« Écrivains critiques contemporains » : différence entre les versions

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(1)Les poètes latins - Précis de l’histoire de la littérature française, par M. Nisard <ref> Il n'avait jamais été écrit dans cette ''Revue'' d'appréciation d'aucun des ouvrages de M. Nisard. Une telle omission à l'égard d'un écrivain aussi en crédit devant cesser, et lui-même étant en droit de s'en plaindre, nous nous sommes naturellement adressé, pour la réparer, à M. Sainte-Beuve, qui n'a pas été sans hésiter à prendre cette tâche. Il n'a pu satisfaire à notre demande que par le morceau suivant, que nous insérons en faisant remarquer que c'est en quelque sorte une réponse faite au nom de l'école des poètes aux critiques et aux doctrines d'un adversaire. (N. du D.)</ref>
Les poètes latins ; - Précis de l’histoire de la littérature française, par M. Nisard
 
 
La critique est de plus en plus difficile et presque nulle : c'est ce que disent bien des personnes, et celle particulièrement dont nous avons à nous occuper. La principale cause de cette décadence me paraît être, que la critique ne s'adresse pas à un public qui ait déjà plus ou moins son avis, qui fasse réellement attention et accorde intérêt au détail du jugement, et qui le contrôle : rien de cela. Le nombre des hommes qui se croient ''centre'', et qui se portent pour chefs d'un mouvement, augmente chaque jour. Autour de chacun se meut une petite sphère, un tourbillon. Ceux qui nous servent dans nos prétentions et qui rentrent dans nos systèmes sont tout; ceux qui les contrarient ne sont que peu ou rien, ou moins que rien, selon le plus ou moins de superbe du prétendant. Quant aux indifférens, aux neutres, peu importe ! Qu'on les loue, qu'on les préconise, pourvu qu'on n'empiète pas trop sur notre empire et qu'on ne fasse pas trop écho dans notre bruit. Voilà la république des lettres telle qu'elle est. Ce public, à la fois désintéressé et portant intérêt, ce public d'audience qui écoutait, discutait et contrôlait, qui savait d'avance toutes les pièces du moindre procès; où est-il? Il est comme les justes dans Israël, çà et là. De la sorte, la critique, se sentant comme en pure perte, sans appui au dehors et sans limite, s'est évanouie. On sert ses amis, ses admirations littéraires, à l'occasion, par une pointe comme en tactique bien entendue. Mais les tempéramens, les nuances, la discrétion et la restriction dans les louanges ont disparu. Tout ou rien. Et devant un homme qu'on estime, à qui on trouve du mérite, un fonds solide et spirituel, de l'avenir, mais des défauts, mais des idées qui font lieu-commun parfois, mais un ton qui vous a choqué souvent, s'il le faut juger, on ne sait d'abord comment dire, comment lui concéder sa part sans adhérer, fixer ses propres restrictions sans lui faire injure.
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Mon ami, qui est sagace et quinteux, et plus porté à saisir le mal que le bien, a couvert les marges de son exemplaire de petites notes pareilles sur les faux sens, les traductions infidèles et onéreuses au pauvre auteur traduit : Un silence ''acre (silentium acre''), un royaume ''bien portant (regnum salubre''), etc., etc.; méthode d'avocat pour faire rire aux dépens de la partie adverse! Au nombre des torts de langue imputés à Lucain, M. Nisard l'accuse de donner des sens indéterminés et divers à certains mots qui, dans la latinité classique, sont, au contraire, dit-il, ''parfaitement déterminés et précis''; et il allègue le mot ''fides'' qui, bien loin de là , comme me l'assure mon ami, et comme mon propre instinct de simple amateur me le confirme, a naturellement tous ces sens divers, et est un de ces mots de magnifique latitude chez les meilleurs écrivains, comme ''laus'', comme ''honos''. La philologie de M. Nisard, juste en résultat général, a ainsi beaucoup d'arbitraire et de parole vaine dans le détail. J'y trouve, sous le rajeunissement d'une forme plus piquante, trop de cette tradition factice de M. Nicolas-Éloy Lemaire, tant vanté, s'il m'en souvient, par M. Nisard. Il blâme à tout moment dans Lucain ce qu'il trouverait moyen d'admirer comme des audaces dans Virgile. Pour revenir à Perse, le critique, après l'avoir accusé d'avoir trop tôt produit, et avoir pris de là occasion de s'emporter contre les gens sans génie qui écrivent trop jeunes; après l'avoir de plus accusé (par une singulière contradiction) d'avoir peu produit et de manquer de qualité abondante et fécondante, déclare ''qu'il ne se serait jamais élevé bien haut'', et ''qu'il était né sans génie''. Il voit en lui le ''type'' de ce qu'on appelle ''l'homme de talent'', ce qui veut dire l'homme de peu de talent, qui a la prétention d'en avoir; et là-dessus il fait sur ce caractère de ''l'homme de talent'' quatre à cinq longues pages spirituelles, mais d'une déclamation comme j'en chercherais vainement dans Sénèque le père; un morceau à effet, à allusion, tout en hors d'œuvre, un ''développement'' comme on dit dans l'école. Oh ! si Perse avait vécu, s'il avait songé à critiquer les auteurs plutôt qu'à être stoïcien, comme il aurait noté, dans sa vengeance, d'un vers un peu obscur mais pressant, le critique de sa connaissance, Papirius Enisus, qui, après avoir quelque temps écouté, chez Labéon ou autre, les lectures de vers d'après Accius et Pacuvius, et avoir essayé de les célébrer, s'aperçoit un matin que toutes les places sont prises, qu'il n'aura jamais de ce côté celle qui lui est due, que cette Rome turbulente et volage veut tout à l'heure autre chose, et qui... ! Mais, j'oublie que Perse n'à pas écrit sa satire ou qu'elle s'est perdue.
 
En ce livre des ''Poètes latins'' comme en ses autres écrits, M. Nisard n'évite donc pas plus d'un défaut de l'école, tout en s'élevant contre les écoles. Il parle au nom du sens et du goût avec instruction, esprit et talent, mais avec une certaine emphase; avec conviction, mais avec la conviction d'un avocat qui plaide sans doute sa cause parce qu'il la croit juste, mais qui la plaide sur un plus haut ton parce qu'elle est sa cause. Tous les défauts de goût ne consistent pas (tant s'en faut!) dans telle ou telle expression plus ou moins métaphysique ou métaphorique : ce qui me choque presque toujours en le lisant, c'est un ton de supériorité dans l'allure, qui perce au moment même des plus extrêmes modesties, c'est cette outrecuidance de plume, comme me le disait un des amis et même des admirateurs de M. Nisard, à laquelle n'échappent guère ceux qui ont fait quelque temps le ''premier Paris'' (2)<ref> Nous dirons, pour ceux qui l'ignorent, que ce qu'on appelle le ''premier Paris'' dans les journaux politiques est l'article du commencement, non signé, et dans lequel, quand le journal est au pouvoir, l’écrivain anonyme parle tout naturellement au nom de la pensée d’état.</ref> dans les ''Débats''. Il s'est si bien créé l'avocat des grands siècles et si fermement posé ''sur le terrain de la tradition'', qu'il vous convie à lui et à ses cliens illustres d'un seul et même appel. Si vos opinions lui semblent se rapprocher des siennes, il vous en félicite; si vous avez parlé avec chaleur du bon goût, il vous remercie. De grandes et réelles qualités sont compatibles avec ce défaut qui n'est pas si nuisible au succès, quand il est surtout appuyé du fond. On a dit de quelqu'un : il a toutes les vertus qu'il affecte. M. Nisard, après tout, ne met en dehors et sur sa devanture que beaucoup des qualités qu'il a. Une des choses qu'on apprend le mieux en profitant de l'expérience, c'est le mélange en tout, le faux et le vrai, le bon et le mauvais se rencontrant, se contredisant, et pourtant... ''étant'', comme dirait La Fontaine : dans un individu, un défaut radical n'empêchant pas de grandes qualités et de vrais talens en lui à côté, au sein de ce défaut, et ces grands talens ou ce génie n'empêchant pas le défaut de revenir les gâter et y faire tâche : c'est là l'homme et la vie. Pour nous en tenir à M. Nisard, il a de plus en plus, en effet, accru ses qualités sérieuses, ses connaissances diverses; il prend intérêt à toutes sortes de choses, peinture, machines, histoire, etc., et y porte une expression abondante, redondante quelquefois, mais facile, claire, sensée, une foule d'observations morales qui plaisent à beaucoup d'esprits modérés et distingués, qui enchantent beaucoup d'esprits solides, qui ne satisfont peut-être pas toujours au même degré quelques délicats, subtils et dédaigneux. Mais il passe outre et s'en inquiète peu à bon droit. Au milieu de toute son apparence et de sa réalité de sens et de raison, il a bien, il est vrai, du convenu, des opinions qui ne sont pas nées en lui dans leur originalité; il a, dans ses développemens, des habitudes littéraires qui font que la phrase domine un peu et amplifie et achève parfois l'idée. Lui qui s'élève contre le vernis poétique, il en a plus d'une fausse veine colorée dans ses descriptions. Chez lui, non plus, tout n'est pas fleur de froment dans sa mouture. Dans le milieu de son style, il y a de ces phrases, de ces paragraphes entiers qui me font l'effet des compagnies du centre au complet, défilant dans une revue, bonnes troupes, si l'on veut, mais peu distinctes, un peu lourdes, et qui passent assez long-temps devant vous, sans qu'il y manque et sans qu'on y remarque un seul homme. Mais tout cela, plus loin, se rachète par des traits d'esprit vifs, des souvenirs bien placés, quelque prise à partie intéressante, beaucoup d'acquis bien mis en œuvre. Les ennemis de M. Nisard lui refusent la facilité de travail; il en a au contraire une extrême, j'imagine; et si quelque reproche était à lui faire sur son plus ou moins de facilité, ce serait plutôt de jouir d'une plume trop abondante. Comme critique'' praticien'', il vaut moins que quand il raisonne sur le passé, et il est loin d'avoir le premier diagnostic sûr. S'il lui est arrivé plus d'une fois de déprécier des livres d'un mérite fin, il en a souvent préconisé d'insignifians. On ferait une vraie académie de province des auteurs médiocres qu'il a loués, en faveur de leurs qualités négatives et de leur abstinence de métaphores. Même quand il loue en lieu excellent et de bon cœur, il ne sait pas toujours les mesures : en dissertant tout au long de la santé chétive, des afflictions corporelles ou de la pauvreté des auteurs qu'il admire, il a, en trois ou quatre rencontres, manqué notablement de tact, ce qui est une manière encore de n'avoir pas assez de goût. Tel qu'il est, avec la position importante qu'il occupe et la noble ambition dont il s'y pousse, il est en voie de se faire une grande existence de critique, que subiront sans doute et appuieront, comme il arrive d'ordinaire, beaucoup de ceux qui auraient été d'abord tentés de la dédaigner.
 
En expliquant comment, selon nous, M. Nisard est venu aux idées et au système qu'il professe, nous croyons avoir mieux fait que de discuter ce système. Ce qu'il y a de personnel à la position du critique, dans ses doctrines, nous en indique les côtés plus infirmes. Il n'y a pas ''d'originalité'' réelle, selon nous, dans son système ; mais il y a le contrepied des positions prises par d'autres, contrepied soutenu avec fermeté, suite et habileté.
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Pour faire à la théorie de M. Nisard tout la part qui est due, je dirai : Il est hors de doute que, comme conseil littéraire général à donner à des individus quelconques bien élevés, de bon esprit, de bonnes études, il faut leur dire : Écrivez en prose plutôt qu'en vers; écrivez, tâchez décrire dans la forme sévère de Buffon, de Jean-Jacques, plutôt que de vous hasarder à l'imitation de Saint-Simon, ou de Mme de Sévigné même, ou de Montaigne, plutôt surtout que de vous jeter dans le style métaphorique, métaphysique, etc., etc. Au point de vue de l'enseignement, cela est vrai ; pour ceux qui n'ont pas un talent d'écrire spécial, une inspiration originale de poète ou de prosateur, ces préceptes sont justes c'est là un fonds solide, où le plus ou moins de succès n'amène pas de chute. Mais ne posez pas les limites, ne criez pas contre l'exception; car de l'exception seule naîtra le talent, le génie. L'écrivain original se formera en dehors de vos préceptes, et il est probable qu'il commencera par les violer. Son début sera loin de votre centre; ces littératures étrangères, que vous proscrivez si strictement, l'auront peut-être tout d'abord sollicité et nourri; il en reviendra avec le rameau en main, que bientôt il saura greffer. L'exception a presque toujours été, et dans des temps mêlés comme les nôtres, elle est plus que jamais la ressource des littératures, en ce qu'elles offriront d'éminent. En prêchant votre tradition stricte, en l'appuyant surtout d'exemples et de détails plus féconds, vous empêcherez quelques défauts dans d'estimables esprits; vous les empêcherez, s'il se peut, de porter dans des genres sérieux et sobres, philosophie, histoire, etc., la recherche de qualités étrangères au genre et à leur esprit même. C'est bien, et cela vaut la peine d'être pratiqué. Mais ce sera toujours malgré vous, indépendamment de vous, que l'homme de talent nouveau, ce rebelle long-temps hors des murs, se formera. Quand il aura triomphé, les critiques expliqueront comme quoi en effet, dans son imprévu même, il avait des points communs avec ses grands prédécesseurs ; mais les critiques réguliers et restrictifs auront surtout vu, à son début, les différences.
 
 
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(1) Il n'avait jamais été écrit dans cette ''Revue'' d'appréciation d'aucun des ouvrages de M. Nisard. Une telle omission à l'égard d'un écrivain aussi en crédit devant cesser, et lui-même étant en droit de s'en plaindre, nous nous sommes naturellement adressé, pour la réparer, à M. Sainte-Beuve, qui n'a pas été sans hésiter à prendre cette tâche. Il n'a pu satisfaire à notre demande que par le morceau suivant, que nous insérons en faisant remarquer que c'est en quelque sorte une réponse faite au nom de l'école des poètes aux critiques et aux doctrines d'un adversaire. (N. du D.)
 
(2) Nous dirons, pour ceux qui l'ignorent, que ce qu'on appelle le ''premier Paris'' dans les journaux politiques est l'article du commencement, non signé, et dans lequel, quand le journal est au pouvoir, l’écrivain anonyme parle tout naturellement au nom de la pensée d’état.
 
 
SAINTE-BEUVE.
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