« Jocelyn par Alphonse de Lamartine » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
YannBot (discussion | contributions)
m Bot: Fixing redirects
Zoé (discussion | contributions)
mAucun résumé des modifications
Ligne 1 :
{{TextQuality|75%}}<div class="text">
{{journal|Jocelyn par Alphonse de Lamartine <ref> Librairie de Gosselin et Furne, 2 vol. in-8°.</ref>|[[Auteur:Charles Augustin Sainte-Beuve|Sainte-Beuve]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.5, 1836}}
 
 
Bien des talens poétiques, des demi-talens, après les premiers succès et un éclat passager d'espérances, ne survivent pas à la jeunesse; ou même une première et seule production heureuse les épuise, comme ces beautés fragiles qu'un premier enfant détruit. Les vraies beautés ne sont pas ainsi, les vrais talens encore moins : ils se renouvellent, s'augmentent long-temps, se soutiennent et varient avec les âges. Pour ne prendre que les génies lyriques, c'est-à-dire ceux qui excellent à revêtir toutes les émotions de leur ame par l'image et par le nombre, leur faculté n'est jamais plus grande, plus au complet qu'après la jeunesse et durant le milieu de la vie. D'ordinaire ils ont débuté par chanter l'amour; tout autre intérêt, tout autre charme se perdait dans celui-là : mais à mesure que ce ravissement intérieur a cessé, leur ame s'est élargie vers plus d'objets. L'œuvre ne s'est plus reproduite peut-être aussi saillante aux yeux du public qu'au début; mais la faculté qui se manifeste dans les œuvres successives a grandi. L'ame du vrai poète lyrique, après qu'y pâlit l'amour, est comme un Bosphore où le feu grégeois n'illumine plus la nuit, et qui éclaire moins ses rivages, mais qui les réfléchit mieux. Tout poète-amant dit plus ou moins à son amie :
 
::Aimons-nous, ô ma bien-aimée,
::Et rions des soucis qui bercent les mortels !
 
Et rions des soucis qui bercent les mortels !
 
 
Quand la sublime illusion cesse, quand l'amour a revolé aux cieux, tout le monde d'alentour reparaît, dans une ombre d'abord, mais bientôt tout s'éclaire comme d'une aube croissante; l'humanité reprend sa place dans l'univers. Le sentiment unique, qui avait tout laissé désert en s'enfuyant, se retrouve successivement en beaucoup d'autres sentimens dont chacun est moindre, mais dont l'ensemble anime et reflète à un point de vue vrai la création. Que fera le poète lyrique alors, sous l'empire de cette faculté immense, plus calme, mais qui déborde en s'amoncelant, plus désintéressée, plus froide en apparence, mais si prompte à s'ébranler au moindre souffle et à rouvrir ses profondeurs émues? Oh! que de sons inépuisables, renaissans, perpétuels, on entendrait, on noterait, près de lui, si on l'écoutait dans ses solitudes aux automnes ou aux printemps! Que de fleurs les brises commençantes vous apporteraient sous son ombre; que de feuilles demi-mortes, les premiers aquilons ! Car tout lui parle; si l'unique et brillante pensée ne tient plus son cœur, il n'est non plus indifférent à rien. L'oiseau qui passe, la voile qui blanchit, la mouche heureuse qui scintille dans le soleil, se peignent plus distincts que jamais dans ce lac de l'ame, uni à la surface, et dont les grandes douleurs ont creusé et abîmé le fond. Le chant du pâtre, les voix de la famille assise un moment dans le sillon, tout ce qui a le son de la vie, répond en lui à des places secrètes, et le provoque à dire les joies ou les douleurs des mortels. Tant de flambeaux chéris, qui pour lui ont disparu de la terre, éclairent par derrière au loin, en mille endroits indéterminés, la scène; à chaque reflet passager, partout où il entend un bruit, un soupir, où il voit une beauté une grace, il dit : ''C'est là''. Le grand poète lyrique, à cet âge de calme et de mélancolique puissance, s'il se dérobe un instant aux obsessions des affaires et du monde pour remettre le pied dans ses solitudes, sent donc aussitôt et à chaque pas déborder en lui des chants involontaires; il les livre comme la nature fait ses germes, il ne les compte plus. Et pourtant l'art est quelque chose; la gloire a ses droits; elle parle aussi à son heure, même aux plus négligentes de ces divines natures. Le besoin de recueillir dans une œuvre définitive tant de force féconde et tant de richesses nées du cœur, se fait sentir et devient le rêve qui, comme l'ombre, s'accroît avec les années. On se dit que le chant tout seul n'est peut-être pas un monument suffisant dans la mémoire des hommes, de ceux qui n'auront pas, jeunes eux-mêmes, entendu la jeune voix du poète; on se dit qu'une harpe éolienne n'éternise pas d'assez loin un tombeau. Heureux le poète lyrique, le frère harmonieux des Coleridge et des Wordsworth, qui peut à temps, et mieux qu'eux, se ménager une œuvre d'ensemble, une œuvre (s'il est possible) qu'une lente perfection accomplisse ; où ne sera pas plus de génie assurément que dans ces feuilles sibyllines éparses, ame sacrée du poète, mais une œuvre plus commode à comprendre et à saisir des générations survenantes, - espèce d'urne portative, que la Caravane humaine, en ses marches forcées, ne laisse pas derrière, et dans laquelle elle conserve à jamais une gloire !
Ligne 18 ⟶ 15 :
La grande épopée qu'il prépare, et dont nous possédons déjà mieux que des promesses, ne peut que gagner à ces mouvemens d'un si noble esprit. Désormais, on le voit, ce n'est plus par le côté des perspectives, ni par aucune restriction de coup-d'oeil, qu'elle aurait chance de manquer. Le mot même d'épopée ''humanitaire'' a été prononcé dans sa préface récente par le poète. C'est à lui, doué plus qu'aucun du don divin, de savoir et de vouloir enclore dans la forme durable ces grandes idées dégagées, de faire qu'elles vivent aux yeux, et qu'elles se terminent par des contours, et qu'elles se composent dans des ensembles, qu'avoue l'éternelle Beauté. Mais tenons-nous en au gage le plus sûr, tenons-nous à ce que nous possédons.
 
On n'a à s'inquiéter en rien de la manière dont ''Jocelyn'' se rattache, comme épisode, au grand poème annoncé. Le prologue et l'épilogue font une bordure qui découpe l'épisode dans le tout, et nous l’offre en tableau complet; c'est comme tel que nous le jugerons. - Jocelyn est un enfant des champs et du hameau ; malgré ce nom breton de rare et fine race, je ne le crois pas né en Bretagne; il serait plutôt de Touraine, de quelqu'un de ces jolis hameaux voisins de la Loire, dans lesquels Goldsmith nous dit qu'il a fait danser bien des fois l'innocente jeunesse au son de sa flûte, et qui ont dû lui fournir plusieurs traits dont il a peint son délicieux Auburn. Jocelyn a seize ans au 1er mai 1786, et il se met depuis lors à se raconter à lui-même en chants naïfs ses pensées adolescentes. Il est allé à la danse du village, il y a vu Anne, Blanche, Lucie, toutes à la fois, toutes à l'envi si belles. Il rêve donc son rêve de seize ans, vaguement ému, le long de la charmille du jardin, en lisant ''Paul et Virginie''. Jocelyn, c'est Paul lui-même, c'est Lamartine à cet âge, c'est notre adolescence à tous dans sa fleur d'alors développée, épanouie. Rien de bizarre, rien d'extraordinaire ni de farouche; rien chez Jocelyn de ce que d'admirables poètes ont su rendre dans des types maladifs, bien qu'immortels. Nous avons déjà eu plus d'une fois l'occasion de le remarquer, ce qui est particulier à Lamartine consiste dans un certain tour naturel de sentimens communs à tous. Il ne débute jamais par rien d'exceptionnel, soit en idée soit en sentiment; mais dans ce qui lui est commun avec tous, il s'élève, il idéalise. Il arrive ainsi qu'on le suit aisément si haut qu'il aille, et que le moindre cœur tendre monte sans fatigue avec lui (2)<ref> « Comment M. de Lamartine est-il si populaire en même temps qu'il est si élevé? » me demandait un jour un homme que ce problème intéresse à bon droit, parce que la popularité du succès n'a point jusqu'ici répondu pour lui à l'élévation de la pensée et du talent. - « C'est que M. de Lamartine, lui dis-je, part toujours d'un sentiment commun, moral, et d'une morale dont tous ont le germe au cœur, et presque l'expression sur les lèvres. D'autres s'élèvent aussi haut, mais ne le font pas dans la même ligne d'idées et de sentimens communs à tous! Il est comme un cygne s'enlevant du milieu de la foule qui l'a vu et aimé pendant qu'il marchait et nageait à côté d'elle; elle le suit jusque dans le ciel où il plane, comme l'un des siens, ayant seulement de plus le don du chant et des ailes; tandis que d'autres sont plutôt des cignes sauvages, des aigles inabordables, qui prennent leur essor aussi sublime du haut des forêts désertes et des cimes infréquentées; la foule les voit de loin, niais sans trop comprendre d'où ils sont partis, et ne les suit pas avec le même intérêt sympathique, intelligent. » </ref>.
 
Jocelyn est donc l'enfant pieux de toutes les familles heureuses, le frère de toutes les jeunes filles. Il a vu sa sœur souffrir et pâlir au retour du bal du hameau; il a entendu, caché derrière le feuillage, les timides aveux de Julie au sein de sa mère. Mais Julie est pauvre; Ernest, qu'elle aime, a des parens exigeans. Jocelyn a tout compris, et il se décide au sacrifice. S'il entre dans l'Église, s'il renonce pour Julie à sa part du modique héritage, elle pourra épouser Ernest. Il déclare donc sa vocation à sa famille, et le cœur brisé, mais en triomphant de son trouble, mais heureux du bonheur d'Ernest et de Julie, il quitte le toit natal pour le petit séminaire.
Ligne 28 ⟶ 25 :
Quelques livres heureux, qui commencent à s'user, ont eu le doux honneur d'une longue popularité dans la famille : ''Télémaque, Robinson, Paul et Virginie''. Dans les derniers temps, Walter Scott a pris quelque part de cet héritage domestique si enviable. Ses romans, comme Lamartine l'a remarqué dans l'Épître adressée à l'illustre enchanteur, se lisent volontiers autour de la table du soir, sans que la pudeur ait à s'embarrasser. Pourquoi ''Jocelyn'' ne serait-il pas à son tour un de ces livres populaires, dans la famille? Pourquoi, pénétrant rapidement dans la classe moyenne de la société nouvelle, n'aurait-il pas pour lot d'initier, les femmes surtout, au sentiment poétique qui doit tempérer des habitudes de plus en plus positives? Pourquoi n'aiderait-il pas, dans l'absence de croyance véritablement régnante, à maintenir ces sentimens de christianisme moral, sans prétention dogmatique, de christianisme qui n'a plus la prière du soir en commun, mais qui (en attendant ce que réserve l'avenir) peut se nourrir encore par de touchans exemples et des effusions affectueuses? Le christianisme de ''Jocelyn'', qui n'a rien d'offensif pour l'orthodoxie sévère, n'a rien de répulsif non plus pour toute philosophie qui admet Dieu. Ce poème doux et élevé ne conviendrait-il pas exactement à cette situation mixte où se trouve la famille par rapport à la religion et à la morale? N'aurait-il pas pour effet possible de lui offrir l'idéal permanent des sentimens de fils, de frère, d'amant, de prêtre évangélique, comme toute belle ame non tourmentée les conçoit encore? Une des moralités qui transpirent de ce noble ouvrage, n'est-ce pas une conciliation insinuante de l'idée chrétienne, c'est-à-dire de l'esprit de sacrifice, avec les idées de travail et de liberté? La portion de progrès, telle qu'elle s'offre par M. de Lamartine, n'a rien d'âcre ni de blessant; jamais de bile ni au bord ni au fond; on a beau presser, il est impossible qu'aucun sentiment équivoque sorte de là. Aussi, par beaucoup de raisons, quoique ces sortes de succès soient de ceux qu'on puisse le moins prédire et provoquer, je ne sais me dérober à l'idée que ''Jocelyn'' en mérite un semblable et y atteindra. Les endroits quelque peu vifs de passion et de tendre amorce sont dominés, traversés et comme assainis, par des courans d'une chasteté purifiante; un sentiment d'ineffable beauté plane toujours et pacifie l’ame pudique qui lit. Les familles n'ont plus aujourd'hui de filles destinées au cloître, et elles n'ont guère de fils destinés à l'autel; le mot d'amour n'est donc pas en lui-même nécessairement alarmant, et il n'a effarouché d'ailleurs ni dans ''Paul et Virginie'' ni dans ''Télémaque''. Les objections au genre de succès que nous appelons de tous nos vœux, et qui nous semble désirable pour l'honneur moral d'une nation chez qui la classe moyenne adopterait ''Jocelyn'', autant que pour la fortune de ''Jocelyn'' lui-même; ces objections se tireraient plutôt, selon nous, des longueurs du livre et de certaines abondances descriptives; car on peut dire plus que jamais de Lamartine en ce poème, comme il dit de certains arbres des Alpes au printemps :
 
::La sève débordant d'abondance et de force
::Coulait en gommes d'or aux fentes de l'écorce.
 
Mais pour un livre déjà lu, dans lequel (comme je le suppose) on reprend, on relit sans cesse; dans lequel le frère, déjà étudiant, ou la sœur aînée choisit les morceaux à lire à haute voix, le soir, autour de la table à ouvrage, cette abondance, cette richesse extrême, qui laisse au choix tant de liberté heureuse, et qui rassemble en chaque endroit tant de genres de beautés, a bien aussi ses avantages. Des critiques ont remarqué qu'il n'est pas dans Homère une seule beauté mémorable que le divin vieillard ne répète, ne varie en trois ou quatre endroits, au risque souvent de l'affaiblir; je ne sais s'ils ont conclu de là pour ou contre l'existence d'un Homère. Chez Lamartine, chez celui que je voudrais saluer aujourd'hui comme l'Homère d'un genre domestique, d'une épopée de classe moyenne et de famille, de cette épopée dont le bon Voss a donné l'idée aux Allemands par ''Louise'', que le grand Goëthe s'est appropriée avec perfection dans ''Hermann et Dorothée'', et dont Beattie, Grave , Collins , Goldsmith , Baggesen, parmi nous l'auteur de ''Marie'', sont des rapsodes soigneur et charmans, d'inégale haleine; - chez Lamartine, le plus abondant de tous, on pourrait noter quelque chose de l'habitude homérique dans la reprise fréquente des mêmes beautés, des mêmes images, et quelquefois presque des mêmes vers (3). Ce ne sont pas là des obstacles. Il y en aurait plutôt dans certaines incorrections grammaticales, dans quelques-unes de ces négligences de rime et de langue, que le poète (a dit autrefois Nodier) semble jeter de son char à la foule en expiation de son génie,<ref> etDans qu'en prenant une plus pastorale image, je comparerais volontiers à ces nombreux épis que le moissonneur opulent, au fort de sa chaleur, laisse tomber de quelque gerbe mal liée, pour que l'indigence ait à glaner derrière lui et à se consoler encore. Mais il ne faut pas cela. Il ne faut pas quJocelyn'au milieu d'une émouvante(3eme lecture en cercle, un auditeur peu disposé, comme il s'en trouve, un jaloux consolé ait droit de faire entendre une remarque discordante, et de susciter une discussion sèche; il ne faut pas que l'oncle, venu là par hasard, l'oncle qui a fait autrefois de bonnes études sous l'Empire, mais qui depuis a été dans la banque, puisse lancer sa protestation, au nom de la règle violée, à travers cette admiration affectueuse de l'aimable jeunesse; qu'il ait lieu de jeter, pour ainsi dire, sa poignée de poussière dans cet essaim d'abeilles égayées qui se doraient au plus beau rayon. Aussi, quand, à une seconde édition prochaine, le poète aura corrigé une douzaine d'incorrections, de concessions trop largement faites à la rime et à la mesure, au détriment de la règle ou de l'analogie (4époque), ilces auravers fourni: une chance de plus à ce succès croissant, pacifique, établi, tout de cœur et non de lutte, que nous voulons à ''Jocelyn''.<br/>
Coulait en gommes d'or aux fentes de l'écorce.
::L'heure ainsi s'en allait l'une à l'autre semblable,
 
::L'ombre tournait autour des troncs noueux d'érable,
 
rappellent ces beaux vers de la pièce au marquis de La Maisonfort : <br/>
Mais pour un livre déjà lu, dans lequel (comme je le suppose) on reprend, on relit sans cesse; dans lequel le frère, déjà étudiant, ou la sœur aînée choisit les morceaux à lire à haute voix, le soir, autour de la table à ouvrage, cette abondance, cette richesse extrême, qui laisse au choix tant de liberté heureuse, et qui rassemble en chaque endroit tant de genres de beautés, a bien aussi ses avantages. Des critiques ont remarqué qu'il n'est pas dans Homère une seule beauté mémorable que le divin vieillard ne répète, ne varie en trois ou quatre endroits, au risque souvent de l'affaiblir; je ne sais s'ils ont conclu de là pour ou contre l'existence d'un Homère. Chez Lamartine, chez celui que je voudrais saluer aujourd'hui comme l'Homère d'un genre domestique, d'une épopée de classe moyenne et de famille, de cette épopée dont le bon Voss a donné l'idée aux Allemands par ''Louise'', que le grand Goëthe s'est appropriée avec perfection dans ''Hermann et Dorothée'', et dont Beattie, Grave , Collins , Goldsmith , Baggesen, parmi nous l'auteur de ''Marie'', sont des rapsodes soigneur et charmans, d'inégale haleine; - chez Lamartine, le plus abondant de tous, on pourrait noter quelque chose de l'habitude homérique dans la reprise fréquente des mêmes beautés, des mêmes images, et quelquefois presque des mêmes vers (3). Ce ne sont pas là des obstacles. Il y en aurait plutôt dans certaines incorrections grammaticales, dans quelques-unes de ces négligences de rime et de langue, que le poète (a dit autrefois Nodier) semble jeter de son char à la foule en expiation de son génie, et qu'en prenant une plus pastorale image, je comparerais volontiers à ces nombreux épis que le moissonneur opulent, au fort de sa chaleur, laisse tomber de quelque gerbe mal liée, pour que l'indigence ait à glaner derrière lui et à se consoler encore. Mais il ne faut pas cela. Il ne faut pas qu'au milieu d'une émouvante lecture en cercle, un auditeur peu disposé, comme il s'en trouve, un jaloux consolé ait droit de faire entendre une remarque discordante, et de susciter une discussion sèche; il ne faut pas que l'oncle, venu là par hasard, l'oncle qui a fait autrefois de bonnes études sous l'Empire, mais qui depuis a été dans la banque, puisse lancer sa protestation, au nom de la règle violée, à travers cette admiration affectueuse de l'aimable jeunesse; qu'il ait lieu de jeter, pour ainsi dire, sa poignée de poussière dans cet essaim d'abeilles égayées qui se doraient au plus beau rayon. Aussi, quand, à une seconde édition prochaine, le poète aura corrigé une douzaine d'incorrections, de concessions trop largement faites à la rime et à la mesure, au détriment de la règle ou de l'analogie (4), il aura fourni une chance de plus à ce succès croissant, pacifique, établi, tout de cœur et non de lutte, que nous voulons à ''Jocelyn''.
::Nonchalamment couché près du lit des fontaines,
::Je suis l'ombre qui tourne autour du tronc des chênes.
::En un endroit de ''Jocelyn'', il est dit :
::Ses cheveux que d'un an le fer n'a retranchés;
::et dans un autre, en parlant de l'évêque :
::Sa barbe que d'un an le fer n'a retranchée. </ref>. Ce ne sont pas là des obstacles. Il y en aurait plutôt dans certaines incorrections grammaticales, dans quelques-unes de ces négligences de rime et de langue, que le poète (a dit autrefois Nodier) semble jeter de son char à la foule en expiation de son génie, et qu'en prenant une plus pastorale image, je comparerais volontiers à ces nombreux épis que le moissonneur opulent, au fort de sa chaleur, laisse tomber de quelque gerbe mal liée, pour que l'indigence ait à glaner derrière lui et à se consoler encore. Mais il ne faut pas cela. Il ne faut pas qu'au milieu d'une émouvante lecture en cercle, un auditeur peu disposé, comme il s'en trouve, un jaloux consolé ait droit de faire entendre une remarque discordante, et de susciter une discussion sèche; il ne faut pas que l'oncle, venu là par hasard, l'oncle qui a fait autrefois de bonnes études sous l'Empire, mais qui depuis a été dans la banque, puisse lancer sa protestation, au nom de la règle violée, à travers cette admiration affectueuse de l'aimable jeunesse; qu'il ait lieu de jeter, pour ainsi dire, sa poignée de poussière dans cet essaim d'abeilles égayées qui se doraient au plus beau rayon. Aussi, quand, à une seconde édition prochaine, le poète aura corrigé une douzaine d'incorrections, de concessions trop largement faites à la rime et à la mesure, au détriment de la règle ou de l'analogie <ref> Ainsi, à des fins de vers, ''débri, charroi, à l'envie''; ainsi ''eux-même''; et des singuliers là où le pluriel est impliqué forcément dans l'idée et n'est autre que l'idée : <br/>
::Combien de chose éteinte en mon cœur il réveille. <br/>
Il est aussi, par rapport à l'oreille, au petit nombre de vers brusqués et, en quelque sorte, provisoires, que je signalerai à ta retouche de l'auteur pour cette seconde édition : tome Ier, le 15e de la page 124; le 6e de la page 264; le 13e de la page 314, etc. </ref>, il aura fourni une chance de plus à ce succès croissant, pacifique, établi, tout de cœur et non de lutte, que nous voulons à ''Jocelyn''.
 
Mais, au milieu de notre propre discussion mêlée à nos conjectures et à nos désirs sur la destinée du poème, nous oublions Jocelyn en personne, qui est entré au petit séminaire, et qui a dû, il est vrai, y rester six longues années. Nous le retrouvons en 93. L'orage grondant vient battre les murs de la sainte maison dans laquelle il prolongeait sa vie de prière, et parfois de rêverie. Bientôt l'assaut commence; l'injure et tout-à-l'heure la mort sont aux portes. Sa mère, sa sœur, toute sa famille, sont en fuite déjà, et vont chercher quelque abri au-delà des mers; lui-même, avec douze louis d'or qu'on lui fait secrètement remettre, il n'a que le temps de s'échapper. Comme petit détail exact, j'aimerais mieux que Jocelyn sortît du séminaire avant 93, avant la mort du roi, et dès 92, ce qui abrégerait d'autant l'année 94, trop longue dans le poème ! Jocelyn s'échappe donc en changeant d'habit; il gagne le Dauphiné, Grenoble, et arrive aux Alpes. Un pâtre le recueille, et lui indique, comme plus sûre et tout-à-fait inviolable, une grotte, une vallée close, inconnue de tous, et dans laquelle on ne parvient que le long de rampes étroites et par un périlleux sentier. Après les horreurs des massacres, après les angoisses de la fuite, et celles même d'une route si escarpée, au moment où Jocelyn met le pied, par-delà le précipice, dans la haute et douce vallée dont il s'empare, oh! en ce moment, comme il s'écrie vers le ciel, comme il foule délicieusement la mousse! comme il s'ébat tour-à-tour et s'agenouille! Il faut l'entendre, poète, triompher dans sa solitude, et en des chants inextinguibles bénir la nature et Dieu. Jocelyn, seul, dans la Grotte des Aigles, rentre dans une situation qu'ont rêvée une fois tous les cœurs sensibles épris de la nature au printemps. Sa Grotte des Aigles, c'est son île Saint-Pierre plus inaccessible, une île de Robinson grandiose et poétique, une Otaïti déserte et aussi fortunée. Il me rappelle Chactas ou René dans les savanes, Oberman à Fontainebleau ou à Charrières. Ou plutôt il ignore tout cela ; il ne songe qu'à se plonger dans l'ivresse sereine de ces hauts lieux, à remercier l'Auteur, à bénir sur la montagne pendant le bouleversement de la terre, sur la montagne où sa vallée est pendue au rocher comme un nid, et offerte au soleil comme une corbeille. Jocelyn recommence naïvement Éden, sans rien de creusé ni de sauvage! heureuse simplicité naissante! l'élévation libre et facile compense en lui la profondeur. Mais la nature ne suffit pas toujours; l'ennui va venir à l'homme solitaire, et la langueur. Jocelyn, sans être prêtre, était déjà près de l'autel; il ne pourrait désirer sans honte une Ève inconnue; il s'est enfui un jour, tout effrayé de lui-même, pour avoir trop complaisamment regardé, à travers les châtaigniers, l'adorable sourire satisfait d'un jeune pâtre et de sa compagne; mais il voudrait un cœur d'ami, un compagnon du moins de son exil et de cette félicité que ne troublent que par instans les orages et les crimes d'en-bas. Ne vous étonnez pas de cette promptitude à la félicité : c'est ainsi qu'est faite naturellement la jeunesse.
Ligne 39 ⟶ 45 :
Pourtant le compagnon désiré arrive : un jour que Jocelyn s'est hasardé hors de l'enceinte et par-delà le périlleux sentier, il rencontre dans la montagne un proscrit, accompagné de son fils, que poursuivent deux soldats. Une lutte s'engage au bord du sentier; les soldats y glissent et roulent, broyés, dans l'abîme; mais le proscrit blessé et mourant n'a que le temps de confier à Jocelyn Laurence. C'est le nom de l'enfant; Laurence, nom douteux, enfant charmant, virgilien, qui tient d'Euryale et de Camille, qui a quinze ans ''penè paella puer!'' Jocelyn nous dit, qu'en le regardant, son oeil hésite entre l'enfant et l'ange.
 
Au premier printemps, Laurence est devenu plus beau, il étonne, il éblouit son ami; il éclaire la grotte alentour; c'est bien pour le jeune lévite, en effet, comme l'ange des proses ''d'Alleluia : In albis sedens Angelus''. Le plus sublime moment de la situation, après l'hymne exhalé vers l'idéale et chaste beauté, vers la beauté sans sexe encore, est cette vaste éclosion du printemps qui éclate, en quelque sorte, un matin, dans la haute vallée : du sein de cette nature soudainement attiédie et ruisselante, s'élève le chant en chœur des deux enfans qui s'ignorent l'un l'autre et qui se regardent avec larmes. On trouverait dans les printemps de Finlande et de Russie, touchés par Bernardin de Saint-Pierre, dans ceux du nord de l'Amérique décrits par M. de Châteaubriand, des traits heureux de comparaison avec ce printemps de la vallée des Aigles (5)<ref> Il ne faudrait pas oublier, dans la comparaison de ces printemps, de commencer par celui du second livre des Géorgiques: ''Vere tument terroe''. </ref>. Si l'on a deviné que Laurence, l'angélique enfant, n'est qu'une femme, on sera reporté aussi à des scènes du pèlerinage de ''Paul et Virginie'' dans la Montagne Noire. Toute cette partie du poème de M. de Lamartine, depuis l'entrée de Laurence dans la vallée, est véritablement une grande idylle, à prendre le sens exact du mot. Le caractère propre de l'idylle consiste à représenter l'homme dans un état de calme champêtre, d'innocence et de simplicité, où il jouisse librement de tout le bonheur naturel. Celui qui, dans les ''Préludes'', nous avait chanté d'une voix attendrie : ''Je suis né parmi les pasteurs'', réalise et déploie en ce tableau son premier vœu. Tous les rêves bucoliques des Florian, des Gessner, des Haller, sont élevés ici à la hardiesse et à la grandeur, dans ce cadre majestueux des Alpes, et 94 au fond. Abel était heureux à la face de ses parens inconsolés, le lendemain de la chute du monde. Tandis que le sang d'André Chénier, de Marie-Antoinette et de Mme Roland arrosait l'échafaud, l'hymne de ces deux enfans planait et montait au ciel dans le printemps d'avant Thermidor, de dessus leur piédestal embaumé. Double triomphe, admirablement senti, perpétuellement vrai, de la jeunesse et de la nature, en face du désastre ardent de la société ! C'est bien là le poète qui déjà s'était écrié, indiquant à l'ame blessée l'immortel dictame des forêts :
 
Mais la nature est là, qui t'invite et qui t'aime;
 
Plonge-toi dans son sein qu'elle t'ouvre toujours!
 
Quand tout change pour toi, la nature est la même,
 
Et le même soleil se lève sur tes jours.
 
 
C'est bien de celui qui avait chanté par la bouche de Childe-Harold déclinant :
 
::Mais la nature est là, qui t'invite et qui t'aime;
Triomphe, disait-il, immortelle nature ! etc., etc.
::Plonge-toi dans son sein qu'elle t'ouvre toujours!
::Quand tout change pour toi, la nature est la même,
::Et le même soleil se lève sur tes jours.
 
::C'est bien de celui qui avait chanté par la bouche de Childe-Harold déclinant :
::Triomphe, disait-il, immortelle nature ! etc., etc.
 
Mais la société reprend ses droits, le devoir parle, l'idylle n'a eu qu'un jour. Jocelyn apprend que son vieil évêque est dans les cachots de Grenoble, à la veille de l'échafaud, et qu'il réclame un de ses enfans. Jocelyn a découvert d'ailleurs que Laurence n'est qu'une jeune fille, que son père avait déguisée ainsi pour la commodité de la fuite, et que plus tard un confus sentiment de pudeur avait retenue. Il s'échappe donc une nuit, pendant le sommeil de Laurence, de la vallée périlleuse et troublée; il accourt à Grenoble, il se glisse dans le cachot, et là, aux pieds du saint évêque qu'il trouve implorant tour à tour, menaçant et ordonnant, s'agite en lui la lutte pathétique dans laquelle il ne se relève que prêtre et à jamais consacré. Jocelyn debout reçoit la confession de l'évêque, l'absout et le prépare, mais lui-même le devoir accompli, dans l'épuisement de son effort surnaturel, il retombe saisi d'une maladie qui le jette jusqu'aux portes de la mort. Quand ses idées lui reviennent distinctes, il se trouve dans un hospice, entouré de sœurs charitables ; Thermidor est passé, l'on respire. Sa première pensée est qu'il est prêtre et que Laurence vit. La sœur de l'évêque va elle-même chercher à la Grotte des Aigles la pauvre agenouillée, qui attend depuis la fatale nuit, et qui ne veut pas croire à une séparation éternelle. Bref, cette séparation consommée, Jocelyn, qui a passé deux ans de convalescence morale et d'épreuve dans une maison de retraite ecclésiastique, reçoit la cure de Valneige, petit village situé tout au haut des Alpes; et c'est de là que, vers 98, il écrit à sa sœur, revenue avec sa mère de l'exil, les détails que tout le monde a lus, de son pauvre presbytère, de ses laborieuses journées, de ses nuits troublées encore.
Ligne 153 :
Lisez pour vous, lisez aux autres ; baignez-vous, baignez-les dans ces salutaires et abondantes douleurs !
 
Après un court voyage à Paris (vers 1800), où il retrouve, sans lui parler, Laurence en proie aux dissipations du monde, et après avoir aussi conçu une rapide et profonde idée de la renaissance du siècle, Jocelyn s'enfuit à la hâte vers ses montagnes et se replonge en cet air âpre et vivifiant dont il a besoin pour ne pas défaillir. C'est à cette partie de sa vie que se rapportent les admirables enseignemens, si appropriés à l'esprit de son troupeau, la parabole du ''Nil'', des ''Deux Frères'', la leçon d'astronomie aux enfans du village, terminée par le dialogue ''de l'Aigle et du Soleil''. On peut rapprocher moralement et littérairement ce genre familier au curé de Valneige de quelques belles paraboles des ''Paroles d'un Croyant'' et de celles de Krummacher, pasteur à Brême (6)</ref> M. l'abbé Bautain en a traduit la première partie, et M. Marmier a publié la suite. Krummacher est pasteur à Brême, comme Hebel, cité plus bas, était prélat protestant à Carlsruhe, comme Tegner le poète suédois, qui a fait entr'autres poésies ecclésiastiques une espèce d'idylle sur ''la Première Communion'' et ''la Consécration du Prêtre'', est fils de pasteur et lui-même évêque de Vexio en Suède. On me parle aussi de Théremin, pasteur en Prusse, qui a fait des vers sur les cimetières et sur la mort. C'est, on le voit, une série toute pareille à celle des curés-poètes d'Angleterre. </ref>. L'histoire du ''Tisserand'' appartient au registre de paroisse d'un Crabbe attendri et compatissant. Mais rien ne se peut comparer pour l'abondance rurale et le sacré de l'inspiration au morceau des ''Laboureurs''. Ces antiques et éternelles géorgiques (''ascrœum carmen''), reprises par une voix chrétienne, ont une douceur nouvelle et plus pénétrante; ''la sainte sueur humaine'', mêlée à la sueur fumante de la terre, est bénie; le respect, la religion du travail vous gagne, et à l'heure du midi, quand la famille épuisée s'arrête et va boire un moment à la source, on s'écrie humainement avec le poète :
 
Oh ! qu'ils boivent dans cette goutte
Ligne 298 :
 
 
Lamartine réfléchit volontiers les objets en sa poésie, comme une belle eau de lac, parfois ébranlée à la surface, réfléchit les hautes cimes du rivage; Wordsworth est plus difficile à suivre à travers les divers miroirs par lesquels il nous donne à regarder sa pensée. Aussi l'un est populaire, relativement à l'autre qui a eu peine à se faire accepter, à se faire lire. Jocelyn, parlant aux enfans du village, ou à ses paysans, trouve de faciles et saisissables paraboles; le poète de Rydal-Mount a plutôt le don des symboles : voilà en deux mots la différence (7)</ref> Un de nos amis qui vit en Bretagne, et qui a voué au poète anglais un culte singulier, M. Morvonnais, a fait sur ses œuvres un travail d'analyses, de traductions en vers et de considérations philosophiques, dont la publication nous semble fort à désirer pour une plus ample divulgation parmi nous de cette rare et haute poésie. </ref>. Dans son dernier recueil, Wordsworth, comme Lamartine, se montre accessible aux progrès futurs de l'humanité; et à son âge, et poète comme il est de la poésie des bois, des lacs, de la poésie volontiers solitaire, son mérite d'acceptation est grand. Il a fait un majestueux sonnet à propos des ''paquebots à vapeur, canaux et chemins de fer'', tous ces ''Mouvemens'' et ces ''Moyens'', comme il les appelle, qui, entachant passagèrement les graces aimables de la Nature, sont pourtant avoués d'elle, et reconnus sous leur fumée comme des enfans légitimes, gages de l'art et de la pensée de l'Homme; et le Temps, le Temps saturnien, toujours jaloux, joyeux de leur triomphe croissant sur son frère l'Espace, accepte de leurs mains hardies le sceptre d'espérance qu'ils lui tendent, et leur sourit d'un grave et sublime sourire. On sent dans ce magnifique sonnet ce qu'il en coûte à la noble muse druidique des bois, à la muse des contemplations et des superstitions solitaires, pour saluer ainsi ce qui ravage déjà son empire et la doit en partie détrôner; c'est presque une abdication auguste : je m'en attendris comme quand Moïse a sacré Josué et salue le nouvel élu du Tout-Puissant, comme quand Énée, par ordre du Destin, s'arrache à la Didon aimée, pour fonder la ville inconnue. Il obéit, il se hâte, mais il pleure, ''lacryrnoe volvuntur inanes''. Ces pleurs, amère et vaine rosée, à la face du héros ou du poète, répondent à merveille à ce qui vient d'être dit de l'austère sourire du Temps,
 
... And smiles on you with cheer sublime.
Ligne 370 :
Lamartine ou Jocelyn, comme on le voudra, a un optimisme serein et supérieur, qui, dans la réalité de tous les jours, pourrait ne pas se vérifier aisément, mais qui reprend son courant général de vraisemblance à mesure que la sphère s'épure et que l'horizon s'élargit. Dans la région où Jocelyn habite, à la hauteur de Valneige, le mal cesse par degrés; les miasmes des villes expirent et se dissipent dans cet air vif des sapins et des mélèzes. Il y a de la douleur toujours (car l'homme la traîne partout), mais moins de vices; et tandis qu'en bas, dans les foules, nos pas se heurtent, tournent souvent sur eux-mêmes, et finalement se découragent, de loin, d'en haut, aux yeux du pasteur et du poète, s'aperçoit mieux peut-être la marche constante de l'humanité sous le Seigneur.
 
Il y aurait pour nous de quoi discourir sur ''Jocelyn''-poème longuement encore. Nous n'avons pas touché les détails du voyage à Paris, et plus tard ceux de la maladie, de la confession, de la mort et de l'ensevelissement de Laurence. Et dans les intervalles, que d'endroits engageans, que de sources murmurantes à chaque pas, au bord desquelles nous pourrions, comme à ce sommet de Glencroe, ''tomber d'un cœur reconnaissant''! mais les propos entre amis doivent eux-mêmes prendre fin, si doux qu'ils soient. Un dernier trait seulement. Pour ceux qui aiment l'homme dans Lamartine (et le nombre en est grand), Jocelyn doit avoir une valeur biographique ou du moins psychologique bien précieuse. Le bon et tendre curé a existé sans doute, je le crois; mais ce qui est sûr, c'est que le poète a fait mainte fois confusion de son ame et de sa propre destinée avec lui. Jocelyn n'est bien souvent que Lamartine à peine dépaysé, ayant légèrement ''romancé'' et poétisé ses souvenirs, ayant reporté de quelques années en arrière son berceau, comme cela plaît tant à l'imagination et au cœur; car l'enfance d'ordinaire est si belle, si fraîche en nous de souvenirs, qu'on s'arrangerait volontiers pour avoir vécu homme durant ce temps. J'ai comparé autrefois (8)<ref> Article biographique sur Lamartine, Revue des Deux Mondes, octobre 1832. </ref> Lamartine enfant à l'Edwin de Beattie; mais qu'avons-nous besoin d'analogies et de conjectures? Nous avons Jocelyn aujourd'hui; nous avons une révélation presque directe sur l'une des plus divines organisations de poète qui aient été accordées au monde, sur une des plus nobles créatures.
 
 
xxxxxxxxxx
 
(1) Librairie de Gosselin et Furne, 2 vol. in-8°.
 
(2) « Comment M. de Lamartine est-il si populaire en même temps qu'il est si élevé? » me demandait un jour un homme que ce problème intéresse à bon droit, parce que la popularité du succès n'a point jusqu'ici répondu pour lui à l'élévation de la pensée et du talent. - « C'est que M. de Lamartine, lui dis-je, part toujours d'un sentiment commun, moral, et d'une morale dont tous ont le germe au cœur, et presque l'expression sur les lèvres. D'autres s'élèvent aussi haut, mais ne le font pas dans la même ligne d'idées et de sentimens communs à tous! Il est comme un cygne s'enlevant du milieu de la foule qui l'a vu et aimé pendant qu'il marchait et nageait à côté d'elle; elle le suit jusque dans le ciel où il plane, comme l'un des siens, ayant seulement de plus le don du chant et des ailes; tandis que d'autres sont plutôt des cignes sauvages, des aigles inabordables, qui prennent leur essor aussi sublime du haut des forêts désertes et des cimes infréquentées; la foule les voit de loin, niais sans trop comprendre d'où ils sont partis, et ne les suit pas avec le même intérêt sympathique, intelligent. »
 
(3) Dans ''Jocelyn'' (3eme époque), ces vers :
 
L'heure ainsi s'en allait l'une à l'autre semblable,
 
L'ombre tournait autour des troncs noueux d'érable,
 
rappellent ces beaux vers de la pièce au marquis de La Maisonfort :
 
Nonchalamment couché près du lit des fontaines,
 
Je suis l'ombre qui tourne autour du tronc des chênes.
 
En un endroit de ''Jocelyn'', il est dit :
 
Ses cheveux que d'un an le fer n'a retranchés;
 
et dans un autre, en parlant de l'évêque :
 
Sa barbe que d'un an le fer n'a retranchée.
 
(4) Ainsi, à des fins de vers, ''débri, charroi, à l'envie''; ainsi ''eux-même''; et des singuliers là où le pluriel est impliqué forcément dans l'idée et n'est autre que l'idée :
 
Combien de chose éteinte en mon cœur il réveille.
 
Il est aussi, par rapport à l'oreille, au petit nombre de vers brusqués et, en quelque sorte, provisoires, que je signalerai à ta retouche de l'auteur pour cette seconde édition : tome Ier, le 15e de la page 124; le 6e de la page 264; le 13e de la page 314, etc.
 
(5) Il ne faudrait pas oublier, dans la comparaison de ces printemps, de commencer par celui du second livre des Géorgiques: ''Vere tument terroe''.
 
(6) M. l'abbé Bautain en a traduit la première partie, et M. Marmier a publié la suite. Krummacher est pasteur à Brême, comme Hebel, cité plus bas, était prélat protestant à Carlsruhe, comme Tegner le poète suédois, qui a fait entr'autres poésies ecclésiastiques une espèce d'idylle sur ''la Première Communion'' et ''la Consécration du Prêtre'', est fils de pasteur et lui-même évêque de Vexio en Suède. On me parle aussi de Théremin, pasteur en Prusse, qui a fait des vers sur les cimetières et sur la mort. C'est, on le voit, une série toute pareille à celle des curés-poètes d'Angleterre.
 
(7) Un de nos amis qui vit en Bretagne, et qui a voué au poète anglais un culte singulier, M. Morvonnais, a fait sur ses œuvres un travail d'analyses, de traductions en vers et de considérations philosophiques, dont la publication nous semble fort à désirer pour une plus ample divulgation parmi nous de cette rare et haute poésie.
 
(8) Article biographique sur Lamartine, Revue des Deux Mondes, octobre 1832.
 
 
 
SAINTE-BEUVE.
<references/>
</div>