« Poètes et romanciers modernes de la Grande Bretagne - Charles Dickens » : différence entre les versions

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{{journal|Poètes et romanciers modernes de la Grande Bretagne - Charles Dickens|[[Arthur Dudley]]|[[Revue des Deux Mondes]]T. 21, 1848}}
 
<center>:''Dombey-and-Son''. – Londres, 1847-48</center>.
 
Dans un pays qui possède aujourd'hui d'Israëli et Bulwer, et qui hier encore possédait Scott, il est triste de s'avouer que la popularité de Dickens est le grand fait littéraire. Et pourtant, quelles que soient vos opinions ou vos sympathies, vous ne sauriez échapper à cette conviction : en un temps où le mouvement social se fait sentir de bas en haut, où en politique les institutions les mieux défendues cèdent à la pression des masses, où en un mot la popularité c'est tout, Dickens a su se rendre essentiellement populaire. Qu'on ne le prenne pas en mauvaise part, nous n'entendons pas une de ces renommées impures qui s'élèvent en dieux lares des cabarets de carrefour : nous disons de l'auteur de ''Pickwick'' qu'il est populaire dans le sens où nous le dirions de quiconque sait remuer et entraîner les masses, de Richard Cobden, par exemple; Dickens est démocratiquement, puissamment populaire. Il n'y a pas pléonasme : on peut plaire au peuple sans le flatter. Scott, l'esprit le plus impitoyable d'aristocratie, le prouva bien. Nous avouons, pour notre part, n'avoir qu'un faible penchant pour ces natures inélégantes chez qui la force supplée à tout; mais songer à nier leur action, cela ne se peut.
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Ce qui prouverait au besoin l'impression profonde faite par Dickens en Angleterre, c'est l'égale exagération où tombent, à son égard, ses détracteurs et ses amis. Pour les uns, Shakespeare a trouvé un digne continuateur chez l'auteur de ''Chuzzlewit'', tandis que les autres ne veulent voir en lui qu'un metteur en oeuvre, plus ou moins habile, du ''Newgate Calendar''. Dickens ne mérite, il faut bien le dire, « ni cet excès d'honneur ni cette indignité. » Au premier abord, on en veut à Dickens de tout ce qu'il a déjà écrit, mais plus tard on lui en veut surtout de ce qu'il n'a point écrit encore. Au lieu de dire : « C'eût été si facile de ne point faire cela,» on dit : « Il lui eût été si aisé de faire mieux, » et des deux rôles qui s'offraient à lui dans la littérature anglaise, on s'étonne de le voir si long-temps s'attacher au moins digne pour ne faire mine d'aborder l'autre que si tard.
 
Il existe en Angleterre un genre d'écrits il y a peu d'années encore inconnu aux autres peuples, et dont le bon goût français, s'il fût resté fidèle à ses vieilles traditions, aurait sans aucun doute garanti le reste de l'Europe. La fâcheuse notoriété d'un livre récent venu à une époque de scepticisme et d'ennui, réveillant par l'apparence trompeuse de certaines idées philanthropiques l'intérêt d'une société charitable et corrompue, a procuré à la France le triste honneur d'introduire sur le continent cette déplorable littérature. Ce n'est pas d'aujourd'hui que chez nos voisins d'outre-Manche on s'amuse à scruter les secrets du bagne et d'autres lieux immondes; les scènes de Newgate et de Saint-Giles sont depuis long-temps un thème favori pour les écrivains britanniques. Le plus précieux même des romanciers de l'Angleterre, le plus langoureux de ses dandies, sir Edward Bulwer Lytton, n'a pu se défendre de sacrifier au penchant national, et si ''Paul Clifford'' nous a montré le routier dans ce qu'il a de plus poétique, ''Pelham'' n'a point reculé devant le plus fangeux des ''bacle-slums'' (1)<ref> Certains endroits dans Londres où se réunissent les mendians et les gueux de toute espèce, et qui correspondent à peu près à l'ancienne Cour des Miracles. </ref>. Toutefois cet esprit-là vient de plus loin encore. En 1727, l'immense succès du ''Beggars' Opera'' (2)<ref> Littéralement l’''opéra des gueux''. </ref> de Gay montra assez quelle sympathie rencontraient parmi la société de Londres ces peintures des, moeurs populaires dans ce qu'elles ont de plus abject et de plus révoltant. Des deux personnages les plus marquans de la pièce de Gay, de Peachum et du fameux capitaine Macheath, deux écoles distinctes en Angleterre ont fait comme leur type souverain. Paul Clifford, que nous venons de nommer, et le Turpin d'Ainsworth (3)<ref> Dans le roman de ''Rookwood'' par Ainsworth. </ref>, ne sont, tous les deux, que la reproduction du vaillant compère que le ''Beggars' Opera'' a rendu célèbre. L'école d'Ainsworth, école détestable s'il en fut, à laquelle on doit ''Jack Sheppard'' et tant d'autres romans de la même espèce, s'est approprié le bandit courageux, le voleur à grandes façons, le ''highwayman'' en un mot, tandis que Peachum, le Tartufe du genre, a servi de modèle à cette foule d'astucieux coquins dont Dickens s'est en quelque sorte réservé le monopole. Il est à remarquer qu'en Angleterre, où une fausse pruderie défend que l'intérêt dramatique d'un livre repose franchement sur le développement et l'analyse des passions, les écrivains qui veulent émouvoir leurs lecteurs sont forcés d'avoir recours à l'élément terrible. Ne pouvant peindre le désordre moral, ils s'emparent des faits criminels, et, sous prétexte d'éviter le scandale, tombent dans la brutalité. Grace aussi à ce système, le roman finirait en Angleterre par ne plus exister qu'à deux conditions : ou il faudrait qu'il fût maintenu dans les régions fashionables, qu'il devînt pâle, insipide, absurde, en s'alliant aux ''Silver-fork novels'' de Mme Gore et ''tutti quanti''; ou bien il n'échapperait pas à la catégorie crapuleuse, et alors il faudrait qu'il descendît aux ''Oliver Twist'', aux ''Rookwood'', et à tant d'autres pages de cette iliade de la truandaille, dont, au commencement de sa carrière, Dickens semblait vouloir se constituer l'Homère.
 
Quant à ce qui se rapporte à l'originalité de la ''slang-literature'' actuelle en Angleterre, quelques mots suffiront pour démontrer que la découverte n'en est point due à M. Dickens. Vers l'année 1823, il parut à l'un des petits théâtres de Londres une pièce dont le succès immense prouvait assez la popularité du genre, et dans laquelle les acteurs ne parlaient guère que l'argot le plus pur. Cette pièce ne faisait que mettre en action une série de gravures accompagnées d'un texte dû à la plume de Pierce Egan, et appelé ''la Vie de Londres; Tom and Jerry'' fut aux dessins de Cruikshanks ce que fut ''Robert Macaire'' à ceux de Daumier; mais, à dater de ce moment, le genre renaissait, et le ''Reggar's Opera'' trouvait un successeur légitime. Pendant les premières années de ce siècle, trop de grands intérêts politiques agitaient l'Angleterre pour qu'elle eût le temps de s'amuser. Si nos générations françaises ont pu passer du bal masqué à l'échafaud, et quitter l'opéra pour les champs de bataille de l'empire, de pareils contrastes ne sont pas de l'humeur de nos voisins, et la période littéraire inaugurée en Angleterre au lendemain des guerres et des grands événemens devait naturellement se ressentir de son origine. Ce n'est guère que lorsque ses illustres poètes commençaient à s'éteindre que la société anglaise a cherché au théâtre et dans les lettres des élémens de distraction plus vulgaires et plus frivoles. De là la renaissance du genre populaire proprement dit, dont ''Tom and Jerry'' offrait le type. On se ferait difficilement une idée de la vogue qu'eut cette pièce, remarquable du reste uniquement parce qu'elle mettait en scène tout ce que le luxe de Londres cachait de misère et de vice. Depuis les ducs jusqu'aux décrotteurs, tout le monde allait l'applaudir, et, dans la foule qui encombrait les abords du théâtre, ce n'était pas chose rare que de voir des pairs du royaume disputer l'entrée aux gamins de la rue. Les places se vendaient plusieurs semaines à l'avance; les habitans des provinces accouraient en poste pour passer quelques heures à l'Adelphi; plus d'une fois, cinq guinées furent données pour une stalle; le lord grand-chambellan, que les ''saints'' avaient supplié d'intervenir afin de supprimer la pièce, vint la voir, et, le lendemain, y retourna avec sa femme. Chose inouie ! le duc de York, frère du roi, l'héritier présomptif du trône, alla jusqu'à commander, pour son plus grand plaisir, une représentation de ''Tom and Jerry''. C'était plus qu'un succès, c'était un événement, événement dont les traces subsistent encore.
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Dickens, né en 1812, fils de sténographe, suivit la profession de son père, et, lorsqu'il eut échangé le poste de ''reporter'' au ''Mirror of parliament'' contre une situation analogue au ''Morning Chronicle'', il lui vint à l'esprit d'écrire les ''Sketches by Boz''. Ce premier ouvrage parut par livraisons dans le ''Evening Chronicle'' (espèce de reproduction de la feuille du matin), et déjà nous y voyons comme le microcosme du monde créé par Dickens. Tout s'y trouve; pas un de ses types favoris n'y manque. Cela ressemble à un cahier d'échantillons; plus tard, on taillera en plein drap; on fabriquera d'amples vêtemens (sans se faire faute même d'y introduire le double de ce que le vêtement comporte); mais l'étoffe et la couleur resteront les mêmes. Nous rencontrerons à chaque pas les figures qui, plus tard, sous leurs mille noms différens, vont partout nous frapper comme de vieilles connaissances. Fagin, Mantalini, Montagne Tibbs, la veuve Bardell; l'avare décrépit et l'éternel vieillard chauve en guêtres et en gilet jaune; le condamné à mort et le garnement jovial d'où descendent Grimes, Pickwick, Bill Sykes et Sam Weller : les voilà tous; nommez-les à votre fantaisie.
 
Dans ce livre des ''Sketches'' se découvrent certaines pages, des meilleures que Dickens ait écrites. Quant à l'élément terrible, où, si l'auteur d’''Oliver Twist'' l'avait voulu, il aurait trouvé plus d'une source de gloire légitime, nous ne nous souvenons pas qu'il règne quelque part avec plus de puissance que dans le fragment intitulé : ''La Mort de l'ivrogne''. C'est de main de maître; mais maître de quelle école, grand Dieu! Il y a tantôt un siècle que, pour flétrir les « observateurs du désordre, » Jean-Jacques disait : « Ignorez-vous qu'il y a des objets si odieux qu'il n'est pas même permis à l'homme d'honneur de les voir? » Et plus loin : « Ne serez-vous point aussi curieux d'observer un jour les voleurs dans leurs cavernes et de voir comment ils s'y prennent pour dévaliser les passans (4)<ref> ''Nouvelle Héloïse'', vol. II, lettre XXVII. </ref>?» Que l'auteur d’''Héloïse'' n'a-t-il pu savoir à quelles immondes idoles on devait sacrifier sa Julie? Hélas! si les belles liseuses d'aujourd'hui faisaient dételer leurs chevaux trois fois dans une soirée pour ne pas s'arracher au volume enchanteur, on découvrirait probablement que l'attrait du livre réside tout entier dans les ignobles amours d'un forçat et d'une fille des rues.
 
Nous le répétons, les défauts de Dickens tiennent surtout à sa condition et à ses premières habitudes littéraires. Disposant de peu de temps et de moins d'argent, attelé à une besogne ennuyeuse et dure, il trouve pourtant le loisir de livrer au public la quintessence de ce que, plus tard, il délaiera en quarante volumes. Mais sous quelle forme cela se présente-t-il? Sous celle qui, après tout, convient le mieux à son talent, et à laquelle il revient sans cesse, naturellement, et sans s'en douter; sous la forme d'articles isolés, de feuilles éparses, d’''esquisses'' en un mot.
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::And fiends will snatch at it.
 
On le voit, Dickens ne se pique guère de variété dans ses inventions, et ce ne serait point chose difficile que de trouver dans chacun de ses romans des personnages à tous égards analogues à ceux que l'on connaît déjà; mais, parce que la reproduction d'un même type revient à tout instant, cela n'empêche pas que le type ne soit essentiellement original en soi. Ainsi, dans ce roman de ''Barnaby Rudge'' par exemple, si l'on excepte le personnage de Rudge le père, qui ressemble à celui de Bill Sikes, tout est original. Si nous voulions chercher un modèle à Barnaby lui-même, nous ne le découvririons peut-être que dans Madge Wildfire, la folle de ''la Prison d'Édimbourg''. Et sir John Chester? C'est, à coup sûr, là une des plus remarquables créations de notre temps, remarquable surtout par le milieu dans lequel Dickens l'a placée. Mettre en scène un ''gentleman'' qui a plus fait qu'il ne faudrait pour se voir pendre à Tyburn; un malfaiteur de la plus noire espèce, cachant ses crimes sous les dehors d'une élégance exquise, et accablé sous les douces flatteries de la bonne société; un dandy qui, de peur de se compromettre, refuse de sauver son propre fils (fils naturel, il est vrai) de l'échafaud, et qui, en refusant, prend son chocolat mignonnement; faire admirer en Angleterre un pareil tableau, c'est nous reporter au temps où lord Chesterfield donnait à Philippe Stanhope certains conseils que nous savons, et où Hogarth peignait ''le Mariage à la mode'' (5)<ref> Série de tableaux où Hogartb représente des scènes auxquelles on oserait à peine faire allusion aujourd'hui.</ref>. C'est là, si nous ne nous trompons, le seul essai tenté par Dickens de reproduire les manières de la haute société anglaise, et encore l'action se passe-t-elle dans un temps éloigné du nôtre, et dans des situations, il faut le dire, exceptionnelles; car nous ne supposons pas qu'il y ait dans le monde beaucoup de sir John Chester, quoi qu'ait dit sir Bulwer Lytton, dans ''Lucretia'', sur la fréquence des crimes au sein des hautes sphères sociales. Toutefois la tentative a réussi, à merveille, et l'auteur de ''Pickwick'' a montré qu'il saurait aussi bien faire tenir à ses personnages la langue des salons que celle des carrefours, à condition pourtant qu'un certain degré d'excentricité dans les incidens vînt relever la monotonie du ton comme il faut. Pour maintenir ce ton en décrivant des événemens ordinaires, le talent ne suffit pas, il faut encore l'habitude de la langue qu'on veut parler.
 
Si Dickens peint avec une puissance rare ces natures brutales qui n'ont de cadre convenable que la cour d'assises, il montre une habileté non moins grande à représenter ce qui est appauvri, opprimé, déchu. Je ne connais qu'un mot pour rendre exactement tout ce qu'ont de craintif, de touchant, de souffreteux, ces malheureux dont le bonheur passé ne sert plus qu'à mesurer l'étendue de la misère présente: c'est le mot italien ''avvilito'', lequel ne signifie nullement ''avili'', dans notre sens, mais bien plutôt déprimé. Dans ces caractères-là, l'auteur de ''Pickwick'' atteint au pathétique plus sûrement, selon moi, que dans ceux, que l'on a tant vantés, où tout l'intérêt repose sur une souffrance physique ou sur une infortune franchement accusée. De ceux-ci aux autres, il y a toute la différence du mendiant au pauvre honteux. On se raidit quelquefois contre les personnages d'un roman qui jouent d'office les rôles intéressans, et, fatigué de leur lamentable psalmodie, on leur refuse l'aumône de sa sympathie, tandis que l'on donne tout ce que l'on a à qui ne demande rien. A notre avis, il n'existe pas de comparaison possible entre la troupe rachitique des Smike, des Nelly Trent, des Marchioness qui sont autant d'anneaux de cette chaîne dont le fils Dombey tient le bout, et les types, bien autrement originaux, de Newman Noggs, John Carker, Chuffy et d'autres de la même famille. Dickens a compris admirablement ce qui pouvait rester d'honnêteté primitive dans des coeurs égarés, et une place distinguée lui est due comme moraliste pour l'indulgence qu'il a mise à traiter la question de la faillibilité humaine, et pour le courage avec lequel il a dit en toute occasion, à la puritaine Angleterre, que l'intolérance et la dureté de coeur n'étaient point des vertus chrétiennes. Il y a à ce sujet un passage, dans ''Martin Chuzzlewit'', trop remarquable pour que nous ne le citions pas. Martin, l'orgueilleux par excellence, l'homme qui, du point de vue de son égoïsme, professe le culte de sa dignité, se voit vaincu à la fin par une indigence absolue. Afin d'obtenir les quelques shellings nécessaires pour l'empêcher de mourir de faim, il porte sa montre au mont-de-piété; ensuite, et peu à peu, toute sa garde-robe y passe. Les premières fois, il n'ose pas sortir de chez lui; chaque passant lui fait peur et semble l'épier; il tremble devant les ivrognes attardés qui trébuchent au soleil levant à la sortie du cabaret. Plus tard, il s'habitue à sa honte nécessiteuse; il ose même se montrer en plein midi sur le seuil de l'ignoble endroit où la détresse dispute un morceau de pain à l'usure; et pourtant, lui si fier, si superbe, il ne lui a fallu, dit l'auteur, que cinq semaines pour atteindre le dernier échelon de cette échelle immense ! » Puis il continue« Vous tous, moralistes, qui parlez du bonheur et de la dignité humaine, comme de choses innées dans chaque sphère de la vie, comme d'une lumière qui éclaire chaque grain de sable sur la grande voie que Dieu nous a ouverte, voie si douce sous les roues de vos voitures, si dure pour qui la parcourt pieds nus, réfléchissez un peu lorsque vous contemplez la chute rapide de ces hommes qui, une fois pourtant, ont vécu dans l'estime d'eux-mêmes; réfléchissez qu'il y en a des millions à l'heure qu'il est, des millions, pensez-y, qui de cette estime n'ont jamais su le nom, auxquels aucune chance n'a été offerte de l'apprendre! Allez, vous qui ne parlez que de la « douce paix de la conscience » et d'une «honnête fierté;» allez dans les mines, les factoreries, les forges; visitez les hideuses profondeurs où se cache l'ignorance, l'abîme où une criminelle incurie précipite une trop grande portion de l'humanité, et dites quelle plante peut germer ou s'ouvrir dans un air si infect que la flamme de l'intelligence s'y éteint aussitôt qu'on l'allume!
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Le principal défaut de Dickens (nous laissons de côté toute question de goût, il n'y faut pas penser, si l'on veut le juger avec impartialité), le principal défaut de Dickens, selon nous, c'est l'absence totale de composition dans chacune de ses oeuvres, même les meilleures. Aucun jeu de lumière et d'ombre; tout est sur le même plan, jamais de gradation, de perspective! Cela nous rappelle un peu certains tableaux du XVIIe siècle, représentant les campagnes de Louis XIV, où tout ce qui compose la cour du grand roi se presse sur les devans dans une égale lumière; puis, au fond, rien, si ce n'est le clocher de quelque ville flamande vaincue se perdant dans les nuages. Dickens entasse tous ses personnages sur le premier plan; puis, entre eux et le fond du tableau, le décor en quelque sorte, aucune figure n'est dans l'ombre; on ne remarque aucune de ces nuances qui, savamment combinées, forment un ensemble et maintiennent cette cohésion étroite entre les diverses parties, si nécessaire à toute oeuvre d'art. Il faut bien le dire, Dickens n'est nullement artiste. Lorsque les beautés de langage et de style lui échappent (ce qui arrive fréquemment), il les doit au sentiment, à la hardiesse de sa pensée, à l'imprévu de ses idées, aux qualités enfin qui manquent assez généralement à ceux dont la forme est la préoccupation première.
 
Ce qui ne constitue pas un des caractères les moins curieux du talent de Dickens, c'est sa nationalité éminente. Il a quelques ressemblances avec certains écrivains étrangers; mais tel qu'il est, à le prendre en entier, il ne peut être qu'Anglais, et Anglais de Londres même. Son talent a des rapports intimes, et qu'on ne saurait méconnaître, avec son pays. Il représente jusqu'à un certain point les opinions démocratiques en Angleterre : comme elles, purement populaire d'abord, il devient plus tard philosophe et penseur; parti de la rue, il finit par pénétrer dans les sphères sociales les plus élevées. L'auteur de ''Pickwick'' offre un des très rares exemples d'une réputation faite par le peuple et s'imposant à la mode. Comme bien d'autres, Dickens a trop réussi par ce qu'il a fait de moins bon, et, si l'on ne devait voir en lui qu'un des héros de la ''Slang litterature'', ce ne serait, à parler franchement, guère la peine de s'occuper de lui; mais il y a chez Dickens, ainsi que nous le remarquions, autre chose que le ''Bow-Street reporter'', que le sténographe des débats de la police correctionnelle (6)<ref> Pendant que Charles Dickens occupait le poste de sténographe au ''Chronicle'', il s'est rendu surtout remarquable par sa manière de raconter les débats de la cour correctionnelle de Bow-Street. </ref>. C'est un esprit d'une grande profondeur et d'une rare étendue, bien qu'absolument dénué d'élévation, et volontiers nous lui appliquerions en finissant ce mot du docteur Johnson à propos de Swift : « Qu'il tente de s'élever, et il tombera à coup sûr; mais qu'il creuse, et il ne manquera jamais de trouver. »
 
 
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<small>(1) Certains endroits dans Londres où se réunissent les mendians et les gueux de toute espèce, et qui correspondent à peu près à l'ancienne Cour des Miracles. </small><br />
<small> (2) Littéralement l’''opéra des gueux''. </small><br />
<small>(3) Dans le roman de ''Rookwood'' par Ainsworth.
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<small>(4) ''Nouvelle Héloïse'', vol. II, lettre XXVII. </small><br />
<small> (5) Série de tableaux où Hogartb représente des scènes auxquelles on oserait à peine faire allusion aujourd'hui.</small><br />
<small>(6) Pendant que Charles Dickens occupait le poste de sténographe au ''Chronicle'', il s'est rendu surtout remarquable par sa manière de raconter les débats de la cour correctionnelle de Bow-Street. </small><br />
 
 
ARTHUR DUDLEY.
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