« Abélard et la philosophie au XIIe siècle » : différence entre les versions
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{{journal|Abélard et la philosophie au XIIe siècle|[[Auteur:Jules Simon|Jules Simon]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.13 1846}}
<center>Abélard, par M. Charles de Rémusat
Le nom d'Abélard s'est transmis de siècle en siècle avec la triple consécration du génie, de la passion et du malheur; mais, quelque illustres que soient ses amours, on ne connaissait, jusqu'à ces dernières années, ni sa doctrine, ni l'influence qu'il a exercée sur la philosophie de son temps. La plupart de ses ouvrages étaient oubliés ou perdus; il ne restait de lui que sa gloire. Abélard ne ressemble pas à ces docteurs du moyen-âge qui ont régné obscurément dans les écoles, et n'ont laissé après eux que le souvenir de vaines disputes. Abélard a été le héros de son siècle : il l'a occupé tout entier de ses succès et de ses malheurs. Il a fondé la scolastique, la seule philosophie que le moyen-âge pût souffrir. Il a été le précurseur et presque le martyr de la liberté de penser. C'est le Descartes du XIIe siècle.
M. Cousin a publié en 1836 un ouvrage autrefois célèbre d'Abélard, le ''Sic'' et ''Non'', dont nous ne connaissions que le titre. A cette édition était jointe une préface qui est un livre
L'entreprise de M. de Rémusat est très différente de celle de M. Cousin. M. de Rémusat n'a pas à réhabiliter la philosophie du moyen-âge. C'est Abélard, et lui seul, qu'il veut nous rendre; mais il veut nous le rendre tout entier, épuiser son sujet, ne rien laisser à faire après lui. Son livre est précisément ce qu'on aurait pu souhaiter qu'il fût pour fixer d'une manière définitive le caractère d'Abélard et sa place dans le développement général de l'esprit humain. M. de Rémusat ne se substitue pas à Abélard. Après avoir raconté en historien et en poète le roman de sa vie, il prend un à un tous ses ouvrages, les analyse fidèlement, sans en altérer la forme, et les juge sans esprit de système, sans prévention, avec une netteté de style et une rectitude d'esprit qui sont en philosophie ses caractères distinctifs. Il est aisé maintenant de montrer que la réputation d'Abélard n'est pas usurpée, M. de Rémusat en a retrouvé les titres; mais, par une étrange destinée, cet Abélard, à qui ses contemporains ont fait si durement expier son génie, trouve à peine plus de justice, dans la postérité; à mesure qu'il est plus connu, ce qui devrait augmenter sa gloire semble au contraire la diminuer, et nous aurons plus d'une fois à le défendre, même contre son historien.
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En lisant ce qu'il a écrit sur cette question célèbre, on est frappé du peu de lumière qu'il apporte sur la nature du conceptualisme. J'en atteste M. de Rémusat, qui s'applique à le suivre dans toutes ses évolutions, à bien rendre toutes les nuances de sa pensée. Si quelqu'un était propre à ce travail ingrat, qui demande un coup d'oeil si pénétrant, un jugement si sûr, certes c'était M. de Rémusat; cependant plus d'une fois le fil lui échappe, il le sent, il l'avoue. A qui la faute? A l'interprète moderne? à l'écrivain du XIIe siècle? Ni à l'un ni à l'autre; à la doctrine, à la doctrine seule, dont le vice capital est d'aspirer à paraître ce qu'elle n'est pas, ce qu'elle ne peut pas être. Le conceptualisme, pris en lui-même et sans considérer les circonstances qui ont accompagné ou suivi son apparition, n'est qu'un embarras pour la scolastique. Ce semblant d'éclectisme, qui au fond ne concilie rien, complique inutilement la question et empêche les deux partis extrêmes de s'entendre.
M. de Rémusat est moins sévère pour le conceptualisme. S'il faut l'avouer, la conclusion à laquelle il s'arrête ne nous paraît pas inattaquable. On dirait d'abord qu'il adopte pour lui-même la formule d'Abélard; mais il est vrai qu'il y fait de telles restrictions, que le conceptualisme ainsi modifié est tout près d'être le réalisme, le réalisme de Platon, bien entendu, et non pas celui de Guillaume de Champeaux. Si M. de Rémusat craint de se ranger ouvertement parmi les réalistes, quoiqu'il ne soit séparé de leur doctrine que par de bien légères différences, ne serait-ce pas qu'elle se confond dans son esprit avec les exagérations des réalistes du moyen-âge? S'il s'est trompé, ce ne peut être que sur la question d'histoire, et non sur la question de philosophie. Un esprit tel que le sien, à la fois élevé et juste, sera toujours plus voisin de Platon, de Malebranche et de Leibnitz, que de Thomas Hobbes et de Locke
Il y a deux parties dans le système de Platon, éclairé par la polémique d'Aristote, fécondé par l'école d'Alexandrie et par Malebranche, arrivé, pour ainsi dire, à la maturité dans Leibnitz : la présence réelle des essences éternelles dans la pensée de Dieu, et leur présence par participation dans la substance des êtres sensibles
M. de Rémusat ne veut pas du réalisme de Guillaume de Champeaux; nous lui en proposons un autre, plus ancien et plus illustre, le réalisme de Platon. Qu'il ne dise pas que les idées de Dieu sont des modifications formelles de la substance divine, et non pas des êtres, car nous lui répondrions que c'est conclure trop vite de l'intelligence humaine à l'intelligence divine. Qu'il n'ôte pas à Platon, pour le transporter à Plutarque, comme il l'a fait quelque part, ce grand principe de métaphysique, adopté depuis par Malebranche, que Dieu est le lieu des idées comme l'espace est celui des corps. C'est faire aux néoplatoniciens trop d'honneur et trop rabaisser la doctrine du maître. Platon, avant Aristote, avait compris que la nature de l'intelligible est d'être connu, comme la nature de l'intelligence est de connaître; il ne séparait point l'éternelle pensée de son éternel objet. Cet ouvrier puissant qu'il nous présente dans le ''Timée'', et qui, saisissant cette masse informe de la matière qui s'agite dans le chaos et dans la nuit, règle ce mouvement, illumine ces ténèbres, apaise ces violences inouies, fait taire ces orages, dompte la nécessité par l'heureux et divin empire des lois de la Providence; cet ouvrier, ce moteur, ce géomètre, accomplit toutes ces merveilles, l'oeil toujours fixé sur l'immuable modèle qu'il trouve au dedans de lui. Tandis que le Dieu d'Aristote, absorbé dans la contemplation solitaire de sa grandeur, ne trouve en lui que lui-même, le Dieu de Platon, en se connaissant, connaît les essences éternelles, à la fois distinctes et inséparables de sa nature.
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Certes, si Abélard se présentait à la postérité sans autre titre que cette doctrine, il serait vrai de dire que sa gloire est usurpée. Le conceptualisme est faux en lui-même, sans clarté, sans précision, sans grandeur. Comprendrait-on, avec une telle doctrine, les succès d'Abélard, l'admiration de ses contemporains, ce concours inoui d'auditeurs, ces alarmes de l'église? Quoi! voilà d'un côté la doctrine de Platon avec tout ce qu'elle a de grand et de généreux; de l'autre, une doctrine négative, faible en soi si l'on veut, mais pratique, claire, sensée en tout, excepté peut-être dans l'excès de ses négations : Abélard se jette entre les deux partis, les combat à outrance, et propose à leur place un éclectisme misérable qui n'a pour lui ni la vérité comme le premier, ni la précision et la franchise comme le second. Est-ce ainsi qu'on passionne la foule? Est-ce pour cela que trois mille écoliers ont bâti de leurs mains le Paraclet? Non, la valeur d'Abélard n'est pas dans le conceptualisme; ce n'est pas par là qu'il faut le juger. Le conceptualisme n'est pour lui qu'une occasion, une matière pour argumenter. Son grand, objet, son but, sa passion, sa vie, c'est l'argumentation elle-même. Il déploie les richesses de son organisation intellectuelle, cette souplesse incomparable, cette force de mémoire, cette subtilité dans les distinctions, cette rigueur dans l'enchaînement des syllogismes, cette persévérance d'attention que rien ne trouble ni ne détourne, pour s'en donner le spectacle, pour jouir de sa puissance et de l'éclat que la victoire fait rejaillir sur lui. Un sentiment de fière indépendance se joint à cette humeur belliqueuse et l'ennoblit. C'est là, c'est dans cet ordre d'idées qu'il faut chercher le secret d'Abélard. Ses contemporains ne s'y sont pas trompés. Ils ont vu en lui un génie essentiellement révolutionnaire. C'est à la révolution qu'il a faite, et non à la doctrine qu'il a propagée, qu'il faut mesurer sa gloire.
Tout le prouve, sa vie, ses écrits, ses aveux, l'impression qu'il laissait dans l'ame de ses disciples, les craintes de ses ennemis. Attiré vers la dialectique par une vocation irrésistible, on le voit se placer d'emblée au premier rang dans l'art difficile de l'argumentation, triompher de tous ses adversaires aux applaudissemens de la foule, remettre en honneur les règles d'Aristote, se pénétrer de leur esprit, approfondir toutes les questions de logique, et réclamer avec constance, avec opiniâtreté, avec une conviction profonde des droits de l'esprit humain, la liberté de juger par ses propres lumières, d'exposer ses doutes, de soutenir ses objections, et, en un mot, de discuter le dogme avant de l'admettre. Il n'était encore qu'un enfant quand il osa s'attaquer à Guillaume de Champeaux, déjà illustre et occupant la première chaire du monde. Il débuta par cette victoire, et le premier éclat qui entoura son nom, il le dut à la dialectique. Il fonde à son tour une école, et sa jeune renommée efface aussitôt toutes les autres. Irritée ou charmée, la foule court à ses leçons. Jamais on n'avait déployé une éloquence si facile et si hautaine, tant de témérité jointe à tant de force, un enthousiasme si vrai et si entraînant. Ce qui passionne à ce point la foule, ce qui l'émeut et la trouble, en dépit de cette doctrine étroite et sans portée du conceptualisme, dont les disciples d'Abélard sont les premiers à faire justice
Abélard ne touche à la théologie que pour l'altérer; on dirait qu'il se charge lui-même de justifier les craintes de ses ennemis. Entre ses mains, les mystères les plus impénétrables s'abaissent, se transforment, et ne sont bientôt plus que des doctrines philosophiques. Ne prenons pour exemples que les doctrines les plus essentielles, la trinité, la rédemption, le péché originel, la grace. Qu'est-ce que la trinité, sinon un seul Dieu en trois personnes distinctes et consubstantielles ? La distinction des personnes subsistant malgré leur consubstantialité, voilà le mystère, voilà ce qui dépasse la raison humaine, ce qui l'accable, ce qu'on lui propose comme un sacrifice. Que fait Abélard? Tantôt, recourant à la théorie des universaux, il fait du Père le genre, du Fils et du Saint-Esprit les espèces
Les hérésies abondent, il faut l'avouer, dans les écrits d'Abélard; mais puisqu'il a corrigé, rétracté ces propositions téméraires, puisqu'il a voulu rester fidèle à la foi catholique et fermer les yeux sur les conséquences du principe qu'il apportait, admettons avec lui son orthodoxie. Cette orthodoxie de fait rend-elle vaines, comme il le prétend, les alarmes de saint Bernard et du parti de l'autorité? La raison entre les mains d'Abélard n'a pas attaqué la foi : Abélard répondra-t-il de l'avenir? Le principe nouveau qu'il apporte n'est rien moins que le principe du libre examen, c'est-à-dire le plus variable, le plus mobile, un principe qui semble justifier à l'avance tous les écarts en ne donnant à la raison individuelle d'autre juge qu'elle-même. Voilà ce qu'il veut mettre à côté de l'autorité infaillible de l'église, et il affirme qu'il n'y aura point de divorce, que la raison appliquée aux vérités de la foi n'engendrera ni hérésies, ni scepticisme, que les mystères seront transformés en philosophêmes, sans que la sévère précision du symbole catholique reçoive la moindre atteinte ! N'est-il pas évident que saint Bernard est ici le seul qui comprenne toute la force et toute la portée de la raison, et qu'il est mieux éclairé par ses craintes qu'Abélard par ses espérances?
Absorbé tout entier par le désir et le besoin de développer son principe, rassuré d'ailleurs par la pureté de ses intentions, Abélard mutile le dogme catholique ou l'altère, et croit sincèrement qu'il ne fait que l'approfondir
La dialectique, dans un siècle où la théologie domine, c'est une arme, c'est l'avenir! Rien n'échappe à M. de Rémusat, ni cet amour de l'indépendance qui agite l'ame d'Abélard, ni cette fidélité au dogme religieux qui le trompe sur la portée de ses principes, ni cette confiance dans sa propre force qui lui ferait dédaigner l'autorité et les traditions, quand même il ne sentirait pas que notre raison est faite pour penser par elle-même, pour ne relever que d'elle-même. M. de Rémusat, appuyé tantôt sur les écrits d'Abélard, tantôt sur les évènemens de sa vie, établit avec une force invincible le caractère libéral de la révolution qu'il a opérée; il en montre le développement et les progrès. Abélard n'est plus seulement le héros d'une histoire d'amour, c'est le plus enthousiaste, le plus éloquent, le plus puissant des maîtres de la philosophie au moyen-âge; c'est le Descartes du XIIe siècle. Étrange destinée à laquelle rien n'a manqué ni pour le malheur, ni pour la gloire ! Abélard ne paraît dans les écoles que pour se les asservir. Rien n'ébranle sa royauté intellectuelle, ni les scandales de sa vie, ni les anathèmes des conciles, ni l'absence. Sa réputation éclate au dehors. Poète, orateur, théologien, ses vers sont dans toutes les bouches, toutes les femmes l'adorent, tous les docteurs sont à ses pieds; ses ennemis, preuve et expiation de la gloire, acharnés contre sa vie et sa liberté, s'inclinent devant son génie. Quand Héloïse porta, dans cette vie jusque-là si brillante, d'abord les molles langueurs d'un amour heureux et bientôt après le désespoir, Abélard anéanti, brûlé de tous les feux de la vengeance et de l'amour, chassé du monde par une honte secrète et intolérable, forcé presque aussitôt par de nouvelles haines à quitter le couvent de Saint-Denis où il s'était jeté, traîné en criminel devant un concile, condamné à brûler de ses mains son ''Introduction à la Théologie'', sans asile, sans ressources, presque sans pain, ne semble être tombé si bas que pour donner au monde, du sein de cette misère, le spectacle de son triomphe le plus éclatant. Il se retire dans une solitude des environs de Troyes, et là, dans un champ qu'on lui abandonne, il construit de ses mains, avec du chaume et des roseaux, un oratoire dédié d'abord à la Sainte-Trinité, et qui fut le Paraclet. Il fallait vivre. « J'étais trop faible pour travailler à la terre, dit-il, trop fier pour mendier. J'eus recours au seul art que je possédais, et je me remis à commenter les Écritures. » Aussitôt les disciples accourent de toutes parts; on déserte en foule les écoles épiscopales pour venir entendre dans son exil le condamné du concile de Soissons. Là sont représentées les contrées les plus lointaines et les universités les plus célèbres. Partout où la dialectique est cultivée, le nom d'Abélard a retenti. Autour de lui se pressent des maîtres qui redeviennent écoliers sans rougir, des docteurs qui reporteront ailleurs, dans leurs chaires, dans leurs cloîtres, son enseignement et sa méthode, d'anciens partisans de ses adversaires sortis de leurs écoles pour le suivre, des proscrits, des esprits turbulent et inquiets, déjà condamnés ou sur le point de l'être, et qui tous le reconnaissent pour leur chef, parce que, seul des novateurs de son temps, il a le génie, l'éclat et la puissance. Les historiens les plus modérés parlent de trois mille disciples. Près de son oratoire s'élèvent de misérables cellules. Des ouvriers volontaires accoutument leurs mains au travail, relèvent son oratoire, pourvoient à ses besoins, donnent leur temps et leurs sueurs, couchent sur la dure, indifférens à toute cette misère, pourvu que le maître soit là et les éclaire de sa vive parole. Abélard, en dépit d'un secret orgueil, sentait son effroi grandir avec son succès. Origène, saint Jérôme, lui revenaient à l'esprit, mais il songeait encore plus aux persécutions subies par saint Athanase. « Dieu m'est témoin, dit-il, que je n'appris pas dans cet intervalle une seule réunion du clergé sans croire que ma condamnation en était l'objet. Je m'attendais à chaque instant à être traîné devant un synode ou un concile. Que de fois, dans mon désespoir, je songeai à sortir du monde chrétien pour aller parmi les infidèles chercher un coin de terre où je pusse respirer et servir en paix Jésus-Christ. »
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Au XIIe siècle, c'est Abélard qui est l'homme de l'avenir; mais, il faut l'avouer, son rival, tout aveuglé qu'il est sur les droits de la raison, le surpasse par le caractère et peut-être par le génie. Tous deux sont les plus éloquens de leur siècle; mais l'éloquence d'Abélard est brillante, vive, impétueuse; celle de saint Bernard, tendre, touchante, inspirée, puisée aux sources les plus hautes. Sa pensée, ferme et pénétrante, et, suivant la juste expression de M. de Rémusat, plutôt pénétrante qu'étendue, va droit aux conclusions dernières pour juger par elles le principe; en tout, son esprit est ferme, hardi; son trait distinctif est la résolution et la force. Il soutient le grand caractère de sa pensée par tout ce qu'il y a de grand et de magnifique dans sa vie. Saint Bernard, avec sa vie vouée au cloître, est un héros. Abélard avait vécu dans les orages, cherchant la célébrité et le bruit, plein de vaine gloire, tout brûlant du feu des passions, sans cesse en dehors des voies battues; il avait porté le trouble dans les écoles et le scandale dans les cloîtres; sous cet habit monastique, revêtu par désespoir, l'ambition, les regrets, la colère, remplissaient, dévoraient son coeur. Bernard avait commencé sa vie par l'apostolat; pour étouffer ses passions, il avait lutté contre elles comme un saint et comme un martyr; la popularité lui était venue malgré lui. L'éclat de ses vertus et de son génie en avait fait l'arbitre du monde chrétien, et, retiré dans la ''Vallée d'Absinthe'', où il avait établi ses frères, il travaillait de ses mains comme le plus humble. Il n'avait pas encore ébranlé l'Europe pour la jeter une seconde fois sur le chemin des croisades mais, en faisant triompher Eugène III de l'antipape son compétiteur, il venait de donner la paix à l'église et au monde. Voilà le juge, ou plutôt l'adversaire d'Abélard, car saint Bernard est l'un et l'autre. Ils entrent dans le lieu du concile : Abélard, qui, là, n'est entouré que de ses ennemis, voit tout le monde s'éloigner de lui avec horreur ; on se jette sur les pas de saint Bernard pour baiser ses habits, pour obtenir sa bénédiction. Il n'a qu'à parler pour être obéi; Abélard, si on l'entend, n'excitera qu'une admiration stérile. C'est une tache sur le nom de saint Bernard que la dureté dont il s'arma dans cette querelle. Cette inhumaine rigueur contre un homme de tant de génie, et qui avait tant souffert, a effrayé les apologistes les plus résolus. M. de Rémusat, qui est forcément du parti d'Abélard, puisque c'est le parti de la raison et de la liberté, retient avec peine son indignation. Saint Bernard est heureux d'avoir été un saint, dit-il; parole profonde, car elle contient à la fois le reproche et l'absolution. Saint Bernard veut réussir; il est convaincu, il est indigné. C'est du fond du coeur qu'il s'écrie qu'il faut briser cette bouche avec des bâtons. Nous ne comprenons plus aujourd'hui ni cette colère, ni ce dédain. Nous ne savons plus ce que c'était qu'un moine tout-puissant, soumis à la règle, adorant la règle, et chargé de la faire triompher. Saint Bernard est doux et charitable pour ceux qui, comme lui, suivent la règle, et, quant à ceux qui la violent, il les brise.
Il fut sans pitié. Il s'apprête à combattre Abélard, à écraser le dragon, dit-il; il écrit au pape, aux cardinaux. Il dit au pape : « C'est Arnauld de Brescia
Saint Bernard ne s'était pas flatté d'anéantir l'école en frappant le chef
Ce n'est pas à dire que le XIIe siècle ait vu fonder la véritable philosophie. Comme il ne faut pas diminuer l’oeuvre d'Abélard, il ne faut pas l'exalter outre mesure. Il est loin, malgré tant d'efforts, d'avoir donné à la philosophie cette existence indépendante, souveraine, qui devait coûter encore tant de sang et de sueurs. Il ne demandait guère pour elle que cette humble place de servante de la théologie qu'on s'empresse tant de lui offrir, depuis qu'émancipée et triomphante elle ne veut plus souffrir de maître. Il obéissait plutôt à un sentiment qu'à une conviction. C'était une ame philosophique qui se sentait pressée de vérifier ses croyances, de les admettre avec réflexion et jugement, qui ne pouvait se résoudre à vivre d'aumônes, à accepter des convictions toutes faites; mais il passait sa vie à proclamer ce principe et à l'appliquer, sans méditer sur sa nature, sans en chercher les conséquences. Il y avait en lui comme un besoin de précision et d'exactitude qu'il porta souvent à l'excès, et qui dégénère en vaine subtilité, mais qui en revanche lui apprit à se défier des maximes reçues dans l'école, à les peser, à les retourner avant de leur donner accès dans son esprit, à compter plutôt sur lui-même que sur un secours étranger, et à développer ainsi son penchant à l'indépendance, avant de s'être aperçu que l'indépendance était un droit et en même temps un devoir. Il reconnaissait explicitement la suprématie de la foi, et ne voulait que se soumettre en homme éclairé. Quand il disait qu'il voulait comprendre avant de croire, c'est qu'il pensait en même temps que toute la religion pouvait être comprise. Il s'en tenait à la foi de Paul comme saint Bernard; mais saint Bernard se soumettait sans chercher à comprendre : Abélard voulait comprendre, et ne doutait pas d'y parvenir. Saint Bernard, accoutumé au renoncement de soi-même, et trouvant la philosophie inutile, sentait bien qu'elle pouvait être dangereuse; Abélard, qui ne pouvait s'en passer, s'obstinait à la croire inoffensive, pour avoir le droit de lui donner sa vie
On reproche à Abélard d'avoir manqué de logique et de courage, parce qu'ayant revendiqué pour la philosophie le droit d'exister, il ne l'a pas, du premier coup, établie au-dessus ou du moins à côté de l'autorité religieuse. Est-ce un jugement équitable? Comment Abélard aurait-il compris que toutes les libertés s'enchaînent l'une à l'autre, et que le droit de rejeter n'est que la conséquence naturelle du droit d'examiner et de discuter? Comment, s'il l'avait compris, n'aurait-il pas frémi à cette seule pensée, lui, chrétien et fidèle, profondément convaincu, avec tout son siècle, de la vérité de la religion, et qui ne croyait pas qu'elle pût être ébranlée sans entraîner le monde? De ce que son ame ne pouvait se contenter d'une doctrine imposée sans démonstration, conclure qu'il doutait de la vérité de cette doctrine, c'est ignorer son histoire et celle de son siècle. C'est parce qu'il ne doutait pas qu'il voulait comprendre. Il était si loin de voir la conséquence possible du droit d'examen, qu'il ne défendait ce droit avec tant d'énergie que parce qu'il n'en connaissait à fond ni la tendance ni la portée. J'ose dire qu'il aurait reculé, s'il avait cru que le christianisme pouvait être ébranlé par l'emploi de sa méthode, et qu'il n'en est pas moins grand. Ce n'est jamais le fondateur d'une doctrine qui en donne le dernier mot. Il y a sur l'esprit le tout novateur un aveuglement qu’il ne faut pas regretter, car c'est à ce prix seulement que le succès des révolutions est possible.
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On a dit qu'Abélard avait de l'audace pour la doctrine et qu'il en manquait pour l'action. M. de Rémusat, qui le connaît si bien et le peint en traits si éloquens, l'accuse aussi de faiblesse. Au moins faut-il restreindre ce jugement dans de justes bornes. Quelle est donc l'action de sa vie publique où il a manqué de courage? Est-ce lorsque, nouveau dans l'enseignement, il a, pour son coup d'essai, relevé le nominalisme atteint par les foudres d'un concile? ou lorsqu'après sa disgrace, réfugié chez les moines de Saint-Denis, il entre en lutte contre la redoutable puissance de Suger? est-ce dans cette réforme de l'abbaye de Saint-Gildas, où il essaie, au péril de sa vie, de maintenir la discipline? Condamné une première fois, voit-on qu'il ait reculé dans son enseignement? M. de Rémusat remarque lui-même qu'après sa seconde condamnation, il a désavoué les hérésies qu'on lui imputait, sans rien rétracter de ses prétentions philosophiques. Ce concile de Sens, qui l'a écrasé, c'est à sa demande qu'il s'est rassemblé, c'est lui qui a voulu venir, poursuivi par des inimitiés puissantes, affronter la parole de saint Bernard et la colère de ses ennemis, sans autre appui que la justice de sa cause et cette éloquence tant de fois triomphante. Il est vrai, quand l'heure suprême a sonné, tout son courage se dément. Lorsqu'appelé dans la salle du concile, il voit sur tous les visages la colère et la haine, une résolution implacable, la vaine curiosité d'entendre encore une fois cette éloquence qui va se taire à jamais, glacé dans le fond de l'ame, certain que la condamnation est arrêtée, et pour la première fois frappé du sentiment de son impuissance, il cède devant la force, et il pleure. Qu'aurait-il fait-? Protester avec énergie? Il protesta en effet; mais le pape, auquel il en appelle, le condamne aussi sans l'entendre, et Abélard, marchant vers Rome pour soutenir son appel, apprend par les chemins que la condamnation est sanctionnée, la peine aggravée. Devait-il se relever sous l'outrage, déchirer cette robe monacale, et, anticipant le rôle de Luther, fonder un schisme dans l'église ou se livrer sans retour à la philosophie? Mais le siècle d'Abélard n'est encore que le XIIe siècle; un tel cri de liberté se serait perdu sans écho; les cachots et la mort étaient tout prêts, et enfin, par-dessus tout, ce qui enchaînait Abélard à son malheur, il avait la foi ! La foi d'Abélard n'était pas cette foi consolante et pleine d'abandon que l'église catholique appelle la foi d'un enfant. Il croyait sans aimer. Il ne pouvait ni renoncer à sa croyance, ni apaiser la révolte de sa raison. Avant de trop mépriser sa faiblesse, mesurons bien tout le poids de cette force accablante qui retombe sur son esprit et sur son coeur, et comprenons, s'il se peut, l'excès de son désespoir, lorsqu'égaré, sans amis, courbé sous une condamnation terrible, allant chercher à Rome ou justice ou pitié, il s'arrêta en chemin dans la maison de Pierre-le-Vénérable, et cacha parmi les moines de Cluny le reste de sa triste vie.
Dirons-nous en finissant, avec M. de Rémusat, qu'Abélard est au-dessous de sa renommée
Tout grand homme a ses faiblesses : voilà celles d'Abélard. Chef de parti, il n'a pas su déployer un grand caractère; défenseur de la raison, il n'en a pas connu tous les droits. Ses passions l'ont débordé. Il a manqué d'unité et de règle en tout.
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M. de Rémusat nous donne Abélard tout entier; il le peint avec l'émotion d'un poète et le juge avec la fermeté d'un philosophe. Ce livre n'est pas une monographie d'Abélard, c'est le premier chapitre d'une histoire de la liberté de penser. Une érudition vaste et précise, une aptitude singulière à suivre jusqu'au bout le fil délié des raisonnemens d'Abélard, une fermeté d'esprit, une sûreté de méthode, qui permettent de ramener, quand il le faut, toute cette dialectique au langage simple et clair de la philosophie moderne, pour la juger à la lumière d'un infaillible bon sens, tels sont les mérites qui font de ce livre un modèle pour les futurs historiens de la scolastique. M. de Rémusat a pris, comme de raison, la plus belle part. Il n'y a, dans tout le moyen-âge, qu'une seule époque qui puisse rivaliser d'importance et d'intérêt avec ces premiers temps de la scolastique, c'est le moment où la scolastique périt. M. de Rémusat nous la montre à son origine comme une conquête de l'esprit philosophique; une histoire du XVIe siècle pourrait nous la montrer à sa décadence comme un obstacle à l'essor de la pensée. Telle est la dure condition de tous nos progrès et la suprême leçon de l'histoire.
JULES SIMON.
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