tous les dix pas, des relais toutes les cinq minutes… Et mes voyageurs, quels braves gens ! des maires et des curés qui allaient à Nîmes voir leur préfet ou leur évêque, de bons taffetassiers qui revenaient du Mazet bien honnêtement, des collégiens en vacances, des paysans en blouse brodée, tous frais rasés du matin, et là-haut, sur l’impériale, vous tous, messieurs les chasseurs de casquettes, qui étiez toujours de si bonne humeur, et qui chantiez si bien chacun la vôtre, le soir, aux étoiles, en revenant !…
sous-préfecture, place régulière, entourée d' arcades
 
et plantée d' orangers, au milieu de laquelle de
« Maintenant, c’est une autre histoire… Dieu sait les gens que je charrie ! un tas de mécréants venus je ne sais d’où, qui me remplissent de vermine, des nègres, des Bédouins, des soudards, des aventuriers de tous les pays, des colons en guenilles qui m’empestent de leurs pipes, et tout cela parlant un langage auquel Dieu le Père ne comprendrait rien… Et puis vous voyez comme on me traite ! Jamais brossée, jamais lavée. On me plaint le cambouis de mes essieux… Au lieu de mes gros bons chevaux tranquilles d’autrefois, de petits chevaux arabes qui ont le diable au corps, se battent, se mordent, dansent en courant comme des chèvres, et me brisent mes brancards à coups de pieds… Aïe !… aïe !… tenez ! Voilà que cela commence… Et les routes ! Par ici, c’est encore supportable, parce que nous sommes près du gouvernement ; mais là-bas, plus rien, pas de chemin du tout. On va comme on peut, à travers monts et plaines, dans les palmiers nains, dans les lentisques… Pas un seul relais fixe. On arrête au caprice du conducteur, tantôt dans une ferme, tantôt dans une autre.
petits soldats de plomb faisaient l' exercice dans la
 
claire brume rose du matin. Les cafés ôtaient leurs
« Quelquefois ce polisson-là me fait faire un détour de deux lieues pour aller chez un ami boire l’absinthe ou le champoreau… Après quoi, fouette, postillon ! il faut rattraper le temps perdu. Le soleil cuit, la poussière brûle. Fouette toujours ! On accroche, on verse ! Fouette plus fort ! On passe des rivières à la nage, on s’enrhume, on se mouille, on se noie… Fouette ! fouette ! fouette !… Puis le soir, toute ruisselante c’est cela qui est bon à mon âge, avec mes rhumatismes !… – il me faut coucher à la belle étoile, dans une cour de caravansérail ouverte à tous les vents. La nuit, des chacals, des hyènes viennent flairer mes caissons, et les maraudeurs qui craignent la rosée se mettent au chaud dans mes compartiments… Voilà la vie que je mène, mon pauvre monsieur Tartarin, et je la mènerai jusqu’au jour où, brûlée par le soleil, pourrie par les nuits humides, je tomberai — ne pouvant plus faire autrement — sur un coin de méchante route, où les Arabes feront bouillir leur couscous avec les débris de ma vieille carcasse…
volets. Dans un coin, une halle avec des légumes...
 
c' était charmant, mais cela ne sentait pas encore
– Blidah ! Blidah ! fit le conducteur en ouvrant la portière.
le lion.
 
" au sud ! ... plus au sud ! " murmura le bon Tartarin
=== III, II Où l’on voit passer un petit monsieur===
en se renfonçant dans son coin.
 
à ce moment, la portière s' ouvrit. Une bouffée d' air
Vaguement, à travers les vitres dépolies par la buée, Tartarin de Tarascon entrevit une place de jolie sous-préfecture, place régulière, entourée d’arcades et plantée d’orangers, au milieu de laquelle de petits soldats de plomb faisaient l’exercice dans la claire brume rose du matin. Les cafés ôtaient leurs volets. Dans un coin, une halle avec des légumes… C’était charmant, mais cela ne sentait pas encore le lion.
frais entra, apportant sur ses ailes, dans le parfum
 
des orangers fleuris, un tout petit monsieur en
« Au Sud !… Plus au Sud ! » murmura le bon Tartarin en se renfonçant dans son coin.
redingote noisette, vieux, sec, ridé, compassé, une
 
figure grosse comme le poing, une cravate en soie
À ce moment, la portière s’ouvrit. Une bouffée d’air frais entra, apportant sur ses ailes, dans le parfum des orangers fleuris, un tout petit monsieur en redingote noisette, vieux, sec, ridé, compassé, une figure grosse comme le poing, une cravate en soie noire haute de cinq doigts, une serviette en cuir, un parapluie : le parfait notaire de village.
noire haute de cinq doigts, une serviette en cuir,
 
un parapluie : le parfait notaire de village.
En apercevant le matériel de guerre du tarasconnaisTarasconnais, le petit monsieur, qui s’était assis en face, parut excessivement surpris et se mit à regarder Tartarin avec une insistance gênante.
 
le petit monsieur, qui s' était assis en face, parut
On détela, on attela, la diligence partit… Le petit monsieur regardait toujours Tartarin… À la fin, le Tarasconnais prit la mouche.
excessivement surpris et se mit à regarder Tartarin
 
avec une insistance gênante.
– Ça vous étonne ? fit-il en regardant à son tour le petit monsieur bien en face.
On détela, on attela, la diligence partit... le petit
 
monsieur regardait toujours Tartarin... à la fin, le
– Non ! Ça me gêne, répondit l’autre fort tranquillement, et le fait est qu’avec sa tente-abri, son revolver, ses deux fusils dans leur gaine, son couteau de chasse — sans parler de sa corpulence naturelle, Tartarin de Tarascon tenait beaucoup de place…
tarasconnais prit la mouche.
 
p108
La réponse du petit monsieur le fâcha :
 
– Vous imaginez-vous par hasard que je vais aller au lion avec votre parapluie ? dit le grand homme fièrement.
 
Le petit monsieur regarda son parapluie, sourit doucement ; puis, toujours avec son même flegme :
 
– Alors, monsieur, vous êtes ?…
 
– Tartarin de Tarascon, tueur de lions !
 
En prononçant ces mots, l’intrépide Tarasconnais secoua comme une crinière le gland de sa chéchia.
 
" ça vous étonne ? " fit-il en regardant à son tour le
petit monsieur bien en face.
" non ! ça me gêne " , répondit l' autre fort
tranquillement ; et le fait est qu' avec sa
tente-abri, son revolver, ses deux fusils dans leur
gaine, son couteau de chasse, -sans parler de sa
corpulence naturelle, -Tartarin de Tarascon tenait
beaucoup de place...
la réponse du petit monsieur le fâcha :
" vous imaginez-vous par hasard que je vais aller
au lion avec votre parapluie ? " dit le grand homme
fièrement.
Le petit monsieur regarda son parapluie, sourit
doucement ; puis, toujours avec son même flegme :
" alors, monsieur, vous êtes... ?
-Tartarin de Tarascon, tueur de lions ! "
en prononçant ces mots, l' intrépide tarasconnais
secoua comme une crinière le gland de sa chéchia .
Il y eut dans la diligence un mouvement de stupeur.
 
Le trappiste se signa, les cocottes poussèrent de
Le trappiste se signal, les cocottes poussèrent de petits cris d’effroi, et le photographe d’Orléansville se rapprocha du tueur de lions, rêvant déjà l’insigne honneur de faire sa photographie.
petits cris d' effroi, et le photographe
 
d' Orléansville se rapprocha du tueur de lions,
rêvant déjà l' insigne honneur de faire sa
photographie.
Le petit monsieur, lui, ne se déconcerta pas.
" est-ce que vous avez déjà tué beaucoup de lions,
Monsieur Tartarin ? " demanda-t-il très
tranquillement.
Le tarasconnais le reçut de la belle manière :
" si j' en ai beaucoup tué, monsieur ! ... je vous
souhaiterais d' avoir seulement autant de cheveux sur
la tête. "
et toute la diligence de rire en regardant les trois
cheveux jaunes de Cadet-Roussel qui se hérissaient
sur le crâne du petit monsieur.
à son tour le photographe d' Orléansville prit la
parole :
" terrible profession que la vôtre, monsieur
Tartarin ! ... on passe quelquefois de mauvais
moments... ainsi ce pauvre M Bombonnel...
-ah ! Oui, le tueur de panthères... " fit Tartarin
assez dédaigneusement.
" est-ce que vous le connaissez ? " demanda le petit
monsieur.
" té ! Pardi... si je le connais... nous avons chassé
plus de vingt fois ensemble. "
le petit monsieur sourit : " vous chassez donc la
panthère aussi, Monsieur Tartarin ?
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– Est-ce que vous avez déjà tué beaucoup de lions, monsieur Tartarin ? demanda-t-il très tranquillement.
-quelquefois, par passe-temps... " fit l' enragé
 
tarasconnais.
Le Tarasconnais le reçut de la belle manière :
Il ajouta, en relevant la tête d' un geste héroïque
 
qui enflamma le coeur des deux cocottes :
– Si j’en ai beaucoup tué, monsieur !… Je vous souhaiterais d’avoir seulement autant de cheveux sur la tête.
" ça ne vaut pas le lion !
 
" en somme " , hasarda le photographe d' Orléansville,
Et toute la diligence de rire en regardant les trois cheveux jaunes de Cadet-Roussel qui se hérissaient sur le crâne du petit monsieur.
" une panthère, ce n' est qu' un gros chat...
 
-tout juste ! " fit Tartarin qui n' était pas fâché
À son tour le photographe d’Orléansville prit la parole :
de rabaisser un peu la gloire de Bombonnel, surtout
 
devant les dames.
– Terrible profession que la vôtre, monsieur Tartarin !… On passe quelquefois de mauvais moments… Ainsi, ce pauvre M. Bombonnel…
Ici la diligence s' arrêta, le conducteur vint ouvrir
 
la portière et s' adressant au petit vieux :
– Ah ! oui, le tueur de panthères… fit Tartarin assez dédaigneusement.
" vous voilà arrivé, monsieur, " lui dit-il d' un air
 
très respectueux.
– Est-ce que vous le connaissez ? demanda le petit monsieur.
Le petit monsieur se leva, descendit, puis avant de
 
refermer la portière :
– Té ! pardi… Si je le connais… Nous avons chassé plus de vingt fois ensemble.
" voulez-vous me permettre de vous donner un conseil,
 
Monsieur Tartarin ?
-lequel,Le petit monsieur ?sourit.
 
-ma foi ! écoutez, vous avez l' air d' un brave homme,
– Vous chassez donc la panthère aussi, monsieur Tartarin ?
j' aime mieux vous dire ce qu' il en est... retournez
 
vite à Tarascon, Monsieur Tartarin... vous perdez
Quelquefois, par passe-temps… fit l’enragé Tarasconnais.
votre temps ici... il reste bien encore quelques
 
panthères dans la province ; mais, fi donc ! C' est
Il ajouta, en relevant la tête d’un geste héroïque qui enflamma le cœur des deux cocottes :
un trop petit gibier pour vous... quant aux lions,
 
c' est fini. Il n' en reste plus en Algérie... mon
ami ChassaingÇa vientne devaut tuerpas le dernier.lion "!
 
sur quoi le petit monsieur salua, ferma la portière,
– En somme, hasarda le photographe d’Orléansville, une panthère, ce n’est qu’un gros chat…
et s' en alla en riant avec sa serviette et son
 
parapluie.
– Tout juste ! fit Tartarin qui n’était pas fâché de rabaisser un peu la gloire de Bombonnel, surtout devant les dames.
" conducteur " , demanda Tartarin en faisant sa moue,
 
" qu' est-ce que c' est donc que ce bonhomme-là ?
Ici la diligence s’arrêta, le conducteur vint ouvrir la portière et s’adressant au petit vieux :
-comment ! Vous ne le connaissez pas ? Mais c' est
 
Monsieur Bombonnel. "
– Vous voilà arrivé, monsieur, lui dit-il d’un air très respectueux.
p111
 
Le petit monsieur se leva, descendit, puis avant de refermer la portière :
 
– Voulez-vous me permettre de vous donner un conseil, monsieur Tartarin ?
 
– Lequel, monsieur ?
 
– Ma foi ! écoutez, vous avez l’air d’un brave homme, j’aime mieux vous dire ce qu’il en est… Retournez vite à Tarascon, monsieur Tartarin… Vous perdez votre temps ici… Il reste bien encore quelques panthères dans la province ; mais, fi donc ! c’est un trop petit gibier pour vous… Quant aux lions, c’est fini. Il n’en reste plus en Algérie… mon ami Chassaing vient de tuer le dernier.
 
Sur quoi le petit monsieur salua, ferma la portière, et s’en alla en riant avec sa serviette et son parapluie.
 
– Conducteur, demanda Tartarin en faisant sa moue, qu’est-ce que c’est donc que ce bonhomme-là ?
 
– Comment ! vous ne le connaissez pas ? Mais c’est M. Bombonnel.
 
=== III, III Un couvent de lions===
 
À Milianah, Tartarin de Tarascon descendit, laissant la diligence continuer sa route vers le Sud.
 
Deux jours de durs cahots, deux nuits passées les yeux ouverts à regarder par la portière s’il n’apercevrait pas dans les champs, au bord de la route, l’ombre formidable du lion, tant d’insomnies méritaient bien quelques heures de repos. Et puis, s’il faut tout dire, depuis sa mésaventure avec Bombonnel, le loyal Tarasconnais se sentait mal à l’aise, malgré ses armes, sa moue terrible, son bonnet rouge, devant le photographe d’Orléansville et les deux demoiselles du 3ème hussards.
 
Il se dirigea donc à travers les larges rues de Milianah, pleines de beaux arbres et de fontaines ; mais, tout en cherchant un hôtel à sa convenance, le pauvre homme ne pouvait s’empêcher de songer aux paroles de Bombonnel… Si c’était vrai pourtant ? S’il n’y avait plus de lions en Algérie ?… À quoi bon alors tant de courses, tant de fatigues ?…
 
Soudain, au détour d’une rue, notre héros se trouva face à face… avec qui ? Devinez… Avec un lion superbe, qui attendait devant la porte d’un café, assis royalement sur son train de derrière, sa crinière fauve au soleil.
 
« Qu’est-ce qu’ils me disaient donc, qu’il n’y en avait plus ? » s’écria le Tarasconnais en faisant un saut en arrière… En entendant cette exclamation, le lion baissa la tête et, prenant dans sa gueule une sébile en bois posée devant lui sur le trottoir, il la tendit humblement du côté de Tartarin immobile de stupeur… Un Arabe qui passait jeta un gros sou dans la sébile ; le lion remua la queue… Alors Tartarin comprit tout. Il vit, ce que l’émotion l’avait d’abord empêché de voir, la foule attroupée autour du pauvre lion aveugle et apprivoisé, et les deux grands nègres armés de gourdins qui le promenaient à travers la ville comme un Savoyard sa marmotte.
 
Le sang du Tarasconnais ne fit qu’un tour : « Misérables, cria-t-il d’une voix de tonnerre, ravaler ainsi ces nobles bêtes ! » Et, s’élançant sur le lion, il lui arracha l’immonde sébile d’entre ses royales mâchoires. Les deux nègres, croyant avoir affaire à un voleur, se précipitèrent sur le Tarasconnais, la matraque haute… Ce fut une terrible bousculade… Les nègres tapaient, les femmes piaillaient, les enfants riaient. Un vieux cordonnier juif criait du fond de sa boutique : « Au zouge de paix ! Au zouge de paix ! » Le lion lui-même, dans sa nuit, essaya d’un rugissement, et le malheureux Tartarin, après une lutte désespérée, roula par terre au milieu des gros sous et des balayures.
 
À ce moment, un homme fendit la foule, écarta les nègres d’un mot, les femmes et les enfants d’un geste, releva Tartarin, le brossa, le secoua, et l’assit tout essoufflé sur une borne.
 
– Comment ! préïnce, c’est vous ?… fit le bon Tartarin en se frottant les côtes.
 
– Eh ! oui, mon vaillant ami, c’est moi… Sitôt votre lettre reçue, j’ai confié Baïa à son frère, loué une chaise de poste, fait cinquante lieues ventre à terre, et me voilà juste à temps pour vous arracher à la brutalité de ces rustres… Qu’est-ce que vous avez donc fait, juste Dieu ! pour vous attirer cette méchante affaire ?
 
– Que voulez-vous, préïnce ?… De voir ce malheureux lion avec sa sébile aux dents, humilié, vaincu, bafoué, servant de risée à toute cette pouillerie musulmane…
 
– Mais vous vous trompez, mon noble ami. Ce lion est, au contraire, pour eux un objet de respect et d’adoration. C’est une bête sacrée, qui fait partie d’un grand couvent de lions, fondé, il y a trois cents ans par Mohammed-ben-Aouda, une espèce de Trappe formidable et farouche, pleine de rugissements et d’odeurs de fauve, où des moines singuliers élèvent et apprivoisent des lions par centaines et les envoient de là dans toute l’Afrique septentrionale, accompagnés de frères quêteurs. Les dons que reçoivent les frères servent à l’entretien du couvent et de sa mosquée ; et si les deux nègres ont montré tant d’humeur tout à l’heure, c’est qu’ils ont la conviction que pour un sou, un seul sou de la quête, volé ou perdu par leur faute, le lion qu’ils conduisent les dévorerait immédiatement.
 
En écoutant ce récit invraisemblable et pourtant véridique, Tartarin de Tarascon se délectait et reniflait l’air bruyamment.
 
– Ce qui me va dans tout ceci, fit-il en matière de conclusion, c’est que, n’en déplaise à mon Bombonnel, il y a encore des lions en Algérie !…
 
– S’il y en a ! dit le prince avec enthousiasme… Dès demain, nous allons battre la plaine du Chéliff, et vous verrez !
 
– Eh quoi ! prince… Auriez-vous l’intention de chasser, vous aussi !
 
– Parbleu ! pensez-vous donc que je vous laisserais vous en aller seul en pleine Afrique, au milieu de ces tribus féroces dont vous ignorez la langue et les usages… Non ! non ! illustre Tartarin, je ne vous quitte plus… Partout où vous serez, je veux être.
 
– Oh ! préïnce, préïnce…
 
Et Tartarin, radieux, pressa sur son cœur le vaillant Grégory, en songeant avec fierté qu’à l’exemple de Jules Gérard, de Bombonnel et tous les autres fameux tueurs de lions, il allait avoir un prince étranger pour l’accompagner dans ses chasses.
 
=== III, IV La Caravane en marche===
 
Le lendemain, dès la première heure, l’intrépide Tartarin et le non moins intrépide prince Grégory, suivis d’une demi-douzaine de portefaix nègres, sortaient de Milianah et descendaient vers la plaine du Chéliff par un raidillon délicieux tout ombragé de jasmins, de thuyas, de caroubiers, d’oliviers sauvages, entre deux haies de petits jardins indigènes et des milliers de joyeuses sources vives qui dégringolaient de roche en roche en chantant… Un paysage du Liban.
 
Aussi chargé d’armes que le grand Tartarin, le prince Grégory s’était en plus affublé d’un magnifique et singulier képi tout galonné d’or, avec une garniture de feuilles de chênes brodées au fil d’argent, qui donnait à Son Altesse un faux air de général mexicain, ou de chef de gare des bords du Danube.
III.
Un couvent de lions.
à Milianah, Tartarin de Tarascon descendit,
laissant la diligence continuer sa route vers le sud.
Deux jours de durs cahots, deux nuits passées les
yeux ouverts à regarder par la portière s' il
n' apercevrait pas dans les champs, au bord de la
route, l' ombre formidable du lion, tant d' insomnies
méritaient bien quelques heures de repos. Et puis,
s' il faut tout dire, depuis sa mésaventure avec
Bombonnel, le loyal tarasconnais se sentait mal à
l' aise, malgré ses armes, sa moue terrible, son
bonnet rouge, devant le photographe d' Orléansville
et les deux demoiselles du 3e hussards.
Il se dirigea donc à travers les larges rues de
Milianah, pleines de beaux arbres et de fontaines ;
mais, tout en cherchant un hôtel à sa convenance, le
pauvre homme ne pouvait s' empêcher de songer aux
paroles de Bombonnel... si c' était vrai pourtant ?
S' il n' y avait plus de lions en Algérie ? ... à quoi
bon alors tant de courses, tant de fatigues ? ...
soudain, au détour d' une rue, notre héros se trouva
face à face... avec qui ? Devinez... avec un lion
superbe, qui attendait devant la porte d' un café,
assis royalement sur son train de derrière, sa
crinière fauve dans le soleil.
p112
 
Ce diable de képi intriguait beaucoup le Tarasconnais ; et comme il demandait timidement quelques explications :
" qu' est-ce qu' ils me disaient donc, qu' il n' y en
avait plus ? " s' écria le tarasconnais en faisant un
saut en arrière... en entendant cette exclamation,
le lion baissa la tête et, prenant dans sa gueule
une sébile en bois posée devant lui sur le trottoir,
il la tendit humblement du côté de Tartarin
immobile de stupeur... un arabe qui passait jeta un
gros sou dans la sébile ; le lion remua la queue...
alors Tartarin comprit tout. Il vit, ce que
l' émotion l' avait d' abord empêché de voir, la foule
attroupée autour du pauvre lion aveugle et
apprivoisé, et les deux grands nègres armés de
gourdins qui le promenaient à travers la ville comme
un savoyard sa marmotte.
Le sang du tarasconnais ne fit qu' un tour :
" misérables " , cria-t-il d' une voix de tonnerre, "
ravaler
ainsi ces nobles bêtes ! " et, s' élançant sur le lion,
il lui arracha l' immonde sébile d' entre ses royales
mâchoires... les deux nègres, croyant avoir affaire
à un voleur, se précipitèrent sur le tarasconnais,
la matraque haute... ce fut une terrible bousculade...
les nègres tapaient, les femmes piaillaient, les
enfants riaient. Un vieux cordonnier juif criait du
fond de sa boutique : " au zouge de paix ! Au zouge
de paix ! " le lion lui-même, dans sa nuit, essaya
d' un rugissement, et le malheureux Tartarin, après
une lutte désespérée, roula par terre au milieu des
gros sous et des balayures.
à ce moment, un homme fendit la foule, écarta les
nègres d' un mot, les femmes et les enfants d' un
geste, releva Tartarin, le brossa, le secoua, et
l' assit tout essoufflé sur une borne.
" comment ! préïnce, c' est vous ? ... " fit le bon
Tartarin en se frottant les côtes.
" eh ! Oui, mon vaillant ami, c' est moi... sitôt votre
lettre reçue, j' ai confié Baïa à son frère, loué
une chaise de poste, fait cinquante lieues ventre
à terre, et me voilà juste à temps pour vous arracher
à la brutalité de ces rustres... qu' est-ce que vous
avez donc fait, juste dieu ! Pour vous attirer cette
méchante affaire ?
-que voulez-vous, préïnce ? ... de voir ce
malheureux lion avec sa sébile aux dents, humilié,
vaincu, bafoué, servant de risée à toute cette
pouillerie musulmane...
-mais vous vous trompez, mon noble ami. Ce lion est,
au contraire, pour eux un objet de respect et
d' adoration. C' est une bête sacrée, qui fait partie
d' un grand couvent de lions, fondé, il y a trois
cents ans, par Mahommed-Ben-Aouda, une espèce de
trappe formidable et farouche, pleine de rugissements
et d' odeurs de fauve, où
p113
 
« Coiffure indispensable pour voyager en Afrique », répondit le prince avec gravité ; et tout en faisant reluire sa visière d’un revers de manche, il renseigna son naïf compagnon sur le rôle important que joue le képi dans nos relations avec les Arabes, la terreur que cet insigne militaire a, seul, le privilège de leur inspirer, si bien que l’administration civile a été obligée de coiffer tout son monde avec des képis, depuis le cantonnier jusqu’au receveur de l’enregistrement. En somme pour gouverner l’Algérie — c’est toujours le prince qui parle — pas n’est besoin d’une forte tête, ni même de tête du tout. Il suffit d’un képi, d’un beau képi galonné reluisant au bout d’une trique comme la toque de Gessler.
des moines singuliers élèvent et apprivoisent des
lions par centaines, et les envoient de là dans toute
l' Afrique septentrionale, accompagnés de frères
quêteurs... les dons que reçoivent les frères servent
à l' entretien du couvent et de sa mosquée ; et si les
deux nègres ont montré tant d' humeur tout à l' heure,
c' est qu' ils ont la conviction que pour un sou, un
seul sou de la quête, volé ou perdu par leur faute,
le lion qu' ils conduisent les dévorerait
immédiatement. "
en écoutant ce récit invraisemblable et pourtant
véridique, Tartarin de Tarascon se délectait et
reniflait l' air bruyamment.
" ce qui me va dans tout ceci " , fit-il en matière de
conclusion, c' est que, n' en déplaise à mon
Bombonnel, il y a encore des lions en Algérie ! ...
-s' il y en a ! " dit le prince avec enthousiasme...
" dès demain, nous allons battre la plaine du Chéliff,
et vous verrez ! ...
-eh quoi ! Prince... auriez-vous l' intention de
chasser, vous aussi ?
-parbleu ! Pensez-vous donc que je vous laisserais
vous en aller seul en pleine Afrique, au milieu de
ces tribus féroces dont vous ignorez la langue et les
usages... non ! Non ! Illustre Tartarin, je ne vous
quitte plus... partout où vous serez, je veux être.
-oh ! préïnce, préïnce... "
et Tartarin, radieux, pressa sur son coeur le
vaillant Grégory, en songeant avec fierté qu' à
l' exemple de Jules Gérard, de Bombonnel et tous
les autres fameux tueurs de lions, il allait avoir
un prince étranger pour l' accompagner dans ses
chasses.
p115
 
Ainsi causant et philosophant, la caravane allait son train. Les portefaix — pieds nus — sautaient de roche en roche avec des cris de singes. Les caisses d’armes sonnaient. Les fusils flambaient. Les indigènes qui passaient s’inclinaient jusqu’à terre devant le képi magique… Là-haut, sur les remparts de Milianah, le chef du bureau arabe, qui se promenait au bon frais avec sa dame, entendant ces bruits insolites, et voyant des armes luire entre les branches, crut à un coup de main, fit baisser le pont-levis, battre la générale, et mit incontinent la ville en état de siège.
IV.
La caravane en marche.
Le lendemain, dès la première heure, l' intrépide
Tartarin et le non moins intrépide prince Grégory,
suivis d' une demi-douzaine de portefaix nègres,
sortaient de Milianah et descendaient vers la plaine
du Chéliff par un raidillon délicieux tout ombragé
de jasmins, de tuyas, de caroubiers, d' oliviers
sauvages, entre deux haies de petits jardins
indigènes et des milliers de joyeuses sources vives
qui dégringolaient de roche en roche en chantant...
un paysage du Liban.
Aussi chargé d' armes que le grand Tartarin, le
prince Grégory s' était en plus affublé d' un
magnifique et singulier képi tout galonné d' or,
avec une garniture de feuilles de chêne brodées au
fil d' argent, qui donnait à son altesse un faux air
de général mexicain, ou de chef de gare des bords du
Danube.
Ce diable de képi intriguait beaucoup le tarasconnais ;
et comme il demandait timidement quelques
explications :
" coiffure indispensable pour voyager en Afrique " ,
répondit le prince avec gravité ; et tout en faisant
reluire sa visière d' un revers de manche, il
renseigna son naïf compagnon sur le rôle important
que joue le képi dans nos relations avec les arabes,
la terreur que cet insigne militaire a, seul, le
privilège de leur inspirer, si bien que l' administration
civile a été obligée de coiffer tout son monde avec
des képis,
p116
 
depuis le cantonnier jusqu' au receveur de
l' enregistrement. En somme pour gouverner l' Algérie
-c' est toujours le prince qui parle-pas n' est
besoin d' une forte tête, ni même de tête du tout.
Il suffit d' un képi, d' un beau képi galonné,
reluisant au bout d' une trique comme la toque de
Gessler.
Ainsi causant et philosophant, la caravane allait
son train. Les portefaix-pieds nus-sautaient de
roche en roche avec des cris de singes. Les caisses
d' armes sonnaient. Les fusils flambaient. Les
indigènes qui passaient s' inclinaient jusqu' à terre
devant le képi magique... là-haut, sur les remparts
de Milianah, le chef du bureau arabe, qui se
promenait au bon frais avec sa dame, entendant ces
bruits insolites, et voyant des armes luire entre
les branches, crut à un coup de main, fit baisser
le pont-levis, battre la générale, et mit
incontinent la ville en état de siège.
Beau début pour la caravane !
Malheureusement, avant la fin du jour, les choses se
gâtèrent. Des nègres qui portaient les bagages, l' un
fut pris d' atroces coliques pour avoir mangé le
sparadrap de la pharmacie. Un autre tomba sur le
bord de la route ivre mort d' eau-de-vie camphrée. Le
troisième, celui qui portait l' album de voyage,
séduit par les dorures des fermoirs, et persuadé
qu' il enlevait les trésors de La Mecque, se sauva
dans le Zaccar à toutes jambes... il fallut
aviser... la caravane fit halte, et tint conseil dans
l' ombre trouée d' un vieux figuier.
" je serais d' avis, dit le prince, en essayant, mais
sans succès, de délayer une tablette de pemmican
dans une casserole perfectionnée à triple fond, je
serais d' avis que, dès ce soir, nous renoncions aux
porteurs nègres... il y a précisément un marché
arabe tout près d' ici. Le mieux est de nous y arrêter,
et de faire emplette de quelques bourriquots...
-non ! ... non ! ... pas de bourriquots ! ...
interrompit vivement le grand Tartarin, que le
souvenir de Noiraud avait fait devenir tout rouge.
Et il ajouta, l' hypocrite :
" comment voulez-vous que de si petites bêtes puissent
porter tout notre attirail ? "
le prince sourit.
" c' est ce qui vous trompe, mon illustre ami. Si
maigre et si chétif qu' il vous paraisse, le
bourriquot algérien a les reins solides... il le
p117
 
Malheureusement, avant la fin du jour, les choses se gâtèrent. Des nègres qui portaient les bagages, l’un fut pris d’atroces coliques pour avoir mangé le sparadrap de la pharmacie. Un autre tomba sur le bord de la route ivre-mort d’eau-de-vie camphrée. Le troisième, celui qui portait l’album de voyage, séduit par les dorures des fermoirs, et persuadé qu’il enlevait les trésors de la Mecque, se sauva dans le Zaccar à toutes jambes…
faut bien pour supporter tout ce qu' il supporte...
demandez plutôt aux arabes. Voici comment ils
expliquent notre organisation coloniale... en haut,
disent-ils, il y a mouci le gouverneur, avec une
grande trique, qui tape sur l' état-major ;
l' état-major, pour se venger, tape sur le soldat ;
le soldat tape sur le colon, le colon tape sur
l' arabe, l' arabe tape sur le nègre, le nègre tape
sur le juif, le juif à son tour tape sur le
bourriquot ; et le pauvre petit bourriquot n' ayant
personne sur qui taper, tend l' échine et porte tout.
Vous voyez bien qu' il peut porter vos caisses.
-c' est égal, reprit Tartarin de Tarascon, " je
trouve que, pour le coup d' oeil de notre caravane,
des ânes ne feraient pas très bien... je voudrais
quelque chose de plus oriental... ainsi, par exemple,
si nous pouvions avoir un chameau...
-tant que vous en voudrez " , fit l' altesse, et l' on
se mit en route pour le marché arabe.
Le marché se tenait à quelques kilomètres, sur les
bords du Chéliff... il y avait là cinq ou six mille
arabes en guenilles, grouillant au soleil, et
trafiquant bruyamment au milieu des jarres d' olives
noires, des pots de miel, des sacs d' épices et des
cigares en gros tas ; de grands feux où rôtissaient
des moutons entiers, ruisselant de beurre, des
boucheries en plein air, où des nègres tout nus, les
pieds dans le sang, les bras rouges, dépeçaient, avec
de petits couteaux, des chevreaux pendus à une perche.
Dans un coin, sous une tente rapetassée de mille
couleurs, un greffier maure, avec un grand livre et
des lunettes. Ici, un groupe, des cris de rage :
c' est un jeu de roulette, installé sur une mesure à
blé, et des kabyles qui s' éventrent autour... là-bas,
des trépignements, une joie, des rires : c' est un
marchand juif avec sa mule, qu' on regarde se noyer
dans le Chéliff... puis des scorpions, des chiens,
des corbeaux ; et des mouches ! ... des mouches ! ...
par exemple, les chameaux manquaient. On finit
pourtant par en découvrir un, dont des m' zabites
cherchaient à se défaire. C' était le vrai chameau
du désert, le chameau classique, chauve, l' air
triste, avec sa longue tête de bédouin et sa bosse
qui, devenue flasque par suite de trop longs jeûnes,
pendait mélancoliquement sur le côté.
Tartarin le trouva si beau, qu' il voulut que la
caravane entière montât dessus... toujours la folie
orientale ! ...
la bête s' accroupit. On sangla les malles.
p118
 
Il fallut aviser… La caravane fit halte, et tint conseil dans l’ombre trouée d’un vieux figuier.
Le prince s' installa sur le cou de l' animal.
Tartarin, pour plus de majesté, se fit hisser tout
en haut de la bosse, entre deux caisses ; et là,
fier et bien calé, saluant d' un geste noble tout le
marché accouru, il donna le signal du départ...
tonnerre ! Si ceux de Tarascon avaient pu le
voir ! ...
le chameau se redressa, allongea ses grandes jambes
à noeuds, et prit son vol...
ô stupeur ! Au bout de quelques enjambées, voilà
Tartarin qui se sent pâlir, et l' héroïque chéchia
qui reprend une à une ses anciennes positions du
temps du Zouave . Ce diable de chameau tanguait
comme une frégate.
" préïnce, préïnce, " murmura Tartarin tout
blême, et s' accrochant à l' étoupe sèche de la bosse,
" préïnce, descendons... je sens... je sens...
que je vais faire bafouer la France... "
va te promener ! Le chameau était lancé, et rien ne
pouvait plus l' arrêter. Quatre mille arabes couraient
derrière, pieds nus, gesticulant, riant comme des
fous, et faisant luire au soleil six cent mille
dents blanches...
le grand homme de Tarascon dut se résigner. Il
s' affaissa tristement sur la bosse. La chéchia prit
toutes les positions qu' elle voulut... et la
France fut bafouée.
p119
 
– Je serais d’avis, dit le prince, en essayant, mais sans succès, de délayer une tablette de pemmican dans une casserole perfectionnée à triple fond, je serais d’avis que, dès ce soir, nous renoncions aux porteurs nègres… Il y a précisément un marché arabe tout près d’ici. Le mieux est de nous y arrêter, et de faire emplette de quelques bourriquots…
V.
L' affût du soir dans un bois de lauriers-roses.
Si pittoresque que fût leur nouvelle monture, nos
tueurs de lions durent y renoncer, par égard pour
la chéchia. On continua donc la route à pied comme
devant, et la caravane s' en alla tranquillement
vers le sud par petites étapes, le tarasconnais
en tête, le monténégrin en queue, et dans les rangs
le chameau avec les caisses d' armes.
L' expédition dura près d' un mois.
Pendant un mois, cherchant des lions introuvables,
le terrible Tartarin erra de douar en douar dans
l' immense plaine du Chéliff, à travers cette
formidable et cocasse Algérie française, où les
parfums du vieil orient se compliquent d' une forte
odeur d' absinthe et de caserne, Abraham et Zouzou
mêlés, quelque chose de féerique et de naïvement
burlesque, comme une page de l' ancien testament
racontée par le sergent La Ramée ou le brigadier
Pitou... curieux spectacle pour des yeux qui
auraient su voir... un peuple sauvage et pourri
que nous civilisons, en lui donnant nos vices...
l' autorité féroce et sans contrôle de bachagas
fantastiques, qui se mouchent gravement dans leurs
grands cordons de la légion d' honneur, et pour un
oui ou pour un non font bâtonner les gens sur la
plante des pieds. La justice sans conscience de
cadis à grosses lunettes, tartufes du Coran et de
p120
 
– Non !… non !… pas de bourriquots !… interrompit vivement le grand Tartarin, que le souvenir de Noiraud avait fait devenir tout rouge.
la loi, qui rêvent de quinze août et de promotion
sous les palmes, et vendent leurs arrêts, comme
ésaü son droit d' aînesse, pour un plat de
lentilles ou de kousskouss au sucre. Des caïds
libertins et ivrognes, anciens brosseurs d' un
général Yusuf quelconque, qui se soûlent de
champagne avec des blanchisseuses mahonnaises, et
font des ripailles de mouton rôti, pendant que,
devant leurs tentes, toute la tribu crève de faim,
et dispute aux lévriers les rogatons de la ribote
seigneuriale.
Puis, tout autour, des plaines en friche, de l' herbe
brûlée, des buissons chauves, des maquis de cactus
et de lentisques, le grenier de la France ! ...
grenier vide de grains, hélas ! Et riche seulement
en chacals et en punaises. Des douars abandonnés,
des tribus effarées qui s' en vont sans savoir où,
fuyant la faim, et semant des cadavres le long de
la route. De loin en loin, un village français,
avec des maisons en ruine, des champs sans culture,
des sauterelles enragées, qui mangent jusqu' aux
rideaux des fenêtres, et tous les colons dans les
cafés, en train de boire de l' absinthe en discutant
des projets de réforme et de constitution.
Voilà ce que Tartarin aurait pu voir, s' il s' en
était donné la peine ; mais, tout entier à sa
passion léonine, l' homme de Tarascon allait droit
devant lui, sans regarder ni à droite ni à gauche,
l' oeil obstinément fixé sur ces monstres imaginaires,
qui ne paraissaient jamais.
Comme la tente-abri s' entêtait à ne pas s' ouvrir et
les tablettes de pemmican à ne pas fondre, la
caravane était obligée de s' arrêter matin et soir
dans les tribus. Partout, grâce au képi du prince
Grégory, nos chasseurs étaient reçus à bras
ouverts. Ils logeaient chez les agas, dans des
palais bizarres, grandes fermes blanches sans
fenêtres, où l' on trouve pêle-mêle des narghilés et
des commodes en acajou, des tapis de Smyrne et des
lampes modérateurs, des coffres de cèdre pleins de
sequins turcs, et des pendules à sujets, style
Louis-Philippe... partout on donnait à Tartarin
des fêtes splendides, des diffas , des
fantasias ... en son honneur, des goums entiers
faisaient parler la poudre et luire leurs burnous
au soleil. Puis, quand la poudre avait parlé, le
bon aga venait et présentait sa note... c' est ce
qu' on appelle l' hospitalité arabe.
Et toujours pas de lions. Pas plus de lions que sur
le pont-neuf !
Cependant le tarasconnais ne se décourageait pas.
S' enfonçant bravement dans le sud, il passait ses
journées à battre le maquis,
p121
 
Et il ajouta, l’hypocrite :
fouillant les palmiers nains du bout de sa carabine,
et faisant " frrt ! Frrt ! " à chaque buisson. Puis,
tous les soirs avant de se coucher, un petit affût
de deux ou trois heures... peine perdue ! Le lion
ne se montrait pas.
Un soir pourtant, vers les six heures, comme la
caravane traversait un bois de lentisques tout
violet où de grosses cailles alourdies par la
chaleur sautaient çà et là dans l' herbe, Tartarin
de Tarascon crut entendre-mais si loin, mais si
vague, mais si émietté par la brise-ce merveilleux
rugissement qu' il avait entendu tant de fois là-bas
à Tarascon, derrière la baraque mitaine.
D' abord le héros croyait rêver... mais au bout d' un
instant, lointains toujours, quoique plus distincts,
les rugissements recommencèrent ; et cette fois,
tandis qu' à tous les coins de l' horizon on entendait
hurler les chiens des douars, -secouée par la terreur
et faisant retentir les conserves et les caisses
d' armes, la bosse du chameau frissonna.
Plus de doute. C' était le lion... vite, vite, à
l' affût. Pas une minute à perdre.
Il y avait tout juste près de là un vieux marabout
(tombeau de saint) à coupole blanche, avec les
grandes pantoufles jaunes du défunt déposées dans
une niche au-dessus de la porte, et un fouillis
d' ex-voto bizarres, pans de burnous, fils d' or,
cheveux roux, qui pendaient le long des murailles...
Tartarin de Tarascon y remisa son prince et son
chameau et se mit en quête d' un affût. Le prince
Grégory voulait le suivre, mais le tarasconnais
s' y refusa ; il tenait à affronter le lion seul à
seul. Toutefois il recommanda à son altesse de ne
pas s' éloigner, et, par mesure de précaution, il
lui confia son portefeuille, un gros portefeuille
plein de papiers précieux et de billets de banque,
qu' il craignait de faire écornifler par la griffe du
lion. Ceci fait, le héros chercha son poste.
Cent pas en avant du marabout, un petit bois de
lauriers-roses tremblait dans la gaze du crépuscule,
au bord d' une rivière presque à sec. C' est là que
Tartarin vint s' embusquer, le genou en terre, selon
la formule, la carabine au poing et son grand couteau
de chasse planté fièrement devant lui dans le sable
de la berge.
La nuit arriva. Le rose de la nature passa au
violet, puis au bleu sombre... en bas, dans les
cailloux de la rivière, luisait comme un miroir
à main une petite flaque d' eau claire. C' était
l' abreuvoir des
p122
 
– Comment voulez-vous que de si petites bêtes puissent porter tout notre attirail ?
fauves. Sur la pente de l' autre berge, on voyait
vaguement le sentier blanc que leurs grosses pattes
avaient tracé dans les lentisques. Cette pente
mystérieuse donnait le frisson. Joignez à cela le
fourmillement vague des nuits africaines, branches
frôlées, pas de velours d' animaux rôdeurs,
aboiements grêles des chacals, et là-haut, dans le
ciel, à cent deux cents mètres, de grands troupeaux
de grues qui passent avec des cris d' enfants qu' on
égorge ; vous avouerez qu' il y avait de quoi être
ému.
Tartarin l' était. Il l' était même beaucoup. Les
dents lui claquaient, le pauvre homme ! Et sur la
garde de son couteau de chasse planté en terre le
canon de son fusil rayé sonnait comme une paire de
castagnettes... qu' est-ce que vous voulez ! Il y a
des soirs où l' on n' est pas en train, et puis où
serait le mérite, si les héros n' avaient jamais
peur ? ...
eh bien ! Oui, Tartarin eut peur, et tout le temps
encore. Néanmoins, il tint bon une heure, deux
heures, mais l' héroïsme a ses limites... près de
lui, dans le lit desséché de la rivière, le
tarasconnais entend tout à coup un bruit de pas,
des cailloux qui roulent. Cette fois la terreur
l' enlève de terre. Il tire ses deux coups au hasard
dans la nuit, et se replie à toutes jambes sur le
marabout, laissant son coutelas debout dans le sable
comme une croix commémorative de la plus formidable
panique qui ait jamais assailli l' âme d' un dompteur
d' hydres.
" à moi, préïnce... le lion ! ... "
un silence.
" préïnce, préïnce, êtes-vous là ? "
le prince n' était pas là. Sur le mur blanc du
marabout, le bon chameau projetait seul au clair
de lune l' ombre bizarre de sa bosse... le prince
Grégory venait de filer en emportant portefeuille
et billets de banque... il y avait un mois que son
altesse attendait cette occasion...
p123
 
Le prince sourit.
VI.
 
Enfin ! ...
– C’est ce qui vous trompe, mon illustre ami. Si maigre et si chétif qu’il vous paraisse, le bourriquot algérien a les reins solides… Il le faut bien pour supporter tout ce qu’il supporte… Demandez plutôt aux Arabes. Voici comment ils expliquent notre organisation coloniale… En haut, disent-ils, il y a mouci le gouverneur, avec une grande trique, qui tape sur l’état-major ; l’état-major, pour se venger, tape sur le soldat ; le soldat tape sur le colon, le colon tape sur l’Arabe, l’Arabe tape sur le nègre, le nègre tape sur le juif, le juif à son tour tape sur le bourriquot ; et le pauvre petit bourriquot n’ayant personne sur qui taper, tend l’échine et porte tout. Vous voyez bien qu’il peut porter vos caisses.
le lendemain de cette aventureuse et tragique
 
soirée, lorsqu' au petit jour notre héros se
C’est égal, reprit Tartarin de Tarascon, je trouve que, pour le coup d’œil de notre caravane, des ânes ne feraient pas très bien… Je voudrais quelque chose de plus oriental… Ainsi, par exemple, si nous pouvions avoir un chameau…
réveilla, et qu' il eut acquis la certitude que
 
le prince et le magot étaient réellement partis,
– Tant que vous en voudrez, fit l’Altesse, et l’on se mit en route pour le marché arabe.
partis sans retour ; lorsqu' il se vit seul dans cette
 
petite tombe blanche, trahi, volé, abandonné en
Le marché se tenait à quelques kilomètres, sur les bords du Chéliff… Il y avait là cinq ou six mille Arabes en guenilles, grouillant au soleil, et trafiquant bruyamment au milieu des jarres d’olives noires, des pots de miel, des sacs d’épices et des cigares en gros tas ; de grands feux où rôtissaient des moutons entiers, ruisselant de beurre, des boucheries en plein air, où des nègres tout nus, les pieds dans le sang, les bras rouges, dépeçaient, avec de petits couteaux, des chevreaux à une perche.
pleine Algérie sauvage avec un chameau à bosse
 
simple et quelque monnaie de poche pour toute
Dans un coin, sous une tente rapetassée de mille couleurs, un greffier maure, avec un grand livre et des lunettes. Ici, un groupe, des cris de rage : c’est un jeu de roulette, installé sur une mesure à blé, et des Kabyles qui s’éventrent autour… Là-bas, des trépignements, une joie, des rires : c’est un marchand juif avec sa mule, qu’on regarde se noyer dans le Chéliff… Puis des scorpions, des chiens, des corbeaux ; et des mouches !… des mouches !…
ressource, alors, pour la première fois, le
 
tarasconnais douta. Il douta du Monténégro, il
Par exemple, les chameaux manquaient. On finit pourtant par en découvrir un, dont des Mozabites cherchaient à se défaire. C’était le vrai chameau du désert, le chameau classique, chauve, l’air triste, avec sa longue tête de bédouin et sa bosse qui, devenue flasque par suite de trop longs jeûnes, pendait mélancoliquement sur le côté.
douta de l' amitié, il douta de la gloire, il douta
 
même des lions ; et, comme le Christ à
Tartarin le trouva si beau, qu’il voulut que la caravane entière montât dessus… Toujours la folie orientale !…
Gethsémani, le grand homme se prit à pleurer
 
amèrement.
La bête s’accroupit. On sangla les malles.
Or, tandis qu' il était là pensivement assis sur la
 
porte du marabout, sa tête dans ses deux mains, sa
Le prince s’installa sur le cou de l’animal. Tartarin pour plus de majesté, se fit hisser tout en haut de la bosse, entre deux caisses ; et là, fier et bien calé, saluant d’un geste noble tout le marché accouru, il donna le signal du départ… Tonnerre ! si ceux de Tarascon avaient pu le voir !…
carabine entre ses jambes, et le chameau qui le
 
regardait, soudain le maquis d' en face s' écarte et
Le chameau se redressa, allongea ses grandes jambes à nœuds, et prit son vol…
Tartarin stupéfait voit paraître, à dix pas devant
 
lui, un lion gigantesque s' avançant la tête haute
Ô stupeur ! Au bout de quelques enjambées, voilà Tartarin qui se sent pâlir, et l’héroïque chéchia qui reprend une à une ses anciennes positions du temps du Zouave. Ce diable de chameau tanguait comme une frégate.
et poussant des rugissements formidables qui font
 
trembler les murs du marabout tout chargés d' oripeaux
« Préïnce, préïnce, murmura Tartarin tout blême, et s’accrochant à l’étoupe sèche de la bosse, préïnce, descendons… Je sens… je sens… que je vais faire bafouer la France… »
et jusqu' aux pantoufles du saint dans leur niche.
 
Seul, le tarasconnais ne trembla pas.
Va te promener ! le chameau était lancé, et rien ne pouvait plus l’arrêter. Quatre mille Arabes couraient derrière, pieds nus, gesticulant, riant comme des fous, et faisant luire au soleil six cent mille dents blanches…
" enfin ! " cria-t-il en bondissant, la crosse à
 
l' épaule... pan ! ... pan ! Pfft ! Pfft ! C' était
Le grand homme de Tarascon dut se résigner. Il s’affaissa tristement sur la bosse. La chéchia prit toutes les positions qu’elle voulut… et la France fut bafouée.
fait... le lion avait deux balles explosibles dans
 
la
=== III, V L’Affût du soir dans un bois de lauriers-roses===
p124
 
Si pittoresque que fût leur nouvelle monture, nos tueurs de lions durent y renoncer, par égard pour la chéchia. On continua donc la route à pied comme devant, et la caravane s’en alla tranquillement vers le Sud par petites étapes, le Tarasconnais en tête, le Monténégrin en queue, et dans les rangs le chameau avec les caisses d’armes.
 
L’expédition dura près d’un mois.
 
Pendant un mois, cherchant des lions introuvables, le terrible Tartarin erra de douar en douar dans l’immense plaine du Chéliff, à travers cette formidable et cocasse Algérie française, où les parfums du vieil Orient se compliquent d’une forte odeur d’absinthe et de caserne, Abraham et Zouzou mêlés, quelque chose de féerique et de naïvement burlesque, comme une page de l’Ancien Testament racontée par le sergent La Ramée ou le brigadier Pitou… Curieux spectacle pour des yeux qui auraient su voir… Un peuple sauvage et pourri que nous civilisons, en lui donnant nos vices… L’autorité féroce et sans contrôle de bachagas fantastiques, qui se mouchent gravement dans leurs grands cordons de la Légion d’honneur, et pour un oui ou pour un non font bâtonner les gens sur la plante des pieds. La justice sans conscience de cadis à grosses lunettes, tartufes du Coran et de la loi, qui rêvent de quinze août et de promotion sous les palmes, et vendent leurs arrêts, comme Esaü son droit d’aînesse, pour un plat de lentilles ou de couscous au sucre. Des caïds libertins et ivrognes, anciens brasseurs d’un général Yusuf quelconque, qui se soûlent de champagne avec des blanchisseuses mahonnaises, et font des ripailles de mouton rôti, pendant que, devant leurs tentes, toute la tribu crève de faim, et dispute aux lévriers les rogatons de la ribote seigneuriale.
 
Puis, tout autour, des plaines en friche, de l’herbe brûlée, des buissons chauves, des maquis de cactus et de lentisques, le grenier de la France !… Grenier vide de grains, hélas ! et riche seulement en chacals et en punaises. Des douars abandonnés, des tribus effarées qui s’en vont sans savoir où, fuyant la faim, et semant des cadavres le long de la route. De loin en loin, un village français, avec des maisons en ruine, des champs sans culture, des sauterelles enragées, qui mangent jusqu’aux rideaux des fenêtres, et tous les colons dans les cafés, en train de boire de l’absinthe en discutant des projets de réforme et de constitution.
 
Voilà ce que Tartarin aurait pu voir, s’il s’en était donné la peine ; mais, tout entier à sa passion léonine, l’homme de Tarascon allait droit devant lui, sans regarder ni à droite ni à gauche, l’œil obstinément fixé sur ces monstres imaginaires, qui ne paraissaient jamais.
 
Comme la tente-abri s’entêtait à ne pas s’ouvrir et les tablettes de pemmican à ne pas fondre, la caravane était obligée de s’arrêter matin et soir dans les tribus. Partout, grâce au képi du prince Grégory, nos chasseurs étaient reçus à bras ouverts. Ils logeaient chez les agas, dans des palais bizarres, grandes fermes blanches sans fenêtres, où l’on trouve pêle-mêle des narghilés et des commodes en acajou, des tapis de Smyrne et des lampes-modérateur, des coffres de cèdre pleins de sequins turcs, et des pendules à sujets, style Louis-Philippe… Partout on donnait à Tartarin des fêtes splendides, des diffas, des fantasias… En son honneur, des goums entiers faisaient parler la poudre et luire leurs burnous au soleil. Puis, quand la poudre avait parlé, le bon aga venait et présentait sa note… C’est ce qu’on appelle l’hospitalité arabe…
 
Et toujours pas de lions. Pas plus de lions que sur le Pont-Neuf !
 
Cependant le Tarasconnais ne se décourageait pas. S’enfonçant bravement dans le Sud, il passait ses journées à battre le maquis, fouillant les palmiers-nains du bout de sa carabine, et faisant « frrt ! frrt ! » à chaque buisson. Puis, tous les soirs avant de se coucher, un petit affût de deux ou trois heures… Peine perdue ! le lion ne se montrait pas.
 
Un soir pourtant, vers les six heures, comme la caravane traversait un bois de lentisques tout violet où de grosses cailles alourdies par la chaleur sautaient çà et là dans l’herbe, Tartarin de Tarascon crut entendre — mais si loin, mais si vague, mais si émietté par la brise — ce merveilleux rugissement qu’il avait entendu tant de fois là-bas à Tarascon, derrière la baraque Mitaine.
 
D’abord le héros croyait rêver… Mais au bout d’un instant, lointains toujours, quoique plus distincts, les rugissements recommencèrent ; et cette fois, tandis qu’à tous les coins de l’horizon on entendait hurler les chiens des douars — secouée par la terreur et faisant retentir les conserves et les caisses d’armes, la bosse du chameau frissonna.
 
Plus de doute. C’était le lion… Vite, vite, à l’affût. Pas une minute à perdre.
 
Il y avait tout juste près de là un vieux marabout (tombeau de saint) à coupole blanche, avec les grandes pantoufles jaunes du défunt déposées dans une niche au-dessus de la porte, et un fouillis d’ex-voto bizarres, pans de burnous, fils d’or, cheveux roux, qui pendaient le long des murailles… Tartarin de Tarascon y remisa son prince et son chameau et se mit en quête d’un affût. Le prince Grégory voulait le suivre, mais le Tarasconnais s’y refusa ; il tenait à affronter le lion seul à seul. Toutefois il recommanda à Son Altesse de ne pas s’éloigner, et, par mesure de précaution, il lui confia son portefeuille, un gros portefeuille plein de papiers précieux et de billets de banque, qu’il craignait de faire écornifler par la griffe du lion. Ceci fait, le héros chercha son poste.
 
Cent pas en avant du marabout, un petit bois de lauriers-roses tremblait dans la gaze du crépuscule, au bord d’une rivière presque à sec. C’est là que Tartarin vint s’embusquer, le genou en terre, selon la formule, la carabine au poing et son grand couteau de chasse planté fièrement devant lui dans le sable de la berge.
 
La nuit arriva. Le rose de la nature passa au violet, puis au bleu sombre… En bas, dans les cailloux de la rivière, luisait comme un miroir à main une petite flaque d’eau claire. C’était l’abreuvoir des fauves. Sur la pente de l’autre berge, on voyait vaguement le sentier blanc que leurs grosses pattes avaient tracé dans les lentisques. Cette pente mystérieuse donnait le frisson. Joignez à cela le fourmillement vague des nuits africaines, branches frôlées, pas de velours d’animaux rôdeurs, aboiements grêles des chacals, et là-haut, dans le ciel, à cent, deux cents mètres, de grands troupeaux de grues qui passent avec des cris d’enfants qu’on égorge ; vous avouerez qu’il y avait de quoi être ému.
 
Tartarin l’était. Il l’était même beaucoup. Les dents lui claquaient, le pauvre homme ! Et sur la garde de son couteau de chasse planté en terre le canon de son fusil rayé sonnait comme une paire de castagnettes… Qu’est-ce que vous voulez ! Il y a des soirs où l’on n’est pas en train, et puis où serait le mérite, si les héros n’avaient jamais peur…
 
Eh bien ! oui, Tartarin eut peur, et tout le temps encore. Néanmoins, il tint bon une heure, deux heures, mais l’héroïsme a ses limites… Près de lui, dans le lit desséché de la rivière, le Tarasconnais entend tout à coup un bruit de pas, des cailloux qui roulent. Cette fois la terreur l’enlève de terre. Il tire ses deux coups au hasard dans la nuit, et se replie à toutes jambes sur le marabout, laissant son coutelas debout dans le sable comme une croix commémorative de la plus formidable panique qui ait jamais assailli l’âme d’un dompteur d’hydres.
 
– À moi, préïnce… le lion !…
 
Un silence.
 
– Préïnce, préïnce, êtes-vous là ?
 
Le prince n’était pas là. Sur le mur blanc du marabout, le bon chameau projetait seul au clair de lune l’ombre bizarre de sa bosse. Le prince Grégory venait de filer en emportant portefeuille et billets de banque… Il y avait un mois que Son Altesse attendait cette occasion…
 
=== III, VI Enfin !…===
 
Le lendemain de cette aventureuse et tragique soirée, lorsqu’au petit jour notre héros se réveilla, et qu’il eut acquis la certitude que le prince et le magot étaient réellement partis, partis sans retour ; lorsqu’il se vit seul dans cette petite tombe blanche, trahi, volé, abandonné en pleine Algérie sauvage avec un chameau à bosse simple et quelque monnaie de poche pour toute ressource, alors, pour la première fois, le Tarasconnais douta. Il douta du Monténégro, il douta de l’amitié, il douta de la gloire, il douta même des lions ; et, comme le Christ à Gethsémani, le grand homme se prit à pleurer amèrement.
 
Or, tandis qu’il était là pensivement assis sur la porte du marabout, sa tête dans ses deux mains, sa carabine entre ses jambes, et le chameau qui le regardait, soudain le maquis d’en face s’écarte et Tartarin, stupéfait, voit paraître, à dix pas devant lui, un lion gigantesque s’avançant la tête haute et poussant des rugissements formidables qui font trembler les murs du marabout tout chargés d’oripeaux et jusqu’aux pantoufles du saint dans leur niche.
 
Seul, le Tarasconnais ne trembla pas.
 
« Enfin ! » cria-t-il en bondissant, la crosse à l’épaule… Pan !… pan ! pfft ! pfft ! C’était fait… Le lion avait deux balles explosibles dans la tête… Pendant une minute, sur le fond embrasé du ciel africain, ce fut un feu d’artifice épouvantable de cervelle en éclats, de sang fumant et de toison rousse éparpillée. Puis tout retomba et Tartarin aperçut… deux grands nègres qui couraient sur lui, la matraque en l’air. Les deux nègres de Milianah !
 
Ô misère ! c’était le lion apprivoisé, le pauvre aveugle du couvent de Mohammed que les balles tarasconnaises venaient d’abattre.
 
Cette fois, par Mahom ! Tartarin l’échappa belle. Ivres de fureur fanatique, les deux nègres quêteurs l’auraient sûrement mis en pièces, si le Dieu des chrétiens n’avait envoyé à son aide un ange libérateur, le garde-champêtre de la commune d’Orléansville arrivant son sabre sous le bras, par un petit sentier.
 
La vue du képi municipal calma subitement la colère des nègres. Paisible et majestueux, l’homme de la plaque dressa procès-verbal de l’affaire, fit charger sur le chameau ce qui restait du lion, ordonna aux plaignants comme au délinquant de le suivre, et se dirigea sur Orléansville, où le tout fut déposé au greffe.
 
tête... pendant une minute, sur le fond embrasé du
ciel africain, ce fut un feu d' artifice épouvantable
de cervelle en éclats, de sang fumant et de toison
rousse éparpillée. Puis tout retomba et Tartarin
aperçut... deux grands nègres furieux qui couraient
sur lui, la matraque en l' air. Les deux nègres
de Milianah !
ô misère ! C' était le lion apprivoisé, le pauvre
aveugle du couvent de Mohammed que les balles
tarasconnaises venaient d' abattre.
Cette fois, par Mahom ! Tartarin l' échappa belle.
Ivres de fureur fanatique, les deux nègres quêteurs
l' auraient sûrement mis en pièces, si le dieu des
chrétiens n' avait envoyé à son aide un ange
libérateur, le garde champêtre de la commune
d' Orléansville arrivant son sabre sous le bras, par
un petit sentier.
La vue du képi municipal calma subitement la colère
des nègres. Paisible et majestueux, l' homme à la
plaque dressa procès-verbal de l' affaire, fit
charger sur le chameau ce qui restait du lion,
ordonna aux plaignants comme au délinquant de le
suivre, et se dirigea sur Orléansville, où le tout
fut déposé au greffe.
Ce fut une longue et terrible procédure !
Après l' Algérie des tribus, qu' il venait de
parcourir, Tartarin de Tarascon connut alors une
autre Algérie non moins cocasse et formidable,
l' Algérie des villes, processive et avocassière.
Il connut la judiciaire louche qui se tripote au
fond des cafés, la bohème des gens de loi, les
dossiers qui sentent l' absinthe, les cravates
blanches mouchetées de champoreau ; il connut
les huissiers, les agréés, les agents d' affaires,
toutes ces sauterelles du papier timbré, affamées
et maigres, qui mangent le colon jusqu' aux tiges
de ses bottes et le laissent déchiqueté feuille par
feuille comme un plant de maïs...
avant tout il s' agissait de savoir si le lion avait
été tué sur le territoire civil ou le territoire
militaire. Dans le premier cas l' affaire regardait
le tribunal de commerce ; dans le second, Tartarin
relevait du conseil de guerre, et, à ce mot de
conseil de guerre, l' impressionnable tarasconnais
se voyait déjà fusillé au pied des remparts, ou
croupissant dans le fond d' un silo...
le terrible, c' est que la délimitation des deux
territoires est très vague en Algérie... enfin,
après un mois de courses, d' intrigues, de stations
au soleil dans les cours des bureaux arabes, il fut
établi que si d' une part le lion avait été tué sur
le territoire militaire, d' autre part, Tartarin,
lorsqu' il tira, se trouvait sur le territoire civil.
L' affaire
p125
 
Après l’Algérie des tribus, qu’il venait de parcourir, Tartarin de Tarascon connut alors une autre Algérie non moins cocasse et formidable, l’Algérie des villes, processive et avocassière. Il connut la judiciaire louche qui se tripote au fond des cafés, la bohème des gens de loi, les dossiers qui sentent l’absinthe, les cravates blanches mouchetées de champoreau ; il connut les huissiers, les agréés, les agents d’affaires, toutes ces sauterelles du papier timbré, affamées et maigres, qui mangent le colon jusqu’aux tiges de ses bottes et le laissent déchiqueté feuille par feuille comme un plant de maïs…
se jugea donc au civil et notre héros en fut quitte
pour deux mille cinq cents francs d' indemnité,
sans les frais.
Comment faire pour payer tout cela ? Les quelques
piastres échappées à la razzia du prince s' en étaient
allées depuis longtemps en papiers légaux et en
absinthes judiciaires.
Le malheureux tueur de lions fut donc réduit à
vendre la caisse d' armes au détail, carabine par
carabine. Il vendit les poignards, les kriss malais,
les casse-tête... un épicier acheta les conserves
alimentaires. Un pharmacien, ce qui restait du
sparadrap. Les grandes bottes elles-mêmes y passèrent
et suivirent la tente-abri perfectionnée chez un
marchand de bric-à-brac, qui les éleva à la hauteur
de curiosités cochinchinoises... une fois tout payé,
il ne restait plus à Tartarin que la peau du lion
et le chameau. La peau, il l' emballa soigneusement
et la dirigea sur Tarascon, à l' adresse du brave
commandant Bravida. (nous verrons tout à l' heure ce
qu' il advint de cette fabuleuse dépouille.) quant
au chameau, il comptait s' en servir pour regagner
Alger, non pas en montant dessus, mais en le vendant
pour payer la diligence ; ce qui est encore la
meilleure façon de voyager à chameau. Malheureusement,
la bête était d' un placement difficile, et personne
n' en offrit un liard.
Tartarin cependant voulait regagner Alger à toute
force. Il avait hâte de revoir le corselet bleu de
Baïa, sa maisonnette, ses fontaines, et de se
reposer sur les trèfles blancs de son petit cloître,
en attendant de l' argent de France. Aussi notre
héros n' hésita pas : et navré, mais point abattu,
il entreprit de faire la route à pied, sans argent,
par petites journées.
En cette occurrence, le chameau ne l' abandonna pas.
Cet étrange animal s' était pris pour son maître
d' une tendresse inexplicable, et, le voyant sortir
d' Orléansville, se mit à marcher religieusement
derrière lui, réglant son pas sur le sien et ne le
quittant pas d' une semelle.
Au premier moment, Tartarin trouva cela touchant ;
cette fidélité, ce dévouement à toute épreuve lui
allaient au coeur, d' autant que la bête était
commode et se nourrissait avec rien. Pourtant, au
bout de quelques jours, le tarasconnais s' ennuya
d' avoir perpétuellement sur les talons ce compagnon
mélancolique, qui lui rappelait toutes ses
mésaventures ; puis, l' aigreur s' en mêlant, il lui
en voulut de son air triste, de sa bosse, de son
allure d' oie bridée. Pour tout dire, il le prit en
grippe et ne songea plus qu' à s' en débarrasser ;
mais l' animal tenait
p126
 
Avant tout il s’agissait de savoir si le lion avait été tué sur le territoire civil ou le territoire militaire. Dans le premier cas l’affaire regardait le tribunal de commerce ; dans le second, Tartarin relevait du conseil de guerre, et, à ce mot de conseil de guerre, l’impressionnable Tarasconnais se voyait déjà fusillé au pied des remparts, ou croupissant dans le fond d’un silo…
bon... Tartarin essaya de le perdre, le chameau le
retrouva ; il essaya de courir, le chameau courut
plus vite... il lui criait : " va-t' en ! " en lui
jetant des pierres. Le chameau s' arrêtait et le
regardait d' un air triste, puis, au bout d' un moment,
il se remettait en route et finissait toujours par
le rattraper. Tartarin dut se résigner.
Pourtant, lorsque, après huit grands jours de marche,
le tarasconnais poudreux, harassé, vit de loin
étinceler dans la verdure les premières terrasses
blanches d' Alger, lorsqu' il se trouva aux portes
de la ville, sur l' avenue bruyante de Mustapha, au
milieu des zouaves, des biskris, des mahonnaises,
tous grouillant autour de lui et le regardant défiler
avec son chameau, pour le coup la patience lui
échappa : " non ! Non ! " dit-il, " ce n' est pas
possible... je ne peux pas entrer dans Alger avec
un animal pareil ! " et, profitant d' un encombrement
de voitures, il fit un crochet dans les champs et se
jeta dans un fossé ! ...
au bout d' un moment, il vit au-dessus de sa tête, sur
la chaussée de la route, le chameau qui filait à
grandes enjambées, allongeant le cou d' un air
anxieux.
Alors, soulagé d' un grand poids, le héros sortit de
sa cachette et rentra dans la ville par un sentier
détourné qui longeait le mur de son petit clos.
p127
 
Le terrible, c’est que la délimitation des deux territoires est très vague en Algérie… Enfin, après un mois de courses, d’intrigues, de stations au soleil dans les cours des bureaux arabes, il fut établi que si d’une part le lion avait été tué sur le territoire militaire, d’autre part, Tartarin, lorsqu’il tira, se trouvait sur le territoire civil. L’affaire se jugea donc au civil et notre héros en fut quitte pour deux mille cinq cents francs d’indemnité, sans les frais.
VII.
 
Catastrophes sur catastrophes.
Comment faire pour payer tout cela ? Les quelques piastres échappées à la razzia du prince s’en étaient allées depuis longtemps en papiers légaux et en absinthes judiciaires.
En arrivant devant sa maison mauresque, Tartarin
 
s' arrêta très étonné. Le jour tombait, la rue était
Le malheureux tueur de lions fut donc réduit à vendre la caisse d’armes au détail, carabine par carabine. Il vendit les poignards, les kriss malais, les casse-tête… Un épicier acheta les conserves alimentaires. Un pharmacien, ce qui restait du sparadrap. Les grandes bottes elles-mêmes y passèrent et suivirent la tente-abri perfectionnée chez un marchand de bric-à-brac, qui les éleva à la hauteur de curiosités cochinchinoises… Une fois tout payé, il ne restait plus à Tartarin que la peau du lion et le chameau. La peau, il l’emballa soigneusement et la dirigea sur Tarascon, à l’adresse du brave commandant Bravida. (Nous verrons tout à l’heure ce qu’il advint de cette fabuleuse dépouille.) Quant au chameau, il comptait s’en servir pour regagner Alger, non pas en montant dessus, mais en le vendant pour payer la diligence ; ce qui est encore la meilleure façon de voyager à chameau. Malheureusement, la bête était d’un placement difficile, et personne n’en offrit un liard.
déserte. Par la porte basse en ogive que la
 
négresse avait oublié de fermer, on entendait des
Tartarin cependant voulait regagner Alger à toute force. Il avait hâte de revoir le corselet bleu de Baïa, sa maisonnette, ses fontaines, et de se reposer sur les trèfles blancs de son petit cloître, en attendant de l’argent de France. Aussi notre héros n’hésita pas : et navré, mais point abattu, il entreprit de faire la route à pied, sans argent, par petites journées.
rires, des bruits de verres, des détonations de
 
bouchons de champagne, et dominant tout ce joli
En cette occurrence, le chameau ne l’abandonna pas. Cet étrange animal s’était pris pour son maître d’une tendresse inexplicable, et, le voyant sortir d’Orléansville, se mit à marcher religieusement derrière lui, réglant son pas sur le sien et ne le quittant pas d’une semelle.
vacarme une voix de femme qui chantait, joyeuse et
 
claire :
Au premier moment, Tartarin trouva cela touchant ; cette fidélité, ce dévouement à toute épreuve lui allaient au cœur, d’autant que la bête était commode et se nourrissait avec rien. Pourtant, au bout de quelques jours, le Tarasconnais s’ennuya d’avoir perpétuellement sur les talons ce compagnon mélancolique, qui lui rappelait toutes ses mésaventures ; puis, l’aigreur s’en mêlant, il lui en voulut de son air triste, de sa bosse, de son allure d’oie bridée. Pour tout dire, il le prit en grippe et ne songea plus qu’à s’en débarrasser ; mais l’animal tenait bon… Tartarin essaya de le perdre, le chameau le retrouva ; il essaya de courir, le chameau courut plus vite… Il lui criait : « Va-t’en ! » en lui jetant des pierres. Le chameau s’arrêtait et le regardait d’un air triste, puis, au bout d’un moment, il se remettait en route et finissait toujours par le rattraper. Tartarin dut se résigner.
aimes-tu, Marco la belle,
 
la danse aux salons en fleurs...
Pourtant, lorsque, après huit grands jours de marche, le Tarasconnais poudreux, harassé, vit de loin étinceler dans la verdure les premières terrasses blanches d’Alger, lorsqu’il se trouva aux portes de la ville, sur l’avenue bruyante de Mustapha, au milieu des zouaves, des biskris, des Mahonnaises, tous grouillant autour de lui et le regardant défiler avec son chameau, pour le coup la patience lui échappa : « Non ! non ! dit-il, ce n’est pas possible… je ne peux pas entrer dans Alger avec un animal pareil ! » et, profitant d’un encombrement de voitures, il fit un crochet dans les champs et se jeta dans un fossé !…
" tron de diou ! " fit le tarasconnais en pâlissant,
 
et il se précipita dans la cour.
Au bout d’un moment, il vit au-dessus de sa tête, sur la chaussée de la route, le chameau qui filait à grandes enjambées, allongeant le cou d’un air anxieux.
Malheureux Tartarin ! Quel spectacle l' attendait...
 
sous les arceaux du petit cloître, au milieu des
Alors, soulagé d’un grand poids, le héros sortit de sa cachette et rentra dans la ville par un sentier détourné qui longeait le mur de son petit clos.
flacons, des pâtisseries, des coussins épars, des
 
pipes, des tambourins, des guitares, Baïa debout,
=== III, VII Catastrophes sur catastrophes===
sans veston bleu ni corselet, rien qu' une chemisette
 
de gaze argentée et un grand pantalon rose tendre,
En arrivant devant sa maison mauresque, Tartarin s’arrêta très étonné. Le jour tombait, la rue était déserte. Par la porte basse en ogive que la négresse avait oublié de fermer, on entendait des rires, des bruits de verres, des détonations de bouchons de champagne, et dominant tout ce joli vacarme une voix de femme qui chantait, joyeuse et claire :
chantait Marco la belle avec une casquette
 
d' officier de marine sur l' oreille... à ses pieds,
Aimes-tu, Marco la belle,
sur une natte, gavé d' amour et de confitures,
 
Barbassou, l' infâme capitaine Barbassou, se
La danse aux salons en fleurs…
crevait de rire en l' écoutant.
 
L' apparition de Tartarin, hâve, maigri, poudreux,
« Tron de Diou ! » fit le Tarasconnais en pâlissant, et il se précipita dans la cour.
les yeux flamboyants, la chéchia hérissée,
 
interrompit tout net cette aimable orgie
Malheureux Tartarin ! Quel spectacle l’attendait… Sous les arceaux du petit cloître, au milieu des flacons, des pâtisseries, des coussins épars, des pipes, des tambourins, des guitares, Baïa debout, sans veston bleu ni corselet, rien qu’une chemisette de gaze argentée et un grand pantalon rose tendre, chantait Marco la Belle avec une casquette d’officier de marine sur l’oreille… À ses pieds, sur une natte, gavé d’amour et de confitures, Barbassou, l’infâme capitaine Barbassou, se crevait de rire en l’écoutant.
p128
 
L’apparition de Tartarin, hâve, maigri, poudreux, les yeux flamboyants, la chéchia hérissée, interrompit tout net cette aimable orgie turco-marseillaise. Baïa poussa un petit cri de levrette effrayée, et se sauva dans la maison. Barbassou, lui, ne se troubla pas, et riant de plus belle :
 
– Hé ! bé ! monsieur Tartarin, qu’est-ce que vous en dites ? Vous voyez bien qu’elle savait le français !
 
Tartarin de Tarascon s’avança furieux :
 
– Capitaine !
 
– Digo-li qué vengué, moun bon ! cria la Mauresque, se penchant de la galerie du premier avec un joli geste canaille. Le pauvre homme, atterré, se laissa choir sur un tambour. Sa Mauresque savait même le marseillais !
 
– Quand je vous disais de vous méfier des Algériennes ! fit sentencieusement le capitaine Barbassou. C’est comme votre prince monténégrin.
 
turco-marseillaise. Baïa poussa un petit cri de
levrette effrayée, et se sauva dans la maison.
Barbassou, lui, ne se troubla pas, et riant de
plus belle :
" hé ! Bé ! Monsieur Tartarin, qu' est-ce que vous
en dites ? Vous voyez bien qu' elle savait le
français ! "
Tartarin de Tarascon s' avança furieux :
" capitaine !
-digo-li qué vengué, moun bon ! " cria la
mauresque, se penchant de la galerie du premier
avec un joli geste canaille. Le pauvre homme, atterré,
se laissa choir sur un tambour. Sa mauresque savait
même le marseillais !
" quand je vous disais de vous méfier des
algériennes ! " fit sentencieusement le capitaine
Barbassou. " c' est comme votre prince monténégrin. "
Tartarin releva la tête.
 
" vous savez où est le prince ?
– Vous savez où est le prince ?
-oh ! Il n' est pas loin. Il habite pour cinq ans
 
la belle prison de Mustapha. Le drôle s' est laissé
– Oh ! il n’est pas loin. Il habite pour cinq ans la belle prison de Mustapha. Le drôle s’est laissé prendre la main dans le sac… Du reste, ce n’est pas la première fois qu’on le met à l’ombre. Son Altesse a déjà fait trois ans de maison centrale quelque part… et, tenez ! je crois même que c’est à Tarascon.
prendre la main dans le sac... du reste, ce n' est
 
pas la première fois qu' on le met à l' ombre. Son
– À Tarascon !… s’écria Tartarin subitement illuminé… C’est donc ça qu’il ne connaissait qu’un côté de la ville…
altesse a déjà fait trois ans de maison centrale
 
quelque part... et, tenez ! Je crois même que c' est
– Hé ! sans doute… Tarascon vu de la maison centrale… Ah ! mon pauvre monsieur Tartarin, il faut joliment ouvrir l’œil dans ce diable de pays, sans quoi on est exposé à des choses bien désagréables… Ainsi votre histoire avec le muezzin…
à Tarascon.
 
-à Tarascon ! ... " s' écria Tartarin subitement
– Quelle histoire ? Quel muezzin ?
illuminé... " c' est donc ça qu' il ne connaissait
 
qu' un côté de la ville...
– Té ! pardi !… le muezzin d’en face qui faisait la cour à Baïa… L’Akbar a raconté l’affaire l’autre jour, et tout Alger en rit encore… C’est si drôle ce muezzin qui, du haut de sa tour, tout en chantant ses prières, faisait sous votre nez des déclarations à la petite, et lui donnait des rendez-vous en invoquant le nom d’Allah…
-hé ! Sans doute... Tarascon, vu de la maison
 
centrale... ah ! Mon pauvre Monsieur Tartarin,
Mais c’est donc tous des gredins dans ce pays ?… hurla le malheureux Tarasconnais.
il faut joliment ouvrir l' oeil dans ce diable de
 
pays, sans quoi on est exposé à des choses bien
désagréables... ainsi votre histoire avec le
muezzin...
-quelle histoire ? Quel muezzin ?
-té ! Pardi ! ... le muezzin d' en face qui faisait
la cour à Baïa... l' Akbar a raconté l' affaire
l' autre jour, et tout Alger en rit encore... c' est
si drôle ce muezzin qui, du haut de sa tour, tout
en chantant ses prières, faisait sous votre nez des
déclarations à la petite, et lui donnait des
rendez-vous en invoquant le nom d' Allah...
-mais c' est donc tous des gredins dans ce pays ? ... "
hurla le malheureux tarasconnais.
Barbassou eut un geste de philosophe.
" mon cher, vous savez, les pays neufs... c' est
égal ! Si vous m' en croyez, vous retournerez bien
vite à Tarascon.
p129
 
– Mon cher, vous savez, les pays neufs… C’est égal ! si vous m’en croyez, vous retournerez bien vite à Tarascon.
-retourner... c' est facile à dire... et l' argent ? ...
vous ne savez donc pas comme ils m' ont plumé, là-bas
dans le désert ?
-qu' à cela ne tienne ! " fit le capitaine en riant...
" le Zouave part demain, et si vous voulez, je
vous rapatrie... ça vous va-t-il, collègue ? ...
alors, très bien. Vous n' avez plus qu' une chose à
faire. Il reste encore quelques fioles de champagne,
une moitié de croustade... asseyez-vous là, et sans
rancune ! ... "
après la minute d' hésitation que lui commandait sa
dignité, le tarasconnais prit bravement son parti.
Il s' assit, on trinqua ; Baïa, redescendue au bruit
des verres, chanta la fin de Marco la belle , et
la fête se prolongea fort avant dans la nuit.
Vers trois heures du matin, la tête légère et le
pied lourd, le bon Tartarin revenait d' accompagner
son ami le capitaine, lorsqu' en passant devant la
mosquée, le souvenir du muezzin et de ses farces le
fit rire, et tout de suite une belle idée de
vengeance lui traversa le cerveau. La porte était
ouverte. Il entra, suivit de longs couloirs tapissés
de nattes, monta encore et finit par se trouver dans
un petit oratoire turc, où une lanterne en fer
découpé se balançait au plafond, brodant les murs
blancs d' ombres bizarres.
Le muezzin était là, assis sur un divan, avec son
gros turban, sa pelisse blanche, sa pipe de
Mostaganem, et devant un grand verre d' absinthe,
qu' il battait religieusement, en attendant l' heure
d' appeler les croyants à la prière... à la vue de
Tartarin, il lâcha sa pipe de terreur.
" pas un mot, curé, " fit le tarasconnais, qui avait
son idée... " vite, ton turban, ta pelisse ! ... "
le curé turc, tout tremblant, donna son turban, sa
pelisse, tout ce qu' on voulut. Tartarin s' en
affubla, et passa gravement sur la terrasse du
minaret.
La mer luisait au loin. Les toits blancs étincelaient
au clair de lune. On entendait dans la brise marine
quelques guitares attardées... le muezzin de
Tarascon se recueillit un moment, puis, levant les
bras, il commença à psalmodier d' une voix suraiguë :
" la Allah il Allah... Mahomet est un vieux
farceur... l' orient, le Coran, les bachagas, les
lions, les mauresques, tout ça ne vaut pas un
viédase ! ... il n' y a plus de teurs ... il n' y
a que des carotteurs... vive Tarascon ! ... "
et pendant qu' en un jargon bizarre, mêlé d' arabe et
de provençal,
p130
 
– Retourner… c’est facile à dire… Et l’argent ?… Vous ne savez donc pas comme ils m’ont plumé, là-bas, dans le désert ?
l' illustre Tartarin jetait aux quatre coins de
l' horizon, sur la mer, sur la ville, sur la plaine,
sur la montagne, sa joyeuse malédiction
tarasconnaise, la voix claire et grave des autres
muezzins lui répondait, en s' éloignant de minaret
en minaret, et les derniers croyants de la ville
haute se frappaient dévotement la poitrine.
p131
 
– Qu’à cela ne tienne ! fit le capitaine en riant… Le Zouave part demain, et si vous voulez, je vous rapatrie… ça vous va-t-il, collègue ?… Alors, très bien. Vous n’avez plus qu’une chose à faire. Il reste encore quelques fioles de champagne, une moitié de croustade… asseyez-vous là, et sans rancune !…
VIII.
Tarascon ! Tarascon !
Midi. Le Zouave chauffe, on va partir. Là-haut,
sur le balcon du café Valentin, mm les officiers
braquent la longue-vue, et viennent, colonel en
tête, par rang de grade, regarder l' heureux petit
bateau qui va en France. C' est la grande distraction
de l' état-major... en bas, la rade étincelle. La
culasse des vieux canons turcs enterrés le long du
quai flambe au soleil. Les passagers se pressent.
Biskris et mahonnais entassent les bagages dans les
barques.
Tartarin de Tarascon, lui, n' a pas de bagages. Le
voici qui descend de la rue de la marine, par le
petit marché, plein de bananes et de pastèques,
accompagné de son ami Barbassou. Le malheureux
tarasconnais a laissé sur la rive du Maure sa caisse
d' armes et ses illusions, et maintenant il
s' apprête à voguer vers Tarascon, les mains dans
ses poches... à peine vient-il de sauter dans la
chaloupe du capitaine, qu' une bête essoufflée
dégringole du haut de la place, et se précipite
vers lui, en galopant. C' est le chameau, le chameau
fidèle, qui, depuis vingt-quatre heures, cherche
son maître dans Alger.
Tartarin, en le voyant, change de couleur et feint
de ne pas le connaître ; mais le chameau s' acharne.
Il frétille au long du quai. Il appelle son ami, et
le regarde avec tendresse : " emmène-moi, "
p132
 
Après la minute d’hésitation que lui commandait sa dignité, le Tarasconnais prit bravement son parti. Il s’assit, on trinqua ; Baïa, redescendue au bruit des verres, chanta la fin de Marco la Belle, et la fête se prolongea fort avant dans la nuit.
semble dire son oeil triste, " emmène-moi dans la
 
barque, loin, bien loin de cette Arabie en carton
Vers trois heures du matin, la tête légère et le pied lourd, le bon Tartarin revenait d’accompagner son ami le capitaine, lorsqu’en passant devant la mosquée, le souvenir du muezzin et de ses farces le fit rire, et tout de suite une belle idée de vengeance lui traversa le cerveau. La porte était ouverte. Il entra, suivit de longs couloirs tapissés de nattes, monta encore, et finit par se trouver dans un petit oratoire turc, où une lanterne en fer découpé se balançait au plafond, brodant les murs blancs d’ombres bizarres.
peint, de cet orient ridicule, plein de locomotives
 
et de diligences, où-dromadaire déclassé-je ne
Le muezzin était là, assis sur un divan, avec son gros turban, sa pelisse blanche, sa pipe de Mostaganem, et devant un grand verre d’absinthe, qu’il battait religieusement, en attendant l’heure d’appeler les croyants à la prière… À la vue de Tartarin, il lâcha sa pipe de terreur.
sais plus que devenir. Tu es le dernier turc, je
 
suis le dernier chameau... ne nous quittons plus,
– Pas un mot, curé, fit le Tarasconnais, qui avait son idée… Vite, ton turban, ta pelisse !…
ô mon Tartarin...
 
-est-ce que ce chameau est à vous ? " demande le
Le curé turc, tout tremblant, donna son turban, sa pelisse, tout ce qu’on voulut. Tartarin s’en affubla, et passa gravement sur la terrasse du minaret.
capitaine.
 
" pas du tout ! " répond Tartarin, qui frémit à
La mer luisait au loin. Les toits blancs étincelaient au clair de lune. On entendait dans la brise marine quelques guitares attardées… Le muezzin de Tarascon se recueillit un moment, puis, levant les bras, il commença à psalmodier d’une voix suraiguë :
l' idée d' entrer dans Tarascon avec cette escorte
 
ridicule ; et, reniant impudemment le compagnon de
« La Allah il Allah… Mahomet est un vieux farceur… L’Orient, le Coran, les bachagas, les lions, les Mauresques, tout ça ne vaut pas un viédaze !… Il n’y a plus de Teurs. Il n’y a que des carotteurs… Vive Tarascon !… »
ses infortunes, il repousse du pied le sol algérien,
 
et donne à la barque l' élan du départ... le chameau
Et pendant qu’en un jargon bizarre, mêlé d’arabe et de provençal, l’illustre Tartarin jetait aux quatre coins de l’horizon, sur la mer, sur la ville, sur la plaine, sur la montagne, sa joyeuse malédiction tarasconnaise, la voix claire et grave des autres muezzins lui répondait, en s’éloignant de minaret en minaret, et les derniers croyants de la ville haute se frappaient dévotement la poitrine.
flaire l' eau, allonge le cou, fait craquer ses
 
jointures et, s' élançant derrière la barque à corps
=== III, VIII Tarascon ! Tarascon !===
perdu, il nage de conserve vers le Zouave , avec
 
son dos bombé, qui flotte comme une gourde, et son
Midi. Le Zouave chauffe, on va partir. Là-haut, sur le balcon du café Valentin, MM. les officiers braquent la longue-vue, et viennent, colonel en tête, par rang de grade, regarder l’heureux petit bateau qui va en France. C’est la grande distraction de l’état-major… En bas, la rade étincelle. La culasse des vieux canons turcs enterrés le long du quai flambe au soleil. Les passagers se pressent. Biskris et Mahonnais entassent les bagages dans les barques.
grand col, dressé sur l' eau en éperon de trirème.
 
Barque et chameau viennent ensemble se ranger aux
Tartarin de Tarascon, lui, n’a pas de bagages. Le voici qui descend de la rue de la Marine, par le petit marché, plein de bananes et de pastèques, accompagné de son ami Barbassou. Le malheureux Tarasconnais a laissé sur la rive du Maure sa caisse d’armes et ses illusions, et maintenant il s’apprête à voguer vers Tarascon, les mains dans les poches… À peine vient-il de sauter dans la chaloupe du capitaine, qu’une bête essoufflée dégringole du haut de la place, et se précipite vers lui, en galopant. C’est le chameau, le chameau fidèle, qui, depuis vingt-quatre heures, cherche son maître dans Alger.
flancs du paquebot.
 
" à la fin, il me fait peine ce dromadaire ! " dit le
Tartarin, en le voyant, change de couleur et feint de ne pas le connaître ; mais le chameau s’acharne. Il frétille au long du quai. Il appelle son ami, et le regarde avec tendresse : « Emmène-moi, semble dire son œil triste, emmène-moi dans la barque, loin, bien loin de cette Arabie en carton peint, de cet Orient ridicule, plein de locomotives et de diligences, où – dromadaire déclassé – je ne sais plus que devenir. Tu es le dernier Turc, je suis le dernier chameau… Ne nous quittons plus, ô mon Tartarin… »
capitaine Barbassou tout ému, " j' ai envie de le
 
prendre à mon bord... en arrivant à Marseille,
– Est-ce que ce chameau est à vous ? demande le capitaine.
j' en ferai hommage au jardin zoologique. "
 
on hissa sur le pont, à grand renfort de palans et
– Pas du tout ! répondit Tartarin, qui frémit à l’idée d’entrer dans Tarascon avec cette escorte ridicule ; et, reniant impudemment le compagnon de ses infortunes, il repousse du pied le sol algérien, et donne à la barque l’élan du départ… Le chameau flaire l’eau, allonge le cou, fait craquer ses jointures et, s’élançant derrière la barque à corps perdu, il nage de conserve vers le Zouave, avec son dos bombé, qui flotte comme une gourde, et son grand col, dressé sur l’eau en éperon de trirème.
de cordes, le chameau, alourdi par l' eau de mer, et
 
le Zouave se mit en route.
Barque et chameau viennent ensemble se ranger aux flancs du paquebot.
Les deux jours que dura la traversée, Tartarin les
 
passa tout seul dans sa cabine, non pas que la mer
– À la fin, il me fait peine ce dromadaire ! dit le capitaine Barbassou tout ému, j’ai envie de le prendre à mon bord… En arrivant à Marseille, j’en ferai hommage au jardin zoologique.
fût mauvaise, ni que la chéchia eût trop à souffrir,
 
mais le diable de chameau, dès que son maître
On hissa sur le pont, à grand renfort de palans et de cordes, le chameau, alourdi par l’eau de mer, et le Zouave se mit en route.
apparaissait sur le pont, avait autour de lui des
 
empressements ridicules... vous n' avez jamais vu un
Les deux jours que dura la traversée, Tartarin les passa tout seul dans sa cabine, non pas que la mer fût mauvaise, ni que la chéchia eût trop à souffrir, mais le diable de chameau, dès que son maître apparaissait sur le pont, avait autour de lui des empressements ridicules… Vous n’avez jamais vu un chameau afficher quelqu’un comme cela !…
chameau afficher quelqu' un comme cela ! ...
 
d' heure en heure, par les hublots de la cabine où
D’heure en heure, par les hublots de la cabine où il mettait le nez quelquefois. Tartarin vit le bleu du ciel algérien pâlir, puis enfin, un matin, dans une brume d’argent, il entendit avec bonheur chanter toutes les cloches de Marseille. On était arrivé… le Zouave jeta l’ancre.
il mettait le nez quelquefois, Tartarin vit le bleu
 
du ciel algérien pâlir ; puis, enfin, un matin, dans
Notre homme, qui n’avait pas de bagages, descendit sans rien dire, traversa Marseille en hâte, craignant toujours d’être suivi par le chameau, et ne respira que lorsqu’il se vit installé dans un wagon de troisième classe, filant bon train sur Tarascon… Sécurité trompeuse ! À peine à deux lieues de Marseille, voilà toutes les têtes aux portières. On crie, on s’étonne. Tartarin, à son tour, regarde, et… qu’aperçoit-il ?… Le chameau, monsieur, l’inévitable chameau, qui détalait sur les rails, en pleine Crau, derrière le train, et lui tenant pied. Tartarin, consterné, se rencoigna, en fermant les yeux.
une brume d' argent, il entendit avec bonheur chanter
 
toutes les cloches de Marseille. On était arrivé...
Après cette expédition désastreuse, il avait compté rentrer chez lui incognito. Mais la présence de ce quadrupède encombrant rendait la chose impossible. Quelle rentrée il allait faire ! bon Dieu ! pas le sou, pas de lions, rien… Un chameau !…
le Zouave jeta l' ancre.
 
Notre homme, qui n' avait pas de bagages, descendit
« Tarascon !… Tarascon !… »
sans rien dire, traversa Marseille en hâte,
 
craignant toujours d' être suivi par le chameau, et
Il fallut descendre…
ne respira que lorsqu' il se vit installé dans un
 
wagon de troisième classe, filant bon train sur
Ô stupeur ! à peine la chéchia du héros apparut-elle dans l’ouverture de la portière, un grand cri : « Vive Tartarin ! » fit trembler les voûtes vitrées de la gare. « Vive Tartarin ! vive le tueur de lions ! » Et des fanfares, des chœurs d’orphéons éclatèrent… Tartarin se sentit mourir ; il croyait à une mystification. Mais non ! Tout Tarascon était là, chapeaux en l’air, et sympathique. Voilà le brave commandant Bravida, l’armurier Costecalde, le président, le pharmacien, et tout le noble corps des chasseurs de casquettes qui se presse autour de son chef, et le porte en triomphe tout le long des escaliers…
Tarascon... sécurité trompeuse ! à peine à deux
 
lieues de Marseille, voilà toutes les têtes aux
Singuliers effets du mirage ! la peau du lion aveugle, envoyée à Bravida, était cause de tout ce bruit. Avec cette modeste fourrure, exposée au cercle, les Tarasconnais, et derrière eux tout le Midi, s’étaient monté la tête. Le Sémaphore avait parlé. On avait inventé un drame. Ce n’était plus un lion que Tartarin avait tué, c’étaient dix lions, vingt lions, une marmelade de lions ! Aussi Tartarin, débarquant à Marseille, y était déjà illustre sans le savoir, et un télégramme enthousiaste l’avait devancé de deux heures dans sa ville natale.
portières. On crie, on s' étonne. Tartarin, à son
 
tour, regarde, et... qu' aperçoit-il ? ... le
Mais ce qui mit le comble à la joie populaire, ce fut quand on vit un animal fantastique, couvert de poussière et de sueur, apparaître derrière le héros, et descendre à cloche-pied l’escalier de la gare. Tarascon crut un instant sa Tarasque revenue.
chameau, monsieur, l' inévitable chameau, qui détalait
sur les rails,
p133
 
en pleine Crau, derrière le train, et lui tenant
pied. Tartarin, consterné, se rencoigna, en fermant
les yeux.
Après cette expédition désastreuse, il avait compté
rentrer chez lui incognito. Mais la présence de ce
quadrupède encombrant rendait la chose impossible.
Quelle rentrée il allait faire ! Bon dieu ! Pas le
sou, pas de lions, rien... un chameau ! ...
" Tarascon ! ... Tarascon ! ... "
il fallut descendre...
ô stupeur ! à peine la chéchia du héros apparut-elle
dans l' ouverture de la portière, un grand cri :
" vive Tartarin ! " fit trembler les voûtes vitrées
de la gare. -" vive Tartarin ! Vive le tueur de
lions ! " et des fanfares, des choeurs d' orphéons
éclatèrent... Tartarin se sentit mourir ; il croyait
à une mystification. Mais non ! Tout Tarascon était
là, chapeaux en l' air, et sympathique. Voilà le
brave commandant Bravida, l' armurier Costecalde,
le président, le pharmacien, et tout le noble corps
des chasseurs de casquettes qui se presse autour de
son chef, et le porte en triomphe tout le long des
escaliers...
singuliers effets du mirage ! La peau du lion
aveugle, envoyée à Bravida, était cause de tout ce
bruit. Avec cette modeste fourrure, exposée au
cercle, les tarasconnais, et derrière eux tout le
midi, s' étaient monté la tête. Le sémaphore
avait parlé. On avait inventé un drame. Ce n' était
plus un lion que Tartarin avait tué, c' étaient dix
lions, vingt lions, une marmelade de lions ! Aussi
Tartarin, débarquant à Marseille, y était déjà
illustre sans le savoir, et un télégramme
enthousiaste l' avait devancé de deux heures dans
sa ville natale.
Mais ce qui mit le comble à la joie populaire, ce
fut quand on vit un animal fantastique, couvert de
poussière et de sueur, apparaître derrière le héros,
et descendre à cloche-pied l' escalier de la gare.
Tarascon crut un instant sa tarasque revenue.
Tartarin rassura ses compatriotes.
" c' est mon chameau, " dit-il.
Et déjà sous l' influence du soleil tarasconnais,
ce beau soleil, qui fait mentir ingénument, il
ajouta, en caressant la bosse du dromadaire :
" c' est une noble bête ! ... elle m' a vu tuer tous
mes lions. "
là-dessus, il prit familièrement le bras du
commandant, rouge de
p134
 
bonheur ;C’est et, suivi de sonmon chameau, entouré desdit-il.
 
chasseurs de casquettes, acclamé par tout le peuple,
Et déjà sous l’influence du soleil tarasconnais, ce beau soleil, qui fait mentir ingénument, il ajouta, en caressant la bosse du dromadaire :
il se dirigea paisiblement vers la maison du
 
baobab, et, tout en marchant, il commença le récit
– C’est une noble bête !… Elle m’a vu tuer tous mes lions.
de ses grandes chasses :
 
" figurez-vous, disait-il, qu' un certain soir, en
Là-dessus, il prit familièrement le bras du commandant, rouge de bonheur ; et, suivi de son chameau, entouré des chasseurs de casquettes, acclamé par tout le peuple, il se dirigea paisiblement vers la maison du baobab, et, tout en marchant, il commença le récit de ses grandes chasses :
plein Sahara... "
 
« Figurez-vous, disait-il, qu’un certain soir, en plein Sahara… »
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