« Guerre et Paix (trad. Paskévitch)/Partie 2/Chapitre 4 » : différence entre les versions

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Où trouver les causes de ce fait aussi étrange que monstrueux ? Les historiens assurent naïvement qu’ils les ont découvertes dans l’insulte faite au duc d’Oldenbourg, dans la non observation du blocus continental, dans l’ambition effrénée de Napoléon, dans la résistance de l’Empereur Alexandre, dans les fautes de la diplomatie, etc., etc.
 
Il aurait donc suffi, s’il fallait les en croire, que Metternich, Roumiantzow ou Talleyrand eussent rédigé, entre une réception de cour et un raout, une note bien tournée, ou que NapoléonNapolé
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on eût adressé à Alexandre un : « Monsieur mon frère, je consens à restituer le duché d’Oldenbourg… », pour que la guerre n’eût pas lieu !
 
On conçoit aisément que tel devait être le point de vue des contemporains. Ainsi qu’il l’a dit plus tard à Sainte-Hélène, Napoléon attribuait exclusivement la guerre aux intrigues de l’Angleterre, tandis que de leur côté les membres du Parlement anglais donnaient pour prétexte son ambition insatiable ; le duc d’Oldenbourg, l’insulte dont il avait été l’objet ; les marchands, le blocus continental qui ruinait l’Europe ; les vieux soldats et les généraux, l’absolue nécessité de les employer activement ; les légitimistes, le devoir sacré de soutenir les bons principes ; les diplomates, l’alliance austro-russe de 1809, que l’on n’avait pas su dissimuler au cabinet des Tuileries, et la difficulté que présenterait la rédaction d’un mémorandum, portant, par exemple, le n° 178. Ces raisons, jointes à une foule d’autres, d’une nature plus infime et provenant de la diversité des points de vue personnels, ont pu sans doute satisfaire les contemporains, mais pour nous, pour nous qui sommes la postérité, et qui envisageons dans son ensemble la grandeur de l’événement et qui en approfondissons la vraie raison d’être dans sa terrible réalité, elles ne sauraient nous paraître suffisantes. Nous ne saurions comprendre que des millions de chrétiens se soient entretués parce que Napoléon était un ambitieux, parce qu’Alexandre avait montré de la fermeté, l’Angleterre de la ruse, ou parce que le duc d’Oldenbourg avait été insulté ! Où est donc le lien entre ces circonstances et le fait même du meurtre et de la violence ? Pourquoi les habitants des gouvernements de Smolensk et de Moscou ont-ils été, en conséquence de semblables motifs, égorgés et ruinés par des milliers d’hommes venus du bout opposé de l’Europe ?
 
Nous ne sommes pas des historiens, et nous ne nous laissons pas entraîner à la recherche, plus ou moins subtile, des causes premières : aussi, nous contentons-nous de juger les événements avec notre simple bon sens, et plus nous les étudions de près, plus, nous leur trouvons de motifs véritables. De quelque façon qu’on les envisage, ils nous paraissent également justes ou également faux, si l’on en compare l’infime valeur intrinsèque avec l’importance des faits qui en ont été la conséquence, et nous restons convaincus que leur ensemble seul peut en donner une explication plausible. Pris isolément, le refus de Napoléon, qui ne veut pas rappeler ses troupes en
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deçà de la Vistule, ou rendre le grand-duché au grand-duc d’Oldenbourg, nous paraît aussi valable, comme argument, que si l’on disait : S’il avait plu à un caporal français de quitter le service, et si son exemple avait été suivi par un grand nombre de ses camarades, le nombre des soldats aurait été trop réduit, la guerre serait, en conséquence, devenue impossible.
 
Sans doute, si Napoléon ne s’était point offensé de ce qu’on exigeait de lui, si l’Angleterre et le duc dépossédé n’avaient pas intrigué, si l’Empereur Alexandre n’avait pas été profondément froissé, si la Russie n’avait pas été gouvernée par un pouvoir autocratique, si les raisons qui ont amené la révolution française, la dictature et l’Empire n’avaient point existé, il n’y aurait pas eu de guerre ; mais, de même aussi, qu’une de ces causes vînt à manquer, et rien de ce qui est arrivé n’aurait eu lieu !
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Le fatalisme est inévitable dans l’histoire si l’on veut en comprendre les manifestations illogiques, ou, du moins celles dont nous n’entrevoyons pas le sens et dont l’illogisme grandit à nos yeux, à mesure que nous nous efforçons de nous en rendre compte.
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Tout homme vit pour soi, et jouit du libre arbitre nécessaire pour atteindre le but qu’il se propose. Il a, et il sent en lui la faculté de faire ou de ne pas faire telle ou telle chose, mais, du moment qu’elle est faite, elle ne lui appartient plus, et elle devient la propriété de l’histoire, où elle trouve, en dehors du hasard, la place qui lui est assignée à l’avance.
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Bien que Napoléon fût plus que jamais convaincu, en l’an de grâce 1812, qu’il dépendait de lui seul de verser ou de ne pas verser le sang de ses peuples, plus que jamais au contraire il était assujetti à ces ordres mystérieux de l’histoire qui le poussaient fatalement en avant, tout en lui laissant l’illusion de croire à son libre arbitre.
 
Ainsi donc, tout en obéissant, à leur insu, à la loi de la coïncidence des causes, ces hommes qui marchaient en foule vers l’Orient, pour tuer et massacrer leurs semblables, y étaient en même temps conduits par ces nombreuses et puériles raisons qui, aux yeux du vulgaire, motivaient cette terrible perturbation. Ces raisons, on les connaît, c’étaient : la violation du blocus continental, le démêlé avec le duc d’Oldenbourg, l’entrée des troupes en Russie pour en obtenir, comme le croyait Napoléon, une neutralité armée, son goût effrénée pour la guerre, l’habitude qu’il en avait prise, jointe au caractère des Français, à l’entraînement général causé par le grandiose des préparatifs, aux dépenses qu’ils occasionnaient et à la nécessité
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par suite d’y trouver des compensations, aux honneurs enivrants qu’il avait reçus à Dresde, aux négociations diplomatiques qui, quoique animées, au dire des contemporains, d’un sincère désir de paix, n’avaient cependant abouti qu’à froisser les amours-propres de part et d’autre… et mille autres prétextes, plus ou moins bons, qui, tous réunis, n’avaient, en définitive, d’autre résultat que le fait qui devait fatalement s’accomplir.
 
Pourquoi une pomme tombe-t-elle quand elle est mûre ? Est-ce son poids qui l’entraîne ? Est-ce la queue du fruit qui meurt ? Est-ce le soleil qui la dessèche ? Est-ce le vent qui la détache, ou bien est-ce tout simplement que le gamin qui est au pied de l’arbre a une envie démesurée de la manger ?
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Napoléon quitta Dresde le 4 juin ; il y avait séjourné trois semaines, au milieu d’une cour composée de princes, de
Napoléon quitta Dresde le 4 juin ; il y avait séjourné trois semaines, au milieu d’une cour composée de princes, de grands-ducs, de rois et même d’un empereur. Aimable avec les princes et les rois qui méritaient bien de lui, il avait fait la leçon à ceux dont il croyait avoir sujet d’être mécontent, offert en cadeau à l’impératrice d’Autriche des perles et des diamants enlevés à des souverains, et embrassé avec tendresse Marie-Louise, qui se considérait comme sa femme légitime, bien que la première fût à Paris, incapable, à ce qu’il semble, de se consoler du chagrin que lui causait leur séparation. Malgré la foi des diplomates dans la possibilité du maintien de la paix, et leurs efforts en ce sens, malgré la lettre autographe de Napoléon à l’Empereur Alexandre commençant par ces mots : « Monsieur mon frère », contenant« l’assurance sincère qu’il ne voulait pas de guerre », et se terminant par des protestations d’affection et d’estime éternelles, il allait rejoindre l’armée, et donnait, à chaque nouveau relais, des ordres incessants à l’effet d’accélérer la marche des troupes dirigées de l’Occident vers l’Orient. Il voyageait dans une voiture fermée, attelée de six chevaux, accompagné de pages, d’aides de camp et d’une nombreuse escorte ; sa route était tracée par Posen, Thorn, Danzig, Kœnigsberg, et dans chacune de ces villes des milliers d’individus se portaient à sa rencontre avec un enthousiasme mêlé de terreur.
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Napoléon quitta Dresde le 4 juin ; il y avait séjourné trois semaines, au milieu d’une cour composée de princes, de grands-ducs, de rois et même d’un empereur. Aimable avec les princes et les rois qui méritaient bien de lui, il avait fait la leçon à ceux dont il croyait avoir sujet d’être mécontent, offert en cadeau à l’impératrice d’Autriche des perles et des diamants enlevés à des souverains, et embrassé avec tendresse Marie-Louise, qui se considérait comme sa femme légitime, bien que la première fût à Paris, incapable, à ce qu’il semble, de se consoler du chagrin que lui causait leur séparation. Malgré la foi des diplomates dans la possibilité du maintien de la paix, et leurs efforts en ce sens, malgré la lettre autographe de Napoléon à l’Empereur Alexandre commençant par ces mots : « Monsieur mon frère », contenant« l’assurance sincère qu’il ne voulait pas de guerre », et se terminant par des protestations d’affection et d’estime éternelles, il allait rejoindre l’armée, et donnait, à chaque nouveau relais, des ordres incessants à l’effet d’accélérer la marche des troupes dirigées de l’Occident vers l’Orient. Il voyageait dans une voiture fermée, attelée de six chevaux, accompagné de pages, d’aides de camp et d’une nombreuse escorte ; sa route était tracée par Posen, Thorn, Danzig, Kœnigsberg, et dans chacune de ces villes des milliers d’individus se portaient à sa rencontre avec un enthousiasme mêlé de terreur.
 
Suivant la même direction que ses troupes, il coucha, le 10 juin, à Wilkovisky, dans la maison d’un comte polonais, qui avait été préparée pour le recevoir, rejoignit et dépassa l’armée, arriva le lendemain sur les bords du Niémen, et, mettant un uniforme polonais, descendit de sa calèche pour examiner le lieu désigné pour le passage des troupes.
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À la vue des cosaques postés sur la rive opposée, et des steppes qui s’étendaient à perte de vue jusqu’à Moscou, la ville sainte, cette capitale d’un Empire qui lui rappelait celui d’Alexandre le Grand, il ordonna pour le lendemain la marche en avant, contrairement à toutes les prévisions de la diplomatie et à toutes les dispositions de la stratégie… et ses troupes traversèrent le Niémen au jour fixé !
 
Le 24, de grand matin, il sortit de sa tente, placée sur la rive gauche du fleuve, pour suivre avec une lunette d’approche, du haut de l’escarpement, les mouvements de ses armées, dont les flots vivants s’écoulaient hors du bois et se répandaient par les trois ponts établis sur le Niémen. Ces armées savaient que l’Empereur était là, elles le cherchaient même du regard, et lorsqu’elles l’avaient aperçu sur la hauteur,
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avec sa redingote et son petit chapeau, se détachant de la suite qui l’entourait, elles jetaient en l’air leurs bonnets aux cris de : « Vive l’Empereur ! » et, continuant sans cesse à déboucher de l’immense forêt où elles étaient campées, elles franchissaient les ponts en masses compactes.
 
« On fera du chemin cette fois-ci… Oh ! quand il s’en mêle lui-même, ça chauffe, nom de… ! … Le voilà ! Vive l’Empereur ! … – C’est donc là ces fameuses steppes de l’Asie ! Vilain ! tout de même ! … – Au revoir, Beauchet, je te réserve le plus beau palais de Moscou ! Au revoir, bonne chance ! … L’as-tu vu, l’Empereur ? … prr ! … – Si on me fait gouverneur aux Indes, Gérard, je te fais ministre du Cachemire, c’est arrêté ! … Vive l’Empereur ! Vive l’Empereur ! …– Oh ! les gredins de cosaques ! comme ils filent ! … Vive l’Empereur ! Le vois-tu ? … Je l’ai vu deux fois comme je te vois, le petit caporal ! … Je l’ai vu donner la croix à un ancien. Vive l’Empereur ! … » Et mille autres propos semblables s’échangeaient dans tous les rangs entre les vieux et les jeunes soldats… et sur toutes ces figures basanées rayonnait un sentiment unanime de joie, causé par l’ouverture de la campagne si impatiemment attendue, et de dévouement exalté pour cet homme en redingote grise, placé là-haut sur la colline.
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« Vive l’Empereur ! » s’écrièrent les uhlans avec autant d’enthousiasme que les Français, et en rompant les rangs pour le mieux voir.
 
Napoléon examina le fleuve, descendit de cheval, s’assit sur une poutre qui gisait à terre, et, sur un signe de sa main, un page, rayonnant d’orgueil, lui remit une longue-vue, qu’il appuya sur l’épaule du jeune garçon, pour inspecter à son aise la rive opposée. Puis, étudiant la carte du pays qui était déployée
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devant lui entre des morceaux de bois, il murmura quelques mots sans lever la tête, et deux aides de camp s’élancèrent vers les uhlans :
 
« Qu’y a-t-il ? Qu’a-t-il dit ? » se demanda-t-on à l’instant dans les rangs du régiment dont le chef venait de recevoir l’ordre de découvrir un gué et de le passer.
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Lorsque l’aide de camp revint auprès de l’Empereur, et qu’il se fut permis d’attirer son attention sur le dévouement des Polonais à sa personne, le petit homme en redingote grise se leva, appela Berthier, et marcha avec lui le long du fleuve en lui donnant ses ordres, et en jetant de temps à autre un coup d’œil mécontent sur les soldats qui, en se noyant, lui causaient des distractions. Ce n’était pas chose nouvelle pour lui d’être sûr que, depuis les déserts de l’Afrique jusqu’aux steppes de la Moscovie, sa présence suffisait pour exalter les hommes au point de lui faire, sans hésiter, le sacrifice même de leur vie. Il remonta à cheval, et retourna à son campement.
 
Quarante uhlans disparurent, malgré les bateaux envoyés à leur secours. Le gros du régiment fut refoulé vers le bord qu’il venait de quitter : seuls le colonel et quelques soldats passèrent heureusement, et grimpèrent tout ruisselants d’eau sur la
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rive opposée. À peine l’eurent-ils atteinte, qu’ils crièrent de nouveau vivat ! et qu’ils cherchèrent des yeux la place occupée par Napoléon. Bien qu’il n’y fût plus, ils se sentaient en ce moment complètement heureux !
 
Le soir même, Napoléon, après avoir lancé l’ordre d’accélérer l’envoi des faux assignats destinés à la Russie, et après avoir fait fusiller un Saxon sur lequel on avait saisi des renseignements sur la situation de l’armée française, décora de l’ordre de la Légion d’honneur, dont il était le chef suprême, le colonel des uhlans qui, sans nécessité, s’était précipité dans l’endroit le plus profond du fleuve ! … Quos vult perdere, Jupiter dementat !
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L’Empereur Alexandre, établi à Vilna depuis plus d’un mois, y employait tout son temps à des revues et des manœuvres. Rien n’était prêt pour la guerre, bien qu’elle fût prévue depuis longtemps, et c’était pour s’y préparer que l’Empereur avait quitté Pétersbourg. Il n’existait aucun plan général, et l’indécision quant au choix à faire entre tous ceux que l’on proposait ne fit qu’augmenter, à la suite des quatre semaines le séjour de Sa Majesté au quartier général. Chacune des trois armées avait son commandant en chef, mais il n’y avait pas de généralissime, et l’Empereur ne voulait pas en assumer les fonctions. Plus il restait à Vilna, plus les préparatifs traînaient en longueur, et il semblait que les efforts de l’entourage impérial n’eussent d’autre but que de faire oublier à Sa Majesté la guerre prochaine, et de rendre son séjour aussi agréable que possible.
 
Après une kyrielle de bals et de fêtes donnés par les magnats polonais, par les hauts personnages qui avaient des charges de cour, et par l’Empereur lui-même, il vint à la pensée d’un des aides de camp généraux polonais d’offrir à Sa Majesté un banquet et un bal au nom de tous ses collègues. Cette proposition, accueillie avec joie, obtint le consentement impérial ; l’argent fut réuni par souscriptions, et la dame qui inspirait le plus de sympathie à l’Empereur consentit à remplir les devoirs de maîtresse de maison. Le 25 juin fut fixé pour
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le bal, le dîner, les courses sur l’eau et le feu d’artifice organisés à Zakrety, propriété du comte Bennigsen, qui était située aux environs de Vilna, et qu’il avait mise à la disposition des ordonnateurs de la fête.
 
Le jour même où Napoléon donna l’ordre de traverser le Niémen et où son avant-garde, repoussant les cosaques, passa la frontière russe, l’Empereur Alexandre se trouvait au bal donné en son honneur par ses aides de camp généraux !
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On dansait encore à minuit ; Hélène, ne trouvant pas de cavalier digne d’elle, demanda à Boris de danser avec elle la mazourka, et ils formèrent le troisième couple. Boris regardait avec une calme indifférence les éblouissantes épaules d’Hélène, sortant d’un corsage de gaze d’une couleur sombre, lamé d’or, et causait de leurs anciennes connaissances, sans toutefois quitter des yeux une seconde l’Empereur, qui, debout près d’une porte, arrêtait au passage les uns et les autres, en leur adressant ces bienveillantes paroles que lui seul savait dire.
 
Il remarqua bientôt que Balachow, un des intimes du Tsar, s’arrêta familièrement à deux pas de lui pendant qu’il causait avec une dame polonaise ; l’Empereur lui jeta un coup d’œil interrogateur, et, comprenant qu’un grave motif devait seul l’avoir forcé à agir aussi librement, il salua la dame, se tourna vers Balachow, et sa figure exprima aussitôt une profonde surprise pendant qu’il l’écoutait ! Le prenant par le bras, il l’entraîna vivement dans le jardin, sans faire attention à la curiosité de la foule, qui aussitôt recula respectueusement devant lui. Boris,
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portant ses yeux sur Araktchéïew, avait remarqué son trouble à l’apparition de Balachow ; il le vit se placer en avant, comme s’il s’attendait à être interpellé par l’Empereur. À ce mouvement du ministre de la guerre, Boris comprit qu’il était jaloux de Balachow, et lui en voulait d’avoir la chance de transmettre à Sa Majesté une nouvelle de haute importance. Se voyant oublié, il les suivit, à vingt pas de distance, dans le jardin illuminé, en jetant autour de lui des regards furibonds.
 
Boris, tourmenté du désir d’apprendre un des premiers quelle était cette grave nouvelle, murmura tout à coup à l’oreille d’Hélène qu’il allait prier la comtesse Potocka de leur faire vis-à-vis ; la comtesse était en ce moment sur le perron : au moment où il arrivait près d’elle, il s’arrêta court à la vue de l’Empereur, qui rentrait avec Balachow. Faisant semblant de ne pas avoir le temps de s’écarter, il se serra contre la porte, inclina la tête avec respect, et entendit Alexandre dire, avec l’émotion d’un homme qui aurait reçu une offense personnelle :
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Droubetzkoï, ayant ainsi été, grâce au hasard, le premier à connaître le passage du Niémen par les troupes françaises, profita de cette bonne fortune pour faire croire à quelques personnages importants qu’il en savait souvent plus long qu’eux, ce qui le grandit singulièrement dans leur opinion.
 
Cette nouvelle fut un coup de foudre ! Reçue pendant un bal et après un mois d’attente, elle semblait encore plus incroyable ! L’Empereur, sous la première impression d’indignation et de colère, avait trouvé la phrase, devenue plus tard célèbre, qu’il se plaisait à répéter et qui exprimait parfaitement ses sentiments. Rentré à deux heures de la nuit, il envoya chercher son secrétaire Schischkow, et lui dicta un ordre du jour aux troupes et un rescrit au maréchal prince Soltykow, dans lequel
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il déclarait sa ferme intention, dans les mêmes termes qu’il avait employés en parlant à Balachow, de ne pas faire la paix tant qu’il resterait un seul Français armé sur le sol de la Russie.
 
Il écrivit ensuite de sa propre main à Napoléon la lettre suivante :
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L’Empereur envoya ensuite chercher Balachow, lui lut sa lettre, le chargea d’aller la remettre en personne à l’Empereur des Français, et, lui répétant de nouveau les paroles qu’il lui avait dites au bal, lui ordonna de les rapporter telles quelles à
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Napoléon. Il ne les avait pas mises dans sa lettre, comprenant, avec son tact habituel, qu’il n’était pas convenable de les prononcer au moment où il faisait une dernière tentative pour le maintien de la paix ; mais il réitéra l’ordre à Balachow de les redire textuellement à Napoléon lui-même. Partant aussitôt avec un trompette et deux cosaques, Balachow arriva, au point du jour, au village de Rykonty, occupé par des avant-postes de cavalerie française, en deçà du Niémen.
 
Un sous-officier de hussards, en uniforme amarante et coiffé d’un colback, lui cria de s’arrêter ; Balachow se borna à ralentir le pas ; le sous-officier s’avança vers lui en marmottant un juron d’un air irrité, et, tirant son sabre, lui demanda grossièrement s’il était sourd ! Balachow se nomma : le Français, envoyant alors un de ses hommes chercher l’officier qui commandait le poste, reprit sa causerie avec ses camarades, sans plus faire attention à l’envoyé russe, qui éprouva un sentiment étrange en subissant, personnellement et dans son pays, cette manifestation irrespectueuse de la force brutale, si nouvelle pour lui, habitué aux honneurs et en rapports constants avec le pouvoir suprême, pour lui qui venait de causer pendant rois longues heures avec l’Empereur !
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Ce n’était encore que la première période de la guerre, la période de la tenue d’ordonnance, la période de l’ordre comme en temps de paix, à laquelle se mêlaient pourtant une allure plus guerrière que de coutume, et cet entrain et cette gaieté qui sont l’accompagnement habituel des débuts d’une campagne !
 
Le colonel étouffait avec peine des bâillements, mais il fut poli envers Balachow, car il se rendait compte de son importance. Il lui fit franchir les avant-postes, et l’assura que, vu la
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proximité du quartier général de l’Empereur, son désir de lui être immédiatement présenté ne souffrirait aucune difficulté.
 
Traversant ensuite le village, au milieu de piquets de hussards, de soldats et d’officiers qui leur faisaient le salut militaire et regardaient avec curiosité l’uniforme russe, ils sortirent par l’extrémité opposée ; à deux verstes de là campait le général de division qui devait se charger de conduire l’envoyé d’Alexandre jusqu’à sa destination.
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« Je vous ai fait roi pour régner à ma manière et non pas à la vôtre, » lui avait dit ce dernier à Danzig, et, pareil à un bel étalon qui folâtre même sous le harnais, il galopait sur les routes de la Pologne, paré des couleurs les plus voyantes et des plus riches bijoux, sans s’inquiéter, dans sa bruyante bonne humeur, de savoir où il allait.
 
En apercevant le général russe, il rejeta majestueusement sa tête
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te bouclée en arrière d’une façon toute royale, et regarda le colonel français en le questionnant du regard. Celui-ci expliqua respectueusement à Sa Majesté ce que voulait Balachow, dont il ne parvenait pas à prononcer correctement le nom.
 
« De Balmacheve ? » dit le roi en surmontant, avec sa résolution habituelle, la difficulté qu’avait éprouvée le colonel de hussards.« Charmé de faire votre connaissance, général, » ajouta-t-il d’un geste plein de grâce ; mais, dès que la voix de Sa Majesté devint plus haute et plus vive, elle perdit subitement toute sa dignité royale, et passa sans transition au ton qui lui était naturel, celui d’une bienveillante bonhomie. Posant la main sur le garrot du cheval de Balachow :
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« Eh ! mon cher général, je souhaite de tout mon cœur que les Empereurs s’arrangent entre eux, et que cette guerre, commencée malgré moi, se termine le plus tôt possible, » poursuivit Murat, à la façon des serviteurs qui désirent rester amis malgré la querelle de leurs maîtres.
 
Il s’informa ensuite
Il s’informa ensuite de la santé du grand-duc, parla du temps qu’ils avaient si joyeusement passé ensemble à Naples, puis, se ressouvenant de sa haute dignité, il se redressa avec solennité, se posa comme il l’avait fait le jour de son couronnement, et faisant un geste de la main :
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Il s’informa ensuite de la santé du grand-duc, parla du temps qu’ils avaient si joyeusement passé ensemble à Naples, puis, se ressouvenant de sa haute dignité, il se redressa avec solennité, se posa comme il l’avait fait le jour de son couronnement, et faisant un geste de la main :
 
« Je ne vous retiens plus, général, je vous souhaite tout le succès possible ! » dit-il en rejoignant sa suite, qui l’attendait respectueusement à quelques pas en arrière… et le manteau rouge brodé d’or, les plumes flottant au vent, et les pierres fines jetant mille feux au soleil, disparurent dans le lointain !
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Balachow trouva le maréchal Davout, avec son aide de camp à ses côtés, dans une grange de paysan, assis sur un tonneau, occupé à examiner et à régler des comptes. Il aurait pu sans doute se procurer une installation plus commode, mais il appartenait à la catégorie des gens qui aiment à se rendre les conditions de la vie difficiles, pour avoir le droit d’être sombres et taciturnes, et à feindre, à tout propos, une grande hâte, et un travail accablant :
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« Y a-t-il moyen, je vous le demande, de voir la vie par ses côtés aimables, lorsqu’on est comme moi harassé de soucis et assis sur un tonneau dans une mauvaise grange ? » semblait dire la figure du maréchal.
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Davout le regarda sans dire un mot : l’irritation empreinte sur les traits de l’envoyé lui causait évidemment un vif contentement :
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« On vous rendra les honneurs qui vous sont dus, » reprit-il, et, mettant l’enveloppe dans sa poche, il le laissa seul dans la grange.
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Le luxe et la magnificence déployés autour de l’Empereur des Français surprirent Balachow, bien qu’il fût habitué à la pompe des cours.
 
Le comte de Turenne l’amena dans une grande salle de réception où étaienté
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taient réunis une foule de généraux, de chambellans, de magnats polonais, dont il avait vu déjà la plupart faire leur cour à l’Empereur de Russie ! Duroc vint lui dire qu’il serait reçu avant la promenade de Sa Majesté.
 
Quelques instants plus tard, le chambellan de service, le saluant avec courtoisie, l’engagea à le suivre dans un petit salon contigu au cabinet où il avait reçu les derniers ordres de l’Empereur Alexandre ; il y attendit quelques secondes : des pas vifs et fermes se rapprochèrent de la porte, dont les deux battants s’ouvrirent à la fois… Napoléon était devant lui ! Prêt à monter à cheval, en uniforme gros-bleu, ouvert sur un long gilet blanc qui dessinait la rotondité de son ventre, en bottes à l’écuyère et en culotte de peau de daim tendue sur les gros mollets de ses jambes courtes, il avait les cheveux ras, et une longue et unique mèche s’en détachait pour aller retomber jusqu’au milieu de son large front. Son cou blanc et gros tranchait nettement sur le collet noir de son uniforme, d’où s’échappait une forte odeur d’eau de Cologne. Sur sa figure, encore jeune et pleine, se lisait l’expression digne et bienveillante d’un accueil impérial.
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Ses grands yeux le dévisagèrent un instant, et se portèrent aussitôt d’un autre côté, car Balachow par lui-même ne l’intéressait guère ; tout son intérêt était concentré, comme toujours, sur les pensées qui s’agitaient dans son esprit, et il n’accordait généralement au monde extérieur, dépendant, comme il le croyait, de sa seule volonté, qu’une très mince importance :
 
« Je n’ai pas désiré et je ne désire pas la guerre, dit-il, mais
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on m’y a forcé. Je suis prêt, même à présent (et il appuya sur ce mot), à accepter toutes les explications que vous me donnerez… » Et il lui exposa, en quelques paroles brèves et nettes, le mécontentement que lui causait la conduite du gouvernement russe.
 
Son ton modéré et amical persuada Balachow de la sincérité de son désir de maintenir la paix et d’entrer en négociations :
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« Je désire la paix autant que l’Empereur Alexandre. N’ai-je pas fait tout mon possible pour l’obtenir, il y a dix-huit mois ! Et voilà dix-huit mois que j’attends des explications ! Qu’exige-t-on de moi pour entrer en négociations ? » ajouta-t-il en accompagnant ces paroles d’un geste énergique de sa petite main blanche et potelée.
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« La retraite des troupes au delà du Niémen, Sire, répliqua Balachow.
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« Oui, la paix est… » Mais Napoléon lui coupa la parole : il fallait qu’il parlât et qu’il parlât seul !
 
– Oui, je le sais, reprit-il avec cette intempérance de langage et ce ton d’irritation qu’on rencontre souvent chez les enfants
– Oui, je le sais, reprit-il avec cette intempérance de langage et ce ton d’irritation qu’on rencontre souvent chez les enfants gâtés de la fortune. Oui, je le sais : vous avez fait la paix avec les Turcs, sans avoir obtenu la Moldavie et la Valachie. Et moi, j’aurais donné ces provinces à votre Empereur, tout comme je lui ai donné la Finlande ! Oui, je les lui aurais livrées, car je les lui avais promises, et maintenant il ne les aura pas ! Il aurait pourtant été heureux de les joindre à son Empire et d’étendre la Russie du golfe de Bothnie aux bouches du Danube. La grande Catherine n’aurait pu faire plus ! – poursuivit-il avec une animation toujours croissante, et en répétant à Balachow, à peu de chose près, les mêmes phrases qu’il avait déjà dites lors de l’entrevue de Tilsitt : – Tout cela, il l’aurait dû à mon amitié. Ah ! quel beau règne, quel beau règne ! … – et, tirant de sa poche une petite tabatière en or, il l’ouvrit, et en aspira vivement le contenu. – Quel beau règne aurait pu être celui de l’Empereur Alexandre ! – Il regarda Balachow avec un air de compassion, et se remit à parler aussitôt que celui-ci tenta de dire quelques mots : – Que pouvait-il désirer et chercher de mieux que mon amitié ? – poursuivit-il en haussant les épaules. – Non, il a trouvé préférable de s’entourer de mes ennemis, tels que les Stein, les Armfeldt, les Bennigsen, les Wintzingerode ! Stein, un traître chassé de sa patrie ; Armfeldt, un intrigant corrompu ; Wintzingerode, un déserteur français ; Bennigsen, plus militaire que les autres, mais tout aussi insuffisant, Bennigsen, qui n’a rien su faire en 1807, et dont la présence seule aurait dû lui rappeler d’horribles souvenirs ! … Supposons qu’ils soient capables, – continua Napoléon, entraîné par les arguments qui se succédaient en foule dans son esprit à l’appui de sa force et de son droit, ce qui revenait au même à ses yeux. – Mais non, ils ne sont bons à rien, ni en temps de guerre, ni en temps de paix. Barclay est le meilleur d’entre eux, dit-on, mais je ne saurais être de cet avis, à en juger par ses premières marches… Et que font-ils tous ces courtisans ? Pfuhl propose, Armfeldt discute, Bennigsen examine et Barclay, appelé pour agir, ne sait quel parti prendre ! Bagration est le seul homme de guerre : il est bête, mais il a de l’expérience, du coup d’œil et de la décision ! … Et quel est, je vous prie, le rôle que joue votre jeune Empereur au milieu de toutes ces nullités, qui le compromettent et finissent par le rendre responsable des faits accomplis ? Un souverain ne doit être à l’armée que quand il est général ! – Et il lança ces paroles comme un défi à l’Empereur, sachant parfaitement à quel point celui-ci tenait à passer pour un bon capitaine. – Il y a huit jours que la campagne est commencée, et vous n’avez pas su défendre Vilna ! … Vous êtes coupés en deux, chassés des provinces polonaises, et votre armée murmure !
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– Oui, je le sais, reprit-il avec cette intempérance de langage et ce ton d’irritation qu’on rencontre souvent chez les enfants gâtés de la fortune. Oui, je le sais : vous avez fait la paix avec les Turcs, sans avoir obtenu la Moldavie et la Valachie. Et moi, j’aurais donné ces provinces à votre Empereur, tout comme je lui ai donné la Finlande ! Oui, je les lui aurais livrées, car je les lui avais promises, et maintenant il ne les aura pas ! Il aurait pourtant été heureux de les joindre à son Empire et d’étendre la Russie du golfe de Bothnie aux bouches du Danube. La grande Catherine n’aurait pu faire plus ! – poursuivit-il avec une animation toujours croissante, et en répétant à Balachow, à peu de chose près, les mêmes phrases qu’il avait déjà dites lors de l’entrevue de Tilsitt : – Tout cela, il l’aurait dû à mon amitié. Ah ! quel beau règne, quel beau règne ! … – et, tirant de sa poche une petite tabatière en or, il l’ouvrit, et en aspira vivement le contenu. – Quel beau règne aurait pu être celui de l’Empereur Alexandre ! – Il regarda Balachow avec un air de compassion, et se remit à parler aussitôt que celui-ci tenta de dire quelques mots : – Que pouvait-il désirer et chercher de mieux que mon amitié ? – poursuivit-il en haussant les épaules. – Non, il a trouvé préférable de s’entourer de mes ennemis, tels que les Stein, les Armfeldt, les Bennigsen, les Wintzingerode ! Stein, un traître chassé de sa patrie ; Armfeldt, un intrigant corrompu ; Wintzingerode, un déserteur français ; Bennigsen, plus militaire que les autres, mais tout aussi insuffisant, Bennigsen, qui n’a rien su faire en 1807, et dont la présence seule aurait dû lui rappeler d’horribles souvenirs ! … Supposons qu’ils soient capables, – continua Napoléon, entraîné par les arguments qui se succédaient en foule dans son esprit à l’appui de sa force et de son droit, ce qui revenait au même à ses yeux. – Mais non, ils ne sont bons à rien, ni en temps de guerre, ni en temps de paix. Barclay est le meilleur d’entre eux, dit-on, mais je ne saurais être de cet avis, à en juger par ses premières marches… Et que font-ils tous ces courtisans ? Pfuhl propose, Armfeldt discute, Bennigsen examine et Barclay, appelé pour agir, ne sait quel parti prendre ! Bagration est le seul homme de guerre : il est bête, mais il a de l’expérience, du coup d’œil et de la décision ! … Et quel est, je vous prie, le rôle que joue votre jeune Empereur au milieu de toutes ces nullités, qui le compromettent et finissent par le rendre responsable des faits accomplis ? Un souverain ne doit être à l’armée que quand il est général ! – Et il lança ces paroles comme un défi à l’Empereur, sachant parfaitement à quel point celui-ci tenait à passer pour un bon capitaine. – Il y a huit jours que la campagne est commencée, et vous n’avez pas su défendre Vilna ! … Vous êtes coupés en deux, chassés des provinces polonaises, et votre armée murmure !
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passer pour un bon capitaine. – Il y a huit jours que la campagne est commencée, et vous n’avez pas su défendre Vilna ! … Vous êtes coupés en deux, chassés des provinces polonaises, et votre armée murmure !
 
– Pardon, Sire, – dit enfin Balachow, qui suivait avec peine ce feu roulant de paroles, – les troupes brûlent au contraire du désir…
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« Et que me font, après tout, vos alliés ? J’en ai, moi aussi… j’ai les Polonais, avec leurs 80 000 hommes, qui se battent comme des lions… et ils en auront bientôt 200 000 sur pied ! »
 
Excité de plus en plus par la conscience même de son mensonge
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et par le silence de Balachow, qui continuait à garder un calme imperturbable, il se rapprocha brusquement, se planta droit devant lui, et, gesticulant de ses mains blanches, il s’écria, d’une voix saccadée, et blême de fureur :
 
« Sachez que si vous soulevez la Prusse contre moi, je l’effacerai de la carte de l’Europe ! … et vous, je vous rejetterai au delà de la Dvina, et du Dniéper… et j’élèverai contre vous la barrière que l’aveugle et coupable Europe a laissé abattre ! … Oui, voilà ce qui vous attend, et ce que vous aurez gagné en vous éloignant de moi ! »
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<includeonly>===</includeonly>VII <includeonly>===</includeonly>
 
Après cette explosion de colère et ces dernières paroles si sèches, Balachow resta convaincu que Napoléon ne le ferait
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plus demander, et éviterait même de le voir, lui, l’ambassadeur humilié, témoin de son emportement déplacé. Mais, à sa grande surprise, il fut invité par Duroc à la table de l’Empereur pour ce même jour. Bessières, Caulaincourt et Berthier y dînaient également.
 
Napoléon reçut Balachow avec affabilité et sans laisser percer dans son accueil plein de bonne humeur la moindre trace d’embarras : c’était lui, au contraire, qui tâchait de mettre son hôte à l’aise. Il était si convaincu d’être infaillible, que tous ses actes, qu’ils s’accordassent ou non avec la loi du bien et du mal, devaient forcément être justes, du moment qu’ils étaient siens.
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– Que Votre Majesté veuille bien m’excuser, mais, en dehors de la Russie, il y a l’Espagne, où le chiffre des églises et des couvents est incalculable. »
 
Cette réponse, qui produisit grand effet à la cour de
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l’Empereur Alexandre, comme Balachow le sut plus tard, car elle rappelait la récente défaite des Français en Espagne, n’en fit aucun à la table de Napoléon, où elle passa inaperçue.
 
Les visages indifférents de messieurs les maréchaux disaient qu’ils n’en avaient compris ni le sel ni l’intention calculée : « Si cela avait été spirituel, nous l’aurions deviné, semblaient-ils dire, donc il n’en est rien » . Napoléon en saisit si peu la portée, qu’il s’adressa aussitôt à Balachow en le priant naïvement de lui indiquer les villes situées sur le parcours le plus direct entre Vilna et Moscou. L’ambassadeur, qui pesait chacune de ses paroles, répondit que, de même que tout chemin menait à Rome, tout chemin menait aussi à Moscou ; qu’il y en avait plusieurs, entre autres celui qui passait par Poltava, et que Charles XII avec choisi ! Il avait eu à peine le temps de s’applaudir, à part lui, de cet heureux à propos, que Caulaincourt changea de sujet de conversation en énumérant les difficultés de la route entre Pétersbourg et Moscou.
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« Oui, dans cette pièce, il y a quatre jours, Stein et Wintzingerode se concertaient, poursuivit Napoléon d’un ton toujours railleur. Je ne puis vraiment comprendre que l’Empereur Alexandre se soit rapproché de mes ennemis personnels… je ne le comprends pas ! … Il n’a donc pas réfléchi que je pouvais en faire autant ? » Ces derniers mots réveillèrent en lui l’irritation à peine calmée du matin.
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« Qu’il sache que je le ferai, dit-il en se levant et en repoussant sa tasse. Je chasserai de l’Allemagne toute sa parenté, du Wurtemberg, de Bade, de Weimar… Oui, je les chasserai ! Qu’il leur prépare donc un refuge en Russie ! »
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<includeonly>===</includeonly>VIII <includeonly>===</includeonly>
 
Le prince André quitta Moscou peu de temps après son entrevue avec Pierre, et se rendit à Pétersbourg ; il disait que c’était pour ses affaires, mais en réalité c’était pour y découvrir Kouraguine, avec qui il tenait à avoir une rencontre. Kouraguine, averti par son beau-frère, s’empressa de s’éloigner, et obtint du ministre de la guerre un emploi dans notre armée de Moldavie. Koutouzow, en revoyant le prince André, qu’il avait toujours beaucoup aimé, lui offrit de l’attacher à
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son état-major ; il venait d’être nommé général en chef de cette armée, et allait se rendre sur les lieux ; le prince André accepta, et ils partirent ensemble.
 
Son intention était de se battre en duel avec Kouraguine, mais pour cela il fallait trouver un prétexte plausible, autrement il compromettrait la réputation de la comtesse Rostow ; il cherchait donc à le rencontrer, mais il n’eut pas cette chance : Kouraguine était retourné en Russie dès qu’il avait eu vent de l’arrivée en Turquie du prince André. La vie lui sembla plus facile dans un nouveau pays et dans des conditions d’existence différentes du passé. La trahison de sa fiancée l’avait frappé d’un coup d’autant plus pénible, qu’il faisait tout son possible pour en cacher la violence, et le milieu qui avait été le témoin de son bonheur lui était devenu insupportable. Plus pénibles encore étaient pour lui cette liberté et cette indépendance qui jusque là lui avaient été si chères : il ne méditait plus sur les pensées que le ciel d’Austerlitz avait éveillées dans son âme, sur les pensées dont il aimait autrefois à s’entretenir avec Pierre, et qui avaient rempli sa solitude à Bogoutcharovo, en Suisse et à Rome ; il craignait au contraire de se reporter aux horizons lointains qu’il avait alors entrevus et qui lui étaient apparus si lumineux dans leur infini. Les intérêts matériels de tous les jours l’absorbèrent maintenant d’autant plus, qu’ils n’avaient aucun rapport avec ceux de son passé. On aurait dit que ce ciel sans fin, qui s’étendait jadis au-dessus de sa tête, s’était transformé en une voûte sombre, pesante, limitée, exactement définie dans ses contours, qui n’avait plus rien, pour lui, ni de mystérieux ni d’éternel !
 
De toutes les occupations actives qu’il avait en vue, il n’y en avait pas de plus simple et de plus familière pour lui que le service militaire. Nommé général de service à l’état-major de Koutouzow, il étonna ce dernier par l’exactitude et l’ardeur qu’il apporta à remplir ses fonctions. N’ayant pu rejoindre Anatole en Turquie, il ne jugea pas nécessaire de le poursuivre en Russie : il sentait que ni le temps, ni le sentiment de mépris que lui inspirait Kouraguine, ni les raisons qui lui démontraient combien il lui était impossible de s’abaisser jusqu’à une rencontre avec lui, ne l’empêcheraient de provoquer cet homme la première fois qu’il le verrait ; rien n’empêche, en effet, un homme affamé de se jeter sur la nourriture. Le sentiment de l’injure qu’il n’avait pas vengée, de la colère qu’il n’avait pas épanchée, et qui restait amassée dans le fond de son cœur
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ur, empoisonnait le calme factice avec lequel il remplissait les obligations multiples de son service.
 
Lorsque en 1812 arrivèrent à Bucharest (où depuis deux mois Koutouzow passait ses jours et ses nuits chez sa Valaque bien-aimée) les nouvelles de la guerre avec Napoléon, le prince André sollicita l’autorisation de passer à l’armée de l’Ouest. Koutouzow, qui lui en voulait de son zèle, et y voyait un reproche vivant à sa paresse, donna volontiers son consentement, et chargea Bolkonsky d’une mission pour Barclay de Tolly.
 
Avant de rejoindre l’armée, qui au mois de mai était campée à Drissa, il s’arrêta à Lissy-Gory, qui se trouvait sur son chemin. Durant les trois dernières années il avait tant pensé et tant réfléchi, passé par tant d’épreuves, et vu tant de choses dans ses voyages, qu’il ressentit une impression étrange en retrouvant à Lissy-Gory le même genre d’existence, immuable dans ses moindres détails. À peine eut-il franchi la massive porte en maçonnerie et l’allée qui menait au château, qu’il crut entrer dans une habitation enchantée où régnait le sommeil ; dans l’intérieur, c’était le même calme, la même exquise propreté, le même mobilier, les mêmes murs, les mêmes parfums et les mêmes visages, quoiqu’un peu vieillis. La princesse Marie, toujours opprimée, toujours timide et laide, voyait s’envoler une à une ses plus belles années, sans qu’un rayon de joie ou d’affection se mêlât à ses craintes et à ses inquiétudes. Mlle Bourrienne, au contraire, jouissant de chaque minute de son existence, se forgeait comme d’habitude les plus charmantes espérances. C’était toujours la même coquette personne, satisfaite d’elle-même, avec une dose d’assurance en plus ! L’instituteur amené de Suisse, nommé Dessalles, portait une redingote de drap russe, parlait russe tant bien que mal aux gens de la maison, mais, tout comme à son arrivée, c’était le même excellent homme, un peu pédant et quelque peu borné. Le vieux prince avait perdu une dent, une seule dent, mais le vide qu’elle avait laissé dans sa bouche n’y était que trop visible ; son moral n’avait point changé, son irritation et son scepticisme à l’endroit de toutes choses n’avaient fait plutôt que s’accroître avec l’âge. Seul Nicolouchka, avec ses joues roses et ses cheveux châtains tombant en boucles sur son cou, avait grandi et s’amusait à cœur joie ; lorsqu’il riait, la lèvre supérieure de sa jolie bouche se relevait exactement comme celle de sa mère : seul il se révoltait contre le joug de l’immuable dans ce château ensorcelé. Cependant, bien
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que les apparences fussent restées les mêmes, les rapports intimes entre les habitants de Lissy-Gory s’étaient sensiblement modifiés : il existait deux camps dans cet intérieur, deux camps ennemis, qui ne s’entendaient jamais, mais qui, pour le prince André, renoncèrent momentanément à leurs habitudes. L’un se composait du vieux prince, de Mlle Bourrienne et de l’architecte ; l’autre, de la princesse Marie, du petit Nicolas, de son gouverneur, de la vieille bonne et de toutes les femmes de la maison.
 
Pendant son séjour on dîna ensemble, mais, en voyant l’embarras général, il s’aperçut bientôt qu’on le traitait comme un étranger en l’honneur de qui on faisait une exception. Il le sentit si bien, qu’il en fut gêné à son tour, et se réfugia dans un silence absolu. Cette situation tendue, trop visible pour passer inaperçue, rendit son père morose et taciturne, et aussitôt après dîner il se retira chez lui. Lorsque le prince André alla le trouver dans le courant de la soirée, et essaya de l’intéresser au récit de la campagne du jeune comte Kamensky, le vieux prince, au lieu de l’écouter, se répandit en invectives sur la conduite de la princesse Marie, sur ses superstitions et sur son inimitié envers Mlle Bourrienne, le seul être, assurait-il, qui lui fût sincèrement attaché…
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« Pourquoi André, qui a tout remarqué, ne me parle-t-il pas de sa sœur ? s’était-il dit. Il croit donc que je suis un monstre, un imbécile qui, pour me ménager les bonnes grâces de la française, me suis éloigné sans raison de ma fille ? … Il ne comprend rien, il faut tout lui expliquer, il faut qu’il me comprenne !
 
– Je ne vous en aurais pas parlé si vous ne me l’eussiez pas demandé, répondit le prince André à cette confidence inattendue, sans lever les yeux sur son père, qu’il condamnait pour la première fois de sa vie… Mais, puisque vous le désirez, je vous en parlerai franchement : s’il est survenu un malentendu entre vous et Marie, ce n’est pas elle que j’en accuse, car je sais combien elle vous respecte et vous aime…
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S’il y en a un, – poursuivit-il en s’échauffant peu à peu, ce qui du reste lui était devenu habituel depuis quelque temps, – je ne saurais en attribuer la cause qu’à la présence d’une femme indigne d’être la compagne de ma sœur ! » Le vieux prince, les yeux fixés sur lui, l’avait d’abord écouté sans mot dire : un sourire forcé laissait apercevoir la brèche causée par la dent absente, et à laquelle son fils ne parvenait pas à s’habituer.
 
« Quelle compagne, mon ami ? Ah ! on t’a déjà parlé ? Ah ! …
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Lorsque le prince André se retrouvait dans le milieu où il avait été heureux autrefois, il éprouvait un tel dégoût de la vie, qu’il avait hâte de s’éloigner de ces souvenirs et de se créer une occupation nouvelle : c’était là le secret de son apparente indifférence.
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« André, tu nous quittes décidément ? lui dit sa sœur.
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« Adieu, André, rappelez-vous que les malheurs viennent de Dieu, et que les hommes ne sont jamais coupables ! » Telles furent les dernières paroles de la princesse Marie.
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« Cela doit sans doute être ainsi ! se dit le prince André en quittant la grande avenue de Lissy-Gory… Innocente victime, elle est destinée à être martyrisée par un vieillard à demi fou, qui sent ses torts, mais qui ne peut plus refaire son caractère… Mon fils grandit, sourit à la vie, et, tout comme un autre, il dupera et sera dupé ! … Et moi je me rends à l’armée… pourquoi faire ? Je n’en sais rien, à moins que ce ne soit pour me battre avec l’homme que je méprise, et lui donner ainsi l’occasion de me tuer et de se moquer ensuite de moi ! »
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Le prince André arriva à la fin de juin au quartier général. La première armée, celle que l’Empereur commandait, occupait sur la Drissa un camp retranché. La seconde, qui en était séparée, disait-on, par des forces ennemies considérables, se repliait pour la rejoindre. Il régnait des deux côtés un grand mécontentement, causé par la marche générale des opérations militaires, mais il ne venait à l’idée de personne de craindre une invasion étrangère dans les gouvernements russes, et de croire que la guerre pût être portée au delà des provinces polonaises de l’Ouest.
 
Le prince André trouva Barclay de Tolly établi sur les bords mêmes de la Drissa, à quatre verstes de l’endroit où était l’Empereur. Comme il n’y avait ni village ni bourg aux environs du camp, les nombreux généraux et les nombreux dignitaires de la cour s’étaient emparés des meilleures habitations sur les deux rives de la rivière, sur une longueur de plus de dix verstes. L’accueil de Barclay de Tolly fut sec et raide : il annonça à Bolkonsky qu’il en référerait à Sa Majesté pour lui procurer un emploi, et le pria, en attendant, de faire partie de son état-major. Kouraguine n’était plus à l’armée, mais à Pétersbourg, et cette nouvelle réjouit le prince André. Il fut heureux d’être délivré pour un temps des pensées que ce nom évoquait dans son âme, et de pouvoir s’abandonner en entier à l’intérêt qu’éveillait en lui la grande guerre qui commençait.
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Sans emploi auprès de personne, il consacra les quatre premiers jours à l’inspection du camp, dont il parvint à se former une idée exacte en s’aidant de ses propres lumières, et en questionnant ceux qui étaient capables de le renseigner. Les avantages de ce camp restèrent pour lui à l’état de problème : son expérience lui avait déjà plus d’une fois démontré que les plans les plus savamment combinés et les mieux étudiés n’ont souvent dans l’art militaire qu’une mince valeur… Il l’avait bien vu à Austerlitz, et il comprenait mieux que jamais, depuis ce jour-là, que la victoire dépend surtout de l’habileté à prévoir et à parer les mouvements inattendus de l’ennemi, et du coup d’œil et de l’intelligence des personnes chargées de la direction des opérations militaires. Afin de mieux éclairer cette dernière question, il ne négligea rien pour s’initier aux détails de l’administration et pour lire dans le jeu des généraux qui avaient voix au chapitre.
 
Pendant le séjour de l’Empereur à Vilna, l’armée avait été divisée en trois corps : le premier fut placé sous le commandement de Barclay de Tolly, le second sous celui de Bagration, le troisième sous celui de Tormassow. L’Empereur se trouvait avec le premier, sans y remplir toutefois les fonctions de commandant en chef, et l’ordre du jour annonçait sa présence, sans ajouter le moindre commentaire. Il n’avait avec lui aucun état-major spécial, mais seulement l’état-major du quartier général impérial, dont le chef était le général quartier-maître prince Volkonsky, et qui était composé d’une foule de généraux, d’aides de camp, de fonctionnaires civils pour la partie diplomatique et d’un grand nombre d’étrangers : par le fait, il n’existait donc pas d’état-major de l’armée. On voyait, auprès de la personne de l’Empereur, Araktchéïew, l’ex-ministre de la guerre, le Comte Bennigsen le doyen des généraux, le césarévitch grand-duc Constantin, le chancelier Comte Roumiantzow, Stein, l’ancien ministre de Prusse, Armfeld général suédois, Pfuhl, le principal organisateur du plan de campagne, Paulucci, général aide de camp, un réfugié sarde, Woltzogen, et plusieurs autres. Quoiqu’ils fussent tous attachés à Sa Majesté sans mission particulière, ils avaient cependant une telle influence, que le commandant en chef lui-même ne savait souvent de qui émanait le conseil reçu, ou l’ordre donné sous forme d’insinuation, par Bennigsen, par le grand-duc ou par tout autre ; s’ils parlaient de leur propre chef, ou s’ils ne faisaient que transmettre la volonté impériale, et en définitive s’ils’
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il fallait, oui ou non, les écouter ? Ils faisaient partie de la mise en scène générale : leur présence et celle de l’Empereur, parfaitement définies à leur point de vue, comme courtisans (et tous le deviennent dans l’intimité du Souverain), signifiaient clairement que, malgré le refus de ce dernier de prendre le titre de général en chef, le commandement des trois corps d’armée n’en était pas moins entre ses mains et son entourage représentait, par suite, son conseil immédiat et intime. Araktchéïew, le garde du corps de Sa Majesté, était également l’exécuteur, de ses volontés ; Bennigsen, qui était grand propriétaire dans le gouvernement de Vilna, et qui semblait n’avoir eu d’autre souci que d’en faire les honneurs à son Souverain, jouissait d’une excellente réputation militaire, et on le gardait sous la main pour remplacer à l’occasion Barclay de Tolly. Le grand-duc y était pour son plaisir personnel ; l’ex-ministre Stein, comme conseiller, vu la haute estime que lui valaient ses qualités ; grâce à son assurance, et à la conviction qu’il avait de ses propres mérites, Armfeld, le haineux ennemi de Napoléon, était très écouté par Alexandre ; Paulucci faisait partie de la phalange, parce qu’il était hardi et décidé ; les aides de camp généraux, parce qu’ils suivaient l’Empereur partout, et enfin Pfuhl, parce qu’après avoir imaginé et fait le plan de campagne, il était parvenu à le faire accepter comme parfait dans son ensemble. C’était ce dernier en réalité qui menait la guerre. Woltzogen attaché à sa personne, plein d’amour-propre, de confiance en lui-même, et d’un mépris absolu pour toutes choses, n’était qu’un théoricien de cabinet, chargé de revêtir les idées de Pfuhl d’une forme plus élégante.
 
En dehors de tous ces hauts personnages, il y avait encore une quantité d’individus en sous-ordre, russes et étrangers, dépendant de leurs chefs respectifs : les étrangers se faisaient remarquer surtout par la témérité et la variété de leurs combinaisons militaires, conséquence toute naturelle du fait de servir dans un pays qui n’était pas le leur.
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Au milieu du courant d’opinions si diverses qui agitait ce monde brillant et orgueilleux, le prince André ne tarda pas à constater l’existence de plusieurs partis qui se détachaient visiblement de la masse.
 
Le premier se composait de Pfuhl et de ses adhérents, les théoriciens de l’art de la guerre, ceux qui croyaient à l’existence de ses lois immuables, aux lois des mouvements obliques et des mouvements de flanc ; ceux-là voulaient que, conformément à
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cette prétendue théorie, on se repliât dans l’intérieur du pays, et considéraient la moindre infraction à ces règles fictives, comme une preuve de barbarie, d’ignorance et même de malveillance. Ce parti comprenait les princes allemands, les Allemands en général, Woltzogen, Wintzingerode, et plusieurs autres encore.
 
Le second parti, le parti adverse, tombait, comme il arrive souvent, dans l’extrême opposé, en demandant à marcher sur la Pologne, et à ne pas suivre un plan déterminé à l’avance : audacieux et entreprenant, il représentait la nationalité du pays, et n’en était par suite que plus exclusif dans la discussion. Parmi les Russes qui commençaient à s’élever, il y avait Bagration et Ermolow : il avait, dit-on, demandé un jour à l’Empereur la faveur d’être promu au grade d’« Allemand » ! Ce parti ne cessait de répéter, en se souvenant des paroles de Souvorow, qu’il était inutile de raisonner et de piquer des épingles sur les cartes, qu’il fallait se battre, mettre l’ennemi en déroute, ne pas le laisser pénétrer en Russie, et ne pas donner à l’armée le temps de se démoraliser.
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Le troisième parti, celui qui inspirait le plus de confiance à l’Empereur, était composé de courtisans, médiateurs entre les deux premiers, peu militaires pour la plupart, qui pensaient et disaient ce que pensent et disent d’habitude ceux qui, n’ayant point de conviction arrêtée, tiennent cependant à ne pas le laisser paraître. Ils prétendaient donc que la guerre contre un génie comme Bonaparte (il était redevenu Bonaparte pour eux) exigeait sans aucun doute de savantes combinaisons, de profondes connaissances dans l’art de la guerre ; que Pfuhl y était certainement passé maître, mais que l’étroitesse de son jugement, ce défaut habituel des théoriciens, s’opposait à ce qu’on eût en lui une confiance absolue : qu’il fallait par conséquent tenir compte aussi de l’opinion de ses adversaires, des gens du métier, des gens d’action, dont l’expérience était certaine, afin de réunir les avis les plus sages, pour s’en tenir à un juste milieu. Ils insistaient sur la nécessité de conserver le camp de Drissa, d’après le plan de Pfuhl, en changeant toutefois les dispositions relatives aux deux autres armées. De cette façon, il est vrai, on n’atteignait aucun des deux buts proposés, mais les personnes de ce parti, auquel appartenait également Araktchéïew, pensaient que c’était là encore la meilleure des combinaisons.
 
Le quatrième courant d’opinion avait à sa tête le grand-duc
Le quatrième courant d’opinion avait à sa tête le grand-duc césarévitch, qui ne pouvait oublier son désappointement à Austerlitz, lorsque, se préparant, en tenue de parade, à s’élancer sur les Français à la tête de la garde, et à les écraser, il s’était trouvé par surprise en première ligne devant le feu ennemi, et n’avait pu se retirer de la mêlée qu’au prix des plus grands efforts. La franchise de ses appréciations et de celles de son entourage était à la fois un défaut et une qualité : redoutant Napoléon et sa force, ils ne voyaient chez eux et autour d’eux qu’impuissance et faiblesse, et le répétaient hautement : « Il ne résultera de tout cela, disaient-ils, que le malheur, la honte et la défaite ! Nous avons abandonné Vilna, puis Vitebsk, voici maintenant que nous allons abandonner aussi la Drissa, … Il ne nous reste qu’une chose raisonnable à faire : conclure la paix le plus tôt possible, avant d’être chassés de Pétersbourg ! »
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Le quatrième courant d’opinion avait à sa tête le grand-duc césarévitch, qui ne pouvait oublier son désappointement à Austerlitz, lorsque, se préparant, en tenue de parade, à s’élancer sur les Français à la tête de la garde, et à les écraser, il s’était trouvé par surprise en première ligne devant le feu ennemi, et n’avait pu se retirer de la mêlée qu’au prix des plus grands efforts. La franchise de ses appréciations et de celles de son entourage était à la fois un défaut et une qualité : redoutant Napoléon et sa force, ils ne voyaient chez eux et autour d’eux qu’impuissance et faiblesse, et le répétaient hautement : « Il ne résultera de tout cela, disaient-ils, que le malheur, la honte et la défaite ! Nous avons abandonné Vilna, puis Vitebsk, voici maintenant que nous allons abandonner aussi la Drissa, … Il ne nous reste qu’une chose raisonnable à faire : conclure la paix le plus tôt possible, avant d’être chassés de Pétersbourg ! »
 
Cette opinion trouvait de l’écho dans les hautes sphères de l’armée, dans la capitale, et chez le chancelier comte Roumiantzow, partisan déclaré de la paix, pour d’autres raisons d’État.
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Le sixième groupe, au contraire, portait haut Bennigsen ; personne, à son avis, n’était plus actif, plus entendu que Bennigsen, et l’on serait bien obligé de l’employer : « La preuve, ajoutait-on, c’est que notre retraite de la Drissa n’était qu’une série ininterrompue de fautes et d’insuccès… et plus il y en aura, mieux cela vaudra : on comprendra alors qu’il est impossible de continuer. Ce n’est pas un Barclay qu’il nous faut, c’est un Bennigsen, un Bennigsen qui s’est distingué en 1807, à qui Napoléon lui-même a rendu justice, et aux ordres duquel on se soumettrait volontiers. »
 
La septième catégorie comprenait un assez grand nombre de personnes, comme il s’en rencontre toujours auprès d’un jeune empereur, des généraux et des aides de camp, passionnément attachés à l’homme plutôt qu’au Souverain, l’adorant
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avec sincérité et désintéressement, comme l’avait adoré Rostow en 1808, et ne voyant en lui que qualités et vertus. Ceux-ci exaltaient sa modestie qui se refusait à prendre en mains le commandement de l’armée, tout en le blâmant de cette défiance exagérée : « Il devait, disaient-ils, se mettre franchement à la tête des troupes, former auprès de sa personne l’état-major du commandant en chef, prendre conseil des théoriciens aussi bien que des praticiens expérimentés, et conduire lui-même au combat ses soldats, que sa seule présence exalterait jusqu’au délire ! »
 
Le huitième parti, le plus nombreux, dans la proportion de 99 à 1 par rapport aux précédents, se composait de ceux qui ne désiraient particulièrement ni la paix ni la guerre : faire un mouvement offensif, rester dans un camp retranché sur la Drissa ou ailleurs, leur était aussi indifférent que de se voir commandés par l’Empereur en personne, par Barclay de Tolly, par Pfuhl ou par Bennigsen ; leur but unique et essentiel était d’attraper au vol le plus, d’avantages et d’amusements possible. Se mettre, en avant, se faire valoir dans ce bas-fond d’intrigues ténébreuses et enchevêtrées qui s’agitaient au quartier impérial, leur était plus facile qu’ailleurs en temps de paix. L’un, pour ne pas perdre sa position, soutenait Pfuhl aujourd’hui, devenait son adversaire le lendemain, et, le jour suivant, assurait, pour se dégager de toute responsabilité et pour plaire à l’Empereur, qu’il n’avait aucune conviction, arrêtée à l’endroit de tel ou tel projet. Un autre, désireux de se bien poser, s’emparait d’une observation faite en passant par l’Empereur, pour la développer au conseil suivant, criait à tue-tête, gesticulait, se disputait, provoquait au besoin ceux qui étaient d’un avis contraire, afin d’attirer l’attention du Souverain et de témoigner de son dévouement au bien général. Un troisième profitait sans bruit d’une occasion favorable et de l’absence de ses ennemis pour demander, dans l’intervalle de deux conseils, et pour obtenir un secours d’argent en récompense de ses loyaux services, sachant à merveille qu’on aurait plus vite fait dans les circonstances présentes de lui accorder sa requête que de la lui refuser. Le quatrième se trouvait constamment, et par un pur effet du hasard, sur le chemin de l’Empereur, qui le voyait toujours accablé de travail. Le cinquième, afin de se faire inviter à la table impériale, défendait ou attaquait avec violence une opinion nouvellement adoptée, en se servant d’arguments plus ou moins justes.
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Ce parti n’avait en vue que d’avoir à tout prix des croix, des rangs, de l’argent, et ne s’occupait que de suivre les fluctuations de la faveur impériale : à peine avait-elle pris une direction, que cette population de fainéants se portait tout entière de ce côté, si bien qu’il devenait parfois difficile à l’Empereur d’agir dans un autre sens ; à cause de la gravité du danger qui menaçait l’avenir et qui donnait à la situation un caractère d’agitation vague et fiévreuse, à cause de ce tourbillon de brigues, d’amours-propres, de collisions constantes d’opinions, de sentiments divers, ce dernier groupe, le plus considérable de tous, n’ayant que ses intérêts en vue, contribua singulièrement à rendre la marche de l’ensemble plus tortueuse et plus compliquée. Cet essaim de bourdons, se précipitant en avant dès qu’il s’agissait de débattre une nouvelle question, sans avoir même résolu la précédente, assourdissait leur monde au point d’étouffer la voix de ceux qui discutaient sérieusement et franchement.
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Ils pensaient et disaient que le mal provenait principalement de la présence de l’Empereur et de sa cour militaire, qui avait amené avec elle cette versatilité de rapports conventionnels et incertains, commode peut-être à la cour, mais fatale assurément à l’armée. L’Empereur devait gouverner, et ne pas commander les troupes ; son départ et celui de sa suite étaient la seule issue possible à cette situation, car sa présence seule entravait l’action de 80 000 hommes destinés à sa sûreté personnelle ; et, à leur sens, le plus mauvais général en chef, du moment qu’il serait indépendant, vaudrait le meilleur généralissime paralysé dans sa liberté d’action par la présence et la volonté du Souverain.
 
Schichkow, le secrétaire d’État, l’un des membres les plus influents de ce parti, adressa, de concert avec Balachow et Araktchéïew, une lettre à l’Empereur, dans laquelle, usant de la permission qui leur avait été accordée de discuter l’ensemble des opérations, ils l’engageaient respectueusement à retourner dans sa capitale, afin d’exciter l’ardeur guerrière de
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son peuple, de l’enflammer par ses paroles, de le soulever pour la défense de la patrie, et de provoquer en lui cet élan enthousiaste qui devint plus tard une des causes du triomphe de la Russie, et auquel contribua jusqu’à un certain point la présence de Sa Majesté à Moscou. Le conseil, présenté sous cette forme, fut approuvé et le départ de l’Empereur décidé.
 
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Le prince André se présenta à l’heure indiquée chez Bennigsen, qui était logé dans une petite propriété particulière sur les bords de la Drissa ; il n’y trouva que Czernichew, aide de camp de l’Empereur, qui lui raconta que celui-ci était allé une seconde fois, en compagnie du général Bennigsen et du marquis Paulucci, visiter les retranchements, sur l’utilité desquels on commençait à avoir des doutes très sérieux.
 
Czernichew lisait un roman près d’une des fenêtres de la première pièce, qui avait dû servir autrefois de salle de bal ; on y voyait encore un orgue sur lequel on avait entassé des rouleaux de tapis : dans un des coins de l’appartement l’aide de camp de Bennigsen, harassé par le travail ou par le souper qu’il venait de faire, sommeillait sur un lit. Cette salle avait deux issues : l’une donnait dans un cabinet, l’autre s’ouvrait sur un salon, où l’on entendait plusieurs voix qui causaient en allemand et parfois en français. Là, sur l’ordre de l’Empereur, on avait convoqué non pas un conseil de guerre (car l’Empereur n’aimait pas ces sortes de désignations précisespré
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cises), mais une simple réunion des quelques personnes qu’il désirait consulter dans ce moment critique, afin d’éclaircir certaines questions. C’étaient Armfeld le Suédois, le général aide de camp Woltzogen, Wintzingerode, que Napoléon appelait le transfuge français, Michaud, Toll, le baron Stein, qui n’était pas un homme de guerre, et enfin Pfuhl, la grande cheville ouvrière, que le prince André eut tout le loisir d’étudier à son aise, car, arrivé avant lui, il le vit entrer et s’arrêter quelques secondes à causer avec Czernichew.
 
Bien qu’il ne l’eût jamais rencontré, il lui sembla au premier coup d’œil qu’il le connaissait déjà depuis longtemps : il portait, aussi mal que possible, l’uniforme de général russe, et sa personne offrait une vague ressemblance avec les Weirother, les Mack, les Schmidt et une foule d’autres généraux théoriciens, qu’il avait vus agir en 1805. Celui-ci toutefois avait le don particulier de réunir en lui seul tout ce qui caractérisait les autres, et d’offrir à l’analyse du prince André le spécimen le plus complet d’un Allemand pur sang. De petite taille, maigre, mais carré d’épaules, d’une constitution solide, avec des omoplates larges et osseuses, il avait la figure sillonnée de rides et les yeux enfoncés dans leurs orbites. Ses cheveux, lissés avec soin sur les tempes, pendaient sur la nuque en petites houppes isolées. Il avait l’air inquiet et fâché, comme s’il eût redouté tout ce qui se trouvait sur son chemin. Retenant gauchement son épée, il demanda en allemand à Czernichew où était l’Empereur. On voyait qu’il avait hâte d’en finir au plus tôt avec les saluts d’usage, et de s’asseoir devant les cartes étalées sur la table, car là il se sentait dans son élément. Il écouta, en souriant ironiquement, le récit de la visite de l’Empereur aux retranchements, qui étaient sa création, et ne put s’empêcher de grommeler entre ses dents d’une voix de basse : « Imbécile ! tout sera perdu… ce sera du propre alors ! » Czernichew lui présenta le prince André, en ajoutant que ce dernier arrivait de Turquie, où la guerre s’était si heureusement terminée. Pfuhl daigna à peine l’honorer d’un regard : « Cette guerre-là vous aura sans doute offert un joli exemple de tactique ! » se borna-t-il à dire avec un mépris écrasant, et il se dirigea vers le salon voisin.
 
Pfuhl, toujours irritable, l’était encore plus ce jour-là, par suite de l’examen et de la critique dont ses fortifications étaient l’objet. Cette courte entrevue suffit au prince André, en y ajoutant ses souvenirs d’Austerlitz, pour se faire une idée assez
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juste de son caractère. Pfuhl devait nécessairement être une de ces natures entières, qui poussent jusqu’au martyre l’assurance que leur donne la foi dans l’infaillibilité d’un principe. Ces natures-là on ne les rencontre que chez les Allemands, seuls capables d’une confiance aussi absolue dans une idée abstraite, telle que la science, c’est-à-dire la connaissance présumée d’une vérité certaine.
 
Pfuhl était en effet un adepte de la théorie du mouvement oblique, déduite par lui des guerres de Frédéric le Grand, et tout ce qui ne s’accordait pas avec cette théorie dans les campagnes modernes constituait, à ses yeux, des fautes si grossières, et des non-sens si monstrueux, que cet ensemble de combinaisons barbares ne pouvait, à son avis, mériter le nom de guerre et être un sujet d’étude.
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Le prince André avait eu à peine le temps de tourner les yeux d’un autre côté, que le comte Bennigsen entra précipitamment, et, le saluant d’un signe de tête, passa dans la cabine en donnant des ordres à son aide de camp. Il avait précédé l’Empereur pour prendre quelques dispositions et le recevoir
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chez lui. Czernichew et Bolkonsky sortirent sur le perron : le Souverain descendait de cheval. Il avait l’air fatigué, et la tête inclinée en avant ; on voyait qu’il écoutait avec ennui les observations que lui adressait Paulucci avec une véhémence toute particulière : il fit un pas en avant pour y couper court, mais l’Italien, rouge d’excitation et oubliant toute convenance, le suivit sans s’interrompre :
 
« Quant à celui qui a conseillé d’établir ce camp, le camp de Drissa, – disait-il, pendant que l’Empereur montait les marches de l’entrée, les yeux fixés sur le prince André, qu’il ne parvenait pas à reconnaître. – Quant à celui-là, Sire, répéta Paulucci d’un ton désespéré, sans pouvoir s’empêcher de continuer, je ne vois pas d’autre alternative pour lui que la maison jaune ou le gibet ! »
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Le prince Pierre Volkhonsky, chargé alors des fonctions de chef d’état-major auprès de Sa Majesté, apporta des cartes et des plans, et, après les avoir étalés sur la table, formula successivement les questions sur lesquelles l’Empereur désirait avoir l’avis du conseil ; on venait de recevoir la nouvelle (reconnue inexacte plus tard) que les Français s’apprêtaient à tourner le camp de Drissa.
 
Le premier qui éleva la voix fut le comte Armfeld : il proposa, afin de parer aux difficultés de la situation, de réunir l’armée sur un point indéterminé entre les grandes routes de Pétersbourg et de Moscou, et d’y attendre l’ennemi. Cette proposition, qui ne répondait guère à la question posée au conseil, n’avait évidemment d’autre but que de prouver que lui aussi avait son plan combiné à l’avance, et il saisissait la première occasion pour le faire connaître. Soutenu par les uns, attaqué par les autres, ce projet était du nombre de ceux que l’on forme, sans tenir compte de l’influence des événements sur la tournure de la guerre. Le jeune colonel Toll le critiqua
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avec chaleur, et, tirant de sa poche un manuscrit, il demanda la permission d’en faire la lecture. Dans cet exposé, très détaillé, il proposait une combinaison toute contraire au plan de campagne du général suédois et de Pfuhl. Paulucci l’attaqua, et conseilla un mouvement offensif qui mettrait fin à l’incertitude, et nous tirerait de ce« traquenard », ainsi qu’il appelait le camp de Drissa. Pfuhl et son interprète Woltzogen avaient gardé le silence pendant ces discussions orageuses ; le premier se bornait à laisser échapper des interjections inintelligibles et se détournait même parfois, d’un air de dédain, comme s’il voulait faire bien constater qu’il ne s’abaisserait jamais à réfuter de pareilles sornettes. Le prince Volkhonsky, président des débats, l’interpella à son tour et le pria d’exprimer son avis ; il se contenta de lui répondre qu’il était inutile de le lui demander, car on savait sûrement mieux que lui ce qui restait à faire.
 
« Vous avez, dit-il, le choix entre la position si admirablement choisie par le général Armfeld, avec l’ennemi sur les derrières de l’armée, et l’attaque conseillée par le seigneur italien…, ou bien, ce qui serait encore mieux, une belle et bonne retraite ! » Volkhonsky, fronçant les sourcils à cette boutade, lui rappela qu’il lui parlait au nom de l’Empereur. Pfuhl se leva aussitôt, et reprit avec une excitation croissante :
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« On a tout gâté, tout embrouillé ; on a voulu faire mieux que moi, et maintenant c’est derechef à moi que l’on s’adresse ! … Quel est le remède, dites-vous ? Je n’en sais rien ! … Je vous répète qu’il faut tout exécuter à la lettre, sur les bases que je vous ai précisées, s’écria-t-il en frappant la table de ses doigts osseux. – Où est la difficulté ? Elle n’existe pas ! … Sornettes ! jeux d’enfants ! … » Et, se rapprochant de la carte, il indiqua rapidement différents points, en démontrant au fur et à mesure qu’aucun hasard ne saurait ni déjouer son plan, ni annuler l’utilité du camp de Drissa, que tout était prévu, calculé à l’avance, et que si l’ennemi le tournait, il courrait nécessairement à sa perte.
 
Paulucci, qui ne parlait pas l’allemand, lui adressa quelques questions en français. Comme Pfuhl s’exprimait fort mal dans cette langue, Woltzogen vint à son secours, et traduisit, avec une extrême volubilité, les explications de Pfuhl, destinées uniquement à prouver que toutes les difficultés contre lesquelles on se heurtait dans ce moment, provenaient uniquement de l’inexactitude apportée à l’exécution de son plan. Enfin, semblable
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au mathématicien qui dédaigne de faire à nouveau la preuve d’un problème qu’il a résolu, et dont la solution lui paraît incontestable, il cessa de parler et laissa le champ libre à Woltzogen, qui continua à exposer, en français, les idées de son chef en lui adressant de temps à autre un : « N’est-ce pas ainsi, Excellence ? »
 
Pfuhl, échauffé par la lutte, lui répondait invariablement, avec une irritation toujours croissante : « Mais cela s’entend, il n’y a pas là matière à discussion ! »
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De leur côté, Paulucci et Michaud attaquaient Woltzogen en français, Armfeld en allemand, et Toll expliquait le tout en russe au prince Volkhonsky. Le prince André observait et se taisait.
 
De tous ces hauts personnages, Pfuhl était celui qui éveillait en lui le plus de sympathie. Cet homme qui poussait jusqu’à l’absurde la confiance en lui-même, irascible mais résolu, était le seul, entre eux tous, qui ne désirait rien pour lui-même, qui ne détestait personne, et qui cherchait simplement à faire exécuter un plan fondé sur une théorie qui était le résultat de longues années de travail. Sans doute il était ridicule, et son persiflage désagréable au dernier point, mais il inspirait, malgré tout, un respect involontaire par son dévouement absolu à une idée. On ne sentait pas non plus dans ses discours cette espèce de panique que ses adversaires laissaient entrevoir, en dépit de leurs efforts pour la dissimuler. Cette disposition générale des esprits, dont le conseil de 1805 avait été complètement exempt, leur était inspirée aujourd’hui par le génie reconnu de Napoléon, et se trahissait dans leurs moindres arguments. On croyait que tout lui était possible ; il était capable même, disaient-ils, de les attaquer de tous les côtés à la fois, et son nom suffisait à battre en brèche les raisonnements les plus sages. Pfuhl seul le traitait de barbare, à l’égal de tous ceux qui faisaient de l’opposition à sa théorie favorite. Au respect qu’il inspirait au prince André se joignait un vague sentiment de pitié, car, à en juger d’après le ton des courtisans, d’après les paroles de Paulucci à l’Empereur et surtout d’après une certaine amertume d’expressions dans la bouche du savant théoricien, il était évident que chacun prévoyait, et qu’il pressentait lui-même sa disgrâce prochaine. Il cachait, on le voyait, sous une ironie dédaigneuse et acerbe, son désespoir de voir lui échapper l’occasion unique d’appliquer et de vérifier sur une grande échelle l’excellence de son système et d’en prouver la justesse au monde entier.
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de son système et d’en prouver la justesse au monde entier.
 
La discussion dura longtemps ; elle devint de plus en plus bruyante ; elle finit par dégénérer en attaques personnelles, et il n’en résulta aucune conclusion pratique. Le prince André, en présence de cette confusion des langues, de cette foule de projets, de propositions, de contre-propositions et de réfutations, ne put s’empêcher de s’étonner de tout ce qu’il entendait dire. Pendant son service actif, il avait souvent médité sur ce qu’on était convenu d’appeler la science militaire, qui, selon lui, n’existait pas et ne pouvait exister, et il en avait conclu que le génie militaire n’était qu’un mot de convention. Ces pensées, encore indécises dans son esprit, venaient de recevoir, pendant ces débats, une confirmation éclatante, et elles étaient devenues pour lui une vérité sans réplique : « Comment existerait-il une théorie et une science là où les conditions et les circonstances restent inconnues et où les forces agissantes ne sauraient être déterminées avec précision ? Quelqu’un peut-il deviner quelle sera la position de notre armée et celle de l’ennemi dans vingt-quatre heures d’ici ? N’est-il pas arrivé maintes fois, grâce à un cerveau brûlé bien résolu, à 5 000 hommes de résister à 30 ! 000 combattants, comme dans le temps à Schöngraben, et à une armée de 80 000 hommes de se débander et de prendre la fuite devant 8 000, comme à Austerlitz ; et cela parce qu’il avait plu à un seul poltron de crier : « Nous sommes coupés ! » Où peut donc être la science là où tout est vague, où tout dépend de circonstances innombrables, dont la valeur ne saurait être calculée en vue d’une certaine minute, puisque l’instant précis de cette minute est inconnu ? Armfeld soutient que nos communications sont coupées, Paulucci assure que nous avons placé l’ennemi entre deux feux, Michaud démontre que le défaut du camp de Drissa est d’avoir la rivière derrière nous, tandis que Pfuhl prouve que c’est là ce qui fait sa force ! Toll propose son plan, Armfeld le sien ; l’un et l’autre sont également bons et également mauvais, car leurs avantages respectifs ne pourront être appréciés qu’au moment même où les événements s’accompliront ! Tous parlent des génies militaires. En est-ce donc un celui qui sait approvisionner à temps son armée de biscuits, et qui envoie les uns à gauche, les autres à droite ? Non. On ne les qualifie ainsi de« génies » que parce qu’ils ont l’éclat et le pouvoir, et qu’une foule de pieds-plats à genoux comme toujours devant
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la puissance leur prêtent les qualités qui ne sont pas celles du génie véritable. Mais c’est tout l’opposé ! Les bons généraux que j’ai connus étaient bêtes et distraits, Bagration par exemple, et Napoléon cependant l’a proclamé le meilleur de tous ! … Et Bonaparte lui-même ? N’ai-je pas observé à Austerlitz l’expression suffisante et vaniteuse de sa physionomie ? Un bon capitaine n’a besoin ni d’être un génie, ni de posséder des qualités extraordinaires : tout au contraire, les côtés les plus élevés et les plus nobles de l’homme, tels que l’amour, la poésie, la tendresse, le doute investigateur et philosophique, doivent le laisser complètement indifférent. Il doit être borné, convaincu de l’importance de sa besogne, ce qui est indispensable, car autrement il manquerait de patience, se tenir en dehors de toute affection, n’avoir aucune pitié, ne jamais réfléchir, ni se demander jamais où est le juste et l’injuste…, alors seulement il sera parfait. Le succès ne dépend pas de lui, mais du soldat qui crie : « Nous sommes perdus ! » ou de celui qui crie : « Hourra ! … » Et c’est là dans les rangs, là seulement, que l’on peut servir avec la conviction d’être utile ! »
 
Le prince André se laissait aller à ces réflexions, lorsqu’il en fut brusquement tiré par la voix de Paulucci : le conseil se séparait.
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Nicolas Rostow reçut, un peu avant l’ouverture de la campagne, une lettre de ses parents ; ils l’informaient, en quelques mots, de la maladie de Natacha et de la rupture de son mariage,« qu’elle-même avait rompu, » disaient-ils ; ils l’engageaient de nouveau à quitter le service et à revenir auprès d’eux. Il leur exprima dans sa réponse tous les regrets que lui causaient la maladie et le mariage manqué de sa sœur, les assura qu’il ferait son possible pour réaliser leur souhait, mais se garda bien de demander un congé.
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« Amie adorée de mon âme, écrivit-il en particulier à Sonia, l’honneur seul m’empêche de retourner auprès des miens, car aujourd’hui, à la veille de la guerre, je me croirais déshonoré non seulement aux yeux de mes camarades, mais aux miens propres, si je préférais mon bonheur à mon devoir et à mon dévouement pour la patrie. Ce sera, crois-le bien, notre dernière séparation ! La campagne à peine finie, si je suis en vie et toujours aimé, je quitterai tout, et je volerai vers toi, pour te serrer à tout jamais sur mon cœur ardent et passionné ! »
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La campagne s’ouvrit, les appointements furent doublés ; le régiment, envoyé en Pologne, vit arriver de nouveaux officiers, de nouveaux soldats, de nouveaux chevaux, et il y régna cette joyeuse animation qui se manifeste toujours au début de toute guerre. Rostow, qui savait apprécier les avantages de sa position, s’adonna tout entier aux plaisirs et aux devoirs de son service, bien qu’il sût parfaitement qu’un jour viendrait où il le quitterait.
 
Les troupes quittèrent Vilna, par suite d’une foule de raisons politiques, de raisons d’État, et d’autres motifs, et chaque pas qu’elles faisaient en arrière donnait lieu, au sein de l’état-major, à
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de nouvelles complications d’intérêts, de combinaisons et de passions de toute sorte.
 
Quant aux hussards de Pavlograd, ils firent cette retraite par la plus belle des saisons, avec des vivres en abondance, et toute la facilité et l’agrément d’une partie de plaisir. Se désespérer, se décourager, et surtout intriguer, était le fait du quartier général, mais à l’armée on ne s’inquiétait pas de savoir où on allait et pourquoi on marchait. Les regrets causés par la retraite ne s’adressaient qu’au logement où l’on avait gaiement vécu, et à la jolie Polonaise qu’on abandonnait. S’il arrivait par hasard à un officier de penser que l’avenir ne promettait rien de bon, il s’empressait aussitôt, comme il convient à un vrai militaire, d’écarter cette crainte, de reprendre sa gaieté, et de reporter toute son attention sur ses occupations immédiates, afin d’oublier la situation générale. On campa d’abord aux environs de Vilna : on s’y amusa en compagnie des propriétaires polonais avec qui on avait noué connaissance, et en se préparant constamment à des revues passées par l’Empereur ou par d’autres chefs militaires. On reçut l’ordre de se replier jusqu’à Sventziany, et de détruire les vivres qu’on ne pouvait emporter. Les hussards n’avaient point oublié cet endroit, qui, pendant leur dernier séjour, avait été baptisé par l’armée du nom de« Camp des ivrognes » . La conduite des troupes, qui, en réquisitionnant l’approvisionnement nécessaire, prenaient où elles pouvaient des chevaux, des voitures, des tapis, et tout ce qui leur tombait sous la main, y avait soulevé de nombreuses plaintes. Rostow se souvenait fort bien de Sventziany pour y avoir mis à pied le maréchal des logis le jour même de leur arrivée, et n’avoir pu venir à bout des hommes de son escadron, soûls comme des grives parce qu’ils avaient, à son insu, emporté avec eux cinq tonnes de vieille bière ! De Sventziany, la retraite se continua jusqu’à la Drissa, et de la Drissa encore plus loin, en se rapprochant des frontières russes.
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Le 13/25 juillet, le régiment de Pavlograd eut une sérieuse rencontre avec l’ennemi. La veille au soir, il avait été assailli par une épouvantable bourrasque accompagnée de grêle et de pluie, prélude des tempêtes et des bourrasques qui se renouvelèrent si souvent en l’année 1812.
 
Deux escadrons bivouaquaient dans un camp de seigle, dont les épis, foulés et piétinés par le bétail et les chevaux, ne contenaient plus un atome de grain. La pluie tombait à verse ; Rostow et Iline, un jeune officier qu’il avait pris sous sa protection,
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s’abritaient dans une hutte de branchages élevée à la hâte. Un autre officier, dont les joues disparaissaient littéralement sous une énorme paire de moustaches, entra chez eux, surpris par l’orage.
 
« Je viens de l’état-major ! dit-il. Connaissez-vous, comte, l’exploit de Raïevsky ? … » Et il lui conta les détails du combat de Saltanovka.
 
L’officier aux grosses moustaches, nommé Zdrginsky, leur en fit un récit emphatique. À l’entendre, la digue de Saltanovka ne rappelait rien moins que le défilé des Thermopyles, et la conduite du général Raïevsky, s’avançant avec ses deux fils sur la digue, sous un feu terrible, pour commander l’attaque, était comparable à celle des héros de l’antiquité. Rostow l’écouta sans lui prêter grande attention ; il fumait sa pipe, faisait des contorsions chaque fois que l’eau lui glissait le long de la nuque, et regardait Iline du coin de l’œil ; entre lui et cet officier de seize ans, il y avait aujourd’hui les mêmes rapports que ceux qui avaient existé sept ans auparavant entre lui et Denissow. Iline avait pour Rostow une adoration toute féminine : c’était son Dieu et son modèle ! Zdrginsky ne parvint pas à communiquer son enthousiasme à Nicolas, qui garda un morne silence, et l’on pouvait deviner à l’expression de son visage que ce récit lui était souverainement désagréable. Ne savait-il pas, par sa propre expérience, après Austerlitz et la guerre de 1807, qu’on mentait toujours en citant des faits militaires, et que lui-même mentait aussi en racontant ses prouesses ? Ne savait-il pas également qu’à la guerre rien ne se passe comme on se le figure, et comme on le raconte après coup ? Le récit ne lui plaisait donc en aucune façon, le narrateur encore moins ; car en parlant il avait la fâcheuse habitude de se pencher sur la figure de son voisin, jusqu’à la toucher presque de ses lèvres, et d’occuper en outre beaucoup trop de place dans l’étroite hutte !« D’abord, se disait Rostow, les yeux fixés sur lui, la confusion et la presse devaient être telles sur cette digue, que si vraiment Raïevsky s’y est élancé avec ses deux fils, il n’a pu produire d’effet que sur les dix ou douze hommes tout au plus qui le serraient de près… Quant aux autres, ils n’auront certainement pas remarqué avec qui il était, et s’ils s’en sont aperçus, ils s’en seront d’autant moins émus, qu’ils avaient dans ce moment à songer à leur propre peau, et que, par suite, le sacrifice de sa tendresse paternelle leur importait fort peu… et d’ailleurs, le sort de la patrie ne dépendait
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pas de cette digue… ! La prendre ou la laisser à l’ennemi revenait au même, et, quoi qu’en puisse dire Zdrginsky, ce n’étaient pas les Thermopyles ! Pourquoi alors ce sacrifice ? Pourquoi mettre en avant ses propres enfants ? Je n’aurais certainement pas exposé ainsi Pétia, ni même Iline, qui est un étranger pour moi, mais un brave garçon… J’aurais au contraire tâché de les placer loin du danger. » Il se garda bien cependant de faire part à ses deux camarades de ses réflexions : l’expérience lui avait appris que c’était inutile, car, comme toute cette histoire devait contribuer à glorifier nos armées, il fallait feindre d’y ajouter une foi entière, et c’est ce qu’il fit sans hésiter.
 
« On ne peut plus y tenir, s’écria Iline, qui devinait la mauvaise humeur de Rostow : je suis mouillé jusqu’aux os… Voilà la pluie qui diminue, je vais m’abriter ailleurs. » Iline et Zdrginsky sortirent.
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La kibitka du docteur stationnait devant le cabaret, où cinq officiers s’étaient réfugiés. Marie Henrikovna, une jolie blonde,
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un peu forte, en bonnet de nuit et en camisole, assise sur le banc, à la place d’honneur, cachait en partie son mari étendu derrière elle et dormant profondément. On riait, et l’on causait au moment de l’apparition des deux nouveaux venus.
 
« On s’amuse donc ici ? demanda Nicolas.
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– Impossible ! répliqua l’officier ; il faut avoir soin du docteur : on ne sait pas ce qui peut arriver, et il me rendra la pareille lorsqu’il me coupera un bras ou une jambe. »
 
Il n’y avait en tout que trois verres, et l’eau était si sale, si jaune, qu’on ne pouvait guère juger si le thé était trop fort ou trop faible. Le samovar n’en contenait que six portions, mais on ne s’en plaignait pas : on trouvait même fort agréable d’attendre son tour d’après l’ancienneté, et de recevoir le breuvage brûlant des mains grassouillettes de Marie Henrikovna, dont les ongles, il est vrai, laissaient légèrement à désirer sous le rapport de la propreté. Tous paraissaient et étaient réellement
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amoureux d’elle ce soir-là ; les joueurs mêmes sortirent de leur coin, et, laissant là le jeu, lui témoignèrent également les plus aimables attentions. Se voyant ainsi entourée d’une brillante jeunesse, Marie Henrikovna rayonnait d’aise, malgré toutes les frayeurs qu’elle éprouvait au moindre mouvement de son époux endormi.
 
Il n’y avait qu’une seule cuiller ; en revanche, le sucre abondait ; mais, comme il ne parvenait pas à fondre, il fut décidé que Marie Henrikovna le remuerait, à tour de rôle, dans chaque verre. Rostow, ayant reçu le sien, y versa du rhum et le lui tendit :
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– Comme elle est toujours notre reine, ses ordres feront loi ! »
 
Le jeu venait à peine de commencer, que la tête ébouriffée du docteur s’éleva au-dessus des épaules de sa femme ; réveillé depuis un moment, il avait entendu tous les gais propos qui s’échangeaient autour de lui, et l’on voyait, à sa figure
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maussade et triste, qu’il n’y trouvait rien d’amusant ni de drôle. Sans échanger de salut avec les officiers, il se gratta la tête mélancoliquement, et demanda à sortir de sa retraite ; on le laissa passer et il quitta la chambre, au milieu d’un rire homérique. Marie Henrikovna ne put s’empêcher d’en rougir jusqu’aux larmes, et n’en fut que plus séduisante aux yeux de ses admirateurs. À sa rentrée, le docteur déclara à sa femme (qui n’avait plus envie de sourire et qui attendait avec anxiété son arrêt) que, la pluie ayant cessé, il fallait retourner dans leur kibitka, pour empêcher que tous leurs effets ne fussent volés.
 
« Quelle idée, docteur ! dit Rostow, je vais y faire mettre un planton, deux si vous voulez ?
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Personne ne dormait encore à trois heures de la nuit, lorsque le maréchal des logis apporta l’ordre de se mettre en marche vers le bourg d’Ostrovna.
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Les officiers firent leurs préparatifs à la hâte, sans interrompre leur causerie ; tandis qu’on faisait chauffer le même samovar avec la même eau jaunâtre, Rostow alla rejoindre son escadron, sans attendre que le thé fût prêt. Il ne pleuvait plus, l’aube blanchissait, les nuages se dispersaient peu à peu, il faisait humide et froid, et on le sentait d’autant plus vivement, que les uniformes n’avaient pas eu le temps de sécher. Iline et Rostow jetèrent en passant un regard sur la kibitka, dont le tablier, tout mouillé, laissait dépasser les jambes du docteur et apercevoir dans un coin, sur un oreiller, le petit bonnet de sa femme, dont ils entendirent la respiration ensommeillée.
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Des nuages d’un gris violet, pourprés à l’Orient, couraient rapidement dans l’espace, le jour grandissait, on distinguait déjà l’herbe du fossé, encore toute mouillée de l’orage de la nuit, et les branches pendantes des bouleaux égrenaient une à une leurs brillantes gouttelettes. Les visages des soldats se dessinaient de plus en plus ! Rostow et Iline avançaient entre deux rangs d’arbres d’un côté du chemin ; le premier se donnait volontiers, en campagne, le plaisir de changer de monture, et passait volontiers du cheval de régiment à un cheval cosaque. Connaisseur et amateur, il avait acheté dernièrement un vigoureux alezan, à crinière blanche, des steppes du Don, qui ne se laissait jamais dépasser, et qu’il montait avec une véritable jouissance : il allait ainsi, rêvant à son cheval, à la matinée qui s’éveillait, à la femme du docteur, sans songer un seul instant au péril qui pouvait fondre sur eux d’un moment à l’autre.
 
Jadis il aurait eu peur en marchant au feu, maintenant il ne ressentait plus aucune crainte : l’habitude l’avait-elle aguerri ? Non, mais il avait appris à se gouverner, et à penser à toute
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autre chose qu’à ce qui semblait devoir l’intéresser le plus à cette heure, c’est-à-dire au danger qui s’approchait. Malgré tous ses efforts, malgré les reproches de lâcheté qu’il s’était bien souvent adressés, il n’avait jamais pu, durant les premières années de son service, vaincre la peur qui s’emparait instinctivement de lui, mais le temps l’y avait insensiblement amené. Il suivait donc avec tranquillité et insouciance son chemin sous les arbres, arrachait en passant quelques feuilles, effleurait parfois du bout de son pied le ventre de son cheval, et tendait, sans se retourner, la pipe qu’il venait de fumer au hussard qui cheminait derrière lui : on aurait dit à le voir qu’il s’agissait d’une simple promenade. La figure émue et inquiète d’Iline, qui exprimait au contraire tant de sentiments divers, lui inspirait une sérieuse compassion ; il connaissait par expérience cet état de fiévreuse angoisse, cette attente de la peur et de la mort, et il savait aussi que le temps seul pouvait y porter remède.
 
À peine le soleil apparut-il au-dessus d’une bande de nuages, que le vent s’apaisa ; il semblait vouloir respecter ce radieux lendemain d’une nuit d’orage. Quelques gouttes tombèrent encore, puis le calme se rétablit. Continuant son ascension, le disque de feu se déroba un moment derrière un étroit nuage, dont il déchira bientôt le bord supérieur pour reparaître dans tout son éclat ; le paysage s’éclaira de nouveau, la verdure scintilla plus riante, et, comme une réponse ironique à ce flot d’éclatante lumière, les premiers grondements du canon se firent entendre à une certaine distance.
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Son escadron dépassa l’infanterie et l’artillerie, qui doublaient également leur allure, descendit une colline, et, traversant un village abandonné, remonta le versant opposé. Les chevaux et les hommes étaient couverts de sueur.
 
« Halte ! alignement ! commanda le divisionnaire. – Par file à gauche, marche ! » Les hussards longèrent la ligne des troupes et atteignirent le flanc gauche de la position, derrière les uhlans placés sur la ligne d’attaque. À droite, en colonnes serrées, se tenait massée la réserve de notre infanterie ; au-dessus d’elle, sur la hauteur, reluisaient nos canons, qui se détachaient sur le fond de l’horizon, éclairés par la lumière
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oblique du matin. Dans le vallon, les colonnes ennemies et leur artillerie échangeaient déjà gaiement les premiers coups de feu avec notre ligne d’avant-postes.
 
Le crépitement de la fusillade, que Rostow n’avait pas entendu depuis longtemps, produisit sur lui l’effet d’une joyeuse musique : il prêta de bonne humeur l’oreille à ce trap, ta, ta tap incessant qui éclatait en masse ou isolé, et qui, après un intervalle de silence, reprenait avec une nouvelle vigueur : on aurait dit qu’un enfant s’amusait à poser le pied sur des pétards.
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L’œil exercé de Rostow avait été le premier à se rendre compte de ce qui se passait : les uhlans, poursuivis par l’ennemi,
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fuyaient à la débandade et se rapprochaient de plus en plus. Déjà on pouvait distinguer les gestes de ces hommes, si petits à distance ; on pouvait les voir se choquer, s’attaquer, se saisir mutuellement, en brandissant leurs sabres.
 
Rostow assistait à ce spectacle comme à une chasse à courre ; son instinct lui disait que, si les hussards attaquaient à l’instant les dragons, ces derniers n’y résisteraient pas, mais il fallait se décider sans hésitation : une seconde de plus, et il serait trop tard. Il se retourna : le capitaine, qui était à ses côtés, avait, comme lui, les yeux fixés sur la lutte :
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« André Sévastianovitch, fit Rostow, nous pourrions les culbuter, qu’en dites-vous ?
 
– À coup sûr, car en effet… » Mais Rostow, sans attendre la fin de sa réponse, piqua son cheval de l’éperon, et se plaça à la tête de ses hommes, qui, mus par le même sentiment, s’élancèrent en avant sans attendre son commandement. Nicolas ne comprenait pas pourquoi et comment il agissait ainsi : il faisait cela sans préméditation, sans réflexion, comme il l’aurait fait à la chasse. Il voyait les dragons qui galopaient en désordre à une faible distance ; il savait qu’ils fléchiraient et qu’il fallait profiter à tout prix de cet instant favorable, car, une fois passé, on ne le retrouverait plus. Le sifflement des balles était si excitant, la fougue de son cheval si difficile à maîtriser, qu’il céda à l’entraînement général, et entendit aussitôt le piétinement de tout son escadron, qui le suivait au grand trot sur la descente. À peine eurent-ils atteint la plaine, que le trot se transforma en un galop de plus en plus rapide, au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient des uhlans et des dragons français, qui les poursuivaient le sabre aux reins. À la vue des hussards, les premiers rangs ennemis se retournèrent indécis, et barrèrent la route à ceux qui les suivaient. Rostow, donnant pleine carrière à son cheval cosaque, se laissait emporter à l’encontre des Français, avec le sentiment du chasseur à la poursuite du loup. Un uhlan s’arrêta, un fantassin se jeta à terre pour éviter d’être écrasé, un cheval sans cavalier vint donner dans les hussards, et le gros des dragons français tourna bride au triple galop. Au moment où Rostow s’élançait à leur poursuite, il rencontra un buisson sur son chemin, mais son excellente bête s’enleva, et le franchit d’un bond. Nicolas s’était à peine remis en selle qu’il se trouva tout près de l’ennemi. Un officier français, à en juger par son uniforme, galopait à quelques pas de lui, penché en avant sur son cheval gris,
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qu’il frappait du plat de son sabre. Il ne s’était pas passé une seconde, que le poitrail du cheval de Rostow se heurtait de toute la force de son élan contre la croupe de celui de l’officier, et le culbutait à moitié ; au même instant, Rostow leva machinalement son sabre, et le laissa retomber sur le Français. L’ardeur qui l’emportait disparut aussitôt comme par enchantement. L’officier avait été renversé, grâce plutôt au choc des deux chevaux et à sa propre frayeur, qu’au coup de sabre de son assaillant, qui ne lui avait fait qu’une légère entaille au-dessus du coude. Rostow, retenant son cheval, chercha à voir celui qu’il venait de frapper : le malheureux dragon sautait à cloche-pied, sans pouvoir parvenir à retirer sa jambe, prise dans l’étrier. Il clignait des yeux, fronçait les sourcils comme quelqu’un qui s’attend à une nouvelle attaque, tout en jetant de bas en haut un regard terrifié sur le hussard russe. Son visage jeune, pâle, éclaboussé, avec ses yeux bleus et clairs, ses cheveux blonds, et une petite fossette au menton, était bien loin d’offrir dans son ensemble le type qu’on aurait pensé rencontrer sur le champ de bataille : ce n’était pas le visage d’un ennemi, mais bien la figure la plus naïve, la plus douce, la mieux faite pour un paisible intérieur de famille. Rostow en était encore à se demander s’il allait l’achever, lorsqu’il s’écria : « Je me rends ! » Sautant toujours sans arriver à se débarrasser de l’étrier, il se laissa dégager par quelques hussards, qui le remirent en selle. Plusieurs de ses camarades étaient prisonniers comme lui : l’un d’eux, couvert de sang, bataillait encore pour conserver sa monture ; un autre, soutenu par un Russe, se hissait sur le cheval de ce dernier et s’assoyait en croupe derrière lui ; l’infanterie française continuait à tirer en fuyant. Les hussards regagnèrent promptement leur poste, mais, tout en faisant comme eux, Rostow fut pris d’une sensation pénible qui lui serrait le cœur : quelque chose d’indéfini, de confus, qu’il ne pouvait analyser, et qu’il avait éprouvé en faisant l’officier prisonnier et surtout en le frappant !
 
Le comte Ostermann-Tolstoy vint à la rencontre des vainqueurs, fit appeler Rostow, le remercia, lui annonça qu’il ferait part de son héroïque exploit à Sa Majesté, et qu’il le présenterait pour la croix de Saint-Georges. Rostow, qui s’attendait au contraire à un blâme et à une punition, puisqu’il avait attaqué l’ennemi sans en avoir reçu l’ordre, fut tout surpris de ces flatteuses paroles, mais le vague, sentiment de tristesse qui ne cessait de lui causer une véritable souffrance
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morale, l’empêcha d’en être heureux !« Qu’est-ce donc qui me tourmente ? se disait-il en s’éloignant. Est-ce Iline ? Mais non, il est sain et sauf ! Me suis-je mal conduit ? Non ! Ce n’est donc rien de tout cela ! … C’est l’officier français, avec sa fossette au menton ! Mon bras s’est arrêté en l’air une seconde avant de le frapper… je me le rappelle encore ! »
 
Le convoi des prisonniers venait de se mettre en route ; il s’en approcha, pour revoir le jeune dragon : il l’aperçut monté sur un cheval de hussard, jetant autour de lui des regards inquiets. Sa blessure était légère ; il sourit à Rostow d’un air contraint, et le salua de la main ; sa vue fit éprouver à Rostow une gêne qui était presque de la honte.
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À la nouvelle de la maladie de Natacha, la comtesse se mit en route, quoique encore souffrante et affaiblie, avec Pétia et
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toute sa suite ; arrivée à Moscou, elle s’établit dans sa maison, où le reste de sa famille s’était déjà transporté.
 
La maladie de Natacha prit une tournure tellement sérieuse, qu’heureusement pour elle, comme pour ses parents, toutes les causes qui l’avaient provoquée, sa conduite et sa rupture avec son fiancé, furent reléguées au second plan. Son état était trop grave pour lui permettre même de songer à mesurer la faute qu’elle avait commise : elle ne mangeait rien, ne dormait pas, maigrissait à vue d’œil, toussait constamment, et les médecins laissèrent comprendre à ses parents qu’elle était en danger. On ne pensa plus dès lors qu’à la soulager. Les princes de la science qui la visitaient, séparément ou ensemble, chaque jour, se consultaient, se critiquaient à l’envi, parlaient français, allemand, latin, et lui prescrivaient les remèdes les plus opposés, mais capables de guérir toutes les maladies qu’ils connaissaient.
 
Il ne leur venait pas à la pensée que le mal dont souffrait Natacha n’était pas plus à la portée de leur science que ne peut être un seul des maux qui accablent l’humanité, car chaque être vivant, ayant sa constitution particulière, porte en lui sa maladie propre, nouvelle, inconnue à la médecine, et souvent des plus complexes. Elle ne dérive exclusivement ni des poumons, ni du foie, ni du cœur, ni de la rate, elle n’est mentionnée dans aucun livre de science, c’est simplement la résultante d’une des innombrables combinaisons que provoque l’altération de l’un de ces organes. Les médecins, qui passent leur vie à traiter les malades, qui y consacrent leurs plus belles années et qui sont payés pour cela, ne peuvent admettre cette opinion, car comment alors, je vous le demande, le sorcier pourrait-il cesser d’employer ses sortilèges ? Comment ne se croiraient-ils pas indispensables, lorsqu’ils le sont réellement, mais tout autrement qu’ils ne l’imaginent. Chez les Rostow, par exemple, s’ils étaient utiles, ce n’est pas parce qu’ils faisaient avaler à la malade des substances pour la plupart nuisibles, dont l’effet, quand elles étaient prises à petites doses, était d’ailleurs à peu près nul ; mais leur présence y était nécessaire parce qu’elle satisfaisait les besoins de cœur de ceux qui aimaient et soignaient Natacha. C’est dans cet ordre d’idées que gît la force des médecins, qu’ils soient charlatans, homéopathes ou allopathes ! Ils répondent à l’éternel désir d’obtenir un soulagement, à ce besoin de sympathie que l’homme éprouve toujours lorsqu’il souffre, et qui se trouve déjà en germe chez
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l’enfant ! Voyez-le, en effet, quand il s’est donné un coup : il court auprès de sa mère ou de sa bonne, pour qu’elle l’embrasse et qu’elle frotte son« bobo », et, véritablement, il souffrira moins dès qu’on l’aura plaint et caressé ! Pourquoi ? Parce qu’il est convaincu que ceux qui sont plus grands et plus sages que lui ont le moyen de le secourir !
 
Les médecins étaient donc d’une utilité relative à Natacha, en lui assurant que son mal passerait dès que les poudres et les pilules rapportées de l’Arbatskaya dans une belle petite boîte, au prix d’un rouble soixante-dix kopecks, auraient été dissoutes dans de l’eau cuite, et qu’elle les aurait régulièrement avalées toutes les deux heures.
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Comment le comte aurait-il supporté les inquiétudes que lui causait sa fille chérie, s’il n’avait pu se dire qu’il était prêt à sacrifier plusieurs milliers de roubles et à l’emmener même, coûte que coûte, à l’étranger, pour lui faire du bien et y consulter des célébrités ? Que serait-il devenu s’il n’avait pu raconter à ses amis comment Métivier et Feller s’étaient trompés, comment Frise avait deviné juste, et comment Moudrow avait admirablement compris la maladie de Natacha ? Qu’aurait fait la comtesse, si elle n’avait pu gronder sa fille, lorsque celle-ci refusait d’obéir aux ordonnances de la faculté ?
 
« Tu ne guériras jamais si tu ne les écoutes pas et si tu ne prends pas régulièrement tes pilules, lui disait-elle, avec un ton d’impatience qui lui faisait oublier son chagrin. Il ne faut pas plaisanter avec ton mal, qui peut, tu le sais, dégénérer en pneumonie ! … » Et la comtesse trouvait une sorte de consolation à prononcer ce mot savant dont elle ne comprenait pas le sens, et Dieu sait qu’elle n’était pas la seule ! Et Sonia aussi, que serait-elle devenue, si elle n’avait pu se dire qu’elle ne s’était pas déshabillée les trois premières nuits, afin d’être toujours prête à exécuter les ordres du docteur, et que maintenant encore elle dormait à peine, pour ne pas manquer le moment de donner les pilules contenues dans la boîte dorée ? Natacha elle-même n’était-elle pas satisfaite, bien qu’elle assurât qu’elle ne guérirait jamais et qu’elle ne tenait pas à la
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vie, de voir tous les sacrifices qu’on faisait pour elle, et de prendre ses potions à heure fixe ?
 
Le docteur venait tous les jours, lui tâtait le pouls, examinait sa langue, et plaisantait avec elle, sans faire attention à l’abattement de son visage. Lorsqu’il la quittait, la comtesse le suivait à la hâte ; prenant alors un air grave, il secouait la tête, et tâchait de lui persuader qu’il comptait beaucoup sur le dernier remède ; qu’il fallait attendre et voir ; que, la maladie étant plutôt morale, il… » Mais la comtesse, qui s’efforçait de se cacher à elle-même ce détail, lui glissait bien vite dans la main une pièce d’or, et retournait chaque fois, le cœur plus allégé, auprès de sa chère malade.
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Natacha devint plus calme, mais sa gaieté ne reparut pas. Elle évitait même tout ce qui aurait pu la distraire, les bals, les promenades, les théâtres et les concerts, et lorsqu’elle souriait, on devinait des larmes derrière son triste sourire. Chanter, elle ne le pouvait plus ! Les pleurs l’étouffaient au premier son de sa voix, pleurs de repentir, pleurs causés par le souvenir de ce temps si pur, passé à tout jamais ! Il lui semblait que le rire et le chant profanaient sa douleur ! Quant à la coquetterie, elle n’y pensait guère : les hommes lui étaient tous aussi
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indifférents que le vieux bouffon Nastacia Ivanovna, et elle disait vrai. Un sentiment intime lui interdisait encore tout plaisir : elle ne retrouvait plus en elle-même les mille et un intérêts de sa vie de jeune fille, de cette vie insouciante, pleine de folles espérances. Que n’aurait-elle donné pour faire revivre un jour, un seul jour de l’automne dernier passé à Otradnoë avec Nicolas, vers qui son cœur se reportait à tout instant avec une douloureuse angoisse ? Hélas ! c’était fini, et fini à jamais ! … et son pressentiment ne l’avait pas trompée ! C’en était fait de sa liberté d’alors, de ses aspirations vers des joies inconnues, et cependant il fallait vivre !
 
Au lieu de se dire, comme autrefois, qu’elle était meilleure que les autres, elle trouvait du plaisir à s’humilier et se demandait souvent avec tristesse ce que le sombre avenir lui réservait. Elle s’efforçait de n’être à charge à personne ; quant à son agrément personnel, elle n’y songeait plus. Se tenant souvent à l’écart des siens, elle ne se sentait à son aise qu’avec son frère Pétia, qui parvenait parfois à la faire rire. Elle sortait peu, et de tous ceux qui venaient la voir de temps à autre, Pierre était le seul qui lui fût sympathique. Il était difficile de se conduire avec plus de prudence, avec plus de tendresse et de tact, que ne le faisait à son égard le comte Besoukhow ; elle le sentait sans se l’expliquer, et cela contribuait naturellement à lui rendre sa société agréable ; mais elle ne lui en savait aucun gré, tant elle était persuadée que la bonté un peu banale de Pierre n’avait aucun effort à faire pour lui témoigner de l’affection. Elle remarquait cependant en lui, de temps à autre, un certain trouble, surtout lorsqu’il craignait que la conversation ne vînt lui rappeler de douloureux souvenirs, et elle l’attribuait à son bon cœur et à sa timidité habituelle. Il ne lui avait plus reparlé de ses sentiments, dont l’aveu lui était échappé un jour sous le coup d’une profonde émotion, et elle y attachait aussi peu d’importance qu’aux paroles sans suite avec lesquelles on essaye de calmer la douleur d’un enfant. N’y voyant que le désir de la consoler, il ne lui venait jamais en tête de supposer que l’amour, ou même une sorte d’amitié tendre et exaltée, comme elle savait qu’il en existe parfois entre un homme et une femme, pût naître de leurs relations, non point parce que Pierre était marié, mais parce qu’entre elle et lui s’élevait dans toute sa force cette barrière morale qui lui avait fait défaut en présence de Kouraguine.
 
Vers la fin du carême de la Saint-Pierre, une voisine d’Otradnoë,
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Agrippine Ivanovna Bélow, arriva à Moscou, pour y saluer les saints martyrs. Elle proposa à Natacha de faire ensemble leurs dévotions ; Natacha y consentit avec joie, malgré l’avis du médecin, qui défendait les sorties matinales, et, pour s’y préparer autrement qu’on n’en avait l’habitude chez les siens, elle déclara qu’elle ne se contenterait pas de trois courts offices, mais qu’elle accompagnerait Agrippine Ivanovna à tous les services, aux vêpres, aux matines, à la messe, et cela durant toute la semaine.
 
Son zèle religieux plut à la comtesse : elle espérait, dans le fond de son cœur, que la prière serait pour elle un remède plus efficace que le traitement impuissant de la science ; aussi elle se rendit, à l’insu du docteur, au désir de sa fille, et la confia à la bonne voisine, qui, à trois heures de la nuit, venait chaque matin réveiller Natacha et la trouvait déjà levée, tant elle avait peur d’être en retard.
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Sa toilette une fois faite à la hâte, elle passait sa robe la plus défraîchie, mettait son plus vieux mantelet, et, frissonnant à la fraîcheur de la nuit, elles traversaient ensemble les rues désertes, éclairées par l’aurore naissante. Se conformant au conseil de sa pieuse compagne, elle ne suivait pas les offices de sa paroisse, mais ceux d’une autre église, où le prêtre se distinguait par une vie des plus austères et des plus pures.
 
Les fidèles y étaient peu nombreux : Natacha et Agrippine Ivanovna allaient se placer devant l’image de la très sainte Vierge, qui séparait le chœur de l’assistance, et la jeune fille, les yeux fixés, à cette heure inusitée, sur l’image noircie, éclairée par les cierges et par les premières lueurs de l’aube qui pénétrait à travers les fenêtres, écoutait l’office avec un profond recueillement. Il s’éveillait alors dans son âme une disposition à l’humilité, qui jusque-là lui avait été inconnue, et qui était causée par la présence de quelque chose de grand et d’indéfinissable ! Lorsqu’elle comprenait les paroles prononcées par le chœur ou par l’officiant, ses sentiments intimes se mêlaient à la prière générale ; lorsque le sens de ces paroles lui échappait, elle pensait avec soumission que le désir de tout savoir provenait de l’orgueil ; qu’il fallait se borner à croire et à se confier au Seigneur, qu’elle sentait en cet instant régner en maître sur son âme. Elle priait, se signait et demandait à Dieu, avec une ferveur que redoublait l’effroi de son iniquité, de lui pardonner ses péchés. Elle se réjouissait de sentir se développer en elle la volonté de se corriger et d’entrevoir
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la possibilité d’une vie pure, d’une nouvelle et heureuse vie. En quittant l’église à une heure encore fort matinale, elle ne rencontrait sur sa route que des maçons qui allaient à leurs travaux et les dvorniks qui balayaient les rues devant les maisons endormies.
 
Le sentiment de sa régénération ne fit que s’accroître pendant toute la semaine, et le bonheur de communier, de s’unir à Lui, lui semblait si grand, qu’elle craignait de mourir avant ce bienheureux dimanche.
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Des bruits de plus en plus inquiétants sur la marche de la guerre se répandirent à Moscou, vers le commencement de juillet. On parlait d’une proclamation de l’Empereur à son peuple et de sa prochaine arrivée ; on disait qu’il quittait l’armée parce qu’elle était en danger ; que Smolensk s’était rendu ; que Napoléon avait avec lui un million d’hommes, et qu’un miracle seul pouvait sauver la Russie.
 
On reçut le manifeste le 23 juillet ; mais, comme il n’était pas encore imprimé, Pierre promit aux Rostow de revenir dîner
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le lendemain, et de l’apporter de chez le comte Rostoptchine avec la proclamation qui y était jointe.
 
Le lendemain était un dimanche, une vraie journée d’été, d’une chaleur déjà accablante à dix heures du matin, heure à laquelle les Rostow venaient d’habitude entendre la messe à la chapelle de l’hôtel Rasoumovsky. On éprouvait à la fois une grande lassitude, jointe à cette plénitude de sensations et de vague malaise que provoque presque toujours une journée de forte chaleur dans une grande ville. Ces différentes impressions se reflétaient partout : dans les couleurs claires des vêtements de la foule, dans les cris des marchands de la rue, dans les feuilles couvertes de poussière des arbres du boulevard, dans le bruit du pavé, dans la musique et les pantalons blancs d’un bataillon qui allait à la parade, et encore plus dans l’ardeur brûlante d’un soleil de juillet. Toute l’aristocratie moscovite se trouvait réunie à la chapelle de l’hôtel, car la plupart des grandes familles, dans l’attente d’événements graves, étaient restées à Moscou au lieu de se rendre dans leurs terres.
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La comtesse Rostow descendit de voiture, et un laquais en livrée la précéda, afin de lui frayer un passage à travers la foule. Natacha, qui la suivait, entendit tout à coup un jeune homme inconnu dire assez haut à son voisin :
 
« Oui, c’est la comtesse Rostow, c’est bien elle ! … Elle a beaucoup maigri, mais elle est très embellie ! … » Elle crut comprendre, ce qui lui arrivait du reste constamment, qu’il prononçait les noms de Kouraguine et de Bolkonsky ; car il lui semblait que chacun, en la voyant, devait parler de son aventure. Touchée au vif, douloureusement émue, elle continuait à avancer dans sa toilette mauve avec le calme et l’aisance de la femme qui s’applique à en témoigner d’autant plus, qu’elle se meurt de honte et de chagrin au fond de l’âme. Elle se savait belle, et ne se trompait pas ; mais sa beauté ne lui causait plus la même satisfaction que par le passé, et par cette journée si lumineuse et si chaude, elle n’en était au contraire que plus vivement tourmentée : « Encore une semaine de passée, se disait-elle, et ce sera toujours ainsi, toujours la même existence triste et morne… ! Je suis jeune, je suis belle, je le sais… J’étais mauvaise et je suis devenue bonne, je le sais aussi… et mes plus belles années vont ainsi se perdre sans profit pour personne ! » Se plaçant à côté de sa mère, elle enveloppa d’un regard les personnes et les toilettes qui l’entouraient, critiqua
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par habitude la tenue de ses voisines et leur manière de se signer : « Elles me jugent aussi sans doute ? » se disait-elle pour s’excuser. Mais aux premiers chants de la messe, elle frémit de terreur, en comparant ces futiles pensées à celles que le jour de sa communion aurait dû lui inspirer… N’en avait-elle pas à tout jamais terni la radieuse pureté ?
 
Un digne et respectable vieillard officiait avec la douce onction qui pénètre et repose l’âme de ceux qui prient. Les portes saintes se refermèrent, et derrière le rideau lentement tiré une voix mystérieuse murmura quelques paroles. Les yeux de Natacha se remplirent involontairement de larmes, et une douce et énervante émotion envahit tout son être.
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– Prions, afin qu’il nous accorde la paix du ciel et le salut de nos âmes, » disait le diacre, et Natacha lui répondait du fond du cœur : « Prions pour obtenir la paix des anges, la paix de tous les êtres spirituels qui vivent au-dessus de nous. »
 
À la prière pour l’armée, elle invoqua le Seigneur pour son frère et pour Denissow ; à la prière pour les voyageurs sur terre et sur mer, elle pria pour le prince André, et demanda à Dieu pardon du mal qu’elle lui avait fait ; à la prière pour ceux qui nous aiment, elle pria pour les siens, et comprit, pour la première fois, les torts qu’elle avait eus envers eux ; à la prière pour ceux qui nous haïssent, elle se demanda quels pouvaient être ses ennemis et n’en trouva pas d’autres que les créanciers de son père. Un nom pourtant, celui d’Anatole, lui venait toujours aux lèvres à ce moment, et, bien qu’il ne fût pas de ceux qui l’avaient haïe, elle priait pour lui avec un redoublement de ferveur comme pour un ennemi. Il ne lui était possible de penser avec calme à lui et au prince André que lorsqu’elle se recueillait, car alors seulement la crainte de Dieu l’emportait sur ses sentiments à leur égard. À la prière pour la famille impériale et le saint synode, elle se signa plus
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dévotement encore, se disant que, puisque le doute lui était interdit, elle devait, sans comprendre le but de cette prière, prier avec amour pour« le synode dirigeant » .
 
« Recommandons-nous tous, chacun de nous mutuellement et à chaque instant de notre vie, à Jésus-Christ, notre Dieu ! » continua le diacre, et Natacha, s’abandonnant complètement à son élan religieux, répétait avec exaltation : « Prends-moi, mon Dieu, prends-moi ! »
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Au milieu de l’office, et contrairement à toutes les habitudes, le sacristain plaça devant les portes saintes le petit escabeau sur lequel on posait ordinairement le livre contenant les prières que le prêtre récitait à genoux, le jour de la Pentecôte ; l’officiant, sa calotte de velours violet sur la tête, descendit de l’autel, et s’agenouilla péniblement ; son exemple fut aussitôt suivi par l’assistance étonnée. Il se préparait à lui lire la prière composée et envoyée par le saint synode pour demander à Dieu de délivrer la Russie de l’invasion étrangère.
 
« Ô Seigneur tout-puissant, Seigneur qui es notre délivrance », dit le prêtre lisant sans emphase, d’une voix douce et claire, la voix des ecclésiastiques du rite grec, dont l’effet est si puissant sur les cœurs russes : « Nous nous adressons humblement à Ta miséricorde infinie, nous confiant en Ton amour. Écoute notre prière, et viens à notre secours ! L’ennemi jette le trouble parmi Tes enfants, et veut transformer le monde en un désert ; lève-Toi contre lui ! Ces hommes criminels se sont réunis pour détruire Ton bien, pour réduire à néant Ta fidèle Jérusalem, Ta Russie bien-aimée, pour souiller Tes temples, renverser Tes autels, et profaner nos sanctuaires. Jusques à quand, Seigneur, les pécheurs triompheront-ils ? Jusques à quand auront-ils le pouvoir d’enfreindre Tes lois ? Seigneur, écoute ceux qui prient : que Ton bras soutienne Notre très pieux et autocrate Empereur Alexandre Pavlovitch ! Que sa loyauté, sa douceur, trouvent grâce à Tes yeux ! Récompense ses vertus, qui sont le rempart de Ton Israël bien-aimé ! Bénis et inspire ses résolutions, ses entreprises et ses œuvres ; affermis son règne de Ta
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main puissante, et donne-lui la victoire sur l’ennemi, comme à Moïse sur Amalek, à Gédéon sur Madian, à David sur Goliath ! Protège ses armées, soutiens l’arc des Mèdes sous l’aisselle de ceux qui se sont soulevés en Ton nom, et ceins-les de Ta force pour le combat. Arme-toi aussi du bouclier et de la lance, et lève-Toi pour nous secourir ! Que la confusion retombe sur ceux qui nous veulent du mal, qu’il en soit d’eux devant Tes armées fidèles, comme de la poussière que le vent disperse, et donné à Tes Anges le pouvoir de les abattre et de les poursuivre ! Que leurs desseins secrets se retournent contre eux au grand jour ! Qu’ils tombent dans un réseau inextricable, qu’ils tombent devant Tes esclaves, qui les fouleront aux pieds ! Seigneur, Tu peux sauver les grands et les petits, car Tu es Dieu, et l’homme ne peut rien contre Toi !
 
« Dieu de nos pères, Ta grâce et Ta miséricorde sont éternelles ; ne nous repousse pas loin de Ton visage à cause de nos iniquités, mais accorde-nous le pardon de nos péchés dans Ta bonté infinie. Élève en nous un cœur pur et un esprit droit ; raffermis notre foi et notre espoir ; souffle-nous l’amour mutuel, et unis-nous tous dans la défense du patrimoine que Tu nous as donné, à nous et à nos pères, afin que le sceptre des méchants ne règne pas sur la terre de ceux que tu as bénis.
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« Seigneur Dieu, nous croyons en Toi : ne nous couvre pas de honte, et que notre attente dans Tes bienfaits ne soit pas déçue. Fais un signe, afin que nos ennemis et ceux de notre sainte religion puissent le voir, et périr de confusion ! Que tous les peuples puissent se convaincre que Ton nom est le Seigneur, et que nous sommes Tes enfants ! Témoigne-nous Ta miséricorde, et accorde-nous la délivrance ! réjouis-en le cœur de Tes esclaves, frappe nos ennemis et renverse-les aux pieds de Tes fidèles. Car Tu es le secours, l’appui et la victoire de ceux qui se confient en Toi. Gloire au Père, au Fils et au Saint-Esprit maintenant et dans les siècles des siècles« Amen ! »
 
Impressionnable et fortement troublée comme elle l’était en ce moment, Natacha fut profondément remuée par cette prière. Elle en écouta religieusement les passages où il était question des victoires de Moïse, de Gédéon, de David, de la destruction de Jérusalem, et pria Dieu, d’un cœur attendri et ému, mais sans se rendre bien compte de ce qu’elle lui demandait. Lorsqu’il s’agissait pour elle d’en obtenir un esprit pur, le raffermissement de sa foi, de lui rendre l’espoir et de lui inspirer l’amour fraternel, elle y mettait toute son âme ;
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mais comment pouvait-elle demander à Dieu de lui laisser fouler aux pieds ses ennemis, lorsque peu d’instants auparavant elle avait souhaité d’en avoir beaucoup, afin de pouvoir les aimer tous et de prier pour eux ? Comment, d’un autre côté, douterait-elle de la vérité de la prière qu’on venait de lire à genoux ? Une terreur pleine de recueillement la pénétra à la pensée des punitions qui frappent les pécheurs ; elle pria avec élan, afin d’obtenir leur pardon et le sien, et il lui sembla que Dieu avait entendu sa prière et qu’il lui accorderait le repos et le bonheur en ce monde.
 
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Depuis le jour où Pierre avait emporté l’impression du regard reconnaissant de Natacha, depuis le jour où il avait contemplé la comète brillant dans l’espace, un horizon nouveau s’était entr’ouvert devant lui : le problème du néant et de la sottise humaine, qui le tourmentait toujours, cessa de le préoccuper. Les terribles énigmes qui à tout moment surgissaient menaçantes dans son esprit s’effacèrent comme par enchantement devant son image. Causait-il ou écoutait-il les propos les plus indifférents, entendait-il citer une action lâche ou une absurdité monstrueuse, il ne s’en effrayait plus comme jadis : il ne se demandait plus pourquoi les hommes s’agitaient ainsi, lorsque à la vie déjà si courte succédait l’inconnu. Mais il se la représentait, elle, telle qu’il venait de la voir, et ses doutes s’envolaient ; son souvenir relevait et le transportait dans le monde idéal et pur, où il ne trouvait plus ni pécheurs ni justes, mais où régnaient la beauté et l’amour, ces deux seules raisons d’être de l’existence. Quelque grandes que fussent les misères morales qu’il venait à découvrir, il se disait : « Que m’importe, après tout, que celui qui a volé l’État et l’Empereur soit comblé d’honneurs, puisqu’elle m’a souri hier, qu’elle m’a prié de retourner chez eux aujourd’hui, que je l’aime, et que personne n’en saura jamais rien ! »
 
Pierre continuait à fréquenter le monde, à boire comme par le passé, et à mener une vie complètement désœuvrée. Mais lorsque les nouvelles du théâtre de la guerre devinrent de jour en jour plus alarmantes, lorsque la santé de Natacha se rétablit
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et qu’elle cessa de lui inspirer l’inquiète sollicitude qui servait de prétexte à ses visites, une vague agitation, sans cause apparente, s’empara de lui ; il pressentait que le courant de sa vie allait changer de direction, qu’une catastrophe était imminente, il cherchait avec impatience à en découvrir les signes avant-coureurs. Un des frères de son ordre lui fit part d’une prophétie relative à Napoléon, et tirée de l’Apocalypse.
 
Dans le verset 18 du chapitre, 13, il est dit : « Ici est la sagesse : que celui qui a de l’intelligence compte le nombre de la Bête, car c’est un nombre d’homme, et son nombre est six cent soixante-six. » Et au verset 5 du même chapitre : « Et il lui fut donné une bouche qui proférait de grandes choses et des blasphèmes, et il lui fut aussi donné le pouvoir d’accomplir quarante-deux mois. »
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60 70 80 90 100 110 120 130 140 150 160
 
on obtenait, en écrivant d’après cette clef, ces deux mots : « L’Empereur Napoléon, » et, en additionnant le total, le chiffre 666 ; Napoléon était par conséquent la Bête dont parle l’Apocalypse. Ensuite la somme du chiffre quarante-deux, limite indiquée à son pouvoir, équivalait de nouveau, en suivant ce système, au même nombre 666, ce qui indiquait que l’année 1812, la quarante-deuxième de son âge, serait la dernière de sa puissance. Cette prophétie avait frappé l’imagination de Pierre : souvent il cherchait à deviner ce qui mettrait un terme à la puissance de la Bête, autrement dit de Napoléon, et il s’ingéniait même à découvrir dans les différentes combinaisons de ces nombres une réponse à cette mystérieuse question. Il essaya d’y arriver en les combinant avec« l’Empereur Alexandre » ou« la nation russe », mais l’addition de leurs lettres ne donnait plus le nombre fatal. Un jour qu’il travaillait, toujours sans résultat, sur son propre nom, en en changeant l’orthographe, et en en supprimant le titre, l’idée lui vint enfin que, dans une prophétie de ce genre, l’indication de sa nationalité devait y trouver place, mais il n’obtînt encore une fois que le numéro 671, 5 de trop ; le 5 figurait la lettre« e » : il la supprima dans l’article, et alors son émotion fut profonde
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lorsque, écrit de la sorte, l’Russe Bésuhof, son nom lui donna exactement le nombre 666.
 
Comment, et pourquoi se trouvait-il ainsi rattaché au grand événement annoncé par l’Apocalypse ? … Bien qu’il n’y pût rien comprendre, il n’en douta pas un seul instant ! Son amour pour Natacha, l’Antéchrist, la comète, l’invasion de la Russie par Napoléon, le chiffre 666 découvert dans son nom et dans le sien, tout cet ensemble de faits étranges provoqua en lui un travail moral plein de trouble, qui, arrivé à sa maturité, devait éclater et l’arracher violemment à la vie futile dont les chaînes lui pesaient, pour l’amener à accomplir une action héroïque et à atteindre un grand bonheur !
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Pierre y consentit, et, dans le nombre, en trouva une que Nicolas Rostow adressait à ses parents. Le comte Rostoptchine lui remit ensuite la proclamation de l’Empereur, les ordres du jour envoyés à l’armée et la dernière affiche21 qu’il venait de publier. En parcourant les ordres du jour, il remarqua, dans la longue nomenclature des hommes tués, blessés ou récompensés, le nom de Nicolas Rostow, décoré du Saint-Georges de 4ème classe, pour sa bravoure à l’affaire d’Ostrovna, et, quelques lignes plus bas, la nomination de Bolkonsky comme chef du régiment des chasseurs. Désirant faire savoir au plus tôt à ses amis la bonne nouvelle du glorieux fait d’armes de leur fils, il s’empressa de leur envoyer sa lettre et l’ordre du jour, bien que le nom du prince André se trouvât sur la même page ; il se réservait de leur porter plus tard la proclamation et l’affiche du comte Rostoptchine.
 
Sa conversation avec ce dernier, dont l’air soucieux et affairé trahissait les graves préoccupations, le récit du courrier qui
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apportait avec insouciance de mauvaises nouvelles de l’armée, le bruit que l’on avait découvert des espions à Moscou même, la lecture d’un imprimé anonyme qu’on se passait de main en main, et qui annonçait pour l’automne la présence de Napoléon dans les deux capitales, l’attente de l’arrivée de l’Empereur fixée au lendemain, tout continuait à entretenir la surexcitation de Pierre, dont l’agitation ne faisait que croître depuis la nuit de la comète et le commencement de la guerre.
 
S’il n’eût été membre d’une société qui prêchait la paix éternelle, il aurait pris du service sans balancer, la vue même des Moscovites devenus militaires et chauvins exaltés, tout en lui inspirant une certaine fausse honte, ne l’eût pas empêché de suivre leur exemple. Toutefois son abstention était principalement motivée par la conviction où il était que lui« l’Russe Bésuhof », dont le nombre égalait celui de la Bête, et qui était prédestiné de toute éternité à la grande œuvre de sa destruction, devait se borner à attendre et à voir venir.
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Soufflant comme un phoque et marmottant quelques mots entre ses dents, il s’engagea dans l’escalier, sans que son cocher lui demandât s’il devait l’attendre, car il savait que son maître ne sortait jamais de chez les Rostow avant minuit. Les valets de pied le débarrassèrent avec empressement de son manteau, de son chapeau et de sa canne, que, par une habitude prise au club, il laissait toujours dans l’antichambre.
 
La première personne qu’il vit fut Natacha, ou plutôt l’entendit avant de la voir, car elle faisait des exercices de solfège dans la grande salle. Il savait que depuis sa maladie elle y avait renoncé, aussi en fut-il à la fois surpris et satisfait. Il ouvrit doucement la porte, et l’aperçut qui marchait en chantant. Elle avait gardé la robe de soie mauve qu’elle avait
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mise le matin pour la messe ; arrivée au bout de la salle, elle se retourna, et, se trouvant subitement en face de la grosse figure de Pierre, elle rougit et s’avança vivement vers lui.
 
« J’essaye de chanter, comme vous voyez ; c’est une occupation, s’empressa-t-elle de dire, comme pour s’excuser.
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– Oh ! vous, c’est bien différent ! s’écria-t-elle avec exaltation. Je ne connais pas d’homme meilleur et plus généreux que vous, il n’en existe pas ! Si vous ne m’aviez soutenue alors, et maintenant encore, je ne sais ce qui serait advenu de moi ! … » Les larmes remplirent ses yeux, qu’elle déroba derrière un cahier de musique, et, se détournant brusquement, elle recommença à solfier et à se promener.
 
Pétia accourut sur ces entrefaites : c’était maintenant un joli garçon de quinze ans, avec un teint vermeil, des lèvres rouges
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et un peu fortes ; il ressemblait à Natacha. Il se préparait à entrer à l’Université ; mais, en dernier lieu et en secret, il avait décidé, entre camarades, de se faire hussard. S’emparant du bras de son homonyme, pour l’entretenir de ce grave projet, il le pria de s’informer si la chose était possible.
 
Mais le gros Pierre l’écoutait si peu, que le gamin fut obligé de le tirer par la manche pour forcer son attention.
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« Nous lirons tout cela après le dîner, » dit le vieux comte, qui se promettait une grande jouissance de cette lecture.
 
On but du champagne à la santé du nouveau chevalier de Saint-
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Georges, et Schinchine raconta les nouvelles de la ville, la maladie de la vieille princesse de Géorgie, la disparition de Métivier, et la capture d’un malheureux Allemand, que la populace avait pris pour un espion français, mais que le comte Rostoptchine avait fait relâcher.
 
« Oui, oui, on les empoigne tous, dit le comte, et je conseille à la comtesse de moins parler français ; ce n’est plus de saison.
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Natacha regardait curieusement tour à tour son père et Pierre ; ce dernier, sentant qu’elle le regardait, évitait de se tourner de son côté ; la comtesse désapprouvait par des hochements de tête les expressions solennelles de la proclamation, car elle n’y entrevoyait qu’une chose : le danger auquel son fils continuerait à être exposé, et qui durerait longtemps encore ! Schinchine, qui écoutait d’un air railleur, s’apprêtait évidemment à répondre par une épigramme à la lecture de Sonia, aux réflexions que ferait le vieux comte, ou au manifeste même, si du moins il ne s’offrait rien de mieux à son humeur satirique.
 
Après avoir lu les passages relatifs aux dangers qui menaçaient la Russie, aux espérances fondées par l’Empereur sur Moscou et surtout sur la vaillante noblesse, Sonia, dont la voix tremblait parce qu’elle se sentait écoutée, arriva enfin à ces dernières paroles : « Nous ne tarderons pas à paraître au
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milieu de notre peuple, ici, à Moscou, dans notre capitale, et aussi partout où il sera nécessaire dans notre Empire, afin de délibérer et de nous mettre à la tête de toutes les milices, aussi bien de celles qui aujourd’hui déjà arrêtent la marche de l’ennemi, que de celles qui vont se former pour le frapper partout où il se montrera ! Que le malheur dont il espère nous accabler retombe sur lui seul, et que l’Europe, délivrée du joug, glorifie la Russie !
 
– Voilà qui est bien ! Dites un seul mot, Sire, et nous sacrifierons tout sans regret ! » s’écria le comte en rouvrant ses yeux mouillés de pleurs, et en reniflant légèrement comme s’il aspirait un flacon de sels anglais.
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« Oh ! oh ! dit-il, quelles folies ! Un joli soldat, ma foi ! … mais, avant tout, il faut apprendre !
 
– Ce ne sont pas des folies ! poursuivit Pétia. Fédia Obolensky est plus jeune que moi et il se fait aussi militaire : quant à apprendre,
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je ne le pourrais pas maintenant, lorsque… – il s’arrêta, et ajouta, en rougissant jusqu’à la racine des cheveux : – lorsque la patrie est en danger !
 
– Voyons, voyons, assez de bêtises !
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Pierre essaya en vain de sourire : son sourire exprimait la souffrance ; il lui prit la main, la baisa, et sortit sans proférer une parole : il venait de prendre la résolution, de ne plus remettre les pieds chez les Rostow !
 
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Pétia, après avoir été brusquement éconduit, s’enferma dans sa chambre et y pleura à chaudes larmes, mais aucun des siens n’eut l’air de remarquer qu’il avait les yeux rouges lorsqu’il reparut à l’heure du thé.
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Bien qu’il comptât aussi beaucoup, pour assurer le succès de sa démarche, sur sa figure d’enfant, et sur la surprise qu’elle ne manquerait pas de provoquer, il n’en cherchait pas moins, en arrangeant ses cheveux et son col, à se donner l’apparence et la tournure d’un homme fait. Mais plus il marchait, plus il s’intéressait au spectacle de la foule qui se pressait autour des murs du Kremlin, et moins il songeait à conserver le maintien des personnes d’un certain âge.
 
Force lui fut aussi de jouer des coudes pour ne pas se laisser par trop bousculer. Quand il fut enfin à la porte de la Trinité, la foule, qui ne pouvait deviner le but patriotique de sa course, l’accula si bien contre la muraille, qu’il fut obligé de s’arrêter, pendant que des voitures, à la suite l’une de l’autre, franchissaient la voûte en maçonnerie. À côté de Pétia, et refoulés comme lui, se tenaient une grosse femme du peuple, un laquais et un vieux soldat. L’impatience commençant à le gagner, il se décida à aller de l’avant, sans attendre la fin du défilé
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et essaya de se frayer un chemin en donnant une forte poussée à sa grosse voisine.
 
« Eh ! dis donc, mon petit Monsieur ! lui cria la voisine en l’interpellant d’un air furieux… Tu vois bien que personne ne bouge ! Où veux-tu donc te fourrer ?
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« Mon petit père ! mon ange ! » s’écriait-elle en essuyant ses pleurs avec ses doigts. La foule, arrêtée une seconde, continua à avancer.
 
Pétia, entraîné par l’exemple, ne savait plus ce qu’il faisait : les dents serrées, roulant les yeux d’un air furibond, il donnait des coups de poing à droite et à gauche, criait hourra comme les autres et paraissait tout prêt à exterminer ses semblables, qui, de leur côté, lui rendaient ses coups, en hurlant de toutes leurs forces.« Voilà donc l’Empereur ! se dit-il… Comment pourrais-je songer à lui adresser moi-même ma requête, ce serait trop de hardiesse ! » Néanmoins il continuait à
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se frayer un chemin, et il finit par entrevoir au loin un espace vide, tendu de drap rouge. La foule, dont les premiers rangs étaient contenus par la police, reflua en arrière ; l’Empereur sortait du palais et se rendait à l’église de l’Assomption. À ce moment, Pétia reçut dans les côtes une telle bourrade, qu’il en tomba à la renverse sans connaissance. Quand il reprit ses sens, il se trouva soutenu par un ecclésiastique, un sacristain sans doute, dont la tête presque chauve n’avait pour tout ornement qu’une touffe de cheveux gris descendant sur la nuque ; ce protecteur inconnu essayait, du bras qui lui restait libre, de le protéger contre de nouvelles poussées de la foule.
 
« On a écrasé un jeune seigneur, disait-il… faites donc attention… on l’a écrasé, bien sûr ! »
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Lorsque l’Empereur eut disparu sous le porche de l’église, la foule se sépara, et le sacristain put traîner Pétia jusqu’au grand canon qu’on appelle« le Tsar », où il fut de nouveau presque étouffé par la masse compacte de gens, qui le prenant en compassion, lui déboutonnaient son habit, tandis que d’autres le soulevaient jusque sur le piédestal où était placé le canon, sans cesser d’injurier ceux qui l’avaient mis dans cet état. Pétia ne tarda pas à se remettre, les couleurs lui revinrent et ce désagrément passager lui valut une excellente place sur le socle du formidable engin. De là il espérait apercevoir l’Empereur ; mais il ne songeait plus à sa demande : il n’avait plus qu’un désir, celui de le voir ! … Alors seulement il serait heureux !
 
Pendant la messe, suivie d’un Te Deum chanté à l’occasion de l’arrivée de Sa Majesté et de la conclusion de la paix avec la Turquie, la foule s’éclaircit : les vendeurs de kvass, de pain d’épice, de graines de pavot, que Pétia aimait par-dessus tout, se mirent à circuler, et des groupes se formèrent sur tous les points de la place. Une marchande déplorait l’accroc fait à son châle et disait combien il lui avait coûté, pendant qu’une autre assurait que les soieries seraient bientôt hors de prix. Le sacristain, le sauveur de Pétia, discutait avec un fonctionnaire civil sur les personnages qui officiaient ce jour-là avec Son Éminence. Deux jeunes bourgeois plaisantaient avec deux jeunes filles, en grignotant des noisettes. Toutes ces conversations, surtout celles des jeunes gens et des jeunes filles, qui dans d’autres circonstances n’auraient pas manqué d’intéresser Pétia, le laissaient complètement indifférent ; assis sur le piédestal de son canon, il était tout entier à son amour pour son
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Souverain, et l’exaltation passionnée qui succédait chez lui à la peur et à la douleur physique qu’il venait d’éprouver, donnait une émouvante solennité à cet instant de sa vie.
 
Des coups de canon retentirent soudain sur le quai : la foule y courut aussitôt, pour voir comment et d’où l’on tirait, Pétia voulut en faire autant, mais il en fut empêché par le sacristain qui l’avait pris sous sa protection. Les canons grondaient toujours, lorsque des officiers, des généraux, des chambellans, sortirent précipitamment de l’église ; on se découvrit à leur vue, et les badauds qui avaient couru du côté du quai revinrent en toute hâte. Quatre militaires, en brillant uniforme et chamarrés de grands cordons, apparurent enfin.
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Le repas terminé, l’Empereur, qui finissait de manger un biscuit, sortit sur le balcon. Le peuple l’acclama aussitôt, en criant de nouveau à pleins poumons :
 
« Notre père ! notre ange ! hourra ! … » Et les femmes, et les bourgeois, et Pétia lui-même, se remirent à pleurer d’attendrissement. Un morceau du biscuit que l’Empereur tenait à la main, étant venu à glisser entre les barreaux du balcon, tomba à terre aux pieds d’un cocher ; le cocher le ramassa, et quelques-uns de ses voisins se ruèrent sur l’heureux possesseur
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du biscuit pour en avoir leur part ! L’Empereur, l’ayant remarqué, se fit donner une pleine assiettée de biscuits, et les jeta au peuple. Les yeux de Pétia s’injectèrent de sang, et, malgré la crainte d’être écrasé une seconde fois, il se précipita à son tour pour attraper à tout prix un des gâteaux qu’avait touchés la main du Tsar. Pourquoi ? il n’en savait rien, mais il le fallait ! Il courut, renversa une vieille femme qui était sur le point d’en saisir un, et, malgré ses gestes désespérés, parvint à l’atteindre avant elle ; il lança un hourra formidable, d’une voix, hélas ! fortement enrouée. L’Empereur se retira, et la foule finit par se disperser.
 
« Tu vois que nous avons bien fait d’attendre, » se disaient joyeusement entre eux les spectateurs, en s’éloignant.
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Les salles étaient pleines de monde : dans l’une d’elles se trouvait la noblesse ; dans l’autre, les marchands médaillés. La première était très animée. Autour d’une immense table placée devant le portrait en pied de l’Empereur, siégeaient, sur des chaises à dossier élevé, les grands seigneurs les plus marquants, tandis que les autres circulaient en causant dans la salle.
 
Les uniformes, tous à peu près du même type, dataient, les uns de Pierre le Grand, les autres de Catherine ou de Paul,
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les plus récents du règne actuel, et donnaient un aspect bizarre à tous ces personnages, que Pierre connaissait plus ou moins, pour les avoir rencontrés soit au club, soit chez eux. Les vieux surtout frappaient étrangement le regard : édentés pour la plupart, presque aveugles, chauves, engoncés dans leur obésité, ou maigres et ratatinés comme des momies, ils restaient immobiles et silencieux, ou bien, s’ils se levaient, ils ne manquaient jamais de se heurter contre quelqu’un. Les expressions de physionomie les plus opposées se lisaient sur leurs visages : chez les uns, c’était l’attente inquiète d’un grand et solennel événement ; chez les autres, le souvenir béat et placide de leur dernière partie de boston, de l’excellent dîner, si bien réussi par Pétroucha le cuisinier, ou de quelque autre incident, tout aussi important, de leur vie habituelle.
 
Pierre, qui avait endossé avec peine, dès le matin, son uniforme de noble, devenu trop étroit, se promenait dans la salle, en proie à une violente émotion. La convocation simultanée de la noblesse et des marchands (de vrais états généraux) avait réveillé en lui toutes ses anciennes convictions sur le Contrat social et la Révolution française ; car, s’il les avait oubliées depuis longtemps, elles n’en étaient pas moins profondément enracinées dans son âme. Les paroles du manifeste impérial où il était dit que l’Empereur viendrait« délibérer » avec son peuple, le confirmaient dans sa manière de voir, et, convaincu que la réforme espérée par lui depuis de longues années allait enfin s’accomplir, il écoutait avidement tout ce qui se disait autour de lui, sans y rien trouver cependant de ses propres pensées.
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La lecture du manifeste fut acclamée avec enthousiasme, et l’on se sépara en causant. En dehors des sujets habituels de conversation, Pierre entendit discuter sur la place réservée aux maréchaux de noblesse à l’entrée de Sa Majesté, sur le bal à lui offrir, sur l’urgence de se diviser par districts ou par gouvernements, etc. ; mais dès qu’on touchait à la guerre, et au but essentiel de la réunion, les discours devenaient vagues et confus, et la majorité se renfermait dans un silence prudent.
 
Un homme entre deux âges, encore bien de figure, en uniforme de marin retraité, parlait assez haut à quelques personnes qui s’étaient groupées avec Pierre autour de lui pour mieux l’entendre. Le comte Ilia Andréïévitch, revêtu de son caftan du règne de Catherine, marchait en souriant au milieu de la foule, où il comptait de nombreux amis. Il s’arrêta également
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devant l’orateur, et l’écouta avec satisfaction, en manifestant son approbation par des signes de tête. Il était facile de voir, à la physionomie de ceux qui entouraient l’orateur, qu’il s’exprimait avec hardiesse ; aussi les gens paisibles et timorés ne tardèrent-ils pas à s’en éloigner peu à peu, en haussant imperceptiblement les épaules. Pierre, au contraire, découvrait dans son discours un libéralisme peu conforme sans doute à celui dont il faisait lui-même profession, mais qui ne lui en était pas moins agréable pour cela. Le marin grasseyait en parlant, et le timbre de sa voix, quoique agréable et mélodieux, trahissait toutefois l’habitude des plaisirs de la table et du commandement.
 
« Que nous importe, disait-il, que les habitants de Smolensk aient proposé à l’Empereur de former des milices ! Leur décision, fait-elle loi pour nous ? Si la noblesse de Moscou le trouve nécessaire, elle a d’autres moyens à sa disposition pour lui témoigner son dévouement. Nous n’avons pas encore oublié les milices de 1807 ! … Les voleurs et les pillards y ont seuls trouvé leur compte. »
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« Je crois, monsieur, dit-il en commençant, que nous ne sommes point appelés ici pour juger quelle serait dans l’intérêt de l’Empire la mesure la plus opportune à prendre, le recrutement ou la milice… Nous devons répondre à la proclamation dont nous a honorés notre Souverain, et laisser au pouvoir suprême le soin de décider entre le recrutement et… »
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Pierre l’interrompit : il venait de trouver une issue à son agitation dans la colère qu’excitaient en lui les vues étroites et par trop légales du sénateur au sujet des devoirs de la noblesse, et, sans se rendre compte à l’avance de la portée de ses expressions, il se mit à parler avec une vivacité fébrile, en entrecoupant son discours de phrases françaises et de phrases russes trop littéraires.
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Il ne put continuer. Assailli de trois côtés à la fois par de violentes interruptions, il se vit obligé d’en rester là de sa péroraison. Le plus virulent de ses interlocuteurs était un certain Etienne Stépanovitch Adrakcine, un de ses partenaires habituels au boston, très bien disposé pour lui, d’ailleurs, quand il s’agissait d’une partie de jeu, mais méconnaissable aujourd’hui, peut-être à cause de son uniforme, ou peut-être aussi à cause de la colère qui paraissait l’animer.
 
« Je vous ferai d’abord observer, s’écria-t-il avec emportement, que nous n’avons pas le droit d’adresser cette demande à l’Empereur, et quand bien même la noblesse russe aurait ce droit, l’Empereur ne pourrait y répondre, car la marche de nos
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armées est subordonnée aux mouvements de l’ennemi, et le nombre de leurs soldats aux exigences stratégiques…
 
– Ce n’est pas le moment de discuter, il faut agir ! » reprit un autre personnage, que Pierre avait rencontré autrefois chez les Bohémiens ; ce personnage jouissait au jeu d’une réputation plus que douteuse ; lui aussi, l’uniforme l’avait complètement métamorphosé…
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Le rédacteur du Messager russe, Glinka, déclara que« l’enfer devait être repoussé par l’enfer… Nous ne devons pas, disait-il, nous borner, comme des enfants, à sourire aux éclairs et aux roulements du tonnerre ! »
 
« Oui, oui, c’est bien ça ! … Nous ne devons pas nous contenter de sourire aux éclairs et aux roulements du tonnerre, »
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répétait-on jusque dans les derniers rangs de l’auditoire avec une approbation marquée et bruyante, pendant que les vieux dignitaires, assis béatement autour de la grande table, se regardaient entre eux, regardaient le public, et laissaient voir tout simplement sur leur physionomie qu’ils avaient terriblement chaud ! Pierre, très ému, sentait qu’il avait fait fausse route, mais il ne renonçait pas pour cela à ses convictions ; aussi le désir de se justifier, et le désir plus grand encore de montrer que lui aussi, à cette heure solennelle, était prêt à tout, le décida à essayer encore une fois de se faire écouter :
 
« J’ai dit, s’écria-t-il avec force, que les sacrifices seraient plus faciles lorsqu’on connaîtrait les besoins… ! » Mais personne ne l’écoutait plus, et sa voix fut couverte par le brouhaha général.
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Les vieux seigneurs, assis autour de la table, se consultèrent à voix basse, des groupes se formèrent, se consultèrent de leur côté, et chacun donna ensuite son opinion.
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« Je consens, disait l’un.
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« Notre vie, notre fortune, prenez-les, Sire ! »
 
Pierre, en attendant, ne pensait plus qu’à une chose, au désir
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de montrer que rien ne lui coûterait en fait de sacrifices, et, se reprochant amèrement son discours à tendances constitutionnelles, il chercha de nouveau le moyen de le faire oublier. Apprenant que le comte Mamonow offrait tout un régiment, il déclara, séance tenante, au comte Rostoptchine qu’il fournirait mille hommes, et en plus se chargerait de leur entretien.
 
Le vieux comte Rostow raconta à sa femme en pleurant ce qui s’était passé, et, donnant enfin son consentement formel à Pétia, il alla lui-même l’inscrire sur les contrôles du régiment des hussards.