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Dom Henri ne se découragea pas du mauvais succès d'une première tentative; insensible aux clameurs de la foule, aux murmures d'un clergé ignorant, il expédia vers l'Afrique Gonçalvez-Zarco et Tristan-Vaz, gentilshommes de sa maison. Une tempête les porta aux Canaries et leur fit découvrir Porto-Santo, dont ils prirent possession. En 1432, Gil-Éanez s'approcha du Bojador. Ses équipages mutinés refusèrent d'avancer. Le célèbre aventurier remit à la voile l'année suivante. Cette fois, le cap redouté fut doublé, et ses navires triomphans revinrent à Lisbonne, chargés de poudre d'or et de morphil. Dès-lors le charme était rompu; de nouveaux armemens se succédèrent. En 1440, les Portugais dépassèrent le cap Blanc, Fernandès vit le Sénégal et reconnut le cap Vert. Après lui, Tristan pénétra dans le Rio-Grande, et ses compagnons poussèrent jusqu'en Guinée. Alors aussi le pillage, le massacre, vinrent épouvanter les tranquilles populations africaines, qui avaient fait preuve des sentimens les plus bienveillans à l'égard des Portugais. Au lieu de fonder des comptoirs et d'accoutumer les peuplades aux échanges de leurs produits contre ceux d'Europe, les capitaines descendaient en armes sur les côtes et saisissaient les nègres, qu'ils conduisaient aux Canaries, où la culture des terres vierges, le défrichement des bois, exténuaient les colons. L'esclavage et la traite suivirent de près, on le voit, la découverte de l'Afrique occidentale. Dom Henri attendit en vain la réalisation de ses saints rêves. En revanche, il put mourir avec la consolante pensée que son pays, sous ses auspices, venait de jeter les fondemens d'une puissance maritime et commerciale alors sans rivale.
Les historiens portugais, en retraçant les expéditions de ces hardis navigateurs, laissent éclater une vive admiration. Toutes les ames énergiques comprendront et partageront cet enthousiasme; cependant on doit regretter que ces historiens n’aient pas dit entièrement la vérité, ou qu'ils ne l'aient pas connue. Si les chroniques de Lisbonne gardent le silence sur les premiers voyages des Européens au Sénégal, les écrivains français n'ont pas les mêmes raisons de se taire. C'est à eux qu'il appartient de, compléter des renseignemens des Portugais, en rappelant que les premières expéditions dirigées par les peuples modernes vers cette partie du continent africain datent de la moitié du XIVe siècle. « Ces expéditions furent entreprises par des Français, habitans de Dieppe, et non, comme on l'a cru long-temps, par des Portugais. Ce n'est qu'un siècle plus tard que les Portugais commencèrent à fréquenter ces parages
Ainsi donc, pendant que l'épée de Duguesclin chassait les Anglais du territoire, quelques hardis matelots de la Manche doublaient le cap Bojador, regardé encore cent ans après eux comme le terrible gardien des mystères de l'Océan; ils dépassaient le cap Blanc, reconnaissaient le Sénégal, entraient dans le fleuve, et au lieu de ravager les bords comme les Portugais, formaient l'établissement de l'île d'Andar, cette vieille île Saint-Louis, qui depuis lors a constamment appartenu à la France, sauf aux jours désastreux de la guerre de sept ans et de l'empire. Les écrivains portugais racontent avec emphase les périls de leurs marins, la faiblesse des navires et les travaux de l'infant; ils parlent des préjugés populaires vaincus à force de patience, ils font remarquer l'absence complète de notions géographiques et de cartes qui forçait les voyageurs à naviguer au hasard. Les historiens français se taisent sur les difficultés surmontées par les Dieppois, ils racontent simplement qu'un siècle avant les tentatives de dom Henri, des pêcheurs inconnus, partis des mers orageuses du Nord, ont pénétré, dès leur début, dans le golfe de Guinée. Mais, auprès des navires portugais, quels étaient donc les singuliers bâtimens qui les premiers affrontèrent cette côte funeste? Si les chevaliers du Christ ont d'abord reculé devant les traditions lamentables du cap Bojador, quelle devait être l'horreur des Normands cent ans auparavant! et cependant ils ont passé outre. Un prince, un roi, tout un peuple, encouragent les navigateurs étrangers; les Dieppois, abandonnés à eux-mêmes, ont appareillé sans bruit; leur départ, comme leur retour, est resté ignoré, leurs chefs sont tombés dans l'oubli, et, tandis que Dieppe et Rouen s'enrichissaient, la France ne savait même pas le nom des nombreux comptoirs fondés par ses enfans sur ces rives lointaines que toutes les nations allaient bientôt s'arracher.
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Il est un autre enseignement que l'on peut tirer des nombreux changemens de fortune qu'a subis notre colonie du Sénégal. En France, les idées administratives ont été si long-temps incomplètes, et souvent même si contraires les unes aux autres, les intérêts commerciaux si négligés, le système colonial enfin tellement mal compris, que la prospérité de nos provinces d'outre-mer a toujours dépendu du génie d'un homme et jamais de la force des institutions. L'histoire du Sénégal est celle de toutes nos colonies. Quand le chef était ferme, probe, intelligent, les richesses des îles venaient étonner la métropole, qui retrouvait aussitôt les illusions des premiers jours sur ces belles possessions; mais, si le directeur suprême était incapable (et pourquoi ne pas l'avouer? c'est ce qui arrivait fréquemment), les désastres, les banqueroutes épouvantaient la mère-patrie. Alors l'état obéissait de nouveau à la triste conviction que les colonies étaient une charge pour lui. De là ces tâtonnemens perpétuels, ces hésitations, ces changemens précipités, qui, loin de porter remède au mal, jetaient plus d'incertitudes encore dans toutes les branches de cette vaste administration, dont les infortunes ou la gloire entraînent avec elles les destinées de la marine militaire. Pour nous en tenir au Sénégal, que de vicissitudes n'a-t-il pas subies ! De 1664 à 1718, c'est-à-dire dans l'espace de cinquante-quatre ans, six associations furent fondées avec le privilège exclusif du commerce du Sénégal. Il est inutile d'insister sur ce que cette succession de directions différentes devait apporter de troubles dans les rapports commerciaux, soit avec les Maures de la rive droite du fleuve, soit avec les tribus du bord opposé, soit avec les peuples de la côte. Chaque société arrivait avec des vues nouvelles; les relations d'amitié ou d'influence, établies par de prudens efforts, se trouvaient subitement rompues; aux plans tracés sur les lieux on substituait d'autres plans élaborés à Paris, où les bureaux n'avaient nulle connaissance des localités. Des agens présomptueux semblaient prendre à tâche de recommencer sur une autre échelle les travaux de la dernière compagnie. Les directeurs, pour la plupart, n'avaient en vue que la satisfaction de leurs intérêts ou de leur vanité; les uns, poussés par ce besoin, presque inhérent à tout employé français, de faire parler de soi, adressaient aux associés éblouis la longue nomenclature de points indispensables à exploiter; les autres, pour le plaisir de créer des difficultés qui pouvaient faire briller leur adresse, engageaient l'association dans des guerres impolitiques, qui gênaient les entreprises des marchands. Des cinq premières compagnies, celle que dirigea M. Brué réalisa seule de grands bénéfices; les autres succombèrent. Ainsi, la compagnie des Indes occidentales vend 75,000 livres ce que les marchands de Dieppe lui avaient cédé au prix de 150,000 livres; la compagnie du Sénégal livre ses établissemens, en y comprenant Portendik et les cinq comptoirs enlevés aux Hollandais, pour la somme de 1,010,015 livres; la seconde compagnie les abandonne moyennant 300,000 livres, et la compagnie royale, dans sa détresse, accepte 240,000 livres. Cette décroissance en dit plus que toutes les réflexions. Aujourd'hui, cependant la paix et les progrès du commerce ont ouvert au Sénégal un avenir plus heureux. Espérons que la sollicitude du gouvernement saura développer des germes de prospérité que l'ignorance et la cupidité ont trop souvent compromis. L'exemple des anciennes compagnies ne saurait être perdu pour l'administration actuelle.
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Le poste militaire de Richard-Tol est situé à 30 lieues au nord-est de Saint-Louis, dans le pays de Walo, sur la rive gauche du Sénégal; six lieues plus haut, on rencontre le poste de Dagana. Vingt-cinq hommes protègent, dans chacun de ces établissemens, les relations commerciales avec les indigènes. Le fort de Bakel, sur la rive gauche, est à 200 lieues de Saint-Louis, en suivant les sinuosités du fleuve; il n'est éloigné que de 100 lieues en ligne droite. Trente-six soldats assurent les échanges avec les peuples de la Haute-Sénégambie.
L'île de Gorée est située à une demi-lieue du cap Vert, à 1 mille de la terre de Dakar, à 38 lieues au sud-sud-ouest de Saint-Louis, et à 35 de l'embouchure de la Gambie, où est placé le comptoir anglais de Bathurst. Cette île a 880 mètres de long sur 215 mètres de large. Sa circonférence est évaluée à 2,250 mètres, et sa superficie à 17 hectares. Elle est naturellement divisée en deux parties. La partie du sud n'est qu'une masse de roches à pic de 250 mètres de hauteur, se prolongeant vers l'ouest en colonnes basaltiques de la plus grande beauté; la base du rocher occupe une circonférence de 600 mètres; un fort domine le sommet. Le reste de l'île s'abaisse brusquement au niveau de la mer, et on ne peut apercevoir du large que les batteries et les édifices qui y sont construits. Gorée, complètement stérile, ne produit rien pour la subsistance des habitans, qui tirent de la grande terre l'eau nécessaire à leurs besoins. L'existence des puits de Dakar et de Han est un singulier phénomène. Ils sont si proches de la mer, que les lames viennent souvent les combler. Il en est de même à Guett'ndar, où la rive droite du Sénégal, large de 400 mètres, est envahie d'un côté par les vagues et baignée de l'autre par le fleuve, toujours salé durant la saison sèche : là cependant se trouvent des puits qui suffisent à des milliers d'indigènes. Ces irrigations souterraines proviennent-elles des rosées, si abondantes pendant la nuit? Quelques courans intérieurs, que la sonde pourrait seule découvrir, sillonnent-ils les dernières couches de sable, ou enfin, comme le supposent plusieurs naturalistes, cette arène mouvante, toujours frappée des rayons d'un soleil ardent, absorbe-t-elle les parties salines de la mer, dont les eaux, épurées par l'infiltration, deviennent potables, conservant néanmoins un goût d'amertume, cachet de leur origine? Toujours est-il que le rivage est couvert de puits. Quand l'un de ces trous est à sec, les noirs fouillent un peu plus loin et trouvent une eau saumâtre dont ils se contentent, sans se donner la peine de creuser davantage pour s'assurer qu'une source pure n'est pas cachée plus profondément. Quelques petites sources s'échappent goutte à goutte des rochers de Gorée; elles appartiennent aux ''signares'' (
Malgré ces désavantages, l'île de Gorée est un point très important sur la côte d'Afrique. Sa position pittoresque l'a fait surnommer par les marins le ''Petit-Gibraltar''; malheureusement les fortifications sont loin de répondre à ce nom formidable, qui indique toutefois ce que l'on pourrait entreprendre pour faire d'un excellent mouillage un refuge assuré à nos flottes en cas de guerre, tandis que les travaux exécutés il y a peu de temps ne le mettent qu'à l'abri d'un coup de main. Point maritime et militaire, ce port est le seul que la France possède dans ces parages. La sûreté du Sénégal exige que ce rocher soit en état de défendre les approches des côtes, et la marine royale après ses victoires comme après ses revers, demande à se ravitailler, à s'abriter continuellement. La nature a tout fait pour rendre Gorée imprenable. Une escadre poursuivie par des forces supérieures n'aurait rien à redouter au mouillage, si les rochers qui le dominent présentaient, comme Gibraltar, des batteries étagées les unes sur les autres. Le manque de vivres, la privation d'eau, seraient seuls à craindre, et nul doute que dans l'état actuel de la place une vigilante croisière ne l'obligeât bientôt à se rendre. Aussi est-il nécessaire de construire un fort sur la pointe sud de la terre de Dakar, éloignée d'un mille. Entre les feux croisés de l'île et ceux des nouvelles fortifications, les chaloupes, les pirogues, introduiraient à Gorée des vivres, de l'eau, et les troupes venues par terre de Saint-Louis.
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Il n'existe dans la colonie aucun préjugé de caste; les fonctionnaires civils de Saint-Louis et de Gorée sont tous des gens de couleur; le clergé lui-même compte dans son sein des noirs et des mulâtres. L'esclavage et le commerce des captifs règnent cependant chez tous les peuples qui entourent les comptoirs français. Les communications forcées de la colonie avec ces populations placent donc le Sénégal, relativement à l'abolition de la traite, dans des conditions toutes différentes de celles où se trouvent nos colonies d'Amérique; en outre, les essais de culture, suivis, de 1818 à 1830, sous la protection du gouvernement, ont exigé, à cet égard, des dispositions particulières, d'autant plus que les habitations agricoles furent toutes fondées à quarante lieues de Saint-Louis, dans le Walo, pays qui est le foyer de l'esclavage. Pour venir en aide aux colons sans blesser les principes d'humanité nouvellement proclamés, l'administration créa, d'après l'exemple de l'Angleterre, le régime ''des engagés à temps'', qui consiste à permettre l'introduction des noirs de l'intérieur, sous la condition de l'affranchissement immédiat au bout de quatorze ans de service. En 1838, le nombre des engagés à temps s'élevait à 1,693. Depuis l'abandon des cultures, 1,592 sont concentrés à Saint-Louis, où ils achèvent leurs années de service, et 101 sont employés à Gorée. Le prix de l'achat d'un engagé à temps, âgé de vingt ans et propre au travail, varie de 300 à 400 fr. Au Sénégal, du reste, l'esclavage est dépouillé de toutes les misères qui le rendent si odieux partout ailleurs. Les captifs, exempts de travaux pénibles, restent soumis à une domesticité paresseuse sur les bâtimens de guerre, ou sur les petits caboteurs naviguant dans les rivières; ceux qui ont un métier l'exercent librement soit à la ville, soit à bord des navires; l'ouvrier, comme le matelot, partage avec le maître le gain de la journée, dont la plus forte part est employée au bien-être des siens. Les familles de ces ouvriers indigènes campent à leur guise; les unes restent près de la maison du maître, sous la tutelle de la dame signare, indulgente aux petits enfans de l'esclave comme aux siens; les autres, plus fières, regrettant peut-être la patrie perdue, s'éloignent du lieu qui rappelle la servitude, et vont placer leur hutte dans un coin ignoré, sur le bord du fleuve, où la femme cultive un jardin, ou devant la mer que ses enfans apprennent à braver avec les pilotes et les pêcheurs. Tous les captifs, soit qu'ils vivent isolés, soit qu'ils demeurent groupés près du maître, ont pour lui un attachement religieux; jamais ils ne se sont plaints de la chaîne dont ils ne sentent pas le poids, et les six mille esclaves de Saint-Louis, loin d'être, comme aux Antilles, un sujet d'inquiétude, sont la plus sûre garantie de la sécurité publique. Dès que la colonie est en guerre avec les Maures ou avec les noirs du continent, l'habitant indigène, mulâtre ou nègre, arme ses captifs et marche avec eux à la défense de l'établissement; ils se battent courageusement pour la France, et c'est grace à ces laptots dévoués que la métropole parvient, avec une garnison de 400 hommes, à conserver cette possession précieuse, environnée de nations guerrières et turbulentes. Le nombre des esclaves est de 10,096. Saint-Louis en compte 6,061, Guett'ndar 236, Gorée 3,799. Les noirs libres et les gens de couleur les possèdent presque tous. La valeur ordinaire d'un captif est de 500 francs. Sa nourriture est évaluée à 100 francs, indépendamment de ce que coûtent son logement et les soins exigés par ses maladies.
La vie que mènent les blancs au Sénégal est assez triste; négocians ou employés du gouvernement sortent peu des îles de Saint-Louis et de Gorée, où les retiennent leurs devoirs ou leur trafic. Il est vrai que les échanges obligent à une existence sédentaire, sauf à l'époque de la traite des gommes, qui, ayant lieu dans le haut du fleuve, force les marchands à monter aux escales; la plupart passent leurs jours près de leur comptoir. Tous en effet tiennent des boutiques où se trouvent rassemblés les différens produits européens dont le débit journalier est peut-être la branche la plus importante du commerce de la colonie. En général, il est difficile de se livrer sur la côte aux chances stimulantes de vastes opérations. Les grandes entreprises, les calculs profonds, l'entraînement à suivre une veine de fortune heureuse, l'audace des spéculations, toutes ces agitations enfin du vrai négociant sont ignorées au Sénégal. Assis dans son échoppe, le blanc doit attendre patiemment que ses petits bénéfices lui permettent à la longue de tenter à son tour le séduisant voyage des ''marigots''
Au coucher du soleil, le blanc ferme sa boutique, et il va partager le repas de famille préparé par les captifs de la signare qu'il a associée à son sort, quelquefois légitimement, presque toujours sous de simples conventions que les habitudes du pays font respecter. Les signares, femmes d'origine française ou anglaise, sont libres et maîtresses d'elles-mêmes. Descendant des anciens maîtres du sol, elles ont gardé sur la terre conquise le nom qui constate la noblesse du sang et l'indépendance. Jolies et gracieuses dans leur jeunesse, elles attendent avec calme qu'un homme libre jette les yeux sur elles et les mette à la tête de sa maison. Aucune cérémonie légale ne régularise ces unions primitives. Un soir, tandis que la famille, réunie sur un balcon au bord de la mer, suit de l'oeil quelque barque attardée qui glisse près du rivage, ou que tous attentifs restent suspendus aux lèvres d'un conteur, la fiancée quitte furtivement sa mère et ses soeurs, et s'avance dans la cour où retentissent en cadence les pilons des captives broyant le mil; sûre de n'être trahie par personne, elle ouvre la porte derrière laquelle veille celui dont elle a reçu les promesses; le seuil est franchi sans hésitation, et tous les deux fuient dans l'ombre. Aussitôt les serviteurs, les négresses qui ont favorisé l'enlèvement de la signare, jettent dans l'air des cris de douleur, de triomphe et d'amour. Comme si toutes elles partageaient l'égarement d'une passion invincible, elles répètent en bondissant, leur noir pilon à la main, les strophes énergiques de l'épithalame que psalmodie l’''inspirée'', véritable sorcière, prophétesse sinistre ou secourable que recèle chaque troupeau d'esclaves. La nouvelle maîtresse prend aussitôt le nom de l'homme avec lequel elle vit et le léguera à ses enfans. Du reste, nul remords de sa faute, aucune honte de sa position; le dimanche, elle ira à l'église comme d'habitude, sans songer jamais que le Dieu des chrétiens réprouve une union que son prêtre n'a pas bénie. Ces mariages ''à la mode du pays'' sont cependant heureux, et bien souvent, quand le blanc voit grandir ses fils autour de lui, et qu'habitué à cette vie nonchalante il en est venu à oublier la France, il prend pour épouse sa douce compagne, qui lui est toujours restée fidèle, a supporté sans se plaindre l'isolement et les mépris, et s'est constamment montrée la plus soumise des nombreuses servantes du créole. Paresseuses comme toutes les Orientales, les signares passent leurs jours dans l'oisiveté, sans rien désirer, sans rien regretter; les mères filent du coton, les filles vont et viennent, se frottent les dents avec une racine spongieuse, chiffonnent des rubans, essaient des madras et se chargent de bracelets et de colliers; couchées sur des nattes, elles accompagnent du geste et de la voix les poses voluptueuses d'une captive favorite, tout à coup elles-mêmes s'élancent et s'abandonnent à toutes les fureurs de la danse sauvage. Qu'un officier de marine, un Européen, paraisse, la joyeuse couvée se tapit immobile près de l'aïeule; mais, si l'hypocrite visiteur a eu soin d'apporter un flacon d'anisette, les gourmandes lèvent les yeux et se laissent bien vite apprivoiser par cette liqueur perfide, qui les trahit toutes et fait évanouir les craintes de l'expérience maternelle.
Les officiers de l'escadre en station au Sénégal, les négocians de Saint-Louis et de Gorée, visitent de temps à autre les marabouts de la Grande-Terre, parmi lesquels ils choisissent un ami particulier qui prend le nom de ''camarade''. Quand le blanc va chasser aux environs, le camarade l'attend à la plage, son fusil sur l'épaule. Dans ces circonstances, le nègre a toujours soin d'oublier la poudre et le plomb; à moitié route, il cherche ses provisions, et fait mine de vouloir les aller prendre à sa hutte, qui est là-bas, là-bas, dit-il, bien loin derrière les collines. Si le chasseur paraît douter de la bonne foi de son compagnon, celui-ci se montre très sensible à l'injure : il prend un air menaçant, et paraît prêt à se porter à de violens excès. Cette petite comédie que jouent, pour tâter le terrain, non-seulement les tribus d'Orient, mais aussi plusieurs peuples du midi de l'Europe, cesse devant la profonde indifférence du Français. Quelques charges pour la mauvaise carabine du chef rétablissent bientôt la bonne intelligence; les deux amis s'enfoncent dans les terres, et se séparent pour battre les marécages. Il est convenu que le nègre tuera au profit du blanc les magnifiques oiseaux de toutes couleurs qui filent dans l'air comme des étoiles d'azur, mais le camarade revient constamment les mains vides. Avare de cette poudre terrible avec laquelle l'homme tient son ennemi à distance, il la ménage soigneusement et la conserve pour les combats et les chasses plus sérieuses. Ces excursions le long du fleuve, dans les bois de Dakar, autour des puits du désert, au milieu d'espaces sans bornes où règnent en liberté les bêtes fauves et les créatures les plus faibles et les plus gracieuses, sont une tentation irrésistible pour le guerrier noir comme pour l'Européen. Le souvenir des fatigues que l'on a surmontées et des dangers que l'on a courus ramène sans cesse le voyageur, le naturaliste et le chasseur, dans ces plaines éternellement foudroyées et belles cependant à force d'horreur et d'épouvante. La chasse aux biches, aux gazelles et aux colibris, la recherche patiente des insectes et des coquilles marines, les promenades à cheval, telles sont les seules distractions des états-majors de la flotte; les officiers vont à la chasse, les chirurgiens ramassent les coléoptères, l'aspirant préfère les courses sur un cheval rapide. Tous partent armés : le collectionneur, outre la boîte où il pique les pauvres scarabées, a son fusil en bandoulière, et le cavalier ne se hasarde qu'avec une paire de pistolets dans les poches de sa veste. Des guides les conduisent ordinairement aux bosquets parfumés où nichent les souimangas aux ailes d'or et les cardinaux à la robe de pourpre : quelques-uns restent à l'affût, les sages herborisent, d'autres galopent aux alentours; mais souvent l'ardeur de la poursuite, l'attrait de la nouveauté fait taire la prudence, et l'officier, perdu pour la première fois dans les solitudes, s'élance avidement vers des horizons inconnus. C'est une heure solennelle et qui restera gravée dans sa mémoire, celle où le téméraire jeune homme se décide à aller en avant; debout sur une dune au bord de la mer, il coule une balle dans le canon de son fusil et salue d'un dernier regard son navire, patrie errante, dont son absence ira troubler le repos; il s'éloigne sourd à son nom répété par ses frères d'armes qui le cherchent; bientôt les voix n'arrivent plus jusqu'à lui; tout à coup il tressaille à une forte détonation, appel suprême des amis inquiets et qu'il faut avoir entendu pour connaître les secrets frissons du coeur le plus ferme. Il marche, et rien de ce qu'il a vu ailleurs ne frappe ici ses regards. En Amérique, le trappeur parcourt impunément les prairies où paît le paisible bison; l'altier Mohican a disparu; aucun animal dangereux ne tente le courage du chasseur dans les forêts du Meschacébé. L'Afrique est un monstrueux repaire : le requin croise à l'embouchure des fleuves, la tête du crocodile se dresse au milieu des mangliers des rivières; le lion, l'éléphant, le tigre, le guépard, laissent l'empreinte de leurs griffes sur le bord des lacs; la hyène rôde dans les bruyères, et le serpent enlace l'énorme tronc du baobab. Si l'on pénètre dans un bois, mille cris différens retentissent autour de vous : le singe broie une noix, le rat musqué scie le choux palmiste, l'écureuil ronge le jujubier; la colombe murmure, le chat-tigre glapit, les oiseaux chantent. A chaque instant, des corps sombres passent dans les clairières, remuent entre les branches, et font onduler les plantes. Quelquefois un sourd rugissement monte de la vallée; aussitôt la forêt tout entière reste silencieuse et comme immobile; la brise seule frémit dans le feuillage; peu à peu la vie renaît, un météore lumineux jaillit d'une liane en fleur : c'est le folio, le rubis-topaze, qui se poursuivent; des coups de bec sonores frappent de nouveau les arbres; des fruits, des graines entr'ouvertes tombent, et le tumulte recommence pour cesser encore aux premiers sons de cette plainte formidable qui naguère a suspendu tous les souffles, a comprimé tous les ébats.
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Un autre reproche qu'on fait à l'association, c'est de n'avoir échangé que 40,000 pièces de guinée contre 1 million de kilog. de gommes, lorsque la moyenne des guinées vendues dans les traites précédentes (qui ont ruiné les traitans) était de 120,000 pièces contre 2,300,000 kilog., y compris toutefois la traite de Galam; mais il ne faut pas oublier qu'il y a des années où la récolte manque totalement. Du reste, si on voulait juger de l'efficacité des mesures par le résultat de la vente, la commission ferait à son insu l'éloge du compromis et condamnerait ses propres conclusions; car, aux époques où on appliquait le compromis, les gommes et les guinées ont été échangées en quantité énorme, et la traite de 1843, faite d'après les règle¬mens de la commission, a été complètement nulle. On ajoute que l'association a produit des conséquences contraires à son but, et la commission s'étonne que 275 souscripteurs seulement, sur une population de 13,000 ames, aient signé un acte d'association qui prétendait satisfaire aux intérêts de tous; mais il suffit de jeter un coup d'oeil sur la population de Saint-Louis pour s'expliquer cette apparente anomalie. Saint-Louis compte 13,000 habitans, dont 150 européens et 150 traitans libres ou esclaves, entrepreneurs aux escales. Le reste de la population se compose de captifs et d'indigènes tout-à-fait étrangers aux bénéfices de la traite, qui n'occupe réellement que 300 personnes. Plusieurs petits boutiquiers, de pauvres traitans sans ressources, au nombre de 25, n'ont pu sans doute remplir les conditions exigées, et l'association n'a compté que 275 membres au lieu de 300, chiffre que les intéressés au commerce des gommes ne sauraient guère dépasser. Quant aux 150 Européens établis à Saint-Louis et à Gorée, ils ne font pas tous des affaires aux escales, et l'association, en ne les admettant pas, a obéi au principe déjà adopté dans la colonie et qui prononce l'exclusion partout où il y a limite : c'est ainsi que l'acte de 1834 interdit le commerce du fleuve à tout négociant qui ne se serait pas livré à la traite depuis au moins trois ans.
Enfin les adversaires de l'association ont voulu prouver dans l'enquête et sont parvenus à faire croire à la commission que « la convention qui fixait le prix des guinées au Sénégal devait avoir pour effet d'éloigner les Maures des escales, de les dégoûter de leurs rapports avec nous, de les décider à aller traiter à Portendik ou sur la rivière de Gambie avec les Anglais, qui leur offraient des conditions plus favorables. » En un mot, le monopole amènerait tôt ou tard pour la France la perte du commerce des gommes et la ruine totale du comptoir. La commission, si l'on en croit le rapport, a d'abord considéré cette appréhension comme une de ces hyperboles auxquelles de part et d'autre, dans cette question comme dans toutes celles où l'intérêt privé est en jeu, ''il est tout simple de se laisser entraîner''. Cependant elle s'est souvenue qu'à une époque où la colonie était en guerre avec les Maures Trarzas, il a été traité des gommes avec les Anglais à Portendik. « Quoique ce fait, dit-elle; dans son rapport, ne se soit pas reproduit depuis, il a eu lieu, et il pourrait reparaître, si notre imprévoyance laissait naître des circonstances qui le rendissent possible. La commission a donc scrupuleusement étudié la question du transport des gommes à Portendik, et il est demeuré pour elle de la dernière évidence que ce n'était là pour les Maures qu'une question de frais
En admettant d'ailleurs, avec la commission, que le haut prix auquel le compromis ou l'association porte la guinée aux escales, mécontentât momentanément les Maures habitués aux profits de la concurrence, pourquoi donc la France ne profiterait-elle pas de ses avantages sur une nation turbulente, qui toujours a été l'ame des révoltes et des trahisons des populations voisines contre la colonie? En quoi la civilisation et la morale seraient-elles blessées par l'emploi de règlemens sévères qui tiendront en respect les peuplades arabes, ennemies irréconciliables de notre domination en Afrique? La commission s'abuse, quand elle croit que les Maures sentiront le besoin de conserver avec nous des relations qui peuvent agrandir leur richesse et leur puissance. Le caractère arabe n'a pas, pour ses intérêts, ces calculs d'une civilisation plus haute qui font taire les haines religieuses et politiques. Avant la fondation de nos comptoirs, les Maures étaient les maîtres du Sénégal, et les noirs, courbés sous un joug de fer, n'achetaient une tranquillité précaire que parle sacrifice d'une partie de leurs récoltes et de leurs captifs. L'apparition des blancs sur la côte rendit encore plus cruel le sort déjà si triste des tribus; et tant que dura la traite, les Maures redoublèrent leurs exactions pour se procurer les captifs qu'ils vendaient à Saint-Louis. Ce n'est, à bien dire, qu'à dater de 1817, quand son intérêt l'y a forcée, que la France s'est déclarée protectrice des noirs, dont elle espérait tirer parti pour ses projets de colonisation. Jusqu'alors, les Arabes avaient supporté les chrétiens, qui se contentaient de commercer et d'acheter des esclaves; dès qu'ils virent les essais de culture sur le territoire de la rive gauche, ils sentirent leur influence leur échapper. Ils prirent les armes et furent vaincus, mais ils restèrent hostiles à tout établissement durable qui aurait pour effet de rallier les nègres. La vie nomade des Maures, leur amour pour le désert, la stérilité de leur pays, les rendent insensibles aux bienfaits de la civilisation, et cette nation est le seul obstacle que la France ait à écarter si elle veut profiter des ressources de la contrée.
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La dernière ordonnance sur la traite des gommes, rendue le 15 novembre 1842 d'après les conclusions de la commission, reconnaît, comme en 1841, ''le principe de la libre concurrence sous certaines restrictions'', avec la faculté pour le gouverneur de rétablir le compromis quand les circonstances l'exigeront. Il est inutile de s'arrêter aux autres dispositions de la loi, qui ne pourraient avoir d'effet qu'autant que la libre concurrence, même limitée, conduirait à un commerce actif et régulier. Les restrictions imposées par le nouveau règlement suffiront-elles à empêcher les désordres du fleuve? Si l'état de crise où est définitivement tombée la colonie en 1842 tient surtout, selon la commission, ''à l'abondance de la marchandise sur les marchés'', la liberté des échanges admise par le gouvernement n'engagera-t-elle pas les ports de France à envoyer au Sénégal toutes les guinées qu'ils pourront tirer de l'Inde? Ces arrivages ne surpasseront-ils pas les besoins assez limités des escales, où l'abaissement du prix des tissus se fera sentir de plus en plus? L'encombrement des étoffes à Saint-Louis, que la fixation du taux de la guinée n'arrêtera plus, ne poussera-t-il pas les marchands à lutter contre les traitans dans le fleuve? Le système, on le voit, ne se prononce franchement ni pour ni contre le privilège; il admet la liberté des échanges, mais en tolérant le compromis, si les circonstances en exigent l'application. Il pose un principe et laisse subsister des restrictions que ce principe repousse. Au lieu de cette réforme à la fois illogique et timide, au lieu de placer la colonie entre l'excès de la concurrence et l'excès du privilège, il valait mieux renoncer à proclamer la liberté du commerce sur une terre qui n'est pas préparée à en jouir; il valait mieux rentrer franchement dans le système de l'association, c'est-à-dire appliquer le privilège avec modération, avec prudence. Ce système comptait de nombreux adhérens, et offrait les avantages du compromis sans en avoir les dangers.
La libre concurrence a forcé l'autorité à tomber dans le compromis, et le compromis doit inévitablement pousser l'administration vers l'abîme qu'elle avait voulu éviter, quand l'acte d'association lui avait paru la seule porte de salut pour sortir de la misère et pour arrêter l'exploitation des traitans. La commission, qui a sérieusement étudié, on doit le reconnaître, la question épineuse du commerce des gommes, sent fort bien qu'elle n'a pas trouvé une solution complète aux difficultés du Sénégal; elle avoue, en terminant son rapport, qu'elle n'a pu présenter ''des vues positives, concordantes, sur le régime commercial à suivre en Afrique''. Cette déclaration, loin de nous abattre, doit nous exciter à de nouveaux efforts; le problème traité par la commission n'intéresse pas seulement le commerce de la France, il touche à sa dignité, à son influence morale
<center>V.- Pêche et culture. – Avenir de la colonie<center>
Les bénéfices de la traite des gommes ne sont pas les seuls avantages que présentent nos comptoirs d'Afrique : l'organisation de la pêche le long des côtes et l'exploitation de l'arachide, dont la culture commence sous des auspices plus heureux que celle du cotonnier et de l'indigofère, doivent appeler sur le Sénégal tout l'intérêt de la mère-patrie
La quantité de poissons prise sans aucune fatigue sur les côtes d'Afrique est telle, que l'on ne sait réellement à quoi attribuer la négligence des pêcheurs du Nord, qui n'ont jamais tenté jusqu'ici une seule expédition dans ces parages. Un travail récent de M. Berthelot, qui a passé dix ans aux Canaries, fait connaître les résultats prodigieux de la pêche des naturels. D'après M. Berthelot, les produits moyens de la pêche des Canaries dépassent de beaucoup ceux qu'on recueille à Terre-Neuve. Tandis que le pêcheur terre-neuvien prend en moyenne 400 kil. de poisson par année, un Canarien en pêche en moyenne 11,000 kil. En d'autres termes, le marin des, îles retire plus de 5,000 poissons, quand celui de Terre-Neuve n'en prend que 200, d'où il résulte qu'il faut 26 hommes sur le banc pour récolter, dans une campagne, ce qu'un seul insulaire trouve dans l'année. L'année de pêche, pour le marin des Canaries, est de cinq mois tout au plus; la durée d'une campagne à Terre-Neuve exige quatre mois des plus rudes fatigues. Quant aux frais d'armement, M. Berthelot, s'appuyant sur les recherches de M. Marec, sous-chef au personnel de la marine, l'homme le plus compétent sur ces importantes questions, trouve que la dépense de la première année d'armement serait de deux tiers moins élevée pour les mers d'Afrique que. pour la côte d'Amérique
Telle est la nouvelle source de richesses que présente le Sénégal. La belle rade de Gorée et sa station militaire offrent aux navires pêcheurs tous les secours dont ils pourraient avoir besoin. Les baies de Han et de Dakar seraient des mouillages excellens pour les travaux de préparation du poisson; les bâtimens trouveraient à profusion sur la côte du bois et de l'eau, les plages de sable permettraient d'établir des séchoirs naturels; la population noire, attirée par un modique salaire, se prêterait à la manipulation qu'elle pourrait faire sans fatigue. Le tabac, la guinée, la verroterie, articles qui servent à payer les laptots, se trouvant déjà dans nos comptoirs, le bâtiment partirait de France avec un chargement pour la colonie, et non sur lest, comme pour Terre-Neuve, et il ferait ainsi deux spéculations en un seul voyage.
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S'il est prouvé que le caractère des traitans ne comporte pas une entière liberté dans leurs transactions avec les Maures, s'ils sont trop faibles, comme ils l'avouent naïvement du reste, pour résister à l'attrait d'échanger à quelque prix que ce soit, et si, malgré ces défauts, les marchands du Sénégal ne peuvent se passer de ces courtiers, excellens quand la loi les commande, dangereux dès qu'ils sont livrés à eux-mêmes, faudra-t-il donc bouleverser la colonie, irriter la population indigène, risquer enfin de perdre le commerce des gommes, plutôt que d'adoucir ou de repousser même, s'il le faut, un principe irréalisable? Espérons que le gouvernement ne laissera pas long-temps un tel problème sans solution, et si une sage direction est donnée à la traite, si les richesses naturelles sont enfin exploitées par la population noire appelée dans une voie meilleure, le Sénégal peut redevenir un jour ce qu'il a été déjà, le plus précieux de nos établissemens coloniaux.
CHARLES COTTU, lieutenant de vaisseau.
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