« Écrivains critiques et historiens littéraires de la France/10 » : différence entre les versions

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{{journal|Ecrivains moralistes de la France – Le comte de Ségur (1)<ref> Ses OEuvres historiques et morales, chez Didier, quai des Augustins, 35. </ref>|[[Auteur:Charles Augustin Sainte-Beuve|Sainte-Beuve]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.2, 1843}}
 
Les écrivains polygraphes sont quelquefois difficiles à classer: s’ils se sont répandus sur une infinité de genres et de sujets, sur l’histoire, la politique du jour, la poésie légère, les essais de critique et les jeux du théâtre, on cherche leur centre, un point de vue dominant d’où l’on puisse les saisir d’un coup d’oeil et les embrasser. Quelquefois ce point de vue manque; le jugement qu’on porte sur eux s’étend alors un peu au hasard et demeure dispersé comme leur vie et les productions mêmes de leur plume. Mais on est heureux lorsqu’à travers cette variété d’emplois et de talens, on arrive de tous les côtés, on revient par tous les chemins au moraliste et à l’homme, à une physionomie distincte et vivante qu’on reconnaît d’abord et qui sourit.
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Mais ne devançons point les temps; nous sommes à ces années d’avant la révolution, lesquelles toutefois il ne faudrait pas juger trop frivoles. Pour M. de Ségur, cette époque peut se partager en deux moitiés séparées par la guerre d’Amérique. A son retour, il entre dans la vie déjà sérieuse et dans la seconde jeunesse. Jusqu’alors il n’avait fait qu’entremêler avec agrément les camps et la cour, cultiver la littérature légère, et arborer les goûts de son âge, non sans profiter vivement de toutes les occasions de s’éclairer ou de se mûrir au sein de ces inappréciables sociétés d’alors, qu’il appelle si bien des écoles brillantes de civilisation. C’est ce sérieux dissimulé sous des formes aimables qui en faisait le charme principal, et dont le secret s’est perdu depuis. On en retrouve le regret en même temps que l’expression en plus d’une page des ''Mémoires'' de M. de Ségur; car combien, sous cette plume facile, d’aperçus historiques, profonds et vrais ! Le lecteur amusé qui court est tenté de n’en pas saisir toute la réflexion, tant cela est dit aisément.
 
M. de Ségur, au retour de sa campagne d’Amérique, rapportait en portefeuille une tragédie en cinq actes de ''Coriolan'', qui composée dans la traversée à bord du ''Northumberland'', et qui fut jouée ensuite par ordre de Catherine sur le théâtre de l’Ermitage. Quelques contes, des fables, de jolies romances, de gais couplets lui avaient déjà valu les encouragemens du duc de Nivernais, du chevalier de Boufflers, et les conseils de Voltaire lui-même, au dernier voyage du grand poète à Paris. Ce gracieux bagage de famille et de société (2)<ref> Une partie se trouve dans les ''Mélanges'', et le reste dans le ''Recueil de Famille'', volume qui n’a eu qu’une demi-publicité. </ref> offrait à la fin son étiquette et comme son cachet dans une spirituelle approbation et un privilège en parodie qui étaient censés émanés de la jeune épouse de l’auteur, petite-fille d’un illustre chancelier:
 
::D’Aguesseau de Ségur, par la grace d’amour,
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:::(C’était la fille de l’auteur, âgée alors de moins de trois ans.)
 
Pourtant les dépêches écrites par M. de Ségur durant sa campagne d’Amérique avaient donné de sa prudence et de sa finesse d’observation une assez haute idée, pour qu’au retour M. de Vergennes songeât à le demander au maréchal son père, et à le lancer activement dans la carrière des négociations. Le poste qu’on lui destinait au début était des plus importans: il s’agissait de représenter la France auprès de l’impératrice Catherine. Les études sérieuses et positives auxquelles dut se livrer à l’instant le jeune colonel devenu diplomate, témoignaient des ressources de son esprit et marquèrent pour lui l’entrée des années laborieuses. Ces années furent bien brillantes encore durant tout le cours de cette ambassade, où il sut se concilier la faveur de l’illustre souveraine et servir efficacement les intérêts de la France. Profitant de l’aigreur naissante qu’excitait contre les Anglais la politique toute prussienne et électorale de leur roi, usant avec adresse de l’accès qu’il s’était ouvert dans l’esprit du prince Potemkin, il parvint à signer, vers les premiers jours de l’année 1787, avec les ministres russes, un traité de commerce qui assurait à la France tous les avantages dont jusqu’alors les Anglais avaient exclusivement joui. Ce succès fut, en quelque sorte, personnel à M. de Ségur, qui, dans ses ''Mémoires'' et dans ses divers écrits, a pu s’en montrer fier à bon droit. Effacé à son arrivée par les ministres d’Angleterre et d’Allemagne, il n’avait dû qu’à lui-même, à cet heureux accord de décision et de bonne grace qui ne se rencontre qu’aux meilleurs momens de se conquérir de plain-pied une considération dont l’effet s’étendit par degrés jusque sur ses démarches politiques. Si quelque intérêt s’attache aujourd’hui pour nous à cette négociation, il tient tout entier, on le conçoit, à la façon dont le négociateur nous la raconte, et au jeu subtil des mobiles qu’il nous fait toucher. La bizarrerie capricieuse du prince Potemkin ne fut pas le moindre ressort au début de cette petite comédie. Il était grand questionneur, se piquant fort d’érudition, surtout en matière ecclésiastique. Ce faible une fois découvert, M. de Ségur n’avait qu’à le mettre sur son sujet favori, qui était l’origine et les causes du schisme grec, et, l’entendant patiemment discourir durant des heures entières sur les conciles oecuméniques, il faisait chaque jour de nouveaux progrès dans sa confiance. Les autres personnages de la cour ne sont pas moins agréablement dessinés. En s’étendant un peu longuement sur ce séjour en Russie, écrivions-nous il y a plus de quinze ans déjà, lors de l’apparition des ''Mémoires'', l’auteur, ou mieux le spirituel causeur a cédé sans doute à plus d’un attrait : là où lui-même a rencontré tant de plaisirs et de faveurs qu’il se plaît à redire, d’autres qui lui sont chers ont recueilli dans les dangers d’assez glorieux sujets à célébrer. Il y a dans ce rapprochement de famille de quoi faire naître plus d’une idée et sur la différence des époques et sur celle des manières littéraires. En se rappelant les éloquens, les généreux récits du fils, on aime à y associer par comparaison les mérites qui recommandent ceux du père, la mesure insensible du ton, ce style d’un choix si épuré, d’une aristocratie si légitime, et toute cette physionomie, si rare de nos jours, qui caractérise, dans les lettres la postérité, prête à s’éteindre, des Chesterfield, des Nivernais, des Boufflers (3)<ref> ''Globe'', 16 mai 1826. </ref>. »
 
''Prête à s’éteindre''! ainsi pouvions-nous écrire il y a quelques années encore. Le temps depuis a fait un pas, et cette postérité dernière est à jamais éteinte aujourd’hui.
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Une partie intéressante des ''Mémoires'' de M. de Ségur est consacrée aux détails du voyage en Crimée où l’ambassadeur de France eut l’honneur d’accompagner Catherine. Ce voyage romanesque et même mensonger, tout rempli d’illusions et de prestiges, eut des résultats positifs et des effets historiques. Potemkin n’avait songé, en le combinant, qu’à ses intérêts de favori; il voulait, à l’aide de cette marche triomphale, enlever sa souveraine à ses rivaux, la fasciner et l’enorgueillir par le spectacle d’une puissance imaginaire, l’''enguirlander'', c’est bien le mot, je crois. Mais ce motif unique et tout particulier ne fut pas compris de loin ni même de près; on en supposa d’autres plus graves. Les cabinets étrangers, et même les ambassadeurs qui étaient de la partie, crurent voir des intentions menaçantes sous ces airs de fête, et à force de craindre une agression des Russes contre la Porte, on la fit naître à l’inverse de la part de celle-ci. M. de Ségur sait nous intéresser à ce jeu dont il nous montre au doigt point par point le dessous; il en ranime à ravir dans son récit le divertissement et les mille circonstances.
 
Est-ce avant, est-ce après ce voyage, qu’il eut à poser lui-même une limite dans les degrés de cette faveur personnelle qu’il avait ambitionnée auprès de l’illustre souveraine, faveur précieuse et qu’il ne voulait pourtant pas épuiser ? Je crois bien que ce fut avant le voyage et dans l’été qui précéda la signature de son traité de commerce. On sait que la glorieuse impératrice n’avait pas seulement des pensées hautes, et qu’elle conserva jusqu’au bout le don des caprices légers. Aimable, jeune, empressé de plaire, il était naturel que M. de Ségur traversât à un moment l’idée auguste et mille fois conquérante. Lorsqu’on le questionnait en souriant là-dessus, il répondait par un de ces récits qui ne font qu’effleurer. Il avait été invité par l’impératrice à une des résidences d’été, Czarskozélo ou toute autre, et divers indices, jusqu’au choix de l’appartement qu’on lui avait assigné, semblaient annoncer ce qu’avec les reines il est toujours un peu plus difficile de comprendre. Or M. de Ségur, chargé d’une mission délicate qui était en bonne voie, tenait apparemment à y réussir sans qu’on put attribuer son succès à une habileté trop en dehors de la politique, il avait de plus quelques autres raisons sans doute comme on peut supposer qu’en suggère aisément la morale ou la jeunesse. Mais comment avertir à temps et avec convenance une fantaisie impérieuse qui d’ordinaire marchait assez droit à son but! Comment conjurer sans offense cette bonne grace imminente et son charme menaçant? Chaque après-midi, à une certaine heure, dans les jardins, l’impératrice faisait sa promenade régulière: deux allées parallèles étaient séparées par une charmille; elle arrivait d’ordinaire par l’une et revenait par l’autre. Un jour, à cette heure même de la promenade impériale, M. de Ségur imagina de se trouver dans la seconde des allées au moment du détour, et de ne pas s’y trouver seul, mais de se faire apercevoir, comme à l’improviste, prenant ou recevant une légère, une très légère marque de familiarité d’une des jolies dames de la cour qu’il n’avait sans doute pas mise dans le secret. - Au dîner qui suivit, le front de Sémiramis apparut tout chargé de nuages et silencieux; vers la fin, s’adressant au jeune ambassadeur, elle lui fit entendre que ses goûts brillans le rappelaient dans la capitale, et qu’il devait supporter impatiemment les ennuis de cette retraite monotone. A quelques objections qu’il essaya, elle coupa court d’un mot qui indiquait sa volonté. - M. de Ségur s’inclina et obéit; mais, lorsqu’il revit ensuite l’impératrice, toute bouderie avait disparu; la souveraine et la personne supérieure avaient triomphé de la femme. C’est plus que n’en faisaient aux temps héroïques les déesses elles-mêmes: ''Spretœque injuria formœ'' (4)<ref> S’il est vrai, comme on l’a dit, que plus tard, les circonstances européennes étant changées, Catherine, pour mieux déjouer la mission de M. de Ségur à Berlin, ait envoyé au roi de Prusse les billets confidentiels dans lesquels l’ambassadeur de France avait autrefois raillé les amours de ce neveu du grand Frédéric, elle ne fit en cela sans doute que suivre les pratiques constantes d’une politique peu scrupuleuse ; mais elle put bien y mêler aussi tout bas le plaisir de se venger d’un ancien dédain. Il y a de ces retours tardifs de l’amour-propre blessé. </ref>.
 
Lorsque M. de Ségur rentra dans sa patrie après cinq années d’absence, la révolution de 89 venait d’éclater: un autre ordre d’évènemens et de conjonctures s’ouvrait au milieu de bien des espérances déjà compromises et de bien des craintes déjà justifiées. Pour la plupart des hommes de la période précédente, les rêves éblouissans allaient s’évanouir ; les rivages d’Utopie et d’Atlantide s’enfuyaient à l’horizon; les voyages en Crimée étaient terminés. Les ''Mémoires'' de M. de Ségur finissent là aussi, comme s’il avait voulu les clore sur les derniers souvenirs de sa belle et vive jeunesse. Son rôle pourtant en ces années agitées ne fut pas inactif ; il suivit honorablement la ligne constitutionnelle où plusieurs de ses amis le précédaient. Nommé au mois d’avril 91 ambassadeur extraordinaire à Rome en remplacement du cardinal de Bernis, la querelle flagrante avec le Saint-Siège l’empêcha de se rendre à sa destination. Il refusa bientôt le ministère des affaires étrangères qui lui fut offert à la sortie de M. de Montmorin; mais il accepta de la part de Louis XVI une mission particulière à Berlin auprès du roi Frédéric-Guillaume. Il ne s’agissait de rien moins qu’après les conférenes de Pilnitz, de détacher doucement le monarque prussien de l’alliance autrichienne, et de le détourner de la guerre. Dans un intéressant ouvrage publié en 1801 sur les dix années de règne de Frédéric-Guillaume, M. de Ségur a touché les circonstances de cette négociation délicate où il crut pouvoir se flatter, un très court moment, d’avoir réussi. Les ''Mémoires d’un Homme d’Etat'' sont venus depuis éclairer d’un jour nouveau et par le côté étranger toute cette portion long-temps voilée de la politique européenne; les mille causes qui déjouèrent la diplomatie de M.. de Ségur, et qui auraient fait échouer tout autre en sa place, y sont parfaitement définies (5)<ref> ''Mémoires tirés des papiers d’un Homme d’Etat'', tom. I, pag. 180-194. </ref>. Le moment était arrivé où, dans ce déchaînement de passions violentes et de préventions aveugles, il n’y avait certes aucun déshonneur pour les hommes sages, pour les esprits modérés, à se sentir inhabiles et impuissans.
 
Les évènemens se précipitaient; M. de Ségur et les siens demeurèrent attachés au sol de la France lorsqu’il n’était déjà plus qu’une arène embrasée Son père le maréchal fut incarcéré à la Force, et lui détenu avec sa famille dans une maison de campagne à Châtenay, celle même où l’on dit qu’est né Voltaire. Le volume intitulé ''Recueil de Famille'' nous le montre, en ces années de ruine, plein de sérénité et de philosophie, adonné aux vertus domestiques, égayant, dès que le grand moment de terreur fut passé, les tristesses et les misères des êtres chéris qui l’entouraient. Son esprit n’avait jamais plus de vivacité que quand il servait son cœur. Chaque évènement, chaque anniversaire de cette vie intérieure était célébré par de petites comédies, par des vaudevilles qu’on jouait entre soi, par de gais ou tendres couplets qui parfois circulaient au-delà: quelques personnes de cette société renaissante se rappellent encore la chanson qui a pour titre: ''les Amours de Laure''. En même temps, dès qu’il le put, M. de Ségur reprit son rôle de témoin attentif aux choses publiques; de Châtenay il accourait souvent à Paris; il voyait beaucoup Boissy-d’Anglas et les hommes politiques de cette nuance. S’il ne fut point lui-même à cette époque membre des assemblées instituées sous le régime de la constitution de l’an III, s’il n’eut point l’honneur de compter parmi ceux qui, comme les Siméon, les Portalis, luttèrent régulièrement pour la cause de l’ordre, de la modération et des lois, et qui, eux aussi, suivant une expression mémorable, faisaient alors au civil ''leur campagne d’Italie'' (6)<ref> ''Eloge de M. Siméon'', par M. le comte Portalis, pag. 21. </ref>, il la fit au dehors du moins et comme en volontaire dans les journaux. Plus d’une fois, m’assure-t-on, dans les momens d’urgence, il prêta sa plume aux discours de Boissy-d’Anglas et de ses autres amis. En 1801 enfin, il contribua au rétablissement des saines notions historiques et au redressement de l’opinion par deux publications importantes et qui méritent d’étre rappelées.
 
''La Politique de tous les Cabinets de l’Europe'' sous Louis XV et sous Louis XVI, contenant les écrits de Favier et la correspondance secrète du comte de Broglie, avait déjà paru en 93; mais M. de Ségur en donna une édition plus complète, accompagnée de notes et de toutes sortes d’additions qui en font un ouvrage nouveau où il mit ainsi son propre cachet. La politique extérieure de la France avait subi un changement décisif de système lors du traité de Versailles (1756), au début de la guerre de sept ans : de la rivalité jusqu’alors constante avec l’Autriche, on avait passé à une étroite alliance en haine du roi de Prusse et de sa grandeur nouvelle. Les principaux chefs et agens de la diplomatie secrète que Louis XV entretenait à l’insu de on ministère, étaient très opposés à cette alliance; selon eux décevante et inféconde, avec le cabinet de Vienne, et ils ne cessaient de conseiller le retour aux anciennes traditions où la France avait puisé Si long-temps gloire et influence. Ils n’avaient pour cela qu’à énumérer, comme résultats du système contraire, les pertes de la dernière guerre, le partage honteux de la Pologne, et à constater une sorte d’abaissement manifeste du cabinet de Versailles dans les conseils de l’Europe. D’une autre part, il était incontestable que d’habiles ministres, tels que M. de Choiseul et M. de Vergennes, avaient su tirer de cette situation nouvelle, l’un par le pacte de famille, l’autre à l’époque de la guerre d’Amérique, des ressources imprévues qui avaient balancé les désavantages et réparé jusqu’à un certain point l’honneur de notre politique. Élevé à l’école de ces deux ministres, M. de Ségur oppose fréquemment ses vues modérées et judicieuses aux raisonnemens un peu exclusifs du comte de Broglie et de Favier, et il en résulte d’heureux éclaircissemens. Il nous est toutefois impossible de ne pas admirer la sagacité et presque la prophétie de Favier, quand il insiste sur les inconvéniens constans de cette alliance autrichienne qu’on a vue depuis encore si fertile en erreurs et en déceptions: «Il faut, écrivait-il en faisant allusion au mariage du dauphin (Louis XVI) et de Marie-Antoinette, il faut avoir peu de connaissance de l’histoire pour croire qu’on puisse en politique se reposer sur les assurances amicales qu’on se prodigue, ou au moment de la formation d’une alliance, ou à celui d’une union faite ou resserrée par des mariages. La prudence exige de n’y compter qu’autant que les intérêts communs s’y trouvent, et l’expérience de tous les siècles apprend que ces liaisons de parenté sont souvent plus embarrassantes qu’utiles quand les intérêts sont naturellement opposés. » - Un des soins de M. de Ségur dans ses notes est de rejoindre, autant que possible, la morale et la politique, et de ne plus les vouloir séparer. Vœu honorable, mais qui est plus de mise dans les livres que dans la pratique, même depuis qu’on croit l’avoir renouvelée : De telles maximes, d’ailleurs, qui n’ont pas pour principe unique l’agrandissement, avaient peu le temps de prendre racine au lendemain du grand Frédéric et au début de Napoléon.
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Une autre publication de M. de Ségur, qui date de la même année (1801), est sa ''Décade historique'', ou son tableau des dix années que comprend le règne du roi de Prusse Frédéric-Guillaume II (1786-1797). Sous ce titre un peu indécis, l’auteur n’avait sans doute cherché qu’un cadre pour retracer l’histoire des préliminaires de notre révolution, ses diverses phases au dedans et ses contre-coups au dehors jusqu’à l’époque de la paix de Bâle. On peut soupçonner toutefois qu’en y rattachant si expressément en tête le nom assez disparate du roi de Prusse, en serrant de près avec une exactitude sévère le règne de ce champion si empressé de la coalition, qui fut le premier à rengainer l’épée et à déserter dans l’action ses alliés compromis, M. de Ségur prenait à sa manière, et comme il lui convenait sa revanche de la non-réussite de Berlin. Si ce roi eut avec lui des torts de procédé, comme on l’a dit et comme vient de le répéter un écrit récent, il les paya dans ce tableau fidèle: une plume véridique est une arme aussi. M. de Ségur ne l’a jamais eue si ferme, si franchement historique. Ici d’ailleurs comme toujours (est-il besoin de le dire?) et soit qu’il jugeât les affaires du dehors, soit qu’il déroulât les crises révolutionnaires du dedans, il usait d’une équitable mesure. Marie-Joseph Chénier, en parlant de cet écrit en son ''Tableau de la Littérature'', lui a rendu une justice à laquelle ses réserves même donnent plus de prix. Placé à son point de vue modéré et purement constitutionnel de 91, l’auteur eut le mérite d’exposer les faits intérieurs et de faire ressortir ses vues sans trop irriter les passions rivales. Quant au point de vue extérieur et européen, ce livre d’un diplomate instruit et qui avait tenu en main quelques-uns des premiers fils, commençait pour la première fois en France à tirer un coin du voile que les ''Mémoires d’un Homme d’État'' ont, bien plus tard, soulevé par l’autre côté. M. d’Hauterive, l’année précédente, avait publié son ouvrage de l’''État de la France à la fin de l’an VIII''. Au sein de cette régénération universelle d’alors qui s’opérait simultanément dans les lois, dans la religion, dans les lettres, les publications de M. de Ségur et d’Hauterive eurent donc, leur part : elles contribuèrent à remettre sur un bon pied et à restaurer, en quelque sorte, la connaissance historique et diplomatique contemporaine.
 
Un gouvernement glorieux s’inaugurait, avide de tous les services brillans et des beaux noms: la place de M. de Ségur y était à l’avance marquée. Successivement nommé au Corps législatif, à l’institut, ai Conseil d’état et au Sénat, grand-maître des cérémonies sous l’empire, nous le perdons de vue à cette époque au milieu des grandeurs qui le ravissent aux lettres, mais non pas à leur amour ni à leur reconnaissance: une élégie de Mme Dufrenoy a consacré le souvenir d’un bienfait, comme il dut en répandre beaucoup et avec une délicatesse de procédés qui n’était qu’à lui. Il aimait, en donnant, rappeler ces années de détresse, ces journée d’humble et intime jouissance où lui-même il avait dû au travail de sa plume la subsistance de tous les siens. La première restauration traita bien M. de Ségur: Louis XVIII, étant comte de Provence, avait voulu être pour lui un ami, que dis-je? un ''frère d’armes'' (7)<ref> On peut voir dans les ''Mémoires'' l’anecdote du bal de l’Opéra. </ref>. Dans les Cent-jours, M. de Ségur n’eut d’autre tort que celui de croire qu’il pourrait revoir en face l’empereur et se délier. Lorsqu’on veut rompre avec une maîtresse impérieuse et long-temps adorée, il ne faut pas affronter sa présence: sinon, un geste, un coup d’oeil suffisent, et l’on a repris ses liens. La seconde restauration se vengea avec dureté, et durant trois années M. de Ségur, dépouillé de se dignités, de ses pensions, de son siége à la Chambre des pairs, dut recourir de nouveau à sa plume qui ne lui fit point défaut. C’est alors qu’il composa son ''Histoire universelle'', simple, nette, instructive, antérieure à bien des systèmes et à bon droit estimée. Dans une ''lettre à mes enfans et à mes petits-en fans'', placée en tête du manuscrit de cette histoire tout entier écrit de la main de Mme de Ségur, on lit ces paroles touchantes:
 
:::Paris, ce 1er décembre 1817.
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Mais j’aime mieux finir sur un trait plus humble, plus assorti à la morale familière dont M. de Ségur n’était un si fidèle et si persuasif organe que parce qu’il la pratiqua. Sa bonté de cœur attentive et délicate ne se démentit pas un seul jour au milieu des souffrances souvent très-vives qui précédèrent sa fin. Un jour qu’il dictait selon sa coutume, son secrétaire distrait peut-être, ou entendant mal la voix déjà altérée, lui fit répéter le même mot deux et trois fois; à la troisième, un mouvement de vivacité et d’humeur échappa. La dictée continuant, M. de Ségur eut soin d’adresser à plusieurs reprises la parole au jeune homme, comme pour couvrir ce mouvement involontaire; mais il put deviner, à l’accent un peu ému des réponses; l’impression pénible qu’il avait causée. La dictée s’achevait et le secrétaire finissait d’écrire, lorsque tout d’un coup il aperçut le vieillard de soixante-dix-huit ans qui s’était levé du canapé où il reposait et qui s’approchait de lui en tâtonnant: « Mon ami, je vous ai fait tout à l’heure de la peine, pardonnez-moi. » Ce furent ses paroles. Le secrétaire, bien digne d’ailleurs d’un tel témoignage, ne put que saisir cette main vénérable qui le cherchait, en la baignant de larmes. Je ne sais si je m’abuse, mais un tel trait bien simple, si on l’omettait quand on en a connaissance, ferait faute au portrait du moraliste, et l’on n’aurait pas tout entier devant les yeux l’auteur de l’essai sur la ''Bienveillance''.
 
 
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<small>(1) Ses OEuvres historiques et morales, chez Didier, quai des Augustins, 35. </small><br />
<small>(2) Une partie se trouve dans les ''Mélanges'', et le reste dans le ''Recueil de Famille'', volume qui n’a eu qu’une demi-publicité. </small><br />
<small>(3) ''Globe'', 16 mai 1826. </small><br />
<small>(4) S’il est vrai, comme on l’a dit, que plus tard, les circonstances européennes étant changées, Catherine, pour mieux déjouer la mission de M. de Ségur à Berlin, ait envoyé au roi de Prusse les billets confidentiels dans lesquels l’ambassadeur de France avait autrefois raillé les amours de ce neveu du grand Frédéric, elle ne fit en cela sans doute que suivre les pratiques constantes d’une politique peu scrupuleuse ; mais elle put bien y mêler aussi tout bas le plaisir de se venger d’un ancien dédain. Il y a de ces retours tardifs de l’amour-propre blessé. </small><br />
<small>(5) ''Mémoires tirés des papiers d’un Homme d’Etat'', tom. I, pag. 180-194. </small><br />
<small>(6) ''Eloge de M. Siméon'', par M. le comte Portalis, pag. 21. </small><br />
<small>(7) On peut voir dans les ''Mémoires'' l’anecdote du bal de l’Opéra. </small><br />
 
 
SAINTE-BEUVE.
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