« Apparitions » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Zoé (discussion | contributions)
Nouvelle page : {{TextQuality|75%}}<div class="text"> {{journal|Apparitions <ref> Ce mot d’''apparitions'' traduit littéralement le titre russe ''Prizraku''. Il indique avec une netteté parfaite...
 
ThomasBot (discussion | contributions)
m Zoé: match
Ligne 2 :
{{journal|Apparitions <ref> Ce mot d’''apparitions'' traduit littéralement le titre russe ''Prizraku''. Il indique avec une netteté parfaite le caractère des scènes qu’on va lire, et qui ont mérité, après avoir pris place, il y a trois ans, parmi les meilleures pages de M. Tourguenef, de rencontrer un traducteur comme M. Prosper Mérimée. </ref>|[[I. Tourguenef]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.63, 1866}}
 
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/857]]==
{{R2Mondes|1866|63|853}}
 
<center>I</center>
 
Ligne 17 ⟶ 16 :
— Qui est là? demandai-je en faisant un effort.
 
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/858]]==
{{R2Mondes|1866|63|854}}
Une voix faible comme le bruissement du feuillage répond : — C’est moi, moi ; je viens te voir.
 
Ligne 46 ⟶ 45 :
Encore une fois ce frémissement de corde se fit entendre. Je frissonnais et n’osais regarder... Tout à coup... il me sembla que quelqu’un, posant ses mains sur mes épaules par derrière, murmurait à mon oreille : — Viens, viens, viens ! — Tremblant, je répondis avec un grand soupir : — Me voici! — et je me soulevai sur mon lit. La femme blanche était là, penchée sur mon chevet; elle me sourit doucement et disparut aussitôt. Pourtant j’avais pu jeter un regard sur son visage : il me sembla que je l’avais vue quelque part, mais où et quand?... Je me levai fort tard, et toute la journée je ne fis que me promener dans les champs. Je m’approchai du vieux chêne à la lisière du bois, et j’examinai avec soin tous les alentours.
 
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/859]]==
{{R2Mondes|1866|63|855}}
Vers le soir, je m’assis à la fenêtre dans mon cabinet, ma vieille femme de charge m’apporta une tasse de thé, mais je n’y touchai pas. Je ne pouvais prendre une résolution, et je me demandais à moi-même si je ne devenais pas fou. Cependant le soleil allait disparaître; au ciel, pas un nuage. Soudain le paysage prit une teinte de pourpre presque surnaturelle; vernissés de cette teinte laqueuse, le feuillage, l’herbe, n’avaient plus d’ondulations, et semblaient pétrifiés. Cet éclat, cette immobilité, la rigidité des contours, avec le silence de mort régnant sur la nature, avaient quelque chose d’étrange et d’inexplicable. Sans s’annoncer par le moindre bruit, un assez gros oiseau brun s’abattit tout à coup sur le bord de ma fenêtre; je le regardai, lui aussi me regarda, de côté, de ses yeux ronds et profonds. — On t’envoie sans doute, pensai-je, pour que je n’oublie pas le rendez-vous.
 
Ligne 56 ⟶ 55 :
Il y avait bien des années que ce chêne avait été frappé de la foudre: sa cime avait été brisée et était morte, mais, le reste de l’arbre avait encore de la vie pour plusieurs siècles. Comme je m’approchais, un petit nuage passait devant la lune, et il faisait très sombre sous l’épais feuillage du chêne. D’abord je ne remarquai rien d’extraordinaire, mais en portant mes regards de côté, — et cependant mon cœur battait avec violence, — j’aperçus une figure blanche, immobile auprès d’un buisson, entre le chêne et le bois. Mes cheveux se dressaient sur ma tête, j’avais peine à respirer. pourtant je m’avançai vers le bois.
 
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/860]]==
{{R2Mondes|1866|63|856}}
C’était bien elle, ma visiteuse nocturne. Au moment où je m’approchai d’elle, la lune sortit du nuage qui l’obscurcissait. Le fantôme me parut formé d’un brouillard laiteux, à demi transparent. Au travers de son visage, je distinguais derrière sa tête une ronce balancée par le vent. Seulement ses yeux et ses cheveux étaient d’une teinte plus sombre. J’observai encore qu’à un de ses doigts, tandis qu’elle tenait ses mains entre-croisées, elle avait un petit anneau d’or, pâle et brillant. Je m’arrêtai à deux pas d’elle et voulus lui adresser la parole, mais ma voix expira dans ma gorge, et pourtant ce n’était pas précisément une sensation de terreur que j’éprouvais. Elle tourna ses yeux vers moi. Son regard n’exprimait ni la tristesse ni la gaîté, rien qu’une attention morne. J’attendais qu’elle parlât, mais elle demeurait muette, immobile, attachant sur moi un regard fixe et mort.
 
Ligne 81 ⟶ 80 :
 
Tout d’abord la tête me tourna, et involontairement je fermai les yeux. Quand je les rouvris un moment après, nous volions toujours, et déjà je ne voyais plus mon bois. Au-dessous de nous s’étendait
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/861]]==
{{R2Mondes|1866|63|857}}
une plaine couverte de taches sombres. Je m’aperçus avec stupéfaction que nous étions à une hauteur prodigieuse.
 
Ligne 118 ⟶ 117 :
— Je ne t’ai pas fait de mal et je ne t’en ferai pas. Nous volerons ensemble jusqu’à l’aube; voilà tout. Partout où ira ta pensée, je puis te porter, dans tous les pays de la terre. Donne-toi à-moi... Dis encore : ''Prends-moi''.
 
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/862]]==
{{R2Mondes|1866|63|858}}
— Eh bien! prends-moi !
 
Ligne 137 ⟶ 136 :
 
Nous nous mîmes à voler d’une rive à l’autre à la manière des courlis, et de fait nous en faisions lever à chaque instant. Plus d’une fois nous passâmes au-dessus de jolies nichées de canards sauvages, rassemblés en un petit groupe au milieu des roseaux. Ils ne s’envolaient pas. Un d’eux retirait précipitamment sa tête de dessous son aile, regardait, regardait,... puis, non sans peine, remettait son bec sous le duvet soyeux, tandis que ses compagnons laissaient échapper un faible ''couin, couin''. Nous réveillâmes un héron dans un buisson de cytise. En le voyant sauter en pieds et
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/863]]==
{{R2Mondes|1866|63|859}}
secouer gauchement ses ailes, je crus voir un Allemand. Quant aux poissons, nous n’en aperçûmes pas un seul : tous dormaient au fond. Je commençais à m’habituer à la sensation de voler et même à y trouver du plaisir. Quiconque a rêvé qu’il volait me comprendra. Complètement rassuré, je m’appliquai à bien observer l’être étrange à qui je devais de jouer un rôle dans cette incroyable aventure.
 
Ligne 181 ⟶ 180 :
 
Nous planions à une hauteur considérable. Je regardai en bas. Nous passions au-dessus d’une ville à moi inconnue, bâtie sur le
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/864]]==
{{R2Mondes|1866|63|860}}
penchant d’une haute colline. Des églises s’élevaient au-dessus de sombres massifs de verdure. Un grand pont se détachait en noir sur la rivière dans un de ses tournans. Des coupoles dorées, des croix de métal brillaient d’un éclat amorti. Silencieuses se dessinaient sur le ciel les longues perches des puits parmi des bouquets de cytises. Silencieuse également une chaussée blanchâtre semblait une raie étroite traversant la ville d’un bout à l’autre, et allait se perdre dans l’obscurité d’une plaine sans ondulations.
 
Ligne 214 ⟶ 213 :
 
Sur nos têtes des nuages bas, lourds, épais, se pressant, se poussant comme une meute de monstres en fureur; — au-dessous de nous, un autre monstre, une mer enragée, oui, enragée. Lancée par convulsions, une écume blanche s’élève en montagnes bouillonnantes, des vagues déchirées battent avec un fracas brutal des rochers plus noirs que la poix. Le mugissement de la tempête, le souffle glacé sortant du fond des abîmes, le retentissement de la lame heurtant les falaises, ressemblent tantôt à une immense lamentation, tantôt à une décharge d’artillerie dans le lointain : maintenant on croit entendre le tintement des cloches, un instant après c’est le grincement des galets roulant sur le rivage. Parfois le cri d’une mouette invisible retentit à mon oreille. Sur une échappée de ciel glisse la silhouette incertaine d’un vaisseau. Partout la
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/865]]==
{{R2Mondes|1866|63|861}}
mort, la mort et l’épouvante!... La tête me tournait, et de nouveau je fermai les yeux saisi d’horreur.
 
Ligne 237 ⟶ 236 :
 
Je me tournai vers elle; déjà elle avait quitté terre et s’élevait en l’air devant moi. Tout à coup je la vis porter ses deux mains au-dessus de sa tête. Cette tête, ces mains, ces épaules avaient revêtu soudain une couleur de vie, dans ses regards profonds brillaient des étincelles; un sourire d’une mystérieuse mollesse se jouait sur ses lèvres rougissantes,... une charmante jeune fille m’apparaissait.... Cela ne dura qu’un instant. Comme saisie d’un éblouissement, elle se rejeta en arrière et fondit aussitôt telle qu’une vapeur. Quelque temps je demeurai stupéfait, immobile. Quand je fus en état d’observer, il
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/866]]==
{{R2Mondes|1866|63|862}}
me sembla que cette beauté corporelle, que ces teintes d’un rose pâle n’avaient pas encore complètement disparu, et qu’en se résolvant dans l’air elle n’avait pas cessé pourtant de planer autour de moi. L’aube peut-être la colorait; Je me sentais un peu fatigué, et je me dirigeai vers la maison. En passant devant le poulailler, j’entendis les oisons qui caquetaient. Ce sont les premiers oiseaux à se réveiller... Le long du toit, à l’extrémité des perches qui retiennent le chaume, il y avait des corneilles en sentinelle. Toutes, fort empressées de faire leur toilette matinale, se profilaient nettement sur un ciel laiteux. Par momens toutes se levaient à la fois et s’envolaient pour aller à quelques pas se ranger en ligne, sans faire un cri. Dans le bois voisin, par deux fois retentit le gloussement enroué du coq de bruyère, déjà en quête de baies sauvages dans la verdure humide. Pour moi, me sentant gagner par un léger frisson, j’allai me jeter sur mon lit, et bientôt un lourd sommeil s’empara de moi.
 
Ligne 262 ⟶ 261 :
 
— Comment te comprendre? m’écriai-je. Vis-tu comme cette comète, errante entre les planètes et le soleil? Vis-tu parmi les
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/867]]==
{{R2Mondes|1866|63|863}}
hommes? ou bien...? — Mais la main d’Ellice se porta tout à coup sur mes yeux. J’étais enveloppé d’un brouillard blanc sorti d’une vallée.
 
Ligne 284 ⟶ 283 :
Quelle est cette masse noire au-dessus de l’horizon? Sont-ce les arches d’un pont de géans? Quel fleuve traverse-t-il? Pourquoi est-il démoli par places? Non, ce n’est pas un pont, c’est un aqueduc antique. Voici bien la sainte campagne romaine; là-bas, les monts Albains. Leurs sommets et la fabrique grisâtre de l’aqueduc s’éclairent faiblement aux rayons de la lune qui se lève. Bientôt après nous nous trouvions devant une ruine isolée. Personne n’eût su dire ce qu’elle avait été, un tombeau, un palais, des thermes?... Un lierre noir l’enveloppait de sa triste étreinte, et dans le bas, telle qu’une gueule béante, s’ouvrait la voûte à demi effondrée d’un souterrain. Je fus frappé d’une forte odeur de sépulcre sortant de toutes ces petites pierres si bien appareillées, dont le revêtement de marbre avait depuis longtemps disparu.
 
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/868]]==
{{R2Mondes|1866|63|864}}
— Ici! continua Ellice en étendant la main, ici! Prononce à haute voix, trois fois de suite, le nom d’un grand Romain.
 
Ligne 303 ⟶ 302 :
 
 
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/869]]==
{{R2Mondes|1866|63|865}}
<center>XIV</center>
 
Ligne 315 ⟶ 314 :
 
Au milieu d’un salon meublé dans le style de Pompéi, et plus semblable à un musée d’antiquités qu’à un appartement moderne, entourée de sculptures grecques, de vases étrusques, de plantes rares, de tissus précieux, éclairée d’en haut par deux lampes entérinées dans des globes de cristal, une jeune femme était assise devant un piano. La tête légèrement inclinée, les yeux à demi clos, elle chantait un air italien. Elle chantait et souriait; grave, sévère même, sa physionomie respirait la tranquillité absolue de l’âme... Elle souriait cependant, et un faune de Praxitèle, jeune et paresseux comme cette belle fille, comme elle un enfant gâté aux tendres passions, souriait aussi, comme il me semblait, sur sa base de marbre, parmi des vases de lauriers-roses, au milieu de la légère vapeur qui s’échappait d’une cassolette posée sur un trépied antique. C’était une vraie beauté ! Enchanté de sa voix, de sa grâce, enivré de
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/870]]==
{{R2Mondes|1866|63|866}}
son chant et de la douceur de la nuit, ému jusqu’au fond de l’âme par ce spectacle de jeunesse, de fraîcheur et de bonheur, j’oubliai complètement ma compagne de voyage; j’oubliai par quelle mystérieuse aventure je pénétrais les secrets d’une existence si éloignée et si étrangère...
 
Ligne 333 ⟶ 332 :
— Ne sommes-nous pas en Russie? demandai-je à mon guide.
 
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/871]]==
{{R2Mondes|1866|63|867}}
— Voici le Volga, répondit-elle.
 
Ligne 354 ⟶ 353 :
 
De même que devant la ruine romaine, tout d’abord demeura silencieux. Tout à coup, à mon oreille même, retentit un gros rire brutal suivi d’un gémissement et du bruit d’un corps tombant dans l’eau et se débattant. Je regardai autour de moi, personne; mais au bout d’un moment l’écho du rivage me renvoya les mêmes sons, et bientôt de toutes parts s’éleva un vacarme épouvantable. C’était comme un chaos de bruits différens : des cris humains, des coups de sifflet, des vociférations furieuses, avec des rires,... des rires plus effrayans que tout le reste,... le clapotement de rames sur l’eau, des coups de hache, le fracas de portes et de coffres brisés, la plainte d’agrès qu’on manœuvre, le grincement de roues sur la
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/872]]==
{{R2Mondes|1866|63|868}}
grève, le piétinement d’une multitude de chevaux, le glas du tocsin, le cliquetis des chaînes, le crépitement lugubre de vastes incendies, des chansons d’ivrognes, d’atroces railleries, des lamentations, des prières désespérées, des commandemens militaires, des râlemens de mort mêlés aux sons joyeux du fifre et à la cadence de rondes forcenées. On distinguait ces cris : « tue-le! pends-le ! à l’eau! brûle! à l’ouvrage! A l’ouvrage ! pas de quartier! » J’entendais encore les voix haletantes et les derniers soupirs de malheureux expirant dans les flammes,... et cependant, partout où ma vue pouvait s’étendre, rien ne paraissait... Nul changement dans l’aspect du pays. Devant nous, la rivière coulait silencieuse et sombre; le rivage semblait inculte et désert. Je me tournai vers Ellice : elle posa un doigt sur ses lèvres.
 
Ligne 372 ⟶ 371 :
 
 
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/873]]==
{{R2Mondes|1866|63|869}}
<center>XVII</center>
 
Ligne 394 ⟶ 393 :
 
 
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/874]]==
{{R2Mondes|1866|63|870}}
<center>XVIII</center>
 
Ligne 419 ⟶ 418 :
— Ellice, m’écriai-je, qui es-tu? Dis-le-moi, je t’en supplie.
 
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/875]]==
{{R2Mondes|1866|63|871}}
Elle haussa les épaules. J’étais piqué, et je voulus lui donner une leçon. L’idée me vint de lui demander de me mener à Paris. Là, pensai-je, elle aura bien occasion d’avoir de la jalousie. — Ellice, lui dis-je, tu n’as pas peur des grandes villes? De Paris, par exemple?
 
Ligne 436 ⟶ 435 :
 
J’étais déjà allé à Paris, et je reconnus aussitôt l’endroit où Ellice m’avait apporté. C’était le jardin des Tuileries avec ses vieux marronniers d’Inde, ses grilles de fer, ses cris de forteresse assiégée et ses zouaves en faction semblables à des bêtes fauves. Nous passâmes devant le palais, devant Saint’Roch, et nous nous arrêtâmes au boulevard des Italiens. Une foule de gens, jeunes et vieux, ouvriers en blouses, femmes en toilette, se pressaient sur les trottoirs. Des restaurans et des cafés dorés à outrance étincelaient de mille feux. Omnibus, fiacres, voitures de toute espèce et de toute apparence se croisaient sur la chaussée. Tout cela brillait, grouillait à ne pas savoir où porter les yeux. Pourtant, chose étrange, je n’étais nullement tenté de quitter mon observatoire aérien, si haut et si pur, pour me mêler à cette fourmilière humaine. Je sentais monter jusqu’à moi une vapeur rouge, chaude, lourde et d’odeur douteuse. On étouffe en pareille cohue. J’hésitais, quand, aigre comme le sifflet d’une locomotive, la voix d’une lorette s’éleva jusqu’à moi. Cette voix devait parler la langue de l’effronterie, et elle me fit l’effet d’une piqûre de vermine. Alors je me représentais un visage de pierre, plat, mafflé, une vraie mine parisienne, des yeux d’usurier, du blanc, du rouge, des cheveux crêpés, un bouquet criard de fleurs artificielles sous un chapeau exigu, des ongles taillés en griffes et une informe crinoline. Je me représentans encore notre ami provincial, homme qui passe pour sérieux, courant après une vilaine poupée à ressorts exposée en vente. Je le vis mystifié et
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/876]]==
{{R2Mondes|1866|63|872}}
stupide, grasseyant pour imiter les façons des garçons de Véfour, piaillant, faisant des courbettes et des platitudes. Saisi de dégoût, je me dis : Ce n’est pas ici qu’Ellice sera jalouse.
 
Ligne 455 ⟶ 454 :
 
Qu’est cela? quel est ce parc avec des allées de tilleuls taillés en murailles, des sapins isolés qui ressemblent à des parasols, des portiques et des temples dans le goût Pompadour, des statues de tritons rococo et des nymphes dans le style du Bernin au milieu de ces bassins bizarrement découpés, entourés de balustrades de marbre enfumé? Serait-ce Versailles?... Non, ce n’est pas Versailles, le palais est médiocre; l’architecture non moins rococo se détache sur un massif de chênes ébouriffés. La lune est un peu terne, voilée par une légère brume; on dirait que sur le sol s’étend une mince couche de fumée. L’œil ne peut deviner ce que c’est. Est-ce
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/877]]==
{{R2Mondes|1866|63|873}}
le reflet de la lune ou bien une vapeur? Plus loin, sur un des bassins, flotte un cygne endormi. Son dos allongé me rappelle la neige de nos steppes raffermie par la gelée. Çà et là des vers luisans brillent comme des diamans au milieu du gazon et sur les socles des statues.
 
Ligne 467 ⟶ 466 :
 
Toujours des montagnes, toujours des forêts, d’admirables forêts vieilles, mais vigoureuses. La nuit est claire; je distingue toutes les espèces d’arbres, surtout les hauts sapins au tronc droit et blanc. Par momens, à l’orée des bois, se montrent des chevreuils en groupes bien ordonnés. Fièrement campés sur leurs petites jambes, tournant la tête avec grâce, ils font le guet dressant leurs oreilles épanouies en pavillon de trompette. Les ruines d’un donjon au sommet d’un rocher nu élèvent tristement leurs dentelures ébréchées. Au-dessus des vieilles pierres scintille paisiblement une petite étoile. D’un petit lac noir sort la plainte mystérieuse, la glapissante lamentation des jeunes crapauds. D’autres bruits m’étonnent. Ils arrivent de loin, profonds et semblables aux frémissemens de la harpe éolienne... Nous sommes dans le pays des légendes. Ici encore cette mince vapeur rasant la terre, que j’avais remarquée à Schwetzingen,
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/878]]==
{{R2Mondes|1866|63|874}}
s’étend de tous côtés. C’est dans les vallons surtout qu’elle est le plus intense. J’en compte cinq, six, dix nuances distinctes sur les versans des montagnes, et sur cette vaste et monotone étendue c’est le règne mélancolique de la lune. L’air est vif et léger. Je me sens léger moi-même, singulièrement calme et triste tout à la fois.
 
Ligne 501 ⟶ 500 :
— Tout de suite. Seulement couvre-moi de ta manche, de peur du vertige.
 
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/879]]==
{{R2Mondes|1866|63|875}}
Silice étendit la main;... mais, avant que le brouillard m’enveloppât, je sentis sur mes lèvres le contact de ce dard émoussé dont j’avais déjà éprouvé la molle piqûre.
 
Ligne 514 ⟶ 513 :
 
Et, sans attendre ma réponse, elle m’enleva à l’autre rive du fleuve, au-delà de la place du Palais, près de la fonderie. Au-dessous de nous, j’entendis des pas et des voix. Dans la rue passait une bande de jeunes gens à la mine fatiguée, qui parlaient entre eux
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/880]]==
{{R2Mondes|1866|63|876}}
d’un cours de danse. « Sous-lieutenant Stolpakof VII <ref> Les officiers du même nom dans l’armée russe sont distingués par un numéro. </ref>! » s’écria tout à coup une sentinelle réveillée en sursaut auprès d’un tas de boulets rouilles. Un peu plus loin, à la fenêtre ouverte d’une grande maison, j’aperçus une jeune personne en robe de soie chiffonnée, les bras nus, les cheveux dans une résille de perles, une cigarette à la bouche. Elle lisait dévotement un livre. C’était un volume dû à la plume d’un Juvénal très moderne.
 
Ligne 529 ⟶ 528 :
 
— A la maison! lui dis-je, du même ton que j’aurais parlé à
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/881]]==
{{R2Mondes|1866|63|877}}
mon cocher, vers quatre heures du matin, sortant de dîner chez un de mes amis de Moscou, après avoir causé de l’avenir de la Russie et de ce qu’il faut entendre par ''intérêt général''.
 
Ligne 551 ⟶ 550 :
— Ellice ! Ellice! m’écriai-je en frissonnant, c’est la mort! c’est elle !
 
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/882]]==
{{R2Mondes|1866|63|878}}
Un cri de douleur, que j’avais entendu déjà, sortit des lèvres d’Ellice; mais cette fois c’était la plainte du désespoir. Nous précipitâmes notre vol en faisant des tours et des crochets continuels : tour à tour Ellice s’élevait et plongeait dans l’air, tournant sans cesse et changeant de direction à la manière d’une perdrix blessée ou comme celle qui cherche à éloigner le chien de chasse de sa couvée. Et cependant de cette masse informe se détachaient de longs tentacules, des espèces de bras immenses, s’allongeant à notre poursuite, étendant vers nous des mains, des griffes... Un spectre gigantesque monté sur un cheval pâle parut tout à coup dans le ciel... Ellice redoublait ses efforts désespérés. — Elle a vu!... c’en est fait! je suis perdue, s’écriait-elle au milieu de sanglots entrecoupés. Hélas! malheureuse! j’aurais pu... La vie eût été pour moi... et maintenant! anéantie! anéantie!
 
Ligne 562 ⟶ 561 :
 
Un faible soupir se fit entendre auprès de moi; je tournai la tête. A deux pas de moi gisait, étendue sur l’herbe, une jeune femme sans mouvement, vêtue d’une longue robe blanche. Ses longs cheveux étaient épars, et une de ses épaules découverte. Sa main gauche était derrière sa tête, l’autre reposait sur sa poitrine ; ses yeux étaient clos, et sur ses lèvres serrées j’aperçus comme une légère écume rouge. Était-ce Ellice? Mais Ellice était un fantôme, et devant moi était une femme en chair et en os. Je me traînai vers elle, et me penchant sur son visage : — Ellice, lui dis-je, est-ce toi? — Aussitôt elle frissonna; ses paupières s’ouvrirent, et ses grands yeux noirs se fixèrent sur moi. J’étais comme transpercé, imbibé de son regard... et presqu’au même moment sur mes lèvres se collèrent des lèvres chaudes, douces, mais avec une odeur de sang. Je sentis son sein brûlant pressé sur ma poitrine, tandis que ses bras
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/883]]==
{{R2Mondes|1866|63|879}}
s’enlaçaient autour de mon cou. — Adieu! adieu pour toujours ! dit-elle d’une voix mourante... Et tout disparut.