« État de la philosophie en France » : différence entre les versions

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Est-il donc vrai que M. Cousin soit panthéiste? Au moins a-t-il peu de zèle, lui chef d’école, pour sa doctrine; car il la poursuit, il la condamne, il la réfute. Eh bien! je le reconnais, personne ne s’est jamais avoué panthéiste, et Spinosa lui-même repoussait cette imputation; mais autre chose est de repousser le nom, autre chose de nier la doctrine sous sa formule; et cette négation, M. Cousin ne l’a pas épargnée. Qu’est-ce donc que le panthéisme, et en quoi consiste-t-il? Le panthéisme consiste à identifier Dieu et le monde. Ce n’est pas un athéisme déguisé, c’est un athéisme déclaré, comme le dit M. Cousin lui-même dans sa préface de Pascal. Et en effet, dire que Dieu n’existe pas, ou que c’est le monde qui est Dieu, n’est-ce pas, sous deux formes, exprimer la même pensée? Et qu’est-ce donc que l’idée de Dieu, s’il en reste quelque chose dans ce prétendu Dieu des panthéistes, dans cet être nécessaire dont nous-mêmes faisons partie, et qui n’est que collection et durée successive? Dieu est un être éternel, indivisible, parfait, substance séparée du monde, cause de toutes les substances particulières, cause intelligente et libre qui connaît ses créatures et les gouverne, et dans la plénitude de sa bonté les mène, à travers les épreuves de cette vie, vers le plus grand bien que leur nature comporte. Tel est sur la nature de Dieu et ses rapports avec le monde l’enseignement de M. Cousin. Voilà le panthéisme qu’il a professé vingt-cinq ans à l’École normale, quatorze ans devant deux mille auditeurs à la Faculté des lettres. Il a démontré l’existence de Dieu par la contingence du monde; étrange démonstration, si le monde est Dieu! Il a démontré la liberté de Dieu et la liberté de l’homme; étrange théorie pour un leibnitzien, si Dieu et l’homme ne sont qu’un même être! Ne l’a-t-il fait qu’une fois? c’est le fonds même de sa doctrine. Quelle est sa méthode? N’est-ce pas la méthode psychologique? Et quelle est sa psychologie? En quoi consiste-t-elle, ou du moins quelle en est la théorie capitale? N’est-ce pas l’analyse de la raison? J’entends bien que M. Maret l’accuse de panthéisme pour avoir dit que le fonds de la raison humaine n’est autre chose que l’idée même de Dieu qui lui apparaît; mais c’est un point que nous laisserons M. Maret discuter contre saint Augustin. Il suffit d’ouvrir les livres de M. Cousin, si les souvenirs ne suffisent pas. L’adversaire qu’il avait à combattre, on ne peut l’avoir oublié, si bas que M. Cousin l’ait réduit, c’est le sensualisme. M. Cousin prenait une à une les idées de la raison; il les étudiait en elles-mêmes, et ensuite les opposait à l’idée sensible correspondante, pour démontrer, et il le faisait à outrance, la profonde, l’éternelle, l’ineffaçable différence qui les sépare. Mais quoi! cette doctrine qui trace une telle séparation entre les idées sensibles et les idées rationnelles, cette école qui se consume à montrer qu’il n’y a rien dans les sens ni dans leurs objets que d’éphémère et de passager, qu’il faut donc regarder plus haut, qu’il faut chercher ailleurs pour trouver ce qui persiste éternellement, le digne objet de la pensée et de l’amour, la cause de ce qui est, la cause, la raison du monde, c’est cette école que vous accusez de mettre le nécessaire dans le contingent, le fini dans l’infini, et de confondre le monde avec Dieu! tandis que le maître et les disciples qui couvrent la France vous crient tout d’une voix que le panthéisme est une impiété, que Dieu est la cause du monde séparée du monde, et qu’avec tout votre zèle vous n’avez pas encore assez combattu ce fléau que vous leur attribuez, et que pour le terrasser on enseigne dans leurs écoles des argumens plus puissans que les vôtres!
 
Mais l’argument triomphant contre M. Cousin, l’argument sans réplique, c’est, dans les quinze ou vingt volumes que M. Cousin a publiés, une phrase! Cette phrase contient une énumération des attributs de Dieu, et, prise isolément, elle renferme une assertion panthéiste. Nul doute après cela! On a extrait une phrase panthéiste des ouvrages de M. Cousin; donc il est panthéiste, donc l’école éclectique et l’Université tout entière sont panthéistes. Est-ce là un argument philosophique? N’est-ce pas plutôt un argument de parti? Ne vous suffit-il pas que M. Cousin désavoue le sens que vous prêtez à cette phrase? Quand il s’agirait d’un mort, on pourrait résister à votre interprétation en se servant du reste de sa doctrine. Mais il est là pour protester; ne parle-t-il pas assez haut? Dieu est temps, selon M. Cousin; or, le temps est limité; donc Dieu est limité, suivant M. Cousin. Quoique ce raisonnement soit d’un évêque, il pèche par sa base; car M. Cousin enseigne deux choses, l’une que la durée est successive et limitée, l’autre que le temps est éternel, et il a employé, pour le prouver, une année de son enseignement et un volume de ses œuvres. Jugez, à la bonne heure, l’ensemble d’une doctrine; mais isoler, une phrase de ce qui la précède et de ce qui la suit, c’est se condamner soi-même à l’erreur. Quel chemin on ferait faire aux plus grands esprits avec un tel procédé! M. l’évêque de Chartres ne veut pas que M. Cousin puisse dire que Dieu est dans l’espace; mais que dira-t-il de cette phrase de saint Anselme : Dieu n’est pas seulement dans tous les lieux, mais dans tous les êtres? Et de cette autre : Il est nécessaire que la nature de Dieu soit dans tout ce qui est, de manière qu’elle soit une, la même et tout entière en même temps en chaque chose (1)<ref> ''Monologium'', XXIII.</ref>? N’est-ce pas là du panthéisme au même titre? Eh bien! que ce soit un nom de plus pour la liste de M. Maret et de M. Goschler!
 
Il se passe en ce moment un fait qui mérite au moins d’être remarqué. Dans la préface d’un volume qu’il vient de publier sur Pascal, M. Cousin revient sur cette accusation de panthéisme, et dans les termes les plus explicites il renie le panthéisme sous son nom et sous sa formule; même, pour ne laisser aucune prise à l’erreur ou à la mauvaise foi, reprenant quelques-unes de ses opinions, il en fait voir le véritable sens, et déclare que, si l’on persiste à les interpréter autrement, il les retire. Cette préface contient encore, non pas une profession de foi religieuse, personne n’a le droit d’en demander une à M. Cousin, c’est l’affaire de sa conscience et voilà tout, mais une protestation de son respect pour la religion chrétienne, une déclaration expresse qu’en cherchant librement la vérité par les lumières naturelles, il n’a jamais rien avancé qui soit contraire à l’existence du fait historique d’une révélation et aux conséquences religieuses qui en découlent. L’école éclectique a toujours pensé que la recherche de la nature de Dieu par la lumière naturelle de la raison était une science, et que l’exposition des prophéties et des témoignages qui établissent la divinité du christianisme en était une autre. Cette déclaration de M. Cousin devait naturellement lui attirer les reproches de ceux qui font consister la philosophie dans la négation du christianisme, et ces reproches ne lui ont pas manqué. Mais ce qui, au premier coup d’oeil, ne semble pas aussi naturel, c’est qu’une telle déclaration ait pu ranimer les craintes du clergé. Cependant qu’avons-nous vu? A peine un extrait de la préface de M. Cousin eut-il paru dans les ''Débats'', qu’un évêque dirigea contre M. Cousin et l’Université en général ce qu’il appelle lui-même une attaque violente. Et quel est le fonds de cette attaque? Tout le sens de ce discours, si l’on veut y prendre garde, le voici : - M. Cousin déclare qu’il n’est pas panthéiste, il déclare qu’il respecte la religion, qu’il ne l’a jamais attaquée, que ni lui ni ses amis philosophiques ne l’attaqueront jamais, il prend une à une toutes les opinions que nous lui avons attribuées en les censurant, et sous cette forme il les répudie; mais M. Cousin n’en a pas moins écrit dans un de ses ouvrages une phrase qui a un sens différent des opinions qu’il professe aujourd’hui par conséquent il ne lui sera permis ni de s’expliquer, ni de s’amender ni même de se contredire, et dans la crainte de trouver en lui un ami, nous nous en référons aux passages qui nous paraissent répréhensibles, et nous oublions volontairement tout le reste. - Or, quand on parle et quand on agit ainsi, on ne démontre qu’une seule chose, c’est qu’on serait bien fâché que la philosophie fût innocente, et qu’un certain parti a besoin qu’elle soit criminelle, parce qu’il a besoin de l’anéantir.
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Pendant que ces belles inventions servent de thème aux haines personnelles et aux déclamations des partis, M. Cousin publie, outre son beau travail sur Pascal, le premier volume de ses leçons sur la philosophie de Kant. La connaissance de la philosophie allemande est un des services que nous devons à M. Cousin. On parle de son système, de la doctrine éclectique. M. Cousin n’est pas là tout entier. S’il a eu de l’action sur les esprits comme propagateur d’une philosophie nouvelle, il a aussi détruit d’anciennes et fatales influences, et restauré des études presque abolies. Où en était l’histoire de la philosophie, quand il commença à professer? On peut en juger par ce seul fait, que le livre de M. de Gérando rendit, lorsqu’il parut, un véritable service. M. Cousin s’attacha d’abord à Platon, et bientôt par ses ouvrages, par son enseignement, il accoutuma les esprits à reprendre le chemin des anciennes écoles. Dans une science comme la philosophie, où les problèmes présentent tant d’aspects divers, où les difficultés semblent naître des difficultés mêmes, il ne faut jamais séparer l’histoire de la spéculation. L’oubli et le dédain du passé sont une condition de stérilité pour l’avenir. En retrouvant tous ces systèmes combattus, soutenus tour à tour par les plus grands génies de tous les siècles, on retrouva le véritable champ des études philosophiques, et l’on remit à sa place cette famille de penseurs à courte vue, dernier reste de l’école de Locke, ou plutôt de Condillac, qui s’épuisait et se consumait, impuissante et ignorée, dans les froides analyses de l’idéologie. M. Cousin ne se borna pas à triompher du sensualisme en l’accablant de sa dialectique, il le supplanta partout, et détruisit le peu d’influence qui lui restait dans les écoles. Au lieu de dater de Locke et de Condillac, on data de Descartes et de Leibnitz, on remonta jusqu’à Platon. On apprit presque avec étonnement qu’il y avait en Écosse une école sage et mesurée qui déjà avait su faire bonne justice de la philosophie empirique; on s’occupa du grand et puissant développement qu’avait pris la philosophie allemande, et les noms de Kant, de Fichte, de Schelling, de Hegel, furent prononcés parmi nous pour la première fois. Fidèle à sa méthode historique, M. Cousin dans chaque école était à la fois un juge et un disciple; il suivait Kant dans les voies nouvelles qu’il ouvrait à la métaphysique, mais sans se livrer, sans abdiquer, opposant à ce redoutable scepticisme une psychologie moins chimérique dans son fondement, sans cesse attentif à rétablir le véritable caractère de nos facultés, à tirer d’une observation plus approfondie de notre intelligence la nature même de l’intelligence en soi, et à faire voir que cette lumière qui nous distingue des âtres inanimés sur lesquels nous régnons est un bien, un être positif, et non pas une suite de notre infirmité, une condition négative de notre nature humaine. L’antique symbole de la caverne troublait Kant, qui craignait toujours que nos idées ne fussent que des ombres, et qu’on ne fît que proclamer l’utilité des ténèbres en cédant à la nécessité de la raison. La psychologie de M. Cousin répondait à Locke en démontrant l’existence des idées éternelles et nécessaires, et à Kant en expliquant le véritable caractère de cette nécessité, et en rattachant la raison humaine à la nature même de l’absolu.
 
Le mouvement donné depuis plus de vingt ans par M. Cousin à la philosophie française continue dans l’école éclectique, et ni l’ardeur des études théoriques, ni le zèle de l’histoire ne s’y ralentissent. Les derniers ''Mélanges'' de M. Jouffroy, les ''Essais'' de M. de Rémusat, sont des travaux dogmatiques qui ont marqué ces derniers temps, et l’on y peut joindre les leçons sur Kant, où la critique a constamment ce caractère magistral qui fait d’une histoire un ouvrage théorique. M. Damiron publie une longue et complète réfutation de Spinosa, ce qui sans doute ne l’empêche pas d’être panthéiste (2)<ref> ''Compte-rendu de l’Académie des sciences morales et politiques'', publié sous la direction de M. Mignet, par MM. Vergé et Loysau. </ref>. M. Frank rend à l’histoire un service inappréciable par ses savantes recherches sur la cabale (3)<ref> ''Mémoires des savans étrangers''. </ref>, mais peut-être n’est-ce qu’un moyen adroit pour attaquer le christianisme, car on nous a appris dernièrement que les éclectiques ne parlaient du mysticisme que pour combattre les idées chrétiennes sous un faux nom et par un chemin détourné. Nous citerions aussi les excellentes monographies de M. Charles Schmidt, de Strasbourg, l’une sur Tauler (4)<ref> ''Johannes Tauler von Strasburg'', von Carl Scbmidt; Hamburg, 1841. </ref>, l’autre sur Eckart (5)<ref> ''Meister Eckart'', von Carl Schmidt, dans les ''Theologische studien und critiken''; Hamburg. </ref>, composées d’après des manuscrits importans et qui éclairent d’un nouveau jour une partie considérable du mysticisme, si M. Schmidt, notre compatriote, écrivait pour nous et non pour l’Allemagne. La France est-elle si dédaigneuse de l’érudition, si étrangère à la philosophie, que M. Schmidt ait besoin de s’adresser à nos voisins et nous oblige d’aller ensuite leur emprunter nos propres richesses? Cet exemple heureusement n’est pas contagieux à Strasbourg. M. Taillandier y publie en français son travail sur Scott Erigène, M. Lehr nous rend Pfeffel, M. Wilm développe et perfectionne encore un mémoire déjà présenté à l’Académie des sciences morales et politiques, et qui fera complètement connaître à la France la philosophie allemande contemporaine. A Paris, une réunion de professeurs publie des éditions populaires des chefs-d’œuvres philosophiques du XVIIe et du XVIIIe siècle : Descartes, Leibnitz, les maîtres avoués et reconnus de l’école éclectique; Bossuet, Fénelon, cartésiens véritables; Locke, qui mérite aussi de devenir populaire par l’influence qu’ont eue ses idées sur la révolution philosophique du XVIIIe siècle. La philosophie aura de cette façon sa propagande à bon marché, et elle fera voir qu’elle aime à suivre les bons exemples. La traduction de Spinosa, que M. Saisset publie dans cette collection, n’est pas destinée à réhabiliter ses pernicieuses doctrines; elle ne paraîtra qu’accompagnée d’une réfutation solide, et l’on espère que quand Spinosa sera entre les mains de tout le monde, on cessera de le citer à tout propos comme une autorité en faveur du panthéisme; sa doctrine ne gagnera pas à être connue. La traduction des philosophes allemands se continue et ne tardera pas à être achevée. A la longue liste des ouvrages de Kant, traduits par M. Tissot, M. Trullart vient d’ajouter ''la Religion dans ses rapports avec la raison'' (6)<ref> Chez Ladrange. - M. Lortet a publié à Lyon la traduction d’une analyse de cet ouvrage, attribuée en Allemagne à Kant lui-même. </ref>. Kant y professe ouvertement la religion naturelle, et, ce qui en est la suite, l’indifférence des religions; il distingue ce qui peut servir à la sanctification en rappelant l’homme par quelque symbole à la pensée de Dieu et à l’amour de la vertu, et les pratiques qui passent pour un moyen direct et formel d’obtenir des graces ou d’effacer une souillure, pratiques qu’il n’hésite pas alors à traiter de superstitions et de fétichisme. Ce qui reste de plus important à traduire, pour que nous ayons à peu près toutes les œuvres de Kant, se compose des ''Principes métaphysiques de la physique'', de ''la Critique du jugement'', qui contient la théorie du beau, et de ses deux grands ouvrages de morale, le ''Fondement de la métaphysique des mœurs'' et la ''Critique de la raison pratique''. M. Tissot, au lieu de traduire ces deux ouvrages en entier, s’est borné à faire passer dans notre langue quelques analyses médiocres qui couraient en Allemagne. Heureusement, le second volume des leçons de M. Cousin doit contenir des extraits abondans de ''la Raison pratique'', et M. Barni nous en promet la traduction pour une époque rapprochée. Schelling, Hegel, Fichte, sont restés en arrière; les traducteurs ont commencé par Kant, et ils ont eu raison. Il y a long-temps que M. Barchou de Penhoen nous a donné la ''Destination de l’Homme'', de Fichte, et voici enfin M. Grimblot, à qui nous devons déjà une excellente traduction du ''Système de l’idéalisme transcendental'', de M. de Schelling, qui promet de nous donner les œuvres choisies de Fichte. Cette entreprise, qui mérite tant d’être encouragée, est déjà en bonne voie d’exécution, et le premier volume, qui contient les ''Principes fondamentaux de la science de la connaissance'', vient de paraître.
 
M. Peisse, qui nous a donné, il y a deux ans, les ''Fragmens d’Hamilton'', et nous a mis ainsi au courant des progrès et de la transformation de l’école de Reid et Dugald Stewart, publie maintenant les ''Lettres sur la Philosophie'' de M. Galuppi (7)<ref> Librairie de Ladrange, quai des Augustins. </ref>. M. Galuppi est un des écrivains les plus distingués de l’Italie, et il mérite d’autant plus les honneurs d’une traduction française, que ses ouvrages présentent la sûreté de méthode et la clarté d’exposition qui distinguent si éminemment nos écrivains nationaux. L’Académie des sciences morales vient de publier, dans le ''Recueil des Savans étrangers'', un mémoire sur le système de Fichte (8)<ref> ''Mémoire sur le système de Fichte, ou Considérations philosophiques sur l’idéalisme transcendental et sur le rationalisme absolu'', par M. Galuppi. Voyez aussi les ''Comptes-rendus de l’Acad. des sciences mor. et polit''.</ref>, où M. Galuppi analyse et réfute l’idéalisme transcendental, et marque ses rapports avec les principales doctrines de la philosophie grecque. Un professeur de l’Université, M. Amédée Jacques, publie dans la même collection un mémoire sur le ''sens commun''. Un autre, M. Bouchitté, a traduit le ''Monologium'' et le ''Proslogium'' de saint Anselme (9)<ref> ''Le Rationalisme chrétien à la fin du onzième siècle'', par M. Bouchitté; Paris, chez Amyot. </ref>, et ceux qui aiment les rapprochemens pourront y trouver toute la doctrine de M. de Lamennais sur la trinité. L’enseignement de la philosophie est en pleine activité dans toutes les facultés nouvelles, qui déjà rivalisent avec les anciennes et propagent le rationalisme sur tous les points de la France. A Lyon, M. Bouillier a pris pour sujet de son cours la théorie de la raison impersonnelle. Il fait d’abord une énumération aussi complète que possible des idées de la raison; puis il montre comment elles peuvent être réduites à une seule, l’idée de l’infini, dont la présence en nous est la preuve de l’existence de l’être infini. Loin d’être séparé du monde et de nous, Dieu est si près du monde, que le monde tire de la toute-puissance de Dieu sa durée, comme il en a tiré son être, et si près de nous, que notre intelligence n’est plus, si l’idée de l’infini en est absente. Mais si Dieu est avec nous, il n’est pas nous, et le monde n’est que sa créature, nécessairement distincte de lui. A Toulouse, M. Courtade a pensé avec raison que devant un auditoire composé en majorité d’étudians en droit, sa tâche devait être d’exposer les principes fondamentaux de la morale. Quelle ressource, en effet, pour l’étude de la jurisprudence, qu’une analyse approfondie des divers mobiles qui gouvernent les actions des hommes, et une exposition ferme, démonstrative de cette loi naturelle, dont la loi positive ne doit être que l’application, et qu’on ne saurait nier ni subordonner aux lois humaines, sans renoncer à la véritable notion du droit, et sans absorber toute autorité dans l’usage arbitraire de la force. M. Riaux, professeur à la faculté de Rennes, fait l’histoire du XVIIIe siècle; matière riche et abondante qui lui fournit l’occasion de démontrer par l’exemple combien est juste et nécessaire la devise écrite par M. Cousin sur le drapeau de l’éclectisme, indépendance et modération. Ce sont là, certes, les meilleures réponses aux calomnies dont l’Université est l’objet: pendant que d’un côté on l’accuse de sacrifier les droits sacrés de la liberté et de l’autre de ne garder aucune mesure et de préconiser l’anarchie des intelligences; pendant qu’on transforme sa morale en je ne sais quelle école de dépravation, qui ne trouverait pas un auditoire en France, quoiqu’il s’y trouve des dupes pour ajouter foi à ces calomnies; pendant qu’on assure ouvertement que sa métaphysique est panthéiste, se professeurs les plus distingués emploient tout leur zèle à soutenir des doctrines diamétralement contraires, et ils le font avec d’autant plus de sécurité, qu’ils n’ont pas à craindre le reproche d’avoir changé dans leurs opinions, et qu’ils savent bien, comme le savent au reste la plupart de leurs ennemis, que l’Université n’a jamais tenu un autre langage. A Dijon, M. Tissot, dans son discours d’ouverture de cette année, a démontré que la philosophie est au-dessus des disputes des philosophes, et qu’il est indigne d’un sage de rien conclure contre la science des contradictions où les savans peuvent tomber. Quelques cours n’ont pas une utilité aussi immédiate, quoiqu’il n’y en ait pas un seul qui ne traite un sujet important. M. Belcasso à Strasbourg, M. Ladevi-Roche à Bordeaux, s’occupent à réfuter le fouriérisme, qui n’est peut-être pas de toutes les utopies la plus immédiatement dangereuse. A Caen, M. Charma fait l’histoire de la philosophie grecque; à Besançon, M. Peyron fait l’histoire de la logique; le professeur de Montpellier, M. l’abbé Flottes, qui l’année dernière traitait ''des signes'', fait cette année une théorie de l’habitude. Une aussi grave question de psychologie a sans doute de quoi intéresser la jeune population de l’école de médecine, mais répond-elle véritablement à ses plus pressans besoins? Il n’y a peut-être pas de chaire en France qui impose une aussi grande responsabilité que la chaire de philosophie de Montpellier. Les professeurs ne sont pas les seuls qui aient charge d’ames; tout homme éclairé exerce nécessairement une influence heureuse ou fatale sur ceux qui dépendent de lui, et certains ministères surtout donnent à ceux qui en sont revêtus une véritable action sur la morale publique. L’école de médecine de Montpellier a toujours été une pépinière de médecins philosophes, et, grace à Dieu, le feu sacré, qu’entretient d’ailleurs une sorte d’esprit national, ne périra pas entre les mains des professeurs qui occupent aujourd’hui les chaires illustrées par les Sauvage et les Barthez (10)<ref> Le cours de physiologie de M. Lordat est un véritable cours de philosophie. La pensée, la parole, la volonté, dans leur double rapport d’action et de réaction avec les agens physiques qu’elles emploient, tel est cette année l’objet de son enseignement. Après avoir recherché quelle est la part d’influence que la force vitale et l’agrégat matériel ont sur les opérations de la pensée dans les divers états de l’organisation, il a abordé la théorie du langage, analysé tous ces actes nombreux enchaînés l’un à l’autre qui s’exécutent nécessairement dans l’homme, depuis le projet de convertir une pensée en des sons jusqu’à la réalisation de la parole parfaite, et distingué les diverses sortes d’''alalia'' ou de privations de la parole suivant les diverses sortes d’impuissance qui peuvent survenir dans chacun des anneaux qui composent cette chaîne. M. Lordat se propose d’étudier ensuite les effets de la volonté sur son agent matériel, cette même question qui a tant occupé M. Maine de Biran. Le cours de M. Lordat est suivi avec un empressement extrême, et sa personne comme son talent excitent le plus grand respect et la plus vive sympathie. </ref>.
 
Si la réaction spiritualiste, que nous devons surtout à l’influence de M. Cousin, est heureusement accomplie dans l’enseignement philosophique, il faut l’avouer, la plupart des écoles de droit et de médecine, attachées aux vieilles routines, se traînent obstinément dans l’ornière du sensualisme. Cabanis, Gall et Broussais règnent en souverains dans les chaires de physiologie, et l’on y enseigne encore sans pudeur, au milieu du XIXe siècle, que la pensée est une sécrétion du cerveau. Les jurisconsultes ne valent guère mieux; la loi positive est tout pour eux, et la loi naturelle un préjugé; ceux qui devraient enseigner le droit se réduisent à soutenir que le droit n’est rien, ou qu’il n’y a d’autre droit que la force. Ils oublient cette grande parole de Montesquieu : « Dire qu’il n’y a de juste ou d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendent les lois positives, c’est dire qu’avant qu’on eût tracé des cercles, tous les rayons n’étaient pas égaux. » Les admirables travaux de MM. Rossi et Troplong détermineront-ils une révolution favorable? Déjà de jeunes esprits s’élancent avec ardeur sur leurs traces. Quelques symptômes de vie se révèlent aussi parmi les physiologistes. Outre l’école vitaliste de Montpellier, qui se souvient de Barthez, à Paris M. Flourens vient de publier une réfutation de la phrénologie (11)<ref> Voyez aussi son ''Mémoire sur l’ame des bêtes'', où il insiste sur la distinction des merveilles de l’instinct et des signes de sentiment et d’intelligence. Cependant malgré ces services rendus à la cause du spiritualisme, telle est l’influence de l’éducation sur les meilleurs esprits, que, dans son ''Mémoire sur le système nerveux'', M. Flourens semble absorber l’ame dans l’organisme. </ref>; M. Dubois (d’Amiens) <ref> ''Examen des doctrines de Cabanis, Gall et Broussais'', par M. Dubois. (12d’Amiens), membre de l’Académie de Médecine. Paris, 1842, chez Cousin. </ref>, suivant les disciples de Cabanis et de Broussais, sur leur propre terrain, discute à la fois contre eux en philosophe et en physiologiste, également versé dans les deux sciences, et démontre, par l’enseignement et les livres de Broussais lui-même, la vanité de tout cet attirail organique. De pareils travaux sont à la fois un titre scientifique et une bonne action.
 
Au lieu d’attaquer les philosophes de l’Université, qui ont combattu le sensualisme à outrance, il vaudrait mieux les aider à étendre plus loin les bienfaits de la révolution qui leur est due; mais cette fois comme toujours les intérêts de parti nuiront à ceux de la vérité, et on détournera les yeux de la véritable plaie pour s’indigner contre des maux imaginaires. Quand le proconsul Gellius vint à Athènes, il assembla tous les philosophes qui s’y trouvaient en grand nombre, et, par un discours étudié, les exhorta à terminer leurs longs débats, leur offrant sa médiation et ses bons offices. La proposition ne venait pas d’un homme très versé dans les matières philosophiques; mais, s’il se présentait à présent un proconsul animé d’intentions aussi conciliantes, il aurait du moins un bon argument à faire valoir: c’est que les gens qui sonnent le tocsin parmi nous, et qui prétendent détruire, ceux-ci la liberté, ceux-là la religion, s’engagent de gaieté de cœur dans une guerre sans issue; c’est que les moyens qu’ils emploient de concert pour arriver à leurs fins contradictoires ne valent pas mieux que les causes au service desquelles ils se sont mis. Personne ne croira jamais que l’état enseigne directement une doctrine immorale, ni que M. Cousin l’impose par force à l’Université, et que M. Villemain pousse le dévouement pour son ancien collègue jusqu’à engager à ce point sa propre responsabilité, et l’honneur d’un corps auquel il doit son illustration.
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Ceux qui espèrent la victoire, ou qui craignent une défaite, ne savent guère ce que c’est que la philosophie. Elle a vécu deux mille ans, et n’a rien à craindre des émeutes passagères que l’on peut susciter contre elle. La philosophie n’est pas un besoin factice, un superflu de la civilisation dont on puisse se débarrasser quand elle devient importune. C’est une science qui a sa raison d’être dans la nature même de l’esprit humain, et jamais, quoi qu’on fasse, on n’éteindra dans les ames cette noble curiosité qui nous pousse à chercher les causes dans les effets, et à rattacher ce monde qui passe à l’essence immuable qui ne passe point. Nous pouvons perdre toutes nos libertés; mais la liberté de penser une fois conquise, les efforts que l’on tenterait contre elle ne feraient que l’affermir. S’il y a des principes que la force peut abattre, il en est aussi qui triomphent dans la persécution, et se rient de toutes les barrières, parce qu’ils sont éternels, et que le monde leur appartient.
 
 
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<small> {1) ''Monologium'', XXIII.</small><br />
<small>(2) ''Compte-rendu de l’Académie des sciences morales et politiques'', publié sous la direction de M. Mignet, par MM. Vergé et Loysau. </small><br />
<small>(3) ''Mémoires des savans étrangers''. </small><br />
<small> (4) ''Johannes Tauler von Strasburg'', von Carl Scbmidt; Hamburg, 1841. </small><br />
<small> (5) ''Meister Eckart'', von Carl Schmidt, dans les ''Theologische studien und critiken''; Hamburg. </small><br />
<small> (6) Chez Ladrange. - M. Lortet a publié à Lyon la traduction d’une analyse de cet ouvrage, attribuée en Allemagne à Kant lui-même. </small><br />
<small>(7) Librairie de Ladrange, quai des Augustins. </small><br />
<small> (8) ''Mémoire sur le système de Fichte, ou Considérations philosophiques sur l’idéalisme transcendental et sur le rationalisme absolu'', par M. Galuppi. Voyez aussi les ''Comptes-rendus de l’Acad. des sciences mor. et polit''.</small><br />
<small> (9) ''Le Rationalisme chrétien à la fin du onzième siècle'', par M. Bouchitté; Paris, chez Amyot. </small><br />
<small>(10) Le cours de physiologie de M. Lordat est un véritable cours de philosophie. La pensée, la parole, la volonté, dans leur double rapport d’action et de réaction avec les agens physiques qu’elles emploient, tel est cette année l’objet de son enseignement. Après avoir recherché quelle est la part d’influence que la force vitale et l’agrégat matériel ont sur les opérations de la pensée dans les divers états de l’organisation, il a abordé la théorie du langage, analysé tous ces actes nombreux enchaînés l’un à l’autre qui s’exécutent nécessairement dans l’homme, depuis le projet de convertir une pensée en des sons jusqu’à la réalisation de la parole parfaite, et distingué les diverses sortes d’''alalia'' ou de privations de la parole suivant les diverses sortes d’impuissance qui peuvent survenir dans chacun des anneaux qui composent cette chaîne. M. Lordat se propose d’étudier ensuite les effets de la volonté sur son agent matériel, cette même question qui a tant occupé M. Maine de Biran. Le cours de M. Lordat est suivi avec un empressement extrême, et sa personne comme son talent excitent le plus grand respect et la plus vive sympathie. </small><br />
<small> (11) Voyez aussi son ''Mémoire sur l’ame des bêtes'', où il insiste sur la distinction des merveilles de l’instinct et des signes de sentiment et d’intelligence. Cependant malgré ces services rendus à la cause du spiritualisme, telle est l’influence de l’éducation sur les meilleurs esprits, que, dans son ''Mémoire sur le système nerveux'', M. Flourens semble absorber l’ame dans l’organisme. </small><br />
<small>(12) ''Examen des doctrines de Cabanis, Gall et Broussais'', par M. Dubois. (d’Amiens), membre de l’Académie de Médecine. Paris, 1842, chez Cousin. </small><br />
 
 
JULES SIMON.
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