« Poètes et romanciers modernes de la France/Desaugiers » : différence entre les versions

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Mais, après Homère, et sans parler d'Anacréon trop connu, le poète ancien qui a le mieux parlé du vin est peut-être Panyasis, de qui l'on n'a que des fragmens. Ce Panyasis, qui était de la grande époque et oncle ou cousin-germain d'Hérodote, avait composé chez les Grecs la troisième épopée célèbre, celle qui suivait en renom les deux filles d'Homère. On n'en sait guère que le morceau que voici, et il est fait pour donner le regret de l'ensemble. Rien qu'à la largeur de la coupe, on peut prendre idée de la manière du maître :
 
« Allons, ô mon hôte, bois ! c'est là un talent aussi que de savoir dans un festin boire comme il faut et plus que tous les autres, et en même temps de donner le signal à tous. Le héros d'un festin est égal au héros qui, dans la guerre, dirige les mêlées terribles, là où si peu demeurent inébranlables et soutiennent de pied ferme le choc de Mars impétueux. Cette gloire-là est, à mes yeux, toute pareille à celle du convive intrépide qui jouit lui-même de la fête et met en train les autres. Car il ne me semble pas vivre, il ne connaît pas la consolation de la vie, le mortel qui, éloignant son coeur du vin, boit quelque autre boisson d'invention nouvelle (1)<ref> Ne dirait-on pas que le bon Panyasis en veut au thé ou à la bière? Les Grecs de tout temps méprisèrent la boisson du Celte ou du Scythe.</ref>. Le vin est aux mortels aussi utile que le feu; il est le vrai bien, le remède des maux, le compagnon de tout chant. Il est une part sacrée de toute réjouissance, de toute allégresse, de la danse et de l'aimable amour. C'est pourquoi, assis au festin et t'humectant à souhait, il te faut boire, et non pas te gorger de viandes, comme un vautour, oubliant les gracieuses délices. »
 
On a là, dans ce fragment de Panyasis, comme un premier type classique de l'admirable ''Délire bachique'' de Desaugiers.
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:: ''Buvons-le chastement, comme le sang d'un dieu''.
 
C'est là ce qu'on peut appeler s'enivrer du bout des lèvres et selon la méthode des Alexandrins, en christianisant du mieux qu'on peut le Bacchus du paganisme, en symbolisant l'orgie sacrée avec des réminiscences de la communion. C'est de l'ivresse tempérée et commentée de métaphysique (2).<ref> OnQue nePindare sauraitabordait mieuxautrement marquerla quecoupe pardans dece telsdébut traitssublime de la différencevue quiolympique, nous sépareil decompare nosles pères;libéralités ceux-cide etsa Desaugiersmuse leà dernier, dans leur manièrel'envoi d'''entendre''un lenectar vin,généreux! cJ'est-à-direy devoudrais lefaire boiresentir etdu demoins le chanter,désordre tenaientde un peu plus directementmouvement, onla enlargesse conviendra, des façons du bon Homèred'effusion et de celles du bonl'opulence Rabelais.<br/>
<small> « Comme lorsqu'un riche, prenant à pleine main la coupe toute bouillonnante au dedans de la rosée de la vigne, après avoir bu à la santé de son gendre, la lui donne en cadeau pour l'emporter d'une maison à l'autre, - une coupe toute d'or, son bien le plus cher et la grace du festin, - honorant par là son alliance, - et il rend le jeune époux enviable à tous les amis présens pour un si cordial hyménée; </small><br />
« Et moi aussi, riche du nectar versé, présent des Muses, j'envoie ce doux fruit de mon génie aux héros chargés de couronnes, et j'en favorise à mon gré les vainqueurs d'Olympie et de Delphes... » </ref>. On ne saurait mieux marquer que par de tels traits la différence qui nous sépare de nos pères; ceux-ci et Desaugiers le dernier, dans leur manière d'''entendre'' le vin, c'est-à-dire de le boire et de le chanter, tenaient un peu plus directement, on en conviendra, des façons du bon Homère et de celles du bon Rabelais.
 
Marc-Antoine Desaugiers naquit le 17 novembre 1772, à Fréjus en Provence. C'est cette même ville qui avait donné naissance à Sieyès, le grand métaphysicien de 89; venant après lui et sorti du même lieu, le chansonnier de l'Empire et de la restauration semblait destiné à prouver qu'en France, même après 89, ''tout finit'' encore ''par des chansons''. Mais cela n'était plus vrai qu'en passant, et l'issue a prouvé qu'il ne fallait pas se fier à l'apparence. Pour les Bourbons, si on veut le prendre en un certain sens, tout a fini en effet par des chansons, mais ç'a été par celles de Béranger, non point par celles de Desaugiers.
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Desaugiers sortait d'une famille où les dons du chant et de l'esprit semblent avoir été héréditaires. Son père, compositeur de musique et ami de Sacchini, de Gluck, a donné des opéras et d'autres morceaux lyriques appréciés des maîtres. Notre Desaugiers eut deux frères, dont l'aîné, traducteur et commentateur distingué des ''Bucoliques'' de Virgile, a fait ses preuves et à l'opéra encore et dans la cantate. Il y avait dans cette famille comme un courant naturel de verve, de gaieté et de musique, qui allait du père aux enfans. Ces courans-là, en se divisant, ont aussi leurs caprices et leurs inégalités de veine : ici ce n'est qu'un filet, là c'est un jet à gros bouillons. Nous n'avons qu'à suivre dans son plein la source même.
 
Le jeune Desaugiers marqua dès l'enfance d'heureuses dispositions. Son père, qui était venu s'établir à Paris, le mit pour faire ses études au collège Mazarin, et l'écolier, en terminant, y eut pour professeur de rhétorique Geoffroy, nature peu délicate assurément, mais plus nourri de l'antiquité et des Grecs qu'on ne l'était généralement alors, même au sein de l'Université. L'autre professeur de rhétorique, dont le jeune Desaugiers suivait également les leçons, était un M. Charbonnet, que Duvicquet donne pour homme d'esprit dans toute l'acception du mot, et qui, ajoute-t-il, tournait fort bien le couplet (3)<ref> Article sur Desaugiers dans le ''Journal des Débats'' du 12 août 1827. </ref>. Rien donc ne manqua, ni au collége, ni au logis, pour mettre en jeu des facultés naturelles, si vives dès le premier jour. Un honorable chanoine de l'église de Paris, compatriote de la famille Desaugiers, écrivant à l'un des frères du célèbre chansonnier sur la nouvelle de sa mort (août 1827), lui rendait ce gracieux témoignage : « Je n'oublierai jamais l'homme aimable que j'ai vu dans sa première enfance, et dont feu l'abbé Arnaud avait tiré l'horoscope qu'il a si bien justifié : « Voilà, disait-il du jeune ''Tonin'' (4)<ref> Dans son enfance, on l'appelait ''Tonin'', diminutif d'Antoine; plus tard, en famille, on l'appelait ''Saint-Marc''. </ref>, voilà une tête grecque. » Il aurait pu dire aussi : Voilà une tête romaine, et y découvrir des traits de ressemblance avec le bon, l'aimable Horace, que votre ingénieux chansonnier rappelait si souvent. Si je n'avais pas craint d'effaroucher sa muse folâtre et de rembrunir sa gaieté, je l'aurais volontiers recherché pour partager celle qu'il répandait autour de lui. Avec moins de raisons de me tenir à l'écart que monseigneur l'évêque de Verdun, le sérieux de mon état me paraissait contraster avec cette gaieté habituelle, qui, au surplus, au dire de M. le curé de Saint-Roch,.n'a jamais passé les bornes de la décence. »
 
Nous aurons plus tard occasion de revenir sur cette indulgence du clergé et des personnes religieuses pour la malice innocente de Desaugiers, tandis qu'on était, au même moment, très en garde contre d'autres gaietés plus suspectes. On aura remarqué cette expression de ''tête grecque'' appliquée à l'enfant; n'oublions pas que sur ces plages favorisées de la Provence étaient déposés de toute antiquité des germes apportés d'Ionie. L'évêque de Verdun, dont il est question dans cette lettre, était M. de Villeneuve, compatriote également de Desaugiers, et qui avait conseillé à son père, au sortir des études, de le placer dans l'église, si bien que le jeune homme passa six semaines eu séminaire de Saint-Lazare. Mais il ne tint pas à l'épreuve, et dés le lendemain sa vocation l'emportait : il faisait une comédie en un acte et en vers qui réussissait au boulevard; il arrangeait en opéra-comique ''le Médecin malgré lui'' de Molière, dont son père faisait la musique, et qu'on jouait à Feydeau en 1791. La révolution vint à la traverse et coupa en deux cette gaieté naissante qui allait si aisément prendre son essor.
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se disait plus tard Cadet Buteux dans la chanson. De très honnêtes gens se l'étaient dit avant Cadet Buteux, et s'étaient crus obligés de l'être en dépit de leur estomac lui-même, ''invita Minerva''. Des personnages que nous avons connus très graves et même moroses (Eusèbe Salverte, par exemple) avaient débuté, grelots en main, sous ce masque de gaieté. Desaugiers n'eut pas à le prendre; il saisit, comme on dit, la balle au bond, et la relança de plus belle. On peut dire que la gaieté, en France, n'eut son plein accent et tout son écho que lorsqu'il y fut revenu.
 
Pendant les deux ou trois premières années qui suivirent son retour, nous le perdons un peu de vue : il ne resta pas tout ce temps à Paris. Attaché, comme chef d'orchestre, à une troupe de comédiens, il alla, me dit-on, à Marseille, et fit ses caravanes en province. Molière, jeune, les avait faites aussi. On a depuis brodé sur cette époque de la jeunesse de Desaugiers, car il a eu, et il a sa légende, comme il convient à un type jovial et populaire; on a inventé mainte anecdote sur lui non moins que sur Rabelais, non moins que sur La Fontaine, et il est devenu matière à vaudevilles à son tour. On ne sait rien d'ailleurs de précis; il parlait peu de son passé et de ses aventures de jeunesse, ou du moins il n'en parlait qu'en courant, entre la coupe et les lèvres; il en disait quelquefois : « J'écrirai tout cela un jour, quand je serai vieux; » mais ce souvenir, chez lui, n'était qu'un éclair, et l'abondance de la vie présente, le jet de chaque moment, recouvrait tout <ref> Dans une notice sur Desaugiers (5''Chants et Chansons populaires de la France'', 39e livraison), M. Du Mersan, qui l'a bien connu, a dit en effleurant cette époque: « Il voyage avec quelques amis, et, leur bourse légère étant épuisée, ils se font acteurs de circonstance. Leur talent ne répondant pas à leur bonne volonté, ils fuient la scène ingrate qui ne les nourrissait pas, et laissent jusqu'à leurs vêtemens pour gages. » - Les ''Mémoires de mademoiselle Flore'' (chap. VI), nous montrent Desaugiers chef d'orchestre au petit théâtre dit ''des Victoires nationales'', rue du Bac, vers l'année 1799. </ref>.
 
Depuis mars 1799, où il donnait au théâtre des Jeunes-Artistes ''le Testament de Carlin'', on le trouverait sans interruption mêlé à une foule de petites pièces de tout genre, opéras comiques, vaudevilles, tantôt comme auteur unique, tantôt et le plus ordinairement comme collaborateur pour une moitié ou pour un tiers. Son esprit à ressources excellait à ces jeux de circonstance, à ce travail en commun de quelques matinées. Chansonnier, musicien, metteur en scène, plein de gais motifs et de saillies, il était là dans son élément. On raconte qu'un jour l'acteur qui faisait ''Arlequin'', dans je ne sais quelle farce de lui, se trouvant indisposé au moment de la représentation, il le suppléa à l'improviste et joua incognito le rôle avec applaudissement <ref> On apprend des ''Mémoires'', déjà cités, ''de mademoiselle Flore'' (6chap. II) que c'était le rôle d'Arlequin cadet, joué d'ordinaire par Monrose, dans ''L'un après l'autre'' (théâtre Montansier, 1804). </ref>. Le chiffre des pièces auxquelles il a pris part ne va pas à moins de 115 ou de 120. Nous n'aurons point à l'y suivre; la plupart de ces productions légères ressemblent à un champagne autrefois piquant, mais dont la mousse s'est dès long-temps évaporée. Une couple de fois, il parut vouloir tenter une scène plus haute : en 1806, il donna seul ''le Mari intrigué'', comédie en 3 actes et en vers, très faible, qui fut jouée au théâtre de l'Impératrice, autrement dit théâtre Louvois; en 1820, il atteignit aux cinq actes, également en vers, et fit jouer à l'Odéon une comédie, ''l'Homme aux précautions'', dont je n'ai rien absolument à dire. Le joli acte de ''l'Hôtel garni'', fait en société avec M. Gentil, est resté à la Comédie-Française. Mais l'originalité de Desaugiers et sa vraie veine doivent se chercher ailleurs; laissons là ces prétendus succès ''d'estime'', et qu'on me parle de son ''Dîner de Madelon''! Comme vaudevilliste et auteur dramatique, il prit rang vers 1805 et ne cessa, durant les vingt années qui suivirent, d'attester chaque soir sa présence par cette quantité de folies, de parades, de parodies plaisantes, dont les représentations se comptaient par centaines, et qui fournissaient aux Brunet et aux Potier des types d'une facétie incomparable : ''M. Vautour'', la série des ''Dumollet, le père Sournois'', et tant d'autres. Comme chansonnier proprement dit, il débuta et se classa d'emblée, vers 1806, à titre de convive du ''Caveau moderne'': c'est par ce côté qu'il nous appartient ici.
 
Il y aurait une jolie histoire à esquisser, celle de la gaieté en France. La gaieté est avant tout quelque chose qui échappe et qui circule; mais elle eut aussi ses rendez-vous réguliers, ses coteries et foyers de réunion, ses institutions pour ainsi dire, aux divers âges. Laujon, au tome IV de ses ''Oeuvres'', a tracé un petit aperçu des dîners chantans, à commencer par ''l'ancien Caveau'', dont la fondation appartient à Piron, Crébillon fils et Collé, et qui remonte à 1733 <ref> Laujon a varié sur cette date; dans une notice sur le même sujet insérée dans le recueil des ''Dîners du Vaudeville'' (7mois de frimaire, an IX), il indique l'année 1737. Je livre ces discordances aux futurs historiens et aux chronologistes de la chanson.</ref>. On remonterait bien au-delà, si l'on voulait rechercher tous les dîners périodiques un peu célèbres, égayés de chant, de même que, dans l'histoire de notre théâtre, on remonte bien au-delà de l'établissement des ''Confrères de la Passion''. Il y avait les dîners du ''Temple'', où Chaulieu, l'abbé Courtin et autres libres commensaux des Vendôme, célébraient Lisette, la paresse et le vin. Il y eut ces gais dîners de la jeunesse de Boileau et de Racine, où faisaient assaut La Fontaine et Molière : Chapelle n'y laissait pas dormir le refrain. On entrevoit plus anciennement les dîners ou soupers de la ''Satire Ménippée'', où de malicieux couplets durent se chanter, à la sourdine la veille de l'entrée d'Henri IV, et à gorge déployée le lendemain. Marot, dans sa jeunesse, était le meneur et l'ame de cette société des ''Enfans sans souci'', folle bande directement organisée pour le vaudeville et les chansons; mais c'est à partir de 1733 qu'on peut suivre presque sans interruption la série des dîners joyeux, et qu'on possède les annales à peu près complètes de la gastronomie en belle humeur. ''L'ancien Caveau'', dont les réunions se tenaient au carrefour Bussy, chez le restaurateur Landelle, dura dix années et plus. Les dîners qui eurent lieu ensuite chez le fermier-général Pelletier, et qui, à partir de 1759, rattachèrent plusieurs des précédens convives, eurent l'air un moment de vouloir remplacer le centre qu'on avait perdu; pourtant on ne s'y sentait pas assez entre soi, pas assez au cabaret. Bon nombre des membres dispersés de l'ancien caveau, aidés de fraîches recrues qu'ils s'adjoignirent, reformèrent un ''Caveau'' véritable, qui paraît avoir duré jusqu'après 1775. Il y eut là un nouvel intervalle comblé par d'autres fondations ''intérimaires'', que Laujon a touchées en passant. Mais c'est au lendemain de la Terreur qu'il se fit une véritable restauration de la gaieté en France. Dans un dîner du 2 fructidor an IV (1796), dix-sept gens d'esprit dont on a les noms, et parmi lesquels on distingue les deux Ségur, Deschamps, père des poètes Deschamps d'aujourd'hui, Piis, Radet, Barré, Després, etc., posèrent entre eux les bases d'un projet de réunion mensuelle, qu'ils rédigèrent le mois suivant en couplets; c'était l'ère des constitutions nouvelles et des décrets de toutes sortes, on ne manqua pas ici d'en parodier la formule :
 
::En joyeuse société,
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::''Radet, Piis, Deschamps, Ségur''.
 
De là les ''Dîners du Vaudeville'', qui fournirent une carrière assez brillante, et ne prirent fin qu'aux approches de l'Empire <ref> On a la collection des chansons qu'on y chantait et qui se publiaient par cahier chaque mois, plus ou moins régulièrement, à partir de vendémiaire an V (8septembre 1796).</ref>. Un peu plus tôt, un peu plus tard, l'aimable société avait son terme marqué vers ce moment qui enleva plusieurs de ses principaux convives : l'un des Ségur mourut, l'aîné devenait maître des cérémonies; Després, nommé secrétaire des commandemens du roi de Hollande, et d'autres membres encore, appelés à de graves fonctions officielles, durent renoncer à des amusemens qui semblaient incompatibles avec l'étiquette renaissante. Le décorum impérial ne passait rien; il était très raide, comme quelque chose de très neuf. De plus jeunes et de moins compromis dans les honneurs survinrent donc, et se groupèrent de toutes parts en frairies à la ronde. J'omets cette foule de réunions moins en vue et vouées à une goguette moins choisie, qui pullulèrent alors, et qui n'ont pas laissé de traces ni d'archives; mais l'institution qui sembla l'héritière directe des ''Dîners du Vaudeville'', et qui représente la gaieté sous l'Empire, comme l'autre réunion l'avait représentée sous le Directoire et sous le Consulat, ce fut la société du ''Rocher de Cancale'' ou du ''Caveau moderne''. Nous y trouvons tout d'abord Desaugiers.
 
La gaieté sous l'Empire différa un peu de celle du Directoire; elle se régla davantage sans cesser d'être abondante, elle se simplifia. Sous le Directoire, elle était en train de tout envahir et de déborder : l'Empire fit là comme ailleurs, il fit des quais. La gaieté y put couler à pleins bords dans un lit tracé.
 
C'est Tyrtée ou Callinus qui a dit, s'adressant à la jeunesse oisive : « Jeunes gens, vous vous croyez en pleine paix, et la guerre embrase toute la terre. » Ceci s'appliquerait très bien au très petit nombre de jeunes gens ou d'hommes jeunes encore, qui avaient trouvé moyen d'éviter la conscription et de rester à Paris sous l'Empire. Sous ce gouvernement fort et victorieux, dans ce silence absolu de toute discussion politique sérieuse, on avait pris le parti, quand on le pouvait, de jouir de la vie, du soleil de chaque matin, de rêver la paix et d'en prélever les douceurs. On s'était refait une sorte de sécurité par insouciance, et, puisqu'on ne pouvait rien au gouvernail, on ne songeait qu'à remplir gaiement la traversée. On pratiquait l'épicuréisme tout de bon; on répétait en choeur la ronde bachique d'Armand Goulfé : ''Plus on est de fous ''; et du café des Variétés au café de Chartres, on s'en allait fredonnant la devise de Desaugiers et du ''Caveau'' :
 
::Aime, ris, chante et bois,
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::S'il vécut bien, vécut assez long temps.
 
Il y a là-dessous une tristesse que voilent l'expression et le sourire. C'est, au ton près, la pensée de cet ancien qui disait : « Lorsque tu auras doublé (9)<ref> Métaphore empruntée des Jeux olympiques.</ref> le soixantième soleil, ô Gryllus, Gryllus, meurs et deviens poussière; bien sombre en effet est le tournant par-delà ce point de l'existence, car déjà le rayon de la vie est émoussé. »
 
Le propre du chansonnier, c'est que la parole chez lui soit à peu près inséparable de l'air. Un poète lyrique a du nombre, de l'harmonie, de la mélodie; mais le chant proprement dit, l'''air'', il faut que cela dans la chanson accompagne, inspire comme d'un seul et même souffle la parole, et ne fasse qu'un avec elle. Composer après coup de la musique sur de jolis vers lyriques qu'on a intitulés ballade ou chanson, ou encore envoyer ses couplets ou stances au compositeur, ce n'est pas du tout la même chose que d'être chansonnier. Desaugiers l'était, si jamais on le fut, et tout ce qu'il a fait en ce genre a été tellement lancé d'un jet, qu'on ne peut guère y adapter d'autres airs; rhythme et pensée, la chose légère est née tout entière avec le chant. A ne les juger que sur le papier, les pièces lues (qu'on ne s'en étonne pas) ne rendent que bien peu les mêmes pièces chantées; c'est une lettre morte et muette; il faut l'air pour leur rendre le souffle et le sens. A lire, par exemple, la jolie chanson intitulée les ''Inconvéniens de la Fortune'' (1812), se douterait-on de ce demi-ton de tristesse, de ce filet de mélancolie qui se mêle si bien au refrain chanté ?
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Eh bien! non, on prenait dès-lors les choses plus au sérieux; on ne disait plus, on ne voulait plus entendre dire, même en chanson, ''chien et chat'', de toutes ces luttes et de tous ces hommes; on disait : ''tyrans et esclaves, bourreaux et victimes''; on prenait parti pour et contre. Bref, l'esprit public se modifiait profondément, et la chanson elle-même avait à s'ingénier, à s'élever, au risque de perdre quelque chose de sa gaieté sans doute et de son naturel : assez d'accroissemens et de riches conquêtes purent l'en consoler.
 
Les éditions de Desaugiers répondent exactement à cette vue de la critique : un premier volume parut en 1808, un second en 1812, un troisième en 1816. On y trouve tout entier le chantre original et populaire de cette époque dont nous avons défini l'esprit au dedans. Les loisirs de l'Empire et la première restauration, voilà son cadre et son règne à lui, son règne sans partage. Desaugiers excelle à nous faire voir en raccourci, par le bout rapetissant de la lorgnette, les moeurs et le tableau d'un temps déjà si loin de nous. J'ai parlé de ses belles et grandes chansons; mais il y a celles de ''genre'', les miniatures, le ''Palais-Royal'' d'alors, les rues d'alors, ''Paris à cinq heures du matin, à cinq heures du soir''. Le moraliste peu chagrin fait défiler en de vifs couplets toute une suite de petites scènes, de façades ou de facettes, nettes, brillantes, mouvantes, de la vie humaine; c'est bien l'espèce de chanson dont Picard nous rend la comédie. Dans ''l'Atelier du peintre'' Desaugiers a des traits du grotesque de Saint-Amant; c'est la charge du genre ''David'' dans sa défroque et son mobilier. Comment oublier ces folles scènes nocturnes de ''M. et Madame Denis'' (1807), si bourgeoises, si gauloises, si avant logées dans toutes les mémoires, et qui semblent nous être venues du temps de ma mère grand'! Comme on se figure que Molière y aurait ri (10<ref> Le vaudeville de ''M. et Madame Denis, tableau conjugal en un acte'', fut représenté pour la première fois aux Variétés en juin 1808. On chantait à la suite de la pièce les couplets déjà bien connus. </ref>! Et La Fontaine! qu'est-ce qu'il aurait dit de voir Philémon et Baucis ainsi tournés en gaudriole? La série des ''Cadet Buteux'' est une autre branche dramatique de la chanson de Desaugiers; il met sur le compte de ce batelier de la Râpée la plupart de ses parodies des pièces célèbres d'alors, telles que ''la Vestale, les Deux Gendres, les Danaïdes''. On a justement remarqué que ces pots-pourris si naïfs, si amusans, sont sans fiel; il y fait presque valoir les qualités des ouvrages qu'il parodie. Ce ''flaneux de Cadet Buteux'' est un excellent type de gros sens parisien, faubourien, d'observation badaude et populaire. Malherbe s'était vanté d'aller prendre tous les mots de son vocabulaire chez les crocheteurs du Port-au-Foin; Desaugiers, à certains jours, s'en allait parmi les passeurs du Port-au-Vin et y prenait tout simplement sa philosophie. Aux confins du même genre, proche barrière, et tirant sur le poissard ou le grivois, les amateurs distinguent et goûtent fort les amours de ''Pierre et Pierrette''. Mais je commence à me sentir par trop incompétent au détail, et j'ai hâte de rentrer dans l'ensemble.
 
Il faut bien aborder la comparaison de Desaugiers et de Béranger, puisqu'elle est inévitable en tel sujet et qu'on aurait l'air, si on l'omettait, de la fuir. Est-il besoin de rappeler avant tout que Béranger est un esprit d'un tout autre ordre, un talent hors de pair qui a créé son domaine et qui a ouvert, ne fût-ce que pour lui seul, des voies nouvelles? L'ami de Chateaubriand et de La Mennais a su rendre la chanson digne de la familiarité et du tous-les-jours de ces hautes imaginations, de ces nobles intelligences. Un tel éloge en dit beaucoup. Comme poète, Béranger n'a, de nos jours, nulle comparaison à craindre. Mais sur un seul point, en ce qui est de la chanson proprement dite (et j'ai bien le droit de glisser ici la réserve, puisque je proclame assez franchement la gloire), sur un seul point Desaugiers garde l'avantage, c'est sur le chapitre de la gaieté franche. Béranger, jeune, avant toute célébrité, regardant passer Desaugiers, qu'il connaissait de vue sans être connu de lui, murmurait tout bas : « Va! j'en ferais aussi bien que toi, des chansons, si je voulais! » - Il disait vrai et il l'a bientôt prouvé; il en a fait d'aussi jolies, même avant d'en faire de très belles et de sublimes; il en a fait d'aussi jolies et presque d'aussi gaies, mais il les a faites parce qu'il l'a ''voulu''. Or en cela seulement, mais pourtant en cela, il est moindre que Desaugiers.
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::Joyeuseté!
 
Cette gracieuse chanson était comme le ''chant du cygne'' de la gaieté en France. La politique gagnait de plus en plus, et, lorsqu'on riait encore avec Desaugiers, ce n'était qu'une trêve. Pourtant les cercles les plus familiers ou les plus brillans le recherchaient et se le disputaient à l'envi; il continuait d'être le convive le plus indispensable et le plus promis, et l'ame vivante de toute réunion. Si la cause de la gaieté se perdait de plus en plus dans l'ensemble, il lui rendait l'avantage dès qu'il paraissait sur un point, et, comme ces foudres de guerre qui ne meurent qu'en triomphant, il ramenait la victoire partout où il était de sa personne. - Dans les repas de corps de la garde royale, il avait nom ''l'aumônier'' du régiment. - Sa maladie, une maladie bien cruelle, la pierre, interrompit à peine les saillies de sa vive et indulgente humeur; il chansonna son mal comme toute chose, sans amertume et en lui pardonnant; il fit en riant son épitaphe, sans y croire encore. Cette maladie devint bientôt un évènement pour tous, et sa mort fut un deuil public, car il avait été la joie de beaucoup. Ce jour-là, ce seul jour, le nom de Desaugiers fit couler des pleurs de tristesse, et ils coulèrent en abondance. Il n'avait que cinquante-quatre ans accomplis lorsqu'il mourut (9 août 1827). On trouvera dans la notice de M. Merle, en tête des oeuvres (11)<ref> J'ai beaucoup emprunté pour tout ce qui précède à cette notice de M. Merle, et je dois de plus à la parfaite obligeance de cet homme d'esprit plus d'un souvenir dont j'ai profité. </ref>, et dans celle de M. Creuzé de Lesser (''Biographie universelle''), l'expression touchante des regrets unanimes. J'ajouterai seulement ici quelques traits puisés en bon lieu, et qui achèveront de dessiner cette physionomie heureuse.
 
Desaugiers, ce qu'on croirait difficilement à ne le juger que du dehors, était un homme d'intérieur; mari et père tendre, voué aux affections domestiques, il n'a laissé au sein de la famille la plus unie que des souvenirs pieux et inaltérés, aussi vifs après tant d'années que le premier jour. Les instans où il parvenait à s'arracher au monde et où il s'asseyait parmi les siens, à sa table bourgeoise, étaient peut-être ses plus vrais jours de fête à lui. - On a dit qu'il avait un certain fonds mélancolique sous sa gaieté. Il disait lui-même que sa première pensée au réveil était toujours triste. J'ai vu son portrait peint par Riessner le père, datant de 1812, et avant cet embonpoint qu'il prit dans la suite : la finesse et la sensibilité y frappent tout d'abord. Sa figure, si on la surprenait au repos, était plutôt mélancolique. Quand il était au piano, il finissait volontiers, au bout d'un certain temps, par tomber dans la pure romance sentimentale; mais dans l'habitude, et dès qu'il voyait des visages et des yeux humains, il souriait, il étincelait au premier choc, et la gaieté ne tarissait pas.
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On a là tout ce que j'ai pu recueillir de plus intéressant et d'un peu littéraire sur cette imagination riante et cette ame sans replis, sur ce dernier représentant de la gaieté française, et qui en a fait éclater le bouquet final éblouissant. L'aimable chose est si en souffrance pour le quart d'heure, qu'il a dû être raconté et analysé (j'en demande bien pardon à ses mânes) par celui de tous les auteurs de ''Tristes'' qui a le moins le bonheur de lui ressembler. Il est tombé aux mains des élégiaques, mais non pas tout-à-fait des profanes, et nous avons fait de notre mieux pour l'honorer à notre manière, pour arroser de lait et de miel, et même d'un peu de vin, son tombeau.
 
 
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<small> (1) Ne dirait-on pas que le bon Panyasis en veut au thé ou à la bière? Les Grecs de tout temps méprisèrent la boisson du Celte ou du Scythe.</small><br />
<small> (2) Que Pindare abordait autrement la coupe dans ce début sublime de la vue olympique, où il compare les libéralités de sa muse à l'envoi d'un nectar généreux! J'y voudrais faire sentir du moins le désordre de mouvement, la largesse d'effusion et l'opulence</small><br />
<small> « Comme lorsqu'un riche, prenant à pleine main la coupe toute bouillonnante au dedans de la rosée de la vigne, après avoir bu à la santé de son gendre, la lui donne en cadeau pour l'emporter d'une maison à l'autre, - une coupe toute d'or, son bien le plus cher et la grace du festin, - honorant par là son alliance, - et il rend le jeune époux enviable à tous les amis présens pour un si cordial hyménée; </small><br />
<small>« Et moi aussi, riche du nectar versé, présent des Muses, j'envoie ce doux fruit de mon génie aux héros chargés de couronnes, et j'en favorise à mon gré les vainqueurs d'Olympie et de Delphes... » </small><br />
<small>(3) Article sur Desaugiers dans le ''Journal des Débats'' du 12 août 1827. </small><br />
<small> (4) Dans son enfance, on l'appelait ''Tonin'', diminutif d'Antoine; plus tard, en famille, on l'appelait ''Saint-Marc''. </small><br />
<small> (5) Dans une notice sur Desaugiers (''Chants et Chansons populaires de la France'', 39e livraison), M. Du Mersan, qui l'a bien connu, a dit en effleurant cette époque: « Il voyage avec quelques amis, et, leur bourse légère étant épuisée, ils se font acteurs de circonstance. Leur talent ne répondant pas à leur bonne volonté, ils fuient la scène ingrate qui ne les nourrissait pas, et laissent jusqu'à leurs vêtemens pour gages. » - Les ''Mémoires de mademoiselle Flore'' (chap. VI), nous montrent Desaugiers chef d'orchestre au petit théâtre dit ''des Victoires nationales'', rue du Bac, vers l'année 1799. </small><br />
<small>(6) On apprend des ''Mémoires'', déjà cités, ''de mademoiselle Flore'' (chap. II) que c'était le rôle d'Arlequin cadet, joué d'ordinaire par Monrose, dans ''L'un après l'autre'' (théâtre Montansier, 1804). </small><br />
<small>(7) Laujon a varié sur cette date; dans une notice sur le même sujet insérée dans le recueil des ''Dîners du Vaudeville'' (mois de frimaire, an IX), il indique l'année 1737. Je livre ces discordances aux futurs historiens et aux chronologistes de la chanson.</small><br />
<small> (8) On a la collection des chansons qu'on y chantait et qui se publiaient par cahier chaque mois, plus ou moins régulièrement, à partir de vendémiaire an V (septembre 1796).</small><br />
<small> (9) Métaphore empruntée des Jeux olympiques.</small><br />
<small>(10) Le vaudeville de ''M. et Madame Denis, tableau conjugal en un acte'', fut représenté pour la première fois aux Variétés en juin 1808. On chantait à la suite de la pièce les couplets déjà bien connus. </small><br />
<small>(11) J'ai beaucoup emprunté pour tout ce qui précède à cette notice de M. Merle, et je dois de plus à la parfaite obligeance de cet homme d'esprit plus d'un souvenir dont j'ai profité. </small><br />
 
 
SAINTE-BEUVE
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