« Écrivains critiques et historiens littéraires de la France/03 » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
YannBot (discussion | contributions)
m Bot: Fixing redirects
Zoé (discussion | contributions)
mAucun résumé des modifications
Ligne 1 :
{{TextQuality|75%}}<div class="text">
{{journal|Ecrivains critiques et moralistes de France - Madame Guizot|[[Auteur:Charles Augustin Sainte-Beuve|Sainte-Beuve]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.6, 1836}}
 
 
MADAME GUIZOT (née Pauline de Meulan)
 
 
Certains esprits, en arrivant dans ce monde, et presque dès la première jeunesse, y apportent une faculté d'observation sagace, pénétrante, en garde contre l'enthousiasme, tournée directement au vrai, et sensible avant tout au ridicule, au travers, à la sottise. Quand la plupart des esprits élevés débutent par la passion, tantôt par une sorte d'illusion confiante, gracieuse et pastorale, tantôt par une misanthropie plus superbe et plus rebelle; quand aux uns le monde s'ouvre riant et enchanté comme à Paul et à Virginie, aux autres plus altier, plus sévère et imposant, comme à Emile et à Werther; pour les natures tout aussitôt mûres et prudentes dont nous voulons parler, l'apprentissage est plus de plain-pied, moins hasardeux; le monde, dès l'abord, ne se découvre ni si riant, ni si solennel, ni si contraire; il vaut à la fois moins et mieux que cela, La plupart des hommes, après la jeunesse passée, reviennent à un sens exact des choses. Ceux qui ont commencé par l'enthousiasme confiant et innocent ont appris à force de mécomptes à connaître le mal, et souvent, en cet âge de l'expérience chagrine, ils deviennent enclins à lui faire une bien grande part. Quand M. de La Rochefoucauld ne fut plus amoureux ni frondeur, il se surfit sans doute un peu la malice humaine, contre laquelle l'excitaient encore sa goutte et ses mauvais yeux. Ceux qui l'ont pris d'abord de très haut avec les choses, et qui ont été d'âpres stoïciens et des rêveurs sombres avant vingt-cinq ans, se rabattent, au contraire, en continuant de vivre et deviennent plus indulgens, plus indifférens du moins. L'auteur de ''Werther'', s'il a jamais un moment ressemblé à son héros, serait une belle preuve de cet apaisement graduel, dont on pourrait citer d'autres exemples moins contestables. Mais les esprits essentiellement critiques et moralistes n'ont le plus souvent besoin ni de grands mécomptes ni de désabusemens directs pour arriver à leur plein exercice et à leur entier développement. Ils sont moralistes en un clin d'oeil, par instinct, par faculté décidée, non par lassitude ni par retour. Boileau n'eut pas besoin de traverser de vives passions et des torrens bien amers pour tremper et appliquer ensuite autour de lui son vers judicieux et incisif. Malgré le peu qu'on sait de la vie de La Bruyère, je ne crois pas qu'il ait eu besoin davantage de grandes épreuves personnelles pour lire, comme il l'a fait, dans les cœurs. Cette faculté-là, cette vue se déclare dès la jeunesse en ceux qui en sont doués. Vauvenargues nous apparaît de bonne heure un sage. Dans cette famille illustre et sérieuse des moralistes, qui, de La Rochefoucauld et de La Bruyère, se continue par Vauvenargues et par Duclos, Mme Guizot est l'auteur le dernier venu, et non, à ce titre, apprécié encore.
Ligne 14 ⟶ 12 :
Mlle Pauline de Meulais, née en 1773, à Paris, fut élevée au sein des idées et des habitudes du monde distingué d'alors. Son père, M. de Meulan, receveur-général de la généralité de Paris, jouissait d'une grande fortune à laquelle il faisait honneur avec générosité et bon goût; sa mère, demoiselle de Saint-Chamans, était de qualité et d'une ancienne famille noble du Périgord, qui eut même des représentans aux croisades. La société ordinaire qui fréquentait la maison de M. de Meulan ne différait pas de celle de M. Necker, de M. Turgot; c'étaient MM. de Rulhière, de Condorcet, Champfort, De Vaines, Suard, etc. M. de Meulan avait pris pour secrétaire à gros appointemens Collé dont Mlle de Meulan, dans ''le Publiciste'', jugea pus tard les ''Mémoires'', et à qui elle reconnaissait, à travers la gaieté, beaucoup d'honneur et d'élévation d'ame. Fort aimée de sa mère, fort sérieuse, intelligente mais sans vivacité décidée, assez maladive, la jeune Pauline passa ses premières années dans ce monde dont elle recevait lentement urne profonde empreinte, plus tard si apparente; c'était comme un fond ingénieux, régulier et vrai, qui se peignait à loisir en elle, et qu'elle devait toujours retrouver. Rien d'ailleurs, dans cette enfance et dans cette première jeunesse, de cet enthousiasme sensible dont Mlle Necker, de sept ans son aînée, donnait déjà d'éloquens témoignages. « Je ne me rappelle qu'imparfaitement ''Werther'', que j'ai lu dans ma jeunesse,» écrit-elle après quelques années, et il devait en être ainsi de bien des lectures qui ont le plus de prise sur les jeunes ames et durant lesquelles la sienne ne réagissait pas. Aux approches de la révolution, le mouvement commença de lui venir; elle mettait de l'intérêt aux choses, au triomphe des opinions, qui, dans ce premier développement de 87 et de 89, étaient les siennes et celles du monde qui l'entourait. Mais les divisions ne tardèrent pas de se produire, et les secousses croissantes déjouèrent presque aussitôt ce premier entrain de son ame. L'impression générale que lui laissa la révolution fut celle d'un affreux spectacle qui blessait toutes ses affections et ses habitudes, quoique plutôt dans le sens de ses opinions. Peut-être il tint à cela qu'elle n'ait pas eu plus de jeunesse. Ces deux idées contradictoires en présence lui posaient une sorte d'énigme oppressante et douloureuse. Sa raison approuvait et se révoltait à la fois dans une même cause. Ainsi s'aiguisait en cette passe étroite un esprit que nous allons voir sortir de là ferme, mordant, incisif, très sensible aux désaccords, allant droit au réel et le détachant nettement en vives découpures.
 
C'est aussi dans la même épreuve que cette ame sérieuse se trempait à la vertu. La mort de son père dès 90, la ruine de sa famille, le séjour forcé à Passy et les réflexions sans trêve durant l'hiver dur de 94 à 95, concentrèrent sur le malheur des siens toutes ses puissances morales, et son énergie se déclara. C'est dans ce long hiver qu'un jour, en dessinant, elle conçut le soupçon, nous dit M. de Rémusat, qu'elle pourrait bien avoir de l'esprit (1)<ref> Nous évitons de reproduire diverses particularités qu'on aime à trouver dans la notice de M. de Rémusat, tracée avec ce talent délié à la fois et élevé qu'on lui connaît, et dont il n'est que trop avare. </ref>. L'idée qu'il y aurait moyen de se servir de cet esprit un jour, pour subvenir à des gênes sacrées, dut mouiller à l'instant ses yeux de nobles larmes. Elle lut davantage; elle lisait lentement; son esprit fécond et réfléchi, dès les premières pages d'un livre, allait volontiers à ses propres pensées suscitées en foule par celles de l'auteur. Elle savait l'anglais et s'y fortifia ; cette langue nette, sensée, énergique, lui devint familière comme la sienne propre. D'anciens amis de sa famille, MM. Suard et De Vaines, l'encouragèrent à de premiers essais avec une bienveillance suivie, attentive. Un piquant morceau écrit en 1807, ''des Amis dans le malheur'', me paraît contenir quelques allusions à cette situation des années précédentes. Tous les amis de Mlle de Meulan ne furent pas sans doute pour elle aussi essentiels, aussi effectifs que MM. De Vaines et Suard. Les mêmes personnes qui, plus tard, la plaignaient si charitablement d'être devenue ''journaliste'' purent la faire quelquefois sourire ironiquement par leurs conseils empressés et vains. « Beaucoup d'amis à compter, disait-elle, sans pouvoir y compter; beaucoup d'argent à manier, sans pouvoir en garder; beaucoup de dettes, pas de créances, beaucoup d'affaires qui ne vous rapportent rien. » Elle songeait probablement dans ces derniers mots à ses propres embarras domestiques, à cette fortune de plusieurs millions, entièrement détruite, qu'elle sut arranger, liquider comme on dit, sans en rien sauver que la satisfaction de ne rien devoir. Elle déploya à ce soin, durant des années, une faculté remarquable d'action et d'entente des affaires, qu'elle contint du reste en tout temps à son intérieur.
 
Le premier essai littéraire de Mlle de Meulan fut un roman en un volume, intitulé ''les Contradictions ou ce qui peut en arriver'', et publié en l'an VII : elle avait vingt-six ans environ. Ce début me semble caractéristique, étant d'un auteur si jeune et femme. Le héros, au premier chapitre, s'éveille ''le décadi matin'', heureux d'aller se marier le même jour avec l'aimable et vive Charlotte. Son domestique, Pierre, espèce de ''Jacques le Fataliste'' honnête et décent, l'habille en disant suivant son usage : « Eh bien! ne l'avais-je pas toujours dit à Monsieur? » On va chez la fiancée qui est prête, et de là à la municipalité où l'on attend; mais l'officier municipal ne vient pas, sa femme est accouchée de la veille, il faut bien qu'il ait son décadi pour s'amuser avec ses amis et fêter la naissance de son enfant. « Ce sera pour demain, » se dit chacun, et l'on s'en revient un peu désappointé; le rival, qui est de la noce en qualité de cousin de Charlotte, sourit; l'optimiste Pierre répond à son maître tout irrité, par son mot d'habitude : «Qui sait? » Le lendemain il pleut, on arrive trop tard à la municipalité, et l'officier n'y est déjà plus. Le surlendemain, il faut que le fiancé parte en toute hâte pour assister une vieille tante qui se meurt. Bref, de décadi en primidi, de primidi en duodi, de contre-temps en contretemps, le mariage avec Charlotte, qui est coquette, ne peut manquer de se défaire, le héros d'ailleurs étant lui-même assez volage et très irrésolu. La situation, qui semble d'abord piquante, se prolonge beaucoup trop et devient froide. L'enjouement qui persiste et revient perpétuellement sur lui-même a quelque chose d'obscur et de concerté; mais pour avoir eu l'idée de faire un sujet de roman de ce ''guignon'', en grande partie imputable au calendrier républicain et à l'imbroglio des décadi, primidi, etc., etc.; pour s'être complu à ce cadre de petite ville de province, où figurent des personnages assez gracieux, mais nullement héroïques, des fâcheux, des coquettes, des irrésolus, il fallait obéir à un tour d'esprit, décidément original dans cet âge de jeunesse, à un sentiment prononcé des ridicules, des désaccords, des inconvéniens : ainsi Despréaux débutait par une satire sur les embarras de Paris. On relèverait aisément dans ''les Contradictions'', qu'on pourrait aussi bien intituler ''les Contrariétés'', un certain nombre de jolies remarques sur les gens qui font les nécessaires, sur les personnes dénigrantes. Voici un trait bien fin sur les évasions qu'on se fait à soi-même dans les cas difficiles : « Je ne sais, dit le héros du roman, si tout le monde est comme moi, mais quand je me suis long-temps occupé d'un projet qui m'intéresse beaucoup, quand la difficulté que je trouve à en tirer parti m'a contraint à le retourner en différens sens, je me refroidis et n'attache plus aucun prix à la chose à laquelle l'instant d'auparavant je croyais n'en pouvoir trop mettre. » Et ailleurs : « Comme il arrive toujours lorsqu'on est occupé d'un projet si peu important qu'il puisse être, j'oubliai pour un instant tous mes chagrins. » Que dirait de mieux un ironique de quarante-cinq ans, retiré du monde? Ce qu'on appelle rêverie et mélancolie ne s'entrevoit nulle part; mais il y a un touchant chapitre de ''l'Écu de six francs'' qui rappelle tout-à-fait un chapitre à la Sterne écrit par Mlle de Lespinasse. Henriette, qui finit par remplacer Charlotte dans le cœur du héros, petite personne de vingt-quatre ans, ''assez grasse et très fraîche'', a du charme; la fragile Charlotte est drôle, et non pas sans agrément. Ce héros qui a si peu de passion, légèrement bizarre comme un original de La Bruyère, et qui rêve une nuit si plaisamment qu'il va en épouser ''quatre'', devient tendre à la fin quand il éclate en pleurs aux pieds d'Henriette (2)<ref> Mme Guizot aimait à raconter que quand, jeune fille, elle essaya ce premier roman, elle s'étudia, pour qu'il réussît, à imiter certains traits de l'esprit du temps, quelques-uns même dont son innocence parfaite soupçonnait au plus la valeur. Elle les ajoutait à mesure qu'ils lui venaient à l'esprit, et sans scrupule, en se disant : ''c'est pour ma mère! '' - « Si j'avais soupçonné plus, ajoutait-elle en racontant cela, j'aurais mis bien davantage, tant je me répétais avec confiance : ''c'est pour ma mère! '' Cette agréable explication n'empêche pas le tour d'esprit général des ''Contradictions'' d'être d'instinct et non d'emprunt, naturel chez l'auteur et non ''fait exprès''. </ref>.
 
Le style est bon, court, net, clair, sans mauvaises locutions; une fois pourtant il s'agit d'une personne qu'on n'aurait jamais connue ''sous un semblable rapport'', une de ces manières de dire que ne toléraient Voltaire ni Courier; M. Suard aurait dû ne point laisser passer cela ; il aurait coupé à la racine la seule espèce de défaut, plus tard reprochable à ce style si simple d'ailleurs, si vrai et surtout fidèle à la pensée.
Ligne 26 ⟶ 24 :
''La Chapelle d'Ayton'', qui parut peu après ''les Contradictions'', et qui offre bien plus d'intérêt romanesque, me semble avoir bien moins de signification comme début et comme présage du genre futur de l'auteur. Mlle de Meulan, s'étant mise à traduire les premières pages d'un roman anglais, ''Emma Courtney'', se laissa bientôt aller à le continuer pour son compte et à sa guise. C'était la grande vogue alors des romans anglais avec force évènemens et émotions. Notre jeune écrivain essaya de faire de la sorte et y réussit. Son imagination l'aida dans cette combinaison assez naturelle et surtout attendrissante. Si on la compare à beaucoup des romans d'alors, ''la Chapelle d'Ayton'' paraîtra très raisonnable, très sobre d'exaltation, et pure de la sensiblerie régnante. L'auteur, ému mais toujours sensé, domine ses personnages, ses situations, les arrête, les prolonge ou les croise à son gré; on y sent même trop cette combinaison de tête et l'absence de la réalité éprouvée et plus ou moins trahie. De jolies scènes domestiques, des intérieurs de famille, et la continuité aisée des caractères, attestent d'ailleurs cette portion de faculté dramatique, cette science de mise en scène et en dialogue dont Mme Guizot a fait preuve en bien d'autres ouvrages, dans ses ''Contes'', dans ''l'Écolier'', et jusque dans ses ''Lettres sur l'Éducation''. Car à un degré modéré et dans les limites du moraliste, elle avait l'imagination inventive; ses pensées, loin de rester à l'état de maxime, entraient volontiers en jeu et en conversation dans son esprit. Elle savait faire vivre et agir sous quelques aspects des caractères qui n'étaient pas de simples copies. Elle ne goûtait rien tant que ce don créateur là où il éclate dans sa merveilleuse plénitude. Molière, Shakspeare et Walter Scott étaient ses trois grandes admirations littéraires, les seules où il entrât de l'affection.
 
M. Suard avait fondé ''le Publiciste'' vers 1801. Ce que M. Guizot a si bien dit (3)<ref> ''Revue française'', septembre 1829. </ref> sur le salon et la société de cet académicien distingué, se peut appliquer tout-à-fait à la feuille qui exprimait les opinions de son monde avec modération, urbanité, et d'un ton de liberté honnête. La philosophie du XVIIIe siècle, éclairée ou intimidée par la révolution, a dit M. de Rémusat, formait l'esprit de ce recueil. La ''Décade'', qui allait tout-à-l'heure devenir impossible, représentait cette philosophie dans ce qui lui restait d'ardeur non découragée et de prosélytisme, dans son ensemble systématique et ses doctrines générales, et embrassait à la fois la politique, la religion, l'idéologie, la littérature. Le ''Journal des Débats'' relevait sur tous les points la bannière opposée. M. Suard, l'abbé Morellet et leurs amis, qui étaient des partisans du XVIIIe siècle et non de la révolution, qui s'arrêtaient volontiers à d'Alembert sans passer à Condorcet, et demeuraient pratiquement fidèles à leurs habitudes d'esprit, et à leurs goûts fins d'autrefois, ne se trouvaient pas réellement représentés par la ''Décade'', et se trouvaient chaque matin soulevés et indignés autant qu'ils pouvaient l'être, par les diatribes et les palinodies du ''Journal des Débats'' ou du ''Mercure''. Mlle de Meulan, introduite au ''Publiciste'' dès l'origine par l'amitié de M. Suard, y trouva donc une nuance suffisamment conforme à celle de sa pensée, et un cadre commode à des essais de plus d'un genre. Elle ne tarda pas à y exceller. Durant près de dix ans qu'elle écrivit dans cette feuille sur toutes sortes de sujets, sur la morale, la société, la littérature, les spectacles, les romans, etc., etc., on ne saurait se faire idée, à moins de parcourir les articles mêmes, du talent varié, de la fécondité et de la justesse originale quelle déploya. Tantôt anonyme, le plus souvent signant de l'initiale P, quelquefois de l'initiale R, ou sous une infinité d'autres, tantôt se répondant par un personnage emprunté et controversant avec elle-même, attaquant vivement les Geoffroy, les Fiévée, M. de La Harpe, M. de Bonald (car elle aimait la polémique et ne s'y épargnait pas), reprenant et jugeant, à l'occasion de quelque éloge académique ou de quelque réimpression, Vauvenargues, Boileau, Fénelon, Duclos, Mme de Sévigné, Mme de La Fayette, Mme Des Houlières, Ninon , Mme Du Chatelet; ne manquant pas de les venger des sottes atteintes; caractérisant au passage Colin d'Harleville, Beaumarchais, Picard, Mme Cottin, Mme de Souza; dissertant de l'élégie, ou bien morigénant doucement Mme de Genlis; sa verve de raison ne se ralentit point à tant d'emplois, et ne s'égare jamais aux vaines phrases. Elle a dit quelque part de la raison chez Boileau : « C'était en lui un organe délicat, prompt, irritable, blessé d'un mauvais sens comme une oreille sensible l'est d'un mauvais son, et se soulevant comme une partie offensée sitôt que quelque chose venait à la choquer. » Il y a un peu de cette vivacité, de cette vigilance de raison, en Mlle de Meulan, durant la période si active où nous l'allons suivre. Tout ce côté d’elle, critique littéraire, polémique philosophique, n'est pas connu autant qu'il le faudrait. Les deux volumes, intitulés ''Conseils de Morale'', ont été presque en entier formés de pages extraites çà et là dans ses articles, de débuts piquans et originaux de feuilletons à propos de quelque comédie du temps oubliée. Mais on a laissé en dehors ses jugemens sur les auteurs. En parcourant avec un inexprimable intérêt ces feuilles nombreuses réunies par la piété domestique, il nous est venu le désir qu'un volume encore d'extraits, un volume plus littéraire que les ''Conseils de Morale'', et conservant sans façon le cachet primitif, pût s'y ajouter et mettre en lumière, ou du moins sauver d'un entier oubli tant de jugemens une fois portés avec rectitude et finesse, plus d'un trait précis qu'on devra moins bien redire en parlant des mêmes choses, et plus d'un qu'on ne redira pas.
 
Les premiers articles que Mlle de Meulan donna au ''Publiciste'' furent recueillis et réimprimés vers 1802 en un petit volume in-12 qui n'a pas été mis en vente. Ils trouvèrent place aussi dans un volume des ''Mélanges'' que publia vers ce temps M. Suard. C'est à cette occasion que Mme de Staël, toujours empressée et en frais de bon cœur pour le mérite naissant, écrivait à cet académicien : « J'ai lu avec un plaisir infini plusieurs morceaux de vos ''Mélanges'', et je n'ai pas besoin de vous dire à quelle distance je trouvais ceux signés P. de tous les autres. Mais dites-moi, je vous prie, si c'est Mlle de Meulan qui a écrit le morceau sur Vauvenargues et celui sur le Thibet, les Anglais, etc. C'est tellement supérieur, même à beaucoup d'esprit, dans une femme, que j'ai cru vous y reconnaître. » Ce dut être d'après la réponse qu'elle reçut de M. Suard, que Mme de Staël écrivit à Mlle de Meulan pour lui offrir les sentimens d'une amie et la prier de vouloir bien user d'elle comme d'un banquier qui lui demandait la préférence. Mlle de Meulon accepta de ces avances tout le parfum bienveillant qui s'en exhalait. Dans ces premiers articles d'elle, il avait été question de Mme de Staël. A propos d'une phrase de l'auteur de ''Malvina'', de Mme Cottin, qui semblait dénier à son sexe la faculté d'écrire aucun ouvrage philosophique, le critique rappelait I'ouvrage récent de Mme de Staël sur ''la Littérature'', et en prenait occasion d'y louer plus d'un passage, de relever plus d'un censeur, et de toucher à son tour quelques points avec une réserve sentie. Mme de Staël, qui y recevait d'ingénieur conseils tels que celui, par exemple, ''d'être plus sensible au concert qu'au bruit des louanges'', n'en eut pas moins, comme nous voyons, une reconnaissance qui honore son cœur, de même que ces conseils honoraient la raison digne et fine de Mlle de Meulan.
Ligne 32 ⟶ 30 :
''Atala'' était appréciée dans un article par ce critique si intelligent et si mûr au début, avec une admiration tempérée de très judicieuses remarques. Et tout à côté de cet hommage rendu au vrai talent dans les rangs de la cause religieuse, Mlle de Meulan remettait à leur place le ''citoyen''- La Harpe et le ''citoyen'' Vauxcelles qui avaient pris sujet d'un article d'elle sur ''l'Éducation des Filles'' de Fénelon, pour se livrer, l'un en plein Lycée, l'autre je ne sais où, à la déclamation d'usage sur le ''fanatisme d'irréligion'' et aux autres lieux-communs qui faisaient explosion alors. Dans une ''lettre à un ami'' qu'elle supposait méditant une brochure en faveur des philosophes, elle lui demande spirituellement ''pourquoi une brochure? '' « Est-ce pour prouver que Voltaire est un grand poète et ''Zaïre'' une pièce touchante, ou bien que le mot de ''philosophe'' n'est pas exactement le synonyme de ''septembriseur? '' » Et de ce ton de ''douairière du Marais'' qu'elle affectionne : « La manie de votre âge, dit-elle en terminant, est de vouloir faire entendre la raison aux hommes; l'expérience du mien enseigne qu'il est plus sûr de les y laisser revenir; que le temps les ramène d'ordinaire à la raison et à la vérité; mais que la raison et la vérité n'ont presque jamais convaincu personne. » Cet esprit si expérimenté et si sûr, qui débute par où d'autres sages finissent, patience! nous le verrons se développer avec les ans, d'une étonnante manière, dans le sens de la foi, de l'enthousiasme et de la tendresse. Ces ames économes de passion et bien conservées ont des retours d'élévation et de chaleur aux saisons où les autres, d'abord dissipées, faiblissent. Les nobles et tardives passions leur sortent souvent de dessous la raison profonde, comme le pur froment des derniers greniers du sage se verse dans la disette et dans l'hiver de tous. Ainsi de celle dont nous parlons : elle commence du ton de Duclos, elle finira en se faisant lire Bossuet. Mais n'anticipons pas.
 
Dès les premiers feuilletons du ''Publiciste'' à la date de floréal an X, sous le titre de ''Pensées détachées'' s'en trouvent quelques-unes du cachet le plus net, du tour le mieux creusé, - très fines à la fois et très étendues, très piquantes et très générales; par exemple : « Un mot spirituel n'a de mérite pour nous que lorsqu'il nous présente une idée que nous n'avions pas conçue; et un mot de sensibilité, lorsqu'il nous retrace un sentiment que nous avons éprouvé. C'est la différence d'une nouvelle connaissance à un ancien ami.» Et cette autre : « La gloire est le superflu de l'honneur; et comme toute autre espèce de superflu, celui-là s'acquiert souvent aux dépens du nécessaire. - L'honneur est moins sévère que la vertu; la gloire est plus facile à contenter que l'honneur; c'est que plus un homme nous éblouit par sa libéralité, moins nous songeons à demander s'il a payé ses dettes. » - Elle entre à tout moment dans le vrai par le paradoxal, dans le sensé par le piquant, par la pointe pour ainsi dire; il y a du Sénèque dans cette première allure de son esprit, du Sénèque avec bien moins d'imagination et de couleur, mais avec bien plus de sûreté au fond et de justesse : une sorte ''d'humeur'' y donne l'accent. Elle aime à citer le philosophe Lichtenberg. Beaucoup de ces feuilletons sont autant de petites œuvres charmantes, faisant ensemble, se répondant l'un à l'autre par des situations qu'elle imagine, par des correspondances qu'elle se suggère. Elle sait s'y créer une forme, comme on dit. Mais son esprit ne se réservait pas à de certains jours. Bien des pensées durables, recueillies dans les ''Conseils de Morale'',ont été discernées et tirées du milieu de quelque article sur un fade roman, sur un plat vaudeville; elles y naissaient tout à coup comme une fleur dans la fente d'un mur <ref> « Les amours de la jeunesse ont besoin d'un peu de surprise, comme celles qui viennent ensuite ont besoin d'un peu d'habitude. » (415 thermidor an XIII, à propos d'un roman, ''Julie de Saint-Olmont''.) <br/>
« L'amour, la jeunesse, les doux sentimens de la nature, offrent bien autant de chances de vie que de mort, autant de moyens de consolation que de malheur. On ne succombe au regret que lorsqu'il n'existe plus aucun sentiment capable de vous en distraire; et celui qui perd ce qu'il aime le mieux, n'en mourra point, s'il aime encore quelque chose. » (12 prairial an XII, à propos d'un conte de Mme de Genlis.) <br/>
« Une femme arrivée au terme de la jeunesse ne doit plus supposer qu'elle puisse avoir commerce avec les passions, fût-ce même pour les vaincre; on sent que sa force doit être dans le calme, et non dans le courage. » (19 avril 1806.) </ref>. Ces nombreuses pensées qui ne se contrariaient jamais parce qu'elles étaient justes, et qui même se rejoignaient à une certaine profondeur dans l'esprit de Mlle de Meulan, composaient pour elle une vue du monde et de la société plutôt qu'un ensemble philosophique sur l'âme et ses lois. Une femme qui a soutenu avec honneur un nom illustre, Mme de Condorcet, de quinze ans environ l'aînée de Mlle de Meulan, et qui se rattachait plus directement au monde de la ''Décade'', tentait vers cette époque dans ses ''Lettres à Cabanis sur la Sympathie'' une analyse, à proprement parler philosophique, sur les divers sentimens humains. Dans cet essai trop peu connu, il serait possible de noter quelque trait qui se rapprocherait du genre de Mlle de Meulan, celui-ci par exemple, que « l'esprit est comme ces instrumens qui surchargent et fatiguent la main qui les porte sans en faire usage. » Mais en général la méthode est distincte et même opposée. Une certaine passion, comme chez Helvétius, du bonheur universel une croyance animée au vrai et un zèle de le produire (qui n'était pas encore venu à Mlle de Meulan), émeuvent cette lente analyse, circulent en ces pages abstraites, y mêlent en maint endroit la sensibilité et une sorte d'éloquence qui touche d'autant mieux qu'elle est plus contenue. Que le portrait de l'homme bienveillant et sensible a d'attrait austère! Et toutes les fois qu'elle a à s'occuper de l'amour, avec quelle complaisance grave et triste elle le fait! et comme ''cette coupe enchantée'' qui termine trahit bien l'irrémédiable regret jusqu'au sein des spéculations de la sagesse: Mme de Condorcet avait reçu la passion et le flambeau du XVIIIe siècle. Mlle de Meulan n'en avait que le ton, le tour, certaines habitudes de juger et de dire; la passion, à elle, devait lui venir d'ailleurs.
 
Il serait agréable à coup sûr, mais trop minutieux et trop long, de relever dans les articles non recueillis de Mme Guizot la quantité de droites et fines observations dont elle a marqué chaque auteur. Quoique la critique littéraire ne soit jamais le principal pour elle, elle y a laissé des traces que je regretterais de voir à jamais effacées. Duclos n'a jamais été mieux atteint de tout point que dans un feuilleton du 6 août 1810 : Boileau est placé à son vrai degré de supériorité en plusieurs feuilletons de pluviôse an XIII. Elle n'était pas, comme esprit, sans quelque rapport avec lui, Boileau, sauf la prédominance, en elle, du côté de moraliste sur le côté littéraire. Elle savait à merveille la littérature anglaise, et en possédait les poètes, les philosophes; on la pourrait rapprocher elle-même d'Addison et de Johnson, ces grands critiques-moralistes. Je trouve en juillet et août 1809 des articles d'elle sur Colin d'Harleville; elle distingue en son talent deux époques diverses séparées par la révolution, l'une marquée par des succès, l'autre par des revers; dans cette dernière, Colin, très frappé du bouleversement des mœurs, essaya de les peindre et y échoua : « Car, dit-elle, ce n'était point la société que Colin d'Harleville était destiné à peindre; ses observations portent plutôt au dedans qu'au dehors de lui-même; il peint ce qu'il a senti plutôt que ce qu'il a vu, etc. » Le nom de Colin d'Harleville restera dans l'histoire littéraire, et on courrait risque, en ignorant ce jugement d'un coup d'oeil si sûr, de voir et de dire moins juste à son sujet. On réimprimait et on publiait alors, vers 1806, chez Léopold Collin, une quantité de lettres du dix-septième et du commencement du dix-huitième siècle, de Mlle de Montpensier, de Ninon, de Mme de Coulanges, de Mlle De Launay, etc; Mlle de Meulan en parle comme l'eût fait une d'entre elles, comme une de leurs contemporaines, un peu tardive. Elle dit de Mme Deshoulières : « Ses idylles n'ont peut-être d'autre défaut que de vouloir absolument être des idylles.... Elle a mis de l'esprit partout, et des fleurs où elle a pu. » - «Le talent de Mme Cottin ne permet guère de le juger, dit-elle, que lorsque les émotions qu'elle a fait naître sont passées, et ces émotions durent longtemps. » - Elle dit du style, de Mme de Genlis ''qu'il est toujours bien et jamais mieux'' (5).<ref> AvecDans tantle compte-rendu de qualités délicates et ingénieuses qui faisaient d'elle une dernière héritière de Mme de Lambert, elle avait des qualités fortes; la polémique ne 'l'effrayaitAlmanach pas; les coupsdes quMuses'elle y portait, dans sa politesse railleuse, étaient plus rudes que ceux que le poète attribue à Herminie. Que de fois elle s'est plu à rabattre, avec gaieté et malice, la cuistrerie de Geoffroy et consorts, même sur le latin qul'elle savait un peu ! Mais sa plus mémorable querelle, et qui mériterait d'être reproduite, fut celle qu'elle soutint en vendémiaire et brumaire an XIV contre(1806), M.Mlle de Bonald.Meulan L'auteur,distingue deet ''la Législation primitive'' avait démontrécite au long dansune ''leidylle Mercure'', selon la méthode des esprits violens ou paradoxaux voués aux thèses absolues,intitulée qu'il y avait nécessité d'être athée pour quiconque n'était pas chrétien et catholique. Mlle de Meulan, sous le masque du ''DisputeurGlycère'', releva le raisonnement opiniâtre avec un persiflage amer et sensésignée : « Il faut bien se disputerBéranger, monsieur, sans cela la vie a beau être courte,dont elle serait en vérité trop longue... C'est un trésor pour moi que votre raisonnement contretrouve le déisme...ton Quoi!naturel monsieur, la vérité nécessairement ''danset l'unidée ou l'autre extrême! '' et cela parce ''qu'une même proposition ne peut être plus ou moins vraie ! '' etctouchante. »Il Unest défenseurpiquant officieuxque dele M.premier deéloge Bonald intervint pendant la querelle, et dans des lettres adresséesdonné au ''Publiciste'' essayatalent de pallierBéranger le paradoxe de son ami, et aussi d'inculper le ton de raillerie dont avait usé ''le Disputeur''. C'est alors que celui ci répondit au tout par une dernière et vigoureuse lettre qui s'élève à des accens éloquens. Après avoir cité(car ce mot d'un ancien, que ''toute pensée qui ne peut supporterêtre l'épreuve de la plaisanterie est au moins suspecte'', après avoir rappelé Pascal sur ''la Grace'', Boileau sur ''l'Amour de Dieu'', et M. de La Harpeque lui-même) plaisantant ''les Théophilanthropes'', Mllevienne de Meulan renvoie à ses adversaires le reproche du danger qu'ils croyaient voir pour les idées religieuses en ces prises à partie trop vives « Vous traitez dans les journaux ce que vous ne voulez pas qu'on traite à la manière des journaux!..côté. Vous y parlez de la religion! Qui ne peut en parler comme vous?... Un homme pourra êtreVoici l'opprobreidylle decitée la littérature et se constituer le soutien de la religion; et les amis de la religion applaudiront; et il semblera que trop heureuse qu'on lui trouve des défenseurs, ondans l'abandonnearticle aux mains qui daignent la servir... Non, monsieur; vous réserverez à des discussions, qui ne sont pas faites pour la multitude, des asiles plus inviolables, des voix plus incorruptibles... etc... » et toute la fin de la lettre. Ainsi le combat allait bien à cette ame; elle naissait à la passion sérieuse du vrai, à la chaleur de la raison.
<poem>
UN VIEILLARD
Jeune fille au riant visage,
Que cherches-tu sous cet ombrage?
 
UNE JEUNE FILLE
Des fleurs pour orner mes cheveux.
Je me rends au prochain village
Avec le printemps et les jeux.
Bergères, bergers amoureux,
Vont danser sur l'herbe nouvelle;
Glycère est sans doute avec eux,
De ce hameau c'est la plus belle ;
Je veux l'effacer à leurs yeux.
Voyez ces fleurs, c'est un présage...
 
LE VIEILLARD.
Sais-tu quel est ce lieu sauvage?
 
LA JEUNE FILLE.
Non, et tout m'y paraît nouveau.
 
LE VIEILLARD.
Là repose, jeune étrangère,
La plus belle de ce hameau.
Ces fleurs pour effacer Glycère,
Tu les cueilles sur son tombeau! </poem></ref>. Avec tant de qualités délicates et ingénieuses qui faisaient d'elle une dernière héritière de Mme de Lambert, elle avait des qualités fortes; la polémique ne l'effrayait pas; les coups qu'elle y portait, dans sa politesse railleuse, étaient plus rudes que ceux que le poète attribue à Herminie. Que de fois elle s'est plu à rabattre, avec gaieté et malice, la cuistrerie de Geoffroy et consorts, même sur le latin qu'elle savait un peu ! Mais sa plus mémorable querelle, et qui mériterait d'être reproduite, fut celle qu'elle soutint en vendémiaire et brumaire an XIV contre M. de Bonald. L'auteur, de ''la Législation primitive'' avait démontré au long dans ''le Mercure'', selon la méthode des esprits violens ou paradoxaux voués aux thèses absolues, qu'il y avait nécessité d'être athée pour quiconque n'était pas chrétien et catholique. Mlle de Meulan, sous le masque du ''Disputeur'', releva le raisonnement opiniâtre avec un persiflage amer et sensé : « Il faut bien se disputer, monsieur, sans cela la vie a beau être courte, elle serait en vérité trop longue... C'est un trésor pour moi que votre raisonnement contre le déisme... Quoi! monsieur, la vérité nécessairement ''dans l'un ou l'autre extrême! '' et cela parce ''qu'une même proposition ne peut être plus ou moins vraie ! '' etc. » Un défenseur officieux de M. de Bonald intervint pendant la querelle, et dans des lettres adressées au ''Publiciste'' essaya de pallier le paradoxe de son ami, et aussi d'inculper le ton de raillerie dont avait usé ''le Disputeur''. C'est alors que celui ci répondit au tout par une dernière et vigoureuse lettre qui s'élève à des accens éloquens. Après avoir cité ce mot d'un ancien, que ''toute pensée qui ne peut supporter l'épreuve de la plaisanterie est au moins suspecte'', après avoir rappelé Pascal sur ''la Grace'', Boileau sur ''l'Amour de Dieu'', et M. de La Harpe lui-même plaisantant ''les Théophilanthropes'', Mlle de Meulan renvoie à ses adversaires le reproche du danger qu'ils croyaient voir pour les idées religieuses en ces prises à partie trop vives « Vous traitez dans les journaux ce que vous ne voulez pas qu'on traite à la manière des journaux!... Vous y parlez de la religion! Qui ne peut en parler comme vous?... Un homme pourra être l'opprobre de la littérature et se constituer le soutien de la religion; et les amis de la religion applaudiront; et il semblera que trop heureuse qu'on lui trouve des défenseurs, on l'abandonne aux mains qui daignent la servir... Non, monsieur; vous réserverez à des discussions, qui ne sont pas faites pour la multitude, des asiles plus inviolables, des voix plus incorruptibles... etc... » et toute la fin de la lettre. Ainsi le combat allait bien à cette ame; elle naissait à la passion sérieuse du vrai, à la chaleur de la raison.
 
Il était difficile qu’on ne parlât pas beaucoup dans le monde des articles de Mlle de Meulan, et qu'on n'en parlât pas en divers sens. Un talent si élevé, une franchise de plume si à l'aise en chaque sujet, n'éveillaient pas toujours une bienveillance très sincère. On ne pouvait refuser l'estime à l'écrivain, on se rejetait sur les convenances particulières à la personne. Ces ''amis'' qu'on a ''dans le malheur'' et qu'elle a si bien relevés, ces amis de Job, en tout temps les mêmes, la plaignaient assez haut de cette nécessité où elle était, femme et ainsi née, d'écrire des feuilletons, surtout des feuilletons de théâtre. Ennuyée de cette compassion maligne, elle y répondit admirablement le 18 décembre 1807, par une ''lettre d'une femme journaliste à un ami'': « On censure donc mes feuilletons, mon ami, c'est en vérité leur faire bien de l'honneur; mais la critique s'étend, dites-vous, jusque sur moi, sur le parti que j'ai pris d'écrire dans un journal, et surtout d'y rendre compte des nouveautés théâtrales... Ce reproche que l'on me fait, c'est donc que je suis femme, car ce ne peut être de ce que je suis journaliste. Ceux de mes censeurs qui me connaissent savent trop bien pourquoi je le suis. Mais ne craindraient-ils pas d'avoir un reproche à se faire à eux-mêmes, si, par une opinion légèrement énoncée, ils parvenaient à m'ôter ou du moins à me rendre plus difficile le courage dont j'ai pu avoir besoin pour sacrifier à ce que je regardais comme un devoir, des convenances que mon éducation et mes habitudes m'avaient appris à respecter. Je les connais, vous le savez, mon ami, ces convenances, qui font du rôle de journaliste le plus bizarre peut-être que pût choisir une femme, si elle pouvait l'adopter par choix... Oh ! je vous assure qu'il ne leur paraît pas, à vos amis, si ridicule qu'à moi, car ils ne l'ont pas vu de si près. S'ils connaissaient comme moi les graves intérêts qu'il faut ménager, les importantes considérations dont il faut s'occuper, et les risibles griefs auxquels il faut répondre, et les hommages bien plus risibles qu'il faut recevoir, et tout ce tracas de petites passions dont la solitude d'une femme n'empêche pas que le bruit ne parvienne jusqu'à elle; s'ils voyaient au milieu de tout cela un travail sans attrait pour l'esprit et sans dédommagement pour l'amour-propre, alors je leur permettrais de dire ce qu'ils en pensent, et de penser, si cela leur convenait, que je l'ai entrepris pour mon plaisir. - Qu'ils ne songent pourtant pas à m'en plaindre, cela serait aussi déraisonnable que de m'en blâmer :
Ligne 48 ⟶ 75 :
Le mariage n'eut lieu qu'en avril 1812. A partir de ce temps, une seconde époque, celle dans laquelle elle est plus connue, commence pour Mme Guizot. La chaleur des affections se fortifie en elle de l'ardeur des convictions, et ce double feu, moins brillant qu'échauffant, va jusqu'au bout animer et nourrir ses années de sérieux bonheur. Ce n'est plus à un moraliste de la fin du XVIIIe siècle que nous aurons affaire, c'est à un écrivain de l'ère nouvelle et laborieuse, à une mère attentive et enseignante qui sait les épreuves et qui prépare des hommes, à un philosophe vertueux occupé de faire sentir en chaque ordre l'accord du droit et du devoir, de l'examen et de la foi, de la règle et de la liberté. Sa forme sera moins vive que par le passé, moins incisivement paradoxale, moins insouciante avec légère ironie. Le sentiment continu du réel, du vrai, du bien, dominera et dirigera en tout point l'ingénieux. Avec des principes fixes et élevés, tout d'elle tendra désormais à un but pratique. Elle préluda en cette voie, dès après son mariage, par des articles, contes et dialogues, insérés dans les ''Annales de l'Éducation'', recueil qu'avait fondé M. Guizot, et que les évènemens de 1814 interrompirent. Elle publia vers ce temps ''les En fans'', contes, premier ouvrage auquel elle attacha son nom, guidée par un sentiment de responsabilité morale. Elle reprit en 1821 cette suite de travaux, naturellement suspendue durant les premières années politiques de son mari, elle les reprit par zèle du bien et par honorable nécessité domestique, et l'on eut successivement ''Raoul et Victor ou l'Écolier'' (1821), ''les Nouveaux Contes'' (1823), ''les Lettres de Famille sur l'Éducation'', son véritable monument (1826); ''une Famille'', ne parut qu'en 1828, après sa mort. Dans tous ces ouvrages (les ''Lettres de Famille'' exceptées, qu'il faut considérer à part), une invention heureuse, réalisée, attachante, où l'auteur ne perce jamais, revêt un sens excellent. Celle qui, à vingt-cinq ans, avait débuté par se faire ''personne d'un certain âge'' ou même ''douairière du Marais'', entre non moins exactement, à mesure qu'elle vieillit, dans les divers personnages de ce petit monde de dix à quatorze ans, en y apportant une morale saine, la morale évangélique, éternelle, qui s'y proportionne sans s'y rappetisser. « Son idée favorite, son idée chérie, est-il dit dans la préface ''d'une Famille'', c'était que la même éducation morale peut et doit s'appliquer à toutes les conditions; que, sous l'empire des circonstances extérieures les plus diverses, dans la mauvaise et dans la bonne fortune, au sein d'une destinée petite ou grande, monotone ou agitée, l'homme peut atteindre, l'enfant peut être amené à un développement intérieur à peu près semblable, à la même rectitude, la même délicatesse, la même élévation dans les sentimens et dans les pensées; que l'ame humaine enfin porte en elle de quoi suffire à toutes les chances, à toutes les combinaisons de la condition humaine, et qu'il ne s'agit que de lui révéler le secret de ses forces, et de lui en enseigner l'emploi. » Comment Mme Guizot, de raison un peu ironique, d'habitudes d'esprit un peu dédaigneuses qu'elle était, se trouva-t-elle conduite si vite et si directement à cette idée plénière de véritable démocratie humaine? Comment en fit-elle l'inspiration unique et vive de tous ses ouvrages qui suivirent? Elle était devenue mère. Son sentiment filial avait été très ardent, très pieux; son amour maternel fut au-delà de tout, comme d'une personne mariée tard, s'attachant d'une force sans pareille à un fils qu'elle n'avait pas espéré, et sur lequel, selon l'heureuse expression d'un père, elle a laissé toute son empreinte. Ses ouvrages sur l'éducation furent donc à ses yeux un acte d'amour et de devoir maternel; dans la préface des ''Lettres de Famille'', elle n'a pu se contenir sur ''ce cher intérêt'', comme elle l'appelle. Avant d'être mère, elle travaillait, elle écrivait pour soutenir sa mère, mais c'était tout. Elle pouvait douter de l'action de la vérité et de la raison parmi le monde; elle voyait le mal, le ridicule, la sottise, et n'espérait guère. Une fois mère, elle conçut le besoin de croire à l'avenir meilleur, à l'homme perfectible, aux vertus des générations contemporaines de son enfant. Elle comptait médiocrement sur l'homme, elle ne vit de moyen de l'améliorer que par l'enfance et se mit à l'œuvre sans plus tarder. Ceux qui ne sont ni mère ni père, et qui n'ont pas la foi pure et simple du catéchisme, s'ils savent un peu le monde et la vie, arrivés à trente ans, sont bien embarrassés souvent en face de l'enfance. Que lui dire, à cet être charmant et rieur, mais ayant le germe des défauts déjà? Comment l'initier par degrés à la vie, l'éclairer sans le troubler, le laisser heureux sans le tromper? On fait alors, si l'on est sensible, comme Gray qui, revoyant le collège d'Eton et les jeux des générations folâtres, se dit après avoir souri d'abord à leurs ébats et se les être décrits complaisamment :
 
<poem>
Hélas! devant la bergerie,
 
Agneaux déjà marqués du feu,
 
La troupe, de plaisir, s'écrie
 
Sans regarder la fin du jeu.
 
Courant à si longue haleinée,
 
Ils n'ont pas vu la Destinée
 
Se tapir au ravin profond.
 
Oh! dites-leur la suite amère,
 
Lot de tout être né de mère;
 
Homme, dites-leur ce qu'ils sont !
 
 
Faut-il en effet vous le dire,
 
Enfans? faut-il les dénombrer
 
Ces maux, ces vautours de délire
 
Que chaque cœur sait engendrer?
 
Notre enfance aussitôt passée,
 
Au seuil l'injustice glacée
 
Fait révolter un jeune sang;
 
Refus muet, dédain suprême,
 
Puis l'aigreur qu'en marchant on sème,
 
Hélas! que peut-être on ressent!
 
……
………
 
Chacun souffre; un cri lamentable
 
Dit partout l'homme malheureux,
 
L'homme de bien pour son semblable,
 
Et les égoïstes pour eux.
 
Ce fruit aride des années,
 
Qu'à nos seules tempes fanées
 
Un oeil jaloux découvrirait;
 
Ce fond de misère et de cendre,
 
Enfans, faut-il donc vous l'apprendre?
 
En faut-il garder le secret?
 
 
Le bonheur s'enfuit assez vite,
 
Le mal assez tôt est venu ;
 
S'il est vrai que nuli ne l'évite,
 
Assez tôt vous l'aurez connu.
 
Jouez, jouez, Ames écloses,
 
Croyez au sourire des choses
 
Qu'un matin d'or vient empourprer!
 
Dans l'avenir à tort on creuse;
 
Quand la sagesse est douloureuse,
 
Il est plus sage d'ignorer.
</poem>
 
 
Mais du moment qu'on n'est plus, comme Gray, un célibataire mélancolique et sensible, du moment qu'on est père, qu'on est mère surtout, on ne s'en tient pas à ces vagues craintes, à ce quiétisme désolé. On est à la fois plus intéressé à la vigilance et plus accessible à l'espérance que cela. On sent que beaucoup de ces nuages d'épouvante, que l'imagination de loin assemble à plaisir, s'évanouissent dans le détail et à mesure qu'on aborde chaque sentier. Mme Guizot, qui, en toutes choses, était une nature opposée au vague inquiet et au rêveur, l'ennemie de ce qui n'aboutit pas et de tout fantôme, eut un souci dès qu'elle fut mère, et elle alla droit à la difficulté qui se posait. Elle avait cru l'homme incorrigible, la raison un heureux hasard et presque un don; elle avait écrit, avec une raillerie ingénieuse, sur ''l'inutilité des bonnes raisons''. Elle voulut alors répondre à sa prévention antérieure, se réfuter en abordant l'œuvre à la racine, par le seul endroit corrigible et sensible de l'humanité, par l'enfance, et tout le reste de sa vie d'intelligence fut voué au développement et à l'application de cette pensée salutaire.
Ligne 143 ⟶ 133 :
Est-ce par l'effet d'un choix sympathique et de quelque prédilection qu'elle se donna vers la fin à traiter ce sujet d'Heloïse et d'Abeilard, où la passion traverse et pénètre l'austérité, où l'abbesse savante, qui a des soupirs de Sapho, les exprime souvent en des traits de Sénèque. Cet essai, auquel s'attachait sa plume sérieuse, et si bien mené jusqu'au milieu, a été interrompu par la mort.
 
Du moins, si la sensibilité de Mme Guizot se subtilisait, s'endolorissait pour ainsi dire, de plus en plus, sa religion en s'étendant n'eut jamais de ces inquiétudes qui, trop souvent, l'accompagnent au sein des ames tendres ou graves. Née catholique, atteinte de bonne heure par l'indifférence qu'on respirait dans l'atmosphère du siècle, revenue, après des doutes qui ne furent jamais hostiles ni systématiques, à un déisme chrétien très fervent, à une véritable piété, elle s'y reposa, elle s'y apaisa. Les abîmes de la grace, du salut, ne la troublèrent point en s'ouvrant aux bords de sa voie. Elle avait confiance. La prière, comme un entretien avec l'Être tout-puissant et bon, la fortifiait, la consolait. Un jour, peu après son retour de Plombières, où elle avait en vain cherché quelque soulagement, comme la conversation, près d'elle, s'était engagée et roulait depuis quelque temps sur la question de savoir si l'individualité persiste après la mort ou si l'ame s'absorbe dans le grand Être, elle sortit de son abattement déjà extrême, et, d'une voix par degrés raffermie, résumant les diverses opinions, elle conclut avec vivacité et certitude pour la persistance de l'ame individuelle au sein de Dieu (6)<ref> Voir article du Globe, 7 août 1827, de M. de Guizard. </ref>. Le 1er août 1827, au terme de sa lente maladie, à dix heures du matin, elle pria son mari de lui faire quelque bonne lecture; il lui lut une lettre de Fénelon pour une personne malade, et l'ayant finie, il passa à un sermon de Bossuet sur l'immortalité de l'ame; pendant qu'il lisait, elle expira. On l'ensevelit, comme elle l'avait désiré, selon le rit de l'église réformée à laquelle appartient son mari, et dont les cérémonies funèbres ne contrarient pas cette croyance simple qu'elle avait. Personne de vérité jusqu'au bout, elle ne voulut mêler, même aux devoirs qui suivent la mort, rien de factice et de convenu, rien que de conforme à l'intime pensée.
 
Elle avait un goût vif pour la conversation; elle l'aimait, non pour y briller, mais par mouvement et exercice d'intelligence. On l'y pouvait trouver un peu rude d'abord; sa raison ''inquisitive'', comme elle dit quelque part, cherchait le fond des sujets. Mais l'intérêt y gagnait, les idées naissaient en abondance, et, sans y viser, elle exerçait une grande action autour d'elle. Que dire encore, quand on n'a pas eu l'honneur de la connaître personnellement, de cette femme d'intelligence, de sagacité, de mérite profond et de vertu , qui, entre les femmes du temps, n'a eu que Mme de Staël supérieure à elle, supérieure, non par la pensée, mais seulement par quelques dons? Le sentiment qu'elle inspire est tel que les termes d'estime et de respect peuvent seuls le rendre, et que c'est presque un manquement envers elle, toujours occupée d'être et si peu de paraître, que de venir prononcer à son sujet les mots d'avenir et de gloire.
 
 
xxxxxxxxxxx
 
(1) Nous évitons de reproduire diverses particularités qu'on aime à trouver dans la notice de M. de Rémusat, tracée avec ce talent délié à la fois et élevé qu'on lui connaît, et dont il n'est que trop avare.
 
(2) Mme Guizot aimait à raconter que quand, jeune fille, elle essaya ce premier roman, elle s'étudia, pour qu'il réussît, à imiter certains traits de l'esprit du temps, quelques-uns même dont son innocence parfaite soupçonnait au plus la valeur. Elle les ajoutait à mesure qu'ils lui venaient à l'esprit, et sans scrupule, en se disant : ''c'est pour ma mère! '' - « Si j'avais soupçonné plus, ajoutait-elle en racontant cela, j'aurais mis bien davantage, tant je me répétais avec confiance : ''c'est pour ma mère! '' Cette agréable explication n'empêche pas le tour d'esprit général des ''Contradictions'' d'être d'instinct et non d'emprunt, naturel chez l'auteur et non ''fait exprès''.
 
(3) ''Revue française'', septembre 1829.
 
(4) « Les amours de la jeunesse ont besoin d'un peu de surprise, comme celles qui viennent ensuite ont besoin d'un peu d'habitude. » (15 thermidor an XIII, à propos d'un roman, ''Julie de Saint-Olmont''.)
 
« L'amour, la jeunesse, les doux sentimens de la nature, offrent bien autant de chances de vie que de mort, autant de moyens de consolation que de malheur. On ne succombe au regret que lorsqu'il n'existe plus aucun sentiment capable de vous en distraire; et celui qui perd ce qu'il aime le mieux, n'en mourra point, s'il aime encore quelque chose. » (12 prairial an XII, à propos d'un conte de Mme de Genlis.)
 
« Une femme arrivée au terme de la jeunesse ne doit plus supposer qu'elle puisse avoir commerce avec les passions, fût-ce même pour les vaincre; on sent que sa force doit être dans le calme, et non dans le courage. » (19 avril 1806.)
 
(5) Dans le compte-rendu de ''l'Almanach des Muses'', de l'an XIV (1806), Mlle de Meulan distingue et cite au long une idylle intitulée ''Glycère'', et signée Béranger, dont elle trouve le ton naturel et l'idée touchante. Il est piquant que le premier éloge donné au talent de Béranger (car ce ne peut être que lui) vienne de ce côté. Voici l'idylle citée dans l'article
 
UN VIEILLARD
 
Jeune fille au riant visage,
 
Que cherches-tu sous cet ombrage?
 
UNE JEUNE FILLE
 
Des fleurs pour orner mes cheveux.
 
Je me rends au prochain village
 
Avec le printemps et les jeux.
 
Bergères, bergers amoureux,
 
Vont danser sur l'herbe nouvelle;
 
Glycère est sans doute avec eux,
 
De ce hameau c'est la plus belle ;
 
Je veux l'effacer à leurs yeux.
 
Voyez ces fleurs, c'est un présage...
 
LE VIEILLARD.
 
Sais-tu quel est ce lieu sauvage?
 
LA JEUNE FILLE.
 
Non, et tout m'y paraît nouveau.
 
LE VIEILLARD.
 
Là repose, jeune étrangère,
 
La plus belle de ce hameau.
 
Ces fleurs pour effacer Glycère,
 
Tu les cueilles sur son tombeau!
 
(6) Voir article du Globe, 7 août 1827, de M. de Guizard.
 
 
SAINTE-BEUVE
<references/>
</div>