« Turgot (Baudrillart) » : différence entre les versions

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{{journal|Turgot |[[Henri Baudrillart]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.15 1846}}
 
<smallref> (1) ''L’Eloge de Turgot'', qui a été couronné par l’Académie française, n’a pu être lu que par fragmens dans la séance solennelle du 10 septembre; l’importance de ce travail nous engage à le donner dans son ensemble au public, dont le jugement confirmera sans doute celui de l’Académie.</small><br /ref>
 
Aux époques de décadence, quand ceux qui conduisent les peuples paraissent s’assurer dans le mal et marcher aux abîmes avec une insouciante sécurité, souvent une voix retentit qui leur apporte la parole d’avertissement. Les sages conseillers manquent rarement à la veille des grandes catastrophes. Véritables messagers de miséricorde, on dirait que la Providence, suspendant un moment l’ordre inévitable qui tire les effets des causes et fait sortir les résolutions des abus, a voulu les montrer au monde pour prévenir ces nécessités sanglantes qui régénèrent par le châtiment; mais, en ces instans décisifs, les passions et les intérêts laissent-ils place à la prévoyance? Sont-ils souvent écoutés, les importuns apôtres qui parlent de liberté sous l’empire du despotisme, de réforme dans le triomphe de la licence et de l’iniquité ? En vain la voix de Gerson avertira l’église chrétienne: confiante et aveuglée, l’église ira jusqu’au bord de l’abîme, et elle ne se réveillera qu’à la voix de Luther. Tout parlement, tout est en proie à la confusion; l’ivresse du pouvoir a saisi les maîtres de la nation tandis que celle de l’indépendance commence à gagner les peuples: Turgot paraît alors, il paraît poussé par la noble ambition de rendre la lutte impossible, en lui enlevant tout prétexte; il paraît au nom de la raison et des légitimes besoins du siècle, demandant aux privilèges d’indispensables sacrifices. Inutiles efforts ! il faudra que les choses aient leur cours. Ce que le droit n’a point obtenu, il faudra que la force l’arrache. Turgot se retire, Mirabeau doit paraître. La réforme échoue, la révolution éclate.
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Quand il eût achevé le cours de ses études théologiques, appelé à prendre parti sur la carrière qui devait décider de l’emploi de sa vie, il annonça à son père que ses principes ne lui permettaient pas d’entrer dans les ordres. Il estimait à trop haut prix la religion pour penser qu’on pût en embrasser le ministère sans une bien sûre vocation. Vainement ses amis lui montrèrent dans les charges de l’église le marche-pied des dignités de l’état. Turgot cessa de porter l’habit ecclésiastique, et, comme à la théologie il avait joint l’étude du droit aussi bien que celle de la métaphysique et de l’économie politique, il ne tarda pas à être reçu conseiller au parlement, peu de temps après maître des requêtes.
 
Ainsi entra dans le monde, pour lequel on ne l’avait pas destiné ce jeune homme qui cachait sous des dehors très simp1essimples et même un peu embarrassés, un esprit d’élite et une ame résolue, sous le calme de sa physionomie un coeur animé des plus généreuses passions, sous la parfaite modestie de ses manières une noble fierté de sentimens. Sa timidité et son humeur silencieuse, qu’on avait prises d’abord pour une marque d’infériorité, devaient passer plus tard pour dédain de philosophe ou de grand seigneur. Pourtant ce qui faisait le fonds de cette ame, c’était un grand besoin de se répandre et de rencontrer dans les autres la sympathie qu’elle éprouvait. Turgot ressentit et inspira les affections les plus fortes et les plus durables. Son esprit n’éprouvait pas un moins haut degré le besoin d’être compris. La contradiction le trouvait peut-être sensible à l’excès; il ne s’en irritait pas, mais il paraissait en souffrir. La vérité était pour lui une véritable passion; c’est dire qu’avec de vifs plaisirs elle lui causa de vives peines. L’amour qu’elle lui inspirait avait peut-être le tort de se montrer trop ombrageux. Ce ne fut que par la grande habitude que Turgot put prendre sur lui d’entendre en silence une certaine suite de faux raisonnemens, Encore, si l’on en doit croire son ami et son biographe Dupont de Nemours, sa physionomie ne cessa jamais de parler pour lui. Ainsi ses défauts même, si l’on doit appeler de ce nom les imperfections qui ne font souffrir que nous-mêmes, tenaient encore aux plus nobles qualités de son ame.
 
Historien, Turgot avait montré l’accord de la puissance active de l’homme et de la nécessité des lois générales. C’est au nom des mêmes principes qu’il résoudra les grands problèmes d’organisation sociale. Publiciste, il enseignera le libre développement des facultés humaines et ces immuables principes qui leur servent de lumière et de règle, il soutiendra en politique l’alliance de l’autorité et de la liberté.
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Quels admirables plaidoyers en faveur de la liberté des cultes! Quelle vérité dans les principes ! quelle réserve prudente dans l’application ! Combien nous voilà loin de la violence et de la déclamation des contemporains! C’est un philosophe qui établit la liberté religieuse comme un principe imprescriptible, c’est un chrétien qui la présente comme un devoir de justice et de charité, c’est un homme d’état qui en fait la condition du repos public, c’est un citoyen qui la réclame comme un gage de dignité et de progrès. La persécution, l’intolérance, politique insensée, politique contraire à l’esprit du christianisme qui se fonde sur le consentement des ames, et aux yeux duquel la contrainte ôte le mérite; funeste à la religion qui l’invoque, puisqu’elle n’est propre qu’à donner des martyrs à l’erreur, des hypocrites à la vérité. Quant à l’état lui-même, en vertu de quel principe se ferait-il, le juge de convictions individuelles? Ayant toute sa tâche ici-bas, comment serait-il l’arbitre de l’avenir surnaturel de l’homme? A l’état il appartient de considérer la religion non comme vraie, mais comme utile. Son devoir comme son droit a pour mesure l’intérêt social.
 
Mais avec quelle force en plaidant avec tout son siècle pour la liberté de conscience, Turgot ne s’en sépare-t-il pas quand il songe aux moyens d’assurer aux peuples le pain de la vie spirituelle ! Aux yeux des encyclopédistes, les religions positives sont des ''hérésies de la religion naturelle'' (2)<ref> Le mot est de Diderot. </small><br />; Turgot y reconnaît les développemens de cette religion, supérieurs à une foi vague et mal définie, autant que la clarté, l’ordre, la fixité, le sont à l’obscurité d’un dogme dont le monde nous distrait peut-être autant qu’il nous y rappelle. Ces religions, il les trouve elles-mêmes plus ou moins dignes de Dieu, plus ou moins conforme à la nature humaine. Si nulle d’entre elles n’a le droit de réclamer la protection de l’état, ce sera pourtant le devoir de l’état d’en présenter une à l’incertitude des hommes. Ce choix ne saurait être douteux. Est-il une religion qui soit plus sociale que le christianisme? Au reste, nulle objection que Turgot n’ait prévue et réfutée. Il accorde qu’il serait peut-être plus rigoureux en droit, et même en apparence plus libéral, de laisser aux seuls fidèles, sans aucune intervention de l’état, le soin d’entretenir le culte; mais que de dangers dans la pratique! Quelle route ouverte ici à l’indifférence, à l’athéisme, là aux superstitions, au fanatisme ! Quelle cause nouvelle et terrible de séparation entre les hommes ! Maintenir avec fermeté la distinction en constituant fortement l’alliance, telle est la seule politique qui puisse satisfaire la liberté, conserver l’ordre, assurer la sécurité de la religion, scinder enfin le progrès de la société, qui a besoin du concours harmonieux de toutes ses forces.
 
Quand on lit les écrits de Turgot, ce qui frappe avant tout, c’est que cet esprit est né libre.; on voit qu’il suit sa pente encore plus que celle du temps. Cet homme dit avec simplicité tout ce qu’il pense, tant il est dans son naturel, tant il regarde en face la liberté sans ivresse comme sans terreur. A peine échappé de ses fers, le XVIIIe siècle a le ton emporté d’une liberté récemment conquise, ou les craintives réticences d’une indépendance mal sûre d’elle-même. Turgot risque de passer aux yeux de l’église pour un penseur dangereux, aux yeux des philosophes pour un chrétien timoré, et il n’a pas même l’air de s’apercevoir de sa hardiesse. Beaucoup moins occupé de gagner des admirateurs à sa personne que des disciples à sa cause, il brave les périls du franc parler sans songer à en revendiquer les honneurs, tant il semble, lorsqu’il exprime le vrai, que ce soit son ame qui s’échappe! De là cette facile et abondante effusion de son style, ce ton ferme et convaincu, ces traits frappans et énergiques; de là cette sérénité majestueuse empreinte dans ses discours sur l’histoire. Il faut regretter d’ailleurs ce qu’il a laissé de trop imparfait dans la forme de ces écrits. Le style n’est pas un ornement indifférent à la vérité, il sert à son triomphe. Que de ces esquisses, dont la pensée seule est achevée, Turgot eût fait un grand et régulier monument, son influence sur l’esprit humain eût été plus profonde, et il aurait sa place dans l’admiration des hommes auprès de Montesquieu.
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En somme, peu d’hommes furent plus complets, peu de destinées mieux remplies, et cette destinée, à tout prendre, fut heureuse. Elle alla complètement au but de la vie humaine, qui est de connaître, d’aimer et d’agir. Ses souffrances mêmes peuvent être enviées, car elles eurent leur source dans ce qu’il y a de meilleur et de plus élevé, l’amour de la vérité et des hommes, et elles tinrent moins aux événemens, qui le traitèrent avec faveur, qu’aux échecs de ses idées, qu’il savait devoir être passagers. Turgot est un homme de foi dans un siècle de scepticisme. Il a écrit de Christophe Colomb : « Je n’admire pas Colomb pour avoir découvert l’Amérique, mais pour s’être engagé à sa découverte sur la foi d’une idée. » Nous aussi, nous admirons Turgot, non pour avoir touché ces plages où des contemporains égoïstes ne lui permirent pas d’aborder, mais pour les avoir cherchées avec une généreuse confiance. Nous l’admirons pour avoir cru au bien avec fermeté, pour l’avoir poursuivi sans défaillance, pour n’avoir pas un instant cessé de faire du progrès la foi de sa pensée et le but de sa vie.
 
 
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<small> (1) ''L’Eloge de Turgot'', qui a été couronné par l’Académie française, n’a pu être lu que par fragmens dans la séance solennelle du 10 septembre; l’importance de ce travail nous engage à le donner dans son ensemble au public, dont le jugement confirmera sans doute celui de l’Académie.</small><br />
<small> (2) Le mot est de Diderot. </small><br />
 
 
HENRI BAUDRILLART.
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