« Écrivains critiques et historiens littéraires de France - M. Villemain » : différence entre les versions

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{{journal|Ecrivains critiques et historiens littéraires de France - M. Villemain|[[Auteur:Charles Augustin Sainte-Beuve|Sainte-Beuve]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.5, 1836}}
 
 
Un sentiment qui semble naturel à la plupart des écrivains, critiques ou poètes, après le premier moment où l'on s'élançait avec union et enthousiasme dans la carrière, c'est la crainte d'être gêné dans sa libre expansion, d'être frustré dans sa part de louange par les hommes supérieurs qui continuent de nous primer, ou par les hommes distingués qui s'élèvent à côté de nous et nous pressent. Ce sentiment qui paraît être excité surtout aux époques de grande concurrence et de plénitude, au second ou au troisième âge des littératures très cultivées, sentiment utile et bon à vrai dire, en tant qu'il n'est qu'avertissement et aiguillon, devient faux s'il renferme une crainte sérieuse et une tristesse jalouse. A moins de venir à quelque époque encore brute, inégale et demi-barbare, à moins d'être un de ces hommes quasi fabuleux (Homère, Dante.... Shakspeare en est le dernier), qui obscurcissent, éteignent leurs contemporains, les engloutissent tous et les confisquent, pour ainsi dire, en une seule gloire; à moins d'être cela, ce qui, j'en conviens, est incomparable, il y a avantage encore, même au point de vue de la gloire, à naître à une époque peuplée de noms et de chaque coin éclairée. Voyez en effet : le nombre, le rapprochement, ont-ils jamais nui aux brillans champions de la pensée, de la poésie, ou de l'éloquence? tout au contraire; et, si l'on regarde dans le passé, combien, sans remonter plus haut que le règne de Louis XIV, cette rencontre inouie, cette émulation en tous genres de grands esprits, de talens contemporains, ne contribue-t-elle pas à la lumière distincte dont chaque front de loin nous luit? Au siècle suivant de même. Et si, à un horizon beaucoup plus rapproché, et, dans des limites moindres, nous regardons derrière nous, a-t-il donc nui aux hommes qui président à cette ouverture de l'époque de la Restauration, à cette espèce de petite Renaissance, et qui composent le groupe de l'histoire, de la philosophie, de la critique et de l'éloquence littéraire, à cette génération qui nous précède immédiatement et dans laquelle nous saluons nos maîtres, leur a-t-il nui d'être plusieurs, - d'être au nombre de trois, rivaux et divers dans ces chaires retentissantes, dont le souvenir forme encore la meilleure partie de leur gloire? Et ailleurs, dans la critique courante, dans la poésie, combien n'a-t-il pas servi aux esprits d'être en nombre, en groupes opposés! et comme cela aide plutôt à la figure qu'à cette courte distance ils font déjà! On est en effet, tous contemporains, amis ou rivaux, dans son époque, comme un équipage à bord d'un navire, à bord d'une aventureuse ''Argo''. Plus l'équipage est nombreux, brillant dans son ensemble, composé de héros qu'on peut nommer, plus aussi la gloire de chacun y gagne, et plus il est avantageux d'en faire partie. Ce qui de près est souvent une lutte et une souffrance entre vivans, est de loin, pour la postérité, un concert. Les uns étaient à la poupe, les autres à la proue; voilà pour elle toute la différence. Si cela est vrai, comme nous le disons, des hautes époques et des ''Siècles de Louis XIV'', cela ne l'est pas moins des époques plus difficiles où la grande gloire est plus rare, et qui ont surtout à se défendre contre les comparaisons onéreuses du passé et le flot grossissant de l'avenir, par la réunion des nobles efforts, par la masse, le redoublement, des connaissances étendues, et choisies, et dans la diminution. inévitable de ce qu'on peut appeler proprement ''génies créateurs''; par le nombre des talens distingués, ingénieux, intelligens instruits et nourris en toute matière d'art, d'étude et de pensée, séduisans à lire, éloquens à entendre, conservateurs avec goût, novateurs avec décence.
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(a) et (b) : corrections apportées, suite à l’ ERRATA. - Dans l'article de M. Sainte-Beuve sur M. Villemain, inséré dans notre précédent numéro, page 59, au lieu de : « il y (au Lycée « impérial) rencontra pour professeur de rhétorique M. Castel, et pour « proviseur Luce de Lancival, deux universitaires, etc., etc. » lisez : « il y rencontra, pour professeur de rhétorique latine, M. Castel, et de rhétorique française, Luce de Lancival, deux universitaires, etc., etc. Quelques lignes plus bas, au lieu de : M. Dernod, lisez : M. Desrenaudes.
 
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J'ai nommé Victorin Fabre, et cet écrivain honorable, qui s'annonçait avec tant de promesses, que tant de bons juges désignaient sans hésiter à la gloire, et qui s'est éteint tout entier oublié, mérite bien un mot de moi. Né dans le Midi, venu à Paris dans les premières années du siècle, et disciple studieux, ardent, de l'école républicaine et philosophique, de Garat, Ginguené, Chénier, il présente avec le jeune et facile rival qui, pour coup d'essai, le détrôna, des contrastes frappans, et dont tous n'étaient pas à son désavantage. Victorin Fabre est exactement sorti du XVIIIe siècle; il en a les convictions (en tant que déisme), l'inspiration politique, les habitudes d'analyse, les procédés d'écrire laborieux, fermes et raisonnés. Il a décomposé la phrase de Rousseau et de Buffon, il en a mesuré les nombres; il remonte par eux à Bossuet; il remonte à travers Condillac à Fénelon. Pareillement pour les anciens; comme Marie-Joseph Chénier, son maître, c'est à travers l'antiquité latine qu'il atteint la Grèce. Tacite et Sénèque sont plus voisins de lui que le chœur des ''Troyennes''; il s'applique, il analyse; rien de vague, d'effleuré d'abord, rien dont il ne veuille scrupuleusement se rendre compte. ''L'Éloge de Corneille'', par lequel il débuta en 1808 aussi brillamment que M. Villemain en 1812 par celui de Montaigne, présente ce genre de qualités et de formes, à un moindre degré pourtant que ses ''Éloges de La Bruyère'' et de ''Montaigne'', morceaux approfondis et d'un grave caractère. Victorin Fabre subit, par malheur, tous les inconvéniens de l'école à laquelle il se voua et de la manière qu'il ne sut pas renouveler. Vaincu dans le concours de ''Montaigne'', il ne tarda pas à quitter Paris et l'arène, comme fait le taureau noblement jaloux, qui cède le champ au jeune vainqueur. Retiré dans sa province méridionale où l'enchaînaient d'honorables devoirs fortement compris, où le refoulaient des douleurs patriotiques et républicaines qu'il est beau à lui d'avoir exagérées, il perdit assez vite le sentiment vrai des choses, il fit fausse voie dans sa destinée. Des entreprises de grands ouvrages le tentèrent; à force de creuser, il tomba dans l'abstrus, il s'y obéra. Il y a, je me le suis dit souvent, un jour décisif et fatal après la première jeunesse, après les premiers triomphes; il s'agit de réaliser les espérances, de pousser sa conquête, d'asseoir sa seconde et définitive destinée. Cela est plus difficile et on y réussit souvent bien moins qu'aux premiers abords déjà si difficiles à surmonter. Au sortir donc des gorges et des rampes étroites où nous avons gravi long-temps, où nous avons fini par triompher et nous acquérir quelque nom, nous nous trouvons, grace à notre succès même, portés sur le plateau, dans la plaine; il s'agit de faire bonne figure au soleil et devant tous dans cette nouvelle position, et de tenir décemment la campagne. Ce qui semblait tout à l'heure un gros de troupes à notre suite, n'est souvent plus alors qu'une poignée. Combien de talens pleins de promesses ont succombé à l'épreuve! C'est ce jour-là qu'on distingue celui qui n'était qu'un hardi et brillant partisan, de l'homme qui va être, sinon un conquérant de génie, du moins un esprit d'étendue, d'habileté et de ressources. Victorin Fabre se trompa; les convictions enracinées, le besoin d'approfondir, toutes ces choses honorables lui devinrent funestes. Quand il revit Paris dix années après son départ, le monde avait changé, et en se rencontrant l'un l'autre, ils ne se reconnurent plus. Je l'ai visité, je l'ai entendu quelquefois alors; la science et la bienveillance respiraient en lui; mais la blessure était grande. Dans l'illusion de ses regrets, il parlait de 1811 et des concours glorieux comme d'hier. Il avait presque dîné la veille avec le cardinal Maury, et il ne faisait que quitter M. Suard. Son jeune rival, qui depuis ce temps avait beaucoup vu et entendu, et qui s'était renouvelé sur bien des points, me fait, par rapport à lui retardataire et laissé sur le chemin, le même effet que le glorieux René dépassant de mille stades Oberman immobile et oublié. J'admire, je salue la gloire, et les génies, les talens qui la justifient et la remplissent; mais je plains et j'aime aussi ces hommes dont le vœu et souvent la force étaient plus larges que la gêne du sort.
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Vers 1827, par le silence à peu près absolu des autres chaires et la disette de toute parole publique dont on était affamé, par la gravité des circonstances qui allaient jusqu'à menacer l'expression de la pensée littéraire, et par les développemens croissans du professeur, le cours de M. Villemain avait pris une influence immense; chacune de ses leçons était un évènement et une fête. C'est peu après qu'on se mit à les recueillir par la sténographie. On en a cinq volumes, deux sur le moyen-âge, trois sur le dix-huitième siècle ; un sixième volume, qui complète ce siècle et en retrace le commencement, va paraître, refait de souvenir par l'auteur. Chacun dans cette lecture peut apprécier la marche du critique, le procédé savant des tableaux, la nouveauté expressive des figures, cette théorie éparse, dissimulée, qui est à la fois nulle part et partout, se retrouvant de préférence dans des faits vivans, dans des rapprochemens inattendus, et comme en action ; cette lumière enfin distribuée par une multitude d'aperçus et pénétrant tout ce qu'elle touche. Mais, malgré la révision de l'auteur, combien de qualités mobiles, de composés pour ainsi dire instantanés, ont disparu, ou du moins se sont modifiés en se fixant, et dont ceux qui ont assiduement entendu le maître, peuvent seuls rendre aujourd'hui témoignage ! Il y a l'accent qui insinuait, le geste qui achevait, la saillie qui osait, qui se reprenait et s'apaisait aussitôt, qui, comme une vague échappée et prête à faire écume, rentrait tout à coup au sein du discours avec grace, et la nuance de plaisir et de pensée, et l'impression née de cet ensemble; il y a l'orateur, la merveille elle-même, comme disait moins poliment le rival vaincu du grand Athénien.
 
L'originalité de M. Villemain dans sa critique professée, ce qui lui constitue une grande place inconnue avant lui et impossible depuis à tout autre c'est de n'avoir pas été un critique de détail, d'application textuelle de quatre ou cinq principes de goût à l'examen des chefs-d'œuvre, un simple praticien éclairé, comme La Harpe l'a été à merveille dans les belles parties de son Cours ; c'est de n'avoir pas été un ''historien'' littéraire à proprement parler, et dans ce vaste pays mal défriché, dont on ne connaissait bien alors que quelques grandes capitales et leurs alentours, de ne s'être pas choisi un sujet circonscrit, tel ou tel siècle antérieur, y suivant pied à pied ses lignes d'investigation, y élargissant laborieusement son chemin, y instituant une littérature historique, scientifique en quelque sorte, ne reculant pas devant l'appareil de la dissertation, comme fait M. Fauriel pour prendre un excellent exemple, comme doivent faire et font les jeunes et savans professeurs qui, succédant dans la carrière à M. Villemain, veulent être originaux et utiles après lui. Son procédé est autre et tout complexe. M. Dubois dans ''le Globe'' (l)<ref> 7 mai 1828 et ailleurs.</ref> l’avait déjà très bien démêlé. M. Villemain, nourri de l'histoire de l'antiquité et des littératures modernes, de plus en plus attentif à n'asseoir son jugement des œuvres que dans une étude approfondie de l'époque et de la vie de l'auteur, et en cela si différent des critiques précédens qui s'en tiennent à un portrait général au plus, et à des jugemens de goût et de diction, ne diffère pas moins des autres appliqués et ingénieux savans; sa manière est libre en effet, littéraire, oratoire, non asservie à l'investigation minutieuse et à la série des faits, plus à la merci de l'émotion et de l'éloquence. L'histoire, chez lui prête sa lumière à l'imagination, le précepte se fond dans la peinture. Cette admirable position, qu'il a tenue pendant six années ininterrompues, était singulièrement appropriée au cadre même de la Restauration, à ces générations mixtes, brillantes, excitées en tous sens, à cette jeune croisade empressée d'érudition hâtive et renaissante, d'imagination pleine d'espoir, et de générosité trop tôt satisfaite ou déçue, M. Villemain, dans le domaine infini de la connaissance littéraire, mena à sa suite et à coté de lui cette rapide jeunesse, ouvrant pour elle dans la belle forêt trois ou quatre longues perspectives, là même où les routes royales des grands siècles manquaient; mais ces perspectives, si heureusement ouvertes par lui et qui suffisent à marquer son glorieux passage, se refermeraient derrière, si de nouveau-venus ne travaillaient à les tenir libres, à les limiter et à les paver pour ainsi dire c'est l'heure maintenant de ne plus traverser la forêt, comme Elisabeth à Windsor, comme François Ier en chasse brillante dans celle de Fontainebleau, mais de s'y établir en ingénieurs, hélas!, et presque en géomètres, d'en mesurer les côtés et toutes les lignes.
 
Quel art chez M. Villemain construisait â chaque moment, soutenait et rendait vivante cette composition d'enseignement toujours libre et renouvelée? comment cet assemblage, indéfinissable de tant d'élémens divers et fugitifs ne faisait-il jamais faute, et, pareil aux divins trépieds, s'animait-il de lui-même? Comment se recréait-il sans cesse avec nouveauté et fraîcheur, après la sixième année comme au premier jour, aux regards émerveillés? C'est là l'incomparable talent, le génie propre de M. Villemain, son ''art'' et son ''centre'' dans un sens aussi vrai qu'on le peut dire des poètes.
 
M. Villemain, quand il écrit, gagne sans doute en perfection, en poli, en pensée plus nourrie et mieux ménagée, mais il y a quelque chose qu'il n'a plus; quand il est lui écrivain, il n'est pas lui orateur. Le dirai-je? il songe peut-être à trop de personnes en écrivant; en voulant tout concilier, il se tient lui-même en échec, il s’émousse à dessein quelquefois. Le vif et le mordant de ce rare esprit, sa liberté tout entière ne se déploie ou que dans le tête-à-tête ou que devant tous. Devant tous l'instinct l'emporte, la verve s'en mêle, le mot jaillit. Dans cette chaire où il monte avec une négligence qui, pour être extrême, n'est pas disgracieuse, dans cette chaire où il se courbe, sur laquelle il frappe, avec un manque apparent de gravité qui donne le démenti aux préceptes de Cicéron et qui brave le ''deformitas agendi'' interdit à l'orateur, écoutez-le ! sa voix sonore et chantante avec agrément, mélodieuse et sachant les nombres, a dès l'abord tout racheté. II se penche, il s'avance des lèvres vers I'auditoire. Si le premier banc, légèrement reconnu, ne le préoccupe pas trop, ne le gêne point par quelques figures peu compatibles et contradictoires, sa parole se lance. Il s'inquiète encore de son auditoire sans doute, mais c'est de tous alors et non de quelques-uns. Son esprit alerte et souple donne sur tous les points à la fois de cette demi-circonférence qui ondule et frémit d'une rumeur flatteuse autour de lui. Il ne se tient pas serré au centre, ferme et ''ramassé'' en soi comme Bossuet l'a dit quelque part de l'abbé de Rancé ; - non; - il ne ramène pas à lui impérieusement son auditoire sur un point principal, autour de la monade ''moi'', comme faisait dans sa manière différemment admirable M. Cousin. Mais penché au dehors, rayonnant vers tous, cherchant, demandant alentour le point d'appui et l'aiguillon, questionnant, et, pour ainsi dire, agaçant à la fois toutes les intelligences, allant, venant, voltigeant sur les flancs et comme aux deux ailes de sa pensée; quel spectacle amusant et actif, quelle étude délicieuse que de l'entendre! Quelle révélation, pour qui sait les saisir, sur les secrets de naissance de la pensée littéraire ! Et là où il faut se souvenir, sa mémoire vaste, distincte, actuelle, et qui a un certain tour d'invention, devient un nouvel étonnement. De même que son érudition classique est sans calepin, sa mémoire d'orateur porte tout avec elle; elle égale, je le parierais, celle d'Hortensius; elle n'a pas l'air, je vous assure, de se rattacher du tout aux compartimens du plafond comme Quintilien le raconte de Métrodore. Si le passage de l'auteur à citer ne se trouve pas assez tôt sous la main, elle le sait tout entier et le récite ; elle est inexorable aussi pour les mauvaises phrases et les citations moqueuses; dans l'entraînement de la parole, à force de présence d'esprit, elle lui a joué plus d'une malice. Car son irrésistible naturel s'échappe alors; il a ce que les anciens appelaient les jeux de l'orateur (''dicta, sales''), l'anecdote aiguisée, la sortie imprévue, que son masque expressif et spirituel accompagne; et si la saillie est trop forte, trop hardie (jamais pour le goût!), si elle a trop porté, il la ressaisit au vol, il la retire, et elle échappe encore; et c'est alors une lutte engagée de la vivacité et de la prudence, un miracle de flexibilité et de contours, et de saillies lancées, reprises, rétractées, expliquées, toujours au triomphe du sens et de la grace (2)<ref> M. Villemain me paraît assez exactement appartenir à cette classe d'orateurs que Cicéron caractérise à divers endroits de ses œuvres de rhétorique, par ces expressions : « Tenues, acuti, omnia docentes et dilucidiora facientes , subtili quâdam et pressâ oratione limati,... faceti, florentes etiam et leviter ornati,... in narrando venusti. » Il a ''l'acumen'' plutôt que le ''lenitas'' ou le ''vis'', ce qui, suivant Cicéron, rend surtout propre à enseigner.</ref>.
 
M. Dubois, caractérisant dans le ''Globe'' cette sorte l'éblouissement causé par la parole de M. Villemain, ajoutait avec sa vivacité pittoresque de critique : « Mais, lorsqu'on est aguerri au feu, si j'ose ainsi parler, c'est alors qu'on est frappé de la fécondité, de la sagacité, de l'étendue et de la justesse des vues du professeur. » Benjamin Constant, dans un charmant portrait de femme, a parlé de ces traits d'esprit, qui sont comme des coups de fusil tirés sur les idées et qui mettent la conversation en déroute. S'il fallait s'aguerrir au feu spirituel et éblouissant de M. Villemain afin de bien saisir ce qui était derrière, l'idée et le sens du discours n'en souffraient jamais. Pour le prendre au complet et embrasser à fond toute l'étendue de ses ressources dans ce genre de composition oratoire si mobile et si mélangé, notons quatre points principaux et comme quatre grands camps de réserve qu'il avait su asseoir à distances convenables et où il puisait sans cesse. Déjà maître de l'antiquité et des sources grecques si mal fréquentées en général, ayant derrière lui pour fond de scène ces cimes sacrées, il s'était fait dans l'étude des Pères un autre fond d'antiquité plus rapproché, et d'une comparaison plus neuve. Introduit pour la première fois à cette lecture à l'occasion d'un ''Essai sur l'Oraison funèbre'' qui complète ''l'Essai sur les Éloges'' de Thomas, il était tout d'abord allé, selon la nature de son esprit d'abeille, au miel contenu dans le tronc de ces vieux chênes. Il nous en a donné un extrait précieux dans d'éloquentes pages sur les Pères du Christianisme; mais en ne cessant de les relire et de les étudier, il y découvrait chaque jour davantage; et peut-être une histoire ''des premières sociétés chrétiennes'' en pourra plus tard sortir. Voilà déjà deux belles et puissantes positions occupées par M. Villemain, l'antiquité classique et l'antiquité chrétienne; la troisième fut l'Angleterre, Milton, Shakspeare et les orateurs anglais. Ce nouveau choix est habile. L'Allemagne convenait peu à M. Villemain, il n'a pas mal fait de l'ignorer ou du moins de ne la savoir que par ouï-dire; les questions sur ce terrain mouvant sont peu commodes à aborder; on se perd dans des restes de Forêt-Noire. L'esprit net et concis du grand professeur y répugnait et avec raison. En transportant le débat en Angleterre, sur un sol circonscrit et autour de monumens irréguliers quelquefois, mais mesurables et visibles par tous les points, il pourvoyait à sa supériorité de critique, à sa sécurité de juge. Eh ! quel plus bau rendez-vous de discussion, quelle plus dominante vue sur les tournois littéraires du jour que les balcons de Shakspeare! s'il n'y avait eu alors les Auger, Arnault et quelques autres, je pourrais ajouter : quel plus inviolable tour pour assister de haut et pour ne se mêler qu'à son heure au combat! Enfin, comme quatrième et essentielle position, M. Villemain se porta au cœur du moyen-âge par ses études sur Grégoire VII. La gloire historique, qui, d'après l'exemple d'Augustin Thierry, le tente noblement, et qui est en effet le seul vœu d'agrandissement légitime qu'il ait à former, lui suggéra ce sujet et ces travaux, d'où il retira incidemment tant de profit pour sa critique littéraire. On conçoit donc qu'avec ces quatre réserves ainsi ménagées sur une base étendue, M. Villemain, critique et professeur, put se procurer, à tout instant, de quoi qu'il s'agît, le secours de maintes comparaisons, de maints rapports piquans ou lumineux : sa célérité volait d'un camp à l'autre ; il s'y repliait sans peine au besoin, et, pour dire un mot qui n'est guère de sa langue choisie, il s'y ravitaillait toujours. Chez beaucoup de critiques de coup d'œil ferme d'ailleurs et pénétrant, les spécialités trop isolées ou trop ramassées ne donnent pas autant de champ et d'horizon. Si sur quelques-uns de ces points isolés, d'art principalement, M. Villemain ne nous semble ni assez, prompt, ni assez formel, c'est que le parfait critique, comme Cicéron l'a dit de l'orateur, est impossible à trouver.
 
Dans le plein du succès de M. Villemain, un jour d'été de 1827, vers la fin du ministère Villèle, un auditeur s'était glissé dans la foule, quelques instans avant l'entrée du maître; mais il s 'était mal dérobé aux regards, en s’asseyant bien vite sous la statue de Fénelon. M. de Châteaubriand entendit M. Villemain parler de Milton, de ce ''Paradis perdu'' qu'il traduit aujourd'hui, et qu'on attend. Une ou deux allusions bien naturelles et inévitables, jaillirent du front du grand aveugle biblique sur celui du chantre des chrétiennes amours. Des applaudissemens inextinguibles solennisèrent ce Moment, où tant de jeunes yeux brillaient d'étincelles et de larmes; c'était aussi un serment de liberté et d'avenir. La salle entière se leva, la statue de Fénelon dénonçait l'idole. Fontanes, de quelque endroit du plafond, regardait ses deux amis, et jouissait, mais s'étonnait de tant d'audace.
 
M. Villemain n'est pas poète; il a probablement fait autrefois de jolis vers latins. Je ne sais de lui que deux vers français, et encore, comme c'est un début en vers croisés, ils ne riment pas. Mais, comme tous les grands critiques; il a son poète, et ce poète c'est M. de Châteaubriant. Après l'antiquité grecque ou chrétienne, après son moyen-âge et Shakspeare, il est un lieu où M. Villemain, professeur, a toujours aimé toucher, vers la fin du discours, comme on arrivait avec joie près du temple de Delphes, sur ce terrain sacré où cessaient les guerres. Tout ce culte de l'imagination, qui est la vertu, la foi, l'éloquence du critique, il le transporte, parmi les contemporains, sur M. de Châteaubriand. M. de. Lamartine seul a partagé quelquefois les honneurs de ces citations toujours certaines et applaudies. M. Villemain aime donc M. de Châteaubriant, et c'est un trait de son talent de critique. On est heureux, dit-il, de le connaître, de vivre de son temps. On comparaît je ne sais plus quel style de nos jours à celui-là : «Oh! ne touchez pas, s’écria-t-il aux armes de Roland. » Après quelque intervalle, quelque refroidissement peut-être, dû à la politique, à la première rencontre, en entendant de nouveau des accens de cette ''prose cadencée'' dont parla si bien Fontanes, tout est oublié, tout se ravive; l'admiration refleurit plus jeune. Il dirait volontiers, comme Pline : « Mais ne serait-ce pas une indignité, qu'on ne pût admirer à son aise et tout haut un homme digne d'admiration, parce qu'il nous arrive de le voir, de le connaître et de le posséder?»
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Je lui reprocherai pourtant, dans les belles routes où il marche, et sur un exemple récent, cette inclination partiale à guider son cortège vers les génies les plus fréquentés, et son faible, de consulter d'avance, et de ne jamais étonner ni redresser, dans ses jugemens sur les poètes, les sentences de la faveur populaire. En son bel article sur Byron, déjà cité, il offense, il évince presque en deux mots du rang des vrais poètes le tendre et profond Cowper, le sublime Wordsworth; il les rejette négligemment parmi les esprits ''singuliers et maladifs'', êtres sans puissance sur l'imagination des autres hommes. Pour nous, aux yeux de qui Byron, si nettement saisi par M. Villemain, ne semble pas moins singulier qu'eux et moins bizarre, nous souffrons d'une dispensation si inégale de la part du critique fait pour donner la loi à ces ombres flottantes du public des poètes, encore plus, que pour la suivre. Non, l'auteur de ''Michaël'', ou du ''Vieux Mendiant du Cumberland'' (pour prendre au hasard de courts et enchanteurs poèmes), n'est pas inférieur à Byron en génie simple, en peinture naturelle et profonde, comme il l'est en gloire. Non, dans les arts, dans la poésie, non plus qu'en diverses matières humaines, le succès n'est pas la bonne mesure, et l'applaudissement soudain, décerné à bon droit à quelques-uns, ne prouve pas contre la lutte ou l'isolement prolongé de quelques autres. Les beaux-arts et la poésie, dans toute une partie essentielle, sont et doivent être des industries singulières et par un coin secrètes, des initiations, à certains égards, d'esprits merveilleux, des ''savoir-faire'' dédaliens, où n'atteint pas le grand nombre, mais à quoi il finit par croire, sur la foi de son impression sans doute, mais de son impression dirigée et quelquefois créée par les critiques et connaisseurs. A cela M. Villemain, entre autres raisons plausibles, aura à répondre que de telles distinctions, en les supposant quelque peu vraies, sont du cabinet et de l'atelier bien plus que, de la large scène de l'enseignement, et qu'elles s'adaptent mal au point de vue de la critique distribuable à tous et de l'amphithéâtre.
 
J'en finis avec ces chicanes qui ne portent, on le voit, que sur des détails très secondaires dans le développement et l'œuvre si riche de M. Villemain. A qui conviendrait-il mieux d'en reconnaître l'influence et le profit, qu'à nous en particulier, qui de plus, dans notre faible rôle, l'avons rencontré toujours si ami, si indulgent? Combien de fois, au temps même de ces cours nourrissans où nous nous rafraîchissions avec toute la jeunesse, vers 1829, encore émus de sa parole que nous venions de quitter si éloquente, ne l'avons-nous pas retrouvé, esprit tout divers et inépuisable de grace dans des causeries nouvelles? J'ai souvenir de quelques promenades d'alors et de bien des discours sensés, fleuris, mélancoliques un peu, car il était triste, par ses yeux souffrans encore, par les désirs contrariés d'un bonheur qu'il a depuis trouvé dans le mariage, par les circonstances publiques enfin. Ce n'était ni verve ni saillie éblouissante, mais quelque chose de plus doux; une pensée perpétuelle sans effort, de l'animation sans fumée ni flamme, la proportion juste des idées, chaque objet saisi à son point et avec détachement, tout le nonchaloir des loisirs. Des souvenirs bien assortis, des citations piquantes, ornaient le sérieux sans le rompre. Rencontrait-on en passant des roses odorantes, il lui échappait quelque distique de Martial sur les roses (3)<ref> C’était peut-être ce passage-ci : ''Ut rosa delectat,metitur, quoe pollice primo''; ou cet autre : ''Sutilibus sertis omne rubebat iter; ou peut être enfin :<br/>
Rara juvant; raris sic major gratia pomis : <br/>
Hibernae pretium sic meruere rosae.</ref>, et l'entretien reprenait, assez pareil, je me figure, si on avait su y donner la réplique, à ces belles formes de conversations morales, entremêlées aussi de vers, qu'affectionne Cicéron, pendant les intervalles du Forum, pendant les heures tristes de la patrie.
 
M. Villemain n'a pas fondé d'école à proprement parler. Ce mélange, cette construction élégante et savante d'idées, de faits nombreux, d'aperçus et de rapprochemens, n'avait d'unité qu'en lui, et s'est comme dispersée au moment où il s'est tu. Mais tous ceux qui en étaient dignes y ont participé par quelque endroit précieux, et quiconque l'a entendu est son élève. Parmi les hommes qui, presque contemporains de M. Villemain, semblent briller d'une nuance radoucie de son talent, je ne veux pourtant pas oublier ici un maître bien loué de ceux qui l'approchent, et qui soutient une partie du difficile héritage. M. Patin, qui analysait le cours de M. Villemain dans le ''Globe'', qui débuta après lui par des couronnes académiques, a porté dans la poésie latine qu'il professe un sel délicat et rare, une urbanité élégante et simple, une aménité de parole où l'art disparaît, pour ainsi dire, dans une décence naturelle. On peut apprécier par lui certaines qualités fines de M. Villemain, qui se trouvent là comme séparées. Pour se dire combien M. Villemain tranche par sa critique avec la manière et le fond de 'l'école philosophique du XVIIIe siècle , qu'on essaie de comparer un moment M. Patin dans sa fleur de Grèce et de Fénelon, avec les procédés et les inspirations de Victorin Fabre, dernier élève sérieux de l'autre école.
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(1) 7 mai 1828 et ailleurs.
 
(2) M. Villemain me paraît assez exactement appartenir à cette classe d'orateurs que Cicéron caractérise à divers endroits de ses œuvres de rhétorique, par ces expressions : « Tenues, acuti, omnia docentes et dilucidiora facientes , subtili quâdam et pressâ oratione limati,... faceti, florentes etiam et leviter ornati,... in narrando venusti. » Il a ''l'acumen'' plutôt que le ''lenitas'' ou le ''vis'', ce qui, suivant Cicéron, rend surtout propre à enseigner.
 
(3) C’était peut-être ce passage-ci : ''Ut rosa delectat,metitur, quoe pollice primo''; ou cet autre : ''Sutilibus sertis omne rubebat iter; ou peut être enfin :
 
Rara juvant; raris sic major gratia pomis :
 
Hibernae pretium sic meruere rosae,
 
 
SAINTE-BEUVE.
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