« Poètes modernes de l’Espagne - Le duc de Rivas » : différence entre les versions

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La sanglante bataille d'Ocaña fut une cruelle et néfaste journée néfaste pour l'Espagne, qui voyait sa fierté trompée, sa résistance vaincue, et pour la France elle-même, qui payait chèrement une victoire douteuse et triste. Ce choc terrible de l'héroïsme guerrier et de l'héroïsme national fut moins encore un combat qu'une grande immolation où l'on vit s'entretuer deux peuples faits pour s'aimer. Parmi les victimes de ce désastre, parmi les blessés restés dans ces plaines funèbres, la fortune se plut à aller relever un jeune officier presque mortellement atteint, et qui déjà ne se pouvait plus mouvoir, pour en faire un des poètes les mieux inspirés de la Péninsule. C'était don Angel de Saavedra, duc de Rivas. Celui qui l'arracha à une mort infaillible était un pauvre soldat du nom de Buendia, dont l'obscur dévouement rappelle celui du Javanais Antonio sauvant Camoëns près de périr sur les mers qui le portaient à Goa, et gardant, sans le savoir, ''les Lusiades'' au monde. Ainsi cette existence poétique s'illuminait, au début, des lueurs du champ de bataille. Depuis, le duc de Rivas a été tour à tour, dans les heures les plus périlleuses, député, ministre, diplomate. Il s'est vu comblé d'honneurs et persécuté. Envoyé aux cortès par sa ville natale en 1822, il était bientôt obligé de se réfugier à Londres, puis condamné à mort par l'audience de Séville. Ministre en 1836 avec MM. Isturitz et Galiano, il n'échappait aux fureurs de la multitude égarée qu'à l'aide d'un déguisement. Aujourd'hui il est ambassadeur à Naples, où le ciel italien lui rend sans doute les douceurs du ciel de l'Andalousie. Comme on voit, c'est l'agitation, le mouvement, la participation à tout ce que l'Espagne a tenté depuis un demi-siècle, c'est-à-dire la vie dans son expression la plus saisissante. En même temps, par un noble effort, le duc de Rivas faisait le ''Moro Exposito (le Bâtard maure''), les ''Romances historiques, don Alvaro ou la force du Destin'', drame étrange, qui fut le premier fruit de la rénovation dramatique espagnole, l'agréable comédie de ''Tanto vales cuanto tienes''. Cette alliance de l'activité extérieure et de l'activité non moins féconde de la pensée, du prestige des aventures romanesques et de l'éclat littéraire, est ce qui distingue beaucoup d'anciens écrivains de la Péninsule. Ercilla, jeune encore, franchissait l'océan pour prendre part aux expéditions d'Amérique, et la nuit, dans l'intervalle de deux combats, il écrivait ces vers de l'''Araucana'', dont la gloire a fait vivre la résistance d'une petite peuplade du Chili. « Aucun pas, disait-il, n'avait été fait sur cette terre qu'il n'en eût mesuré la trace; aucune blessure n'avait été reçue qu'il n'en connût l'auteur. » Garcilasso de la Vega fut un des brillans soldats de Charles-Quint, et, durant ses courses de Vienne à Tunis, comme pour se reposer du fracas des armes, il faisait renaître les pasteurs de Virgile. Avant d'être surpris par la mort dans un assaut, le doux poète avait créé l'églogue espagnole. Hurtado de Mendoza était plus connu comme diplomate, comme gouverneur en Italie, que comme écrivain, et cependant sa plume, tour à tour légère on grave, s'est jouée dans les amusantes intrigues d'un roman picaresque, de ''Lazarille de Tormès'', et a retracé ''l'Histoire des Guerres de Grenade''. Cervantès avait perdu un bras à Lépante; il avait été captif à Alger; il souffrait la pauvreté, et c'est l'ame mûrie par ces revers que, de la main qui lui restait, il écrivit ''Don Quichotte'', ce livre devenu populaire, si attrayant pour la foule, si profond pour le penseur. Race pleine d'énergie active et d'ardeur, qui, dans l'histoire littéraire, forme un contraste naturel avec cette autre famille de grands esprits uniquement voués au travail, sobres d'action, timides même devant les difficultés matérielles, et qui, sans franchir le cercle de leurs coutumes paisibles, devinent, par la méditation, par la profondeur de l'étude, les réalités qu'ils ignorent. Sans aucun doute, ces conditions hasardeuses qu'affrontaient si aisément tant d'hommes célèbres se sont modifiées avec le temps; l'idée qu'on se faisait du rôle de l'écrivain a changé aussi. Au fond cependant, des vicissitudes d'un nouveau genre ont vu se produire les mêmes caractères, la même facilité à se partager entre les exigences d'une vie semée d'agitations et d'embûches et les préoccupations littéraires, à se précipiter dans les plus chaudes mêlées, et à revenir aussitôt aux plus calmes, aux plus délicates recherches de l'art et de la science. Le duc de Rivas n'est point seul, sous ce rapport, en Espagne; il n'est qu'un exemple de plus dans cette génération éprouvée dont Martinez de la Rosa, Toreno, Galiano, Isturitz, ont été les orateurs, les historiens, les publicistes : exemple éclatant, il est vrai, qui fait qu'on peut justement se demander si les souffrances, si les leçons quotidiennes des évènemens, toujours profitables à l'expérience, à la sagesse humaine, servent aussi à faire éclore et à développer les germes de poésie qui sont en nous!
 
Certes, ce serait un cruel sophisme, ainsi que l'a dit l'auteur de ''René'', de vouloir imposer le malheur au génie comme un indispensable aliment. Le malheur corrompt bien plutôt le talent et le frappe d'une de ces langueurs morales pareilles aux maladies lentes, mais incurables, qui détruisent insensiblement le corps. La diversité même de la vie, les distractions laborieuses des honneurs, des devoirs publics, l'entraînement de nécessités pratiques toujours changeantes, sont plus souvent un obstacle qu'un stimulant; ils émiettent, pour ainsi dire, nos facultés, ils émoussent ce qu'il y a de vertu littéraire dans l'esprit, et lui ôtent cette force de concentration qui fait son aptitude à la production intellectuelle. C'est le cours ordinaire des choses; c'est une loi commune à cette foule de vocations indécises qui flottent entre tous les desseins, parce qu'elles ne cèdent à aucune impulsion puissante. Qu'on suppose pourtant, au milieu des épreuves que chaque jour multiplie, une nature heureuse, libre et désintéressée, vraiment marquée à l'origine, pour ainsi parler, du sceau de la Muse : rien ne saurait effacer en elle cette divine et primitive empreinte. Les fatigues des situations les plus diverses ne détourneront pas l'invincible penchant qui la ramène sans cesse vers la poésie comme vers la plus douce gloire ou la consolation la plus élevée. L'inspiration, bien loin de s'éteindre comme une flamme dispersée par le vent, jaillira plus rapide et plus vive, nourrie de ces émotions viriles qu'éveillent dans le coeur les mille accidens d'une destinée orageuse. Quel plus grand intérêt que celui de voir ainsi l'homme que les hasards se disputent ressaisissant toujours la lyre d'or et chantant comme Alcée, au dire d'Horace, les rigueurs de la tempête, de l'exil ou de la guerre (1)<ref> Horace, liv. II, ode 13. </ref>? Ceci peut, à beaucoup d'égards, s'appliquer au duc de Rivas, qui est une de ces organisations favorisées et, avant tout, noblement acquises à l'art. Le dévouement prodigue de la jeunesse, l'occasion, les circonstances, l'ont pu jeter dans les camps et dans les conseils, l'ont seuls fait militaire ou homme d'état; c'est la nature qui l'a fait poète. Dans l'homme politique même se retrouve encore cette qualité précieuse et innée. Soit qu'il se laisse aller à son ardeur révolutionnaire, et s'ouvre ainsi la route de l'exil, soit qu'en présence de la révolution triomphante il jette un triste adieu à Charles IV, qui fut le roi de son enfance, et mette la mémoire de ce souverain, dont l'ame était infirme, sous la protection de son inoffensive candeur, c'est plutôt un instinct généreux qui le domine qu'une conviction raisonnée et fondée sur de savans calculs. Le fond de sa conviction comme de sa poésie, c'est un amour vague, passionné, ardent pour son pays à toutes les époques, dans son passé grandiose, comme dans son présent attristé, comme dans son avenir douteux, - amour peint à chaque page de ses oeuvres en traits où se révèle l'homme qui a souffert de ce mal cruel de l'absence. C'est sans aucun doute par le duc de Rivas que l'Espagne est représentée avec le plus d'éclat dans la littérature européenne. Ainsi l'imagination tient encore le premier rang dans la rénovation intellectuelle de la Péninsule; elle est le signe de l'illustre parenté qui unit quelques-uns des écrivains nouveaux aux génies d'un autre âge. L'histoire de cette antique tradition rajeunie, faite à un point de vue large et élevé, pourrait être l'histoire même de l'Espagne.
 
La littérature castillane, aujourd'hui renaissante, a traversé depuis trois siècles bien des phases diverses; elle a eu ses heures de gloire et d'abattement profond. Faut-il ajouter que ces alternatives dans les destinées de l'art espagnol coïncident toujours avec les périodes de prospérité ou de décadence politique? L'âge qui dans l'histoire littéraire a gardé ce beau nom d'''âge d'or'' répond à ce temps où, chaude encore d'une lutte de sept siècles, l'Espagne se répandait dans le monde entier et tentait de lui imposer une domination gigantesque. Tout alors, dans ce vaste empire, était monté au ton de la grandeur. C'est par l'imagination surtout que brilla cette ancienne et glorieuse littérature. L'exaltation de la foi, l'amour du merveilleux, la fougue spiritualiste, le chevaleresque héroïsme des sentimens, l'audace d'une libre et aventureuse fantaisie, dont l'Espagne s'est montrée si prodigue dans son existence même, devaient être, en effet, des alimens naturels pour l'imagination; mais quand cette sève généreuse fut tarie, quand ces sentimens héroïques furent épuisés, quand les revers vinrent glacer cette ardente et mobile fantaisie, la poésie, à qui l'inquisition avait interdit ces rajeunissemens salutaires produits par le mouvement de la pensée philosophique, n'ayant plus rien à exprimer, se réfugia dans de futiles jeux de parole, dans la recherche, dans l'affectation. Le génie espagnol, enfermé en lui-même, moitié par orgueil, moitié par contrainte, périt par l'abus de ses qualités les plus belles. Primitivement pompeux et fier, il tomba dans l'enflure; naturellement ingénieux, il se perdit dans de méprisables subtilités: par ces deux routes, il aboutit au ''culteranisme''. La poésie de Gongora est le plus prodigieux effort de l'imagination livrée à elle-même, succombant à ses excès et parant encore sa stérilité, sa misère, de haillons de pourpre et d'or. Sous Charles II, il n'existe plus même un seul poète, un seul écrivain, qui mérite d'être cité. L'élément littéraire a disparu avec la vitalité politique.
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Saavedra occupe une place éminente parmi ces hommes distingués. L'exil n'est pas seulement une épreuve de plus dans sa vie; il marque aussi le vrai point où son goût littéraire, où son talent se transforment. Les douleurs qui viennent l'assaillir, en le contraignant à rentrer en lui-même, à compter, si l'on peut ainsi parler, avec son coeur, le ramènent à la source où toute poésie se retrempe, à la vérité des sentimens. C'est cette vérité exprimée avec éclat qui caractérise plusieurs de ses pièces lyriques. En même temps, dans ses courses à Londres, à Malte, à Paris, il se familiarisait avec les inspirations de la littérature nouvelle de l'Europe, avec les poèmes de Byron, les romans de Scott. Les doctrines modernes, en élevant son point de vue, faisaient reparaître à ses yeux non plus seulement l'Espagne classique du XVIIIe siècle, mais l'Espagne du ''siècle d'or'', et, au fond de l'horizon, ce moyen-âge moitié gothique, moitié arabe, chanté dans les ''romances'' par un peuple de poètes inconnus. Ses écrits, dès-lors, ont les qualités de la poésie de ce siècle; à peine s'attarde-t-il encore un instant dans sa voie ancienne en rimant les octaves faciles du poème incomplet de ''Fiorinda''.
 
Les oeuvres lyriques de Saavedra sont comme une histoire émouvante et passionnée de sa vie fugitive. ''Le Proscrit (el Desterrado'') (2)<ref> Les œuvres du duc de Rivas que nous avons sous les yeux ne renferment pas cette ode du ''Proscrit'', et en contiennent certainement de moins belles. Nous ne la retrouvons que dans des ''Ocios'', où elle fut publiée.</ref> est le point de départ. Le poète, réduit à s'éloigner en 1823, gagne Gibraltar, et s'embarque le coeur serré; le vaisseau quitte le bord au moment où la nuit vient déjà :
 
« ... Au jour renaissant, je ne te verrai plus, belle Hespérie! le vent furieux m'entraîne et m'éloigne de toi. Tes plages ne réjouiront plus mes yeux, qui interrogeront vainement l'immensité des flots... Ne te cache pas encore, soleil; arrête-toi, par pitié!... Ces coteaux paisibles ne sont-ils pas les champs heureux couverts d'une éternelle verdure où coule le Bétis? Non, mes yeux ne me trompent pas : je te salue et je t'aime, Guadalquivir, roi de l'Andalousie!... Oh! comme tu t'avances avec fierté vers la mer, toi qui coules si tranquille et reflètes dans tes ondes les murs antiques de Cordoue ! Là, j'ai vu pour la première fois la lumière du jour; là, la Fortune souriante m'endormit dans un berceau d'or : qui eût pu croire à son inconstance? Là, tu m'as vu, enfant innocent, ramasser des coquillages et des fleurs; depuis, jeune homme ardent, j'ai laissé sur tes sables l'empreinte des pas d'un cheval fougueux en allant parcourir tes bords. Tu m'as entendu enfin chantant des exploits ou soupirant l'amour, et tu as aimé mes accens... Ah ! sur tes belles rives, j'ai joui de la richesse, de l'amour et de la gloire, avant que mon étoile me devînt contraire. Toi qui me vis enivré de joie, ô Guadalquivir! regarde-moi maintenant, pauvre, malheureux, triste, proscrit, fendant la mer et fuyant sans avenir.
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Ainsi, l'émigration espagnole avait ses poètes comme ses historiens et ses critiques, tandis que dans la Péninsule même la vie littéraire, comme la vie politique, semblait suspendue. Dans les diversités de son existence errante, elle représentait la force morale et l'intelligence du pays; elle se faisait gardienne de ses traditions civilisatrices, et les empêchait de périr, jusqu'au moment où elles pourraient être renouées plus réellement, plus puissamment au-delà des Pyrénées, et poursuivre leur invincible cours. Sans doute, considérée en elle-même, dans les résultats positifs, pratiques, qu'elle a pu avoir, une telle situation recélait des vices secrets; elle a été la source de sérieux dangers qui se sont révélés par la suite. C'est par cette scission douloureuse et prolongée, en effet, que se peuvent expliquer bien des incertitudes, bien des tiraillemens intérieurs, ce qu'il y a en souvent de factice dans les mouvemens politiques de l'Espagne, et ces recours fréquens à l'imitation étrangère. Le peuple et les chefs replacés naturellement à sa tête ont paru plus d'une fois ne pas se comprendre; ils ne marchaient point d'un pas commun, ils n'entrevoyaient pas également le but. Ceci est la part faite au malheur, qui ne passe pas vainement sur une nation et sur les individus; mais, somme toute, quelle génération plus que celle-là a fait preuve d'un patriotisme dévoué, éclairé, efficace! Quels hommes plus que ceux qui la composent ont agi utilement dans les jours difficiles! Si la vue habituelle d'institutions fortement assises et jouant régulièrement dans d'autres pays a pu leur causer quelques illusions qui aient été les mobiles de leur pensée ou de leur conduite, il en est une qui les doit honorer: ils ont cru, dès les premiers momens, en mesurant leurs souffrances, que la liberté avait livré assez de batailles pour se fixer enfin, qu'elle était assez dégagée des incertitudes pour ne point voir dans l'ordre qui l'affermit une menace incessante de destruction; et aujourd'hui encore, après dix années d'agitations, ne se retrouvent-ils pas parmi ceux qui ont entrepris la noble tâche d'organiser les forces rajeunies de la Péninsule?
 
C'est par la mort de Ferdinand VII que l'Espagne se trouva replacée sans retour dans la voie moderne. Ferdinand fit plus en mourant qu'il n'avait fait pendant sa vie : il donna une royauté à l'Espagne libérale; de ses mains défaillantes et irrésolues, il lui remit une bannière à opposer au despotisme étroit représenté par don Carlos. On ne peut nier que cette circonstance n'ait été décisive pour l'avenir constitutionnel de la Péninsule; elle ralliait en faisceau les convictions progressives les plus avancées et les opinions scrupuleuses qui désiraient des réformes, mais voulaient les voir s'accomplir à l'abri de l'autorité royale; elle traçait un cours normal aux idées nouvelles, et accroissait leur puissance, assurait leur succès en facilitant la modération. L'amnistie rouvrit aussitôt les portes de l'Espagne aux proscrits de tous les temps comme aux défenseurs naturels d'Isabelle. Le pouvoir passait de M. Zea Bermudez à M. Martinez de la Rosa, qui promulguait le ''statut royal'', et à M. de Toreno. Ainsi, cette royauté d'une enfant protégée par une femme énergique, par Marie-Christine, se trouvait indissolublement liée à la révolution politique de la Péninsule. L'auteur du ''Desterrado'' avait repassé les Pyrénées en 1834 avec ses compagnons d'exil. Par son passé, le duc de Rivas, - la mort de son frère venait de lui laisser ce titre, - devait être de nouveau appelé à jouer un rôle politique. Il fut nommé vice-président des ''proceres'' (3)<ref> Comme on le sait, le ''statut royal'' établissait deux chambres, les ''proceres'' et les ''procuradores'' : la première se composait de grands du royaume, d'évêques, d'hommes renommés dans des fonctions publiques éminentes ou dans les lettres; la seconde était élue par le pays. </ref> sous le régime du ''statut royal''. Dans les premières discussions même, il est aisé de constater qu'un changement notable s'était opéré en lui: non que le temps eût attiédi son dévouement au progrès de l'Espagne, mais l'expérience avait corrigé son exaltation brûlante. Lorsqu'on proposait la loi d'exclusion contre don Carlos, il élevait le débat au-dessus d'une simple question de légalité, et, fidèle à lui-même, il ne fixait ses préférences que parce qu'il voyait la lutte établie entre la liberté et l'absolutisme. Cependant il ajoutait en même temps: « Certainement, messieurs, il est douloureux que nous soyons mis dans une si cruelle nécessité par un infant d'Espagne, descendant de cent rois, neveu de Charles III, fils de Charles IV, ce doux et naïf vieillard mort dans l'exil, loin de son trône et de ses serviteurs. Je suis reconnaissant, mon père et ma famille lui ont dû des faveurs..., et nous qui sommes ici, nous l'avons presque tous servi dans notre jeunesse... » Dans ces paroles, on sent que la modération a mûri cette tête ardente, qu'un sentiment de patriotisme élevé, sage, généreux, s'est substitué à un esprit de parti exclusif et haineux. Plus tard, en 1836, on peut voir le duc de Rivas ministre de l'intérieur dans le cabinet de M. Isturitz, et cette fortune non enviée lui suscitait de nouveaux chagrins, de nouvelles persécutions. Le ministère Isturitz, en effet, disparut dans l'échauffourée militaire de la Granja; ses membres furent contraints de se soustraire par la fuite aux passions ameutées qui avaient mis en pièces et défiguré le corps de Quesada. Le duc de Rivas partagea ce mauvais sort, et passa momentanément en Portugal. Depuis, il a toujours occupé un rang éminent dans le parti modéré. Par ses actes, par ses discours, il a nettement marqué sa position dans toutes les circonstances. Toutefois il n'est pas un seul instant de cette vie agitée où le travail de l'imagination ne vienne révéler les vrais penchans du duc de Rivas. L'homme politique s'efface encore ici devant l'écrivain qui a donné la première impulsion au mouvement littéraire de l’Espagne, dans le poème par le ''Moro Exposito, dans le drame par ''Don Alvaro'', et a consolidé sa gloire par les ''Romances historiques''.
 
Quand ''le Bâtard maure'' parut en 1834, l'idée d'une rénovation littéraire s'emparait déjà des esprits au-delà des Pyrénées; elle mûrissait comme un fruit naturel de cette autre révolution qui allait transformer les moeurs, les lois, l'état social tout entier de la Péninsule. Le goût du XVIIIe siècle, qui avait survécu, qui dominait encore, à vrai dire, n'était pas seulement repoussé pour ses restrictions, pour ses préceptes classiques désormais impuissans; il avait en outre un vice originel c'était, dans le fond, une importation étrangère, contre laquelle pro¬testait le mouvement de la pensée renaissante. Il y avait dans toutes les intelligences un désir inquiet, ardent, de voir l'Espagne rechercher en elle-même, dans son passé comme dans ses agitations présentes, les élémens d'une poésie nationale et rajeunie. Les imaginations excitées se détournaient des fictions académiques pour retrouver le secret de ces peintures animées et vivantes, libres et fortes, dont l'ancienne littérature espagnole, et, à d'autres égards, les littératures modernes de l'Allemagne, de l'Angleterre et de la France pouvaient offrir de puissans exemples. Si ''le Bâtard maure'' eut un réel succès, c'est qu'il venait à point dans cette situation transitoire, c'est qu'il répondait à ces voeux encore indistincts de perfectionnement littéraire, c'est que l'auteur, mieux préparé par les circonstances, plantait un drapeau autour duquel les nouveaux écrivains pouvaient venir se ranger. Déjà, dans ses poésies lyriques, le duc de Rivas avait montré sans doute un talent énergique, vrai, plein d'émotion; il était arrivé, par un élan spontané, à des effets nouveaux; mais n'est-ce point dans l'action variée et multiple du poème, du roman ou du drame, que se peuvent faire les plus larges applications de l'art? Là, en effet, toutes les questions se présentent; la poésie a à reproduire la nature humaine sous toutes ses faces, dans sa vérité générale, et en même temps dans cette vérité particulière qu'on nomme la vérité historique. C'est là aussi qu'on peut apprécier pleinement la grandeur ou l'insuffisance des innovations littéraires. ''Le Bâtard maure'' est tout à la fois un roman et un poème. Il est précédé d'un morceau de critique dû à M. Alcala Galiano, sorte de préface du ''Cromwell'' espagnol; c’est un brillant essai sur l'état littéraire de l'Europe, sur la poésie de la Péninsule et sur son avenir. La critique se faisait ainsi l'auxiliaire de l'art; elle se renouvelait avec lui, elle expliquait ses oeuvres, et montrait l'imagination s'efforçant de répondre à ces lointains appels que lui adressait, du sein du passé, le vieux génie castillan.
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Le ''romance'', on le sait, est un genre particulier à la Péninsule. C'est dans ce mode de récit spontané, rapide, souple et toujours animé, que l'Espagne a célébré les évènemens de sa vie guerrière, ses faits domestiques; c'est dans cette poésie vraiment nationale que se reflètent le mieux son génie et ses moeurs. Il n'est pas de forme plus dramatique et plus heureuse que cette forme laissée par l'imagination populaire à l'imagination plus savante des poètes et qui avait été atteinte de la corruption commune à la fin du XVIIe siècle. Le duc de Rivas, en la modifiant légèrement, en lui appliquant une certaine règle rendue inévitable par les progrès de l'art, n'a fait que la reproduire dans les ''Romances historiques''. Il s'est servi d'un genre de poésie purement espagnol pour traiter des sujets tout nationaux, - aventures tragiques, combats de chevalerie, histoires d'amour, prodiges de l'honneur. C'est dans les annales même de son pays, qu'il a puisé, et il serait parfois curieux d'observer comment les ''Romances'' anciens et la poésie moderne représentent tour à tour les mêmes hommes, les mêmes actions, les mêmes évènemens. Les ''Romances historiques'' sont d'une très grande variété. L'imagination du duc de Rivas a créé tout un monde brillant et poétique : ici, au milieu des fêtes splendides de la cour de Philippe IV, c'est le ''comte de Villamediana'' qui périt victime de son amour pour la reine; là, le favori du roi don Juan, ''don Alvaro de Luna'', touche en peu d'instans à toutes les extrémités de la fortune, et se réveille sur un échafaud après s'être endormi dans la prospérité et la puissance, destin ordinaire de tous les favoris que l'Espagne a vus passer en si grand nombre! En est-il un seul qui n'ait été violemment repris et englouti par la vague capricieuse qui l'avait porté? ''L'Alcazar de Séville'' et ''le Fratricide'' retracent l'histoire de l'amant couronné de Maria Padilla, de don Pèdre-le-Justicier, assassin d'un frère qui mourut de la main d'un frère. ''Le Fratricide'' est un des poèmes qu'on peut justement citer pour l'énergie et l'intérêt dramatique. La figure de don Pèdre, d'ailleurs, est une de celles qui ont le plus attiré les poètes et excité leur imagination. Combien d'oeuvres anciennes l'ont pris pour héros! combien d'oeuvres modernes même ont réveillé sa mémoire ! Plusieurs des romances du duc de Rivas lui sont consacrés, outre ''le Fratricide''. Le ''Souvenir d'un grand homme (Recuerdo de un grande hombre'') est le mélancolique tableau des misères, des amertumes, des obstacles contre lesquels eut à lutter Christophe Colomb lorsqu'il allait sur un frêle vaisseau, poussé par une foi ardente, guidé par son génie, découvrir un monde nouveau, et agrandir l'empire des rois catholiques. L'auteur ne se borne pas seulement au passé, il a donné la forme du romance à des sujets tirés du présent. ''Le Sombrero'' et ''le Retour désiré (la Vuelta deseada''), qui racontent les angoisses d'un amour tourmenté par l'exil, sont des légendes pleines de charme et d'une généreuse tristesse. - Ainsi, les ''Romances historiques'' offrent une réunion intelligente d'oeuvres propres à remettre en honneur ce genre qui tient une si large place dans la littérature espagnole, et qui peut être encore une merveilleuse ressource pour l'art moderne.
 
Lorsque le duc de Rivas écrivait ''le Bâtard maure'' et ''don Alvaro ou la Force du Destin'', il était presque seul; aucune voix n'avait devancé la sienne. Partout il y avait l'instinct, le désir d'une rénovation littéraire, plutôt que le pouvoir de réaliser immédiatement ce noble voeu; c'était la période de la conquête laborieuse et ardue. Quand il a fait paraître les ''Romances historiques'' et ses autres drames, plusieurs années s'étaient écoulées déjà pendant lesquelles cette révolution attendue et souhaitée avait pris des proportions plus larges et était devenue le travail commun de tous les esprits. Ces années, en effet, ont vu surgir de nombreux poètes. Au théâtre, M. Gil y Zarate a fait ''Charles II, Rosmunda, Guzman-le-Bon''; M. Hartzenbusch a donné ''les Amans de Teruel, doña Mencia; le Troubadour, le Page'', de M. Garcia Gutierez, ont été de grands espoirs; M. Breton de los Herreros a écrit cent pièces pleines de gaieté et de verve; M. Zorrilla s'est signalé par ''le Savetier et le Roi, la Nuit de Montiel, la Loyauté d'une Femme''. La poésie lyrique ou épique n'a pas été moins féconde. Les ''Légendes espagnoles'', de M. Mora, peuvent être citées avec éloge. Espronceda, l'auteur trop tôt perdu de ''l'Etudiant de Salamanque'' et du ''Diable-Monde'', n'a pas craint de lutter dans ses poèmes avec les souvenirs de Byron et de Goethe. M. Pastor Diaz a publié des vers qui dénotent un beau talent lyrique; M. Zorrilla travaille encore aujourd'hui à un poème historique sur Grenade <ref> ''La Cruz y la Media luna'' (4mot à mot : ''la Croix et le Croissant''). - L'introduction du poème de M. Zorrilla a été publiée récemment à Madrid dans le journal l'''Heraldo'': c'est un nouveau témoignage des qualités poétiques qui distinguent le jeune et fécond auteur. </ref>, qui sera la peinture de la défaite de l'islamisme, et ranimera ce monde chevaleresque et passionné où s'agitent catholiques et Maures, les uns haussant la croix triomphante, les autres repliant le drapeau lacéré de Mahomet, et emportant l'impérissable souvenir de l'Alhambrah. -Voilà, sans doute, un ensemble d'ouvrages qui montrent combien la poésie est prompte à renaître en Espagne, et avec quelle ardeur l'école nouvelle a embrassé les doctrines que le duc de Rivas a le premier proclamées
 
Est-ce à dire, cependant, que ce mouvement littéraire, malgré les meilleurs efforts pour atteindre un tel but, présente une entière et puissante originalité? Est-ce à dire que ces écrivains, dont les productions brillent parfois d'un si vif éclat, aient vraiment trouvé l'idéal poétique qui convient à l'Espagne de ce siècle? Non : pourquoi ne l'avouerait-on pas? Il n'y a là qu'une imparfaite image de ce qu'on peut attendre du génie espagnol renaissant. C'est un réveil plein d'espoir, mais un réveil avec les vues confuses, les naïfs étonnemens, les embarras, les erreurs inséparables de ce premier moment où, après un sommeil prolongé, un peuple rouvre tout à coup les yeux à la lumière intellectuelle. Certes, on l'a pu remarquer, l'imagination espagnole, ébranlée par ce mouvement, s'est déployée avec audace et grandeur. Ses tentatives les plus glorieuses, néanmoins, laissent voir je ne sais quoi d'incertain et de peu profond qui prouve qu'elle est encore à la recherche de l'aliment qui lui doit procurer la force et la vie. Trop souvent, dans son inquiète et mobile activité, elle ressemble à ces flammes errantes qui flottent à la surface du sol et qu'aucun large foyer n'entretient. Faut-il s'en étonner beaucoup? La Péninsule a eu le malheur de ne point subir cette action morale lente et progressive qui fait qu'à l'heure voulue un pays intérieurement renouvelé n'a plus qu'à rompre le dernier anneau qui le rattache au passé pour prendre possession de ses conquêtes politiques et trouver en même temps une expression littéraire rajeunie. Elle a marché un peu au hasard, poussée par de vagues instincts plutôt qu'animée d'une pensée unique et décisive. La révolution, jusqu'ici, n'avait fait que l'effleurer pour ainsi dire et jeter au vent les ruines qui la couvrent, sans pénétrer dans son sein même, sans modifier dans l'essence, et d'une façon permanente, son état social. Dès-lors les illusions peuvent s'expliquer; on conçoit que les écrivains rendus libres, excités à produire, mais n'ayant sous les yeux que cette vaste confusion, n'aient fait qu'entrevoir les véritables élémens de l'art nouveau, qu'ils aient parfois combiné dans leurs oeuvres avec une maturité douteuse l'imitation des poésies étrangères contemporaines et l'imitation des anciens modèles nationaux. Le point d'appui leur manquait; comme une terre fuyante, le présent se dérobait sous leurs pas. Aujourd'hui, cependant, l'Espagne, après d'étranges secousses, aspire à voir la révolution porter ses fruits pacifiques. Une organisation régulière et féconde, plus que toute autre chose, est propre à développer les pensées, les sentimens modernes, qui descendent peu à peu dans les masses, et à transformer promptement les moeurs et les usages. C'est en se rapprochant de ces réalités morales chaque jour plus distinctes que l'imagination pourra ressaisir la vraie direction, et comme Antée, en retouchant la terre sa mère, regagner de nouvelles forces. Le but de toute littérature, qui est de représenter la société où elle naît, devra paraître plus facile à atteindre : but assurément bien digne d'enflammer des esprits généreux; car, en résumé, de quoi s'agit-il pour l'Espagne si ce n'est de créer une poésie moderne qui ait son caractère propre à côté de celle de Goethe, de Schiller, de Byron, de Scott, de Victor Hugo, de Lamartine, une poésie nationale qui continue la tradition de Lope, de Calderon, de Moreto, de Gabriel Tellez, d'Ercilla, sans reproduire ce qu'il y a eu d'éphémère dans les écrits de ces glorieux et immortels ancêtres de l'art?
 
 
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<small>(1) Horace, liv. II, ode 13. </small><br />
<small> (2) Les oeuvres du duc de Rivas que nous avons sous les yeux ne renferment pas cette ode du ''Proscrit'', et en contiennent certainement de moins belles. Nous ne la retrouvons que dans des ''Ocios'', où elle fut publiée.</small><br />
<small>(3) Comme on le sait, le ''statut royal'' établissait deux chambres, les ''proceres'' et les ''procuradores'' : la première se composait de grands du royaume, d'évêques, d'hommes renommés dans des fonctions publiques éminentes ou dans les lettres; la seconde était élue par le pays. </small><br />
<small>(4) ''La Cruz y la Media luna'' (mot à mot : ''la Croix et le Croissant''). - L'introduction du poème de M. Zorrilla a été publiée récemment à Madrid dans le journal l'''Heraldo'': c'est un nouveau témoignage des qualités poétiques qui distinguent le jeune et fécond auteur. </small><br />
 
 
CHARLES DE MAZADE.
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