« Ahasvérus (Magnin) » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Zoé (discussion | contributions)
mAucun résumé des modifications
Zoé (discussion | contributions)
m Contenu remplacé par « {{TextQuality|50%}}<div class="text"> {{journal|Ahasvérus|Edgar Quinet et Charles Magnin|Revue des Deux MondesT.4, 1833}} * [[Ahasvérus (Magnin)/01|Première p... »
Ligne 2 :
{{journal|Ahasvérus|[[Edgar Quinet et Charles Magnin]]|[[Revue des Deux Mondes]]T.4, 1833}}
 
* [[Ahasvérus (Magnin)/01|Première partie : Edgar Quinet]]
 
* [[Ahasvérus (Magnin)/02|Deuxième partie : Charles Magnin]]
 
==== Première partie : EDGAR QUINET ====
 
 
Les fragmens qui vont suivre, pour être compris, exigent quelques observations dont je voudrais à tout prix me dispenser, et qui du moins en un autre endroit me tiendront lieu de préface. A peine commencées, j'ai hâte d'en finir; car, s'il est quelque chose d'insupportable, c'est de ruminer à vide une seconde fois une œuvre que l'on a crue d'inspiration; et la seule façon de s'y résoudre, est de faire soi-même sa critique, comme s'il s'agissait de la conception d'autrui.
 
L'ouvrage auquel ces fragmens appartiennent est le résumé de dix ans de vie : poursuivi à travers maints voyages et maintes peines, tant d'esprit que de corps, je peux presque dire que chaque partie a été écrite en présence de son objet, à pied, à cheval, en gondole, sur mer, souvent à l'auberge, dans les cathédrales d'Allemagne, dans les basiliques de Rome, dans les villas de Naples, dans les spitia de Morée. Avec tout cela, à présent que je l'examine froidement, je ne lui trouve nulle chance de succès, et je me rends cette justice, que je n'ai rien fait pour qu'il en eût aucune : son moindre vice est de n'avoir rien de ce qui peut plaire à son époque. Affirmer qu'en l'écrivant je n'aie songé qu'à l'avenir, c'est un langage qui n'appartient qu'à un petit nombre d'hommes de notre temps, lesquels en auront bientôt fini, j'espère, de nos vides générations d'aujourd'hui; et cependant il est certain qu'il n'est pas fait non plus pour le moment actuel : il a méprisé le présent, le présent le lui rendra bien.
 
Son sujet est de tous les temps et de ceux qui courent les rues : c'est le dialogue de la vie et de la mort, du bien et du mal, de la matière et de l'esprit, de l'orient et de l'occident, de l'éternité et du temps; enfin, le lieu commun de l'infini et du fini. Dans ce drame, il y a trois personnages, Dieu, l'homme et l'univers; mais l'action et la péripétie ne se passent, à véritablement parler, qu'entre les deux derniers.
 
Avant les mondes, Dieu, envisagé sous le point de vue de l'art, était une strophe éternelle : retrouver et recomposer cette ode sans fin, c'est le labeur de toute poésie lyrique. Dans le travail de la création des sept journées, il devient épopée; mais le drame ne commence qu'avec la lutte, quand la création et le créateur, tous deux détachés l'un de l'autre, tous deux debout en face l'un de l'autre, tous deux hostiles l'un à l'autre, poursuivent, chacun à sa manière, le dénouement qui doit un jour les rassembler.
 
L'ouvrage dont il est ici question a pour but de reproduire quelques-uns des momens de cette éternelle tragédie, comme d'une œuvre humaine on traduit des lambeaux d'hémistiches que l'oreille par hasard a retenus. Il est divisé en quatre parties ou journées : la première contient l’Orient ; la seconde, le Christ ; la troisième, le moyen-âge et sa réalisation dans le monde moderne ; la quatrième, la consommation de l’avenir dans le jugement dernier du passé.
 
L’Orient est le péristyle du grand édifice d’art que le monde construit incessamment ; c’est, si l’on veut, le chœur ou le prologue de la tragédie que l’humanité doit jouer. Son rôle, à lui, est d’évoquer les dieux, d’appeler par la voix de ses peuples les monts, les mers et les cieux encore endormis, pour assister au spectacle qui commence. Tout est encore pacifique et sacré : pas un fil n’est embrouillé dans la vie universelle ; les empires s’asseyent sur leurs gradins, en silence ; sans tourner la tête, comme les sphinx, en chantant leur liturgie, ils attendent que l’énigme se noue. C’est là le premier acte, dans l'idée dela Providence; il est tout lyrique : INCIPIT OPUS.
 
Le second, le voici : le Christ arrive ; il apporte le glaive, et encore quelque chose; il apporte la lutte, il apporte l'individualité. Levez-vous, peuples et royaumes ; l'action commence ! Il est venu pour détacher le monde de l'Orient et le précipiter dans l'Occident. La personnalité des nations s'engage, plus tard ce sera celle de l'individu. Arrivez donc, Barbares de toutes races ! A côté du tombeau du Christ, mettez le tombeau de Rome : un Dieu mort ! un monde mort! deux tombeaux jumeaux ! Il les faut l'un et l'autre pour le berceau d'un double avenir : SIC FINIT ACTUS SECUNDUS.
 
Au troisième acte (au moyen-âge et dans le monde moderne), le drame est tout haletant; il pleure, il palpite, il sanglotte; il s'est individualisé; il est arrivé à sa dernière péripétie; il déchire, il énerve : sa sensibilité est cuisante, elle est intolérable. C'est l'homme, lui, tout seul d'un côté, une fois Hamlet, une fois Pascal, une fois Byron, une fois un autre; - et contre lui le peuple, le genre humain, le monde. Aussi écoutez, si vous pouvez, son monologue : « Quels soupirs! ah! que le cœur me brûle! Tout me fait mal, tout me blesse! Dans ma pensée est un univers, dans mon haleine est un siècle, dans mon regard est un abîme... Où me fuir ? Moi ! toujours moi ! rien que moi ! Plus de Dieu ! ce mot me tue... Laissez-moi! secourez-moi! Je n'en peux plus!... » EXPLICIT ACTUS TERTIUS.
 
Les cieux se rouvrent comme un rideau. La nature, le genre humain, l'individualité ont épuisé la lutte. En grandissant, chacun d'eux est devenu infini; et à ce sommet de l'être, leur harmonie se retrouve. Une même parole les explique l'un à l'autre. Le même mot qui juge le passé crée l'avenir. Tout se rapproche, tout se confond; tout se comprend, tout est consommé. Les cieux se retirent. La lutte et le drame ont cessé. Le chœur recommence, et le poème du monde réel, à son début et à son dernier mot, se déploie entre deux strophes infinies, comme entre deux éternités. Ainsi finit le mystère de l'idée divine.
 
C’est là du moins sa forme abstraite. Pour la réaliser dans l'art et dans une œuvre humaine, il fallait une figure, un nom, une tradition populaire dans laquelle elle fût déjà contenue. Ahasvérus est ce symbole. Ahasvérus est de la même famille que les traditions sur lesquelles les Grecs fondaient leurs tragédies. Il est populaire et sacerdotal. Il tient à la fois à l'église et au foyer domestique, au dogme et à la légende. Le sens des modernes est compris sous son nom d'une manière aussi profonde que le sens des anciens l'était dans le Prométhée vulgaire. C'est ce que les poètes de nos temps ont bien senti, Béranger surtout; et il sera éternellement à regretter que Goëthe et Lamartine, qui ont tous deux étudié profondément cette tradition et qui l'ont ébauchée, n'aient pas fait retentir eux-mêmes ce Memnon délaissé.
 
Ahasvérus, au reste, ne se suffit pas à lui seul; pour lui servir d'interlocuteur et développer ses différences, il faut lui trouver ses types contraires. Ahasvérus est le genre humain, la vie. En face de lui sera la mort, non pas abstraite, mais personnifiée et réalisée qu'elle a été par les mains du catholicisme, dont elle est, à vrai dire, le fonds et le génie. Ahasvérus n'est pas seulement la vie. Il est la matière, le doute, la douleur. A côté de lui marchera l'esprit, la foi, l'espoir. Il est l'homme; la femme le suivra. Ainsi deux nouveaux personnages : l'éternelle mort et l'éternelle foi pour compléter dans Ahasvérus l'éternelle vie.
 
Ce type une fois achevé, la question d'art reste encore tout entière. Pour ne pas se briser, quel est le moule assez élastique où cette figure sera jetée? Sera-ce l'épopée? Sera-ce l'ode? Sera-ce le drame? Aucune de ces formes, on plutôt toutes ensemble. Qu'une seule soit ôtée, et voilà votre géant à la question dans le brodequin de fer. Or le mystère, tel que le monde chrétien l'a conçu, est seul doué d'une telle universalité. Que l'on y pense, et l'on verra que l'idée d'Ahasvérus entraîne inévitablement avec elle ce genre d'expression, et qu'il y a entre ces deux choses une corrélation nécessaire. Le mystère est du peuple comme Ahasvérus. Il est né dans les esprits en même temps que lui; il enjambe, comme lui, les vallées, les mers et les siècles ; en un mot il est vaste et infini comme lui. Toute autre combinaison s'épuise en vain à se mettre à son pas ; avant la fin de son voyage, hors d'haleine, elle l'abandonne en chemin.
 
J'ajouterai que le mystère est une de ces formes que le moyen âge a laissées inachevées et qu'il appartient aux époques modernes de clôre et de peupler. Il y a mis, lui, sa religion toute nue et sa foi. Pour ne pas les laisser vides, il nous reste, a nous, a y introduire la beauté et le génie; si nous pouvons, qui n’y furent jamais. Car une société n'est pas plus maîtresse de quitter à son gré les élémens primitifs de son art, que d'extirper les racines de sa langue ; et ces formes indigènes, toujours anciennes, toujours nouvelles, sont des coupes de vermeil dans lesquelles circulent, à la ronde, les idées de chaque siècle à la table des peuples, et qui ne s'usent que lorsqu'elles ont été dûment remplies. L'avenir du drame est dans le mystère.
 
Il est inutile de dire que l'on ne doit chercher ici rien qui ressemble à la vérité locale, ni à la couleur historique, telles qu'elles ont été toutes deux entendues de nos jours. En général, rien ne serait plus facile que d'aligner avec méthode les siècles au bout les uns des autres, avec leurs rois et leurs royaumes, comme on aligne des alexandrins. Dans le poème classique du passé, chaque empire tomberait régulièrement à sa place, comme une rime plate. Il y a des nations qui se gonflent naturellement comme des épithètes sonores. Il y en a qui se traînent invisibles et muettes comme des conjonctions; et nous savons de bonne source que les générations, qui pourraient au besoin servir d'adverbes parasites et de chevilles ne manquent pas non plus. Mais la vie n'en agit pas ainsi. Elle parcourt à la fois tout l'organisme du passé. La poésie de l'histoire, la vraie, est son anachronisme. Comme l'éternité, elle mêle tous les temps, parce qu'elle les voit, parce qu'elle les sent vivre tous ensemble; et facilement, mon Dieu ! cette poussière tient, sans tant de façons, dans le creux de sa main.
 
De tous les caractères d'Ahasvérus, le plus apparent est d'être peuple, foule, glèbe. Suivant le mot du jour, c'est l'éternel prolétaire; et voilà pourquoi il appartient à notre époque de le réaliser tôt ou tard. Puisque la monarchie est morte et qu'au moins nous avons le cadavre, ne songeons plus qu'aux funérailles; la société se fait démocrate; il faut bien endurer que l'art le soit aussi et avant elle, de quelque pas qu'elle aille. En prenant possession de l'avenir, le peuple apporte avec lui ses idées sous la forme de ses traditions. Comme lui, ses types d'art ont toujours vécu, et personne ne sait le jour où ils sont nés, Quant au pouvoir, il est certain qu'ils ne l'ont point eu encore, ni le trône pour s'y asseoir. Nous ne romprons donc décidément avec le passé que lorsque ces types, jusqu'ici refoulés et murmurans dans la rue, auront eu à leur tour leur avènement dans l'art ou leur 10 août, et quand nous les aurons nous-mêmes couronnés de bonne grâce à la place de nos conceptions qui sont encore bourgeoises, mais ne sont plus royales.
 
Un mot seulement sur la manière dont le christianisme a été compris ici, puisque pour ce sujet il faudrait un volume. Comme le paganisme alexandrin portait en lui un germe de christianisme, le christianisme contient un nouveau monde qui commence à poindre. Dans le calice de l'évangile littéral est caché un évangile cosmogonique, qui brise déjà son enveloppe. A présent, le livre c'est la vie, l'homme c'est le genre humain, l'Église c'est le monde, le Christ c'est l'infini. Tout se meut, tout gravite, tout est emporté dans ce progrès. Ce qui était personnel est devenu social, ce qui était social est devenu cosmogonique. Dans cette transformation, le disciple se fait peuple, le peuple humanité, l'humanité univers, l'univers éternité, l'éternité Dieu ; ici, la langue manque, et c'est en regardant ce cercle qui s'accroît et se ride incessamment, sans trouver de rivage, que l'auteur y a laissé tomber, lui, par mégarde, sa pensée, comme Ferragus son casque dans la source des Ardennes où il buvait.
 
Car, pour parler franchement, une étrange maladie nous travaille et nous point sans relâche. Comment l'appellerai-je ? Ce n'est plus, ainsi que toi, René, celle des ruines. Non, vraiment; la nôtre est plus vive, et plus cuisante, et plus rongeante. Chaque jour elle ranime le cœur pour mieux s'en repaître. C'est le mal de l'avenir, mal aigu, sans sommeil, qui à chaque heure vous dit sur votre chevet comme au petit Capet : Dors-tu? Moi, je veille! Au fond de nos ames nous sentons déjà ce qui va être. Ce rien est déjà quelque chose qui palpite, là, sous notre main, dans notre sein. Nous le voyons, nous le touchons. Mais dans le monde, il tarde trop, en vérité. Le fardeau de ce qui n'est pas pèse sur nos désirs. Ce n'est pas la faiblesse de notre pensée qui nous tue ; c'est son excès, c'est sa disproportion avec la vie; c'est le poids de l'avenir à supporter dans le vide du présent. Et pour nous guérir de notre fièvre, nous tenons sur notre bouche la coupe du lendemain où des lèvres boiront; mais ce ne sont pas les nôtres.
 
Et pourquoi en pleurer?
 
Personne n'est contemporain de son idée. Penchée sur son désir, comme sur un mont de sable, il faut que l’ame meure en montrant la vallée où elle ne descendra pas... Aucun homme sorti d'Égypte n'a vu la terre de Judée; bien près de nous, pas un homme de la Constituante n'assistera longuement à la réalisation du principe de la Constituante; d'entre nous, pas un homme ne doit rester vivant au jour où sa pensée entière prendra sa place dans le monde : hâtons-nous donc de penser pour mourir en paix, et laisser vivre sa journée, sans nous, à notre espérance !
 
Les fragmens que nous détachons ici sont :
 
PREMIÈRE JOURNÉE : Le prologue.-Le déluge.
 
SECONDE JOURNÉE : La passion du Christ vengée sur l’ancien monde par la venue des barbares.
 
TROISIÈME JOURNÉE : La cathédrale et la danse des morts.
 
QUATRIÈME JOURNÉE : La science humaine au dernier jour du monde. – Une scène du Jugement dernier.
 
 
===PREMIERE JOURNEE===
 
 
PROLOGUE
 
VOIX DANS LE CIEL : Hosannah ! Hosannah !
 
GABRIEL : Silence ! le Seigneur va parler.
 
LE PÈRE ÉTERNEL : Ecoutez, saint Michel, Thomas, Bonaventure, grand saint Hu¬bert qui fûtes évêque à Liége, et vous Pythagoras, Joseph-le-Juste et Marcus Tullius : depuis mille ans et plus, vos épreuves sont faites, et vos ames ont monté des limbes au plus haut escabeau du paradis, comme autrefois la rosée des joncs de marécage, quand le soleil l'apportait sous mes pieds. Vous le savez, les temps sont accomplis. Il y a tantôt trois mille cinq cents ans que le jugement dernier se fit dans Josaphat. Voyez au fond des cieux, la terre en tremble encore; éperdue, elle roule et ne sait plus son chemin. Voyez si jamais une feuille tombée d'un bouleau des Ardennes, à la fête des morts, courut par plus de monts et par plus de sentiers qu'elle, en roulant sans savoir où avant de s'engouffrer dans mon puits de colère. Vous vous en souvenez. Quand l'épervier d'Allemagne ou de Judée se levait, dès le matin, au-dessus des bruyères, tout oiseau dans les champs, tout oiseau dans les villes, allait cacher sa tête sous un brin de ramée, et retenait sa voix. Voyez si tous ces mondes qui poudroient dans l'abîme, ne voudraient pas se blottir sous un sillon de chaume, ou sous l'herbe d'une source, ou sous le manteau d'un homme, tant que je tiens sur leurs nichées mes ailes étendues dans un cercle éternel. Le silence est profond. Entendez-vous, du haut de l'Empirée, ce soleil qui bourdonne si loin que la nouvelle ne lui est point encore venue, et l'hosannah des Chérubins qui tombe d'un monde sur l'autre, plus monotone que la goutte de pluie dans le lac d'une grotte? C'est assez de repos; encore cent ans, ce serait trop. Si l'univers est las de sa première journée, en le touchant de l'aile, mon ange Gabriel, vous irez réveiller l'ouvrier dans ma vigne. Je vous l'ai dit : la terre était mauvaise, j'en vais demain créer une autre. Je ferai cette fois l'homme d'une argile meilleure; je le pétrirai mieux. Les arbres auront plus d'ombre, les monts seront plus hauts. Ni votre chappe, saint Hubert, ni votre lance, ni votre écu tout azuré, ni votre mitre de diamans ne brilleront autant que la lumière de demain, sur une mer d'or. Les jours seront plus longs, et votre expérience sauvera mieux ce monde de toute tentation que n'ont pu faire anciennement ni Chérubins ni Séraphins, en sortant tout candides du berceau du néant. Mais, quel que soit l'état ou s'en aille tomber jamais le monde qui va naître, pour vous mieux préparer à le tenir en votre garde, je veux qu'on vous retrace ici, en figures éternelles, le bien, le mal, et tous les gestes et le sort accompli de cet univers où vous avez vécu. Je veux qu'on vous dévoile le secret que j'ai mis, de ma main, dans le creux des rochers, dans le ciel frissonnant des lacs. Je veux qu'on vous montre la terre depuis qu'elle échappa de ma main comme le grain du semeur pour produire son ivraie, jusqu'au jour où je la moissonnai toute sèche et fanée dans la vallée de josaphat. Femme adultère qu'avant-hier je lapidai au bord du chemin, vous la verrez sans voiles, sous sa ceinture de mers, de vallées et de forêts qu'elle délia le soir de sa nuit éternelle. Vous verrez par quels longs soleils et quelles arides nuits, la coupe où mon nom et ma vie débordaient peu à peu s'altéra, et ne garda que la lie et l'univers au fond.
 
SAINT BONAVENTURE : Seigneur, quand l'hirondelle allait partir pour l'Afrique ou l'Asie, ses petits secouaient à l'avance leurs ailes sur les toits de Florence la belle. Ainsi, nous nous hâtons, hirondelles divines, pour vous suivre à jamais dans les mondes futurs qui dorment en vous-même et que vous allez créer. Ce monde sera-t-il, Seigneur, un autre monde de Calabre, avec des monastères et des cellules de diamant? Seront-ce des cyprès avec une mer endormie sous leurs feuillages d'ivoire, des barques sur des flots sans fond avec des voiles de lumière, et des frères avec leurs auréoles, assis parmi des ruches et des abeilles d'or ?
 
SAINT HUBERT : Seront-ce point, Seigneur, des cathédrales d'or massif, d'épaisses voûtes en pierreries, des vitraux faits d'un pan de votre robe? Seront-ce point, à l'alentour, des bouleaux et des frênes d'argent, et des balcons en marbre sur un fleuve grand six fois comme le Rhin de Cologne?
 
SAINTE BERTHE : Seront-ce point, Seigneur, des enfans tout endormis que vous bercerez sans fin, dans vos bras, au-dessus des nuages? Seront-ce pas des ames dans des villes d'ivoire et qui vivront cent ans des larmes d'une rose?
 
LE PÈRE ÉTERNEL : Je vous l'ai dit déjà ; avant de créer seulement une étoile de plus, je veux vous expliquer et vous faire connaître le mystère du monde d'où vous sortez. Vous y avez passé sans savoir ce qu'il est. Les uns l'ont vu en Terre-Sainte, les autres en Brabant, les uns dix ans, les autres cent; mais pas un de vous tous n'a tenu dans sa main ce fruit tombé de mon rameau pour y chercher le ver rongeur; pas un n'a soulevé le sceau des mers et des villes ruinées et des tombeaux des peuples que j'entassais toujours pour cacher mes trésors; pas un ne s'est baissé pour voir verdoyer, dans l'abîme, le germe de mes moissons nouvelles, sous le nuage de la terre.
 
SAINT HUBERT : Seigneur, long-temps j'ai voyagé dans l'Europe et l'Afrique; j'ai vu des orangers plus hauts que de grands chênes, autour des monastères, des flots plus bleus que la tunique de votre fils unique, sur le chemin de Jéricho, des paillettes et des sables d'argent, aux arbres du désert, la gomme et L'encens de Noël, et dans des roses de Joppé, des larmes de cristal. Serait-il bien possible, mon divin Créateur, que sous ces bois de myrtes, sous ces rivières et ruisseaux transparens, sous ces rochers et murs écroulés, vous eussiez mis encore des merveilles et des trésors magiques qu'aucun homme n'a vus ni touchés de ses doigts?
 
LE PÈRE ÉTERNEL : C'est une longue histoire qui m'oppresse moi-même. Mes Séraphins vont célébrer devant vous ce terrible mystère; tous y auront leur place; chaque temps, chaque siècle que je secouai, l'un après l'autre, des plis de mon manteau, s'expliquera, par eux, dans son propre langage. Des montagnes et des plaines, fleurs, ouvrez-vous; trouvez une voix pour dire ce secret que vous gardâtes si bien au fond de vos calices. Les enfans morts en naissant répèteront ici, sur le sein de leurs mères, vos pensées endormies, vos rêves embaumés. Terre, ouvre-toi pour montrer ton génie. Le chœur des archanges redira tes paroles à son de trompe. Que les étoiles brillent comme la lampe du veilleur quand elle était pleine d'huile. Venez, troupe d'élus, comme l'herbe fauchée, vous entasser autour de moi; penchez-vous sans rien craindre chacun sur vos nuages, regardez dans l'abîme, et soyez attentifs; le spectacle va durer approchant six mille ans…
 
 
LE DÉLUGE.
 
 
LE PÈRE ÉTERNEL, à l'Océan.
 
Comme un mot mal écrit dans mon livre, va effacer la terre.
 
 
L'OCÉAN : J'y cours. A la cime du monde, il ne reste plus déjà que la tour d'un roi où il fait son banquet dans des plats de vermeil. Mon déluge entrera avant une heure dans la salle.
 
LE ROI, à table, au milieu de ses princes : Le déluge, comme un lac, noie les lieux bas, il remplit l'auge des esclaves. Que l'Océan gronde, s'il veut, il ne viendra pas jusqu'ici; mes gardes l'arréteront à l'endroit de mon royaume.
 
PREMIER SATRAPE : S'il venait, roi des rois, ce serait pour lécher la plante de vos pieds.
 
SECOND SATRAPE : Ou pour vous apporter un diadème de ses perles.
 
LE ROI :
 
I
 
A ma table sont assis mille rois. Toutes les grandeurs de la terre ont monté, ce matin, mon escalier. Cent dromadaires légers ont apporté sur leur dos le vin pour la soif, et cent chameaux de race le pain pour la faim.
 
II
 
Le vin se boira et le pain se mangera. Avant ce soir aussi, les étoiles auront fini leur banquet de lumière, et l'Océan aura versé dans sa coupe la dernière goutte de son outre. Mais nos vies de patriarches, ni ce soir, ni demain, jamais ne finiront…
 
Silence ! Qu'est ce bruit? J'ai entendu, je crois, un flot qui s'approche.
 
PREMIER SATRAPE : Ce n'est rien; c'est un soupir de votre peuple.
 
LE ROI : Le bruit augmente.
 
SECOND SATRAPE : C'est un sanglot de votre empire.
 
LE ROI :
 
I.
 
Recommençons donc, en chœur, à chanter jusqu'à minuit. La pluie tombe, l'éclair brille. Sous nos yeux, la barque du monde vient se briser pour notre amusement. En mourant, l'univers, à nos pieds, ne demande, de nos lèvres royales, rien qu'un sourire; sifflons sur sa ruine.
 
II.
 
Océan, mer lointaine, as-tu bien compté d'avance les marches de ma tour? Il y en a plus de cent de marbre et d'airain. Prends garde, pauvre enfant en colère, que ton pied ne glisse sur mes dalles et que ta salive ne mouille ma rampe. Avant d'avoir monté la moitié de mes degrés, honteuse, haletante, te voilant de ton écume, tu rentreras chez toi en pensant : Je suis lasse.
 
III.
 
Dans les cavernes, dans les antres, dans les grottes où tu passes, tremblant, le lion rencontre sa proie tremblante; le serpent se cache sous le pied de la femme; et des villes de géans attendent, muettes, un pied dans ta fange, que l'autre s'y noie aussi jusqu'aux genoux.
 
IV.
 
L'épervier, l'aigle de mer, fuient devant toi; le pied traînant, ils grimpent sur leur roc pour abriter, contre toi, leur couvée sous leur poitrail; du bec, de l'aile, et de leur oeil de flamme, hérissés, ils font peur à ton flot. Poursuis l'épervier et l'aigle de mer, si tu veux prendre, dans l'œuf, leurs petits coiffés de duvet.
 
V.
 
Ici, dans mon aire impériale, ce ne sont rien que couvées de rois coiffés de rubis; montés au plus haut de leur gloire, comment ta vague sur ta vague monterait-elle jamais si haut? De notre festin, nous te jetterons une miette; va, passe ton chemin.
 
PREMIER SATRAPE : On frappe à la porte.
 
LE ROI : Secourez-moi.
 
 
SECOND SATRAPE : C'est ton héritier; je ne te connais plus
 
LE ROI : Qui est là ?
 
L'OCÉAN : Ouvrez, ouvrez-moi.
 
LE ROI : Miséricorde !
 
L'OCÉAN, en battant la porte : Et le verrou ! et le verrou !
 
LE ROI : Pitié !
 
L'OCÉAN, en redoublant : Et le loquet ! et le loquet !
 
LE ROI : Mer des îles, Océan tout d'écume, que veux-tu à ma porte ? Si tu demandes mon manteau, le voici.
 
L'OCÉAN : Votre manteau, beau sire, est trop petit pour mes épaules.
 
LE ROI : Si tu veux ma coupe d'or, pleine de vin pour t'enivrer; prends-la dans ta vague.
 
L'OCÉAN : Que votre coupe, sur mes lèvres, me désaltère; c'est pour rire, mon maître !
 
LE ROI : Eh bien! voici ma couronne; mets-la sur ton front.
 
L'OCÉAN : Fi ! de votre couronne; j'aime mieux, pour bandeau, ma pous¬sière d'écume.
 
LE ROI : Que veux-tu donc?
 
L'OCÉAN : M'asseoir là, à votre table, à votre place. Allez régner sur mes grains de sable. Encore un pas, et je suis sur votre trône. M'y voici; qu'on y est à son aise ! Là où était un monde, là est un flo¬con d'écume; à mon tour, je suis donc roi. Avec le sceptre je veux jouer, avec la tiare odorante, avec les vases du banquet; je lèche les coupes des convives jusqu'au fond; ce vin de roi m'enivre; mes vagues, qui chancellent, sont mes sujets. Çà, qu'on se courbe jus¬qu'à terre. A présent qu'on soupire; à présent qu'on se taise; à présent qu'on sanglotte. Mes fleuves, en foulant, comme des vendangeurs, les pampres de leurs rives, sont mes échansons qui m'ap¬portent à boire. Ce flot est trop amer; qu'il retourne à sa source ! Un autre, un autre, et puis cent, et puis mille. A mon caprice que tout se ploie ! D'un souffle, je fais, je défais mes villes mugissantes; mes murailles, pour me défendre des larrons, ne me coûtent à bâtir jusqu'aux nues, qu'une haleine. Mon royaume n'a point de bords ni de portes pour sortir. La flèche empanachée ne me peut rien; l'épée qui me frappe se rouille dans mon sein. Au loin, auprès, il n'est pas un voisin qui me pense détrôner. Si je me souille, j'ai de quoi laver ma tache, et rien ne laisse de trace derrière moi que mon manteau, quand le soleil l'empourpre.
 
LE PÈRE ÉTERNEL : Assez, majesté d'écume, goutte d'eau à ton tour, déjà trop enivrée. Voilà, pour ta peine, une herbe déracinée, avec un peu de mousse, à ronger sur mon rivage.
 
xxxxxxxxxxxxxxx
 
 
===SECONDE JOURNÉE===
 
 
LES BARBARES.
 
 
L'EMPEREUR DOROTHÉUS, debout sur les murs de Rome : Du haut de ma plus haute tour, j'attends l'arrivée de mes trois messagers. Le premier a suivi la route de Ravenne; le second a pris des sandales ferrées pour monter sur les Alpes; le troisième est descendu là où le Danube creuse son lit. Oh ! qu'ils tardent à revenir mes trois messagers ! L'ombre s'accroît aux pieds de mes tours, l'épouvante dans mon cœur. Mais, Italie, qu'as-tu donc fait que les cigognes emportent leurs petits des toits de Rome et de Florence ! Je ne peux pas, comme elles, emporter tes villes et les cacher sous les branches des arbres, dans les rochers et les forêts de la Sardaigne. Qu'as-tu donc fait de ton ciel azuré, de tes fleurs d'oranger, de tes golfes assoupis, de tes forêts de myrtes, de tes montagnes de marbre, que tu trembles comme une esclave engraissée pour les lions du cirque ! Si tu étais encore endormie dans le berceau de Rome, au moins on pourrait te cacher sous un toit de chaume, sous un bois de chênes. Tu mangerais ton pain en sûreté, comme l'enfant à la porte de son père. Car alors ton soleil était doux, ta mer était paisible, tes îles étaient parfumées, quand tes peuples naissaient avec les herbes de tes rivages. Mais à présent tes fleurs respirent le sang, et l'hysope du Golgotha croît partout sur tes montagnes. O Italie! qu'as-tu donc fait? Le bruit qui m'a réveillé dans la nuit s’approche à chaque instant. On dirait que le cheval de l'Apocalypse court échevelé sur le penchant des Apennins, et qu'il frappe, de la corne de ses pieds, les tombeaux qui bordent les chemins de l'empire.
 
(Un messager arrive aux pieds de la tour.)
 
Salut, beau messager, qu’as-tu rencontré sur ta route ?
 
LE MESSAGER : J'ai rencontré dans les forêts des aigles qui glapissent, et des loups qui hurlent dans les ravins. N'est-ce pas là le bruit qui vous a éveillé?
 
(Un autre messager arrive.)
 
L'EMPEREUR DOROTHÉUS. : Et toi, beau messager, dis-moi ce que tu as entendu.
 
LE MESSAGER : J'ai entendu les avalanches dans les Alpes qui roulaient dans le fond des vallées, et les cerfs qui bramaient sous les branches des frênes. Est-ce là le bruit qui vous a tenu éveillé?
 
(Un troisième messager arrive.)
 
L'EMPEREUR DOROTHÉUS, au messager : Et toi, qui portes des sandales ferrées, dis-moi ce que tu as vu.
 
LE MESSAGER : J'ai vu les eaux vertes du Danube, qui grondaient sur des rochers de granit, comme la voix d'une foule en colère.
 
CHŒURS DES PEUPLES BARBARES.
 
CHŒUR DES GOTHS, dans le lointain : « Savez-vous un bon signe pour l'homme des combats? C'est un bon signe, si le cliquetis du glaive est accompagné du cri du corbeau, et des hurlemens de la louve de Freya sous le frêne d'Ygdrasil. Le vautour des montagnes sait le sentier où va mourir le cheval sauvage qu'il ombrage de ses ailes. Et nous aussi, nous savons le chêne sous lequel s'est abattue la cavale de Rome, que nos serres vont déchirer. Nornes et valkyries, mêlez dans vos chaudières le bec de l'aigle, les dents de Sleipnir, l'ivoire de l'éléphant qui font les runes des combats, et donnent la sagesse aux lèvres qui les touchent. Par le bord du bouclier, par la proue du vaisseau, par la pointe du glaive, par la roue du chariot, par l'écume de la mer, suivez-nous, soyez-nous propices. Le corbeau se penche sur l'épaule d'Odin pour redire nos paroles à son oreille. Le cerf court à travers la forêt, et se nourrit des branches du frêne qui ombrage les dieux; et nous, nous marchons après lui sur les feuilles sèches des forêts. Nous descendons vers le midi, comme la neige fondue qui descend dans les vallées. »
 
CHŒUR DES HÉRULES : « Tenons-nous par la main pour une danse guerrière. Les femmes du Danube se dressent à demi dans le fleuve, sur leurs corps de cygnes, pour nous regarder passer. Mais le vent du nord est notre roi; c'est lui qui nous envoie abattre sur la terre les feuilles des orangers et les fleurs de la vigne. Oh ! marchons à grands pas avant que les figues soient mûres, avant que les citrons tombent d'eux-mêmes au pied de l'arbre, et que les raisins soient séchés sur la vigne. Encore un jour, et nous ne trouverons que l'écorce des oranges balayées à l'entour du bois. »
 
CHŒUR DES HUNS : « A cheval ! à cheval ! demain vous achèverez de tondre la crinière des étalons sauvages. A cheval, dans la plaine et sur la montagne. Les fées se suspendent aux crins échevelés; les gnômes et les gnomides mordent en courant les croupes et la queue des chevaux. Crinières sur crinières, naseaux contre naseaux, au loin, au large, à l'alentour, que notre bande passe comme un nuage d'hiver sur une steppe de Mongolie; rapide au soleil couchant, et puis rapide quand le matin vient à luire, et puis rapide encore sous le soleil brûlant du jour, et puis après le jour dans les ténèbres de la nuit. Malheur à qui tourne la tête pour regarder en arrière ! un djinn ailé qui le suit le renverse et le jette aux vautours. Voyez ! l'herbe est encore penchée sous des pas d'archers qui nous ont devancés. Leur flèche touchera le but avant la nôtre. Nous arriverons quand le trésor de l'Italie aura été pillé, et que la coupe des Gaules aura été bue jusqu'à la lie.
 
CHŒUR DE FÉES : « Sans tromperie, c'est un étrange voyage. L'herbe se dessèche sous le souffle des chevaux; on entend des chants magiques dans leurs crinières. Si nous pouvions mourir, nous aurions peur. Depuis mille ans nous tremblotons sous les mottes de terre des montagnes de Scythie. Nos joues s'y sont ridées en réchauffant nos mains de notre haleine. Chaque jour nous avons trouvé au bois une feuille de chêne pleine de rosée pour nous nourir. Et pourtant nous avons plus vécu que des dieux engraissés du sang des bœufs et des chevaux. Mais aujourd'hui, beaux cavaliers, votre colère nous fait pâmer. Partout où vous vous arrêterez, de grace laissez en chaque endroit quelques vieux murs debout, de quoi nous abriter sous le seuil d'une porte, à chacune, un pan de lin pour la vêtir, à chacune, un brin de bois sec pour faire bouillir sa chaudière. »
 
UN ENFANT D ATTILA : Mon père, pourquoi nos chevaux ne peuvent-ils s'arrêter? pourquoi notre ombre est-elle couleur de sang? Là haut, voyez-vous un vieillard dans une niche de pierre? sa tête se penche sur la fenêtre, il chante pendant que nous passons, ses mains tiennent un livre sur lequel ses yeux sont baissés. Père, c'est sans doute un savant homme; il sait peut-être où nous allons.
 
ATTILA à l'ermite : Compagnon dans ta niche, nos chevaux suent le sang et ne peuvent s'arrêter; sais-tu où ce chemin mène? Nous paissions nos troupeaux dans les montagnes de Scythie. Si tu peux me dire pourquoi le vent nous a chassés, pourquoi l'ombre est sanglante, pourquoi les chevaux bondissent, je te donnerai une coupe d'or pleine du lait de ma cavale.
 
L'ERMITE : Archers et cavaliers, vous arrivez bien tard. Fier je suis venu à votre rencontre. Je vous ai attendus ici en feuilletant mon livre; les vautours sont passés, les corbeaux après eux; les loups sont arrivés cette nuit à ma porte, et je leur ai montré la route. Il n'y a que vous qui soyez restés si tard à la porte de vos huttes.
 
ATTILA : Compagnon, qu'est-il donc arrivé? Tes yeux scintillent dans ta niche comme l'oeil de l'épervier dans son nid, ton livre flamboie comme le livre de la mort.
 
L'ERMITE : Dites-moi si vous n'avez pas entendu les fleuves sangloter dans les vallées, quand vous étiez si longs à attacher vos selles et à plier vos tentes. N'avez-vous pas rencontré sur votre route deux étoiles qui brillent comme les yeux d'un homme à l'agonie, un nuage qui roule sur la montagne un linceul taché de sang, une forêt qui gronde, comme des chants de prêtres sur le bord d'un tombeau? Ce sont mes yeux qui brillaient dans les étoiles, c'est mon manteau qui pendait dans le nuage, c'est ma voix qui grondait dans la forêt : c'est que le Christ est mort. Il est mort, mon fils, le Dieu de la terre, et mes archanges chassent à coups de fouets vos chevaux devant ma porte. Ne vous arrêtez pas à boire dans mon puits; ne vous mettez pas à l'ombre sous mon porche. Courez, allez ! effacez sous vos pieds le sang qui souille encore la terre; déracinez les villes, avant que j'aie fini la dernière page de mon livre. A la place des peuples faites un grand cimetière où croîtra l'herbe drue, comme dans le jardin de ma cellule. Trois jours vous marcherez; vous passerez deux fleuves; après, vous serez arrivés.
 
ATTILA : C'est donc toi qui es l'Éternel, dans cette étroite niche? On disait que tu vivais dans une tente de diamant, sur une montagne d'or; mais n'importe ! Pendant que nous passons, couvre avec tes paupières tes yeux d'éperviers, et avec ta robe ton livre qui flamboie. Mon carquois est à toi. Quand un archer de nos tribus meurt dans le combat, nous lui faisons un tombeau avec des mottes de terre, avec des fers et des os de chevaux, avec des amulettes et le sang de trente prisonniers. Puisqu'il est mort, ton fils, le Dieu de la terre, nous lui ferons ses funérailles avec les os des peuples, avec les ruines des villes, avec l'or des couronnes, jusqu'à ce que tu dises : C'est assez.
 
L'ERMITE : Le soir approche; les chevaux hennissent; au retour, ils dormi¬ront dans mon étable.
 
 
===TROISIÈME JOURNÉE===
 
 
LA CATHÉDRALE
 
L'orgue et les cloches de la cathédrale de Strasbourg retentissent et se répondent
alternativement.
 
 
LA CATHÉDRALE :
 
I
 
Ma voix, entendez-vous ma voix qui gronde, ma voix qui bourdonne? Je dormais accroupie sous mon manteau de pierre. Orgue aux tuyaux faits dans le ciel, bel orgue, que me veux-tu? Pourquoi m'enivres-tu de tes cris comme d'une coupe du vin du Rhin? Mes cloches et mes clochetons tremblottent, mes vitres frissonnent, mes pieds chancellent sous la grêle et le vent de tes chants. Allons, mes saints de pierre; allons, mes saints de vermillon assoupis sur mes vitraux, debout, debout. Entendez-vous? Allons, mes vierges de granit, chantez dans vos niches en tournant vos fuseaux. Allons aussi, mes griffons qui portez mes piliers sur vos têtes, ouvrez vos gueules. Allons, mes serpens, mes colombes de marbre qui vous pendez aux branches de mes voûtes. Allons, mes rois chevelus, qui rêvez le long de mes galeries sur vos chevaux caparaçonnés dans un roc des Vosges. Taillez, navrez, éperonnez leurs flancs, déchiquetez leurs croupes, brisez vos sceptres de granit sur leurs poitrails et leurs crinières de granit, tant que la pierre hennisse, tant qu'au loin, à l'alentour, les cavales des Vosges demandent à leurs maîtres dans l'étable : Maître, maître, où vont les chevaux de pierre qui hennissent? où vont les cavaliers de pierre qui montent à cette heure au galop, dans les tours, jusqu'au bord des nuages? Allons, nains, anges, dragons aspidiques , salamandres, gorgones, incrustés dans les plis de mes piliers, gonflez vos joues, ouvrez vos bouches, criez, chantez avec vos langues et vos voix de porphyre; hurlez dans l'arceau de la voûte, dans la dalle du pavé, dans la poussière du caveau, dans la pointe du clocher, dans la niche de la nef, dans le creux de la cloche. Donnez-moi tous vos chants dans le pli de mon manteau, à moi qui monte au ciel avec ma plus haute tour. Encore ! encore ! oh ! je veux monter plus haut. Encore un degré, encore un pan de mur, encore une tourelle, encore un fût rongé qui me grandisse assez pour que je jette leurs voix avec ma voix sur le plus haut nuage où le Seigneur est assis
 
II.
 
Qui a tracé, il y a mille ans, sur un rouleau de parchemin le plan de mes tours à dentelles, de ma nef dorée? Est-ce un maître de Cologne ou bien est-ce un maître de Reims? Qui a tracé en vermillon le plan de mes colonnettes agiles, de mes portes rugissantes? Est-ce un maître de Vienne ou bien est-ce un maître de Rouen? Non pas, non pas. C'est le diable qui l'a vendu à l'ouvrier pour le prix de son ame ; monte donc, ma tourelle; échevelée, habillée en pleureuse, glisse-toi, roule-toi dans le nuage comme une ame qui frappe de son aile de soie à la voûte du ciel sans pouvoir l'entr'ouvrir
 
III.
 
Ma tête, ah ! ma tête a percé le nuage d'automne. Elle a percé le plus haut des nuages; pourquoi les arbres ne veulent-ils pas monter plus haut que les fougères ? Pourquoi les éperviers ne veulent-ils pas monter plus haut que ma ceinture? C'est que l'aile des éperviers est lasse. C'est que l'oeil des éperviers se trouble. Déjà mes tours à moi ont le vertige. Comment feront-elles pour redescendre leurs degrés?
 
IV.
 
Voyez ! mes petites chapelles noires se couchent autour de moi comme des génisses noires au pied de la montagne. Ne craignez rien, mes petites chapelles. Des trèfles et des ceps -de pierre croissent dans mon vallon; le faucheur ne les fauchera pas, le vigneron, ne les arrachera pas dans ma vigne. Des troncs et des branches de sapin germent sur mes sommets. Le bûcheron ne coupera pas de sapin dans ma forêt. La bûcheronne n'abattra ni troncs ni branches sur mes coteaux.
 
V.
 
Des rois et des papes trônent dans mes vallées, ils ont pour château une niche ciselée par un bon ouvrier. Si la pluie en tombant les découronne goutte à goutte, après mille ans, ils ont sur leurs têtes un dais de rochers festonné en trois jours par l'aiguille d'une fée. Le rayon du soleil les salue dès qu'il luit; l'épervier fait son nid sur leurs diadèmes; le lierre leur refait leur manteau chaque automne. Jour et nuit, depuis mille ans, ils tiennent leurs sceptres levés sur les frimas et sur les orages entassés qui s'agenouillent à leurs pieds.
 
VI.
 
Ecoutez ! écoutez ! sans mentir, je vais vous dire mon secret pour ne pas crouler. Les nombres me sont sacrés : sur leur harmonie je m'appuie sans peur. Mes deux tours et ma nef font le nombre trois et la Trinité. Mes sept chapelles, liées à mon côté, sont mes sept mystères, qui me serrent les flancs : ah ! que leur ombre est noire, et muette, et profonde ! Mes douze colonnes dans le chœur, de pierre d'Afrique, sont mes douze apôtres, qui m'aident à porter ma croix ; et moi, je suis un grand chiffre lapidaire que l'Eternité trace, de sa main ridée, sur sa muraille, pour compter son âge.
 
VII.
 
Courage, mes saints, mes dragons, mes vierges incrustées dans mes piliers. Vous m'avez répondu dans la poussière du caveau, dans la niche de la nef, dans le creux de la cloche. Vos voix grossissent, mes portes hurlent, mes tours résonnent comme l'ouragan; mes colonnes et mes colonnettes vibrent comme la corde d'une viole.
 
VIII.
 
Les montagnes à pic n'ont point de voix pour dire leurs secrets; les rochers n'en ont point dans leurs grottes, ni les forêts de sapin sur leurs cimes qui grisonnent. Moi, je parle pour eux; de mon sommet, j'écoute nuit et jour leurs génies égarés, leurs esprits muets pour leur prêter ma voix d'airain, et pour rouler dans le nuage d'hiver leur âme paresseuse sur mes paroles bondissantes et sur mes chants aux roues de bronze.
 
IX.
 
Quand les jeunes ouvriers avec leurs truelles furent montés en chantant jusqu'au pied de ma tour, ils dirent au maître : Maître, aurons-nous bientôt fini ? l'ouvrage est long, la vie est courte. Le maître ne répondit rien. Quand les jeunes ouvriers devenus hommes furent montés avec leurs truelles jusqu'à la fenêtre de ma tour, ils dirent au maître : Maître, aurons-nous bientôt fini ? voyez ! nos cheveux blanchissent, nos mains sont trop vieilles, nous allons mourir demain. Le maître répondit : Demain, vos fils viendront , puis vos petits-fils, après eux dans cent ans, avec des truelles toutes neuves; puis, vos petits-neveux; et personne, ni maître ni ouvrier, ne verra jamais la tour se clore sous le ciel, ni sa dernière pierre. C'est le secret de Dieu.
 
X.
 
Dans les plis de ma robe je traîne des peuples éternels; dans ma ceinture je noue autour de mes reins, pour me faire plus belle, des siècles ciselés. Pendant mille ans, j'ai cherché dans la ville une place pour m'asseoir. Qui sait, qui sait où est dans la ville le carrefour le plus fréquenté à toute heure, pour que j'y voie de mes fenêtres où vont avec leurs pieds boueux les rois, les peuples, les années, les empires, les générations de ribauds, de moines, de fileurs et de peigneurs de lin qui passent jour et nuit sur les dalles de mon pavé, sans jamais revenir, comme une louve se blottit avec ses louveteaux pour regarder fondre la neige dans son creux de rocher.
 
XI.
 
Savez-vous qui est mon maître? Ah! savez-vous comme il se nomme ? il a rougi mes vitraux du sang de sa tunique. C'est lui qui a attaché avec une corde de pierre ma nef au rivage du ciel comme une barque de Galilée à un tronc de figuier, pour naviguer quand il lui plaît sur les nuages. Allons, vogue, vogue, ma nef, avec tes cordages, avec ton mât de granit sur la brume. Vogue avec ton beau pilote, avec tes voiles de marbre repliés en fuseau, en haut, en bas, au large, à l'alentour, jusqu'à la ville des anges.
 
LE CHRIST, sur un des vitraux de la cathédrale. : Ma cathédrale, c'est assez.
 
LA CATHÉDRALE : Seigneur, je me suis tue.
 
SAINT-MARC, sur un des vitraux : Et moi, Seigneur, je vous en prie, laissez-moi dans mon vitrail soulever de dessus mes yeux mon manteau de cristal pour regarder, à travers mes paupières azurées, ceux qui entrent dans l'église. C'est l'heure de la danse des morts. Tous les morts ont entendu la voix de la cathédrale. Les voilà. Ils viennent, ils viennent pour la danse. Ils viennent à pas légers, sans bruit dans les galeries, sans bruit dans les chapelles, sans bruit dans le jubé, comme la neige qui tombe par flocons dans un verger par une nuit de Noël. Les voyez-vous? Ils ont tous pris leurs habits de fête; à présent ils se penchent sur les balcons comme des cascatelles sur leurs rochers. Oh ! qu'ils ont l'air triste les morts pour venir à la danse ! Quand les feuilles de chêne tourbillonnent sous le vent dans les carrefours de bruyère, elles ne regrettent pas autant la cime du chêne, ni le creux de la grotte. Mes larmes tombent goutte à goutte sur mon auréole. Mais que pensent-ils de regarder avec leurs yeux vides du côté de l'horloge ? A présent ils se pendent avec les dents aux grilles du chœur ; ils se cramponnent avec leurs ongles aux dragons des piliers; ils s'accoudent dans les niches; ils se heurtent, ils se broient sous les voûtes, sur les degrés du maître-autel. A présent, les portes sont fermées, l'église est pleine. Que font les papes et les archevêques ? Ils gardent leurs mitres sur leurs chefs ; après eux viennent les rois qui portent leurs couronnes sur leurs fronts de squelettes; après les rois, six mille comtes qui couvrent leurs nuques de leurs manteaux. Voyez-les ! les rangs se serrent pour leur faire place. Les voilà maintenant qui se donnent la main. Ils font une grande ronde dans la nef, et ils vont commencer à chanter. Que vont-ils dire ? Leurs pieds nus sonnent sur les dalles. Leurs épées claquent à leurs côtés dans le fourreau. Leurs têtes branlantes s'entrechoquent : la cathédrale bondit avec eux comme une barque par la tempête sur la mer de Galilée.
 
CHŒUR DES ROIS MORTS : Rentrons dans nos caveaux. Nos paupières sont trop pesantes ; nos cheveux secouent autour de nous une poussière trop humide; nos mains, qui pendillent, sont trop froides……… ô Christ ! ô Christ! pourquoi nous as-tu trompés? ô Christ! pourquoi nous as-tu menti? Depuis mille ans, nous nous roulons dans nos caveaux, sous nos dalles ciselées, pour chercher la porte de ton ciel. Nous ne trouvons que la toile que l'araignée tend sur nos têtes. Où sont donc les sons des violes de tes anges ? Nous n'entendons que la scie aiguë du ver qui ronge nos tombeaux. Où est le pain qui devait nous nourrir ? Nous n'avons à boire que nos larmes qui ont creusé nos joues. Où est la maison de ton père? Où est son dais étoilé? Est-ce la source tarie que nous creusons de nos ongles? Est-ce la dalle polie que nous frappons de nos têtes, jour et nuit? Où est la fleur de ta vigne qui devait guérir la plaie de nos cœurs? Nous n'avons trouvé que des vipères qui rampent sur nos dalles; nous n'avons vu que des couleuvres qui vomissent leur venin sur nos lèvres. O Christ ! pourquoi nous as-tu trompés?
 
CHŒUR DES FEMMES : O vierge Marie! pourquoi nous avez-vous trompées ? En nous réveillant, nous avons cherché à nos côtés nos enfans, nos petits-enfans, et nos bien-aimés qui devaient nous sourire au matin dans des niches d'azur. Nous n'avons trouvé que des ronces, des mauves passées, et des orties qui enfonçaient leurs racines sur nos têtes.
 
CHŒUR DES ENFANS : Ah! qu'il fait noir dans mon berceau de pierre ! Ah ! que mon berceau est dur ! Où est ma mère pour me lever? où est mon père pour me bercer ? Où sont les anges pour me donner ma robe, ma belle robe de lumière ? Mon père, ma mère, où êtes-vous? J'ai peur, j'ai peur dans mon berceau de pierre.
 
LA CATHÉDRALE, au bruit des cloches et de l'orgue : Dansez, dansez, rois et reines , enfans et femmes ; ce n'est pas le temps de pleurer. L'éternité se rit de vous, comme le vent quand il s'amuse à travers les carrefours, avec l'herbe des faneurs qu'il a ramassée dans les clairières.
 
LE ROI ATTILA : Est-ce là mon royaume? Il a six pieds de long pour y coucher son roi. Maudits soient mes amulettes. Maudits soient les bâtons des sorciers. Ma jument s'est égarée dans la forêt du Christ. Voyez ! elle a renversé son cavalier sous son poitrail noir. Dites-moi donc, mes amulettes, où sont passés les vautours couronnés avec les corneilles grises qui les suivaient? Dis-moi, ma belle cavale noire, où sont passés mes peuples qui croissaient sous la corne de tes pieds d'ébène, comme les ombres du soir en automne? Les ombres sont restées. Mes frères sont partis. Ma tente, couleur de tes cheveux, pend sur ma tête à la branche de l'arbre des combats par l'anneau de la mort. Ramène-moi vers eux dans les steppes du ciel, ma belle cavale noire. Je te baignerai tout un jour, jusqu'à ta croupe haletante, dans la source où boivent les étoiles.
 
LE ROI SIEGFROY : Est-ce là le Walhalla ? Non, ce n'est pas là le Walhalla. Est-ce le frène des Ases qui verdoie sur le monde ? Est-ce le coursier des mers qui hennit sur sa vague avec les hommes des combats? Et cette voix qui hurle, est-ce le corbeau qui prophétise sur l'épaule de Révil? Louves attelées de vipères; cornes magiques que le bouvier remplit pour enivrer les lèvres des héros ; rameaux des cerfs qui distillent les fleuves goutte à goutte; runes gravés sur le tranchant de l'épée, sur le plat de la rame, sur le bord du bouclier, sur la proue du vaisseau, sur la roue du chariot, sur la pointe des nuages ; tout le ciel orageux de Révil, comment s'est-il changé sur ma tête en voûtes de rochers ? Pourquoi les valkyries ont-elles des lits, de pierre ? Et pourquoi les nonnes nébuleuses ont-elles mis à leurs reins des ceintures de granit? Malheur ! malheur ! les dieux sont morts; leur soir est arrivé. Chantons le chant des funérailles.
 
LE ROI ARTHUS, à sa cour : Non pas, non pas, Lancelot, Tristan, Parceval, mes prud'hommes, ne dites pas que voici la forêt de Brocéliande. Depuis plus de cent ans, j'écoute l'oreille contre terre le cor enchanté de Clingsor. Depuis plus de cent ans, je n'ai pas entendu seulement le char d'une fée heurter de son essieu ma couronne. Pourquoi avons-nous laissé nos coupes à demi pleines sur notre table ronde? Les nains de Bretagne, si nous étions restés chacun à notre place, nous les auraient remplies jusqu'à la fin du monde. Mais le Christ n'a rien à nous donner. Il n'a ni pain, ni vin, ni panetier, ni échanson, ni écuyer courtois. Regardez ! sa table est vide et creuse. Il n'y tient qu'un convive à la fois. Sa coupe n'est jamais pleine que des gouttes de pluie qui suintent des dalles, une à une, tous les ans.
 
L'EMPEREUR CHARLEMAGNE : Arthus, parlez bas. Si vous faites un pas de plus sur mes dalles, avec vos éperons résonnans, ma barbe blanche, qui reluit, ma bulle impériale, mon pourpoint d'écarlate, mes douze pairs à mes côtés, mon cœur d'aigle des Alpes, mon sceptre à fleur de lis coupé dans une futaie de Roncevaux, s'en vont choir en poussière sur un pan de votre manteau royal ; et vous direz en secouant à terre le pan de votre manteau terni : Mes gendres, où donc est Charlemagne ? Par où est-il passé, sans héraults ni pages, notre empereur, qui tenait tout à l'heure son globe dans sa main, comme un faucon qui dort? (En se mêlant à la ronde.). Christ ! Christ ! puisque vous m'avez trompé, rendez-moi mes cent monastères cachés dans les Ardennes; rendez-moi mes cloches dorées, baptisées de mon nom, mes châsses et mes chapelles, mes bannières filées par le rouet de Berthe, mes ciboires de vermeil, et mes peuples agenouillés de Roncevaux jusqu'à la Forêt-Noire !
 
LA CATHÉDRALE : Dans la vallée ombreuse qui mène en Italie, je connais une grotte plus cachée que tes cent monastères; je connais sur les monts un pic plus haut que tes clochers; les nuages, en été, flottent mieux que tes bannières filées par le rouet de Berthe; la rosée est plus fraîche sur une marguerite de Linange que dans tes ciboires de vermeil, et les flots de l'Océan sont mieux courbés vers terre que tes peuples de Roncevaux jusqu'à la Forêt-Noire.
 
CHŒUR DES FERMES : Rendez-nous à nous nos soupirs et nos larmes !
 
LA CATHÉDRALE : Les vents aussi ont des soupirs quand c'est le soir : demandez vos soupirs aux vents. Les grottes aussi ont des larmes qu'elles distillent goutte à goutte : demandez vos larmes aux grottes.
 
CHŒUR DES ENFANS : Rendez-nous à nous nos couronnes de fleurs; rendez-nous nos corbeilles de roses que nous avons jetées à la Fête-Dieu sur le chemin des prêtres !
 
LA CATHÉDRALE : il y a des roses de pierre sur ma tige; il y a des guirlandes de pierre autour de ma tête. Enfans, si vous pouvez, découronnez ma tête et reprenez vos roses sur ma tige.
 
LE PAPE GRÉGOIRE VII : Et moi, qu'ai-je à faire à présent de ma double croix et de ma triple couronne? Les morts s'assemblent autour de moi pour que je donne à chacun la portion de néant qui lui revient... Malheur ! le paradis, l'enfer, le purgatoire n'étaient que dans mon ame; la poignée et la lame del'épée des archanges ne flamboyaient que dans mon sein; il n'y avait de cieux infinis que ceux que mon génie pliait et dépliait lui-même pour s'abriter dans son désert... Mais peut-être l'heure va-t-elle sonner où la porte du Christ roulera sur ses gonds... Non, non! Grégoire de Soana, tu as assez attendu ! Tes pieds se sont séchés à frapper les dalles ; tes yeux se sont fondus dans leurs orbites à regarder dans la poussière de ton caveau; ta langue s'est usée dans ta bouche à appeler: Christ ! Christ ! et tes mains sont restées vides; oui, elles sont encore vides, toujours vides comme tout à l'heure! Regardez, regardez, mes bons seigneurs ; c'est la vérité : voyez ! que tous les morts me cachent leur blessure ! que tous les martyrs mettent leur plaie dans l'ombre ! je n'en peux guérir aucune. J'apporte en retour une toile filée par l'araignée à ceux qui ont donné leur couronne au Christ; j'apporte, dans le creux de ma main, une pincée de cendres à ceux qui attendaient un royaume d'étoiles dans l'océan du firmament.
 
CHŒUR DE TOUS LES ROIS MORTS : Malheur ! malheur ! Qu'allons-nous devenir?
 
LA CATHÉDRALE : Ça que feriez-vous donc tous, je vous prie, d'un royaume éternel, si je vous en donnais un? Croyez-moi ! vos bras sont trop maigres, vos mains sont trop froides, pour porter de nouveau ni sceptre, ni bulle, ni couronne. Deux ou trois jours de vie à vous tenir debout ont séché la moelle dans vos os. Que diriez-vous, s'il fallait porter comme moi, été, hiver, sur votre tête, sans fléchir, un diadème de rochers sous la neige et sous la pluie? Allez ! quand l'horloge a sonné sous mes arceaux, l'heure qui tremble ne dit pas à l'Éternité : Arrête-moi sur le bord de la cloche; je veux durer, je veux vibrer toujours ! Et moi, je suis l'Éternité visible sur la terre. Vous êtes, vous, l'heure errante qui s'est vêtue dans le monde, en courant, de son manteau retentissant. Maintenant, que je me joue de vous, s'il vous plaît, mes heures couronnées, oh ! si fragiles, est-ce possible? oh ! si fantasques ! oh! si bruyantes ! allons ! amusez-moi, égayez-moi, déridez-moi, mes belles heures empourprées ! Faites sonner en carillon, faites vibrer dans l'air les uns contre les autres, comme ferait un sonneur qui marquerait ma journée, vos mitres de papes, vos crosses d'évêques, vos sceptres de rois, vos têtes branlantes, vos mains pendantes, vos épées de capitaines, vos chapelets d'ermites, vos éperons de cavaliers, vos blasons, vos noms et vos couronnes ! Je suis triste : vous êtes tout mon jouet; dansez et dansez, rois et reines, enfans et femmes, jusqu'au matin !
 
 
===QUATRIÈME JOURNÉE===
 
 
LA SCIENCE HUMAINE AU DERNIER JOUR DU MONDE.
 
LE DOCTEUR FAUST.- Enfermé dans son laboratoire et paraissant sortir d'une profonde rêverie
pendant laquelle il ne s'est pas aperçu que le monde passait.
 
I.
 
Oui, dans mon sein qui palpite la lumière incréée pompe ma vie. J'en ai le pressentiment. C'est l'heure où la vérité va se révéler à moi. Le mystère des choses commence à poindre, et, dans mon abîme, mon oeil va voir clair jusqu'au fond. Le dernier jour de la science est arrivé; ma méditation portera son fruit. La logique est mûre, la critique aussi. La métaphysique a enjambé à priori son cercle de diamans, et dans sa forêt enchantée la dogmatique s'est réveillée en peignant ses cheveux d'or. Tout est prêt. Six mille ans pour la préface de la science humaine, ce n'est pas trop. Des élémens dépendait la conclusion; un seul échelon brisé de cette échelle qui monte au ciel, et je dégringolais éternellement dans mon éternel problème. D'hier, la méthode est trouvée. Commençons.
 
II.
 
Qui suis-je? corps et ame? le tout ensemble, ou plutôt l'un sans l'autre? Suis-je un rêve, une bulle de savon, un mot, ou bien un Dieu, ou bien un rien? Fatale question ! Quand vous croyez passer devant elle, pieds nus, sans l'éveiller, toujours elle se met à hurler à vos oreilles, comme Cerbère à la porte de l'Elysée. Et il faut s'arrêter devant sa triple gueule, et rester là jusqu'au soir dans sa région désolée. Allons ! c'en est fait ! voilà encore une journée perdue. Cela est sûr. Je ne ferai plus rien de cette semaine.
 
III.
 
A qui la faute? Tout à moi ! La formule était claire. C'est par le ciel qu'il fallait commencer. Les lettres y sont plus larges et hautes pour épeler le nom de l'infini, et dans cette équation d'étoiles, le grand inconnu se dégage mieux. (Il lève la tête au ciel.) Horreur! Néant ! Le ciel est vide. Un zéro infini plane sur ma tête. Les mondes sont passés. Quand mon génie allait les suivre, comme des oiseaux effarés devant un bon oiseleur, ils se précipitent sous leurs ailes. J'arrive un jour trop tard pour tout connaître.
 
IV.
 
Insensé ! j'ai eu tort tout-à-l'heure ; le premier chemin était le meilleur; reprenons cette voie. Que les mondes s'éteignent, leur foyer est vraiment en moi-même. Dans mon ame est écrite la raison de l'univers, et dans le ciel de mon cœur les étoiles qui se lèvent ne se couchent pas. Second Promethée, si la vie succombe, en puisant là dans mon sein que trop d'amour nuit et jour attise, je la rallumerai. Voyons. La chose en vaut la peine. Sans trembler, cette fois, redescendons plus loin dans ma pensée, par la voie de l'analyse.
 
V.
 
M'y voici. J'en touche le fond. Déjà dans ma nuit, je sens là une plaie, et puis là une autre, et puis là une source de pleurs qui n'ont pas encore coulé ! Holà ! en cet endroit, voici encore, ''in fundo cogitationis'', un souvenir qui saigne. Sur ma foi, je suis comme un vieil arsenal plein de haillons envenimés, d'épées ébréchées contre mon seuil, de cuirasses meurtries sur mes dalles, d'armes qui blessent quand on les touche, et de dards suspendus à ma muraille qui font mourir ceux qui les remuent. Sous ces débris qui sanglottent, sous ces regrets gémissans, quelque chose brille là. Oui. - Non. - Un Dieu peut-être ? - Point. C'est une larme encore qui tombe de ma voûte.
 
VI.
 
Au bruit que ma pensée fait en marchant sur ma ruine, mille images ressuscitent tout debout dans mon ame. Le front pâle, sous leur linceul, mille espérances à demi mortes, à demi vives, se redressent dans mon cœur. Rendormez-vous, mes espérances. Ah ! tous mes désirs, rendormez-vous d'un long dormir. Dans ma cendre que je remue, il n'est point d'or. Tout est poussière qui s'attiédit.
 
VII.
 
La chose est certaine. Je débute mal. Un cœur d'homme tout seul ne vaut rien pour y puiser la science. Trop de dards bien aiguisés l'ont percé et troué comme un crible. La vérité y passe, elle ne s'y arrête pas. Le genre humain ferait certainement mieux mon affaire.
 
VIII.
 
Par où le prendre aussi ? Son bruit est déjà effacé. Dans son livre le vers a rongé son image, et la page qui portait son nom tombe en poudre sous ma froide haleine. Aujourd'hui il est trop tard pour déchiffrer comment ses empires et ses peuples s'appelaient. Ma lampe s'use; elle pâlit. Ah ! qu'il fait noir dans ma science !
 
IX.
 
Monde qui clos ta paupière sur mon ame sans pleurer, vide infini, noir néant, dis-moi donc au moins, toi, qui tu es. A ton dernier moment, exhale comme un soupir un mot de vérité. Avant de s'engouffrer dans l'Océan, le fleuve se retourne et donne son secret au brin d'avoine qu'il désaltère. Mystérieux torrent, veux-tu t'engloutir sans jeter seulement ton nom au roseau que tu déracines?
 
LE SERVITEUR DU DOCTEUR : Seigneur docteur, un étranger qui vient de loin demande à vous parler.
 
LE DOCTEUR : Si c'est mon respectable maître de dogmatique, le docteur Thomasius de Heidelberg, ou mon doux ami Sylvio, faites-les entrer. (Entre l'ange du jugement dernier.)
 
L’ANGE : Jette là à tes pieds tes livres et ta renommée, suis-moi.
 
LE DOCTEUR : Laissez-moi ; il ne me faut plus qu'un jour pour découvrir le secret de la vie.
 
L’ANGE : Viens apprendre le secret de la mort.
 
Dans une heure, avant ce soir, j'aurai trouvé le dernier mot de la science.
 
L’ANGE : Il n'y a plus ni heures, ni journées. C'est là son premier mot. Demande-le à cet enfant qui ressuscite.
 
 
===PREMIÈRE SCÈNE DU JUGEMENT DERNIER===
 
 
La vallée de Josaphat se remplit peu à peu de morts pendant les chœurs qui
suivent. Les saints chantent les litanies de la Vierge.
 
LA VIERGE MARIE : Les fleurs flétries sur les tombeaux sont les premières ressusci¬tées; je les entends déjà qui se rhabillent sur leurs tiges.
 
CHŒUR DES FLEURS : Si c'est le jour du jugement, nous nous levons au plus haut de nos tiges, pour que notre jardinier nous cueille. Nous n'avons rien à craindre du jardinier de Golgotha. Nous avons fait la tâche qu'il nous avait donnée. Chaque matin nous avons lavé nos écharpes et notre tunique dans la rosée, pour que le baiser de l'abeille n'y laissât point de traces. Chaque soir, nous avons filé, sur notre quenouille, notre fuseau parfumé dans nos doigts. Pas une fois, le soleil en se levant tout éclos, au plus haut du feuillage du ciel, ne nous a trouvées endormies sur notre chevet. Pas une fois, la mer, en se couchant dans sa corolle de rocher, ne nous a appelées à demi-voix de son dernier murmure, sans que nous n'avons laissé tomber sur elle notre corbeille pleine de feuilles de citronniers et de roses sauvages. En hiver, nous avons mis sur nos épaules notre manteau de neige. En été, nous avons pris dans notre coffre notre ceinture qu'un rayon des étoiles nous tissait. Si une larme d'une femme tombait par hasard sur la terre, toujours nous l'avons recueillie sur le bord de notre calice. Si Ahasvérus passait par notre chemin, toujours nous avons baigné notre couronne dans le sang de Golgotha.
 
ROSA MYSTICA : J'ai mis tous vos parfums dans ma cassolette; n'ayez pas peur, ils ne sont pas perdus; je vous les rendrai pour l'éternité.
 
CHŒUR DES FLEURS : Sans jamais nous lasser, nous avons grimpé par les sentiers des chamois jusqu'au sommet des Alpes, pour voir notre Seigneur de plus près. Sans jamais plier sur nos genoux, nous sommes descendues fraîches et matinales jusqu'au fond des grottes, pour demander si notre maître ne s'y était point endormi. De nos sommets nous avons vu, sans avoir peur, la lave des volcans frapper à la porte des villes et s'asseoir, comme une foule, au seuil des maisons et sur le banc des théâtres. Du bord de nos cavernes, nous avons vu en souriant les armées, les chariots de guerre, les chevaux à la croupe bondissante, se baigner dans leur rosée de sang, les cimiers se dresser, les écus flamboyer et les épées cueillir leurs fruits mûrs sur la branche de l'arbre des batailles. Quand les sceptres des rois se desséchaient entre leurs mains, quand les peuples, l'un après l'autre, se fanaient dans leur automne, nous venions à leur place germer dans leurs vallées et oindre nos couronnes dans la pluie de leurs caveaux. De notre passé nous ne regrettons pas une heure; à présent qu'allons-nous devenir ?
 
MATER SANCTISSIMA : Ne craignez rien, je vous cueillerai dans votre haie pour me faire une guirlande, comme une jeune jardinière.
 
CHŒUR DES OISEAUX : Et nous aussi, nous avons fait ce que notre oiseleur nous avait commandé; nous avons trempé au fond des bois les plumes de nos ailes dans des ruisseaux d'argent qui coulaient goutte à goutte, et que personne autre que nous ne connaissait. Nous avons aiguisé nos becs d'aigle sur le bord des nuages enflammés, et rougi nos gorges de fauvette au feu de bruyère des laboureurs. Oh ! que les villes étaient petites quand nous passions avec la nue, le cou tendu, sur leurs broussailles ! Avec leurs ponts et leurs murailles à sept enceintes, avec leurs vaisseaux dans le port, avec leurs clochers qui chantaient dès le jour, que de fois nous avons dit en les voyant sous l'ombre de nos ailes : Allons ! fondons sur elles; c'est la couvée d'une fauvette qui se penche sur son nid pour prendre sa becquée. Sans jamais nous inquiéter, dans nos voyages, nous avons été, chaque année, chercher le grain d'or que notre oiseleur nous tendait, dans le creux de sa main, à travers l'Océan et le désert. A présent, nos ailes sont lassées; nous allons tomber dans l'abîme, si un doigt ne nous retient. Tous les mâts sont rentrés dans le port; toutes les villes sont fermées. Nous avons mendié chez les rois de la terre : « Donnez-nous, rois de la terre, un brin d'herbe pour nous y reposer. Donnez-nous dans vos royaumes une branche de bois sèche pour nous y asseoir une heure.» Pas un d'eux n'a pu trouver, chez lui, ni brin d'herbe, ni branche sèche. Les vallées tremblent; les sommets frémissent comme un feuillage d'automne.
 
MATER CASTISSIMA : Ne craignez rien non plus : dans la tour du ciel, je vous ferai un nid de soie, au coin de ma fenêtre.
 
CHŒUR DES MONTAGNES : Comme un troupeau de cavales sauvages qui s'éveillent au jour et soulèvent leurs cheveux de leur front, si un bruit leur arrive, ainsi nos croupes et nos flancs se sont dressés sous le fouet des tempêtes. Notre crinière est faite de forêts, la corne de nos pieds est faite de marbre blanc; l'arçon de notre selle et le mors de notre bouche sont de nuage doré; notre écume est un fleuve qui blanchit notre frein; et nos naseaux, quand l'aiguillon nous éperonne, vomissent leur lave dans l'Océan. Tous les dieux, l'un après l'autre, ont passé sur nos sommets. De leurs trésors, nous n'avons gardé, Seigneur, que votre croix pour couvrir notre cime dans l'orage. Par nos petits sentiers, nous avons monté jour et nuit pour prendre dans nos coupes les fleuves et les fontaines. Chaque soir, nous avons enfermé, dans le fond de nos grottes, les brises embaumées et les parfums d'été que nous cueillions le jour. Pour vous plaire, chaque hiver, nous avons roulé sur nos têtes nos neiges entassées; et nous avons gémi, au fond de nos volcans, comme un homme qui s'endort oppressé, dans son lit, sous le poids de votre nom.
 
VOIX DU MONT-BLANC : J'ai mené paître devant moi mes génisses blanches : les montagnes des Alpes sont mes blanches génisses; leurs cornes sont de neige; elles secouent sur leurs têtes les nuages d'hiver, comme une touffe d'herbe fauchée. Pour taches sur leurs flancs, elles ont trois forêts de sapins noirs; leurs mamelles sont de cristal; leur queue balaie mon chemin, En mugissant sous le vent et sous la bise, elles lavent la corne de leurs pieds dans le lavoir des lacs. A leurs cols sont pendus des villes et des villages, des voix de peuples et des états croulans, comme des clochettes d'acier fin, pour être entendues de loin, dans le pâturage du Seigneur.
 
CHŒUR DES ALPES : Cherchez où vous voudrez vos génisses blanches : nous ne connaissons plus votre cornemuse. Nous sommes, nous, une ronde de filles à marier qui nous donnqns la main. Seigneur, changez, de grace, pour un habit de fête, notre ancienne robe de vapeurs. Pour amoureux, jamais nous n'avons eu à notre porte que l'aigle, qui nous baisait de son aile noire; pour fiancé, que le chamois, et pour époux, que le torrent qui roule sur nos pieds. Sans faute, chaque jour nous avons porté les fleuves dans nos jattes, comme la laitière qui descend du chalet. Mais l'été est fini; l'hiver du monde approche... Laissez-nous aussi, nous, descendre de nos cimes pour voir, à notre tour, dans la vallée, passer sur notre seuil ouvert les voyageurs, les marchands, les moines et les joueurs de chalumeaux !
 
LE PÈRE ÉTERNEL : Vous avez douté une heure dans le fond de vos grottes. Allez ! je me ferai de tous vos sommets ensemble, l'un sur l'autre, un banc de pierre pour m'asseoir sur ma porte.
 
L'OCÉAN : Souvenez-vous, Seigneur, du jour où vous me meniez paître pour la première fois; souvenez-vous de l'heure où j'étais seul, sous vos yeux, dans votre immensité. Alors votre main me caressait comme son chien fidèle; alors vous me preniez vous-même dans vos bras pour m'apprendre à bondir sur mon roc, comme un petit chamois que son père mène pour la première fois dans la prairie des Alpes. Vous m'aimiez dans ce temps-là; ma brise était si fraîche ! mon sable était si neuf ! Je me voyais moi-même azuré et mes membres limpides jusqu'au fond de mon lit, comme une jeune fille sous ses rideaux de fiancée. Maintenant, qu'ai-je donc fait, Seigneur? J'ai baisé mes rivages; est-ce d'eux que vous êtes jaloux? J'ai bercé dans mes vagues des ombres qui passaient. Quand vous m'avez quitté pour une autre, plus belle que moi, j'ai jeté mes soupirs sur le vent quî m'éveillait, sur la dalle du môle, sur la grève du rocher, dans la nasse du pêcheur, dans la voile qui m'habillait de lin. Êtes-vous jaloux de la voile, ou de la nasse du pêcheur; ou de la grève du rocher, ou de la dalle du môle? Je ne vois plus dans mon abîme que des carcasses de barques naufragées; mon flot ne roule plus que des algues arrachées de ma rive; mon sable est fait de la poussière des morts. Tant de couronnes et de sceptres rompus, tant de proues de vaisseaux, tant de villes englouties, tant de boucliers et de sabres rouillés, s'entrechoquent dans mes flots, qu'ils empêchent ma voix d'arriver jusqu'à vous !
 
LE PÈRE ÉTERNEL : Tu as douté jusqu'au fond de tes vagues. Va ! je prendrai toute ton eau dans ma main pour en laver la plaie et le calice de mon fils.
 
CHŒUR DES ÉTOILES : Comme un pèlerin de Palestine emporte sur son habit les coquillages de la rive, ainsi vous nous aviez attachées au bord du manteau du matin. Comme les mules d'un évêque qui s'en va à Tolède secouent sous leurs crinières des clochettes dorées, ainsi nos voix argentines pendaient et résonnaient sous la crinière noire des mules de la nuit. Pour abréger notre voyage, il ne fallait qu'une goutte de rosée où nous nous mirions en passant; jusqu'à ce que le jour vînt à luire, nous nous contions nos rêves; et si quelque nuage mouillait notre chevelure, nous lui demandions en souriant notre chemin dans le désert. Mais, à cette heure, l'orage nous chasse avec les feuilles dans la forêt de Josaphat.
 
STELLA MATUTINA : Vous n'avez pas assez pleuré dans la nuit d'orient de la Passion, quand je tenais mon fils mort dans mes bras sur le Calvaire, et vous avez souri dès le lendemain !
 
CHŒUR DES ÉTOILES : Pardonnez-nous, Marie!... Quel crime encore avons-nous fait? Est-ce d'avoir effleuré dans la nuit les lèvres closes et la paupière d'une femme de Turquie, d'avoir baisé son turban, son poignard avec ses tresses, et encore sa ceinture dénouée sous sa tente? Est-ce d'avoir été trop lente à me lever dans le golfe de Naples, ou trop paresseuse à me bercer aux vignes grimpantes de ses îles? Est-ce d'avoir oublié l'heure dans les gondoles de Venise, à la porte des palais déserts, ou d'avoir pris tant de fois le message du poëte, sur sa fenêtre, pour le porter au bout de l'infini ?
 
LE PÈRE ÉTERNEL : C'est assez ! Vous aussi vous avez douté votre heure, sous votre tente de lumière. Rendez-moi tous vos brillans pour m'en faire un pendant d'oreille. De l'aurore jusqu'au couchant, au loin, à l'alentour, des plis du firmament, du sommet de la vague, de la cime de l'arbre, où vous vous éveillez, rendez-moi tous vos joyaux, qui étincellent, pour m'en faire une bague à mon doigt.
 
CHŒUR DES FEMMES :
 
I.
 
Le chemin de la terre que nous faisons en pleurant est trop rude pour nos pieds. On s'y blesse sans épines, sans pierres on s'y meurtrit. Quand elle s'est lassée, la fleur s'est penchée sur sa tige. L'étoile fatiguée s'est reposée sur un nuage. Mais notre cœur hors d'haleine n'a plus pour s'appuyer ni nuage ni tige.
 
II.
 
Maints soupirs, que personne n'a entendus, ont consumé notre souffle sur nos lèvres; et un mal de chaque jour, sans nom, sans cicatrice, a usé comme une lime l'espérance dans notre sein. J'aimerais mieux compter les cheveux de ma tête que les larmes invisibles qui ont coulé dans mon ame. Sans me plaindre, dans ma maison, j'ai fait mon ouvrage, j'ai filé mon rouet, j'ai soufflé dans mes cendres; mes cendres sont éteintes. Trop de pleurs y sont tombés l'un sur l'autre; et le fuseau, où mes désirs murmurans roulaient et déroulaient leur lin à la veillée, s'est brisé entre mes doigts.
 
MATER DOLOROSA : Pitié ! pitié ! ''Miserere ! ''
 
CHŒUR DES FEMMES :
 
I.
 
Je n'étais rien que soupir et que rêve. Avant que mon cœur fût rempli, tous mes jours ont coulé ! ma vie s'est usée entre mes doigts, et mon ame est restée au milieu de sa tâche d'amour, comme un ouvrage qu'on laisse à peine commencé, retombe sur vos genoux, quand l'aiguille et le fil sont rompus. Je voudrais une autre vie, et la donner dès demain à celui qui m'a rendu pour la première tout un regard.
 
II.
 
Oui, tout un regard ! rien qu'un regard ! Et point de ciel, s'il le faut, point d'étoiles ! point de Dieu ! point de Christ ! Rien qu'un soupir, rien qu'une haleine, rien qu'une fleur qu'il a touchée. Et puis après l'abîme, la nuit sans lendemain, sur ma tête le vide, sous mes pas le néant.
 
LE PÈRE ÉTERNEL : Dans cet amour si long, vous seules avez gardé sans le savoir mon souvenir. La terre a été votre temps de fiançailles. Vos noces seront aux cieux. Voici pour votre dot la bague que j'ai faite de tout l'or des étoiles.
 
EDGAR QUINET.
 
Le lecteur a pu prendre une première idée d'Alzasvérus par les réflexions dont l'auteur a fait lui-même précéder ces fragmens. Peut-être serait-ce chose bonne à in¬troduire dans nos habitudes littéraires que de pareilles expositions, qui serviraient à initier plus intimement à la pensée de l'écrivain. II arrive trop souvent que l'on se place, à son insu, dans un point de vue tout autre que celui de l'auteur, et cette méprise empêche toute relation de se former entre l'œuvre et la critique. ''Ahasverus'' surtout soulève dans l'art une foule de questions nouvelles, qui ne peuvent se résoudre qu'en le suivant sur son propre terrain. Cet ouvrage important, de quelque manière qu'on le juge, paraîtra vers la fin d'octobre, et il sera alors de notre part l'objet d'un examen particulier. (N. du D.)
 
 
====Deuxième partie : CHARLES MAGNIN====
 
 
Ahasvérus est l'homme éternel : tous lui ressemblent. Ton jugement sur lui nous servira pour eux tous. (QUATRIEME JOURNÉE.)
 
 
 
Toutes les fois que le génie vient à réaliser dans l'art une conception long-temps rêvée, toutes les fois qu'il revêt d'une forme sensible et saisissable une fantaisie jusque-là invisible et flottante dans la pensée humaine; (que cette forme soit pittoresque, poétique ou musicale; que l'œuvre soit une partition de Mozart, un poème de Dante Alighieri, ou une figure sculptée par Michel-Ange; ) dès que cette idée est passée du monde de l'esprit dans celui de l'art et des formes, on peut dire d'elle et de l'ouvrier ce que l'Ecriture a dit de l'artiste par excellence, du poète éternel, après qu'il eut lancé dans l'espace son sublime et incompréhensible ouvrage : ''tradidit mundum disputationi''. C'est le propre du beau dans l'art, comme du vrai dans la science, de soulever, à sa naissance, les plus vives oppositions, et de ne s'établir dans l'admiration, comme la vérité dans la croyance, qu'après une lutte opiniâtre et prolongée. Et, ce qui n'est pas moins remarquable, c'est que dans ce conflit de l'enthousiasme et de la routine, de la prose et de la poésie, la violence de la lutte est en raison de l'excellence de l'œuvre qui la provoque. On n'a pas oublié la longue querelle qui s'éleva, vers la fin du XVIIe siècle, à Paris et à Londres, au sujet des poésies homériques; Pindare, Eschyle, Aristophane, Platon, Hérodote lui-même n'ont guère été jugés d'une manière plus calme et plus unanime. Nous avons vu la poésie biblique traitée dans un même siècle de sublime et de ridicule. On sait quels jugemens ineptes le ''Cid'' eut à subir, quelles risées dédaigneuses ont insulté ''Athalie''; Ossian fut sous le directoire un objet de division et presque une cocarde de parti; Shakspeare et Schiller ont allumé, sous la restauration, des animosités violentes. Grimm et Rousseau ont rendu immortelles les querelles musicales du dernier siècle; dans les arts du dessin, les dissidences de systèmes et d'écoles ne sont, de nos jours, guère moins passionnées. C'est un malheur peut-être; mais l'esprit humain est ainsi fait. Il y a plus, toutes choses dont on ne dispute pas, toute œuvre à qui le temps et la discussion ne font pas péniblement sa renommée, toute création qui ne conquiert pas, un à un, ses admirateurs, comme ''Atala, René, Oberman, les Méditations'' de Lamartine (pour ne parler ici que des résistances surmontées), toutes compositions qu'on envisage, à la première vue, de sang-froid , sans frémissemens d'impatience, sans cris de surprise, sans vertige de la pensée, peut bien être une œuvre raisonnable, de bon sens, de talent même, mais est assurément sans poésie, sans durée probable, sans action possible sur l'avenir. Comme saint Paul, nous n'adorons guère que ce que nous avons blasphémé.
 
Nous sommes bien trompés, ou ce gage de vitalité que donne aux productions de l'art. la vivacité même des attaques dont elles sont l'objet, ne manquera pas à la grande fresque épique que vient de terminer M. Quinet. Nous n'avons pas la prétention de prophétiser ici la mesure du succès qui lui est réservé; nous ignorons absolument quelle part de la faveur publique ''Ahasvérus'' doit obtenir. Un mouvement du télégraphe, un franc de hausse ou de baisse, le succès d'un vaudeville, peuvent absorber, pour le moment, tout ce qu'il y a chez nous d'attention disponible; mais, à en juger d'après l'impression produite par les fragmens que la ''Revue des deux mondes'' a publiés, nous sommes persuadés qu'''Ahasvérus'' ne peut manquer de faire, un peu plus tôt ou un peu plus tard, une sensation profonde, et de rouvrir, au moins pour quelque temps et pour quelques-uns, le champ fermé, depuis trois ans, des discussions théoriques.
 
Il y a, en effet, dans cette œuvre si inattendue, si poétique, et, par cela même, si propre à désorienter la routine, tout ce qui peut exciter l'admiration et aiguiser le sarcasme. Le fond et la forme, la pensée et la langue, le corps et le vêtement, tout, dans cet ouvrage, est empreint de force et éblouissant de nouveauté. Mais, il faut le dire, il y a excès de couleurs, abus de l'effet, dédain trop prononcé des demi-teintes et des ombres. Ici, tout se presse, tout scintille et bouillonne. Au bruit de ce torrent lyrique, au fracas de cette cataracte d'écumante poésie, la pensée même accoutumée aux jets les plus hardis de l’imagination, hésite à traverser ce tourbillon, et se cabre devant ces vagues. Ce n'est point ici de la poésie contenue, reposée, qui coule majestueusement entre ses rives; c'est de la poésie enivrée, échevelée, ruisselante, qui dévore son lit, et nous porte, avec la rapidité de l'éclair, aux dernières limites du connu. Dans ce voyage, par-delà les temps et les mondes, bien peu d'entre nous ont la vue assez ferme pour ne pas se troubler, ou pour jouir, dans cette course, de leur propre vertige. Et ne cherchez dans l'art contemporain rien qui nous prépare à ces impressions. Byron, Goethe, Victor Hugo, qui ont creusé si profondément dans l’ame humaine, n'ont guère atteint l'infini au-delà du cœur et du cerveau de l'homme. M. Edgar Quinet cherche surtout l'infini dans la nature; c'est le secret de la création qu'il poursuit. Sans doute Goethe, Byron, MM. de Châteaubriand et de Lamartine, sont habiles à saisir les reflets de l'ame humaine dans les grands phénomènes naturels et à retrouver dans le cœur humain l'image des grands spectacles de la création ; mais ce sont visiblement de nouveaux aspects de l'homme qu'ils cherchent dans la nature. Le point de vue de M. Quinet est moins exclusivement humain. Son spiritualisme ne s'arrête à aucun écheIon dans la série des êtres. Il interroge l'ame de l'Océan, la pensée des étoiles, la voix des fleurs, la désolation du désert, avec autant d'amour que l'esprit des races, la voix des âges, les passions de la foule, la pensée des cathédrales. Sa vocation est de déchiffrer les grands caractères que le doigt de l'Éternel a imprimés sur toutes choses, et de traduire en vibrations poétiques les sons que le monde exhale du sein de tous les élémens et de toutes les créatures. Prédisposé par une organisation contemplative, préparé par de fortes études, par de nombreux voyages (2), exercé par une longue fréquentation du génie de Herder dont il a traduit le chef d'œuvre (3), M. Quinet s'est fait une manière à part où l'élément, que j'appellerai cosmogonique, est le fait dominant. Il n'a de commun avec les écrivains célèbres de notre époque que le talent d'agir avec puissance sur I'imagination.
 
Et, à ce propos, félicitons l'art actuel d'avoir compris enfin que les ouvrages dits, fort improprement jusqu'à cette heure, d'imagination, doivent être composés dans la vue de plaire à l'imagination. Cet heureux changement dans l'art date des premières années du dix-neuvième siècle. A la suite des grandes commotions sociales qui ont ébranlé l'Europe, de 1792 à 1816, nous avons fini par nous apercevoir que l'homme, même sous notre ciel tempéré, n'est pas seulement doué de raison et de sensibilité; qu'il y a encore en lui une autre faculté tout-à-fait distincte de ses deux compagnes, une faculté dont l'analyse a été à peu près oubliée par la philosophie écossaise et kantienne; faculté plus énergique assurément et plus exigeante sous d'autres climats, mais qui, même sous le nôtre, a besoin d'exercice et d'alimens. Toute l'école poétique actuelle, dont Chateaubriand est le chef et le père, reconnaît pour premier dogme que l'imagination est la source de toute poésie. Pour elle, une des plus importantes lois de l'art est que l'imagination doit teindre de ses couleurs la raison elle-même et la sensibilité. Le XVIIIe siècle, au contraire, avait poussé si loin le culte exclusif du rationalisme et de la sentimentalité, qu'il n'avait pas laissé de place à la poésie. Aussi, qu'a produit l'art de cette époque? Des tragédies philosophiques, des romans déclamatoires; des odes morales et des drames bourgeois. Dans tout cela, il y a peu de chose pour la poésie et l'art ; car l'art et la poésie, tels que nous les comprenons, n'ont pas à agir directement sur la sensibilité et la raison, comme l'éloquence et la philosophie, mais doivent s'adresser à l'imagination et n'agir sur la raison et la sensibilité que secondairement et par contre-coup. Le XVIIIe siècle avait une telle aversion de la fantaisie, qu'il l'avait bannie même d'un art qui n'existe que par et pour elle. Il avait réduit la musique à n'être qu'une déclamation un peu plus sonore, un peu plus accentuée, mais presque aussi restreinte dans ses effets que la voix parlée. Aussi, supposez qu'un auditoire de 1770, accoutumé à trouver dans le principe de l'imitation vocale les motifs de tous les chants d'un opéra, eût été, par impossible, transporté brusquement, et sans transition, devant une de ces partitions inspirées et vraiment musicales, dans lesquelles le compositeur charme d'abord l'oreille et enivre l'imagination, pour arriver plus sûrement ensuite à toucher le cœur, un tel auditoire se serait perdu dans cette route détournée; il n’aurait rien compris â cette manière indirecte, mais infaillible, de frapper l’ame; il eût déclaré les mélodies de Weber et de Rossini extravagantes, et eût accusé de folie le maestro et les chanteurs. Dans ces fantaisies enivrantes, il n'eût pas reconnu la voix humaine; il aurait cru entendre le bruit des vagues ou des chants d'oiseaux.
 
L'esprit seul, ''l'humour'', comme disent les Anglais, porté au XVIIIe siècle jusqu'à la poésie dans Voltaire et dans Beaumarchais, produisit alors sur les masses cet ébranlement de la pensée, cet enivrement intellectuel, ce plaisir désintéressé que nous cause, dans l'ordre poétique, un conte arabe, une comédie d'Aristophane, une ballade de Burger, un chœur d'Eschyle. Cette faculté lyrique, ce pouvoir d'ébranler l'imagination qui nous a trop manqué jusqu'à ces derniers temps, les anciens l'ont possédé au suprême degré. Ils regardaient le pouvoir dithyrambique comme la poésie élevée à sa plus haute puissance. Chez eux, les facultés de l'imagination étaient l'objet d'un culte; ses dons étaient réputés divins. Ils laissèrent même pénétrer induement l'imagination dans des genres où elle ne devait avoir que peu ou point d'accès, dans l'histoire et dans la critique, par exemple. Chez nous, au contraire, l'imagination, ce pouvoir créateur, cet instinct investigateur souvent si merveilleux et si sûr, a été long-temps subordonné à la plus restrictive de nos facultés. On croyait, dans le dernier siècle, être suffisamment poli avec l'imagination en l'appelant, avec Mallebranche, la folle du logis; on ne lui permettait que le conte de fée. Mais ce dédain ne pouvait durer; la nature ne perd pas ainsi ses droits l'homme ne possède pas aujourd'hui une faculté de moins qu'il y a mille ans. Au bruit du canon des Pyramides, de Marengo, de la Moskowa, nos imaginations, un instant engourdies, se sont réveillées. Nous n'avons pas touché impunément le sol de l'Égypte et battu des mains à la vue des murs de Thèbes; nous ne nous sommes pas assis impunément au foyer de l'Allemagne, cette terre de la rêverie; nous n'avons pas bivouaqué impunément sous les créneaux moresques de l'Alhambra; Napoléon n'a pas fait inutilement appel à cette faculté qui enfante des miracles. Après le grand drame de l'Empire et de Sainte-Hélène, la France eût été la plus idiote des nations si elle se fût rendormie platement dans la poésie du XVIIIe siècle. Une ère nouvelle d'enthousiasme devait s'ouvrir, et elle s'est ouverte. Dans tout ce qui est art, la folle du logis est redevenu reine et maîtresse. Maintenons-la dans sa royauté, mais empêchons qu'elle ne s'élance hors de ses frontières. Ne la laissons pas rentrer dans les positions qu'elle a justement perdues, dans l'histoire, dans la philosophie, dans la critique; sa part est assez belle pour qu'elle s'y tienne. Tout ce que la science n’a pas éclairé, voilà son empire. Tout le côté inexploré de l'intelligence, tous les siècles obscurs de l'histoire lui appartiennent. Jamais circonscriptions ne furent mieux établies; jamais hémisphères n'ont été plus nettement séparés. Géographes de l'intelligence, écrivez sur la carte de l'esprit humain : à ce pôle, la science; à cet autre pôle, la poésie.
 
Il ne fallait pas moins que la révolution intellectuelle qui a réintégré l'imagination dans tous ses droits, pour qu'on pût songer à demander un ouvrage sérieux et poétique à la fable populaire du ''Juif errant''. Avant la chanson de Béranger sur ce vieux conte, cette légende n'avait inspiré chez nous que quelques romans critiques qui n'ont obtenu aucun succès. En Allemagne, au contraire, pays de foi, de récits merveilleux, d'histoires surnaturelles, ce sujet a tenté le génie des plus grands poètes. Aucun d'eux, il est vrai, n'a pu terminer l'œuvre; mais plusieurs, comme nous le verrons, l'ont ébauchée. En France, et à Paris surtout, où l'on est assez peu soucieux de la littérature ambulante que les porte-balles de nos campagnes colportent dans les hameaux, c'est à peine si les plus curieux d'entre nous ont jamais lu l'''Admirable histoire du Juif errant, qui, depuis l'an 33 jusqu'à l'heure présente, ne fait que marcher''. Tel est pourtant le titre d'un opuscule de quinze à vingt pages, imprimé sur papier gris et réimprimé tous les ans, suivi d'une complainte, et précédé d'une image gravée sur bois, petit livret qui peut bien ne pas se rencontrer dans nos bibliothèques savantes, mais qui ne manque, croyez-moi, dans l'armoire en noyer d'aucun villageois. L'étrange aventure qu'il contient n'est rapportée ni dans les évangiles approuvés, ni dans les évangiles apocryphes, ni dans les Actes des Apôtres, ni dans les œuvres d'aucun des anciens pères de l'Église. Quelle est donc l'origine et la date de cette légende ? Je la crois, comme celle du voile de sainte Véronique, et, généralement, comme toutes les histoires relatives à la Passion, née vers le IVe siècle, à Constantinople, et contemporaine de sainte Hélène et de la découverte de la vraie croix. Mais ces traditions sont restées long-temps orales. Marianus Scotus, au XIe siècle, est le premier écrivain qui donne le récit du voile de sainte Véronique, d'après un certain Methodius, qui le lui avait communiqué (4). Au XIIIe siècle, Matthieu Paris, moine de Saint-Alban, a le premier, je crois, mentionné dans sa grande histoire d'Angleterre, une des versions relatives au Juif errant : je dis une, car il existe de ce récit au moins deux versions fort différentes. Celle que nous a conservée Matthieu Paris avait cours en Orient. La voici, un peu abrégée.
 
« Cette année (1229), un archevèque de la Grande Arménie vint en Angleterre visiter les reliques des saints et les lieux vénérables, comme il avait fait dans d'autres contrées. Il était porteur de lettres de recommandation du pape pour les hommes religieux et les prélats de ce royaume. S'étant rendu à Saint-Alban pour adresser ses prières au protomartyr de l'Angleterre, il fut reçu avec honneur par l'abbé et par le couvent. Pendant son séjour en ce lieu, il fit à ses hôtes plusieurs questions relatives aux rits et coutumes de l'Angleterre, et en revanche leur raconta plusieurs particularités de son pays. On l'interrogea, entre autres choses, sur ce fameux Joseph dont il est si souvent question parmi les hommes; sur ce Joseph qui fut présent à la Passion du Christ, et qui existe encore comme une preuve vivante de la foi chrétienne. On lui demanda s'il ne l'avait jamais vu, ou s'il n'en avait pas entendu parler. Un officier de la suite de l'archevêque, natif d'Antioche, qui lui servait d'interprète, et qui était connu de Henri Spigurnel, un des domestiques du seigneur abbé, répondit dans la langue qu'on parlait en France ''(gallicanâ linguâ)'', que son maître connaissait parfaitement cet homme, et que même un peu avant son départ pour l'Occident, il l'avait reçu à sa table. Quant à ce qui s'était passé entre ce Joseph et Jésus-Christ, voici je récit de l'Arménien : Lorsque Jésus fut entraîné par les Juifs hors du prétoire pour être crucifié, Cartaphilus, portier de Ponce Pilate, le poussa avec le poing par le dos, en lui disant d'un ton de mépris : Jésus, marche plus vite; pourquoi t'arrêtes-tu ? Alors le Christ, fixant sur cet homme un regard triste et sévère, lui répondit : Je marche comme il est écrit, et je me reposerai bientôt ; mais toi, tu marcheras jusqu'à ma venue. Au moment de la Passion, Cartaphilus avait environ trente ans; toutes les fois qu'il atteint sa centième année il tombe dans une sorte d'extase d'où il sort rajeuni et revenu à l'âge qu'il avait au jour de son arrêt. Cartaphilus se convertit à la foi chrétienne; il fut baptisé par Ananias, le même qui baptisa saint Paul, et il fut appelé Joseph. Il habite ordinairement dans l'une et l'autre Arménie ; c'est un homme pieux et de conversation édifiante; il vit surtout avec les évêques; il parle peu, et seulement quand il en est requis par de hauts dignitaires de l'église on par de saints personnages; alors il donne de curieux détails sur la passion et la résurrection du Christ, sur le symbole, la dispersion et la prédication des apôtres, et cela ''sine risu et omni levitate verborum''. Enfin, le digne archevêque, ajoute Matthieu Paris, ''narrationem sigillo rationis con firmavit'', de sorte qu'il n'y a pas à douter de la moindre partie de cette relation; le tout étant d'ailleurs attesté par un brave chevalier , Richard d'Argenton (5), qui avait visité l'Orient, et qui mourut ensuite évêque (6).»
 
Ce récit diffère, sur plusieurs points, de la tradition occidentale. L'archevêque d'Arménie nomme le juif coupable Cartaphilus, et le suppose portier du prétoire, tandis que notre légende le nomme Ahasvérus, et après son baptême Buttadaeus, et le fait cordonnier à Jérusalem. Je crois cette tradition beaucoup plus ancienne en Europe que celle rapportée par Matthieu Paris, qui n'a, je pense, enregistré ''in extenso'' la narration de l'archevêque d'Arménie, que parce qu'elle différait du récit reçu dans l'église latine. Au reste, je ne vois nulle part le nom d'Ahasvérus mentionné avant l'année 1547. Voici peut-être le plus ancien document relatif à ce personnage : c'est une lettre de Chrysostomus Dudulaeus de Westphalie, écrite en 1618, à un de ses amis qui habitait Reffel (7) :
 
« En l'année 1547, M. Paulus de Eitzen, docteur de la Sainte-Écriture, et évêque de Schlesswig, a vu dans une église de Hambourg, un dimanche, en hiver, très mal chaussé et très mal vêtu, le vieux juif qui erre dans le monde depuis la Passion du Christ. Il lui parut d'une taille élevée, d'environ cinquante ans, ayant les cheveux longs, et pendans sur les épaules. Il assistait au sermon, et l'écoutait avec beaucoup de piété. En sortant de l'église, le docteur entra en conversation avec lui; le juif lui dit avec modestie qu'il était né à Jérusalem, où il exerçait l'état de cordonnier, qu'il se nommait Ahasvérus, et avait assisté au crucifiement de Jésus-Christ. - Ensuite il parla des apôtres. Puis, il ajouta que le Christ ayant voulu se reposer du poids de sa croix en s'appuyant contre sa maison , il l'avait repoussé, et lui avait dit durement de passer son chemin, à quoi le Christ lui avait fait la réponse qui est si connue.. Ce Juif avait le maintien très posé et très discret. S'il entendait blasphémer, il disait avec un soupir et dans une horrible angoisse : 0 malheureux homme ! malheureuse créature ! faut-il que tu abuses ainsi du nom de Dieu et de son cruel martyre ? Si tu avais vu, comme moi, combien l'agonie fut pesante et amère au Christ, pour l'amour de toi et de moi, tu aimerais mieux souffrir les plus grands maux que de blasphémer son nom ! Quand on lui offrait de l'argent, jamais il ne prenait plus que deux schellings, et encore en distribuait-il sur-le-champ une partie aux pauvres, déclarant que Dieu pourvoierait bien lui-même à ses besoins. Jamais on ne l'a vu rire. Dans quelque pays qu'il allât, il en parlait toujours la langue ; c'est ainsi qu'à cette époque il s'exprimait très bien en saxon. Il y a beaucoup de gens de qualité qui ont vu cet homme en Angleterre, en France, en Italie, en Hongrie, en Perse, en Pologne, en Suède, en Danemarck, en Écosse et en d'autres pays; comme aussi en Allemagne, à Rostock, à Weimar, à Dantzig, à Koenigsberg. En l'année 1575 (8), deux ambassadeurs du Holstein, et particulièrement le ''secretarius'' Christophe Krauss, l'ont rencontré à Madrid, toujours le même de figure, d'âge, de vie et de costume; en l'année 1599, il se trouvait à Vienne, et en 1601, à Lubeck. Il a été rencontré l'an 1616, en Livonie, à Cracovie et à Moscou, par beaucoup de personnes qui se sont même entretenues avec lui. »
 
Ces témoignages datés de la fin du XVIe siècle et du commencement du XVIIe, ces certificats de présence, signés par des hommes graves, tels que le ''secretarius'' Christophe Krauss et le docteur Paulus de Eitzen, sont infiniment plus extraordinaires et plus curieux, vu leur date, que ceux que nous trouvons au XIIIe siècle dans Matthieu Paris. Il fallait que cette légende singulière eût jeté de bien profondes racines au moyen âge, pour avoir ainsi survécu en Allemagne à la réforme de Luther, et être restée admise presque comme une vérité de dogme, même par les communions dissidentes.
 
Plus près de nous encore nous trouvons des traces de cette croyance. En 1641, un baron autrichien, et en 1645 un médecin qui revenait de Palestine, ont raconté qu'un capitaine turc avait montré Joseph à un noble vénitien nommé Bianchi. Le pauvre Juif était alors retenu sous bonne garde au fond d'une crypte à Jérusalem; il était vêtu de son ancien costume romain, exactement comme au temps du Christ. Il n'avait d'autre occupation que de marcher dans la salle sans rien dire; de frapper de sa main contre le mur et quelquefois contre sa poitrine, pour témoigner son regret d'avoir frappé la sainte face du Seigneur. Je trouve ces détails dans un ouvrage anonyme publié en allemand au milieu du XVIIe siècle, sous le titre singulier de ''Relation'', ou ''bref récit de deux témoins vivans de la passion de notre Sauveur''.
 
L'idée bizarre de faire servir l'existence du Juif errant à la démonstration des vérités évangéliques, s'aperçoit déjà dans la narration de Matthieu Paris, qui se sert, en parlant de Cartaphilus, de ces mots remarquables : ''Argumentum christianoe fidei''. Mais, ce qui est bien plus extraordinaire, et ce qui prouve la vitalité indestructible de cette tradition, c'est une dissertation théologique imprimée à Jena en 1668. L'auteur de cette thèse, Martin Dröscher, comme celui de l'opuscule anonyme, profite de la double tradition relative au Juif errant pour tâcher de produire deux témoins au lieu d'un de la passion du Christ. La majeure partie de cet opuscule est employée à établir la dualité du Juif et à prouver que Cartaphilus et Ahasvérus sont bien deux personnages différens. Quant à la vérité du fait, elle est à peine mise en question (9).
 
Cette légende, créée d'abord, comme toutes les légendes, par l'imagination populaire, cette laborieuse ouvrière qui tisse incessamment sa trame poétique, détournée peu après par la scolastique, et employée aux besoins de la controverse, devait finir par rentrer dans le domaine de l'art, auquel surtout elle appartient. Un homme aujourd'hui vivant, et qui a été contemporain du Christ, un homme qui a conversé avec les premiers martyrs, qui a vu de ses yeux la chute du colosse romain, l'invasion des barbares, le moyen-âge, avec ses arts, ses croyances, ses monumens; un homme rassasié de jours et qui ne peut mourir; un homme condamné à disparaître le dernier de la création ; dont les mains doivent fermer les paupières de l'humanité et ensevelir le monde dans le linceul du néant; une fiction à la fois si grandiose et si populaire, devait passer du répertoire des ménétriers de village sur les lyres des plus grands poètes. Goethe, dans sa jeunesse et dans la plus grande vigueur de son génie (en 1774, l'année même de la publication de ''Werther''), eut l'idée de prendre cette histoire pour le sujet d'une épopée.
 
« A cette époque, dit-il dans le XVe livre de ses Mémoires, toutes les pensées dont je m'occupais avec amour formaient aussitôt une sorte de cristallisation poétique. Comme j'étudiais alors les opinions des Frères Moraves, je conçus l'idée singulière de prendre pour sujet d'un poème épique l'histoire du Juif éternel, gravée depuis long-temps dans ma mémoire par la lecture des livres populaires. Je voulais me servir de cette légende comme d'un fil conducteur pour représenter toute la suite de la religion et des révolutions de l'Église. Voici comment je disposais la fable de ce poème et le sens que j'y attachais : Il existait à Jérusalem un cordonnier nommé Ahasvérus. Mon cordonnier de Dresde me fournissait les principaux traits de la physionomie de ce personnage. Je lui donnais la bonne humeur et l'esprit jovial d'un artisan tel que Hans Sasche, et j'ennoblissais son caractère par l'inclination que je lui prêtais pour le Christ. En travaillant dans sa boutique, Ahasvérus aimait à causer avec les passans : il les raillait et parlait à tous leur langage, à la manière de Socrate. Ses voisins et d'autres gens du peuple s'arrêtaient volontiers à l'écouter; des pharisiens, des saducéens, venaient le voir, et le Sauveur lui-même, avec ses disciples, le visitait quelquefois. Cet artisan, qui n'exerçait son esprit que sur les intérêts de ce monde, se sentait cependant une affection décidée pour notre Seigneur, et le meilleur moyen qu'il trouvât pour prouver son attachement à l'être supérieur dont il ne comprenait pas les intentions, était de tâcher de l'amener à sa manière de voir et d'agir. Il pressait le Christ de renoncer à sa vie contemplative, de cesser d'errer par les chemins au milieu d'une foule oisive, et de ne plus détourner le peuple du travail pour l'emmener au désert. Un peuple rassemblé, lui disait-il, est bien près d'être un peuple révolté, et il n'y a rien de bon à en attendre.
 
« Le Seigneur, au contraire, tâchait de lui faire comprendre par des paraboles son but et ses vues élevées; mais ses paroles ne pouvaient porter de fruits dans cet esprit grossier. Lorsque le rôle de Jésus-Christ, de plus en plus éclatant, lui eut donné l'importance d'un personnage public, le bon artisan insistait plus vivement. Il représentait à Jésus qu'il s'ensuivrait des troubles et des séditions; bientôt il serait contraint à se déclarer chef de parti, et ce ne pouvait être son intention. Or, l’évènement arriva comme on le sait. Jésus fut pris et condamné : l'irritation d'Ahasvérus ne fit qu'augmenter quand il vit entrer dans son atelier Judas, traître en apparence envers le Seigneur, et qui lui raconta, dans son désespoir, ce qu'il avait fait, et le mauvais succès de son action. Ce disciple s'était persuadé, comme beaucoup d'autres partisans les plus habiles de Jésus, que le Christ finirait par se déclarer chef du peuple. Il avait voulu, par un moyen désespéré, pousser vers ce dénoûment les temporisations jusque-là invincibles de son maître. Dans ce but, il avait excité les prêtres à prendre des mesures violentes, devant lesquelles ils avaient jusqu'alors reculé. De leur côté, les disciples s'étaient pourvus d'armes ; et le succès n'eût pas été douteux, si le Seigneur ne s'était livré lui-même et n’eût empêché leur résistance. Ahasvérus, loin de montrer de l'indulgence à Judas, augmenta le désespoir de l'ex-apôtre, qui jugea n'avoir plus rien à faire que de s'aller pendre aussitôt.
 
« Cependant Jésus, conduit à la mort, passe devant la boutique du cordonnier. C'est alors que s'ouvre la scène que l'on connaît (10). Le Sauveur succombe sous le fardeau de la croix, et Simon le cyrénéen est contraint de la porter; Ahasvérus s'avance alors avec la dure opiniâtreté d'un pédagogue qui, voyant un homme malheureux par sa faute, loin d'en avoir compassion, augmente son malheur par des reproches déplacés; il sort de sa maison, rappelle au Christ tous ses précédens avis, les transforme en autant d'accusations véhémentes, auxquelles il se croit autorisé par son affection pour le patient. Jésus garde le silence ; mais à ce moment la pieuse Véronique couvre d'un voile la figure du Sauveur, et comme elle le retire et l'élève, la face du Christ apparaît à Ahasvérus, non pas avec l'empreinte de la douleur présente, mais transfiguré et rayonnant de la gloire céleste. Ébloui de cette apparition, Ahasvérus détourne les yeux et entend résonner ces paroles : « Tu marcheras sur la terre, jusqu'à ce que je t'apparaisse dans le même éclat. » Lorsqu'il revint de sa stupeur, la foule s'était déjà précipitée vers le lieu du supplice; les rues de Jérusalem étaient désertes; cédant alors à un aiguillon intérieur, Ahasvérus commence son éternel voyage.
 
« Peut-être, ajoute Goethe, aurai-je occasion de parler de ses courses et de l'évènement par lequel je terminais ce poème, quoiqu'il ne fût pas achevé. Je n'en avais écrit que le début, quelques fragmens et la fin. Je manquais alors du recueillement et du temps nécessaires pour me livrer aus études sans lesquelles je ne pouvais donner à cette figure une physionomie telle que je la concevais…»
 
On voit que la portion de cette histoire que Goethe a le plus négligé de féconder, le côté dont il ajourne le développement, est précisément celui où réside tout l'attrait et toute la difficulté du sujet, l'éternel voyage de l'homme qui, ''depuis l'an 55 jusqu'à l'heure présente, ne fait que marcher''. J'ignore si, dans quelques parties de ses œuvres posthumes, Goethe aura laissé l'indication de la catastrophe par laquelle il terminait son poème. Une confidence expresse pourrait seule nous révéler le sens qu'il attachait à cette légende; car, malgré la promesse placée à la tête du morceau précédent, sa pensée à cet égard est restée pour nous fort obscure. Le plan des premières scènes , tel qu'il l'a esquissé, nous offre moins les linéamens d'une vaste évolution épique, que des matériaux condensés, propres à composer une tragédie, ou plutôt une comédie; car le caractère d'Ahasvérus, voulant ramener Jésus à son étroite manière de voir, est une conception entièrement comique. En faisant figurer dans la scène du Calvaire le voile de sainte Véronique, sur lequel Ahasvérus lit son arrêt, Goethe a montré un sentiment profond de ces deux légendes; mais, d'une autre part, c'est avoir méconnu bien malheureusement l'esprit de la tradition, que d'avoir voulu faire d'Ahasvérus, prédestiné à une vie et à une douleur éternelles, une espèce de joyeux compagnon à la manière de Hans Sasche. Il est probable que, même après la catastrophe, le poète nous eût montré son sardonique voyageur raillant éternellement le monde de son éternelle folie. Mais cette humeur joviale est le contre-pied de la tradition. ''On ne l'a jamais vu rire'', disent les relations qui, sur ce point, sont unanimes. Enfin, si l'on veut savoir toute notre pensée sur ce canevas, il nous semble que l'auteur de ''Faust'' est infiniment éloigné d'avoir compris la haute portée de ce sujet. Son plan est spirituel et ingénieux à la manière moderne, mais peu poétique et nullement religieux. Aussi est-il resté dans le portefeuille du grand artiste, qui paraît en avoir jugé comme nous.
 
Un autre célèbre poète allemand, Schubart, a voulu tenter aussi cette épopée, mais sans pouvoir non plus la mener à bien. On trouve dans ses œuvres un fragment lyrique, ''Eine lyrische rhapsodie'', sur le Juif éternel. Ce fragment, composé d'une centaine de fort beaux vers, est dans la mémoire de tous les Allemands instruits. C'est un morceau d'une très éclatante et très harmonieuse poésie, et qui perdrait la meilleure partie de son mérite à être traduit. Le poète décrit dans cette pièce, avec la plus grande énergie, les nombreux et inutiles efforts que fait Ahasvérus pour sortir de la vie. Ce malheureux essaie toutes les tortures de la mort, et ne peut mourir. Il se précipite dans le gouffre de l'Etna, et il en est rejeté vivant; il marche au devant de la mitraille, et il ne peut mourir ! Il cherche la rencontre des animaux féroces, la hache des bourreaux, la colère des tyrans, et il ne peut mourir ! Enfui après avoir, dans un monologue beaucoup trop déclamatoire, à mon gré, exhalé sa rage d'anéantissement, il est porté par l'ange qui lui avait proféré son arrêt sur une des cîmes du mont Carmel, où il reçoit l'annonce de sa grace, et s'endort enfin dans un doux sommeil; dénoûment bien commun et bien simple, ce nous semble, pour clore une si singulière légende.
 
Cependant, s'il faut en croire les biographes de Schubart, ce poète avait entrevu une partie de la grandeur de ce sujet. Le morceau imprimé dans ses œuvres n'est qu'un fragment détaché d'un plus vaste ensemble. Schubart, au rapport de Jordens, voulait placer sur un mont élevé le Juif éternel de son imagination, et là, lui remettant sous les yeux l'océan infini des choses qu'il a vues, lui faire composer, dans une suite de descriptions, une grande peinture épique de toutes les merveilles et de toutes les révolutions de la nature et des empires, auxquelles il a assisté.
 
« C'était un bonheur, dit Louis Schuhart, dans la Vie de son père, de l'entendre à table, devant son grand verre, parler de cette idée favorite. Il animait un être surnaturel et qui n'a pas son semblable dans tout le monde réel ou fabuleux, un être élevé au-dessus de l'espace et du temps, et qui portait cependant tous les traits de l'humanité. Cet homme avait assisté à toutes les révolutions de la nature, à la naissance et à la chute de tous les royaumes; il avait assisté à l'immense épopée des Gaules, de l'Angleterre, de l'Espagne, de l'Allemagne; il avait vu tous les grands hommes qui, comme des colonnes de feu, ont brillé dans la nuit, et les œuvres du génie, et les découvertes des sciences, et les monumens des arts; en un mot, toutes les hauteurs, toutes les profondeurs de l'humanité, pendant un espace de près de deux mille ans, toute cette infinité d'objets qui donne le vertige; il avait tout vu : il avait visité les diverses parties du monde, et, à cette expérience, étaient proportionnés ses souvenirs et ses jugemens; Ahasvérus était ainsi parvenu à envisager toutes choses d'un point de vue où n'atteignit jamais aucun fils d'Adam..
 
Schubart avait donc entrevu, comme Goethe, et même plus clairement que Goethe, ce que cette fiction contenait de grandeur et de poésie. Il avait bien senti que l'histoire de l'humanité toute entière se trouvait au fond de la fable du Juif errant. Mais ni lui ni Goethe n'avaient pu dégager l'idée de la légende et en faire sortir une véritable individualité poétique. Ils voulaient, l'un et l'autre, représenter le Juif éternel comme le témoin et le spectateur de l'humanité depuis dix-huit siècles; ils n'avaient pas songé à nous montrer Ahasvérus comme étant l'humanité elle-même, le symbole incarné de la vie moderne, la personnification du genre humain depuis l'ère chrétienne. M. Edgar Quinet a franchi ce pas immense; son Ahasvérus est la vie, l'humanité. Cette idée est bien vraiment celle de la légende; et, c'est pour l'y avoir vue distinctement le premier, et pour avoir su l'en dégager, que M. Quinet a fait une œuvre vraiment originale et grandiose.
 
Une autre difficulté, qui avait brisé les ailes de Goethe et de Schubart, c'était l'incertitude de la forme à donner à ces pages d'histoire successives. Comment lier entre elles toutes ces épopées diverses? Comment établir l'unité poétique dans ce chaos d'épisodes? L'embarras des deux poètes devant ce problème fut tel, que Goethe n'esquissa que la partie du drame qui se passait à Jérusalem; et, quant à Schubart, il n'avait, comme on a vu, imaginé rien de mieux qu'une sorte de vision sur le sommet d'une montagne, triste réminiscence d'une triste fiction du ''Paradis perdu''. La forme épique et purement narrative était, par elle-même, trop diffuse et trop peu concentrique pour rallier et condenser ce sujet qui tendait naturellement à s'épandre. Aussi M. Quinet jugea-t-il, avec raison, qu'il fallait le contenir dans une espèce de cadre dramatique; mais dans un cadre assez souple pour admettre à la fois l'épopée, l'ode et le drame. M. Quinet remonta donc à notre ancien mystère, à cette forme si malhabilement empruntée par Byron, et qui n'a pas encore produit, à beaucoup près, tout ce qu'on a droit d'en attendre; à cette forme si flexible, si universelle, si catholique, pour ainsi dire; à cette forme dont l'anachronisme est la loi, et qui offre avec la tradition d'Ahasvérus tant de points d'analogie et de ressemblance, qu'elle et la légende semblent avoir été faites l'une pour l'autre. En effet, comme Ahasvérus, la forme de notre ancien mystère est née du christianisme; comme lui, elle traverse le temps et l'espace; comme lui voyageuse, elle enjambe les vallées, les mers et les siècles.
 
Une fois la figure principale et le procédé plastique arrêtés, l'exécution était possible. Le point d'Archimède était trouvé; le poète pouvait essayer de soulever le monde.
 
M. Quinet a divisé son drame en quatre journées qu'il a coupées par trois intermèdes, et encadrées dans un prologue et un épilogue. Nous allons exposer la série des idées qui s'y déroulent.
 
Le prologue d'''Ahasvérus'', comme celui de presque tous les anciens mystères, se passe dans le ciel. Notre planète a cessé d'exister. Depuis trois mille ans et plus, la trompette du jugement a retenti dans la vallée de Josaphat. Le dernier monde était mauvais ; Dieu veut que celui qui va sortir de ses mains, soit meilleur. Il annonce aux saints de la loi nouvelle, à saint Thomas, à saint Bonaventure, à saint Hubert, que c'est à leur garde qu'il confiera le nouvel univers. Mais, avant de se remettre à l'œuvre, il ordonne à ses archanges de représenter devant les saints, en figures éternelles, le vieux monde et les temps écoulés : il veut que ses séraphins retracent cette histoire d'environ six mille ans, et jouent devant son trône le grand mystère du passé. Chaque époque, chaque siècle parlera son propre langage; les lacs, les rochers, les fleurs trouveront une voix pour révéler les secrets qu'ils cachent sous leurs eaux, dans les joncs de leurs grottes, et dans le fond de leurs calices. A la voix du Père Éternel, les cieux se taisent, et le spectacle commence.
 
La première journée, intitulée aussi ''la Création'', s'étend bien au-delà de cette période. C'est à la fois la création et la jeunesse du monde; c'est comme un second prologue qui nous mène jusqu'à la venue de Jésus-Christ.
 
Créé avant toutes choses, l'Océan solitaire se plaint au Seigneur de ne voir que lui seul dans son immensité son abîme appelle à grands cris de nouveaux êtres. Bientôt le Léviathan, l'oiseau Vinateyna, le Serpent, le poisson Macar, peuplent les eaux, la terre et les airs. Ces nouveaux hôtes de l'univers à peine sortis du néant, examinent curieusement leur demeure. S'y voyant seuls, ils s'en proclament les maîtres; et dans leur orgueil, dont se rit le vieil Océan, ils s'écrient en chœur : C'est nous qui sommes Dieu. Mais bientôt sortent de leurs cavernes les Géans et les Titans, fragmens de montagnes, pour ainsi dire, réveillées d'un long sommeil, et animées d'un souffle de vie. Ils se mettent aussitôt à l'œuvre, écrasent sous leurs pieds les crocodiles, broient de leurs mains le limon, élèvent des murs gigantesques, couvrent les rochers de runes et d'hiéroglyphes. Cette race ouvrière ne voit rien au-delà de la terre et du firmament. Irrité, le Père Éternel envoie son fidèle Océan effacer sous ses flots cette ébauche de vie dont il est mécontent. L'Océan noie la terre dans le déluge.
 
Sur le sol à peine étanché, s'agitent de nouvelles tribus moins terrestres. Elles cherchent en tous lieux les pas du Créateur; elles le demandent à toute la nature; inquiètes, pour le trouver, elles se mettent en marche, et partent comme les oiseaux voyageurs quand l'heure du départ est venue. L'une descend le long des rives du Gange ombragées de figuiers et de pamplemousses; l'autre prend le griffon pour guide jusqu'au pays d'Iran; la troisième suit le vol silencieux de l'ibis qui s'abat dans les plaines où les sphinx de pierre se creusent un lit dans le sable. Ainsi commencent les longues migrations de l'humanité.
 
Dans une claire nuit d'orient, la lune, une étoile, une fleur du désert et les flots de l'Euphrate qui murmurent sous les saules, nous révèlent les délicieux mystères de la nature orientale, doux concert que viennent troubler un soupir d'esclave, une parole de roi, un chœur de prêtres. L'histoire des siècles qui n'ont pas d'annales nous est racontée par la bouche des sphinx. A ce chant viennent se mêler les voix de Thèbes, de Ninive, de Persépolis, de Palmyre. Tout à coup Babylone, l'aînée de ces villes, propose de ne faire qu'un seul dieu de tous leurs dieux. Que chacune jette en un même creuset ses amulettes et ses images sacrées; et qu'il sorte de la fournaise une idole immense, aussi grande que l'univers. On se met à l'œuvre; mais avant la fin du travail, Jérusalem accourt; elle n'apporte pas d'idoles, mais une nouvelle : cette nuit, avant le jour, ses prophètes lui ont montré dans Bethléem un Dieu né dans une étable. Une étoile brille au firmament; trois rois Mages, députés de l'Orient, vont adorer le Dieu nouveau-né. Dans sa chaumière, sur laquelle chantent les petits oiseaux et les rossignols, le Christ qui s'éveille reçoit les Mages et les bergers. Les rois lui offrent un grand calice de vermeil, dans lequel ont bu tous les rois du monde, et une pesante couronne garnie de clous de rubis ; l'enfant s'en effraie, il préfère les dons innocens des bergers aux dons des rois, qui s'en retournent en pleurant; et les charriots et les mules, qui, voyant que les présens des Mages ont moins de prix aux yeux de Jésus que l'offrande des esclaves, refusent de suivre plus long-temps les rois. Le soleil du vieil orient s'obscurcit; le jour de l'occident se lève.
 
A cette première journée succède, comme intermède, une danse des démons qui critiquent la création. Belzébuth, Lucifer, Astaroth s'égaient au sujet de la céleste comédie; le premier acte leur paraît ridicule. Ils parodient Dieu, le chœur des villes d'Asie et les discours de l'Océan. Nous les invitons comme études poétiques, à relire dans Eschyle les tirades de ce même.Océan, battant de ses vagues plaintives le rocher de Prométhée.
 
La seconde journée ''(la Passion)'' commence par une lamentation du Désert. Il gémit à la vue du Christ montant l'âpre sentier qui mène au Golgotha. Il voudrait pouvoir combler de ses flots de sable les rues de Jérusalem, avant que le Christ soit parvenu au Calvaire; mais sa marche est trop lente. Déjà la foule, avide de douleurs, suit Jésus, chancelant sous sa croix. Ahasvérus, debout devant sa porte, partage toutes les mauvaises passions de la multitude. « Est-ce toi, Ahasvérus? lui dit le Christ.
 
AHASVÉRUS : Je ne te connais pas.
 
LE CHRIST : J'ai soif; donne-moi un peu d'eau de ta source.
 
AHASVÉRUS : Mon puits est vide.
 
LE CHRIST : Prends ta coupe, et tu la trouveras pleine.
 
AHASVÉRUS : Elle est brisée.
 
LE CHRIST : Aide-moi, je te prie, à porter ma croix par ce dur sentier,
 
AHASVÉRUS : Je ne suis pas ton porte-croix; appelle un griffon du désert.
 
LE CHRIST : Laisse-moi m'asseoir sur ton banc, à la porte de ta maison.
 
AHASVÉRUS : Mon banc est rempli, il n'y a de place pour personne.
 
LE CHRIST : Et sur ton seuil ?
 
AHASVÉRUS : Il est vide, et la porte est fermée au verrou.
 
LE CHRIST : Touche-la de ton doigt, et tu entreras pour prendre un escabeau.
 
AHASVÉRUS : Va-t'en par ton chemin !
 
LE CHRIST : Si tu voulais, ton banc deviendrait un escabeau d'or à la porte de la maison de mon père.
 
AHASVÉRUS : Va blasphémer où tu voudras. Tu fais déjà sécher sur pied ma vigne et mon figuier. Ne t'appuie pas à la rampe de mon escalier ; il s'écroulerait en t'entendant parler. Veux-tu m'ensorceler ?
 
LE CHRIST : J'ai voulu te sauver.
 
AHASVERUS : Devin, sors de mon ombre. Ton chemin est devant toi; marche, marche.
 
LE CHRIST : Pourquoi l'as-tu dit? Ahasvérus, c'est toi qui marcheras jusqu'au jugement dernier, pendant plus de mille ans. Va prendre tes sandales et tes habits de voyage; partout où tu passeras, on t'appellera le Juif errant. C'est toi qui ne trouveras ni siège pour t'asseoir, ni source de montagne pour t'y désaltérer. A ma place, tu porteras le fardeau que je vais quitter sur la croix. Pour ta soif, tu boiras ce que j'aurai laissé au fond de mon calice. D'autres prendront ma tunique ; toi, tu hériteras de mon éternelle douleur. L'hysope germera dans ton bâton de voyage, l'absinthe croîtra dans ton outre, le désespoir te serrera les reins dans ta ceinture de cuir. Tu seras l'homme qui ne meurt jamais. Pour te voir passer, les aigles se mettront sur le bord de leur aire; les petits oiseaux se cacheront à moitié sous la crête des rochers; l'étoile se penchera sur sa nue pour entendre tes pleurs tomber, goutte à goutte, dans l’abîme. Moi je vais à Golgotha; toi, tu marcheras de ruines en ruines, de royaumes en royaumes, sans atteindre jamais ton Calvaire; tu briseras ton escalier sous tes pas et tu ne pourras plus redescendre. La porte de la ville te dira : Plus loin, mon banc est usé; et le fleuve où tu voudras t'asseoir te dira : Plus loin, plus loin; n'êtes-vous pas ce voyageur éternel, qui s'en va de peuples en peuples, de siècles en siècles, en buvant ses larmes dans sa coupe, qui ne dort ni jour ni nuit, ni sur la soie, ni sur la pierre, et qui ne peut pas redescendre par le chemin qu'il a monté? Les griffons s'assiéront, les sphinx dormiront; toi, tu n'auras plus ni siège, ni sommeil. C'est toi qui iras me demander de temple en temple, sans jamais me rencontrer. C'est toi qui crieras : Où est-il ? jusqu'à ce que les morts te montrent le chemin vers le jugement dernier. Quand tu me reverras, mes yeux flamboieront mon doigt se lèvera sous ma robe pour t'appeler dans la vallée de Josaphat.
 
UN SOLDAT ROMAIN : L'avez-vous entendu? Pendant qu'il parlait, mon épée gémissait dans le fourreau ; ma lance suait le sang; mon cheval pleurait. J'ai assez long-temps gardé mon épée et ma lance. En écoutant cette voix, mon cœur s'est usé dans mon sein. Ouvrez-moi la porte, ma femme et mes petits enfans, pour me cacher dans ma hutte de Calabre.
 
LA FOULE : Qu'ai-je à faire de monter plus loin jusqu'au Calvaire? S'il était par hasard un dieu d'un pays inconnu, ou bien encore un fils que l'Éternel a oublié dans sa vieillesse? Avant qu'il nous puisse reconnaître, allons nous enfermer dans nos cours. Éteignons nos lampes sur nos tables. Avez-vous vu la main d'airain qui écrivait sur la maison d'Ahasvérus : Le Juif errant? Que ce nom ne reste pas sur la pierre ! que celui qui le porte soit le bouc de Juda ! Quand il passera, Babylone, Thèbes et le pays d'alentour ramasseront une pierre de leurs ruines pour la lui jeter; mais nous, sans plus jamais quitter notre vigne, nous remplirons pour la Pâque nos outres de notre vin du Carmel. »
 
Cependant Ahasvérus est resté comme frappé du tonnerre : un peu revenu de sa stupeur, il veut rentrer chez lui et demander à sa sœur Marthe de lui chanter un cantique; il espère ainsi chasser la voix d'airain qui résonne dans ses oreilles. Mais qu'aperçoit-il, en se retournant, à la porte de sa maison? Un ange de mort, saint Michel, appuyé sur la crinière noire d'un cheval qui sue le sang. C'est le cheval Séméhé, qui errait, nuit et jour, depuis le matin du monde. Il faut le monter, et partir dès que la nuit sera venue. Il obtient de l'ange d'embrasser son père, sa sœur et ses petits frères, et de dire un dernier adieu au banc et au seuil paternels. Enfin Ahasvérus, précédé par les oiseaux de nuit, les émerillons et les vautours, se met en marche pour l'Occident. Après un premier tour de la terre, les pieds de son cheval frappent les feuilles mortes de la vallée de Josaphat. Au voyageur, fatigué dès le premier pas, cette vallée aride paraît plus belle qu'une ville bruyante avec ses minarets, ses créneaux et ses palais d'émir. Il voudrait s'y reposer sur une pierre, boire une goutte d'eau de sa source limoneuse; mais la vallée impitoyable le repousse; la nature répète contre lui la malédiction prononcée par le Christ. Il n'obtient pour réponse à chacune de ses prières qu'un écho de l'arrêt du Golgotha.
 
Cependant, pour venger la mort du juste, d'autres voyageurs, éperonnés par Dieu même, franchissent les forêts, les monts et les fleuves sur leurs étalons sauvages. Les Goths, les Huns, les Hérules accourent, à l'envi, au lieu où s'est abattue la cavale de Rome que leurs serres vont déchirer. L'Éternel, qui voit passer cette meute de barbares, les lance contre le vieux monde romain, comme jadis il avait lancé contre le jeune monde oriental les flots du déluge.
 
Ici survient un second intermède.
 
Le hennissement des coursiers d'Attila rappelle au poète la France et ses chevaux de bataille, ces bons chevaux qui se souviennent quelle herbe sanglante ils ont rongée à Lodi, à Castiglione, à Marengo, et qui crient encore : Menez-moi paître au champ de gloire ! Quant à nous, leurs maîtres, qui les conduisons aujourd'hui par la bride dans un chemin où ne croît que la honte, le poète ne nous adresse que des paroles rudes et sévères, dans le goût des âpres conseils qu'Aristophane et Eschyle adressaient, par la voix du chœur, aux Athéniens..
 
Avec la troisième journée '' (la Mort) '', nous entrons dans le moyen-âge. Cette voix mélancolique que nous entendons sortir, à minuit, de cette tour crénelée, qui se penche sur le Rhin et qui ressemble à un tombeau, c'est pourtant la voix d'un monarque, mais d'un monarque chrétien; c'est le vieux roi Dagobert qui s'entretient avec saint Eloi : ils s'attristent des signes manifestes qui dénotent l'approche de la fin du monde. La terre a vieilli; la mort a beaucoup moissonné. Mob, la vieille Mob, éternelle comme Ahasvérus, va commencer à se mesurer de plus près avec l'humanité. Le drame se complique : la lutte approche. Mob ne peut rien sur la vie d'Ahasvérus; mais elle peut glacer son cœur; refroidir sa foi, tuer ses illusions; elle peut mêler son spectre à tout ce qui doit faire la consolation de la vie humaine. Ainsi fait-elle. Un ange autrefois, aujourd'hui une femme, Rachel a eu pitié d'Ahasvérus. Au moment où le Christ l'a maudit, elle a oublié le Dieu souffrant pour l'homme condamné et malheureux. Exilée du ciel, Rachel a dû quitter la ville de Dieu, pour venir habiter la maison de Mob; elle est sa servante; mais, si Rachel déchue n'est plus la foi céleste, elle est sur la terre l'amour sans fin, la foi éternelle, le complément d'Ahasvérus. Celui-ci n'est pas seulement la vie, il est la matière, le doute, la douleur; Rachel est l'espoir éternel, la foi éternelle, l'amour infini : il fallait ces deux élémens pour compléter l'humanité; Rachel est une ame d'ange avec un corps de femme ; c'est un de ces êtres tombés tout exprès d'en haut pour la réhabilitation de l'homme; une essence presque divine, qui doit passer par l'amour humain avant de remonter à son premier séjour. Mob, l'impitoyable Mob, raille incessamment la pauvre fille sur ses souvenirs d'autrefois. « Qu'as-tu à faire de regarder toute la journée, assise sur ta chaise de paille, un coin du ciel, à travers la vitre de ta fenêtre? Tu n'y rentreras plus dans ce monde des rêves. » Elle y rentrera pourtant, mais plus tard; elle y rentrera quand elle aura triomphé de Mob ; après un rêve infini d'amour terrestre, elle se réveillera dans l'infini de l'amour divin.
 
La rencontre que fait Ahasvérus de Mob et de Rachel à Worms change toute sa destinée. Il approchait de cette ville, haletant, épuisé, comme un autre Mazeppa, et implorant la mort. Son pauvre vieux cheval trop éperonné, trop chargé des soucis de son maître, a senti le premier le voisinage de Mob; il tombe et meurt à la porte de la ville. Ahasvérus n'éprouve qu'une défaillance. Il entre dans la cité où, pour la première fois, les bourgeois le fêtent : il a été à demi reconnu par Rachel, qui conserve de sa vision du Calvaire un indéfinissable souvenir. Il est aimé d'elle; la malédiction du Christ pèse moins lourde sur sa tête : son arrêt même commence à recevoir une exécution moins littérale. Son voyage est fini : il a trouvé un cœur qui l'aime; pour lui le reste du monde est vide; il n'y a plus de monde. Où irait-il ? n'a-t-il pas traversé les mers, les lacs, les forêts, les déserts ? Il ne lui manquait qu'une place dans un cœur de femme; il l'a trouvée, il sait aujourd'hui où se reposer. Ses courses ne seront plus qu'autour de la cité qu'elle habite, ses yeux ne perdront plus son toit de vue. Ce ne sont plus ses pieds, c'est à présent son cœur et sa pensée qui doivent parcourir ce nouvel univers. Il ne sera pas moins agité; mais ce sera l'agitation intérieure et convulsive d'une ame qui souffre et se tord sur elle-même.
 
Les progrès de l'amour de Rachel sont peints avec une vérité pleine de grâce. Voyez comme elle est troublée depuis la venue du bel étranger; tout lui répète le mot qu'elle ne peut éviter, son sansonnet, son bouquet de giroflées, sa mandore. Les fées, pendant son sommeil, chantent doucement leurs airs d'amour à son chevet : elle veut prier; mais, entre chaque verset de sa prière, les fées espiègles jettent mille distractions terrestres. Et dans le jardin de Berthe, ces questions de Rachel à l'étranger, ces questions et ces réponses, qui toutes sont des demi-souvenirs, comme elles forment bien un double écho de la terre et du ciel ! Et qu'elle est pâle et aride cette Mob édentée ! Elle pénètre de son souffle de glace le cœur d'Ahasvérus, quand il voudrait s'ouvrir à la foi et se dilater dans l'espoir. Il faut lire et relire la longue et belle scène où elle se complaît à parcourir toutes les illusions de la vie, et à verser, goutte à goutte, sur chacune d'elles le poison mortel de son ironie; il faut voir avec quelle cruauté de scepticisme elle met tout au néant, poésie, science, religion, amour. Puis, quand elle a brisé le cœur d'Ahasvérus, elle le quitte en ricanant, secoue sa robe, déploie ses longues ailes noires, prend à minuit sa sombre volée, et plane, au clair de lune, au-dessus des cités frissonnantes, telle qu'Orcagna l'a si bien peinte dans les fresques du Campo-Santo.
 
Rachel, qui se dévoue à l'amour d'Ahasvérus avec un si complet abandon, ne sait pas encore le nom qu'il porte; elle ignore qu'il soit maudit; une fois, il est vrai, au milieu de ses transports, elle a cru voir briller dans son regard la flamme des damnés; une fois le crucifix de Rachel a versé des larmes; mais un serrement de main d'Ahasvérus lui a rendu toute sa foi. Mob essaie vainement de les désunir; il ne lui reste plus à employer qu'un moyen. Elle est scrupuleuse, Mob; elle aime que les amans recourent à la bénédiction nuptiale; elle se plaît aux fiançailles et aux noces; surtout elle prend plaisir à se placer entre deux époux dans leur couche nouvelle. « Sus donc, bel épousé; j'entends mon cheval qui piaffe dans la cour; c'est l'heure de la danse des morts; charge ta fiancée sur sa croupe, et tiens-toi ferme avec elle sur les arçons. Adieu Heidelberg et son bosquet fleuri sous le balcon de l'électeur ! A Strasbourg! à Strasbourg! La grosse cloche de la cathédrale nous appelle. »
 
Une cathédrale ! c'est le résumé en pierre de la pensée, des arts, des joies, des frayeurs du moyen-âge. Le long du chœur et de la nef sont écrites en bas-reliefs toutes les histoires de la Bible et des saints. Une cathédrale! c'est le livre toujours ouvert où chacun, seigneur ou serf, vient lire ses devoirs envers Dieu et l'Eglise. Ici, tout promet ou menace. Ces griffons dont la tête supporte les piliers; ces serpens, ces colombes de marbre, qui pendent aux arceaux des voûtes; ces salamandres et ces gorgones en mosaïque que le peuple foule aux pieds, ces évêques qui prient agenouillés sur leurs tombeaux ; ces rois chevelus, immobiles dans leurs niches ou droits sur leurs chevaux de bataille; ici des démons de pierre qui emportent une ame pécheresse; là, presque nue, la mort qui se glisse au chevet d'un pape : toutes ces choses, nous allons les voir, mais animées, mais mouvantes; le marbre hennit, les vitraux frémissent, saint Marc s'effraie, Jésus-Christ parle sur son vitrail, les évêques se lèvent, les griffons glapissent, les tombeaux s'entr'ouvrent, les morts quittent les couleuvres de leurs dalles : Dansez ! dansez ! rois et reines, enfans et femmes ! Donnez-vous la main ; faites une grande ronde dans la nef ; à votre valse vous mêlez des chants que dites-vous? vous vous lassez d'attendre l'heure prédite; mille ans et plus sont écoulés ; vous niez le Christ qui vous avait annoncé la résurrection. Patience ! il n'est pas temps; voyez Mob, votre reine, qui vient avec deux compagnons. Et vous, beaux fiancés; approchez; voici le squelette du pape Grégoire qui va vous unir; Il ne faut que dire vos noms. Ahasvérus hésite; c'est Jésus, du milieu de sa rosace flamboyante, qui le nomme : un cri de malédiction s'élève, l'anathème du Golgotha est répété par la ronde du genre humain. Le ciel et l'enfer frappent Ahasvérus; mais, quand tout l'accable, une femme le soutient, une femme le bénit : Rachel a fait monter au ciel un cri de miséricorde.
 
Après cette. scène nous avons besoin de relâche. Un intermède va nous faire changer d'émotions. Cette fois, c'est de lui-même que le poète nous entretient. Assis, non plus dans la cathédrale d'Erwin de Steinbach, mais dans la nef de la petite église de Brou, où Marguerite de Savoie dort dans son lit de noce près de son époux, le poète, le front penché, repasse en lui-même sa vie si triste et que le chagrin a rendue errante. Ce qu'il murmure comme à regret, ce sont quelques mots à peine articulés d'une douloureuse et chaste histoire; ce sont quelques souvenirs pleins de larmes, quelques soupirs entrecoupés; c'est une blessure de poète, une douleur mâle et contenue. On dirait une des pages les plus tristes et les plus pénétrantes de la ''Vita nova. ''
 
Cet intermède nous conduit jusqu'au cœur du temps présent.
 
La quatrième journée ''(le Jugement dernier)'' est consacrée tout entière à l'avenir. Déjà le bruit des villes et des hommes s'est affaibli sur les rives du vieil Océan. Ses vagues commencent à tarir. Le doute impie, qui avait déjà saisi les morts, a atteint les vivans, et a passé jusque dans l’ame de la création. Soleil, fleuves, étoiles, fleurs des prairies, ont perdu la foi. Le lion de saint Marc, l'aigle de saint Jean, fatigués du paradis, demandent à leur maître la permission de descendre un moment sur la terre; bientôt ils reviennent effrayés des symptômes de destruction qu'ils y rencontrent. L'esprit de Mob dissout le monde; Rachel seule a conservé sa foi. La grotte, le rocher, le flot, la vallée, le firmament, n'ont plus ni voix, ni prière; seule, Rachel prie et aide Ahasvérus à boire le calice de douleur que lui a légué le Christ sur le Calvaire.
 
Enfin, la dernière heure du monde a sonné. Que l'étoile éteinte, la fleur séchée, le fleuve tari se lèvent et accourent ! que les peuples se réveillent ! que les villes sortent de leur tombe et se rendent dans la vallée de Josaphat ! L'ange du jugement a répété partout : Réveillez –vous ! réveillez-vous ! Déjà Athènes et Rome sont debout; mais qu'elles sont lentes les cités d'Orient ! Babylone, la belle, voudrait rester couchée sur le coussin de son désert; les villes de l'Occident sont plus promptes : Paris, au bruit de la trompette céleste, croit entendre le clairon des batailles et se lève joyeuse, comme au matin de Bovines et d'Austerlitz. Et, cependant, la science humaine retourne sans relâche son insoluble problème. Dans son laboratoire, Albertus Magnus ne s'est pas aperçu que le monde et sa pensée elle-même finissaient. Depuis hier, il croit avoir trouvé la méthode : il faut pour l'arracher à sa rêverie que l'ange du jugement vienne lui frapper l'épaule et ferme son livre.
 
Notre poète soulève aussi la pierre de son sépulcre; son cœur le premier a retrouvé sa chaleur; mais ses yeux sont encore pleins de la terre du cimetière: Ce n'est pas la trompette de l'archange, ce sont des voix de femmes; que dis-je? c'est la voix d'une femme qui achève de le ressusciter.
 
Cependant, sur le monde en ruines, les destinées d'Ahasvérus et de Rachel s'accomplissent; l'amour les a si étroitement unis qu'ils semblent avoir changé d'ames; Rachel, l'exilée du ciel, ne songe plus à y remonter; pour suivre Ahasvérus, elle vivra sur un débris de la terre, sans Dieu, sans Christ, sans soleil. Mais Ahasvérus est las de la terre, Rachel même ne lui suffit plus; i1 aspire au ciel; il veut aller plus loin, plus loin, jusqu'à la source infinie de tout amour. La transfusion de ces deux existences est accomplie. Elles peuvent paraître devant leur juge.
 
Déjà toute la création, les fleurs, les étoiles, l'Océan et tous les peuples et toutes les villes, guidés par Mob, ont défilé comme une procession de Pâques devant le Père Éternel ; tous ont confessé leurs fautes, exposé leurs œuvres; tous ont reçu du Père une parole douce ou sévère; tous ont été bénis ou maudits. De tout ce qui fut bon dans l'ancien univers l'Éternel a composé sa cité nouvelle, cette cité des ames, où tous les royaumes ne feront qu'un royaume, toutes les lois qu'une loi, toutes les langues qu'une langue qu'on appellera poésie. Il ne reste plus à juger qu'Ahasvérus et Rachel; les voici aux pieds du Christ.
 
« Je t'avais chargé de cueillir après moi ce qui restait de douleur dans le monde. Es-tu bien sûr de l'avoir toute bue?
 
AHASVÉRUS : D'un regard vous aviez rempli mes yeux de larmes éternelles. J'ai versé déjà tous mes pleurs pendant la nuit que j'ai vécu. Vous m'aviez laissé en héritage ma coupe pleine de fiel. Rachel, en en buvant sa part, l'a vidée avec moi ce matin.
 
LE CHRIST : Puisque tu as fini ta tâche, veux-tu que je te rende ta maison en Orient?
 
AHASVÉRUS : Non; je demande la vie et non le repos. Au lieu des degrés de ma maison du Calvaire, je voudrais, sans m'arrêter, monter jusqu'à vous les degrés de l'univers. Sans prendre haleine, je voudrais blanchir mes souliers de la poussière des étoiles; monter, monter toujours, de mondes en mondes, de cieux en cieux, sans jamais descendre, pour voir la source d'où vous faites jaillir les siècles et les années...
 
LE CHRIST : Mais qui voudra te suivre ?
 
VOIX DANS L'UNIVERS : Non pas nous…
 
RACHEL : Moi ! Je le suivrai, mon cœur n'est pas lassé.
 
LE CHRIST : Cette voix t'a sauvé, Ahasvérus. Je te bénis le pélerin des mondes à venir. Rends-moi le faix des douleurs de la terre. Que ton pied soit léger; les cieux te béniront, si la terre t'a maudit… tu fraieras le chemin à l'univers qui te suit. L'ange qui t'accompagne ne te quittera pas. Si tu es fatigué, tu t'assiéras sur mes nuages. Va-t-en de vie en vie, de monde en monde, d'une cité divine à une autre cité ; et quand, après l'éternité, tu seras arrivé, de cercle en cercle, à la cime infinie où s'en vont toutes choses, où gravissent les ames, les années, les peuples et les étoiles, tu crieras à l'étoile, au peuple, à l'univers s'ils veulent s'arrêter : « Monte, monte toujours; c'est ici. »
 
Le monde promis par l'Éternel est créé. Le ''mystère'' est fini; on n'entend plus qu'une douce harmonie de voix et d'instrumens qui chantent dans la cité nouvelle. De ce concert ineffable nous ne citerons que cette strophe :
 
LA LYRE : Deux ames amoureuses qui ont long-temps pleuré, et dont un poète m'a parlé, vivent ici dans un même sein, dans un même cœur, et ne font plus qu'un ange. Comme la couvée d'une hirondelle de printemps, tous deux ils se voient rassemblés en un seul être, sous une même aile transparente. Dans une seule poitrine tres¬saillent deux bonheurs, deux souvenirs, deux mondes. Moitié homme, moitié femme, pour deux vies ils n'ont qu'un souffle. Et, quand ils effleurent mes cordes, ils n'ont tous deux qu'une bouche pour dire : « Est-ce ta voix ? est-ce la mienne ? je n'en sais rien. »
 
Un mot, un rien sonore, vibre encore là-bas; c'est ''l'Épilogue''. La nouvelle cité a long-temps vécu; Marie est morte; tous les anges, l'un après l'autre, ont fermé leurs ailes; l'éternité a clos les yeux du père; Jésus reste seul au firmament : un immense ennui l'oppresse; il veut rejoindre son père; il lègue les mondes à l'éternité, pour les aimer à sa place; mais l'éternité n'a ni amour, ni haine, ni joie, ni douleur. Impassible, elle reçoit les adieux de Jésus, et lui prédit une nouvelle incarnation, une nouvelle passion, un nouveau champ du potier. Cette fois seulement, tout sera agrandi : le firmament sera sa croix; les étoiles d'or seront les clous de ses pieds; les nuages, en passant, lui donneront leur absinthe; il ne meurt que pour retrouver un plus grand tombeau, un meilleur monde, un nouveau ciel.
 
LE CHRIST : Tout est fini : mets-moi dans le sépulcre de mon père; ainsi soit-il,
 
L ÉTERNITÉ : Au père et au fils, j'ai creusé de ma main une fosse dans une étoile glacée qui roule sans compagne et sans lumière. La nuit, en la voyant si pâle, dira : c'est le tombeau de quelque Dieu.
 
Et à cette heure, je suis seule pour la seconde fois. Non, pas encore assez seule ; je m'ennuie de ces mondes qui, chaque jour, me réveillent d'un soupir. Mondes, croulez ! Cachez-vous !
 
LES MONDES : En quel endroit ?
 
L ÉTERNITÉ : Là, sous ce pli de ma robe.
 
LE FIRMAMENT : Faut-il emporter toutes mes étoiles, comme un faucheur l'herbe fleurie qu'il a semée ?
 
L'ÉTERNITÉ : Oui, je les veux toutes cueillir; c'est leur saison.
 
LE SPHINX : Quand vous avez sifflé, pour m'appeler en messager, je vous ai suivie en tous lieux; et j'ai creusé de ma griffe votre noir abîme; laissez-moi encore me coucher à vos pieds.
 
L'ÉTERNITÉ : Va-t-en comme eux. J'ai déjà jeté dans l'abîme mon serpent qui se mord la queue de désespoir.
 
LE NÉANT : Au moins, moi, vous me garderez; je tiens peu de place.
 
L'ÉTERNITÉ : Mais tu fais trop de bruit ni être, ni néant; je ne veux plus que moi.
 
LE NÉANT : Qui donc vous gardera dans votre désert?
 
L'ÉTERNITÉ : Moi !
 
LE NÉANT : Et, si ce n'est moi, qui portera à votre place votre couronne?
 
L'ÉTERNITÉ : Moi !
 
Ce ''moi'' de l'éternité solitaire, remplissant les abîmes de l'infini, survivant au monde des idées comme à celui des formes, et s'asseyant seule à la place de tout ce qui fut, même de ce qui fut Dieu, est le dernier mot de cette épopée dithyrambique. Je dis épopée, parce que je trouve empreint dans cet ouvrage le véritable caractère épique. En effet, ce qui distingue l'épopée de toutes les autres sortes de compositions, c'est la confluence dans un même lit des trois grandes sources qui alimentent toutes les autres branches de poésie; savoir, Dieu, la nature et l'homme. Ce n'est pas assez pour l'épopée de faire vibrer, comme la tragédie, les cordes les plus douloureuses du cœur humain, ou de reproduire, comme la muse paysagiste et descriptive, le miroir des lacs, l'azur du ciel, la voix des montagnes; au-delà de l'homme et du monde, la poésie épique cherche Dieu; elle n'est pas seulement humaine et cosmogonique; elle est surnaturelle et divine. Point d'épopée sans merveilleux, a-t-on dit avec raison; c'est-à-dire, point d'épopée si ce n'est à la condition d'apporter ou d'exposer de nouvelles solutions religieuses. Envisagé de ce point de vue, qui est le seul vrai, le discours de Bossuet sur ''l'Histoire universelle'' est incomparablement plus épique que la ''Henriade''. En effet, une épopée n'est pas seulement une narration métrique, partagée en douze ou en vingt-quatre chants; c'est une tentative ou une application plus ou moins hardie, plus ou moins nouvelle de théodicée.
 
Ce qui a surtout manqué aux épopées chrétiennes qui ont suivi celle de Dante, c'est précisément ce caractère de nouveauté religieuse. Si la ''Messiade'' et le ''Paradis perdu'', malgré la puissante inspiration biblique qui les a dictés, n'ont pas produit sur l'imagination des peuples le même ébranlement que la ''Divine Comédie'', c'est que ces deux poèmes ne formulaient pas pour la première fois, comme cette dernière, de nouvelles solutions religieuses ; c'est qu'ils n'offraient pour différences que les négations presbytériennes et les restrictions du luthéranisme; c'est enfin que, sous le rapport de la conception théosophique, ils manquaient sinon de grandeur, au moins de nouveauté. L'épopée chrétienne par excellence, c'est le poème de Dante. La ''Divina Comedia'' est l'expression poétique du christianisme orthodoxe, du catholicisme plein de jeunesse et de foi. En s'affoiblissant, ou, pour mieux dire, en marchant de nos jours vers un développement plus ou moins panthéistique, le christianisme a soulevé de nouveaux problèmes, ouvert de nouvelles perspectives, et rendu ainsi la grande poésie, la poésie religieuse , l'épopée possible. ''Ahasvérus'' est l'expression de ces croyances encore à l'état de chrysalides et à la veille de déployer leurs ailes. Nous ne voulons pas rendre à M. Quinet le mauvais service de comparer son livre né d'hier à un poème justement admiré depuis cinq siècles. A Dieu ne plaise? mais nous devons dire que l'auteur ''d'Ahasvérus'' a voulu faire l'épopée de nos trente dernières années, de notre christianisme à demi transfiguré, comme Dante, au XIVe siècle, a fait l'épopée du christianisme encore intact, du christianisme de saint Augustin, de saint Thomas et de saint Bernard.
 
Le tort le plus grave que l'auteur ''d'Ahasvérus'' ait à nos yeux; est de n'avoir pas imprimé à sa pensée le sceau indestructible du mètre; c'est d'avoir gravé sur bois, pour ainsi dire, ce qui devait être ciselé profondément dans l'airain. Les tables de la loi ne furent pas tracées sur des feuilles de palmiers, et Goethe écrivit en vers les chœurs de ''Faust''. On se tromperait cependant beaucoup si on concluait de cette observation que la forme soit négligée dans cet ouvrage. La langue de M. Quinet, à la fois savante et populaire, est riche, pure, originale, quoique peut-être moins originale que sa pensée. Ce qui lui nuira près d'un certain nombre de lecteurs, c'est que sa manière est trop pleine et trop ''feuillue'', comme disait Diderot de ''l’Héloïse''; c'est qu'il y a partout dans son livre un luxe trop peu réprimé de pensées et d'images. On dirait une de ces forêts vierges du Nouveau-Monde, où la végétation la plus énergique, où les plus beaux arbres centenaires, où les plus belles fleurs, en nombre infini, s'entre-croisent, et, tout en excitant l'admiration du voyageur, arrêtent ou du moins retardent sa marche. On voudrait pouvoir élaguer ces futaies vigoureuses et trop touffues et s'y frayer sa route en coupant, ici et là, ces lianes qui sont à la fois une parure et un obstacle.
 
Nous n'insisterons pas plus long-temps sur ces détails. Quand un écrivain fait bon marché de l'art, et le sacrifie au succès du moment, la critique doit se montrer inexorable et sans merci; mais quand le poète, au contraire, sacrifie l'espoir du succès aux saintes lois de l'art, le devoir de la critique est de se montrer large et sympathique. D'ailleurs, il est peu à craindre que l'on oublie de signaler les imperfections de cet ouvrage. J'appréhenderais plutôt qu'on n'en méconnût les beautés. Jamais contre une œuvre grande et forte les petites chicanes n'ont manqué. L'auteur n'a pas fait ce qu'on avait fait avant lui ; le délit est patent; les conclusions faciles à prévoir. Je ne suis pas Œdipe, ''Davus sum'', et pourtant, je gagerais que toutes les critiques que l'on fera ''d'Ahasvérus'' pourront se résumer dans ces deux reproches : on accusera ce poème d'être obscur et extravagant au premier chef.
 
Si ce blâme n'atteignait qu'''Ahasvérus'', nous le laisserions se défendre et gagner son procès lui-même. Mais la poésie et l'art sont ici en cause. Si ce n'était qu'une question individuelle, nous ne ferions nulle difficulté de reconnaître que ce ''mystère'', comme l'auteur l'a nommé, laisse parfois sortir de son cratère enflammé quelques tourbillons de fumée mêlée avec la flamme. Mais savez-vous que ce rigorisme n'irait à rien moins qu'à rendre toute poésie impossible. Avec ces deux mots, obscurité et extravagance, il n'y aurait pas de poète au monde, depuis Eschyle jusqu'à Dante et depuis Aristophane jusqu'à Rabelais, qui n'eût pu, à bon droit, être envoyé aux petites-maisons. Le ''Songe d'une nuit d'été'' est-il parfaitement clair ? La cérémonie du ''Bourgeois gentilhomme'' est-elle parfaitement sage? Les fables de La Fontaine elles-mêmes, où la cigale converse avec la fourmi sa voisine et la traite de ''ma commère'', sont-elles parfaitement raisonnables? C'est avoir une singulière idée de la poésie, que de la vouloir sage comme un article du Code civil, et lucide comme la démonstration du carré de l'hypothénuse. Il est temps de rétablir les principes. Les plaisirs de l'imagination ne sont presque jamais fondés que sur quelque chose d'obscur ou d'inadmissible à la raison, et je me fais fort de prouver que la nature de la poésie, au moment où elle se montre, est d'être folle ou de le paraître.
 
Ces deux propositions ne sont point un paradoxe, mais une théorie fort sérieuse, que je demande la permission de développer en peu de mots.
 
Remarquez, d'abord, qu'il y a pour un écrivain deux manières fort différentes d'être obscur. On peut obscurcir un sujet naturellement lucide, et alors on commet la faute la plus impardonnable dans laquelle puisse tomber quiconque se sert d'une plume; ou bien, on peut ne pas jeter toute la clarté désirable sur un sujet naturellement obscur; ce qui est infiniment plus excusable. C'est même une chose digne d'éloge, que d'apporter dans un sujet couvert de ténèbres une clarté, quelque faible qu'elle soit. Or, les matières habituellement abordées par la poésie, et en particulier par M. Edgar Quinet, Dieu, la nature et l'homme, ne sont pas, par elles-mêmes, tellement lumineuses, que la poésie soit inexcusable de leur laisser quelque chose de leurs nuages primitifs.
 
Quelque bizarre que cela puisse paraître, il est de fait qu'un sujet est poétique en raison inverse de sa clarté. Aussi la poésie n'a-t-elle absolument aucune prise sur les vérités mathématiques, ni sur la partie démontrée des sciences physiques et d'observation. Ce qu'elle aime, ce n'est pas la clarté de l'analyse et l'évidence de la démonstration; c'est le demi-jour de la conjecture et, l'éclair de la découverte. L'homme, en effet, est né pour connaître; c'est un des buts principaux de sa destinée. Or, pour y parvenir, il lui a été donné deux instrumens, la raison qui poursuit et atteint la science, et l'imagination qui n'atteint que la poésie qu'on peut appeler demi-science, et, mieux encore, prescience. L'imagination est l'avant courrière de la raison. Elle la devance en éclaireur. C'est la colonne demi-lumineuse et demi-obscure qui nous conduit dans le désert. Par une sorte d'instinct divinatoire, que la philosophie n'a pas assez étudié, l'imagination saisit des rapports trop fins pour être perçus par d'autres qu'elle. La poésie jette à pleines mains dans le monde des vérités anticipées, dont la science n'a plus, par la suite, qu'à trouver la démonstration. Quand rien n'était science, tout était mystère, obscurité, poésie. Dans les temps mythologiques, Apollon était à la fois le dieu des vers, de la médecine, de l'astronomie, de la musique. Au temps de Solon, les poètes étaient à la fois devins, prêtres, historiens, législateurs. Au moyen-age, la démonomanie, l'astrologie judiciaire, la transmutation des métaux, formaient la demi-science ou poésie de cette époque de profond travail intellectuel. Peu à peu, la raison et la science ont empiété sur le domaine de la poésie. Esculape détrôna son père Apollon; Hippocrate remplaça Esculape; de nos jours, en expliquant les phénomènes de l'extase, la médecine a fait disparaître la sorcellerie; l'astronomie a mis au néant l'astrologie judiciaire; Lavoisier a éteint les fourneaux des alchimistes. Nos grands poètes dramatiques et nos romanciers ont, par leur profonde psychologie sentimentale, rendu vulgaire, et presque scientifique, la connaissance des mouvemens de l'âme et des passions. Aussi le champ de la poésie va-t-il se rétrécissant de siècle en siècle; la raison et la prose s'avancent, comme une marée montante, et couvrent peu à peu les rivages ou se jouait la poésie. Forcée de se retirer toujours plus avant dans les replis les plus reculés de la nature et du cœur humain, la poésie doit s'ingénier de plus en plus pour arriver à ces régions vierges et inexplorées, les seules où elle se complaise. Aussi, voyez Hoffmann découvrant, à l'aide de sa nouvelle ''lentille'' poétique, les plus délicates et les plus bizarres sensations d'artiste. Voyez-le démêler dans Kreisler les plus singuliers phénomènes du cœur et de l'organisation; voyez-le, dans le ''violon de Crémone'', surprendre les plus mystérieux effets de ce magnétisme intellectuel qui lie des êtres sensibles à d'autres êtres soi-disant inanimés, et signaler, le premier, ces lois encore inconnues, et, par cela même, si poétiques, qui passeront bientôt, peut-être, dans le domaine des vérités d'observation, et deviendront ainsi, un jour, aussi prosaïques que le sont aujourd'hui les lieux communs de la plus triviale sentimentalité.
 
Pour exprimer la sensation singulière, et, en quelque sorte, électrique que nous causent les créations dans le genre de celles d'Hoffmann, il manquait un mot à notre langue : on a adopté, dans ces derniers temps, celui de fantastique. Pour rendre cette idée, l'ancien mot, le mot propre, le mot poésie, ne suffisait pas. Il a trop constamment servi à caractériser des productions qui n'excitent plus en nous, quoiqu'elles aient excité jadis, cette délicieuse surprise qu'il est dans la nature de la poésie de nous causer. Il est certain qu'il nous faudrait deux mots : l'un, pour exprimer la sensation en quelque sorte, galvanique que la poésie contemporaine produit sur nous, l'autre, pour exprimer l'impression que nous recevons de la poésie passée, de la poésie d'hier, de celle où la surprise et la nouveauté n'ont plus de part. Au reste, qu'on ne s'y trompe pas, tout grand poète, Virgile et Racine par exemple, ont produit sur leurs contemporains, et produisent encore sur nous, quand nous savons nous mettre à leur point de vue, la même commotion fantastique que Goethe, Hoffmann, Victor Hugo, nous ont fait successivement éprouver. Certes, le premier qui imagina de faire dialoguer un loup et un agneau dut paraître fou à tous les gens sensés de son voisinage, et charmer, en même temps, tous les hommes d'imagination. En France, où nous craignons tant le ridicule, et où nous fuyons si soigneusement l'inaccoutumé, nous n'avons guère abordé dans la poésie que les genres les moins poétiques, la satire et le drame, entr'autres. Hé bien ! même dans le drame, quand la poésie s'est montrée un peu plus à nu que d'ordinaire, elle a produit, au premier aspect, son effet accoutumé , elle a paru déraisonnable aux esprits exacts. Racine lui-même, Racine, avant que ses hardiesses admirables fussent devenues, avec le temps, la langue de la raison même, passa pour extravagant aux esprits prosaïques, et fit jeter les hauts cris à tout ce qui se piquait de bon goût et de jugement. Certes, le style de la ''Phèdre'' de Pradon est infiniment plus sage et moins métaphorique que celui de la ''Phèdre'' de Racine, et, pour cela même, il suscita moins de clameurs et de parodies. Enfin, quand Racine s'éleva, dans ''Athalie'', à la hauteur de la vraie poésie lyrique; quand il écrivit la prophétie de Joad :
 
Comment en un plomb vil l'or pur s'est-il changé ?
 
…………
 
Quelle Jérusalem nouvelle
 
Sort du fond du désert brillante de clarté?
 
Son Œuvre, à peine comprise, fut conspuée par les beaux-esprits du temps, et il lui fallut attendre près d'un demi-siècle que le peuple lui rendît, comme au ''Cid'', son rang parmi les chefs-d'œuvre. L'imagination a beau parler un langage parfaitement clair et lucide pour l'imagination, elle ne peut être entendue que de l'imagination; toutes les fois que la raison seule s'avise de vouloir juger l’œuvre du poète, celle-ci peut être sûre d'être déclarée folle et fantasque.
 
Mais, dira-t-on peut-être : De même que toute poésie paraît d'abord nécessairement folle, toute folie paraît-elle aussi nécessairement poétique ? suffit-il d'avoir le transport au cerveau pour obtenir un brevet de poète? Si cette question m'était adressée sérieusement, je répondrais que la poésie ne paraît folle qu'aux hommes entièrement privés d'imagination, et que la folie, proprement dite, paraît folle à tout le monde, même aux autres fous. Si la raison vulgaire ne comprend pas la poésie, la raison supérieure, l'intelligence complète, dont l'imagination fait partie, la comprend et l'admire. Il peut arriver que la disproportion soit trop grande entre le génie du poète et l'imagination de tel ou tel individu, de telle ou telle classe même de lecteurs, qui le jugent pourtant et le jugent mal; mais nul, fût-ce Dante, n'a plus d'imagination que le public en masse. Voilà pourquoi l'intervention du temps qui accroît le nombre et la compétence des juges est si nécessaire aux arrêts en matière de goût; voilà pourquoi l'heure vient toujours, où il se trouve assez d'imagination dans la société pour rendre justice aux grands poètes.
 
D'ailleurs on m'aurait mal compris, si l'on concluait de ce qui précède qu'il y a opposition ou dissonance entre la poésie et la raison. Nullement; elles ne sonnent pas, il est vrai, à l'unisson; elles suivent en cela la loi des accords; l'intervalle est plus ou moins hardi, plus ou moins difficile à saisir, mais il est exact et harmonique : il ne faut que posséder le sens nécessaire pour le percevoir. Il existe entre la poésie et la raison une conformité secrète et finale que le temps révèle; quelques anneaux de la chaîne qui les unit ont beau n'être pas visibles, la chaîne existe; il n'y a pas solution de continuité. Le rapport de la science à la poésie n'est pas un rapport de simultanéité, mais de précession, pour ainsi dire; c'est celui du jour à l'aurore, du parfum à la fleur. Ces rapports délicats peuvent échapper aux sens vulgaires, mais n'échappent pas au sens poétique; la science elle-même, un peu plus tôt ou un peu plus tard, les découvre et les manifeste. Pour être appréciée à sa valeur, la poésie a besoin d'être jugée par l'imagination d'aujourd'hui et par la science de demain.
 
Nous avons dit que la philosophie moderne, qui a fait plusieurs beaux travaux psychologiques, a trop négligé l'étude de l'imagination. Nous trouverions, au besoin, la preuve de cette assertion dans un des morceaux, en petit nombre, où l'école psychologique actuelle a essayé de déterminer la nature et les fonctions du génie poétique. On lit le passage suivant dans une dissertation de M. Jouffroy, d'ailleurs pleine de vues élevées sur la philosophie de l'histoire :
 
« La poésie chante les sentimens de l'époque sur le beau et le vrai. Elle exprime la pensée confuse des masses d'une manière plus animée, mais non plus claire, parce qu'elle sent plus vivement cette pensée, sans la comprendre davantage. La philosophie la comprend. Si la poésie la comprenait, elle deviendrait la philosophie, et disparaîtrait. Voilà pourquoi Pope et Voltaire sont des philosophes et non des poètes. Voilà pourquoi la poésie est plus commune et plus belle dans les siècles les moins éclairés, plus rare et plus froide dans les siècles de lumières; voilà pourquoi, dans ceux-ci, elle est le privilège des ignorans. »
 
M. Jouffroy a bien vu, comme nous, que toute vraie poésie est un peu confuse; mais nous différons entièrement avec lui sur la cause de cette obscurité. M. Jouffroy regarde la poésie comme aussi peu intelligente que la pensée des masses, et nous, nous la croyons très intelligente. Nous la croyons plus claire que la pensée des masses; car, en supposant qu'elle soit la même, ce serait cette pensée, plus une formule. Si elle a quelque obscurité au moment où elle se montre, c'est que sans cela, comme dit très bien M. Jouffroy, ce serait la philosophie ou la science, et non la demi-science ou la poésie. Mais si la poésie n'a pas l'évidence scientifique, ce n'est pas, suivant nous, parce qu'elle est en arrière, c'est tout au contraire parce qu'elle est en avant de la science. La poésie paraît obscure, non parce qu'elle ne comprend pas ce que la philosophie démontre ou cherche à démontrer, elle paraît obscure parce qu'elle fait rayonner ses ''ténèbres visibles'' au-delà du point où la philosophie peut atteindre. Étranges ignorans que Goethe, Schiller, Hoffmann et Jean Paul ! Certes, s'ils sont obscurs, ce n'est pas qu'ils ne comprennent les problèmes agités par Kant, Schelling ou Fichte; c'est qu'ils dépassent ces problèmes et cherchent, par la voie de l'imagination, des solutions encore inaccessibles à la philosophie, à moins que celle-ci n'emprunte les procédés poétiques, comme a presque toujours fait l'ontologie.
 
M. Jouffroy continue :
 
« La nature de la poésie la soumet à la loi de changer avec les sentimens populaires, autrement elle cesserait d'être vraie. Le poète ne peut sentir les sentimens d'une autre époque; s'il les exprime, il ne peut qu'en copier l'expression : il est classique; ce qu'il produit n'est pas de la poésie, mais l'imitation d'une poésie qui n'est plus. Voilà pourquoi la mythologie n'est plus poétique; voilà pourquoi le christianisme ne l'est plus guère; voilà pourquoi la liberté le serait tant, si nous la comprenions moins. Les vrais poètes expriment les sentimens de leur époque... »
 
Si M. Jouffroy voulait dire seulement que jamais un siècle ne doit se servir des formules poétiques d'un autre siècle, et que, pour produire l'impression fantastique dont je parlais tout à l'heure, chaque siècle doit trouver une nouvelle langue et de nouveaux symboles, je serais entièrement de son avis; mais ce n'est pas là seulement l'idée qu'il a émise. M. Jouffroy pense que la poésie d'une époque ne peut exprimer que les sentimens de cette époque. Le vrai poète, à son avis, ne peut être que le chantre de son propre temps. C'est ne comprendre que la poésie personnelle; c'est anéantir la poésie d'imagination.
 
L'imagination (et par conséquent la poésie) ne se plaît nulle part aussi peu que dans le temps présent; sans cesse elle est tournée vers le passé ou l'avenir. La double face de Janus serait son plus juste emblème. Ce que les poètes aiment surtout, c'est de reconstruire le monde païen, ou demi-païen, comme Goethe dans la ''Fiancée de Corinthe''; c'est de réfléchir la nature lointaine et les mœurs étrangères, comme Byron dans le ''Giaour''; c'est de réveiller les tournois, les pas d'armes, et de s'asseoir au foyer des vieux manoirs saxons, comme Walter-Scott dans ''Ivanhoe''. La mythologie peut encore être poétique, car dans le système qui créa Psyché, il reste place encore pour bien des ravissantes créations. Le christianisme est encore pour bien long-temps poétique, car les plus belles époques chrétiennes du moyen âge sont encore pleines de mystères. Partout où la science n'a pas terminé son œuvre, il y a place pour la conjecture, pour le rêve, pour la poésie. Sans doute, les vrais artistes sont toujours de leur temps, en ce sens que c'est toujours du point de vue actuel qu'ils se retournent vers le passé, ou plongent leurs regards vers l'avenir; mais le présent n'est pas leur point de mire; il n'est que le point d'appui de leur télescope, le lieu d'où ils observent et où ils rapportent leurs observations; ce qu'ils sont le moins aptes à reproduire poétiquement, c'est le temps où ils vivent. Le lointain est nécessaire à la poésie. La plus grande figure des temps modernes, la figure de Napoléon, n'apparut poétique, même à Béranger, que quand on la vit du piédestal de Sainte-Hélène. L'oeil de l'imagination ne sait voir qu'à distance, comme les yeux du corps qui, placés trop près d'une colonnade ou d'une pyramide, n'en distingueraient ni les proportions ni la hauteur. La critique de tous les temps a commis la faute immense de confondre l'impression du beau avec l'impression poétique. Il n'existe pas, à proprement parler, d'objets poétiques, il y a des objets qui paraissent instantanément grands, beaux ou sublimes; il n'y a pas d'objets qui paraissent instantanément poétiques. L'impression du beau, pour se transformer en impression poétique, a besoin de la magie de la distance, et cette même magie petit rendre poétique le laid lui-même. Aussi rien n'est-il plus faux que le fameux axiome, ''ut pictura poesis'', surtout avec les conséquences qu'on en a déduites. Les arts plastiques ont seuls pour mission de nous donner l'impression du beau; la sculpture, en particulier, limitée, comme elle l'est, aux formes humaines, reconnaît la beauté pour règle unique. La peinture, qui reproduit les couleurs aussi bien que les formes, et qui réfléchit le ciel, la terre et les eaux, admet déjà dans fa beauté plus d'élémens et de combinaisons; enfin, l'architecture plus compréhensive encore, plus indépendante du principe d'imitation, l'architecture, qui est comme l'épopée des arts plastiques, produit peut-être encore plus sûrement le sentiment poétique que le sentiment du beau.
 
Mais, dira-t-on, qu'est-ce que le sentiment poétique? Je ne pense pas qu'il y ait un seul homme assez dépourvu d'imagination pour n'avoir pas éprouvé, au moins une fois en sa vie, cette surexcitation de l'intelligence, ce vertige momentané du cœur et de la pensée que j'appellerai ''état poétique''. Ce phénomène est un des faits psychologiques les moins étudiés, quoique assurément des plus dignes de l'être. J'ai dit tout à l'heure qu'aucun objet, soit dans l'art, soit dans la nature, ne nous cause immédiatement l'impression poétique. On m'objectera que la vue d'un beau ciel, le bruit de la mer qui bat ses rivages, les sons d'une symphonie de Beethoven, le silence d'une cathédrale gothique, passent généralement pour produire ce que je viens d'appeler ''l'état poétique''; j'en conviens; mais il faut bien remarquer que ni la vue du ciel, ni le bruit de la mer, ni le silence de la cathédrale ne nous donnent l'idée poétique de la mer, du ciel, de la cathédrale. Si, à la vue de ces objets, nous rêvons poétiquement, nous rêvons à ce qui n'est pas eux. Ce qui nous émeut poétiquement, ce n'est pas la sensation directe, c'est une sensation occasionelle, oblique, en quelque sorte, engendrée par de secrètes affinités que notre imagination découvre. Vous êtes assis au bord de la mer : est-ce aux flots blanchissans, est-ce aux oiseaux de mer que vous pensez là pendant des heures? Non; vous songez probablement aux premiers jours de votre jeunesse, à vos années écoulées, à l'incertitude de l'avenir, à Dieu peut-être, ou aux hommes. Il en est de même de l'impression causée par une œuvre d'art. L'impression poétique que nous en recevons n'est pas l'impression de cet objet. Vous voilà sous les arceaux gothiques de la cathédrale de Reims ou de Notre-Dame de Paris; si vous examinez ces deux édifices en artiste attentif, vous éprouverez le sentiment du beau et du grand; mais si, cessant de penser à l'œuvre, vous vous abandonnez à l'impression poétique qu'elle fait naître, l'idée de la cathédrale disparaîtra ; vous penserez à Dieu, à la faiblesse de l'homme, que sais-je? à la Marguerite de Goethe, ou bien à toutes les jeunes filles qui ont passé avant le temps sous l'ogive de ce portail; et votre ame, selon son rêve de la veille, suivant l'heure du jour, la couleur du ciel, la clarté des vitraux, tombera dans une rêverie, véritable ''état poétique'', musique intérieure que vous pourrez traduire par des chants ou des vers, si vous êtes poète ou musicien. Hé bien ! cette même cathédrale que vous oubliez quand vous y êtes, un jour, lorsque vous serez loin d'elle, un chant d'église, entendu en traversant un village, vous la rappellera tout à coup. Vous la verrez alors, cette cathédrale, des yeux de l'imagination, dans toute sa hardiesse poétique; vous suivrez dans le ciel son clocher merveilleux, vous reverrez sa nef et ses chapelles, vous entendrez résonner son orgue et son bourdon, vous découvrirez son génie intime et ses rapports avec notre ame, et si vous êtes Schiller vous ferez la ''cloche'', et si vous êtes Victor Hugo, vous ferez ''Notre-Dame de Paris''.
 
Ce que la poésie a le pouvoir d'exprimer, ce n'est donc pas la sensation immédiate que nous recevons des objets, mais le sentiment intérieur qui se forme en nous à l'occasion de ces objets : ce qu'elle est apte à exprimer, ce sont des rapports. Si la poésie n'avait qu'à transcrire la sensation présente, il faudrait que le poète au milieu de la tempête saisît son carnet pour y décrire la tempête ; qu'au milieu d'une nuit de délices, il prît son album pour lui faire la confidence de son bonheur. Rien de cela n'arrive. Les belles tempêtes du Camoens n'ont pas été décrites au milieu de la tourmente, mais quand il était rentré dans le port; ce qu'il chantait sous le ciel brillant des tropiques, ce n'était pas cette belle nature grandiose qui s'étalait sous ses yeux; c'était les fleuves de sa patrie absente et le ''ninho patrio'', comme il l'appelle.
 
L'éloquence peut s'inspirer de la sensation immédiate ; la poésie ne peut guère que la mettre en réserve pour un autre temps. La femme que vous adorez vous a trahi; vous souffrez l'agonie du désespoir; vous lui reprochez sa perfidie; vous pouvez être éloquent, vous êtes passionné, vous parlez sous l'inspiration d'une douleur véritable. Mais est-ce assez pour être poète? Non. La langue poétique a beau vous être familière, l'inspiration poétique est exclusive de toute sensation violente. Demain, quand vous souffrirez moins, ou que vous souffrirez autrement, quand votre plaie toujours vive sera moins saignante, quand vous pourrez regarder votre peine à distance, alors vous pourrez la sentir se changer en émotion poétique, alors vous pourrez rencontrer la poésie de la douleur. Trop troublée par la sensation présente, trop déchirée par la passion actuelle, il faut à la poésie le souvenir de la sensation, et rien que le souvenir. L'éloignement est indispensable pour trouver dans l'expression poétique une jouissance et non une distraction au bonheur; et, dans la peine, une consolation plutôt qu'un redoublement de la souffrance. Si l'éloquence est la traduction, et, en quelque sorte, la voix de la sensation, il n'en est pas ainsi de la poésie. Celle-ci ne reflète pas seulement les images ou les sensations reçues; elle en crée qui sont à elle, c'est-à-dire que des rapports qu'elle découvre entre deux images ou deux idées, elle tire une troisième image ou une troisième idée, expression de ce rapport, et qui est son propre ouvrage. C'est en ce sens que la poésie est créatrice. Remarquons que ce phénomène qui se produit dans l'imagination, et qui constitue le génie poétique, a son analogue dans l'intelligence ou la raison. Entre deux idées, résultats de la sensation, la raison intervient, et le produit de cet acte libre de l'intelligence est ce qu'on appelle un jugement, qui ne résulte pas immédiatement de la sensation, mais de l'activité intellectuelle et qui peut passer ainsi pour l'œuvre de la raison.
 
La nature, qui ne paraît pas moins attentive à la génération dans l'ordre idéal que dans l'ordre physique, a attaché à la formation des idées comme à celle des êtres, une volupté qui nous y invite. A côté de la raison, dont les actes sont réfléchis et volontaire, elle a, dans sa prévoyance infinie, donné à l'intelligence un autre instrument générateur qui agit spontanément et sans attendre l'ordre de la volonté. L'imagination est cet agent, et l'on peut juger de sa puissance, en étudiant les littératures populaires. On peut encore se faire une idée de son énergie, en voyant comment l'imagination fait et défait les langues. La raison, il est vrai, les perfectionne et les régularise; mais c'est l'imagination qui les invente, les entretient et, quand il en est temps, les brise et les renouvelle. Une langue ne meurt que quand elle n'offre plus rien à faire à l'imagination. Est-ce ici un emblème et un symbole? En sera-t-il ainsi de tout le reste? Pour mon compte, je le crois. Le jour où la poésie aura accompli sa tâche; le jour où l'imagination, après avoir épuisé toute la série possible des rapports qui lient Dieu, la nature et l'homme, n'aura plus rien à faire dans le monde; le jour où la science aura proclamé le mot qu'elle cherche et dont elle a aujourd'hui à peine épelé quelques syllabes, l'ensemble des phénomènes actuels que l'on appelle Univers, devra se présenter à nous sous un nouvel aspect. Quand l'homme et le monde se seront compris , l'un ou l'autre devra disparaître, comme une langue usée disparaît pour faire place à un idiome plus compréhensif, à un autre Verbe.
 
CHARLES MAGNIN.
 
 
xxxxxxxxxxxxxx
 
 
(1) Un volume in-8°; au bureau de la Revue.
 
(2) Voyez : ''De la Grèce moderne et de ses rapports avec l'antiquité''; I vol. in-8°, chez Levrault.
 
(3) ''Idées sur la philosophie de l'histoire de l'humanité'', 3 vol. in-8°; chez Le¬vrault.
 
(4) Voyez Zedlerr, ''Universal Lexicon''.
 
(5) ''Richardus de Argentomio''. Peut-être d’Argentan.
 
(6) ''Matthoei Paris Historia major'' ; Tiguri, ajor; Tiguri, 1589, p. 339.
 
(7) Cette lettre, écrite en allemand, est citée par Martin Zeiller, pars II, epist. 507,,p. 700, seq.
 
(8) Rodolphe Bouthrays, ''Botereius, regis historiographus latinus'', avocat au parlement de Paris, qui écrivit, en 1610, ''De rebus in Gallià et pene toto orbe gestis, rapporte, liv. XI, p. 172, avec une très légère nuance d'incrédulité, l'histoire du Juif errant, et notamment son passage à Hambourg en 1564.
 
(9) Cette pièce, vraiment curieuse, est intitulée : « Dissertatio theologica de duobus testibus vivis passionis dominicae, quam auxiliante Jesu Nazareno crucifixo, sub umbone Dn. Sebastiani Niemanni S. S. Th. D. in inclyta propter Salam academia publico eruditorum examini subjicit Martinus Dröscher ad diem xiij octobris. » Jena, 1668, in-8°. - Le savant Schudt, qui cite cette pièce dans son ''Compendium historioe judaicoe'', l'attribue par une bien singulière distraction à Sébast. Niemann.
 
(10) Le traducteur des ''Mémoires'' de Goethe intercale en cet endroit trois mots singulièrement malencontreux: « Ici, dit-il, s'ouvre la scène du ''Nouveau Testament. '' « Ce qui pourrait faire croire qu'il est question d'Ahasvérus dans l'Écriture. Cette méprise devrait bien corriger les traducteurs de l'habitude d'ajouter au texte des mots parasites.
</div>