« Les journaux chez les Romains par M. Joseph-Victor Leclerc » : différence entre les versions
Contenu supprimé Contenu ajouté
m Bot: Fixing redirects |
mAucun résumé des modifications |
||
Ligne 1 :
{{TextQuality|50%}}<div class="text">
{{journal|Les journaux chez les Romains par M. Joseph-Victor Leclerc
L'érudition a bien peu de juges au soleil. Pour l'estimer à son prix, il faudrait la posséder de près et la regarder de loin. Or, quand on s'en est approché et qu'on s'est donné toute cette peine du détail, on est du métier, on y est englué, on ne s'en éloigne plus. On en a le pli, les habitudes, la morgue trop souvent, les précautions et les dédains d'aruspice contre les profanes et les amateurs, les rivalités, les préventions aussi et les ''entremangeries'' intestines, comme dit Bayle. Pour juger l’érudition, il ne serait pas mal d'être érudit d'abord, puis, par là-dessus, d'être quelque peu bel-esprit et philosophe, pour ne pas négliger tout-à-fait, en la jugeant, l'agrément et l'idée, ce que l'érudition se retranche si volontiers. Mais les beaux-esprits s'arrêtent le plus souvent en chemin et se rebutent avant d'acquérir le droit d'être juges. Les philosophes sautent à pieds joints et aiment mieux inventer. Les érudits restent entre eux, se dénigrant, se combattant, se louant et se citant. Le public, même éclairé, ne sait trop sur eux à quoi s'en tenir.
Ligne 31 ⟶ 30 :
Les idées, sinon les individus, gagnent à ces évolutions. Pour me tenir à l'exemple présent de Niebuhr, je suis singulièrement frappé (à ne juger qu'en ignorant et en simple amateur) du résultat final de toute cette guerre sur la première Rome. Niebuhr passe pour battu, et il ne l'est pas autant qu'on veut bien dire. Sa Rome étrusque a peu réussi, et l'on raille même agréablement ses grandes épopées latines: mais, tout à côté, on raille aussi ces vieilles fables qu'on n'adoptait pas sans doute, mais qu'on relevait peu jusque-là; on parle très lestement de Tite-Live ; on va même un peu loin peut-être en disant de son ''pleraque interiere'' que c'est la facile excuse d'un ''rhéteur ingénieux'' qui voulait se soustraire au long travail de l'historien. Dirait-on cela de Tite-Live, si Niebuhr, ce téméraire provocateur, n'était pas venu?
Un Allemand de beaucoup de savoir et d'esprit, le docteur Hermann Reuchlin, le même qui fait en ce moment là-bas une histoire de Port-Royal, comme moi ici, et qui me devancera, je le crains bien, me disait un jour : « Vous autres catholiques, quand vous allez à la recherche et à la discussion des faits, vous êtes toujours plus ou moins comme une troupe qui fait sa sortie sous le canon d'une place et qui n'ose s'en écarter. Nous autres, protestans, nous osons charger à fond à la baïonnette. » J'aurais pu lui répondre : « Oui, mais prenez garde qu'en devenant victorieux, et l'ennemi chassé, vous ne vous trouviez tout juste à la place qu'il occupait auparavant. » M. Quinet a très bien démontré cela pour les théologiens qui, à leur insu, ont préparé Strauss. Or, en ce siècle, et dans toutes les questions, on est chacun plus ou moins protestant, je veux dire qu'après bien des débats avec l'adversaire, on court fortement risque d'être amené tout proche du camp que l'autre occupait. Les critiques à idées poussent trop loin; en attendant, les critiques judicieux et sages font du chemin : le juste milieu se déplace. Le succès le plus grand de la plupart des révolutions, en littérature comme en politique, n'est guère peut-être que cela : faire tenir compte aux autres de certains résultats, en passant soi-même pour battu. Niebuhr, dans sa défaite sur le mont Aventin, me fait un peu l'effet d'être battit comme La Fayette en 1830, non sans avoir obtenu bien des choses. Grace à lui, l'histoire des premiers siècles de Rome est à refaire, ou mieux il demeure prouvé, je pense, qu'on ne saurait la refaire. Le docte et habile M. Leclerc, en rétablissant l'authenticité de cette histoire en général, ne nous dit pas en détail ce qu'il continue d'en croire. Là est l'embarras vraiment. Niebuhr, dans sa tentative de reconstruction, a erré et rêvé; mais, à ne prendre ses hypothèses que ''philosophiquement ''et comme ''manière de concevoi''r une première Rome autre que celle de Rollin, elles demeureront précieuses et méritoires aux yeux de tous les libres esprits
Ces écoles audacieuses sont d'abord comme un torrent qui passe; les gens établis dans l'ancienne idée se révoltent et se garent. Attendez! le torrent a passé: on l'enjambe bientôt, non sans ramasser les débris et les troncs d'arbres charriés. Esprits riverains, ne méprisons pas les torrens : le premier ravage passé, ils font alluvion sur nos rivages.
Ligne 37 ⟶ 36 :
M. Leclerc nous pardonnera d'être un peu plus indulgent que lui pour Niebuhr, à qui nous sommes redevables d'un service qu'il n'est pas en mesure de reconnaître aussi bien que nous : je veux parler de l'ouvrage même de M. Leclerc. Les critiques comme Niebuhr, ces provocateurs d'idées et de génie, servent à faire produire en définitive aux doctes judicieux et ingénieux ces écrits qui, sans eux et leur assaut téméraire, ne seraient peut-être jamais sortis. C'est comme le produit net du débat : après quoi la clôture.
Il est impossible, ce nous semble, d'apporter une érudition plus complète, mieux munie de tous les textes, de les mieux colliger, épuiser et discuter, de les passer à un creuset plus sévère que M. Leclerc ne l'a fait. En quelques rares endroits, si je l'osais remarquer, son raisonnement, en faveur de l'authenticité historique qu'il soutient, m'a paru plus spécieux que fondé, comme quand il dit par exemple : Les premiers siècles de Rome vous sont suspects à cause de la louve de Romulus, des boucliers de Numa, du rasoir de l'augure, de l'apparition de Castor et Pollux...; effacez donc alors de l'histoire romaine toute l'histoire de César, à cause de l'astre qui parut à sa mort, dont Auguste avait fait placer l'image au-dessus de la statue de son père adoptif, dans le temple de Vénus
Qu'on se demande un peu, toutefois, ce qu'on atteindrait chez nous de vrai et de positif si l'on essayait de reconstruire quelques vieilles annales contemporaines de Grégoire de Tours, ou les grandes Chroniques de Saint-Denys, que M. Leclerc compare ingénieusement aux Annales des pontifes, si l'on essayait de leur rendre crédit moyennant quelque ligne en l'air, quelque ''à-peu-près'' échappé à Voltaire ou à Anquetil. On disait ''les Annales'' chez les Romains comme on dit chez nous ''les vieilles Chroniques''; on s'en moquait, on les invoquait, sans les avoir lues. Denys d'Halicarnasse, qui s'y appuie, ne paraît pas les avoir directement consultées. On ne peut d'ailleurs rendre compte du moment ni du comment de la transformation de ces Annales d'abord tracées sur bois ou sur pierre, et plus tard rédigées en livres. Il était naturel et nécessaire que, tôt ou tard, ce changement eût lieu. Car que faire de toutes ces tables de bois ou de marbre, de tous ces ''album'' sur mur, où s'écrivait l'histoire de chaque année, durant les siècles où il n'y avait pas d'autre histoire? Elles étaient fort sommaires, je le crois; mais elles ne laissaient pas de devoir occuper à la longue une étendue fort respectable, si elles tenaient tout ce qu'on nous a depuis raconté des premiers siècles. Il y eut là de bonne heure de quoi encombrer le vestibule et toute la maison du grand prêtre. Qui fut donc chargé de rédiger en livres ce qui était d'abord en inscriptions? Quelle garantie de fidélité dans cette révision? A quelle époque? C'est ce qu'aucun texte n'a permis à M. Leclerc de conjecturer. J'ai dit qu'après lui, sur cette question, il fallait crier à la clôture. Mais voilà l'endroit faible de la place par où le doute pourrait encore faire brèche de nouveau.
Ligne 51 ⟶ 50 :
C'est à nous, bien à nous, notre gloire et notre plaie que le journal : prenons garde! c'est la grande conquête, disions-nous hier; nous le redisons aujourd'hui, et, plus mûr, nous ajoutons : c'est le grand problème de la civilisation moderne.
En attendant, une histoire des journaux est à faire; les doctes travaux de M. Leclerc en rendent facile la préface pour ce qui concerne l'antiquité. Il lui resterait à parler des Grecs et à y rechercher, comme il l'a fait pour les Romains, le vestige de l'organe. Il paraît peu disposé à le croire très développé : « La vie politique des Grecs, dit-il en un endroit
Encouragé dans cette voie de recherches par le prompt succès de son livre, M. Leclerc, nous assure-t-on, s'occupe activement de suivre au moyen-âge la trace du journal. De journaux privés, il n'en manqua jamais même alors : on écrivait à la dernière page de sa Bible ses bons ou mauvais jours; le moine ou le bourgeois de Paris notaient dans l'ombre les évènemens monotones ou singuliers. Mais lorsqu'on entend par journal une feuille plus ou moins régulière, périodiquement publiée, on a plus de peine à en découvrir, et c'est à M. Leclerc que revient le soin d'en dépister. On a cru volontiers jusqu'ici que les gazettes étaient nées au XVIe siècle seulement, et les journaux littéraires au XVIIe. « C'est une des plus heureuses inventions du règne de Louis-le-Grand, » dit solennellement Camusat en tête de son ébauche d'histoire. Les véritables précédens des journaux littéraires sont dans la correspondance des savans du XVIe siècle et de leurs successeurs de Hollande. Quoi qu'il en soit, toutes ces investigations préalables ne serviraient qu'à fournir une bonne introduction à l'histoire des journaux, et c'est à ce travail que je voudrais voir quelque académie ou quelque librairie (si librairie il y a) provoquer deux ou trois travailleurs consciencieux et pas trop pesans, spirituels et pas trop légers. Il est temps que cette histoire se fasse; il est déjà tard; bientôt on ne pourrait plus. On est déjà à la décadence et au bas-empire des journaux. Bayle nous en marque l'âge d'or si court, le vrai siècle de Louis XIV. Il réclamait déjà lui-même une histoire des gazettes. L'essentiel d'abord serait de former un bon corps d'histoire, d'établir les grandes lignes de la chaussée ; les perfectionnemens viendraient ensuite. Il y aurait danger, si l’on n'y faisait attention, de demeurer attardé dans les préparatifs de l'entreprise et perdu dans les notes : je sais un estimable érudit qu'on trouva de la sorte dans son cabinet, assis par terre, à la lettre, et tout en pleurs, au milieu de mille petits papiers entre lesquels il se sentait plus indécis que le héros de Buridan : ''Sedet oeternumque sedebit infelix Theseus''. Camusat lui-même n'a laissé qu'un ramas de notes. Malgré tout le soin possible, il faudrait se résigner dans un tel travail à bien des ignorances, à bien des inexactitudes : on saura de moins en moins les vrais auteurs, je ne dis pas des articles principaux, mais même des recueils. Quelqu'un a trouvé l'autre jour très spirituellement que les journaux sont nos Iliades, et qui ont des myriades d'Homères; en remontant toutefois, le nombre des Homères se simplifie. Par malheur, ceux qui seraient en état d'éclairer, de contrôler pertinemment ces origines de journaux, manqueront de plus en plus. C'est là un des préjugés et une des morgues de l'érudition que d'attendre, pour attacher du prix à certains travaux, qu'il ne soit presque plus temps de les bien faire. Le beau moment académique pour reconstruire une civilisation, c'est lorsqu'il n'en reste plus qu'une écriture indéchiffrable ou des pots cassés.
La grande division qui séparerait naturellement cette histoire des journaux français en deux tomberait à 89 : histoire des journaux avant la révolution, et depuis. Cette dernière partie, pour être plus rapprochée et pour n'embrasser que cinquante ans, ne serait pas, on le conçoit, la moins immense. Mais même pour la première, on ne s'imagine pas, si l'on n'y a sondé directement par places, l'immensité et la multiplicité de ce qu'elle aurait à embrasser dans l'intervalle de cent vingt-quatre ans, depuis 1665, date de la fondation du ''Journal des Savans'', jusqu'en 89. L'utilité et le jour qui en rejailliraient pour l'appréciation littéraire des époques qui semblent épuisées, ne paraissent point avoir été assez sentis. Dans l'histoire qu'on a tracée jusqu'à présent de la littérature des deux derniers siècles, on ne s'est pris qu'à des oeuvres éminentes, à des monumens en vue, à de plus ou moins grands noms : les intervalles de ces noms, on les a comblés avec des aperçus rapides, spirituels, mais vagues et souvent inexacts. On a trop fait avec ces deux siècles comme le touriste de qualité qui, dans un voyage en Suisse, va droit au Mont-Blanc, puis dans l'Oberland, puis au Righi, et qui ne décrit et ne veut connaître le pays que par ces glorieux sommets. Le plain-pied moyen des intervalles n'a pas été exactement relevé, et on ne l'atteint ici que par cette immense et variée surface que présente la littérature des journaux. Il y a en ce sens une carte du pays à faire, qui, à l'exemple de ces bonnes cartes géographiques, marquerait la hauteur relative et le degré de relèvement des monts par rapport à ce terrain intermédiaire et continu. Jusqu'ici encore, on a, par-ci par-là, rencontré et coupé des veines au passage; il y a à suivre ces veines elles-mêmes dans leur longueur, et bien des rapports constitutifs et des lois de formation ne s'aperçoivent qu'ainsi. Ce sont des enfilades de galeries qu'on ne se figure que si l'on y a pénétré. On aurait beau dire d'un ton léger : « Que voulez-vous tant fouiller, et pourquoi s'embarrasser de la sorte? Ces morts sont morts et ont bien mérité de mourir; qu'ils dorment à jamais en leurs corridors noirs. Cette littérature oubliée était juste à terre en son vivant; elle est aujourd'hui sous terre; elle n'a fait que descendre d'un étage. Allez aux grands noms, aux pics éclatans; laissez ces bas-fonds et ces marnières. » Mais il ne s'agirait pas ici de réhabiliter des noms; les noms en ce genre sont peu; les hommes y sont médiocrement intéressans d'ordinaire, et même les personnes morales s'y trouvent le plus souvent gâtées et assez viles; il s'agirait de relever des idées et de prendre les justes mesures des choses autour des oeuvres qu'on admire. Quand on a vécu très au centre et au foyer de la littérature de son temps, on comprend combien, en ce genre d'histoire aussi (quoiqu'il semble que là du moins les oeuvres restent), la mesure qui ne se prend que du dehors est inexacte et, jusqu'à un certain point, mensongère et convenue; combien on surfait d'un côté en supprimant de l'autre, et comme de loin l'on a vite dérangé les vraies proportions dans l'estime. Eh bien ! au XVIIIe siècle c'était déjà ainsi; tout ce qu'on trouve de bonne heure dans les journaux d'alors est une source fréquente d'agréable surprise. ''Le Mercure'', le plus connu, n'en représente guère que la partie la plus fade et la moins originale. Quand on aura parcouru la longue série qui va de Desfontaines, par Fréron, à Geoffroy, on saura sur toute la littérature voltairienne et philosophique un complet revers qu'on ne devine pas, à moins d'en traverser l'étendue. Quand on aura feuilleté le ''Pour et Contre'' de l'abbé Prévost, et plus tard les journaux de Suard et de l'abbé Arnaud, on en tirera, sur l'introduction des littératures étrangères en France, sur l'influence croissante de la littérature anglaise particulièrement, des notions bien précises et graduées, que Voltaire, certes, résume avec éclat, mais qu'il faut chercher ailleurs dans leur diffusion. Si les ''Nouvelles ecclésiastiques'' (jansénistes), qui commencent à l'année 1728 et qui n'expirent qu'après 1800, ne donnent que la triste histoire d'une opinion, ou plutôt, à cette époque, d'une maladie opiniâtre, étroite, fanatique, et comme d'un nerf convulsif de l'esprit humain, les Mémoires de Trévoux, dans les portions qui confinent le plus au XVIIe siècle, offrent un fond mélangé d'instruction et de goût, le vrai monument de la littérature des jésuites en français, et qui, ainsi qu'il sied à ce corps obéissant et dévoué à son seul esprit, n'a porté à la renommée le nom singulier d'aucun membre
En somme pourtant, cette histoire des journaux français avant 89 ne serait pas infinie. Les Beuchot, les Brunet, les Quérard, doivent en posséder par devers eux la plupart des élémens positifs. Je sais dans la bibliothèque de Besançon une chambre pas très grande et qui n'est garnie que des collections de ces vieux journaux littéraires; en s'enfermant là pendant quelques mois, et non sans le docte Weiss (''genius loci''), on ferait beaucoup.
Ligne 64 ⟶ 63 :
Qu'on nous pardonne ces graves rêveries qu'ont amenées insensiblement et que justifient peut-être ces idées si contrastantes de Rome et de journaux, ce bruyant passé d'hier et cet antique et auguste passé, tous les deux à leur manière presque sans histoire; la ville éternelle en partie douteuse et ses cinq siècles de grandes ombres, la société moderne avec sa marche accélérée, conquérante, ses mille cris assourdissans de triomphe, et son bruit perpétuel de naufrage!
SAINTE-BEUVE.
<references/>
</div>
|