« Les Récits de la muse populaire » : différence entre les versions

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{{titre|Les récits de la muse populaire|[[Auteur:Émile Souvestre|Emile Souvestre]] |[[Revue des Deux Mondes]]|}}
 
* [[Les Récits de la muse populaire/01|Le Sorcier du petit-Haule]]
février, avril 1849, janvier, juillet, septembre, novembre 1850, juin 1851
* [[Les Récits de la muse populaire/02|La Fileuse]]
 
* [[Les Récits de la muse populaire/03|La Chasse aux Trésors]]
===Le Sorcier du petit-Haule===
* [[Les Récits de la muse populaire/04|Les Huttiers et les Cabaniers du Marais (Vendée)]]
 
* [[Les Récits de la muse populaire/05|Le Kacouss de l’Armor]]
Égaré dans quelque capricieuse excursion ou dans quelque chasse hardie, n’avez-vous jamais poussé un cri de joie en découvrant, derrière les aubépines, un de ces toits de chaume que brodent les saxifrages et que couronnent les touffes de bluets? Poussé par la fatigue et par la faim, ne vous êtes-vous jamais assis près du foyer fumeux pour rompre, dans le lait encore tiède, le pain du paysan? Si vous l’avez fait, le souvenir vous en est resté, et, malgré tous les raffinemens des tables opulentes, votre pensée s’est reportée sans doute plus d’une fois vers ce repas des bergers de Virgile: ''Pressi copia lactis''. Ainsi en est-il de la tradition populaire. Au milieu de toutes les délicatesses de l’art, nous nous rappelons avec ravissement la vieille chanson écoutée en traversant la lande, ou le conte entendu au coin d’un feu de sarmens. C’est là aussi le lait et le pain noir de l’imagination villageoise; rien ne peut nous en faire oublier la rustique saveur. C’est qu’à part ses graces naturelles cette littérature sans nom d’auteur a en elle tous les renouvellemens et toutes les ondulations de la vie. Immuable dans son essence, elle change perpétuellement de contours, de voix, d’expression. On dirait une source féconde qui s’épand au loin en innombrables ruisseaux, prenant la couleur des lits qu’elle traverse, reflétant mille paysages, coulant tantôt à petites ondes, tantôt à pleines cascades. C’est toujours la même eau, ce n’est jamais le même spectacle.
* [[Les Récits de la muse populaire/06|Les Bryérons et les Saulniers]]
 
* [[Les Récits de la muse populaire/07|Les Boisiers et le Braconnier Bon-Affût]]
Bien qu’il y ait de sérieuses différences entre la tradition rhythmée et la tradition parlée, autrement dit entre le chant et le récit, tous deux se rattachent évidemment à la même racine; ce sont comme les deux ailes de la muse populaire. On a attribué à la tradition parlée trois formes primitives : selon que dominait l’élément imaginaire, historique ou religieux, elle a été appelée conte, chronique, légende; mais sous ses trois formes, d’ailleurs souvent confondues, se révèle toujours une inspiration commune. Quelles que soient sa teinte ou ses broderies, la tradition a une tendance étrangère au sujet, au lieu, au temps, et, pour ainsi dire, humaine. Regardez bien, en effet, et vous reconnaîtrez derrière les mille fantaisies de son enveloppe les trois éternelles aspirations de notre existence terrestre : sortir des bornes du réel; - être heureux ici-bas; - vivre au-delà du monde visible. Le premier de ces instincts a créé les sorciers, les fées, les lutins, en un mot, tous les êtres surnaturels qui ont renversé les barrières entre le monde du fait et celui de la pensée du second sont nées les croyances aux trésors cachés, aux talismans, aux dons merveilleux. Le troisième a brisé les portes de la mort et rendu l’immortalité palpable en donnant une apparence aux ames disparues.
 
Voilà les véritables origines des contes populaires, celles dont vous retrouvez les traces jusque sous le wigwam de l’homme rouge : restent les détails particuliers dépendant des races, des religions ou des climats, les emprunts faits de peuple à peuple, les transmissions de fables et les mélanges d’inventions.
 
En France surtout, les exemples de ces mélanges sont nombreux. Là, en effet, l’harmonie ne provient point de l’uniformité, mais de l’association. La nation entière compose comme un immense orchestre où chacun fait entendre un son différent. Regardez aux quatre aires du vent, vous trouverez partout une origine particulière, une histoire différente. Au midi, ce sont des colonies grecques, des restes de municipes romains, des campagnes auxquelles l’Espagne a envoyé, par-dessus les Pyrénées, quelques souffles de sa poésie mauresque; au nord et à l’orient, c’est la barbarie qui, après avoir labouré les populations avec l’épée, y a semé, comme dans une terre ouverte, ses sombres instincts mollis par les inspirations de la Germanie; à l’occident enfin, c’est la muse scandinave qui arrive sur la voile bleue de ses ''drakars'', et qui marie sa voix à celle du génie celtique. Que pouvait devenir la tradition parmi tant d’élémens variés, sinon une sorte de compromis entre toutes les croyances ? Fleurs du nord, de l’ouest où du midi, tout fut mêlé pour cette poétique couronne, à laquelle le christianisme joignit ses fleurs mystiques et ses rameaux bénis. Tout le monde se mit à l’oeuvre pour la composer, mais surtout les moines, les clercs, les trouvères et les troubadours. Les moines n’eurent qu’un thème : l’histoire de leurs propres couvens ou de leurs saints, qu’ils embellirent de toutes les merveilles que purent leur fournir l’imagination et la lecture. Leur zèle se trouvait admirablement secondé par l’ignorance. Celle-ci était poussée à un tel point, que l’auteur de la vie de saint Bavon citait ''le latin comme la langue parlée à Athènes sous le règne de Pisistrate'', et prenait Tytire, le berger de Virgile, pour un écrivain romain. Un autre légendaire racontait sérieusement qu’''au temps de saint Grégoire, Rome était peuplée de Sarrasins qui adoraient plusieurs idoles, parmi lesquelles se trouvait Vénus''. Ce fut avec cette liberté d’érudition que furent composés la plupart des pieux récits que des conteurs aux gages de l’église répétaient à la foule les jours de fête, et qui, transfigurés et confondus par la transmission orale, ont formé à la longue les traditions populaires qu se racontent encore aujourd’hui autour de la bûche de Noël.
 
Parmi toutes ces légendes, destinées à être lues comme l’indique leur nom (''legenda''), celles relatives à la Vierge se firent surtout remarquer par l’audace de leur naïveté. Au XIIIe siècle, la dévotion à la mère du Christ devint une frénétique adoration. La passion pour la femme semblait réchauffer le respect pour la sainte. Jamais ''la folie de la croix'' n’avait égalé ''la folie de Marie''. On déclara publiquement que le pécheur qui reniait Dieu sans renier la Vierge ''était sauvé''. Les légendes ne reculèrent devant aucune fable pour propager cette foi enthousiaste: elles racontèrent d’abord la guérison d’un moine italien attaqué de la lèpre, et que la Vierge avait guéri ''en lui faisant boire de son lait'' (1), puis l’histoire d’un chevalier malheureux en amour qui avait invoqué l’aide de Marie. Celle-ci était apparue en personne, et lui avait demandé s’il ne la trouvait pas aussi belle que sa dame. - Mille fois davantage! s’était écrié le chevalier. - Alors vous l’oublierez près de moi, avait repris la mère du Sauveur, et, le touchant de sa main, ''elle l’avait enlevé dans le paradis''.
 
A La vérité, les légendes n’étaient point toujours aussi hasardées; beaucoup se contentaient de redire les miracles mille fois redits ou d’exalter les mérites particulièrement nécessaires à la vie monastique. Dans ce dernier cas, elles n’avaient d’autre but que d’aider à la discipline et d’assurer l’obéissance au prieur: c’étaient des règlemens contresignés par des miracles. Ainsi, par exemple, lorsque Guillaume-le-Conquérant rétablit le monastère de Jumiéges, le premier abbé, Théodoric, ''qui avait une belle écriture'', voulut occuper tous ses religieux à faire des copies, et, comme ceux-ci s’y prêtaient avec peine, il leur raconta qu’un moine dissolu, mais excellent scribe, était mort et allait être condamné à l’enfer, lorsque son ange gardien se rappela un volume sur la loi divine qu’il avait autrefois copié. Il courut aussitôt le chercher, et comme, à chaque péché rappelé par le diable, il présentait, pour le racheter, un des beaux fleurons du volume, il se trouva, tout compte fait, qu’il avait plus de lettres que de péchés, si bien que le mort fut admis à l’une des meilleures places du paradis.
 
Vers la même époque où des moines popularisaient ainsi, dans de merveilleuses histoires, quelques grands principes et beaucoup de folles croyances, d’autres écrivains, religieux ou clercs, faisaient assaut d’érudition et d’imaginative dans la rédaction des chroniques nationales. Jaloux de les enrichir, ils y introduisaient les principales anecdotes des historiens païens, agréablement rajeunies par l’intervention de la Vierge, des saints, de la Trinité, et surtout du diable, cet acteur obligé de toute narration orthodoxe. Rien de plus divertissant que leurs biographies, dans lesquelles les noms historiques ne sont que des clous d’or auxquels le conteur suspend tous ses souvenirs et tous ses caprices. Tantôt c’est Guillaume-le-Roux, dont la mort est annoncée à saint Anselme par un ange ''bien vêtu'', tantôt un duc d’Aquitaine qui épouse le diable à son insu et en obtient toute une lignée dont sort plus tard la fameuse Éléonore. Ici, du Guesclin est soupçonné d’avoir pour femme une sorcière; là, Pierre de Béarn, qui a tué un ours-fée, tombe dans une manie furieuse dont il finit par mourir. Nous ne disons rien des visions, des talismans, des pactes mystérieux, enjolivemens obligés de ces récits qui semblent moins conduire à l’histoire que continuer les épopées chevaleresques. Celles-ci, d’origine plus ancienne, avaient pour elles l’avantage de l’étendue et de la variété. Composées comme le furent, selon quelques savans, les poèmes d’Homère, au moyen de chants antérieurs remaniés et réunis, elles avaient habituellement pour thème favori Alexandre, Charlemagne ou Arthur, trinité héroïque qui résumait l’esprit antique, l’esprit frank et l’esprit celtique. Ce fut seulement plus tard que de nouveaux héros apparurent, et que l’on songea à rimer des chroniques relativement plus modernes. ''Le Rou'' de Robert Wace en fut un exemple. Du reste, la poésie chevaleresque penchait vers son déclin; on était loin déjà du cycle de la Table ronde. La critique théologique et la fausse science succédaient à la tradition populaire. Les épopées, uniquement consacrées aux faits guerriers et romanesques étaient remplacées par les romans du ''Renard ou de la Rose''. Guillaume de Normandie écrivait un ''Bestiaire'' où poème sur les bêtes; Guillaume Osmont, un ''Volucraire'' et un ''Lapidaire'', oeuvres factices destinées aux seuls docteurs du temps.
 
Outre les fragmens des poèmes chevaleresques conservés dans la mémoire du peuple, les trouvères et les troubadours y avaient laissé le souvenir de leurs sirventes ingénieuses et de leurs fabliaux satiriques. Cette littérature légère, sensuelle, ironique, correspondait à tout un ordre d’instincts; c’était une forme dont le moule se trouvait dans des milliers d’esprits, une langue qui avait pour ainsi dire son peuple; elle devait donc facilement s’étendre et persister. La brièveté des récits ajoutait encore à leurs chances de conservation. La noblesse avait été d’abord la seule à recevoir ces muses folâtres et aventurières; mais, chassées plus tard des châteaux, elles vinrent demander asile aux chaumières. Là, leurs riches costumes tombèrent bientôt en lambeaux, et chacun de leurs hôtes dut les vêtir selon son goût ou sa pauvreté; cependant la grace première persista, et l’oeil attentif continua à reconnaître dans la muse paysanne la ''gente fille'' des troubadours.
 
C’est surtout dans le midi qu’on peut encore la retrouver aujourd’hui, non plus élégante, fine et fleurie comme autrefois, mais à peine moins vive et toujours aussi railleuse. Là, en effet, la joie est dans l’air; le soleil brille, la terre fleurit, le froid et les ténèbres du nord sont inconnus. Le plus pauvre a pour invisible vêtement la chaleur, la lumière et les parfums. Races heureuses, qui ont fait du travail un prétexte de danses ou de chants, et qui connaissent encore la moquerie sans fiel, cette innocente épine de la gaieté! Habitués à vivre sous le ciel qui les couvre comme une tente de soie, c’est à peine s’ils s’approchent de l’âtre pendant quelques semaines d’un hiver printanier. Noël est pour eux le signal de cette courte retraite; c’est la prise de possession des réunions de voisins, des soupers de famille et des vieux contes. Les méridionaux en ont fait, comme de toute chose, l’occasion d’une fête qu’ils appellent ''calène''. La veille de Noël, quand tous les invités sont réunis, le grand-père prend par la main le plus jeune enfant du logis et le conduit jusqu’à la porte, où se trouve une bûche d’olivier. L’enfant fait trois libations de vin sur le ''calignaou'' (c’est le nom que l’on donne à la bûche), et répète tout haut:
 
::Aleyre Diou nous aleyre!
::Cacho fué ven, tout ben ven;
::Dieu nous fagué la graci de veire
::L’an queu ven; -
::Se sian pas maï, que si gueu pas men(2).
 
Le verre consacré par les libations passe ensuite à la ronde; la bûche st portée au foyer; la famille fait cercle autour de l’âtre, et le conteur commence. C’est le plus souvent quelque vieillard qui a autrefois conduit la danse dans les ''roumeirages'', figuré aux processions de la Fête-Dieu comme ''roy de l’eysado'' ou ''de la badache'' (roi de la pioche ou de la hache), et qui, sorti des gloires mondaines, transmet aux petits-fils les riantes traditions des vieux conteurs, remaniées par le caprice populaire.
 
On le voit, à côté des moines, des clercs, des trouvères et des troubadours, le peuple a aussi ses auteurs. Représentans des goûts de la foule, ils se sont généralement moins occupés d’inventer eux-mêmes que de choisir pour elle parmi les oeuvres des inventeurs plus lettrés. Ils ont approprié ce choix à ses lumières, en y joignant des détails qui localisaient les récits et leur donnaient un intérêt de voisinage. Aussi peut-on les regarder, non comme les créateurs de la tradition, mais comme ceux qui l’ont vulgarisée. Ainsi, pour ne citer que quelques exemples, c’est à eux, sans aucun doute, que l’on doit ces mille versions de l’histoire du géant Gargantua, dont chaque province revendique le souvenir, en montrant un monticule sur lequel il s’asseyait, une pierre levée qu lui servait de quille, un étang où il se lavait les pieds; c’est grace à leurs variations sur ce même thème primitif que tous les ponts d’une construction ancienne et hardie sont devenus l’ouvrage de Satan, dupé par quelque saint du pays; eux seuls; enfin, ont pu trouver, dans la configuration d’un arbre ou d’une roche, dans une devise mal expliquée, dans un calembour emprunté à leur patois, l’occasion d’une fable inédite ou arrangée. Cette dernière méthode leur est surtout familière. C’est elle qui a fait du pommier de Fatouville, près du Havre, un vieux pilote accoutumé à garder autrefois les bateliers au haut du promontoire; elle encore qui, d’après le cri de guerre de la famille d’Argouges: ''A la fé'' (à la foi), a supposé le mariage d’un des seigneurs de cette famille avec une fée; elle toujours qui, jouant sur la signification du mot ''pirou'' (3) en langage poitevin, a trouvé que les nobles châtelaines qui portaient autrefois ce nom avaient été changées en ''oies sauvages''. Les traditions de ce genre sont d’autant plus nombreuses, que, rattachées à un objet ou à un nom, elles leur empruntent une sorte d’authenticité qui les recommande et un secours mnémotechnique qui les perpétue. Quant aux détails, chaque vulgarisateur les modifie à son gré, et cette liberté est un des plus vifs attraits offerts à l’imagination populaire. Maîtresse d’un palais de fées, celle ci le rapetisse ou l’agrandit selon son inspiration, le meuble et s’y loge à son gré. C’est une porte ouverte à tous les instincts littéraires des illettrés. Au lieu de refaire, comme nos rhétoriciens, une tragédie de Racine, ils refont une tradition locale, et, plus heureux que l’auteur imprimé, ils n’ont point à craindre le jugement de ces hommes de goût, toujours empressés de faire les autres petits, dans l’espoir qu’ils en paraîtront plus grands.
 
Cependant, il faut le reconnaître, ce travail poétique sur le fond commun des traditions nationales se trouve déjà arrêté dans beaucoup d’endroits et s’est ralenti partout. La cause n’en est point seulement comme on l’a dit, dans l’attiédissement des croyances et dans les victoires journalières de la logique sur l’imagination; elle est aussi dans la grandeur émouvante des événemens contemporains, dans la part que chacun a dû y prendre, en joie ou en douleur. La population de nos campagnes, si long-temps gardienne des récits du passé, les a, malgré elle, oubliés au milieu des épreuves de la république et des gloires de l’empire. Emportée par l’élan prodigieux de la France, elle a parcouru l’Europe avec nos aigles, combattu les bleus dans nos landes, ou subi pendant de longues années la captivité des pontons anglais.
 
La grande révolution, en appelant la nation entière au secours de la patrie, a mêlé le peuple à l’histoire; en permettant un rôle à chaque homme, elle lui a donné une vie individuelle dans la vie générale, une scène particulière dans l’ensemble du drame. De là cette variété et cette abondance de souvenirs laissés par le siècle aux plus humbles contemporains. Autrefois, le paysan, attaché à la glèbe et ignorant ce qui se passait au-delà de son clocher, vous racontait ce qui avait été raconté à son père: le roman et la chronique n’existaient pour lui que dans la tradition; aujourd’hui tous deux ont passé dans la vie réelle. Si vous l’interrogez, il ne saura plus peut-être la légende de la paroisse, le conte du foyer; mais il pourra vous dire quel soleil éclairait la grande fédération, ce qu’a dit Napoléon en montrant les pyramides, ou comment s’est englouti ''le Vengeur''.
 
C’est, donc maintenant, et non plus tard, qu’il faut recueillir ces souvenirs du passé, si l’on ne veut point attendre qu’ils s’oublient et laissent dans nos documens historiques un vide impossible à remplir. Pour sentir l’importance d’un pareil travail, il suffit de le supposer accompli sur une autre période de l’histoire, sur l’antiquité, par exemple. Que l’on se figure l’intérêt d’un recueil qui comprendrait les légendes religieuses de la société antique, les chroniques de ses camps, les contes de ses ports, de ses tavernes et de ses places publiques! Eh bien! ce qui nous manque pour l’antiquité, il faut que nous l’ayons au moins pour notre histoire moderne. Malheureusement cette recherche présente des difficultés sérieuses. Pour recueillir les contes populaires il ne suffit pas de veiller au foyer des fermes, d’interroger les anciens du village; il faut surtout vaincre les défiances des paysans, toujours à soupçonner l’ironie sous votre curiosité. Les traditions sont de pauvres orphelines adoptées par le peuple, et qu’il aime d’une tendresse ombrageuse. Quand vous demandez à les voir, il a toujours peur d’en rougir. Aussi faut-il apprivoiser les conteurs comme on apprivoise tous les pères, en caressant leurs enfans. Sûrs enfin de votre bonne volonté ils s’enhardissent. Seulement, arrivé là, résignez-vous à entendre avec patience ce que vous avez déjà entendu cent fois, à subir l’incohérence des récits sans en demander jamais l’explication (le conteur qu’on interroge se trouble et devient muet), à accepter enfin sans objection ce qui vous est offert. C’est le repas du charbonnier; on ne sert la bouteille des ''meilleures occasions'' qu’à celui qui a commencé par boire bravement la piquette et manger sans grimace le pain noir. Il n’est qu’un moyen d’arriver à cette résignation; c’est la passion de son oeuvre: elle seule peut nous donner la continuité infatigable qui tend l’esprit comme un filet dans tous les courans. La première condition pour trouver une chose est de la chercher partout et d’y rapporter tout le reste. Préoccupé d’un but unique, on arrive alors à la lucidité de ces botanistes qui distinguent sur-le-champ, au milieu des bois, la plante attendue. Comme eux, on reconnaît l’objet de cherche entre mille autres, on le trie du premier coup d’oeil, et là même où l’objet n’est pas, on devine des indices de son approche.
 
C’est surtout dans les campagnes que nous avons essayé de retrouver la tradition populaire. Là, l’isolement des familles, leur vie sédentaire, l’absence d’événemens capables de varier l’entretien, le manque de lecture, doivent nécessairement maintenir l’habitude des récits. La part prise par le paysan à nos dernières révolutions a amené l’histoire au foyer des fermes, mais sans en chasser complètement la fantaisie. Celle-ci paraît seulement près de quitter les vieux domaines des fées, des enchanteurs et des revenans, pour entrer dans la chronique contemporaine. Les épisodes de la république et de l’empire commencent à passer du réel au fantastique. Ainsi de vieux soldats de la retraite de Russie vous raconteront que, le troisième jour de l’incendie de Moscou, la flamme qui dévorait le Kremlin prit tout à coup l’apparence d’un aigle qui grandit d’abord jusqu’aux cieux, ''jeta un cri'', puis retomba en nuages de cendre et de fumée. Un des matelots miraculeusement sauvés lors du naufrage du ''Vengeur'' nous a affirmé qu’au moment où le vaisseau ''commençait à descendre'', on vit paraître près du mât d’artimon une femme qui riait en agitant le drapeau tricolore. Il ajoutait que ''son matelot'' la lui montra, mais qu’il ne l’aperçut point ''pour son bonheur'', car ''cette femme était la Mort'', et tous ceux qui l’avaient vue périrent dans les flots.
 
La sérieuse difficulté est donc de trouver les derniers dépositaires des traditions anciennes. Il y a là une étude à faire sur le pays et sur les hommes. En général, la première condition pour devenir conteur populaire est d’exercer un métier qui laisse de la liberté à l’intelligence et que l’on appelle poétiquement, dans certaines provinces, ''métier de loisir''. Tels sont ceux des blatiers, là où l’usage du four banal a été conservé; des propriétaires de fontaines, quand l’eau s’achète; des meuniers, chez lesquels il faut apporter le grain et aller reprendre la mouture; des gardiens de lavoirs dans les lieux où ne coule pas de ruisseau commun; de tous ceux enfin chez qui se réunissent forcément, chaque jour, les femmes et les jeunes filles. Là circulent surtout les chants d’amour, les anecdotes malignes et les pratiques superstitieuses. Vous y apprendrez l’incantation qui ''montre en rêve celui qu’on doit épouser'' les facéties de Roquelaure, ce Diogène populaire des temps modernes, et les chansons de ''Marie Anson'', de ''la Jolie fille de la garde'', du ''Rossignol des bois'', ou de ''l’Orpheline de Lannion''. Viennent ensuite les muletiers, les messagers de village, les mendians, grands chanteurs de ballades et grands conteurs de chroniques ou de légendes. Toujours en chemin, ils connaissent les carrefours mal famés, ils savent l’histoire de la plus petite chapelle; ils vous montreront, sur la lisière des bois, les cercles mystérieux où l’herbe flétrie dénonce la danse nocturne des ''fades''; ils ont appris à reconnaître les pierres qui se soulèvent aux ''grandes nuits'' et laissent visibles les trésors du ''maître bouc''. La plupart même appuieront de leurs témoignages la réalité de la tradition. Surpris par l’obscurité au sortir de quelque joyeuse rencontre d’amis et forcés de traverser une bruyère que ''Dieu a oublié de mettre sous la protection d’un saint'', ou une gorge de montagne bordée de croix de meurtres, ils auront vu de leurs yeux l’esprit qui les hante, ils vous diront sa taille, sa forme, jusqu’à sa couleur; pour peu que vous doutiez, ils se rappelleront qu’ils lui ont parlé.
 
Quant aux conteurs de fabliaux, ils forment une espèce à part. Ce sont, d’ordinaire, de ci-devant bons compagnons forcés, par l’âge ou les infirmités, de transporter la joyeuseté d’action dans la joyeuseté de paroles, sorte de Scarrons champêtres qui, ne pouvant plus rien faire, se permettent de tout dire. Les tailleurs ambulans, les ménétriers, les ''rhabilleurs'', les courtiers de vente, fournissent un certain nombre de ces ''jongleurs'', comme on les nomme encore dans quelques cantons du midi: les plus renommés se recrutent parmi les sacristains ou les sonneurs de cloches. C’est là que se trouvent encore les vrais disciples de Rabelais, les seuls qui sachent se damner avec sécurité. Tous les autres se livrent au péché comme à une révolte; eux seuls s’y embarquent doucement comme sur un bateau de passage. Évidemment ils connaissent a fond les sentiers du salut; ils ont appris tous les détours que l’on peut se perdre en chemin et ne craignent point que saint Pierre leur ferme un jour la porte du paradis; on sent, en un mot, qu’ils ont ''des intelligences dans la maison''.
 
Mais le véritable roi des conteurs, celui qui domine et efface tout le reste dans son ombre, c’est le berger. Le berger ne vit point de la vie des autres hommes; exilé dans les friches avec son chien et son troupeau, il y a pour compagnes deux fées invisibles, mais toutes-puissantes, la Méditation et la Solitude. Il s’enveloppe dans sa cape frangée par le vent déteinte par la pluie; il s’asseoit à l’abri d’une roche ou d’une touffe de genévriers, et il reste là des heures, des jours, des semaines, les regards plongés dans l’espace, suivant les nuages qui s’enfuient et voyant se lever et mourir les étoiles. Semblable au naufragé perdu sur les immensités de l’océan, il demeure enseveli dans l’infini de la création. S’il revient parmi les hommes, c’est en passant. Sa véritable patrie est dans les clairières isolées ou sur les brandes solitaires. Là, tout est peuplé de ses visions, et, vivant plus long-temps avec elles qu’avec les réalités, il finit par ne plus distinguer les unes des autres. Enfermé le soir dans sa maison roulante, il écoute les mille rumeurs de la solitude, et toutes prennent pour lui un langage. Il distingue, dans les rafales du vent, des appels lointains; il reconnaît le chuchotement des fées dans le murmure des sources; les cris des oiseaux voyageurs qui traversent les ténèbres sont pour lui la voix des maudits accomplissant quelque chasse d’épreuve, et le hurlement des loups que la faim promène à la lisière des bois lui semble prendre, par instans, un accent humain qui fait tressaillir sa chair. Etrange existence, qui n’est, pour ainsi dire, qu’un rêve dans lequel les sens même, à force de finesse, deviennent les complices de l’imagination! Et là ne s’arrête point le vertige: après avoir regardé autour de lui, le berger regarde en lui-même; le mystère qu’il a cru deviner au dehors, il lui semble le retrouver dans son propre sein; son ame devient comme un second monde fantastique relié au merveilleux extérieur avec lequel il se figure correspondre, jusqu’à ce que le hasard d’une coïncidence lui laisse croire à une autorité surnaturelle et transforme le rêveur en sorcier. Que de fois, aux jours de liberté de notre jeunesse, nous nous sommes oublié à écouter ces conteurs solitaires, assis sur le chaume d’un sillon, devant un feu de broussailles où la châtaigne des taillis cuisait sous la cendre! combien de veillées d’automne ainsi prolongées jusqu’à la mi-nuit au carrefour des bruyères! C’est là que nous apprenions les vieux contes du village et les chroniques de la contrée; car, du cap Saint-Mathieu au Jura et des Flandres aux Pyrénées, le berger est resté le dernier fidèle de cette religion du passé. Eteinte ailleurs, elle survit, grace à sa persistance dans les montagnes, les friches et les bruyères. C’est lui qui a conservé sur les dunes normandes le souvenir du ''Moine de Saire''; dans les plaines de la Beauce, le conte de ''la Cruche vivante''; au fond des bruyères de la Sologne, la fable du ''Loup Guillaume''; le long des coteaux brûlés de la Provence ou du Languedoc, la chronique du ''Mariage du diable'', et sur le penchant des Vosges l’histoire de ''Maître Jean''.
 
 
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<small>(1) Il existe encore à Palerme un groupe sculpté qui rappelle ce fait. </small><br />
<small>(2) Joie! Dieu nous donne joie! - Le feu caché vient, tout bien vient. - Que Dieu nous fasse la grace de voir - L’an qui arrive; - Si nous ne sommes pas plus, que nous ne soyons pas moins. </small><br />
<small>(3) En patois poitevin, ''pirou'' ou ''piroa'' signifie oie. </small><br />
 
 
<center>I – Un antiquaire Bas-Normand</center>
 
Le charme que prennent les faits et les idées dans les lointaines perspectives du passé est un phénomène connu de tout le monde, mais qui, pour quelques hommes, va jusqu’à la fascination. Attirés, non vers un résultat particulier de la société antique, mais vers l’antiquité elle-même, ils aiment ce qui a été, comme d’autres ce qui sera. Pour les uns et pour les autres, en effet, c’est la même aspiration passionnée vers l’idéal: regretter le passé ou appeler l’avenir, n’est-ce point toujours protester contre le présent? Toutefois l’ardeur de ceux pour qui la rouille des âges est un aimant a quelque chose de plus patient et de plus tenace. Semblables à ce vieux garde-chasse qui, promenant les voyageurs à travers les débris du château de Woodstock, leur explique les salles détruites, leur vante les tapisseries absentes et se découvre au nom des illustres maîtres depuis long-temps réduits en poussière, ils se font les pieux gardiens des siècles écoulés et mettent toute leur joie à en retrouver les traces. Ne leur demandez ni ce qui se passe aujourd’hui ni ce qui se prépare pour demain; mais interrogez-les sur les croyances, les proverbes ou les contes des ancêtres: chaque pierre moussue dressée aux bords du chemin sera pour eux l’occasion d’une histoire, chaque vieux refrain chanté dans les pâtures réveillera un souvenir; archivistes de la tradition vivante, ils vous feront parcourir le recueil de cette poésie populaire dont ils ont su recomposer, feuille à feuille, un curieux exemplaire.
 
Voyageant, il y a peu d’années, à travers la Normandie, j’avais pu, grace à une heureuse recommandation, lier connaissance avec un de ces hommes précieux. C’était un ancien soldat de l’empire, établi comme percepteur dans une bourgade du Cotentin. Bien qu’il n’eût jamais dépassé le grade de maréchal-des-logis, la flatterie communale lui avait décerné le grade de ''capitaine'', qu’il avait d’abord accepté par distraction, puis subi par bonhomie. - Ils ont trouvé que cela faisait honneur à la paroisse! me disait-il naïvement. En réalité, le titre imaginaire avait insensiblement absorbé le nom propre, et le percepteur avait fini par. Ne plus s’appeler que ''capitaine''. Du reste, l’homme justifiait le grade, et la fiction semblait plus vraisemblable que la réalité.
 
La carrière militaire de notre percepteur avait commencé dans les rangs de ces héroïques soldats de la république, dont Napoléon sut faire, plus tard, de si hardis ouvriers en royauté. Il avait joué avec toutes les grandes scènes du drame de l’empire; mais c’était un homme de la même famille que notre Corret de La Tour-d’Auvergne et que Paul-Louis Courier : là où les autres gagnaient un bâton de maréchal, il avait, lui, grand peine a obtenir une paire de souliers. Aussi vit-il tous ses anciens camarades devenir grands et célèbres, tandis qu’il continuait à manger son pain de munition à la fumée de leur gloire. Il avait été sergent avec Bernadotte et compagnon de chambrée de Murat; mais, ainsi qu’il le disait souvent, la guerre est un placement à fonds perdus que chacun grossit de ses efforts, de ses fatigues, de son sang, et dont les plus heureux touchent seuls le revenu.
 
Notre maréchal-des-logis se résigna sans peine à n’y rien prétendre; sa vie avait un autre but. Pour lui, la guerre n’était qu’un pèlerinage à travers les antiquités de l’Europe. Si l’on s’égorgeait un peu en chemin, cela pouvait passer pour un simple incident de voyage, comme l’ondée de pluie ou le coup de soleil; cela n’empêchait pas de voir, d’entendre, de comparer surtout; car le souvenir de son coin de Normandie poursuivait le capitaine. Il y rattachait chacune de ses découvertes par l’opposition ou par la ressemblance: son canton était pour lui ce qu’est le petit peuple juif dans ''l’Histoire universelle'' de Bossuet, le centre même du monde. Il avait conquis l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, au seul point de vue du Cotentin. Partout il avait fouillé les bibliothèques, visité les monumens historiques, recueilli les traditions. Il en était résulté une érudition très étendue ramenée à un cercle très restreint, et puisant son originalité dans cette opposition même. De plus, ballotté entre sa passion rétrospective et son bon sens contemporain, le capitaine s’efforçait de défendre les crédulités du passé sans pouvoir les partager; il appelait toute son érudition au secours de l’ignorance et insurgeait perpétuellement la fantaisie contre sa propre raison. De là des contradictions d’autant plus plaisantes, que, comme tous les gens inconséquens, il prétendait au monopole de la logique : la logique, à ses yeux, était ce qu’il voulait démontrer.
 
Nous avions parcouru ensemble une partie de la péninsule qui va de Carentan au cap La Hogue. Après avoir suivi quelque temps les méandres de la Dive et traversé ses riches herbages encadrés de haies vives, nous avions gagné Montebourg, nous dirigeant, au nord, vers Quineville, où je voulais voir la ruine connue sous le nom de ''Grande-Cheminée''. Lorsque nous atteignîmes la hauteur que couronne le village, mon guide me montra une petite butte de gazon d’où le regard s’étendait jusqu’à La Hogue et Falihou C’était là que le roi Jacques II ait vu, en 1692, quarante-quatre navires français, commandés par Tourville, combattre un jour entier quatre-vingt-huit vaisseaux ennemis, et, vaincus enfin, non par le nombre, mais par l’inconstance du vent, couvrir la plage de leurs épaves enflammées. Le ''capitaine'' animé par ce souvenir glorieux, commençait déjà l’histoire maritime des Normands, et me prouvait que l’Amérique avait été découverte avant Christophe Colomb, par des matelots du Cotentin, embarqués sur un navire dieppois, lorsqu’un jeune paysan l’accosta en le saluant.
 
- Eh! c’est Étienne Ferret! s’écria-t-il; bonjour, Ferret. Que diable viens-tu faire à Quinéville?
 
- Pardon, excuse, répliqua le jeune gars, c’est pas que j’y vienne mais j’y demeure.
 
- Ah! Au fait, je me souviens maintenant, reprit mon conducteur le curé m’a parlé de toi; tu es garçon de charrue au ''Chêne-Vert'', et il paraît que tu épouses la petite ''pastoure'' de la ferme?
 
- Oui, ils disent ça dans le pays, répliqua Ferret avec un demi-sourire.
 
- Je ne t’avais pas revu depuis notre rencontre à Caumont, fit observer le ''capitaine''; pourquoi donc as-tu quitté ton ancien maître?
 
- C’est pas moi, dit Étienne, c’est bien plutôt lui qui m’a quitté.
 
- Il est donc mort?
 
- Pas tout-à-fait, mais autant vaut. C’était, comme on dit dans notre paroisse, un pauvre homme de la noblesse à Martin Firou: ''Va te coucher, tu souperas demain''. Quand il avait pris la ferme des ''Motteux'', il n’avait la bourse pleine que de bonne volonté : c’est pas assez pour graisser la terre et payer les gages. Aussi, un beau jour, les gens de justice sont arrivés avec du timbré, ils vous ont mis la main sur tout, et il a fallu passer le ''haisset''. J’ai été dans la banqueroute pour trois écus.
 
- Tu supposeras que tu les as bus en ''maître cidre''; mais que sont devenus les pauvres gens des ''Motteux''?
 
- Le ''capitaine'' devine bien qu’ils n’avaient pas à choisir. Ils devaient beaucoup dans le pays, sans compter mes trois écus; aussi le ci-devant fermier et ses fils ont coupé dans le taillis des branches de ''fesse-larron'' en guise de monture, et ils sont tous partis pour ''Milsipipi''.
 
Ce dernier mot me fit redresser la tête.
 
- Vous ne comprenez pas? dit le percepteur en riant; dans le patois du Bessin, ''partir pour Milsipipi'', c’est aller chercher fortune au loin. Encore une réminiscence de nos expéditions maritimes. Ce sont les Normands qui, après avoir peuplé le Canada, ont établi les premières colonies à l’embouchure du ''père des eaux''. La tradition orale a conservé le souvenir du fait en estropiant le mot. Il y aurait tout un travail à entreprendre sur les expressions usuelles; le langage du peuple contient une partie de ses archives historiques.
 
- Malheureusement nous ne savons plus y lire, répliquai-je; on a retenu le sens, on a oublié l’origine.
 
- C’est à nous de la retrouver, en suivant à la piste toutes les traces que les siècles ont laissées dans la tradition populaire, dit le ''capitaine''; mais les savans méprisent la tradition à cause des erreurs dont elle est enveloppée : c’est toujours la fable de la jeune guenon rejetant la noix verte qu’elle n’a point su éplucher:
 
::Les noix ont fort bon goût, mais il faut les ouvrir.
 
Au lieu d’interroger les réminiscences confiées à la mémoire, qui, si elles ne rendent pas exactement les faits, en transmettent au moins le mouvement, on cherche l’histoire dans les procès-verbaux, comme on chercherait une prairie dans la botte de foin qui y a été coupée; on trouve la vie trop complexe, trop mouvante, et, pour plus de commodité, on étudie la mort. Tous les historiens du duché de Normandie, par exemple, ont voulu étudier les actes et les chartes qui faisaient connaître les circonstances de la conquête anglaise; aucun n’a cherché le caractère intime du conquérant dans ce que le peuple raconte du ''vieux Guillemot''.
 
Le paysan, qui marchait à quelques pas devant nous, se retourna brusquement à ce mot.
 
- Voyez-vous comme ils reconnaissent le nom de leur gros duc? continua le percepteur en souriant; ''Guillemot'' est chez nous ce qu’est le roi René chez nos voisins d’Anjou : l’''omnis homo'' de la chronique populaire.
 
Et il se mit à chantonner:
 
::Quand est arrivé sur la place,
::Le gros roi Guill’mot attendoit,
::Tout près d’ s’en aller à la chasse,
::Son noir genet qu’on habilloit.
 
- Tu sais ce que c’est que cette chanson-là, hein, Ferret?
 
- C’est la complainte de ''la Croix pleureuse''...
 
- Où l’on raconte la fureur de ''Guillemot'' contre la duchesse Mathilde, qui avait eu l’imprudence de lui demander l’établissement d’un impôt sur les bâtards.
 
::Au g’net par trois noeuds il l’attache
::Et ses mains par trois noeuds aussi;
::Partout où avec elle il passe,
::Les mouch’s vont pour boire après lui.
 
::- Sir’! que Dieu jamais ne vous l’ rende,
::Un jour grand dépit vous aurez
::D’avoir traîné par la grand’ brande
::L’ joli corps qui tant vous aimoit.
 
::Sir »?! c’est pitié qu’à la malheure
::Ai rougi l’gazon du chemin
::Avec mon pauvre sang qui pleure
::D’ couler sans vous servir à rien.
 
- J’ai chanté ça bien des fois dans les friches quand je gardais le bétail, dit Ferret; mais que le capitaine m’excuse, j’avais mal compris tout à l’heure. Quand il a nommé le ''vieux Guillemot'', j’ai cru qu’il parlait du sorcier du ''Petit-Haule''.
 
- Parbleu! tu as raison, s’écria-t-il; nous devons être dans son voisinage.
 
- Sa maison est sur notre route.
 
- C’est un drôle que je connais de vieille date, continua le ''capitaine'' en se tournant vers moi. Il a autrefois habité près de Formigny, et je sais sur son compte certaines histoires... Mais ici on a une confiance aveugle dans sa science; on prétend qu’il réunit en lui tous les pouvoirs du ''grand carrefour'': c’est le nom que l’on donne à la magie noire.
 
- Sans compter, dit Ferret, qu’il possède, soit disant, le cordeau merveilleux avec quoi on fait passer le blé d’un champ dans un autre champ, et le lait d’une vache à la vache voisine.
 
- N’a-t-il pas également le mauvais oeil qui donne la fièvre? demandai-je.
 
- Et les bonnes paroles qui la guérissent, répliqua le paysan. L’an passé, il a si bien charmé un homme de Trevières qui sentait déjà le dernier froid dans ses cheveux, qu’il a renvoyé sa maladie à un buisson, et que le buisson en est mort.
 
Je ne pus m’empêcher de sourire.
 
- Oui, oui, cela paraît ridicule, dit le ''capitaine'' en hochant la tête, et cependant, chez tous les peuples et à toutes les époques, on a reconnu l’existence des sorciers. Les Grecs et les Romains y croyaient. Tibulle parle d’une magicienne qui, par ses chants, attirait les moissons d’un autre domaine: ''Cantus vicinis fruges traducit ab agris''. L’Evangile de Nicomède nous apprend que Jésus-Christ se livrait, dans son enfance, a des opérations magiques en modelant avec de la terre de potier des ''oiseaux qu’il animait''. Innocent VIII dit textuellement dans un de ses édits pontificaux: « nous avons appris qu’un grand nombre de personnes des deux sexes ont l’audace d’entrer en commerce intime avec le diable, et par leurs sorcelleries frappent également les hommes, les bêtes, les moissons des champs, les raisins des vignobles, les fruits des arbres et les herbes des pâturages. » A Port-Royal, on avait les mêmes opinions. Marguerite Périer, nièce de Pascal, raconte, dans ses mémoires, qu’une sorcière jeta un sort sur son oncle lorsqu’il était enfant, et faillit le faire périr. Aujourd’hui tout cela nous paraît ridicule; mais nous avons ri également de la seconde vue des prophètes, récemment expliquée par le magnétisme, et des alchimistes qui faisaient de l’or, quand nos savans sont sur le point de faire du diamant. Les croyances des vieux âges finissent toujours par se justifier. Les prétendues erreurs du passé ne sont le plus souvent que les ignorances du présent; nos progrès témoignent seulement de nos oublis; quand nous croyons découvrir une Amérique, il se trouve toujours que nos ancêtres l’avaient peuplée mille ans auparavant.
 
Ainsi retombé sa thèse favorite, le percepteur continua à entasser les citations et les argumens pour me prouver que les anciens avaient tout connu, tout approfondi, et que rire de leur crédulité, c’était, presque toujours, jouer le rôle de cet aveugle qui raillait les clairvoyans de croire au soleil. Je connaissais déjà assez bien l’innocente manie du vieux soldat pour savoir qu’une adhésion complaisante l’arrêtait court: un peu de contradiction lui était nécessaire en guise d’éperon. Je me mis donc à le combattre, mais sans trop de chaleur, comme un homme qui veut bien qu’on le persuade, et je finis par proposer une visite au sorcier du ''Petit-Haule''. Comme sa cabane était sur notre route, le ''capitaine'' accepta sur-le-champ et pria Ferret de nous conduire. Ce dernier accueillit la demande avec une répugnance visible. Soit que les raisonnemens de mon compagnon eussent confirmé ses terreurs superstitieuses, soit qu’il eût quelque motif particulier d’éviter Guillemot, il ne céda à notre insistance qu’après avoir épuisé tous les moyens de nous retenir.
 
Nous tournâmes à gauche par un chemin creux qui nous éloignait de la mer. Des touffes de houx, au feuillage sombre, bordaient les deux fossés. A chaque percée, nous apercevions les derniers rayons du soleil couchant qui semblaient barrer l’horizon comme une muraille rougeâtre; le reste du ciel était d’un gris d’acier, et l’on commençait à sentir l’âpreté de la bise. Le chemin, creusé comme le lit d’un torrent, semblait parfois sortir de ses berges pour traverser des plateaux découverts où l’on apercevait à peine quelques hameaux épars et de faibles traces de culture. Plus nous avancions, plus le paysage devenait aride et désert. Nous arrivâmes enfin à un carrefour au milieu duquel gisaient les débris d’une croix de pierre. Notre guide nous dit qu’elle portait dans le pays le nom de ''Croix des Garoux''. C’était là que les malheureux condamnés à porter la ''haire'', ou peau de loup, qui les oblige a ''courir le varou'', venaient recevoir, chaque nuit, la correction d’une main invisible; car, en Normandie, les ''garoux'' ne sont point, comme ailleurs, des sorciers qui se transfigurent pour porter chez leurs voisins la terreur ou le ravage, mais des damnés ''qui sont restés éveillés dans leur fosse'', comme les vampires de la Valachie, et qui, après avoir dévoré le mouchoir arrosé de cire vierge qui couvre le visage des morts, sortent malgré eux de la tombe et reçoivent du démon la ''haire'' magique. Ferret nous apprit que le seul moyen de les arracher à ce terrible supplice était d’aller droit à eux lorsque le hasard les mettait sur votre chemin, et de les frapper au front de trois coups de couteau en mémoire de la Trinité. Le capitaine ne manqua pas de me prouver à cette occasion, que l’existence des hommes-loups avait été confirmé par le témoignage de tous les siècles. Après m’avoir cité le mythologique Lycaon, il me parla de Déménitus qui, au dire de Varron, fut changé en loup pour avoir mangé la chair d’un sacrifice, et de la famille Autacus, qui n’avait qu’à passer un certain fleuve pour subir la même transformation. Il nomma ensuite les juges, les théologiens, les inquisiteurs, qui, pendant cinq siècles, pendirent ou brûlèrent des lycanthropes, lesquels se déclarèrent eux-mêmes justement brûlés ou pendus. Cependant, comme je n’opposais rien à ces preuves, il finit par douter un peu. En ne cherchant pas à démontrer qu’il avait tort, je le désintéressais en quelque sorte d’avoir raison.
 
- Après tout, dit-il, je ne donne pas la chose comme positivement certaine. Il serait possible qu’il y eût seulement une leçon dans l’histoire de ces hommes coupables changés en bêtes féroces. Le ''garouage'' peut être le symbole des remords: il représenterait, dans certains scélérats, l’incarnation des instincts, l’ame devenue visible. Les vieilles lois normandes disaient dans leurs imprécations contre les criminels: ''wargus habeatur (qu’il soit regardé comme un loup''). Le peuple prend aisément l’image pour la réalité, du loup symbolique il aura fait un loup véritable.
 
- Ajoutez, repris-je, qu’il regarde les analogies comme des filiations. A une certaine époque, les campagnes, dépeuplées par les ravages des aventuriers, se couvrirent de bandes de loups, et les paysans, trouvant dans leurs nouveaux ennemis la férocité des anciens, pensèrent que ce devaient être ces aventuriers transformés. Au temps de la ligue, lorsque Guy-Eder ruina la Cornouaille, le bruit se répandit que ses soldats se changeaient en bêtes fauves après leur mort, afin de continuer leur guerre contre Jacques Bonhomme. Un vieux ''guerz'' que les berceuses chantent encore a conservé le souvenir de cette croyance.
 
::Dodo, dodo, mon petit oiseau,
::Voici maître Guillaume! faisons dodo.
 
::Dès qu’un enfant commence à crier,
::Il arrive avec toute sa bande.
 
::Cette méchante bande est plus nombreuse
::Que n’étaient autrefois les chiens.
 
::Une partie est formée de soldats,
::L’autre partie de bêtes fauves.
 
::Mais ces bêtes fauves savent parler,
::La fumée des maisons les attire;
 
::Et, comme il n’y a plus de moutons dans le pays.
::Ils mangent les êtres baptisés.
 
::Ils mangent les petits enfans qui ont reçu le baptême
::Et souvent les hommes forts (1).
 
Toutes ces fables prouvent l’activité intellectuelle du peuple. Entouré d’un monde de mystères, qu’il veut sonder à tout prix, il invente l’explication qu’il ignore, il ramène à lui la création entière. Là est l’origine de toutes les mythologies: on y trouverait également celle des sorciers. Le peuple a attribué à leur puissance secrète les effets dont il n’apercevait point les causes; il a trouvé du soulagement à se supposer un invisible ennemi; c’était du moins quelqu’un à accuser et à haïr. Aussi les sorciers ne me semblent-ils point seulement les auxiliaires de nos aspirations vers l’impossible, ce sont encore plus les victimes expiatoires de notre orgueil. Sans eux, nous aurions l’air de ne pas comprendre; ils justifient l’inconnu.
 
- Il y a du vrai dans ce que vous dites, reprit le capitaine, bien que vous fassiez trop bon marché de la magie en elle-même. Une science constatée par le témoignage de tant de générations ne peut être jugée légèrement. Du reste, vous avez raison en regardant les sorciers comme les ''parias'' de nos campagnes. Pauvres, vieux et sans famille, ils effraient tout le monde, parce que personne ne les aime. Le peuple sent instinctivement que l’homme isolé est hors des voies humaines, qu’il faut qu’il soit un saint ou un damné; de là l’horreur pour ces ''ermites du diable'', comme je les ai entendu appeler en Provence. Chacun leur fait tout le mal qu’il peut et leur souhaite tout celui qu’il n’ose leur faire. Ils le savent et ne laissent échapper aucune occasion de se venger.
 
- Non, non, dit Ferret, qui, un peu dérouté par notre discussion psychologique, venait pourtant d’en comprendre la conclusion, il ne fait pas bon les avoir contre soi, à preuve Ferou, qui, pour s’être permis de battre le chien de Guillemot, a vu sa plus belle génisse mangée et ses seigles grêlés.
 
- Il paraît que l’homme du ''Petit-Haule'' a reçu plusieurs ''dons'', me fit observer le ''capitaine''. En France, nos paysans, suivant qu’ils sont cultivateurs ou bergers, se gardent plus spécialement des ''meneurs de loups'' ou des ''conducteurs de nuées''. Ils redoutent les premiers, parce qu’ils font la chasse aux troupeaux aidés des bêtes fauves qui leur obéissent, les seconds, parce qu’ils commandent aux trombes d’emporter les moissons de leurs ennemis dans une région invisible, nommée ''Magonie'', où ils ont leurs greniers d’abondance. Ces derniers sont ce que les capitulaires de Charlemagne appellent des ''tempestaires''. Les Romains reconnaissaient leur puissance, comme le prouvent les vers de Tibulle:
 
::Quum lubet haec tristi depellit nubila coelo;
::Quum libet aestivo convocat orbe nives.
 
Heureusement l’on a, pour les combattre, l’épine blanche, préservatif certain contre les malignes influences depuis que ses branches ont servi de couronne au Christ.
 
- Vous oubliez les cloches, repris-je, les cloches qui sont ''les voix baptisées'', comme disent les Vendéens. La paroisse de Notre-Dame en Beauce en avait une, appelée Marie, qui bravait les conjurations de tous les meneurs de nuées. Un jour, trois des plus puissans se réunirent pour ravager le canton. Ils appelèrent des quatre aires du ciel la foudre, la pluie, la grêle et les vents, et en formèrent un nuage de la grosseur d’une montagne, sur lequel ils montèrent, afin de le mieux conduire. En voyant arriver cette masse noire, brodée d’éclairs, les plus hardis se cachaient d’épouvante; mais ils la virent tout à coup s’arrêter, et ils entendirent les voix des sorciers qui lui criaient de marcher. - Je ne puis pas, maîtres! répondit la nuée. - Pourquoi cela? - Parce que Marie ''parle''! La cloche venait, en effet, d’élever sa voix sonore, qui avait ôté toute leur force aux conjurations. Après de vains efforts pour franchir l’espace gardé par le son béni, il fallut que la nuée fît un détour jusqu’à ce qu’elle eût cessé d’entendre la cloche; mais alors elle était au-dessus d’une lande aride, et elle put crever sans nuire à personne.
 
- La Beauce est, en effet, le pays des ''tempestaires'', dit le ''capitaine'', et de ce que les hommes du midi appellent des ''armaciés'', c’est-à-dire sorciers à seconde vue; je me rappelle qu’autrefois on m’en montra un, entre Chartres et Alençon, qui répandait la terreur dans plus de dix paroisses. Il était même, au dire des gens du pays, le héros d’une histoire si étrange que je ne l’ai jamais oubliée.
 
Je regardai le ''capitaine'', et il y avait dans mes yeux tant de points d’interrogation, qu’il comprit que j’attendais l’histoire. Il commença.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
::<small> (1) Chou chouk, chou chouk, va Lapoussik </small><br />
::<small> Chetu Guillou Gréomp choukik, etc. </small><br />
<small> Le chanoine Moreau, dans son ''Histoire de la Ligue en Cornouaille'', explique la superstition à laquelle la chanson bretonne fait allusion. « Dès le commencement de leur furieux ravage, les loups ne laissoient dans les villages aucuns chiens, mais les attiroient au dehors par ruses et les dévoroient... Telles ruses de ces bêtes sont à peu près semblables à celles de la guerre et mirent dans l’esprit du simple peuple une opinion que ce n’étoient pas loup naturels, mais que c’étoient des soldats déjà morts qui étoient ressuscités en forme de loups pour, par la permission de Dieu, affliger les vivans et les morts, et communément parmi le menu peuple, les appeloient-ils, en leur breton, ''tud-bleir'', c’est-à-dire gens-loups. »</small><br />
 
 
<center>II – Le meneur de nuées</center>
 
- C’était en 1807, lors de la quatrième coalition contre la France. La leçon d’Austerlitz n’avait point paru suffisamment claire à l’Allemagne, et Napoléon allait être forcé d’y ajouter celle d’Iéna. Les conscrits rejoignaient de toutes parts leurs dépôts, sous les ordres de sous-officiers instructeurs. J’avais reçu la conduite d’un de ces détachemens avec lequel je gagnais le Rhin. On était encore aux jours d’enthousiasme militaire, et nos jeunes gens n’entrevoyaient dans la fumée de la bataille qu’épaulettes à gros grains et croix d’honneur. Aussi allaient-ils au feu comme à la noce. On doublait les étapes pour arriver plus vite, et on se reposait en apprenant la charge en douze temps. Seulement, quand on rencontrait par hasard, sur son chemin, une fête, une moisson ou une vendange, les souvenirs du village se réveillaient tout à coup; la troupe s’arrêtait, les fusils étaient jetés sur l’herbe, et l’on se mêlait une dernière fois aux joies de la danse ou du travail.
 
Ce fut dans une de ces haltes, au milieu des gerbes, que l’on me raconta l’histoire du meneur de nuées Pierre Hublot, plus communément désigné sous le nom de grand Pierre. Personne dans le pays ne savait d’où il y était venu ni depuis combien de temps il y habitait, Les plus vieux prétendaient l’avoir toujours connu ayant le même âge. Il vivait dans une cabane en ruines du salaire de quelques journées faites chez les laboureurs du voisinage. Aucun d’eux ne le demandait, mais aucun n’eût osé refuser ses services, car le grand Pierre avait reçu du démon une corde invisible avec laquelle il ''tournait la roue des vents'' et distribuait à sa fantaisie, le froid, la pluie et le soleil. Un seul homme avait eu la hardiesse de lutter contre lui et à son grand dommage. Celait dans la jeunesse de Hublot, c’est-à-dire bien avant l’enfance des plus vieux, qui tenaient cette histoire de leurs pères.
 
II y avait alors dans le village un fermier nommé Michel que rien n’effrayait; le péril était pour lui la saveur des choses. Quand il vit que tout le monde passait vite près du grand Pierre, il s’arrêta pour lui parler; quand il reconnut que personne n’osait lui déplaire, il se mit à le braver. Le conducteur de nuées montra plus de patience qu’on ne devait en attendre d’un homme qui, comme on le disait communément, avait à ses ordres tous les carrosses du diable. A la fin pourtant, il se lassa. Un jour qu’il était assis devant sa porte, Michel, qui passait avec d’autres, lui demanda, par raillerie, s’il lui restait de la graisse d’enfant baptême pour aller au sabbat.
 
- Plus qu’il ne te restera demain de beurre et de lait, répondit le sorcier avec colère.
 
Michel continua sa route en riant; mais, à son arrivée à la ferme il apprit que ses plus belles vaches venaient de se noyer dans la Blaise. Il ne voulut point encore reconnaître la puissance du sorcier.
 
- La cabane de Hublot, dit-il, est au bord de l’eau, il aura vu l’accident.
 
Cependant la vengeance de Pierre ne s’arrêta point là. Un premier débordement noya les prairies du fermier, un orage versa ses blés, la maladie tomba sur ses étables, où il vit mourir ses meilleurs attelages. Il eut beau redoubler de soins: si un nuage amenait la grêle, il s’arrêtait précisément sur ses pommiers; si le vent brûlait un champ, c’était le sien On eût dit que le ciel avait fait les parts entre Michel et ses voisins : aux uns le sceau de la bénédiction, à l’autre celui de la colère. Chaque jour l’acheminait vers sa ruine. Les gens de loi, après l’avoir appelé en justice et fait condamner, se mirent à planter des pieux garnis de paille au milieu de toutes ses moissons, pour en annoncer la vente; le percepteur des tailles, qui n’était point payé, menaçait de saisir les meubles et d’emporter, au besoin, ''les huis et fenêtres''. L’orgueil de Michel finit par chanceler. Il avait espéré réparer ses pertes en épousant Marie-Jeanne, qui passait pour la plus jolie fille et la plus riche héritière de toute la sénéchaussée. Marie-Jeanne avait accepté la bague des fiançailles, et tout était convenu avec les parens; mais, quand ceux-ci virent le brandon sur les meilleurs champs de Michel, ses crèches vides et les sergens toujours sur le chemin de la ferme avec des parchemins dans la ceinture, ils renvoyèrent les tailleuses qui travaillaient au trousseau et remirent la noce aux prochaines moissons. Ce fut Marie-Jeanne elle-même qui, en allant à la fontaine, annonça la triste nouvelle à Michel. Cette fois, il ne put résister au coup, et s’assit sur une pierre, la tête appuyée sur ses deux poings fermés. Sa dernière ressource lui échappait; et avec elle ses plus douces espérances: il perdait en même temps la belle fille et la grosse dot. C’était trop à la fois. Comme tous les orgueilleux, il tomba brusquement du haut de son audace, et se laissa glisser sans résistance jusqu’au fond du désespoir.
 
Les femmes ont en général le coeur trop tendre pour ne pas trouver un peu de plaisir à vous voir malheureux; c’est une occasion de consoler. Marie-Jeanne, appuyée sur sa cruche vide et effeuillant une branche de ronces, contemplait, du coin de l’oeil, la douleur de son fiancé. Enfin, elle poussa un gros soupir, comme pour prendre le ton, et, interrompant les malédictions que murmurait le jeune fermier:
 
- Par grace, Michel; taisez-vous! Dit-elle doucement; si vous vous plaignez si fort, vous ferez de Dieu notre ennemi. Ne savez-vous pas qu’il punit ceux qui se révoltent?
 
- Et quelle punition pourrais-je craindre encore! s’écria le paysan. N’a-t-il pas tout fait périr chez moi, depuis le boeuf jusqu’à l’abeille, depuis l’orge jusqu’au froment? Ne permet-il pas à votre oncle, de fausser sa promesse et de me donner le dernier coup de couteau?
 
- Ne dites pas cela, reprit la jeune fille; vous savez bien que le bon Dieu n’est pour rien dans votre malheur, et que tout est venu du grand Pierre.
 
Michel se redressa.
 
- Ah! si j’en étais sûr! s’écria-t-il en levant les poings, je lui ouvrirais la tête comme une noix entre deux cailloux.
 
- La paix, la paix, au nom du ciel! interrompit Marie-Jeanne, qui regarda autour d’elle effrayée; voulez-vous donc qu’il n’y ait plus de retour possible avec le sorcier? A quoi servent vos menaces contre celui qui a communié ''de l’hostie rousse'' (1)? S’attaquer à lui, c’est faire comme le mouton qui veut brouter l’épine; mieux veut reconnaître son tort et l’apaiser.
 
- Moi demander grace au grand Pierre? Jamais!
 
- Eh bien! je lui parlerai à votre place, et je le prierai si fort, qu’il retirera les mauvaises paroles prononcées sur vous.
 
- Non, non, Marie-Jeanne; vous ne pouvez aller chez cet homme; vous ne le connaissez pas. Lui et sa ''parole'', il leur suffit de toucher le ruban d’une jeune fille pour être maîtres de sa volonté.
 
- Mais vous serez là, Michel, vous veillerez sur moi.
 
- N’importe, restez.
 
- Alors il faudra obéir à mon oncle, dit Marie-Jeanne en regardant le paysan; et quand vous saurez...., car je ne vous ai pas encore tout dit.
 
- Qu’y a-t-il donc de plus?
 
- Il y a que Baptiste vient souvent à la ferme, et, comme il a fait un héritage, mon oncle m’a parlé pour lui. J’ai répondu comme je devais, mais il faut qu’une pauvre fille finisse par obéir à ceux qui ont droit de commander, et puisque vous ne m’aimez pas assez pour faire votre paix avec le sorcier...
 
- Allons alors, interrompit Michel en se levant. Quand on se noie, il est permis de s’accrocher à tout, même aux orties. D’ailleurs, vous avez promis de parler. Ne vous inquiétez de rien, et venez seulement; j’ai vu tout à l’heure le grand Pierre qui fauchait dans le pré Loroux.
 
Elle reprit sa cruche et tourna par un sentier qui descendait vers la vallée. Michel marchait derrière elle d’un pas rétif et la tête basse. Ils arrivèrent bientôt à la source où les jeunes filles du voisinage venaient puiser de l’eau. Marie-Jeanne déposa la cruche sur la mousse, gravit le rocher et regarda dans la prairie. Elle ne vit d’abord que la faux du grand Pierre, avec la petite enclume et le marteau à émouler ; mais en regardant plus bas, elle aperçut le sorcier étendu sous un bouquet d’arbres et qui paraissait dormir. Michel descendit avec elle pour le réveiller. Après l’avoir appelé, ils le tirèrent par l’habit, puis lui frappèrent dans les mains; tout fut inutile : il demeura sans mouvement. Le fermier et la jeune fille reculèrent effrayés.
 
- Il est mort! s’écria le premier.
 
- Mort! répéta Marie-Jeanne; il n’y a pourtant sur lui ni sang ni blessures.
 
- Mais ne vois-tu pas qu’il est immobile comme un corps que son ame a quitté?
 
La paysanne tressaillit; un éclair avait traversé sa pensée.
 
- Ah! je comprends, s’écria-t-elle; le grand Pierre sera venu au monde le jour d’une bataille.
 
- Eh bien?
 
- Eh bien! ne savez-vous pas que ceux qui naissent pendant une grande tuerie d’hommes ''reçoivent le don de se dédoubler''?
 
- Alors tu crois que son ame est en promenade?
 
- Et que le corps se ranimera à son retour.
 
Michel regarda l’enveloppe du sorcier.
 
- Quel malheur! dit-il d’un accent de regret; en voyant la maison abandonnée, j’espérais le locataire parti pour toujours.
 
- Parlez plus bas, au nom du ciel, dit Marie-Jeanne; il est peut-être en route pour rentrer.
 
- Et s’il ne trouvait pas sa maison! reprit vivement le fermier.
 
- Comment cela?
 
- Nous n’avons qu’à cacher le corps, l’ame n’aura plus où loger; au bout de trois jours, elle appartiendra au démon.
 
- Et nous serons tous hors de peine, ajouta la jeune fille.
 
- Par mon baptême! il ne la trouvera pas, dit Michel; je vais la jeter à la rivière.
 
Et, courant au corps toujours sans mouvement, il le souleva avec effort, le chargea sur ses épaules et disparut derrière le rocher.
 
Marie-Jeanne, tremblante, regardait autour d’elle pour s’assurer que personne ne les voyait, quand tout à coup l’ame absente arriva comme un coup de vent, et, ne trouvant que le chapeau du grand Pierre, qui était resté sur l’herbe, elle y entra, et se mit à le rouler. La jeune fille, épouvantée, courut vers la source; l’ame du sorcier la poursuivit en poussant de petits cris, et, arrivée près du rocher, se lança du chapeau vers la cruche; mais, au même instant, Marie-Jeanne plongea celle-ci dans la fontaine, et l’ame, emportée par le tourbillon d’eau, fut engloutie au fond du vase; lorsqu’elle reprit connaissance, elle s’y trouva prisonnière et en compagnie de plusieurs autres cruches placées sur le rebord d’une haute fenêtre. C’était précisément celle de Marie-Jeanne. Cette dernière venait de se mettre au lit, car il était déjà tard et toutes les lumières de la ferme étaient éteintes. Condamnée à rester captive, au moins jusqu’au lendemain, l’ame du sorcier entra dans un accès de colère qui imprima à son cachot une agitation convulsive. Elle ne pouvait s’accoutumer à la pensée de s’être ainsi laissé surprendre par son ennemi. Alors même que le hasard lui ouvrirait sa prison, qu’allait-elle devenir si elle ne retrouvait point son enveloppe, et où la chercher maintenant, comment la reprendre, à qui la demander? Ces tristes réflexions furent interrompues par un bruit qui se fit entendre au pied de la fenêtre; c’était Michel qui appelait avec précaution Marie-Jeanne. L’ame encruchée eut une inspiration diabolique. Parmi les dons qui lui avaient été accordés au sabbat se trouvait celui d’imiter à volonté toutes les voix. Elle résolut d’en faire usage, sinon pour arriver à la délivrance, au moins pour se venger. Les appels du jeune paysan s’étaient insensiblement élevés; l’ame y répondit par un double éclat de rire. Le fermier leva la tête tout surpris.
 
- Entendez-vous? c’est ce pauvre Michel, dit une voix que le jeune homme crut reconnaître pour celle de Marie-Jeanne.
 
- Il est donc en bas? demanda une seconde voix à l’accent mâle et railleur. Michel leva vivement la tête.
 
- Il y a quelqu’un avec Marie-Jeanne, murmura-t-il stupéfait.
 
- Je crois qu’il nous écoute, reprit l’une des voix; il va vous reconnaître, Baptiste.
 
- Baptiste! répéta le jeune fermier.
 
Deux nouveaux éclats de rire se firent entendre. Michel recula pour s’efforcer de voir; mais, ne pouvant rien distinguer, il interpella d’un ton indigné Marie-Jeanne sur ce tête-à-tête nocturne avec son rival.
 
- Ne vous fâchez pas, pauvre innocent, répondit la jeune fille, je lai fait monter pour causer de vous.
 
- Nous préparons ton mariage, ajouta la voix de l’amant.
 
- Malheureuse! s’écria Michel en serrant les poings; c’était donc un mensonge quand tu es venue tantôt me dire que tu voulais garder ta parole, et quand tu m’as décidé à faire ma paix avec le grand Pierre?
 
- Ne fallait-il pas n’assurer de votre obéissance pour savoir si vous feriez un bon mari? répliqua ironiquement la voix; maintenant je suis sûre que je puis compter sur vous.
 
- Oui, oui, comptes-y, cria le fermier exaspéré, mais pour ta honte. Demain on saura dans le village à quelle heure tu reçois les visites de Baptiste; tu seras chassée de toutes les honnêtes familles, et j’irai trouver le curé pour te faire mettre dans son monitoire.
 
- Alors, mon bon Michel, je serai forcée de vous faire pendre, dit tranquillement la voix.
 
Michel fit un mouvement.
 
- Et rien ne me sera plus facile, continua Marie-Jeanne; il me suffira de dire que vous avez tué le grand Pierre.
 
- Moi! dit Michel.
 
- Comme il aura disparu, et qu’il n’avait que vous pour ennemi, tout le monde me croira.
 
- Ah! tu te trompes, fille du diable! s’écria le paysan, car je puis prouver ton mensonge en représentant le corps du sorcier sain et sans blessures.
 
- Et où le retrouverez-vous pour cela?
 
- Dans le vieux four à briques où je l’ai caché.
 
Il ne put en dire davantage. La cruche venait de faire un soubresaut si violent qu’elle avait quitté le rebord de la fenêtre; elle se précipita dans le vide, atteignit au front le fermier et l’étendit mort sur la terre, où elle-même se brisa. Au même instant l’ame délivrée s’enfuit avec un rire triomphant vers le four à briques et rentra dans son enveloppe; mais celle-ci avait déjà ressenti la première atteinte de la corruption, et depuis ce jour le grand Pierre garda toujours le teint vert et l’oeil vitré des cadavres.
 
 
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<small>(1) C’est une opinion populaire que les sorciers communiaient au sabbat avec une ''hostie rousse'', et que cette parodie sacrilège les lie à jamais au démon. </small><br />
 
 
<center>III – Le sorcier du Cotentin</center>
 
Ferret avait écouté ce récit avec une attention qui m’avait semblé prendre, dans un certain moment, le caractère de l’inquiétude. Il laissa pourtant le narrateur entreprendre une thèse sur la faculté que les anciens avaient reconnue, à certaines ames, de quitter momentanément leur enveloppe. C’était ainsi, ajoutait le capitaine, que l’ame d’un citoyen de Clazomène, ayant trouvé, au retour, son corps brûlé, avait été forcée de se réfugier au fond d’un vase qu’elle faisait rouler. La dissertation achevée, le jeune paysan se rapprocha d’un air embarrasse et demanda si les sorciers pouvaient réellement, selon l’expression de Michel, devenir maîtres de la volonté d’une fille en touchant un de ses rubans.
 
- N’est-ce pas la croyance du Cotentin comme celle de la Beauce? demanda le ''capitaine''.
 
- Peut-être bien, dit Étienne, qui, fidèle à l’habitude normande, hasardait rarement une affirmation; mais il doit y avoir des préservatifs.
 
- Pardieu! tu les connais aussi bien que moi, répliqua le ''capitaine''; les filles prudentes qui veulent échapper à l’influence d’un sorcier n’ont qu’a mettre leurs bas à l’envers.
 
- Mais quand ce n’est pas le dimanche, objecta Ferret, elles n’ont que leurs sabots.
 
- Alors il faut qu’elles jettent bien vite le ruban touché.
 
Le paysan secoua la tête.
 
- Une jeune fille tient à ses rubans, murmura-t-il. C’est une grande
croix pour des chrétiens d’avoir des jeteurs de sort dans le pays. Avec un autre homme, on a des chances, on combat chair contre chair; mais, avec les sorciers, il n’y a rien à faire; ''s’ils n’entrent point par le haisset, ils entrent par le viquet''.
 
- Reconnaissez-vous le vieux proverbe normand? me dit le percepteur. Le ''haisset'' et le ''viquet'' sont la petite barrière qui tient lieu de porte et le guichet qui sert de fenêtre; le dernier mot est resté dans le vocabulaire anglais, ''wicket''. Les Normands ont porté leur langue, leur philosophie et leurs coutumes depuis la Tamise jusqu’au Saint-Laurent; on est sûr de les trouver, dans l’histoire, en tout endroit où il y a chance de ''conquêter'' et de gaigner''. Henri IV disait, en parlant d’une terre stérile, qu’il fallait y semer des Gascons, parce qu’ils poussaient partout; on pourrait dire avec autant de justice des terres fécondes que, quoi qu’on y sème, il y poussera infailliblement des Normands.
 
Cependant le soleil baissait rapidement, et des brumes chassées par le vent du soir commençaient à envahir l’horizon. On voyait les oiseaux de mer tourbillonner par troupes au-dessus du promontoire en poussant les cris brefs et perçans que nos pêcheurs ponentais appellent le ''chant de la pluie''. Nous étions arrivés près d’une hauteur que la route contournait et au sommet de laquelle Ferret nous montra une maison isolée: c’était celle de Guillemot. La silhouette sombre de cette maison, dominant la colline dépouillée, se détachait vigoureusement sur un ciel pâle, et je commençais à en distinguer les détails, lorsque Pierre, qui regardait depuis quelques instans, poussa une exclamation et étendit une main au-dessus de ses yeux afin de mieux voir.
 
- Qu’y a-t-il? demanda le ''capitaine''.
 
- Dieu me sauve! c’est elle! dit Ferret troublé, c’est Françoise!
 
- La pastoure du ''Chêne-Vert''! où cela?
 
- A la porte de Guillemot; la voilà qui se lève..... Je reconnais sa jupe noire et son tablier rouge..... elle court au haut du sentier..... elle fait signe..... Ah! Jésus Dieu! voyez là-bas, là-bas, le sorcier!
 
Je tournai les yeux vers le point indiqué et je demeurai frappé d’un singulier spectacle. Au milieu des brumes qui rampaient sur les pentes, un rayon du soleil couchant formait une sorte de traînée brillante dans laquelle s’avançait l’homme du ''Petit-Haule''. Enveloppé d’un de ces cabans fauves en usage parmi les marins de la cote, il marchait courbé en avant et les mains sous les aisselles. A mesure qu’il montait, la brume se repliait derrière lui et effaçait la voie lumineuse, comme s’il eût traîné à sa suite les pluvieuses nuées. Il atteignit bientôt la cime du coteau où Françoise était accourue à sa rencontre. Tous deux restèrent alors isolés dans une sorte de nimbe, tandis que le reste de la hauteur était noyé sous le brouillard. La jeune pastoure parlait avec véhémence, joignant par instans les mains comme pour une prière, puis les portant à son front avec une expression de désespoir. Guillemot écoutait sans faire un mouvement. Deux ou trois fois il nous sembla cependant, à l’immobilité de la jeune fille, qu’il parlait à son tour; mais ces paroles étaient sans doute douloureuses, car nous la vîmes étendre les bras avec l’angoisse suppliante d’une condamnée, puis cacher sa tête dans son tablier. Le sorcier continua sa route vers la cabane, où il disparut. Ferret, qui était resté jusqu’alors à la même place, les regards fixes, les lèvres tremblantes et tout le corps penché en avant comme prêt à s’élancer, jeta une espèce de cri et prit sa course vers le ''Petit-Haule''.
 
- Ne le perdons point de vue, me dit vivement le ''capitaine'', il y a ici quelque chose qui va mal.
 
Nous pressâmes le pas pour le rejoindre, mais il avait déjà tourné le sentier. Après avoir franchi rapidement la montée, nous courûmes à la maison de Guillemot. Celui-ci était tranquillement assis près du foyer éteint, en face de Françoise, dont le visage était marbré par les larmes, la poitrine haletante et les yeux baissés. Etienne Ferret se tenait entre eux, promenant de l’un à l’autre ses regards incertains et ardens.
 
- On ne pleure pas si fort pour une chèvre perdue, s’écriait Étienne au moment où nous parûmes sur le seuil, et ce n’est pas ici qu’on viendrait la chercher.
 
- Le jeune gars sait alors où elle est? dit sèchement Guillemot.
 
- Je sais que la chèvre n’a pu venir du ''Chêne-Vert'' au ''Petit-Haule''.
 
- Qu’importe, si c’est au ''Petit-Haule'' qu’on donne le moyen de la retrouver?
 
- Ainsi, c’est pour avoir ''la parole qui guide'' que Françoise est venue? demanda Ferret en regardant fixement la jeune fille. Celle-ci, dont notre arrivée avait encore augmenté la confusion, ne répondit point sur-le-champ; mais, faisant enfin un effort:
 
- Je voulais parler pour cela... et pour autre chose..., balbutia-t-elle.
 
- Pour quelle chose? répéta Étienne, dont le regard semblait rivé sur la jeune fille. Elle essaya de répondre, mais sa voix resta étouffée dans les larmes qu’elle retenait. Le capitaine s’entremit.
 
- Prétendrais-tu par hasard forcer une jeune fille à te répéter tout ce qu’elle peut demander aux ''liseurs de sort''? dit-il gaiement à Ferret; ne sais-tu pas que les sorciers sont comme les prêtres? Pour eux, elles ouvrent leur coeur à deux vantaux, tandis que les amoureux ont tout au plus droit d’y regarder par le trou de la serrure.
 
- Quand on n’a rien à craindre, On n’a rien à cacher, dit le jeune homme avec une persistance mêlée de dureté; une honnête fille ne doit point avoir de secrets.
 
- Ce n’est pas alors comme les honnêtes gars! fit observer Guillemot ironiquement.
 
- Que Françoise répète ce qu’elle disait tout à l’heure à l’homme du ''Petit-Haule'', reprit Ferret, qui feignit de ne pas entendre.
 
- Répète donc alors toi-même ce que tu disais, il y a un an, à la fille du ''clos Gallois'', répliqua le sorcier avec intention.
 
Ferret tressaillit et se retourna vers Guillemot; mais, ne pouvant supporter son regard, il baissa la tête en rougissant. Le souvenir qu’on venait de lui rappeler avait sans doute pour lui une signification particulière, car il demeura un instant comme partagé entre l’embarras et la surprise. Une expression de colère, puis d’inquiétude, traversa ses traits; on eût dit que la peur de cette science mystérieuse, dont la révélation du sorcier semblait une confirmation nouvelle, contrebalançait chez lui la rancune : celle-ci parut pourtant l’emporter.
 
- Quand je parle à Françoise, dit-il, ce n’est point à l’homme du ''Petit -Haule'' de répondre.
 
- Chacun a droit de prendre la parole sous le toit qui lui appartient, répliqua froidement Guillemot.
 
- Alors nous causerons ailleurs, reprit vivement Étienne; venez, Françoise, le toit du ciel n’appartient à personne.
 
Il avait fait un mouvement vers la porte; la jeune fille parut près de le suivre, mais un coup d’oeil du sorcier la retint. Évidemment sa volonté luttait entre deux influences contraires : elle demeura en proie à une indécision qui se traduisit d’abord par une alternative de rougeur et de pâleur subites, puis par un tremblement nerveux, qui l’obligea à s’asseoir sur la pierre du foyer; mais elle n’y resta qu’un instant. Sa main alla presque aussitôt chercher la muraille; elle se redressa avec effort, jeta au sorcier un regard de douleur suprême, courut vers une petite porte de derrière et s’élança hors de la cabane. Ferret, qui était d’abord resté immobile d’étonnement, s’élança à sa poursuite. Tout cela s’était passé si rapidement, que nous n’avions eu le temps de rien dire, ni de rien prévenir. Je courus à la porte, Pierre et la jeune fille avaient disparu. J’allais franchir le seuil pour me mettre à leur poursuite, quand le ''capitaine'' m’arrêta.
 
- Il y a des ravines de ce côté, dit-il, et, dans l’obscurité, vous risqueriez de vous rompre le cou.
 
- Mais que signifient cette douleur et cette fuite? m’écriai-je.
 
Il secoua la tête.
 
- J’ai peur de m’en douter, reprit-il; avez-vous remarqué cette petite quand elle est tombée là assise’? Il m’a semblé que sa taille était autrefois plus svelte et plus fine... Au reste, Guillemot, qui paraît être dans sa confidence, pourrait nous éclairer à ce sujet.
 
- Le ''capitaine'' a dit lui-même que les sorciers étaient comme les prêtres, répliqua l’homme du ''Petit-Haule'', et les prêtres n’ont pas le droit de répéter les péchés qu’on leur a confiés.
 
- Mais ils ont droit d’avouer les leurs, fit observer mon compagnon en le regardant fixement; savez-vous, maître mire, que moi aussi j’ai étudié ''le Dragon rouge'', et que je peux lire, au besoin, aussi bien que vous dans le passé?
 
- Que le ''capitaine'' dise ce qu’il a vu, répondit Guillemot d’un air soupçonneux.
 
- J’y vois l’histoire d’un sorcier de Vauduit, reprit le percepteur, lequel, au dire des bonnes gens, jetait un sort sur toutes les pastoures du canton de Formigny, et les avait à sa discrétion; mais d’autres, moins crédules, l’accusaient de les endormir avec des drogues pour les surprendre ensuite sans défense. On commença même une instruction contre lui, et il trouva prudent de quitter le pays. Comme Françoise garde seule le troupeau sur les friches, il a pu lui arriver ici ce qui est arrivé là-bas à d’autres: elle n’a d’abord rien dit par honte; mais maintenant, que tout va être connu, elle vient crier miséricorde à celui qui a fait le mal. Qu’en pense le sorcier du ''Petit-Haule''? N’ai-je pas bien deviné, et n’est-ce point ainsi qu’il faut expliquer la chèvre perdue?
 
J’observais Guillemot pendant que le percepteur parlait; son oeil avait exprimé une attention croissante, mais sans qu’aucun tressaillement trahît son trouble. A l’explication de la visite de Françoise au ''Petit-Haule'', sa main droite, qui secouait les cendres de sa pipe éteinte s’était seulement arrêtée; du reste, il ne changea point de posture, ne releva point les yeux, et se contenta de répondre brièvement:
 
- Le ''capitaine'' est donc plus savant que tous les maîtres du ''grand carrefour''?
 
- C’est que les maîtres du ''grand carrefour'' ne regardent pas assez du côté de Valognes, où sont les juges et le procureur du roi, reprit mon compagnon; quand le diable se brouille avec la justice, il est rare qu’il ait l’avantage. Maître Guillemot sait mieux que personne que ceux qui sont obligés de passer entre les articles du code trouvent la route difficile.
 
- C’est alors comme celle de Sainte-Mère-Église, dit le sorcier d’un ton brusque, et le ''capitaine'' fera bien de ne point s’attarder, afin d’éviter les ornières.
 
Il s’était levé à ces mots, et fit un pas vers la porte comme pour nous reconduire. Bien que le congé fût donné d’une manière un peu brutale, l’avis était prudent; rien ne nous retenait d’ailleurs au ''Petit-Haule''; nous dîmes rapidement adieu à notre singulier hôte, et, sortant à notre tour par la porte de derrière, nous suivîmes un sentier étroit qui nous conduisit en ligne droite au bas de la colline.
 
L’étrange scène dont je venais d’être témoin avait excité au plus haut point ma curiosité. Je me faisais donner de nouvelles explications par mon conducteur, lorsqu’un homme se dressa tout à coup dans l’ombre de la ravine que nous suivions; je reconnus Etienne Ferret, il nous aperçut à son tour, et vint nous rejoindre.
 
- Eh bien! l’as-tu retrouvée? demanda le ''capitaine''.
 
- Non, dit le paysan; j’ai couru jusqu’au bas sans rien voir. Cependant elle n’a pu fuir si vite! Le coteau n’a pas une ''brousse'' pour la cacher. Faut qu’elle soit partie sur un coup de vent ou rentrée sous terre? Mais l’homme du ''Petit-Haule'' en rendra compte.
 
Je remarquai qu’en parlant ainsi, Ferret avait la voix haletante et les yeux un peu hagards; il était très pâle. Le ''capitaine'' et moi nous nous efforçâmes de le calmer; mais il y avait dans son exaltation un mélange de soupçon, d’épouvante et de colère, qui lui donnait une expression si bizarre, que nous nous laissâmes aller, malgré nous, à l’observer, au lieu de continuer à la combattre. Etienne avait complètement oublié cette réserve qui fait du paysan normand une sorte de problème vivant perpétuellement à résoudre. Il marchait entre nous en racontant avec une volubilité passionnée pourquoi il s’était attaché à Françoise en la voyant à la ferme maltraitée par tout le monde, quelles propositions de mariage il lui avait faites, et avec quels pleurs de joie elle les avait reçues. Il nous détaillait ses projets d’établissement dans la métairie qui lui était promise vers Bricbec, et où il devait entrer au retour des nouvelles feuilles; puis, revenant à la jeune pastoure, il nous disait comment elle avait commencé à changer il y avait trois mois, comment elle était devenue toujours plus triste sans qu’il pût en deviner la cause, jusqu’à ce qu’il l’eût trouvée plusieurs fois sur la route du ''Petit-Haule'' où l’attirait la maligne puissance de Guillemot. Enfin, s’exaltant encore plus à cette dernière pensée, il se mit à murmurer des menaces de vengeance qui s’éteignirent tout à coup dans les larmes.
 
Je fus sincèrement touché de cette douleur naïve, et je m’efforçai de calmer le jeune paysan par quelques encouragemens; mais le ''capitaine'' avait pour principe que les consolateurs sont comme les médecins qui, au lieu de guérir la maladie, la constatent, m’interrompit pour nous faire remarquer que la nuit était venue et qu’il importait de presser le pas. Il adressa en même temps plusieurs questions à Ferret sur la direction qu’il fallait prendre, afin de couper au plus court, espérant ainsi le distraire de sa préoccupation; mais tel était le trouble de ce dernier, qu’il ne put donner aucune indication satisfaisante.
 
Cependant les dernières lueurs du soir avaient complètement disparu, et l’absence des étoiles, qui ne se montraient pas encore, laissait le ciel dans une profonde obscurité. Nous apercevions à peine, de loin en loin, quelques touffes d’arbres dessinant leurs masses plus sombres dans la nuit, ou quelques flaques d’eau, formées par le dernier orage, qui semaient la campagne de taches plus pâles. La route dominait des terrains à demi noyés où nous entendions le vent frissonner dans les glaïeuls. Etienne était retombé dans un silence qu’interrompaient de loin en loin des soupirs ou quelques paroles entrecoupées. Nous côtoyions depuis un instant un de ces marécages connus en Normandie sous le nom de ''rosières'', quand une petite forme blanchâtre et mouvante se montra tout à coup à notre droite, et parut traverser vivement la route.
 
- Avez-vous vu’? s’écria Ferret en s’arrêtant tout court; c’est une ''létiche''.
 
Je savais que ce nom était donné, par les paysans du Calvados et de la Manche, à l’hermine de France que ses rares apparitions ont transformée en animal merveilleux, et dans laquelle l’imagination populaire a voulu voir une gracieuse métamorphose des enfans morts sans baptême; mais, avant que j’eusse pu répondre, le ''capitaine'' nous montra une vingtaine de petites formes pareilles qui, après s’être élevées sur le marais, grandirent subitement en prenant l’apparence d’une flamme bleuâtre et se mirent à danser sur la cime des roseaux.
 
- Tu vois que tes ''létiches'' sont des follets, dit-il à Étienne; nous sommes ici dans leur royaume, et si les follets sont, comme on le prétend, des prêtres qui ont violé le sixième commandement, il faut reconnaître que le clergé du pays compte peu de Joseph. Les anciens voyaient dans un follet isolé l’ombre d’Hélène, toujours de mauvais présage, et dans deux follets les ombres de Castor et de Pollux, symbole de prospérité; mais je voudrais savoir ce qu’ils auraient vu dans ce quadrille d’''ardens'' qui semblent nous inviter à leur bal.
 
Le marais qui s’étendait à nos pieds était encore enveloppé dans l’ombre, mais les premières étoiles qui commençaient à s’épanouir dans le ciel versaient sur la route une pâle clarté, et l’on pouvait lire sur les traits d’Etienne, qui s’était arrêté comme nous, l’émotion âpre et enfiévrée que lui causait ce singulier spectacle. Nous regardions depuis quelques instans, lorsqu’une flamme, plus brillante et plus élevée, jaillit au milieu des joncs. Ferret fit involontairement un mouvement en arrière.
 
- Pardieu! s’écria le capitaine, vjj la reine de la fête; ce doit être au moins la ''fourolle''.
 
- N’est-ce point le nom des sorcières-follets? demandai-je.
 
- Oui, balbutia Ferret; il y en a qui se donnent au démon pour avoir une place parmi les ''ardens'', d’autres qui se damnent avec les prêtres ou les ''jeteurs de sort'', et alors, pendant sept ans, leur ame est condamnée à courir ainsi toutes les nuits! Il y a déjà dans le pays ''la fourolle Renée, la fourolle Catherine''. Oh! voyez, voyez, comme celle-ci marche, comme elle a l’air de nous appeler!
 
En parlant ainsi, Etienne fasciné avait descendu la berge et suivait ''la fourolle'' le long des roseaux; tout à coup il s’arrêta, nous le vîmes se baisser et disparaître; nous allions courir à lui quand il se releva avec un cri: il tenait à la main le tablier rouge de Françoise!
 
Nous cherchâmes en vain la jeune pastoure aux bords du marécage, sur la route et dans une saulaie qui s’étendait un peu plus loin; tout était désert. Le paysan inquiet nous quitta pour retourner à la ferme. Comme rien ne me retenait à Sainte-Mère-Église, je repartis le lendemain sans avoir connu le résultat de sa recherche; mais le hasard m’ayant fait rencontrer, deux années plus tard, le ''capitaine'', j’appris de lui que Françoise avait été retrouvée noyée sous les glaïeuls de l’étang.
 
Quant à Guillemot, il avait quitté le Cotentin et gagné les bords de la Sarthe, où il vit peut-être encore, craint, comme tous ses pareils, des crédules paysans, qui le haïssent et le consultent. Quiconque a parcouru nos campagnes connaît, en effet, l’autorité qu’exercent partout ces vagabonds solitaires, auxquels la superstition suppose une mission surnaturelle. Quelle qu’ait été, dans cette première moitié du siècle, l’énergie de la réaction contre les traditions du passé, la croyance aux sorciers s’est à peine affaiblie. Les rois et les prêtres s’en vont, mais les sorciers survivent. C’est que la foi en ceux qui peuvent nous affranchir du possible est encore moins le témoignage de notre ignorance que de nos rêves. Depuis l’alchimiste du moyen-âge, qui promettait la pierre philosophale, jusqu’au spéculateur Law retrouvant l’Eden aux bords du Mississipi, c’est toujours la même facilité à supposer ce qui flatte et à prendre ses désirs pour des preuves. Aujourd’hui même, au foyer du scepticisme, n’avons-nous pas encore nos sorciers qui, plus puissans que les autres, ne promettent point seulement le bonheur et la richesse à quelques hommes, mais la réforme de toutes les misères humaines et la félicité éternelle du genre humain?
 
===La fileuse===
 
<center>I – Le Goubelino</center>
 
Notre diligence venait de s'arrêter devant la maison de relais, et le postillon frappait avec le manche de son fouet à la porte de l'écurie, où tout semblait dormir.
 
- Eh bien! c'est comme ça que le Normand nous attend? criait-il; hé! grand ''saint lâche'', comptes-tu nous laisser geler ici?
 
La demande était d'autant plus permise, qu'à notre départ de Paris le thermomètre marquait sept degrés au-dessous de zéro, et qu'il avait dû baisser encore depuis. La terre était couverte de neige; un vent mêlé de verglas fouettait notre voiture, où le froid se faisait sentir d'autant plus cruellement que nous n'étions que deux voyageurs. Arraché à ma somnolence par les cris du postillon, j'abaissai avec précaution une des glaces rendue opaque par les cristallisations de la neige, et je hasardai ma tête hors de la portière.
 
- Où sommes-nous, postillon? demandai-je.
 
- A Troissereux, monsieur, répondit-il.
 
- Combien de lieues encore jusqu'à Boulogne?
 
Une espèce de grognement, qui partit du fond de la diligence, m'empêcha d'entendre la réponse. C'était mon compagnon de route, que l'air piquant du dehors venait de réveiller en sursaut.
 
- Eh bien! s'écria-t-il tout à coup avec un accent provençal des mieux timbrés, qui donc ouvre là? Dieu me damne! monsieur, avez-vous l'intention de vous chauffer au clair de lune?
 
Je relevai la vitre en m’excusant; le Provençal frissonna de tout son corps.
 
- Quel temps! reprit-il; autant vaudrait une campagne de Russie! et penser que dans mon pays ils se promènent maintenant en veste de nankin avec une rose à la boutonnière! Vous croyez avoir ici un soleil, vous autres, ce n'est pas même une lanterne. Pour connaître la vie, il faut habiter le midi; il faut voir ses vignes, sa chasse aux ortolans, ses fabriques de savon, ses femmes. Ah! quelle contrée des dieux, monsieur! Aussi nous avons à Marseille un antiquaire qui a prouvé que le pommier du paradis terrestre devait être planté entre la Camargue et Tarascon.
 
Je fis observer que l'on pouvait s'étonner, dans ce cas, qu'il n'y eût laissé aucune repousse. - Eh! que voulez-vous? dit plaisamment mon compagnon, Adam n'aura point su qu'il fallait garder les pépins.
 
Je ne pus m'empêcher de sourire. La prétention de l'antiquaire marseillais n'avait rien, du reste, qui dût surprendre. Un ami de Latour d'Auvergne, Le Brigand, n'avait-il pas réclamé le même honneur pour sa province, en concluant, des noms mêmes de nos premiers parens, que dans le paradis terrestre on parlait bas-breton (1)! Un autre savant celtomane avait placé l'Éden dans le département de l'Yonne, en se fondant sur le nom d'une des villes, Avallon, qui, en celto-gomerite, signifie ''pomme'' (2)! Plaisantes imaginations que nous pouvons railler, mais qui semblent l'expression naïve de nos plus intimes instincts. Qui de nous, en effet, ne trouve aux lieux où il est né un charme mystérieux qui les distingue de tous les autres? En y respirant ces restes de parfums qui ne s'exhalent point ailleurs, comment ne pas croire que là était autrefois le séjour particulier de la paix, de l'innocence et de la joie? Chacun de nous, hélas! a derrière lui un paradis terrestre d'où il a été chassé, comme notre premier père, par ce triste archange auquel les hommes ont donné le nom d'expérience.
 
Ces réflexions, qui traversaient lentement mon cerveau engourdi, m'avaient fait oublier mon compagnon de route, qui continuait son dithyrambe provençal. Il y mettait naturellement ''ce beau désordre'' que Boileau signale comme ''un effet de l'art'', car l'improvisation méridionale a de continuels changemens de niveau: ce n'est pas un fleuve, ce sont des cascades. Ajoutez que les idées semblent avoir de l'accent comme la voix : elles vous rappellent toujours l'histoire du perruquier de Sterne, qui, pour affirmer qu'une boucle de cheveux ne se défriserait point, s'écriait qu'on ''pouvait la tremper dans le grand Océan''; mais, sous cette enflure bruyante, il y a quelquefois l'original ou le grandiose, presque toujours la couleur et le mouvement.
 
J'appris bientôt (sans avoir eu l'embarras de faire une seule question) que mon compagnon de voyage était un de ces missionnaires du commerce qui ont réalisé le symbole du Mercure volant, et courent, une trousse d'échantillons à la main, à la conquête du monde. Pour le moment, le Provençal se bornait à la conquête de la France septentrionale, où il s'occupait, selon son expression, ''d'écouler des vins et des huiles''. Je sus, par sa conversation, qu'il avait parcouru, pendant dix ans, les moindres villages de la Provence, du Languedoc, du Dauphiné et des pays basques. Mon voyageur était un de ces esprits ouverts et actifs, jamais à court d'expédiens, et qui, sachant le fond de la vie comme Figaro savait le fond de la langue anglaise, se tirent toujours d'embarras à force de bonne volonté. Ses incessantes pérégrinations l'avaient parfois rapproché d'hommes de savoir ou d'expérience, et il en avait retenu quelque chose; on sentait par instans que ''le morceau d'argile avait habité avec des roses''!
 
Après m'avoir parlé de son commerce, des troubadours, de la Cannebière, il fit un de ces soubresauts, qu'il prenait pour des transitions, et se mit à me raconter ce qui lui était arrivé la veille à Beaumont. Il y avait rencontré une douzaine de ces comédiens ambulans, qui exploitent nos bourgades, sans cesse arrêtés par la faim et chassés par les dettes; derniers bohémiens de la civilisation, qui continuent au XIXe siècle ''le Roman comique'' de Scarron, traitant la vie comme Scapin traitait son maître, avec force lazzis et coups de bâton. La troupe foraine avait annoncé ''Robert-le-Diable''. Le public était réuni, les cinq musiciens amateurs attendaient à leurs pupitres, et la duègne, préposée au bureau de location, venait de rejoindre ses camarades pour se transformer en nonne de Sainte-Rosalie, lorsque deux huissiers étaient arrivés d'Allonne avec un jugement de saisie et de prise de corps. Le directeur, subitement averti, avait quitté le trou du souffleur en s'écriant, comme un héros trop célèbre : Sauvons la caisse! Il avait vivement attelé le fourgon, et s'était enfui avec toute la troupe en costume moyen-âge, oubliant derrière lui le mémoire de l'aubergiste, mais emportant la recette. Ce départ précipité avait empêché mon compagnon de se lier plus intimement avec la jeune Dugazon, qu'il avait reconnue pour une de ses compatriotes. Le récit du voyageur, émaillé de loin en loin de quelques-unes de ces exagérations provençales, qui sont à la gasconnade ce que le poème épique est au fabliau, m'avait d'abord amusé; mais insensiblement la fatigue et le froid reprirent le dessus, et je cessai d'écouter. Bientôt le méridional, vaincu lui-même, s'enveloppa la tête dans son manteau, cacha ses pieds sous les coussins de la banquette, et s'assoupit en grelottant.
 
L'heure ordinaire du repos était également venue pour moi, et les habitudes sont des créanciers qu'on ne peut ajourner impunément. Endormi par la fatigue et réveillé par le froid, je restais flottant entre deux influences contraires. La diligence avançait lentement avec des intermittences de haltes et d'efforts qui exaspéraient ma gêne jusqu'à la souffrance. J'apercevais vaguement, à travers le vitrage glacé, des buissons chargés de neige bordant la route comme des fantômes accroupis, des arbres qui dressaient à chaque carrefour leurs rameaux noirs semblables à des bras de gibets, de grandes friches auxquelles la neige, entrecoupée de bruyères encore vertes, donnait l'aspect d'un cimetière à l'heure où les morts viennent étendre leurs linceuls sur les tombes. Le tintement des clochettes de l'attelage, le bourdonnement de la voiture vide et ébranlée par les cahots, les grincemens des essieux fatigués, formaient je ne sais quelle harmonie pénible et monotone qui ajoutait à l'effet de ces lugubres images. Tout à coup la voix du postillon s'éleva dans la nuit. Le chant de cet homme, que je ne voyais pas et qui semblait venir ''d'en haut'', complétait, pour ainsi dire, mon hallucination. Il psalmodiait d'un accent plaintif et prolongé une de nos traditions villageoises, espèces de sagas inédites dont chaque jour emporte un lambeau avec les vieilles mœurs et les vieilles crédulités. C'était l'histoire d'une de ces filles-fées condamnées à subir, pendant certaines heures, une métamorphose qui la laissait sans défense et sans pouvoir. La fable et l'air avaient bercé ma première enfance; tous deux m'arrivaient à travers mon demi-sommeil sans l'interrompre : c'était comme un lointain écho du passé, et ma mémoire achevait d'elle-même les mots et les modulations commencés.
 
::Celles qui vont au bois, c'est la fille et la mère;
::L'une s'en va chantant, l'autre se désespère
::- Qu'avez-vous à pleurer, Marguerite, ma chère?
 
::- J'ai un grand ire au coeur qui me fait pâle et ''triste'';
::Je suis fille sur jour et la nuit blanche biche,
::La chasse est après moi par haziers et par friches.
 
::Et de tous les chasseurs le pie, ma mèr', ma mie,
::C'est mon frère Lyon; vite, allez, qu'on lui die
::Qu'il arrête ses chiens jusqu'à demain ressie.
 
::- Arrête-les, Lyon, arrête, je t'en prie!
::Trois fois les a cornés sans que pas un l'ait ''ouïe'';
::La quatrième fois, la blanche biche est ''prie''.
 
::- Mandons le dépouilleur, qu'il dépouille la bête.
::Le dépouilleur a dit : - Y a chose méfaite!
::Elle a sein d'une fille et blonds cheveux sur tête.
 
::Quand ce fut pour souper : - Que tout l'mond' vienne vite,
::Et surtout, dit Lyon, faut ma soeur Marguerite;
::Quand je la vois venir, ma vue est ''réjouite''.
 
::- Vous n'avez qu'à manger, tueur de pauvres filles,
::Ma tête est dans le plat et mon coeur aux chevilles,
::Le reste de mon corps devant les landiers ''grille''.
 
::Le bras du dépouilleur est rouge jusqu'à ''l'aisène'';
::Dans le sang que ma mère avait mis dans nos veines,
::J'ai laissé boir' mes chiens comme à l'eau des fontaines.
 
::Pour un malheur si fier, je ferai ''pénitence'',
::Serai pendant sept ans sans mettr' chemise blanche,
::Et j'aurai sous l’épin', pour toit, rien qu'une branche (3).
 
Cette étrange poésie, en me reportant à mes souvenirs d'enfance, m'en rendait peu à peu toutes les sensations. A mesure que le malaise et le sommeil obscurcissaient mes perceptions, le monde fantastique au milieu duquel mes premières années s'étaient écoulées, et que l'expérience avait plus tard effacé, reparaissait comme ces milliers d'étoiles qui émergent dans l'espace à mesure que la nuit s'épaissit. Le chant du postillon avait cessé : chaque fois que je rouvrais les yeux, il me semblait entrevoir, dans la campagne, des formes singulières, entendre d'inexplicables rumeurs. Toutes les visions dont l'imagination populaire peuple la nuit de Noël flottaient autour de moi sans se dessiner nettement; je me trouvais dans un état intermédiaire entre le sommeil et la veille, ne pouvant distinguer au juste le fait de la pensée.
 
Tout à coup une ombre intercepta la lueur qui filtrait à travers le vitrage de la portière; une silhouette bizarre s'y dessina un instant, puis disparut avec un rire frêle et strident. J'avais redressé la tête, cherchant à me rendre compte de la réalité de cette apparition, quand elle se montra à l'autre portière et fit entendre le même éclat de rire. Mon compagnon, réveillé en sursaut, demanda ce qu'il y avait. La diligence venait de s'arrêter; je baissai vivement la glace et j'avançai la tête au dehors. Le postillon était debout sur son marchepied, retenu de la main gauche à la courroie, le bras droit levé et tout le corps penché en avant, comme s'il eût suivi du regard quelque chose qui venait de disparaître dans la nuit. Je l'appelai.
 
- L'avez-vous vu? s'écria-t-il en se retournant vers moi avec une expression de surprise et de terreur.
 
- Qui cela?
 
- Le ''Goubelino'' !
 
Je dis ce que j'avais aperçu.
 
- C'était lui! répliqua le postillon. J'avais toujours cru que les vieux se gaussaient de nous; mais, à cette heure, je l'ai vu : il montait son cheval blanc, et, quand il a passé, j'ai senti le frisson sous ma peau de brebis. Ceux qui craignent la froidure n'ont qu'à se cacher cette nuit, car l'haleine gèlera entre la barbe et les lèvres.
 
Je demandai des détails sur le ''Goubelino'', et j'appris que ce nom était donné à un ''fé'' dont l'apparition servait d'avertissement. On le voyait changer de forme selon ce qu'il avait à prédire. Il parcourait les campagnes, à cheval sur une loutre de rivière, pour annoncer des inondations; dans un chariot mortuaire, si quelque maladie menaçait le pays; à pied et la besace sur l'épaule, lorsqu'il prévoyait quelque grande famine. On l'avait même vu apparaître pour prévenir des particuliers du sort qui les attendait. Un médecin d'Achy le trouva un jour à l'embranchement du chemin, vêtu de noir et une bêche sur l'épaule.
 
- Que fais-tu là, ''Goubelino''? lui demande-t-il.
 
- J'ai voulu te voir encore une fois, répondit le ''fé''.
 
- Me reste-t-il donc si peu de temps à vivre?
 
- Seulement ce qu'il m'en faudra pour te creuser une fosse.
 
Le médecin se mit à rire, et, au lieu de profiter de l'avertissement pour faire sa paix avec Dieu, il poussa son cheval en avant; mais à une demi-lieue de là, comme il voulait passer le gué d'Herbouval, sa monture perdit pied et se noya avec le cavalier.
 
Le postillon ajouta que nous allions arriver à un pont où le ''Goubelino'' tenait, disait-on, ses grandes soirées avec les ''fades'' et les lutins du pays J'avais déjà trouvé sur la Dive la fée du pont Angot, étendant les linceuls qu'elle lavait chaque nuit; à Bayeux, la dame d'Aprigny, dansant devant la planchette destinée à traverser le ruisseau; sur toutes les rivières du Maine, de l'Anjou, de la Saintonge, de l'Orléanais et du Berry, ''les Milloraines, les Blanches Mains, les Fadettes'' ou ''les Demoiselles'', gardant les moindres passages; car une croyance commune à toutes nos provinces semble avoir mis sous la garde d'êtres merveilleux ces étroits défilés. Dans la croyance villageoise, les ponts, bâtis par la prière des saints ou par la puissance du démon, se rattachent toujours à quelque miraculeuse origine. On les retrouve, comme moyen d'épreuve, dans le conte populaire, comme symbole dans la légende. C'est sur un pont de beurre que le ''bon Jacques'' traverse la rivière de feu quand il va chercher, pour sa mère, ''l'herbe de tous remèdes'', et les ames doivent passer sept ponts, ''plus étroits que le tranchant d'une faux fraîchement émoulue'', avant d'arriver au paradis. Il y a en effet, dans ces routes jetées sur les eaux, je ne sais quoi de hardi qui saisit l'imagination de ceux qui ignorent; c'est comme une victoire sur la création. En reliant l'un à l'autre des bords opposés, l'homme a l'air de défier le vide et l'espace, ces éternels ennemis de sa puissance bornée; il accomplit une première conquête qui semble en faire espérer une autre plus importante, et promettre ce grand pont dont, au dire de la tradition, ''l'arc-en-ciel n'est que l'ombre''! car les cieux et la terre sont aussi deux rives entre lesquelles coule le fleuve de nos misères, et que tous les efforts de notre imagination tendent à réunir. Puis: quels lieux plus favorables aux vertiges que ces arches dressées au fond des vallées, parmi les saules que la lune revêt chaque nuit de suaires, et auxquels la brise donne le mouvement ! Comment passer sans émotion sur ces chemins suspendus et sonores sous lesquels glapissent les remous, tandis que les algues enroulent aux éperons de pierre leurs replis, semblables à des dragons aquatiques, et que l'on voit briller au loin les larges fleurs du nénuphar, qui s'ouvrent sur les eaux comme des yeux de fantôme?
 
Cependant la route devenait de plus en plus difficile : un vent froid, qui s'était élevé, semblait justifier l'apparition du ''Goubelino''. Bien que ferré à glace, notre attelage glissait sur le verglas, et le voile blanc qui enveloppait tout ne permettait point de distinguer la route. Deux ou trois fois déjà nos roues avaient rencontré les dépôts de cailloux amoncelés sur les accotemens du chemin. La neige qui commençait à tomber, en aveuglant nos chevaux, rendit notre marche encore plus incertaine. Le postillon s'arrêta plusieurs fois, cherchant à reconnaître, dans la nuit, le pont jeté sur le Thérain; mais la neige, toujours plus épaisse, ne laissait voir ni les poteaux par lesquels il était annoncé, ni les arbres qui dessinaient le cours de la petite rivière. Les eaux, enchaînées par la glace, ne pouvaient non plus nous guider par leur rumeur. Nous avancions lentement et avec une sorte d'incertitude craintive. Enfin notre postillon aperçut, à travers la nuée de neige, la double balustrade du pont. Il cessa de retenir les rênes, fouetta ses chevaux avec un sifflement d'encouragement, et la lourde diligence s'élança plus rapide; mais, presque au même instant, un choc terrible nous enleva des banquettes : le postillon poussa un cri, et la voiture, fléchissant à gauche, versa sur le parapet. Une des grandes roues venait de se briser contre la seconde borne.
 
Les premiers momens furent' employés, comme d'habitude, en malédictions et en reproches: les voyageurs criaient après le conducteur, le conducteur jurait contre le postillon, et le postillon battait ses chevaux; mais, la première colère passée, chacun prit son parti. On nous retira de notre prison roulante, désormais condamnée à l'immobilité. Examen fait, il se trouva que la roue était assez gravement endommagée pour exiger la présence d'un charron. Nous étions à environ une lieue de Saint-Omer-en-Chaussée et de Troissereux; nous ne pouvions attendre sur la route que l'ouvrier fût venu, et on décida que le conducteur irait chercher le charron sur l'un des chevaux, tandis que le postillon gagnerait l'abri le plus voisin, avec les voyageurs et le reste de l'attelage. Nous vîmes, en effet, le premier enfourcher le ''porteur ''et disparaître au galop dans la nuit, tandis que le second tournait à droite, précédé des trois chevaux qui lui restaient, et nous faisait prendre un chemin de traverse au milieu des friches.
 
Mon compagnon et moi, nous le suivions en frissonnant sous un vent glacé. Tout avait autour de nous un aspect funèbre. Nous marchions sans entendre le bruit de nos pas, enveloppés dans un linceul de neige qui se déroulait silencieusement à nos pieds. Par instans, nous traversions des taillis dont les repousses, blanchies par le givre, se dressaient comme de gigantesques ossemens et s'entre-choquaient avec un cliquetis lugubre. Mon excitation nerveuse, augmentée par le malaise, avait rendu mes sens plus subtils ou moins rebelles à l'hallucination. Deux ou trois fois j'entendis distinctement, dans l'atmosphère opaque qui nous entourait, le rire bizarre qui m'avait déjà frappé au passage du ''Goubelino''. Le postillon le reconnut sans doute également, car il s'arrêta, pencha la tête, puis reprit sa route en sifflant comme un homme qui cherche à se distraire ou à se rassurer. Ce que j'éprouvais n'était point de la crainte, mais une sorte de trouble composé de surprise, d'impatience et d'attente. Les impressions de l'enfance luttaient chez moi avec les opinions de l'âge mûr, et celles-ci semblaient céder à demi, moins par faiblesse que par curiosité.
 
Nous arrivâmes à une clairière où le gazon, dépouillé de neige, formait une sorte de cercle dont le vert jaune se dessinait sur la blancheur des frimas. Notre guide nous montra ce cercle avec un sourire qui tenait le milieu entre la bravade et la peur.
 
- C'est le rond des ''fades'', nous dit-il en évitant de le traverser; ceux des environs assurent qu'elles viennent danser, à la nouvelle lune, avec les farfadets et le ''Goubelino''. Il y en a qui les ont vues de loin; mais il ne faut pas les déranger, vu que ce sont des mauvaises qui vous tordent un homme comme une hart de fagot. On dit aussi qu'elles enlèvent des enfans à la manière de celles de mon pays, où nous avons la ''bête Havette'', qui se cache au creux des fontaines, et la ''mère Nique'', armée d'un bâton pour corriger les marmots.
 
- Sans parler des fées qui habitent les- environs de Dieppe, repris-je.
 
- Au haut de la grande côte, près du village de Puys, interrompit le postillon. C'est là que se tient la foire de la ''cité de Limes'', où les ''dames blanches'' mettent en vente des herbes magiques, des rayons de soleil montés en bague et des lueurs de lune roulées comme de la toile de Laval. Elles vous invitent à acheter avec autant de mignonneries que les dentelières de Caen, et, si vous approchez, elles vous lancent dans la mer. J'ai eu un cousin qu'on a trouvé mort ainsi au bas de la falaise.
 
Je fis remarquer à mon compagnon de voyage comment les mythologies norses, païennes et celtiques se trouvaient mêlées dans nos traditions populaires. Qu'étaient, en effet, toutes ces fées ravissant les nouveau-nés à leurs mères, et attirant les imprudens dans leurs piéges, sinon les soeurs des nymphes que Théocrite appelle ''déesses redoutables aux habitans des campagnes'', parce qu'elles enlèvent les enfans près des sources et qu'elles entraînent les jeunes bergers au fond de leurs grottes humides? Comment ne pas reconnaître, dans ces rondes de nuit auxquelles préside un génie, les danses des Alfes scandinaves conduites par le ''stram-man'' ou homme du fleuve? Enfin, ces dangereuses marchandes de talismans et de trésors ne rappelaient-elles point les ''Barrigènes'' gauloises vendant aux matelots la richesse, la santé et les beaux jours?
 
- Vous pouvez ajouter, me dit le Provençal, que, dans nos contrées, cette triple origine est encore plus visible. Chez nous, les ''Blanquettes'' changent de forme à volonté et apaisent ou excitent les tempêtes, ainsi que le faisaient les prêtresses celtiques; elles dansent au clair de lune comme les vierges de l'Edda, en faisant croître à chaque pas une touffe de fenouil, et président au sort de chaque homme à la manière des destinées antiques. Toutes les maisons reçoivent leur visite dans la nuit qui précède le nouvel an. Avant de se coucher, chaque ménagère dresse une table dans une pièce écartée, elle la couvre de sa nappe la plus fine et la plus blanche, elle y dépose un pain de trois livres, un couteau à manche blanc, un peu de vin, un verre et une bougie bénie qu'elle allume avec une branche de lavande empruntée au brandon de la Saint-Jean, puis elle ferme la porte et se retire, comme on dit, ''à pas de renard''. Le dernier coup de minuit sonné, les ''Blanquettes'' arrivent brillantes et légères comme des rayons de soleil; chacune d'elles porte deux enfans; l'un, qu'elle tient sur le bras droit, est couronné de roses et chante comme l'orgue : c'est le bonheur; l'autre, assis sur le bras gauche, est couronné de joubarbe arrachée des toits avant la floraison (4) et pleure des larmes plus grosses que des perles : c'est le malheur. Selon que les ''Blanquettes'' sont contentes ou chagrines des préparatifs faits pour les recevoir, elles déposent un instant sur la table l'un ou l'autre enfant, et décident ainsi du sort de la maison pendant toute l'année. Le lendemain, la famille vient vérifier ''le couvert des Blanquettes''. Si tout est en ordre, on en conclut qu'elles sont parties satisfaites; le plus vieux prend le pain, le rompt, et, après l'avoir trempé dans le vin, le distribue aux assistans ''pour partager entre eux le bonheur''! C'est alors seulement que l'on se souhaite bon an et joyeux paradis.
 
Ainsi, à toutes les époques, dans toutes les croyances et chez toutes les races, l'homme a eu besoin de croire à des divinités qui décidaient de sa destinée. L'universelle protection du grand Être n'a jamais pu suffire à sa faiblesse; il lui a fallu des dieux secondaires qui fussent ses fondés de pouvoir spéciaux ou ses ennemis particuliers dans le monde invisible, et auxquels il pût reporter ses échecs et ses réussites. Le christianisme lui-même, qui agrandit et qui éleva si haut l'idée de la divinité, ne put échapper à cet éparpillement de la puissance surnaturelle. Aux héros divinisés il substitua ses bienheureux, aux génies domestiques ses anges gardiens, aux déesses ses vierges saintes et surtout la mère du Christ. Le point de transition entre les deux théogonies resta même visible dans l'histoire, car il y a un moment où toutes deux coexistèrent et où le monde païen et le monde chrétien, personnifiés par leurs vivans symboles, luttèrent dans la tradition comme dans le poème de Chateaubriand. Ainsi, pour n'en citer qu'un exemple, la légende rapporte qu'au temps de saint Grégoire, Rome était encore habitée par beaucoup de gentils qui conservaient chez eux les images de leurs faux dieux. Grégoire ordonna de transporter toutes ces idoles au Colisée, où l'on s'exerçait aux jeux de la palestre. Un jeune chrétien, qui se préparait à y prendre part, craignit de perdre son anneau, et, ne sachant où le déposer, il le passa au doigt d'une statue de la Vénus Aphrodite, où il l'oublia. Le soir même, le simulacre impudique vint prendre place dans le lit nuptial entre lui et sa jeune épouse, et se représenta de même toutes les nuits. Le chrétien s'adressa à la Vierge pour être délivré de cette obsession, et fit sculpter une statue de la ''Mère douloureuse'', qui fut placée sur le dôme de ''Notre-Dame de la Rotonde''; mais la statue disparut le jour même de son érection, et tout le peuple cherchait la cause de cette disparition, lorsqu'on la vit revenir tenant à la main l'anneau du jeune chrétien, qui fut dès-lors délivré de sa fiancée de marbre.
 
Plus tard, lorsque les fables celtiques et scandinaves vinrent se mêler à la tradition, la trace antique se montra moins clairement. La Vénus Aphrodite fut transformée en une de ces fées, soeurs aînées d'Armide, qui s'éprenaient des chevaliers les plus braves et les tenaient endormis à l'ombre d'une aubépine enchantée, ou qui, sous la forme de femmes merveilleusement belles, se présentaient aux seigneurs égarés dans les clairières et s'en faisaient aimer. Ce fut ainsi qu'un duc d'Aquitaine épousa une ''fade'' et donna naissance à la lignée maudite d'où sortit cette Éléonore qui noya la France dans le sang. Le seigneur d'Argouges près Bayeux, étant un jour à la chasse, rencontra également vingt belles jeunes filles montées sur des chevaux ''couleur de lune'' et ayant à leur tête une femme encore plus belle, qui paraissait leur reine. Il tomba si éperdument amoureux de cette femme, qu'il l'emmena à son château et l'épousa. Ils jouirent long-temps d'un bonheur qui eût fait envie aux habitans du paradis; mais l'inconnue était la fée qui préside à la vie, et un jour son mari ayant prononcé devant elle le mot de ''mort'', elle poussa un cri et disparut après avoir laissé sur la porte du château l'empreinte de sa main : triste et poétique symbole de toutes les joies terrestres qu'un mot peut faire évanouir, et qui ne laissent le plus souvent pour souvenir qu'un stigmate douloureux imprimé à l'entrée du coeur.
 
L'histoire de la fée d'Argouges parut réjouir singulièrement mon compagnon.
 
- Tête-dieu! me dit-il, voilà un pays excellent pour le mariage! Trouver un miracle de douceur et de beauté au coin d'un bois, vivre avec elle pendant toute la lune de miel et n'avoir qu'un mot à pro¬noncer pour s'en défaire avant le changement de quartier! Je dois avouer que, sur ce point, notre pays est moins favorisé. Il n'y a, dans le midi, chance d'union surnaturelle qu'avec le ''Saurimonde''. C'est un malin génie qui prend la forme d'une petite fille et se fait adopter par quelque famille à qui saint Stapin a procuré plus d'oliviers et de vignes que de bon sens. La prétendue orpheline grandit en beauté. On en fait d'abord une ''mayos'' pour la fête du printemps, puis elle devient ''la bouquetière'' de toutes les danses dans les grands ''roumeirages'' (5). Enfin le fils de la maison demande sa main, et, quand il s'est agenouillé sur son tablier, il croit avoir épousé les sept vertus cardinales; mais voilà que, dès le lendemain, la jeune mariée ''coupe'', comme on dit, ''toutes les fleurs du jardin'' (6); elle devient seule maîtresse dans la maison et s'arrange si bien, que rien ne réussit. Le pain qu'elle fait cuire pendant la semaine des Rogations est moisi toute l'année; elle approche du feu les lacets à gibier, qui ne peuvent plus prendre que des crapauds; elle brûle du bois de sureau pour empêcher les poules de pondre, et attire la malédiction sur le logis en détruisant les nids d'hirondelles. Le mari a beau appeler le ''pary'' (7) pour faire aux quatre angles de la maison les conjurations qui éloignent le renard, son poulailler est dévasté chaque nuit; il suspend en vain dans ses étables des ''peyros dé picoto'' (pierres de petite vérole), ses moutons meurent l'un après l'autre; enfin la ruine arrive et avec elle les hommes de loi. Alors la belle mariée, qui a su se faire écrire un contrat par lequel on lui reconnaît une grosse dot, réclame ses droits, laisse vendre le reste et part en recommandant son mari à ''saint Plouradou'' (8).
 
Je reconnus dans le ''Saurimonde le Prownie'' des Écossais, génie non moins séduisant au besoin et tout aussi dangereux, dont on n'est à l'abri que la veille de la Toussaint, à cette fête de ''Hallowen'', pendant laquelle les esprits intermédiaires ne peuvent nuire aux hommes. Mon compagnon m'apprit que les méridionaux n'avaient jamais cette trêve de Dieu, mais que, la veille des Rois, on sortait des maisons avec des clochettes et des vases d'airain pour que le bruit chassât les fantômes nocturnes. C'était encore ici un souvenir de la fête romaine des ''Lémuries''.
 
Tout en causant, nous avions continué à suivre l'espèce de route foraine par laquelle avait pris notre guide; celui-ci marchait devant nous en sifflant l'air de ''la Biche blanche'' qu'accompagnaient les grelots de l'attelage; tout à coup il se tut, et nous le vîmes s'arrêter. Lorsque nous l'eûmes rejoint, le Provençal lui demanda ce qu'il y avait.
 
- N'entendez-vous pas? dit-il en indiquant avec son fouet le côté droit du coteau que nous longions. Nous prêtâmes l'oreille; des aboiemens éloignés arrivèrent jusqu'à nous avec les rafales de neige.
 
- On dirait une meute! s'écria le Provençal; quel est le veneur damné qui pourrait battre l'estrade par un pareil temps et à une pareille heure?
 
- Je ne vois que le ''chasseur blanc'', répliqua le postillon avec un peu d'inquiétude; ils disent dans le pays qu'il choisit toujours la neige pour giboyer. J'avais bien cru l'entendre déjà; mais jamais ses chiens n'avaient donné autant de voix qu'aujourd'hui.
 
Je demandai des explications sur le ''chasseur blanc'', et j'appris alors que c'était le meneur de meute fantastique appelé en Allemagne le ''Wildgrave'' de Falkemburg; en Écosse, la ''Mesgnie Hallequin''; en Angleterre, le ''piqueur noir''; en Bretagne, le prince Artus; en Touraine, le roi Huron; à Fontainebleau, le ''grand-chasseur''; dans la Franche-
(7) Sorcier campagnard que l'on consulte dans le Midi pour éloigner les renards.
(8) ''Saint Plouradou'' est un de ces saints inventés par l'imagination populaire, comme ''saint Lâche, sainte Adresse'', etc. Tous les détails qui précèdent expriment des superstitions ou des usages du Midi. ''Les pierres de petite vérole'' sont ces instrumens connus des antiquaires sous le nom de ''haches celtiques''. Comté, ''l'homme sauvage''; dans le reste de la France, saint Hubert ou le veneur Caïn.
 
- Parbleu! m'écriai-je en riant, je serais curieux de voir une fois par moi-même la chasse des fantômes; malheureusement je n'entends ni son de cor, ni ''tayauts''.
 
- Écoutez! interrompit le postillon à demi-voix.
 
Les aboiemens des chiens étaient devenus plus distincts; il s'y mêlait un battement sourd et régulier que je ne pus définir au premier instant, mais que je reconnus ensuite pour le galop d'un cheval sur la neige durcie. Nous nous trouvions alors dans un lieu bas et marécageux, au pied d'une colline dont la croupe arrondie se dessinait à peine dans la nuit. L'attelage, qui marchait librement devant nous, s'était arrêté et reniflait l'air avec inquiétude; bientôt nous le vîmes s'effaroucher et retourner en arrière. Au même instant, une vague forme de cavalier poursuivi par deux chiens parut à mi-hauteur du coteau, passa comme emportée sur les flocons de neige et disparut presque aussitôt.
 
Le Provençal et moi, nous nous regardâmes avec surprise. Quant à notre guide, il était collé contre le cou de l'un de ses chevaux qu'il venait de ressaisir, les mains crispées sur les guides, la figure effarée et les jambes vacillantes.
 
- Quelle diable de vision est-ce là? demanda mon compagnon; avez-vous reconnu le cavalier, postillon?
 
- C'est toujours lui! balbutia notre guide, c'est le ''Goubelino''! mais, cette fois, il est en chasse.
 
- Pardieu ! j'aurais dû alors lui demander de son gibier, dit le Provençal en riant.
 
Le postillon secoua la tête.
 
- Peut-être bien qu'il vous en eût donné, répliqua-t-il en débrouillant d'une main mal assurée les traits de son attelage; les gens du pays disent qu'on n'a qu'à crier : ''Part à la venaison''! pour voir tomber un quartier de chair humaine, et une fois que le chasseur vous l'a envoyé, il n'y a plus à s'en débarrasser! Qu'on aille le cacher sous la terre, dans un puits ou au fond de la mer, il retourné toujours de lui-même se suspendre à votre croc jusqu'au neuvième jour, où le veneur vient le reprendre.
 
Je reconnus la croyance recueillie par les frères Grimm en Allemagne, et par Walter Scott dans le royaume-uni. Aucune superstition n'avait peut-être, en Europe, le même caractère de généralité, parce qu'aucune n'avait eu la même raison d'être. C'était comme une protestation de la conscience populaire contre un des droits les plus oppressifs des siècles de servage. Si le patricien de Rome jetait autrefois les esclaves vivans aux lamproies des viviers, le seigneur du moyen-âge avait livré aux daims et aux sangliers des forêts la subsistance même de ses paysans. Pendant dix siècles, le laboureur avait vu ses moissons ravagées et ses troupeaux détruits sans pouvoir les défendre. La subsistance de la bête fauve paraissait plus sacrée que celle de l'homme, sa vie plus précieuse. Cette vie était le plaisir du maître, auquel nul ne pouvait toucher sous peine des galères ou de la corde. S'il était permis parfois au manant de se mêler à la chasse du noble, ce n'était que comme supplément de meute; on l'appelait, à défaut de chiens, pour rabattre le gibier. Aussi, lorsqu'appuyé sur la charrue que traînaient sa femme et sa fille à défaut de l'attelage dévoré par les loups du seigneur, le serf entendait la trompe de chasse retentir dans les ravines, il ne manquait jamais de fuir vers les fourrés pour éviter la réquisition des piqueurs. Là, tapi comme une bête fauve derrière quelque souche mousseuse, il voyait passer à cheval le suzerain implacable et taciturne, qui allait chercher au fond des bois une image de guerre, s'entretenir la main à la destruction et cultiver son goût de meurtre. Inquiet, il entendait tout le jour, et souvent jusqu'au milieu de la nuit, ces flottantes rumeurs de la chasse, tantôt lointaines, tantôt rapprochées, et il pouvait calculer quelle était la vigne brisée par les meutes ou la terre sous semence piétinée par les chevaux. Enfin, ''l'hallali'' sonné, il voyait revenir le seigneur sur un coursier noyé d'écume, suivi de chiens aux museaux encore rougis par le sang de la curée et entouré de piqueurs portant sur des ramées les cadavres des bêtes fauves couronnées de branches de genévrier. Combien de fois alors de muettes malédictions durent-elles s'élever dans les coeurs ulcérés et craintifs ! Impuissans à la vengeance, les serfs la confiaient tout bas au dieu des affligés; ils se disaient que sa justice infligerait quelque jour, pour châtiment, à ce maître impitoyable, le plaisir même auquel tout était maintenant sacrifié; ils demandaient, dans leurs secrètes prières, que le veneur maudit fût condamné, après sa mort, à chasser éternellement en compagnie du démon; ils lui donnaient un coursier dont la selle était armée de pointes d'acier, des piqueurs soufflant une haleine de flamme, - pour meute, des chiens acharnés à sa poursuite et le déchirant comme une proie. De ce souhait au rêve, la transition était facile, et, pour le peuple, le rêve est bien vite une réalité. Il crut à la punition, parce qu'il l'avait espérée; il en eut la preuve, parce qu'il y croyait. Tout lui devint témoignage, les murmures inexpliqués de la forêt, les cris des oiseaux de passage, les aboiemens des chiens égarés, le galop des chevaux échappés de leur pâture. Grossis par la peur et multipliés par la muse villageoise, ces traditions ne permirent même plus le doute, et l'existence des chasses fantastiques fut ''prouvée''.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small>(1) D'après sa version, le premier homme s'était écrié, en sentant qu'une partie du fruit défendu lui restait à la gorge : ''A tam'' (le morceau), et la première femme lui avait répondu : ''Eve'' (bois), d'où étaient venus pour tous les deux les noms d'Adam et d'Ève. </small><br />
<small> (2) Le mot celtique n'est point ''avallon'', mais ''avalon''. </small><br />
<small>(3) Ce chant a été publié, mais défiguré, dans un ouvrage de M. Vaugeois : ''Antiquités de la ville de l’Aigle et de ses environs''. </small><br />
<small>(4) La joubarbe (''semper vivum tectorum'') est regardée, dans le Midi, comme une plante protectrice. L'arracher de dessus les toits porte malheur. </small><br />
<small>(5) Les ''roumeirages'' sont les fêtes patronales du Midi. On appelle ''bouquetière'' la jeune fille qui conduit les danses. </small><br />
<small> (6) Lorsque le chef de la famille meurt, dans les campagnes du Midi, on coupe toutes les fleurs du jardin. De là cette expression pour dire que l'on prend possession d'une maison comme si les maîtres étaient morts et qu'on en eût hérité.</small><br />
 
 
<center>Les lutins</center>
 
Tout en communiquant mes réflexions au Provençal, qui semblait plus pressé d'arriver à un gîte que de me répondre, je m'étais remis en marche avec lui. Nous ne tardâmes pas à apercevoir une maison précédée d'une cour, et qui donnait sur une route qu'il nous fallut traverser. Je reconnus, au premier coup d'oeil, une de ces hôtelleries campagnardes où s'arrêtent les maquignons et les rouliers. Le postillon qui, depuis le moment où nous l'avions aperçue, faisait claquer son fouet pour annoncer notre arrivée, parut surpris de ne voir personne sortir à sa rencontre. La porte d'entrée était ouverte à deux battans, la cour déserte. Une grande carriole, trop haute pour s'abriter sous le hangar, avait été appuyée le long du mur de clôture. Notre guide regarda autour de lui.
 
- Eh bien! pas de maîtres et pas de chiens? dit-il; on entre donc ici comme au champ de foire?
 
Je fis observer que tout le monde était sans doute endormi.
 
- Non, non, reprit-il, les gens ne se couchent qu'à la mi-nuit; faut que Guiraud soit absent avec son gendre. La belle-fille est accouchée d'avant-hier, et la mère-grand est sourde comme un pavé; mais que fait donc la petite Toinette?
 
- Voici quelqu'un, dit mon compagnon.
 
Une lumière venait, en effet, de paraître sur le seuil de l'auberge, et nous la vîmes s'avancer en sautillant au milieu de l'obscurité. Une voix se fit entendre avant que l'on pût distinguer personne.
 
- Est-ce vous, nos gens! cria-t-elle de loin.
 
- Allons donc, ''moisson d'Arbanie'' (1), dit le postillon, j'ai cru qu'il n'y avait personne dans votre ''logane'' (2).
 
- Tiens, Jean-Marie ! reprit la voix, il m'avait semblé que c'étaient ceux de la maison qui sont allés à Beauvais. Comment donc que vous êtes par ici avec vos chevaux?
 
- ''Per jou'' (3)! tu n'as qu'à le demander au petit pont qui a voulu manger un morceau de ma roue, répliqua Jean-Marie; un peu plus nous allions choir au beau ''mitan'' du Thérain.
 
- Ah! Jésus! ainsi vous avez versé?
 
- Et ça te fait rire, pas vrai, ''grecque'' (4) que tu es, vu que ça t'amène des voyageurs.
 
- Ah bien ! comme si on en manquait au Lion-Rouge, dit Toinette d'un ton de fierté un peu dédaigneuse; il y en a déjà dix dans les deux chambres; leur carriole est là près du hangar.
 
Et, relevant la lanterne de corne qu'elle avait posée sur la neige, elle nous montra le chemin.
 
La lumière qu'elle tenait à la hauteur de son épaule l'enveloppait d'un rayonnement qui me la fit remarquer. C'était une fillette à la poitrine étroite et aux mouvemens saccadés, dont le visage avait cette expression de hardiesse naïve qui marque, pour ainsi dire, la transition entre l'enfant et la jeune fille. Elle nous fit entrer dans une grande pièce éclairée par une de ces chandelles rugueuses et fluettes que l'auteur des ''Contes d'Espagne'' appelle poétiquement de ''maigres suifs''. Une vieille femme filait assise dans l'étroite auréole de lumière. Dès l'entrée, son aspect me frappa. L'âge avait fait disparaître de son visage toute la mobilité de la vie. Le regard était fixe, les lèvres fermées, le front sillonné de plis rigides et encadré d'une toile rousse qui semblait jaunie par les siècles. On eût dit quelque momie égyptienne à demi sortie de ses bandelettes funèbres. Le corps raidi, elle tournait d'une main le rouet, tandis que l'autre tirait le lin de la quenouille. Ce double mouvement toujours pareil avait quelque chose de plus saisissant que l'immobilité même; il semblait voir la mort forcée de se mouvoir pour imiter la vie.
 
La fileuse ne parut point s'apercevoir de notre arrivée, et nous effleurâmes son rouet sans qu'elle y prît garde. Toinette nous avertit qu'elle avait cessé d'entendre et de voir. Pour lui rendre le passage suprême moins difficile, Dieu la faisait mourir à plusieurs fois; il l'habituait au sépulcre en l'enveloppant d'une nuit et d'un silence éternels.
 
Je contemplais avec curiosité les restes de cette enveloppe charnelle, maison démeublée dont la céleste habitante allait partir; je cherchais quelque trace de ce qui avait été jeune, vivant et beau, sur cette tombe d'un passé qui n'avait même point laissé d'épitaphe. Tout à coup les lèvres qui semblaient scellées s'entr'ouvrirent; une voix confuse et inégale appela notre conductrice.
 
- Tona!
 
Tona courut à la vieille femme, appuya la bouche contre sa joue et répondit:
 
- Me voici, mère-grand.
 
- Les ''autres'' ne viennent-ils pas d'entrer? demanda la fileuse.
 
- Non, grand'mère, ce sont des voyageurs.
 
- J'ai senti leur air passer sur moi; dis-leur que Dieu les protège, Tona!
 
- Ils sont là et ils vous écoutent, mère-grand,
 
- Ah! tu as raison; il n'y a que moi qui ai les oreilles fermées ! murmura la fileuse en soupirant.
 
Je regardai Toinette avec surprise.
 
- Mais elle entend! m'écriai-je.
 
- Quand je lui parle, répondit l'enfant; aucune autre voix ne peut lui arriver; c'est un don que Dieu m'a fait comme à sa filleule!
 
Je souris de cette croyance naïve. Le ''don'', ainsi que l'appelait Toinette, avait, en effet, une origine immortelle, car il lui venait de sa pieuse tendresse. Cette tendresse seule avait pu lui apprendre à approcher ses lèvres de la joue de l'aïeule, en ralentissant les modulations de la voix, afin que le souffle pût en quelque sorte y écrire les paroles prononcées (5); le miracle ne venait que du coeur.
 
Dans ce moment, le postillon rentra. Il venait de conduire ses chevaux à l'écurie et se plaignit de n'y avoir trouvé personne.
 
- Rougeot n'y est-il pas? demanda Toinette étonnée.
 
- Ah! bien oui, répliqua Jean-Marie, le ''galapian'' (6) est encore de ripaille! En voilà un chrétien qui ne mourra pas de mal labeur! Les jours de grande fatigue, il a neuf doigts qui se reposent.
 
- Et pourtant sa besogne est faite, dit la jeune fille.
 
- Si c'est possible! reprit le postillon émerveillé; il a donc toujours à son service le farfadet?
 
- Ce n'est point pour Rougeot que vient le farfadet, dit Toinette avec une sorte de vivacité; demandez plutôt à la mère-grand.
 
Et, s'approchant de la fileuse :
 
- Pas vrai, grand'mère, que dans la famille il y a toujours eu le lutin?
 
- ''Guillaumet'', répéta la vieille femme, sur les traits de laquelle passa comme un souffle de vie; oui, oui, c'est un vieux serviteur : il faut avoir soin de lui, Tona.
 
- Soyez tranquille, mère-grand, toutes les nuits je laisse la petite porte ouverte et la clé au garde-manger; aussi ''Guillaumet'' ne manque jamais de venir.
 
- Vous l'avez aperçu? demanda mon compagnon.
 
- Oh! non, dit la fillette; grand'mère nous a avertis que, si on cherchait à le regarder, il s'enfuyait, et que sa vue pouvait faire mourir; mais on l'entend balayer, cirer les tables ou tirer l'eau du puits.
 
- Et il vient garnir les râteliers, tandis que ce ''jodane'' (7) de Rougeot dort dans la soupente à foin, ajouta le postillon; il paraît même que ''Guillaumet'' monte sur la ''Pécharde'' au milieu de la nuit pour la conduire à la pâture et qu'il s'amuse à lui tresser la crinière. De fait, j'ai vu le ''harin'' (8) amignonné de sa main comme les chevaux de foire du Bessin.
 
- Faut pas mettre ''Guillaumet'' en colère ! reprit la fileuse qui n'avait rien entendu de ce qu'on venait de dire et qui continuait sa pensée; les lutins ne sont pas chrétiens, vois-tu, ''fioulle'', et ils n'ont pas appris à pardonner.
 
- La grand'mère en aurait-elle fait l'épreuve? demandai-je, curieux de provoquer la confidence de la vieille femme.
 
Toinette lui transmit ma question.
 
- Pas moi, pas moi, répondit-elle; quand ''Guillaumet'' était de méchante humeur, qu'il semait les cendres sur le plancher ou jetait des pailles dans le lait, je ne disais mot, et il reprenait son bon caractère. Ah! ah! ah! avec les farfadets c'est comme avec les maris, il faut laisser passer le nuage. L'ondée finie, ils sont pris de honte, et, pour racheter chaque goutte de pluie, ils vous envoient trois rayons de soleil.
 
Je demandai s'il n'y avait aucun moyen de chasser le lutin quand on en était las.
 
- Aucun, répondit la vieille en secouant la tête; ce sont des serviteurs qui restent par malice quand ce n'est plus par amitié. Demandez plutôt au meunier du vieux moulin.
 
J'interrogeai du regard Toinette, qui dit à la fileuse de raconter l'histoire du meunier.
 
Il n'y a pas d'histoire, reprit la vieille; la chose a été connue dans le temps de toutes les paroisses qui font moudre sur Hérouval. L'homme du vieux moulin s'était mis en guerre avec son farfadet, de sorte que celui-ci le tourmentait à lui seul autant que trois huissiers. Quand le soleil mettait les mares à sec et que la rivière, comme on dit, montrait toutes ses dents, le lutin profitait de la nuit pour ouvrir les vannes et laisser couler les réserves d'eau. Si le meunier levait ses meules, vite il prenait les marteaux pour les repiquer à rebours. Souvent il attachait des pierres à la grande roue, qui ne pouvait plus tourner; d'autres fois il mêlait dans la trémie le seigle avec le froment; enfin, l'homme du vieux moulin arriva si bien au bout de sa patience, qu'il voulut se délivrer à tout prix. Le farfadet dormait d'habitude au fond des sacs de blé de mars, couché sous la farine blutée comme dans la mousseline. Une nuit donc, le meunier se leva sans rien dire, chargea tous les sacs sur son âne et alla les vider à la rivière. Quand la dernière poche de mouture fut à l'eau, il poussa un soupir de soulagement en pensant que, s'il avait perdu pour cent écus de farine, il avait du moins noyé son ennemi; mais, au même instant, une petite voix cria à ses côtés : « Voilà qui est fait, mon homme, retournons dormir! Et, comme il relevait la tête tout saisi, il aperçut le farfadet assis sur l'arçon du baudet.
 
La vieille fileuse ajouta beaucoup de choses sur le danger qu'il y avait à irriter le lutin familier. Son inimitié ne se traduisait point seulement en taquineries, en pertes ou en mauvais traitemens; elle pesait sur vous comme une malédiction. La servante qui avait offensé le farfadet ''sentait sa main se dédoubler''; tout lui échappait et se brisait à ses pieds; le coq ne la réveillait plus au point du jour, le bois le plus sec refusait de s'allumer et se tordait en pleurant; elle avait à subir sans cesse les réprimandes du maître, jusqu'à ce qu'elle eût été chassée du logis. Je retrouvais là tous les caractères du ''Kelpie'' écossais et du ''Hütchen (petit chapeau'') de nos voisins d'outre-Rhin. Mon compagnon m'apprit que la France méridionale avait également ses lutins appelés ''Fassilières'', de nature non moins maligne, mais plus facétieuse. Leur roi ''Tambourinet'' avait toujours à sa suite, comme les princes du moyen-âge, un bouffon qu'on nommait ''Drak'', dont il fallait particulièrement se défier. Malheur au voyageur qui avait oublié de lui offrir quelques miettes de son goûter sur l'herbe ou de faire pour lui une libation avant de boire aux fontaines! ''Drak'' débouclait les sangles de son cheval pour le faire tomber dans la première mare et continuait à le persécuter, pendant tout le trajet, de ces mille contrariétés qui, sans être des douleurs, empêchent de savourer la joie.
 
On voit que, dans la légende du ''Drak'', la muse populaire avait imité la mythologie païenne en symbolisant des faits ou des instincts. Pour certaines gens, en effet, le hasard semble toujours malencontreux, tandis que, pour d'autres, il semble avoir toujours de l'esprit : c'est ce que le peuple, dans son langage pratique, a exprimé par deux mots, la chance et le guignon. La chance n'est autre chose que l'adresse instinctive à connaître d'où va souffler le vent, à prendre le flot au moment où il part, à avoir soin d'arriver la veille des tempêtes. On lui a donné, selon les lieux, les noms de bon génie, d'ange gardien, de fée protectrice. Le guignon, au contraire, est la gaucherie naturelle qui nous fait prendre toujours les choses par le côté où il n'y a point d'anses, cueillir les fruits hors de saison, et croire que les couchers de soleil sont des aurores. On l'a personnifié tour à tour dans le mauvais destin, dans le démon ou dans le ''Drak'' méridional. Les espiègleries de ce dernier, racontées par mon compagnon de voyage avec l'accent timbré et les gestes pittoresques de la Provence, nous divertirent singulièrement. Au fond, c'était toujours la même fable; mais la version méridionale avait quelque chose de particulièrement svelte et spontané. La Muse révélait son origine par l'élégance de son allure : ''Incessu patuit dea''.
 
Ici, du reste, comme toujours, l'invention n'avait fait que traduire l'esprit d'une race, car là est surtout le côté sérieux et pour ainsi dire historique des superstitions populaires. Outre l'instinct général et humain, elles expriment, dans leurs variantes infinies, le caractère particulier des différentes populations. Le monde fantastique de chaque contrée lui appartient aussi réellement que son ciel, sa végétation, ses fleuves ou ses montagnes. C'est la traduction symbolisée de son ame, la forme que prennent chez elle le rêve et le désir. Écoutez les récits de l'Arabe pauvre, avide et sensuel, sous la tente de poil de chameau qu'il dresse parmi les sirtes du désert! Vous n'entendrez parler que d'ombrages charmans, de palais merveilleux, de belles princesses, de trésors et de couronnes! L'homme du Nord vous racontera les apparitions du nain mystérieux qui remplit la lampe du mineur d'une huile intarissable, et lui montre, dans les flancs de la terre, les filons d'or et d'argent entrelacés comme des veines. Le sauvage de l'Amérique du Nord vous dira comment ''l'herbe-manitou'' fait reconnaître les pistes de l'élan jusque sur la surface des eaux, et ce qui arriva au jeune guerrier ''mingwé'', qui avait appris la langue des castors. Dans notre Europe contemporaine elle-même, les traditions populaires prennent le caractère, l'accent du pays où elles naissent : capricieuses et brillantes en Espagne, gracieuses en Irlande, dramatiques en Écosse, fines et moqueuses dans notre France, plus poétiques en Allemagne, et affectant aisément la prophétie et le symbole. Je me rappelle à ce sujet que, venant de Badewiller, et traversant les clairières de la Forêt Noire dans lesquelles les distillateurs d'eau de cerise ont établi leurs chalets, je m'arrêtai à l'une des cabanes où l'on vendait à boire. J'y trouvai un vieux paysan badois qui me souhaita la bienvenue en français. Il avait servi sous nos drapeaux et assisté aux désastres de la campagne de Moscou. Lorsque nous quittâmes ensemble la distillerie, il m'accompagna quelque temps à travers la montagne : en traversant une sorte de carrefour dont j'ai oublié le nom, il me montra un vieux cerisier desséché, qui portait le nom de ''cerisier de la promesse''. Dans les anciens temps, me dit-il, deux armées s'étaient livré là une grande bataille. La lutte avait été si acharnée, que tous les cavaliers furent démontés, et que le sang entrait par-dessus leurs bottes fortes et coulait jusqu'à leurs talons. Enfin, ceux qui défendaient la bonne cause furent vaincus. Leur chef vint mourir sous le cerisier, qui alors déjà était tel qu'on le voit aujourd'hui; il y imprima sa main sanglante dont on voit encore la trace, en déclarant qu'un jour cet arbre reverdirait, et qu'alors la bonne cause remporterait à son tour une victoire décisive. Depuis, on avait coupé l'arbre bien des fois; mais, bien que mort en apparence, le cerisier repoussait toujours. Le paysan badois, qui habitait la frontière républicaine du canton de Bâle-campagne, ajouta d'un air que je n'oublierai jamais :
 
- Les pères ont expliqué que ce cerisier était la liberté des Allemands. Nous n'avons encore qu'un tronc desséché, mais j'espère bien ne pas mourir sans le voir pousser des feuilles et sans assister à la grande bataille d'expiation.
 
En France, où l'esprit d'insurrection est certes plus prononcé que de l'autre côté du Rhin, on chercherait vainement une pareille tradition. Chez nous, le peuple ne confie au conte que ses rêveries; quant aux espérances possibles, au lieu d'en faire des fables, il les traduit résolûment en actions. La fantaisie allemande côtoie toujours la vie pratique; elle se donne, par la précision des détails, un air d'authenticité. Le conte de nourrice ressemble à un document historique; vous y trouvez souvent les noms exacts des nobles familles, le souvenir des grands événemens, une connaissance des moeurs, des fonctions, des lois, la date du fait et ses moindres circonstances. Le fantastique a enfin pris corps dans le réel. Chez nous, rien de pareil. Nulle observation des temps, des personnes ni des lieux. La scène de nos ''Mille et une Nuits'' se passe presque toujours au milieu d'une contrée sans nom, entre des personnages qui n'ont point vécu. On n'y trouve jamais ce charme que donne l'apparence de la vérité, et nous ne croyons pas assez à nos jardins féeriques pour y faire éclore la fleur de naïveté qui embaume les traditions germaniques. Aussi nos superstitions, qui sentent le badinage, se sont-elles bien vite effacées dans nos villes et jusque dans nos bourgades: à peine ont-elles survécu dans les campagnes : là aussi le temps les emportera. Plein d'un respect religieux pour la marche providentielle des sociétés, nous n'accuserons pas le siècle, qui a fait son devoir en passant le soc sur ces ruines et y semant le sel comme les conquérans antiques; nous savons que les arbres doivent laisser tomber leur couronne de fleurs quand vient la saison des fruits; mais, tout en acceptant ce qui s'accomplit comme bon et juste, nous ne pouvons nous empêcher de demander tout bas quel sera le sort réservé à certains instincts qui trouvaient naturellement à se satisfaire dans ce monde détruit. Quand on aura ôté aux hommes leurs rêves pour les soumettre au seul régime de la raison positive, est-il sûr que beaucoup d'entre eux ne trouveront point le pain dont on les nourrit un peu fade et bien dur? N'est-il pas à craindre même qu'ils ne s'y accommodent qu'à la condition de quelque appauvrissement de leur nature? Certes, nous ne demandons pas qu'on leur conserve la croyance aux revenans, aux magiciens, aux lutins et aux fées; mais devront-ils perdre en même temps les aspirations immortelles, le besoin de protection en dehors du monde sensible, le sentiment que la création entière est liée à nous par d'invisibles influences? Si vous leur ôtez la superstition, apprenez-leur la vraie foi, car, ne vous y trompez point, les croyances populaires n'étaient que les symboles obscurcis d'aspirations et d'espérances inhérentes à notre destinée. Brisez les grossières statues, il le faut; mais, pour Dieu! respectez ce qu'elles traduisaient imparfaitement.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small> (1) ''Moisson d'Arbanie'', le moineau friquet, en patois normand. </small><br />
<small> (2) ''Logane'', case. </small><br />
<small> (3) ''Per jou''! jurement en usage en Normandie et dans le Bocage. C'est évidemment le ''per Jovem'' des Latins.</small><br />
<small> (4) ''Grecque'', avare.</small><br />
<small>(5) J'ai été témoin d'un phénomène du même genre aux Quinze-Vingts, où j'ai vu converser avec un aveugle en traçant du doigt, ''entre ses deux épaules'', les mots qu'on voulait lui communiquer. </small><br />
<small> (6) ''Galapian'', vagabond. </small><br />
<small> (7) ''Jodane'', nigaud. </small><br />
<small> (8) ''Haria'', petit cheval.</small><br />
 
 
<center>III – La fée du Lion-Rouge</center>
 
La grand'mère n'avait rien entendu de l'histoire du Drak racontée par le Provençal, et elle était retombée dans son silence automatique. Ce qu'elle avait dit des lutins me prouvait que l'âge n'avait point effacé de son souvenir les traditions du pays, et qu'en l'interrogeant, je pourrais beaucoup apprendre. Déjà, plusieurs fois, j'avais fouillé avec fruit dans ces mémoires à demi éteintes, comme dans de vieilles éditions lacérées par le temps; mais je ne pouvais lui adresser de questions que par l'entremise de sa petite-fille, et celle-ci venait de nous quitter, attirée par les cris du nouveau-né, qui occupait avec sa mère une chambre dont nous n'étions séparés que par une petite cour. Je la vis bientôt revenir avec des langes qu'elle suspendit au foyer. La fileuse lui demanda des nouvelles de l'accouchée.
 
- Mère va bien, dit Toinette; mais elle donnerait une année de sa vie pour une heure de dormir, et le petit frère crie comme un aigle.
 
- Apporte-le, dit la vieille femme, je l'accâlinerai dans mon giron.
 
- C'est inutile pour l'heure, mère-grand, dit la fillette; il ''a pris le somme''.
 
Et se tournant vers nous :
 
- Je ne dis pas que j'ai porté le berceau dans la chambre jaune, ajouta-t-elle en souriant; grand'mère aurait peur des méchantes ''fades'' qui viennent tourmenter les nouveau-nés.
 
Ceci me servit naturellement de transition pour prier Toinette d'interroger la fileuse sur les superstitions populaires du canton. La jeune fille transmit fidèlement mes questions; mais les réponses de la vieille femme impatientée furent courtes. Mon compagnon, qui vit mon désappointement, haussa les épaules.
 
- Que Dieu vous bénisse! dit-il ironiquement; vous voulez tirer de l'huile d'un olivier mort.
 
- Ah! vous croyez cela? dit Toinette; eh bien! vous allez voir si la mère-grand ne se rappelle pas quand elle veut!
 
Et s'approchant de la fileuse comme elle l'avait déjà fait :
 
- Pas vrai que le monde n'est plus comme quand vous étiez jeune, mère-grand? dit-elle d'une voix caressante.
 
La vieille hocha la tête et répondit par une exclamation plaintive.
 
Le Provençal se retourna.
 
- Sur mon honneur, la momie a soupiré! s'écria-t-il.
 
- Ah! c'était alors la bonne époque, reprit la jeune fille du même ton insinuant; vos amoureux plantaient des ''mais'' garnis de rubans devant vos portes; on faisait danser des rondes d'épreuve aux nouveaux venus pour savoir s'ils étaient braves; vous aviez de belles veillées où les anciens apprenaient le moyen d'échapper aux sorciers et de se faire bien venir des ''bonnes filandières''.
 
Le rouet de la vieille femme s'était arrêté; elle écoutait la voix de l'enfant comme si elle eût entendu la voix même de sa jeunesse. Les rides de son visage s'agitaient et semblaient sourire, ses paupières s'entr'ouvraient, l'oeil éteint cherchait la lumière. Nous regardions avec une curiosité étonnée cette espèce de résurrection que venait d'accomplir la parole de Toinette. La vieille femme porta la main à son front comme pour se rappeler, et ses doigts se mirent à jouer avec une mèche de cheveux blancs que ses coiffes laissaient échapper. Il y avait dans ce geste rêveur je ne sais quelle réminiscence de jeune fille dont je fus ému.
 
- Oui, oui, murmura la fileuse, qui semblait parler tout haut, à la manière des enfans ou des vieillards; comme le pays était beau alors! et quelles gens affables ! Toujours un sourire quand on passait, et : - Bonjour la grande Cyrille! bonjour la jolie fille! Ah! ah! ils savaient vivre dans ce temps-là! Et pourtant Gertrude et moi nous étions les plus recherchées. Pauvre Gertrude, qui devait finir si tristement! Mais aussi son frère avait déniché sous le toit la ''poule de Dieu'' (l'hirondelle), et elle avait écrasé le ''cri-cri'' (grillon) de la cheminée. Quand on fait du mal aux petites créatures qui vivent sous notre protection, les bons anges pleurent et quittent le logis.
 
Ici, la voix de la grand'mère devint plus basse, elle continua quelque temps, en mots inintelligibles, sa divagation rétrospective; puis nous l'entendîmes qui parlait du ''rêve Saint-Benoît''.
 
- N'est-ce pas lui, grand'mère, qui fait voir en songe l'homme qu'on épousera? demanda Toinette.
 
- Je l'ai vu, moi, reprit la vieille en souriant d'un air de triomphe; mais j'avais suivi toutes les prescriptions. La chandelle éteinte, j'avais mis mon pied nu sur le bord du lit en prononçant les quatre vers d'appel, et je m'étais couchée sans penser à rien autre chose qu'à celui qui devait dormir sur mon oreiller. Aussi, vers le milieu de la nuit, j'ai vu clairement en songe Jérôme, le postillon d'Achy.
 
- Et quand faut-il faire l'épreuve, grand'mère? demanda Toinette avec un intérêt attentif qui trahissait déjà de vagues souhaits.
 
- La veille de Noël, répliqua la fileuse; mais, pour réussir, il faut n'avoir contre soi ni fée, ni esprit, sans quoi ils rompent l'appel. Voilà ce qu'ils oublient tous maintenant, vois-tu, ''fioule''; ils ne savent pas que les esprits sont partout, sous toutes les figures, pour éprouver notre bon coeur ou notre méchanceté. Si on veut être sûr de ne pas les mécontenter, il faut se conduire en chrétien avec toutes les choses du bon Dieu.
 
Je fus frappé de ces dernières paroles qui commentaient, pour ainsi dire, mes propres pensées, en faisant du monde fantastique l'invisible gardien de la morale dans le monde réel. Je demandai à la grand'mère si les traditions ne parlaient point de gens punis, par certains esprits, de leurs bons procédés.
 
- Jamais, répondit-elle; les plus mauvais s'en vont en grondant quand ils trouvent un brave coeur, et ils ont coutume de dire qu'ils ''sont trop bien gardés pour eux''. Il y en a même qui ont de bons mouvemens. Un jour, le ''Goubelino'', qui était déguisé en mendiant, demanda une poignée de sel à un saulnier, et, comme celui-ci lui en donna trois au nom de la Trinité, le Goubelino toucha les clochettes de la maîtresse-mule, qui se changèrent aussitôt en clochettes d'or. Puis il y a les ''bonnes filandières'', qui font des dons de richesse et prennent les enfans sous leur protection. De mon temps, elles ont enrichi plus d'une famille; aussi les pauvres gens les attendaient toujours, et ça rendait leur pain noir moins dur.
 
- Hélas ! pourquoi donc, grand'mère, ne les voit-on plus? dit Toinette d'un accent plaintif.
 
- Les ''fades'' ont l'ame fière, répondit la fileuse; elles ne se montrent qu'à ceux qui les appellent avec confiance de coeur. Et comme on ne croyait plus en elles, la plupart ont quitté le pays avec leurs maris, les farfadets.
 
- Et cependant il nous en reste un, fit observer Toinette.
 
La vieille étendit la main avec une sorte de solennité.
 
- Tant que mère-grand habitera le Lion-Rouge, dit-elle, les esprits viendront la voir; mais, quand ils auront entendu le marteau clouer son dernier lit, tous partiront avec leur vieille amie.
 
A ces mots, elle redressa sa quenouille, et le rouet recommença à faire entendre son ronflement monotone. Je regardai mon compagnon.
 
- Elle ne dit que trop vrai, repris-je; les vieilles générations emportent, en disparaissant, toutes les naïves croyances du passé, sans qu'il nous soit permis d'y substituer les rêves de l'avenir. Je viens de traverser les campagnes, et partout on m'a montré des grottes qu'habitaient autrefois les lutins ou les fées, en m'affirmant que ''leurs entrées se rétrécissaient chaque année, et que bientôt elles seraient closes pour jamais''. N'est-ce point une symbolique prophétie, et la tradition populaire elle-même ne semble-t-elle pas annoncer que la porte des illusions, ouverte jusqu'ici sur le monde, se referme lentement? Hélas! que vont devenir nos générations d'essai entre cet antique soleil qui se couche et ce jeune soleil qui n'est pas encore levé?
 
- Elles feront comme nous, reprit le Provençal, elles attendront qu'on ait remis une roue neuve à leur diligence; seulement elles ne feront pas la sottise d'attendre à jeun, et je propose de les imiter en soupant.
 
Jean-Marie déclara que nous n'en aurions point le temps, et commençait à prouver son assertion par un syllogisme invincible, quand mon compagnon cria de mettre pour lui un troisième couvert, ce qui dérouta subitement la logique du postillon et amena une conclusion contraire aux prémisses. Toinette se hâta de dresser la table devant le foyer, où flambait une de ces bourrées de ''traînes'' ramassées à la lisière des taillis. Elle déploya une nappe de grosse toile à franges et apporta des assiettes ornées de figures et de légendes rimées. Celle qui m'échut en partage reproduisait l'histoire d’''Henriette et Damon'', cette odyssée de ''l'amour parfait'', c'est-à-dire malheureux et fidèle. Le Berquin populaire qui avait rimé l'amoureuse légende y racontait, avec une simplicité enfantine, le premier aveu des deux amans et la visite de Damon au père d'Henriette.
 
::Damon, plein de tendresse,
:: ''Un dimanche matin'',
:: ''Ayant ouï la messe''
:: ''D'un père capucin'',
::S'en fut chez le baron;
:: ''D'un air civil et tendre'' :
::- Je m'appelle Damon,
::Que je sois votre gendre.
 
Le père refuse, en déclarant que sa fille doit entrer au couvent, afin de laisser tout l'héritage à son frère, et Damon part désespéré. Il est absent depuis plusieurs mois, lorsque le baron reçoit une lettre qui lui annonce la mort de son fils. Il court aussitôt en faire part à Henriette, qu'il veut retirer de son monastère; mais celle-ci a appris que Damon avait péri ''près de Castella'', en Italie, et elle s'écrie à son tour qu'elle veut prendre le voile :
 
::- Coupez mes blonds cheveux,
:: ''Dont j'ai un soin extrême'',
::Arrachez-en les noeuds,
::J'ai perdu ce que j'aime!
 
Elle va prononcer ses voeux, lorsqu'on annonce
 
::Qu'un captif racheté,
::Revenant de Turquie,
::Jeune et de qualité,
::En tous lieux se publie.
 
Les nonnes veulent le voir, et Henriette reconnaît Damon, qui lui raconte ses aventures chez les infidèles et sa délivrance par les ''religieux mathurins''. Le père, qui est enfin touché, consent à unir les deux amans; mais, au bout de sept mois de bonheur, Damon meurt de mort subite, et la complainte finit par cette naïve réflexion, qui pourrait servir d'épigraphe à la vie humaine elle-même :
 
::Hélas! comme on regrette
::Le court contentement!
 
Je relisais avec un demi-sourire cette ballade, où la puérilité de la forme n'avait pu détruire complètement la grace touchante du fond, et, songeant à tant de générations dont les voix l'avaient chantée, je me demandais quelle inspiration du génie pouvait se vanter d'avoir éveillé autant de rêves et troublé autant de coeurs que ce ''romancero'' de village transmis de la mère à la fille comme un ''évangile d'amour''.
 
Les cris du nouveau-né m'arrachèrent à ma rêverie. Depuis long-temps déjà, ils se faisaient entendre; mais Toinette, tout en se hâtant, voulait achever de mettre le couvert avant d'aller à l'enfant.
 
- Un instant, cri-cri, un instant, murmura-t-elle; quand on est destiné à recevoir les gens, faut s'habituer à être servi le dernier.
 
- En voilà un ''huard'' qui n'aime pas qu'on ''landore''! fit observer le postillon en riant; prends-y garde, Tona, car, comme dit le proverbe :
 
::Ce qui s'apprend au ber
::Ne s'oublie qu'au ver.
 
- Soyez tranquille, reprit-elle, les pauvres gens n'ont qu'à vivre pour prendre des leçons de patience.
 
Mais l'enfant n'avait point encore eu le temps de faire cet apprentissage; aussi ses cris devinrent-ils plus persans. La grand'mère sembla prêter l'oreille. Soit que la voix frêle et claire du nouveau-né pénétrât plus facilement la sourde-muraille qui semblait l'envelopper, soit qu'il y ait dans les femmes qui ont été mères un sens caché que l'âge ni l'infirmité ne peuvent émousser, elle se redressa en criant :
 
- L'enfant appelle!
 
- J'y vais, grand'mère, dit Toinette en achevant précipitamment les derniers apprêts.
 
- L'enfant est seul! répéta la fileuse d'un accent inquiet; sur votre salut, Tona, prenez garde qu'il ne soit ''mal doué'' par votre faute!
 
La jeune fille, effrayée du ton de la grand' mère, saisit une lumière, ouvrit la porte et traversa rapidement la petite cour. Je la suivis du regard au milieu de l'obscurité, et je la vis entrer dans une pièce du rez-de-chaussée, dont les fenêtres s'éclairèrent; mais, presque au même instant, un grand cri se fit entendre, et elle reparut sur le seuil, les traits bouleversés, les bras étendus et semblant reculer devant une vision.
 
Nous nous levâmes tous trois d'un même mouvement, et nous courûmes à la porte en demandant ce qu'il y avait.
 
- Elle est là, dans la chambre jaune! bégaya Toinette.
 
- L'accouchée? demandai-je.
 
- Non, non, ''la fade''!
 
Et, comme nous faisions un pas pour y courir, Toinette nous arrêta du geste et fit signe de se taire. Un chant de berceuse venait de s'élever au milieu de la nuit. Ce n'était pas une mélodie précise, mais plutôt quelques-unes de ces modulations caressantes que les femmes improvisent pour leurs divagations maternelles. Il me sembla distinguer des mots d'une langue étrangère
 
::Te la bejas bera hillo,
::Te la bejas bera nobio (1)!
 
Mon compagnon tressaillit comme s'il eût reconnu ces paroles; mais Toinette lui saisit le bras
 
- Regardez, regardez! murmura-t-elle d'une voix étouffée.
 
Sa main nous désignait la fenêtre éclairée; nous fîmes un mouvement : derrière le vitrage, une femme venait d'apparaître tenant dans ses bras le nouveau-né qu'elle berçait en chantant. Ses longs cheveux noirs tombaient sur ses épaules; elle avait les bras nus, et portait une sorte de basquine brillante de paillettes et de broderies. D'abord noyée dans la pénombre, la vision s'approcha bientôt de la fenêtre, où sa silhouette se détacha nettement encadrée dans la baie lumineuse. Le Provençal poussa une exclamation
 
- Eh! Dieu me damne, c'est elle! s'écria-t-il.
 
- Qui cela? demandai-je.
 
- Ma Dugazon languedocienne de Beaumont.
 
- Que dites-vous? Sous ce costume?
 
- Ne vous ai-je pas raconté qu'ils étaient tous partis hier soir sans avoir le temps de changer d'habits? La petite est encore en princesse de Sicile.
 
- Alors toute la troupe est donc ici? m'écriai-je.
 
- Ce sont les voyageurs arrivés avant nous, fit observer Jean-Marie.
 
- Et qui étaient tous empaquetés dans des châles et des manteaux, ajouta Toinette frappée d'un trait de lumière; justement leurs chambres sont là derrière.
 
- Pardieu ! voilà le mystère, reprit le Provençal en riant; la princesse aura entendu les cris du marmot, et, en créature compatissante, sera venue pour les apaiser. Attendez-moi là, je vais vous amener la fée.
 
Il courut à la chambre jaune, et nous le vîmes reparaître un instant après avec la jeune femme, qui riait aux éclats de la méprise. Le reste de la troupe, attiré par le bruit, vint bientôt nous rejoindre. Mon compagnon, ravi du hasard qui lui ramenait inopinément la jolie Languedocienne, déclara que nous souperions tous ensemble, et ordonna à Toinette de mettre l'auberge au pillage. La vue d'un menu des plus modestes, mais sur lequel ils n'avaient point sans doute compté, mit nos invités de belle humeur, et l'entretien prit un ton de gaieté bohémienne tout-à-fait divertissant.
 
C'était la première fois que je me trouvais en contact avec une de ces bandes errantes, pauvres hirondelles de l'art qui, moins heureuses que leurs soeurs du ciel, volent sans cesse après un printemps qui leur échappe et cherchent vainement un toit pour suspendre leurs nids. En voyant ces derniers vestiges de moeurs oubliées, je me figurais les ''comédiens de campagne'' avec lesquels Molière avait autrefois parcouru nos provinces, dressant, comme Thespis, des théâtres improvisés et ressuscitant un art perdu. Animés par le souper et par la vue d'un punch auquel le Provençal venait de mettre le feu, nos convives parlèrent de leurs excursions vagabondes, de leurs courtes prospérités, de leurs misères renaissantes. La Languedocienne surtout, que les soins galans de mon compagnon disposaient à la confiance, se laissa aller à raconter une partie de son histoire. C'était un de ces romans mille fois refaits et toujours à refaire qu'écrivent tour à tour l'insouciance, la jeunesse et la pauvreté. Elle nous le confiait avec des bouffées de folie et d'attendrissement dont les reflets passaient sur son visage comme passent sur un ciel changeant les rayons de soleil et les nuées. Elle avait autrefois habité chez un oncle, près de Céret, et parlait avec de naïfs ravissemens de ses plaisirs de jeune fille : courses dans la montagne, ''contrapas'' dansées sur la place des villages, promenades de noces conduites par les ''joncglas'' au son du galoubet et du tambourin.
 
Mon compagnon, qui avait passé plusieurs années dans le Roussillon, lui donnait la réplique et s'associait à tous ses enthousiasmes. Elle arriva à parler de la reine des danses méridionales, le ''ball'', et il s'écria qu'il l'avait autrefois dansée en veste et en bonnet catalans; elle en marqua les mesures sur son verre, et il se leva en indiquant les poses; enfin, cédant tous deux à cet entraînement qui fait de la danse, dans les pays du soleil, une sorte d'irrésistible contagion, ils se saisirent par la main, et commencèrent les passes gracieuses de la ''baillas'' des Pyrénées. Ces passes consistent principalement en voltes, en retraites et en poursuites cadencées, qu'entrecoupent les fameux pas de ''la camadarodona'' et de ''l'espardanyeta'' (2). La danseuse place ensuite sa main gauche dans la main droite du danseur, la balance trois fois, s'élance d'un bond et va s'asseoir sur l'autre main.
 
Cette danse hardie était entremêlée de cliquetis de doigts, de frappemens de talons, de cris élancés, qui lui donnaient quelque chose d'élégant et de rustique tout à la fois; on se sentait emporter malgré soi par ces mouvemens d'une spontanéité agreste; on s'associait d'instinct à cette joie en action. En contemplant, au centre de l'aube lumineuse, que répandaient les chandelles et le foyer, ce couple dansant de vieilles ''baillas'' presque oubliées, et, au fond, plongée dans l'ombre, la grand'mère qui continuait de filer, étrangère à tout ce qui se passait, il me semblait voir les images de la tradition riante du Midi et de la tradition mélancolique du Nord s'éteignant toutes deux, l'une dans la lumière et le bruit, l'autre dans les ténèbres et le silence.
 
Le bruit d'un cheval qui arrivait au galop interrompit le ''bail''. Jean-Marie, persuadé que c'était le conducteur qui venait nous chercher, courut à sa rencontre, dans la cour d'entrée, et je le suivis; mais, à notre grand étonnement, nous n'y trouvâmes qu'une jument blanche haletante et couverte de sueur; un jeune paysan était occupé à la débrider.
 
- Comment, c'est toi, Rougeot? dit le postillon en reconnaissant le garçon d'écurie du Lion-Rouge.
 
Rougeot ne parut point avoir entendu et continua son travail.
 
- D'où diable peut-il arrive à cette heure? demanda Jean-Marie à Toinette, qui venait de nous rejoindre.
 
- Il n'y a que lui pour le dire, répliqua la fillette, Eh! Rougeot! répondrez-vous à la fin?
 
Le paysan, qui avait ôté la bride, prit la jument par le licou pour la conduire à l'écurie. Je m'avançai vers lui, il s'arrêta en me trouvant sur son passage, mais sans avoir l'air de me voir. Je m'aperçus alors que ses traits étaient contractés, et que ses yeux entr'ouverts laissaient voir des prunelles immobiles. Un soupçon traversa brusquement ma pensée. Je saisis Rougeot par les deux bras, et je le secouai brusquement. Il me laissa faire sans résistance. Tous les spectateurs nous entouraient et l'appelaient par son nom. Je pris une poignée de neige dont je lui frottai le visage; il tressaillit enfin; ses yeux se fermèrent, puis s'ouvrirent, et il regarda autour de lui comme un homme qui s'éveille.
 
- Quoi? que voulez-vous? demanda-t-il, surpris de se trouver là à pareille heure et ainsi entouré.
 
- Il est ensorcelé ! crièrent Jean-Marie et Toinette effrayés.
 
- Eh! non! dit le Provençal; il est somnambule!
 
Je compris alors la double apparition du ''Goubelino'' près de la diligence et la chasse fantastique dont nous avions été témoins. Le passage du cavalier somnambule près des fermes isolées avait sans doute éveillé les chiens, qui l'avaient poursuivi. Ceci expliquait également le farfadet du Lion-Rouge. On fit entrer dans l'écurie Rougeot et sa monture; tous deux paraissaient mourans de fatigue. La jument, que le jeune paysan avait précipitée au hasard à travers les ravins et les halliers, était de plus marbrée de traces sanglantes. Toinette avait pris une poignée de paille pour essuyer la sueur et poussait une exclamation à chaque nouvelle plaie.
 
- Jésus! regardez, s'écriait-elle, du sang à la bouche, du sang au poitrail, du sang partout !
 
- Ce n'est rien, répondait Jean-Marie, qui, par esprit de corps, cherchait à excuser le garçon d'écurie.
 
- Oui, mais les genoux, remarqua le Provençal; ne voyez-vous pas que la bête s'est couronnée.
 
- On la mènera au ''mire'', reprit le postillon; il la pansera et lui mettra une genouillère.
 
- C'est inutile, s'écria la Languedocienne, qui nous avait suivis, je sais comment cela se guérit dans mon pays.
 
- Vous avez un remède? demandai-je.
 
- Infaillible, reprit-elle : il suffit de négliger la plaie jusqu'à ce que les vers s'y mettent; alors on va dans la campagne, on cherche un plant d'yeule, on en tord quelques feuilles et on lui dit : ''Adiou, sies, mousu laoussier; se me trases pas lous bers de main berbenier, vos coupi la cambo mai lou pey''. (Bonjour, monsieur l'yeule; si vous ne tirez pas les vers de l'endroit où ils sont, je vous coupe la jambe et le pied). L'yeule, qui est magicien, prend peur, et il se hâte de guérir la plaie.
 
Comme la ''princesse de Sicile'' achevait de nous donner cette recette méridionale, la grand'mère, qui avait rejoint Toinette dans l'écurie et à qui la jeune fille avait tout expliqué, reparut avec elle.
 
- Faut pas malmener Rougeot, disait-elle avec calme; la faute n'est pas à lui, mais à ceux qui ont voulu le faire vivre.
 
- Pourquoi cela, mère-grand? demanda Toinette.
 
- Parce qu'il est bâtard, reprit la fileuse, et qu'à toutes les pleines lunes ceux qui ne sont pas nés du mariage sortent malgré eux de leur lit pour courir par les campagnes. Dieu sait mieux se revenger que les hommes, vois-tu; il punit les mères dans les enfans.
 
Presque aussitôt le conducteur de notre diligence arriva, et nous avertit que la voiture était remise sur ses roues; il fallut songer à repartir. Cette séparation parut coûter beaucoup à mon compagnon. Un instant, il sembla hésiter; mais il était appelé à Abbeville par des recouvremens à échéance. Il épuisa, pour se dédommager, tout son vocabulaire de malédictions marseillaises, aux grands éclats de rire de la Languedocienne, qui, soit discrétion, soit indifférence, ne fit rien pour le retenir. Cependant, lorsqu'il la prit à part et qu'il se mit à lui parler vivement à demi-voix, elle devint tout à coup sérieuse. Quelques mois qui arrivèrent jusqu'à moi me firent supposer que le Provençal, ne pouvant adopter l'itinéraire de la jeune fille, lui proposait de suivre le sien; mais elle secoua la tête, et, lui montrant avec une subite mélancolie le fourgon que ses camarades se préparaient à atteler, elle lui répondit par les paroles solennelles que prononcent ses compatriotes lorsqu'ils viennent recevoir sur le seuil la jeune épouse de leur fils - ''Ad pé d'aquet, ma hillo, quet caou biouré et mouri !'' (c'est à ce foyer, mon enfant, que tu dois vivre et mourir!)
 
Le Provençal lui serra la main sans insister, et nous rentrâmes à l'auberge pour prendre nos manteaux. La mère-grand, à qui j'adressai un adieu transmis par Toinette, nous accompagna jusqu'à la porte de souhaits d'heureux voyage, dans lesquels se mêlaient naïvement les superstitions antiques et les superstitions chrétiennes.
 
- Que Dieu leur fasse rencontrer une croix de bon présage ou une pie qui vole à droite! dit-elle en ayant l'air de se parler à elle-même; dans ma jeunesse, un voyageur ne quittait pas le Lion-Rouge sans prendre au vaisselier une feuille de laurier bénit. Aussi le père en avait planté toute une haie dans le marger; mais nos gens l'ont arrachée pour agrandir le champ de luzerne, car maintenant on fait tous les jours la part plus petite au bon Dieu.
 
Je cherchai à détourner la vieille femme de cette pente chagrine en la remerciant de ses récits des anciens temps et en exprimant l'espérance de pouvoir les entendre plus longuement au retour. Elle fit de la main un geste mélancolique.
 
- Tous les jours que je vis encore sont des délais accordés par la Trinité, me dit-elle gravement; l'aubépine qu'on avait plantée le jour de ma naissance à la porte du jardin est morte l'automne dernier; il n'y a plus ici de fleurs de mon temps; ''les gens'' et moi nous ne regardons plus du même côté! Tout ce que je demande, c'est que l'on ait le temps de tisser le fil de mes dernières quenouillées pour m'en faire un drap mortuaire.
 
- Elle a raison, dis-je en sortant au Provençal; sa présence semble un anachronisme vivant; au foyer villageois, de même qu'au foyer des villes, tout est changé; c'est un théâtre dont le temps a fait tomber les décorations et a fermé toutes les fausses trappes. Le drame domestique s'y joue désormais, comme les proverbes, entre deux paravens. La muse de la famille, à laquelle nous devons les contes de nos veillées, est devenue sourde et aveugle comme la grand'mère, et, comme elle, on la voit filer son linceul.
 
Nous avions repris le sentier qui conduisait à la grande route. Le vent avait cessé de souffler, le froid était devenu moins vif. Les pâles lueurs d'une aurore d'hiver s'épanouissaient lentement à l'horizon. On commençait à revoir les ondulations de la campagne, les bouquets d'arbres et les hameaux épars, dessinant dans le crépuscule leurs formes confuses. Quelques chants de coqs perçaient la brume matinale, et de loin en loin des gémissemens d'oiseaux engourdis se faisaient entendre au creux des fossés presque enfouis sous la neige. Avant de tourner le chemin qui conduisait à la grande route, nous jetâmes un regard derrière nous, et, à travers la demi-obscurité, nous aperçûmes les comédiens groupés dans la cour du Lion-Rouge et achevant leurs préparatifs de départ; mon compagnon soupira.
 
- Ne saviez-vous pas que cela devait finir ainsi? lui dis-je en souriant; nous avions commencé par les illusions, il fallait bien finir par les regrets. Regardez là-bas la grand'mère debout sur le seuil près de la ''princesse de Sicile''. Ce sont là deux poésies que nous laissons derrière nous : notre nuit s'est écoulée, pour moi au milieu des féeries du vieil âge, pour vous au milieu de celles de la jeunesse; nous avons le même sort : après le rêve vient la réalité.
 
::C'est un juste retour des choses d'ici-bas.
 
Et si vous vous en plaigniez à votre Languedocienne, elle vous répondrait par la phrase proverbiale de son pays : ''Cos coumte Ramoun'' (3).
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small>(1) Puisses-tu la voir belle enfant, puisses-tu la voir belle épousée: </small><br />
<small>(2) ''La camadarodona'' consiste à passer le pied droit par-dessus la tête de sa danseuse; ''l'espardanyeta'', à battre rapidement le talon contre le cou-de-pied. </small><br />
<small>(3) ''Cos coumte Ramoun, cela est comte Raymond'', c'est-à-dire ''cela est juste''. Ce proverbe s'est établi par suite des souvenirs de droiture et d'équité qu'a laissés dans le Languedoc Raymond V, comte de Toulouse, qui vécut au XIIe siècle. </small><br />
 
===La chasse aux trésors===
 
<center>I – Maître Jean le Sourcier</center>
 
Une tradition arabe, transmise par les pâtres ou les contrebandiers, a franchi les Pyrénées, et s'est conservée dans les pays basques. Les bergers qui conduisent leurs troupeaux le long des ''gaves'' de la montagne racontent encore aujourd'hui que, ''bien avant Jules César'', il existait un ''bronche'' ou sorcier, qui s'éleva dans les airs sur un dragon qu'il avait soumis, et arriva ainsi au rocher où dormait ''Debrua'', l'esprit du mal; il l'entoura neuf fois d'une chaîne magique, et l'obligea à lui faire connaître le roi des talismans, qui donne plaisirs, richesse et puissance. ''Debrua'' déclara au sorcier que, pour tout obtenir sur terre, il fallait se rendre maître de la ''mouche jaune de safran'', laquelle se montrait tous les soirs dans un ''port '' (1) des Pyrénées qu'il lui nomma; il l'avertit seulement que, pour la prendre, il fallait tresser une résille avec les trois cheveux les plus près du cerveau, et la tremper dans la sueuret dans le sang. Le ''bronche'' fit ce qui lui avait été recommandé, et ne tarda pas à voir paraître la ''mouche jaune de safran''. Il la poursuivit sept jours et sept nuits à travers les rocs, les halliers et les torrens, leur laissant autant de lambeaux de ses habits et de sa chair que les brebis, avant la tonte, laissent de flocons de laine aux buissons; enfin, il la vit se poser sur la cabane d'un berger qui était monté dans les pâturages. Il essaya en vain de parvenir jusqu'à elle, et tous ses efforts ne purent décider la mouche à reprendre son vol. N'ayant donc plus d'autre ressource et s'étant assuré que personne ne pouvait le voir, il mit le feu à la cabane, et la ''mouche jaune de safran'' s'envola. Le ''bronche'' la suivit jusqu'à une prairie, où elle alla se poser sur une touffe de fenouil. Comme il ne pouvait s'approcher d'une plante ''qui fait la guerre aux sorciers'', il resta à quelque distance. Alors un jeune berger, qui gardait des chevaux dans la pâture, aperçut la mouche et la prit dans son bonnet. Le ''bronche'', hors de lui, poursuivit l'enfant, le frappa de son bâton et le tua; mais, au moment où il saisissait la ''mouche jaune de safran'', elle lui fit une piqûre qui le rendit triste pour le reste de ses jours. Devenu plus riche que les ''labinas'' (fées) des ''gaves'', il tomba dans la même langueur que ceux qui ont été recommandés par leurs ennemis ''à saint Sequayre'' (2), et il mourut lentement, comme si l'on eût coupé ''la mère racine de son coeur''.
 
Les bergers basques ne disent pas ce qu'est devenue depuis cette époque la ''mouche jaune de safran''; mais nous la retrouvons partout dans l'histoire du monde. N'est-ce pas elle que cherchaient les millions de combattans qui se précipitèrent sur la société antique, comme une avalanche d'hommes détachée du Nord? N'est-ce pas elle encore que croyaient atteindre les hardis compagnons de Pizarre, de Sotto et de Cortez, lorsqu'ils s'enfonçaient, au galop de leurs chevaux, dans des régions ignorées où ils fauchaient les nations comme des blés mûrs, elle que voyaient sur la mer nos fabuleux flibustiers dont les blessures et la mort étaient officiellement ''cotées'' à cette bourse sanglante de la guerre? N'est-ce pas elle enfin que poursuivent de nos jours les pionniers de la Californie et tous les chercheurs de trésors, depuis les' orpailleurs du Mexique et les ''monney-diggers'' des Bahama jusqu'aux fouilleurs de ruines de nos campagnes? La mouche magique des traditions pyrénéennes n'a point cessé un seul instant et ne cessera jamais d'attirer ici-bas tout ce qu'il y a de sensualités avides, de vagabondes témérités. Quiconque sent en lui la puissante impulsion des désirs inassouvis la cherche des yeux, la poursuit, comme le ''bronche'', à travers les précipices, s'efforce de la saisir dans quelque piège pour lequel il a épuisé son cerveau, sa sueur et son sang, brûle pour l'atteindre la chaumière de l'absent, brise l'existence de l'abandonné, et périt misérablement au milieu de son triomphe, consumé par l'inguérissable fièvre de la satiété.
 
Et que l'on ne croie pas cette avidité particulière à certains temps ou à certaines races : nous la retrouvons toujours et partout. Si les païens ont la conquête de la toison d'or et du pommier des Hespérides., les hommes du Nord la découverte du ''sampo'', talisman souverain qui procurait toutes les richesses, l'Orient ses anneaux magiques et ses lampes d'Aladin, les chrétiens ont eu la recherche du saint Graal, ce vase divin ''que le sang du Christ avait rendu fée'', et qui assurait à son possesseur l'accomplissement de tous ses désirs. La science elle-même a entendu, dans ses retraites austères, les bourdonnemens de la ''mouche jaune de safran'', et elle s'est oubliée, pendant plusieurs siècles, à la recherche du grand oeuvre. Aussi loin que la tradition peut remonter enfin, nous trouvons cette soif de la richesse comme une maladie générale et héréditaire. C'est à elle qu'il faut attribuer la croyance populaire aux talismans et aux trésors.
 
Je faisais ces réflexions, tout en suivant la route de Mamers au Mans et me dirigeant vers le bourg de Saint-Cosme. Une butte située près de ce bourg, et connue dans l'histoire sous le nom de motte d'Ygé, avait été signalée depuis long-temps dans le pays comme renfermant d'immenses richesses. Les Anglais y avaient bâti, au XIIe siècle, une forteresse où ils avaient tenu garnison jusqu'au traité de Bretigny. Forcés alors de partir, ils avaient enfoui, dit-on, dans la colline les trésors dont ils n'osaient se charger et qu'ils espéraient reprendre à la prochaine guerre. Cette tradition avait provoqué à plusieurs reprises des recherches dans la motte d'Ygé, devenue mont Jallu. De nouvelles fouilles annoncées par les journaux en 1844 avaient éveillé ma curiosité, et j'étais parti avec le projet de voir une de ces ''chasses aux trésors''. J'avais heureusement dans le Maine, pour me guider et m'instruire, un ami de nos plus charmans écrivains, esprit choisi, mais nonchalant, qui, pour s'éviter la fatigue de conquérir un nom, avait pris d'avance ses invalides dans une étude d'avoué. Il y suicidait tout doucement sa belle intelligence, sans autre distraction qu'un commerce de lettres assez suivi avec d'anciens compagnons qui riaient, comme lui, tout haut de la vie et s'en attristaient tout bas. Nous partîmes ensemble pour cette Californie du mont Jallu, dont il me fit l'historique en chemin.
 
Le premier indice du dépôt précieux avait été une plaque de cuivre trouvée à la tour de Londres et sur laquelle se lisaient ces mots : ''Thesaurus est in monte Salutis prope Comum''. On en eut sans doute connaissance sous Louis XIII, car le régiment du Maine fut alors employé à fouiller le mont Jallu. En 1735, M. le duc de Chevreuse autorisa de nouvelles recherches aussi infructueuses que les précédentes. Après ces deux échecs, il y eut un long répit. Un parchemin trouvé à Paris en 1825, dans les démolitions d'une vieille église, ramena l'attention sur l'ancienne motte d'Ygé. Il se forma une société par actions qui recommença à bouleverser la fallacieuse montagne et y engloutit son capital. Vers la même époque, les Anglais, qui avaient déjà réclamé au XVIIIe siècle le droit d'y faire des perquisitions, renouvelèrent leur demande par l'entremise de M. de Talleyrand, et adressèrent une pétition à la chambre des députés, qui passa à l'ordre du jour. Enfin le père d'une de nos comédiennes les mieux connues, M. Fay, subitement éclairé par les révélations d'une femme de chambre somnambule, acheta du propriétaire le droit de recommencer les fouilles. Les indications du sujet magnétisé étaient si précises, que les recherches eurent cette fois un résultat. Après des travaux qui lui coûtèrent une douzaine de mille francs, M. Fay découvrit cinq deniers et trois clous! Plusieurs dames reprirent après lui son entreprise, et, parmi elles, une parente du ''plus fécond de nos romanciers'', qui espérait retrouver au mont Jallu le trésor du père Grandet. Vinrent ensuite le général polonais Milkieski, Mmes Herpin, Hersant, et une nouvelle compagnie d'actionnaires. C'était cette dernière qui bouleversait en 1844 le mont fallu. Comme tous les chercheurs précédens, les nouveaux actionnaires avaient à leurs gages un magnétiseur et son ''sujet'', dont les révélations servaient à diriger les fouilles des ouvriers.
 
Je demandai à mon compagnon de route si l'on avait quelque indication sur la nature des richesses enfouies au mont Jallu. - Les renseignemens varient, me répondit-il. On parle tantôt de trois tonnes - d'écus, tantôt de cinq coffres renfermant de l'orfèvrerie, tantôt enfin d'un Christ d'or de grandeur naturelle et des douze statues des apôtres; mais cette dernière version provient évidemment de quelque antiquaire qui avait lu l'histoire de monseigneur d'Angenne, évêque du Mans. Il paraît que ce saint prélat enleva, en effet, à la cathédrale les disciples du Christ, figurés en argent massif, afin de les dérober aux pillages des protestans, et qu'il les cacha si bien qu'on ne put jamais les retrouver. Ses contemporains l'accusèrent même de se les être appropriés, ce qui fit dire, lorsqu'il assista à l'assemblée de Trente, ''qu'on avait au concile les douze apôtres, outre le Saint-Esprit''. Du reste, on vous racontera toutes ces traditions au village de Saint-Cosme, qui est le campement de nos ''monney-diggers''. Ce sont les seules qu'ils n'aient point oubliées, car là, comme partout, l'arithmétique a tué la légende. Les hommes sont restés aussi fous, mais leur folie calcule, au lieu de rêver.
 
Tout en parlant, nous étions arrivés au bas d'une côte où il fallut descendre de nos montures. Les derniers jours de novembre ont une beauté qui leur est propre; ce n'est plus l'énervante mollesse de l'automne, et ce n'est pas encore la rudesse de l'hiver. Le ciel était d'un gris ferme, la terre verdoyante çà et là; l'air avait une douceur tempérée et le soleil illuminait la campagne d'une splendeur de fête. Nous jetâmes la bride sur le cou de nos chevaux, et, les laissant aller, nous nous mîmes à gravir la montée en causant. Comme nous arrivions à mi-côte, nous aperçûmes un paysan endormi sur le revers de la douve. La réserve de son attitude et le bon ordre de son costume ne permettaient point d'attribuer ce sommeil à l'ivresse. Il était assis plutôt qu'étendu, la tête un peu renversée et appuyée sur un de ses bras. Son chapeau, rabattu sur les yeux, le mettait à l'abri du soleil. Il tenait de la main droite, en guise de bâton, une petite pelle de taupier. Mon compagnon reconnut le dormeur et s'arrêta.
 
- Vous voyez là, me dit-il en baissant la voix, une des variétés les plus curieuses de nos bohémiens campagnards. Jean-Marie tient le milieu entre le ''mire'' (médecin) et le sorcier; il a des ''secrets'' et vend des talismans. On se sert de lui pour guérir certaines maladies, chasser les animaux nuisibles, découvrir les sources. On dit qu'il apprend aux jeunes filles des formules pour attirer les amoureux, et les crédules assurent même qu'il possède l'herbe magique avec laquelle on se transporte partout ''en désir de femme'', c'est-à-dire plus vite que la pensée. Jean-Marie, certain que le monde vous estime toujours en proportion du pouvoir qu'il vous suppose, n'a garde de les détromper. Aussi est-il consulté par tous nos fermiers, et achète-t-il, chaque année, quelque lopin de terre avec leur argent. Il se rend aujourd'hui chez des pratiques car voici près de lui sa trousse à talismans.
 
D'aperçus, en effet, sur les genoux de maître Jean un carnier doublé de cuir, qu'il fouillait sans doute lorsque le sommeil l'avait surpris, et qui était resté entr'ouvert. Nous pûmes faire du regard l'inventaire de ce qu'il renfermait. Mon compagnon me montra la baguette de coudrier pour découvrir les sources, des fragmens d'aérolithes qui devaient garantir du tonnerre, une noix percée servant de cage à une araignée vivante et destinée à guérir de la fièvre, un couteau de ''langueyeur'' portant sur la lame le nom cabalistique de ''Raphaël''. Il m'expliquait comment ce dernier nom, que les paysans du midi faisaient graver sur le soc des charrues pour rendre les sillons fertiles, avait, dans le Maine, la propriété de guérir les porcs ladres et de les engraisser, lorsque Jean-Marie se réveilla. Bien qu'il parût d'abord surpris de nous voir et même un peu embarrassé, il fit assez bonne contenance et se redressa en nous saluant : c'était un homme encore jeune, dont le visage avait cette expression de jovialité matoise habituelle aux Normands, mais plus rare chez les paysans manceaux. L'avoué lui demanda depuis quand les chrétiens dormaient ainsi au soleil, le long des berges, comme des lézards.
 
- Depuis qu'ils ne trouvent pas de lits de plume sur la grande route, répliqua le taupier.
 
- Maître Jean oublie que la grande route est la chambre à coucher des vagabonds, objecta mon guide.
 
- Monsieur l'avoué voit bien, au contraire, que c'est le rendez-vous des honnêtes gens, puisque c'est là que je le rencontre, répliqua le paysan.
 
Nous ne pûmes nous empêcher de rire.
 
- Tu es, à ce que je vois, en chemin pour affaires?
 
- Et le bourgeois est à la cueillette des procès? dit Jean-Marie, qui retourna la question, au lieu d'y répondre.
 
- Pourquoi non? reprit gaiement l'avoué; ne connais-tu point le proverbe:
 
::Entre La Flèche et Alençon,
::Plus de coquins que de chapons?
 
Nous allons voir s'il ne se prépare point quelque grabuge du côté de la Motte-Robert; mais toi, bon apôtre, où vas-tu?
 
- A la ferme du gros François.
 
- Vers Saint-Cosme?
 
- A peu près.
 
- Alors nous pouvons faire route ensemble.
 
- Si monsieur l'avoué trouve que je ne lui fais pas affront.
 
Jean-Marie s'était levé et se préparait à nous suivre. Je m'aperçus alors qu'il avait laissé tomber un petit sachet rempli de blé, que je lui rendis. Il le glissa au fond de son carnier, et nous dit que c'était un échantillon de froment pour le gros François.
 
- Ne serait-ce pas plutôt le grain qui sert à composer ''les mercuriales d'avenir''? demanda l'avoué en le regardant.
 
Le marchand de talismans sourit sans répondre.
 
- Vous saurez que c'est un des mille talens de maître Jean, continua mon compagnon; il excelle à deviner ce que sera le prix du blé en consultant les grains de froment. J'ai été moi-même témoin par hasard de la confection d'une de ces ''mercuriales'' anticipées. On range pour cela sur la pierre du foyer, et devant un grand feu, douze grains de blé choisis par un homme qui ''a reçu le don'', comme maître Jean. Ces grains représentent les douze mois de l'année, en commençant par celui de gauche, qui représente janvier. Lorsque le feu les a échauffés, les grains éclatent et sautent en avant ou en arrière. Dans le premier cas le prix du blé doit infailliblement s'élever, dans le second il doit descendre.
 
Je fus frappé de ce mode d'augure, où la divination par le feu rap¬pelait clairement l'ancien culte des élémens et dénonçait l'origine cel¬tique. L'avoué, à qui je communiquai mon impression, se retourna vers le taupier.
 
- Vous voyez, maître Jean? dit-il. Votre cérémonie sent le païen, et a dû être inventée par les druides.
 
- Possible, dit tranquillement le paysan, la sapience est le lot des vieux.
 
- Et du malin. Prenez-y garde, maître Jean; c'est, dit-on, un terrible taupier de chrétiens !
 
Jean-Marie haussa les épaules, et, prenant un air de tolérance philosophique
 
- Bah! dit-il en riant, ce sont les mal rentés en esprit qui lui en veulent d'être trop ''dégotté'' (3). Le diable est comme les pauvres gens; chacun aboie après lui pour faire le bon chien.
 
Un moment de silence succéda à cette saillie du taupier. Je pus m'abandonner à l'aise, en marchant, au courant de mes réflexions et de mes souvenirs. Ce n'était pas la première fois que je remarquais dans nos campagnes l'expression de cette étrange sympathie pour l'ange tombé. Que ce soit facilité d'oubli ou naïveté de miséricorde, le peuple a de tout temps montré cette tendance à plaindre le coupable qu'il voit atteint par le châtiment. Il semble qu'à ses yeux la souffrance sanctifie tout, jusqu'à Satan. Aussi, combien de malheureux réhabilités par la tradition! Le Juif errant lui-même, cette personnification de l'insensibilité éternellement punie, a éveillé la compassion du peuple. La réflexion du taupier m'avait rappelé un ''guerz'' breton que je n'ai jamais entendu chanter sans émotion, et qui me paraît un des plus admirables chants de la muse armoricaine, qui en a eu tant d'autres touchans ou sublimes. Il s'agit de deux voyageurs qui se rencontrent près de la ville d'Orléans et qui se saluent, ''comme c'est l'habitude des vieillards''. L'un d'eux est le Juif errant, l'autre un mendiant inconnu qui demande ironiquement à Isaac où il va, et pourquoi ''sa barbe ruisselle de sueur''. Le Juif errant répond :
 
« - Je suis condamné par Dieu à marcher nuit et jour, parce que j'ai été sans pitié pour un être souffrant. Jamais pour moi de jugement dernier. Hélas! je ne mourrai pas! Ce qui fait votre plus grande épouvante serait ma plus grande espérance.
 
« Quand Dieu aura vanné le genre humain, séparant les bons des méchans, quand le ciel aura eu ses yeux crevés, et que la terre sera déserte, même de la mort, je continuerai encore à errer sur la boule aveugle du monde.
 
«Naufragé éternel sur ce grand vaisseau de Dieu, j'y continuerai ma course à tâtons et avec angoisses. O Jésus! toujours marcher par la même route! toujours regarder au-dessus de sa tête dans une nuit sans fin !
 
« Mais pourquoi ris-tu, mendiant de mauvais coeur? Où vas-tu? Quel est ton nom? Je me croyais l'homme le plus vieux de la terre, et je vois que j'ai trouvé mon pareil.
 
« - Merci de moi! répond le mendiant. Tu n'es qu'un nouveau-né. Voilà dix-sept cents ans que tu es sur terre, moi j'y suis depuis cinq mille années.
 
« Quand Adam, notre premier père, pécha par faiblesse d'esprit, je naquis chez lui. Depuis, ses enfans m'ont toujours nourri, et je pense qu'ils le feront jusqu'à la fin du monde. »
 
Le Juif errant demande au vieux vagabond comment il se nomme, ce qu'il fait sur la terre, et le vieillard reprend.
 
« - Mon nom est MISÈRE ! Quant à mon métier, il n'est autre que de tourmenter les hommes. Je suis la tête du mal, le père de toutes les cruautés.
 
« J'ai labouré le genre humain, comme un champ de terre grasse, au moyen de la faim, du froid, de la soif, de la honte, et j'ai récolté, en guise de gerbes, des larmes, des gémissemens et des malédictions.
 
« Chaque matin, je fais une promenade dans le monde. Quand j'ai visité sans faute tous les pauvres, je m’achemine vers la porte du riche pour mordre aussi un morceau de sa chair.
 
« Avec des riches, moi, je sais faire des pauvres. Chez le gentilhomme noble depuis la création, comme chez le marchand, j'ai, pour m'ouvrir la porte, deux bonnes amies; on les appelle la ''Vanité'' et la ''Paresse''. »
 
A cet aveu du ''tourmenteur des hommes'', le Juif errant s'indigne et s'écrie :
 
« - Oh! maintenant, méchant, je te connais, puisque tu es celui qui afflige le monde. Loin de moi, vieux affronteur! je suis fatigué. Loin de moi, car je ne puis courir pour t'éviter!
 
« Si j'étais le maître, tu serais mort. Hélas ! tu es encore plus malheureux que moi. Moi, je ne suis sur cette terre que le puni de Dieu; toi, tu lui sers de bourreau. »
 
Je ne sais si je me trompe, mais, à part l'élévation poétique des détails, je trouve quelque chose de singulièrement saisissant dans cette espèce de régénération du Juif maudit, frappé pour s'être montré impitoyable envers un Dieu et réhabilité par sa pitié envers les hommes.
 
Si Béranger a deviné juste en croyant que dans ce supplice
 
::Ce n'est pas sa divinité,
::C'est l'humanité que Dieu venge,
 
il semble qu'après la rencontre chantée par le ''guerz'' armoricain, le tourbillon qui emporte Isaac doit s'arrêter, car le châtiment a porté sa récolte, le mystère est accompli, et la souffrance lui a révélé la compassion.
 
Au moment même où je repassais dans ma mémoire les sublimes paroles du ''guerz'' breton, la voix de Jean-Marie, qui nous appelait, me tira de ma rêverie. Il nous montrait à la gauche du chemin un amoncellement de terres bouleversées : c'était le mont Jallu.
 
Lorsque nous y arrivâmes, les ouvriers travaillaient aux fouilles sous la direction d'un contre-maître; mais le magnétiseur et son ''sujet'' étaient absens. L'ancienne motte d'Ygé avait été découpée par de profondes tranchées, dont les déblais étaient rejetés à droite et à gauche, et percée de puits destinés à l'épuisement des eaux; elle semblait avoir littéralement changé de place. ''La foi'', comme le dit mon compagnon, ''avait transporté la montagne''. Ces amoncellemens de terre jaunâtre et stérile, sur lesquels s'agitaient des travailleurs empressés, offraient un singulier spectacle au milieu de champs fertiles et alors déserts, où la nature préparait en silence ses riches moissons. C'était là comme dans la vie : l'homme abandonnait les biens réels pour courir après des songes.
 
Nous interrogeâmes vainement le contre-maître sur la direction des travaux et sur les espérances des nouveaux chercheurs de trésors; soit ignorance, soit discrétion, il ne sut rien nous apprendre. Maître Jean nous conseilla de continuer jusqu'à l'auberge de Saint-Cosme, quartier-général des entrepreneurs, où l'on pourrait, selon toute apparence, nous renseigner plus exactement. Nous nous décidâmes à y aller dîner, et, après avoir pris congé du taupier, qui devait quitter là le grand chemin pour s'engager dans ''la traverse'', nous nous remîmes en selle et nous gagnâmes le bourg au galop.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small> (1) Port, passage. </small><br />
<small>(2) ''Saint Sequayre'', saint populaire du pays basque. On lui recommande ses ennemis pour qu’il les fasse ''sécher''. </small><br />
<small> (3) ''Dégotté'', fin, rusé, qui n’est pas ''gog''.</small><br />
 
 
<center>II – Le rouleur</center>
 
L'arrivée de deux voyageurs ''bourgeois'' eût produit dans beaucoup de villages une certaine sensation; mais les habitans de Saint-Cosme étaient blasés sur de pareils événemens. Le bruit de nos chevaux n'attira même pas l'aubergiste sur le seuil; il fallut l'appeler. Il vint recevoir la bride de nos montures avec une dignité indifférente. Mon compagnon, qui voulait nous relever dans son opinion, passa à la cuisine, où il fil main-basse sur tout ce qu'il y avait de présentable dans le garde-manger. L'effet de réaction ne se fit pas attendre. Notre hôte, convaincu que des gens qui dînaient si bien devaient avoir droit à ses respects, mit le bonnet à la main et nous fit entrer dans un salon où le couvert était mis. Comme les préparatifs culinaires demandaient un peu de temps, il voulut bien, pour adoucir les ennuis de l'attente, nous accorder les agrémens de sa conversation. Nous apprîmes par lui que les directeurs des fouilles du mont Jallu devaient arriver dans quelques jours. Il ajouta que, par malheur, il n'y avait point de dames, partant pas de bals, de collations ni de cavalcades. L'aubergiste de Saint-Cosme ne pouvait perdre le souvenir des fêtes données par les ''entrepreneuses'' précédentes, dont il nous parla avec des élans d'admiration et des soupirs de regret. J'en vins à demander quels avaient été les résultats des premières fouilles : le flot de paroles s'arrêta, et, comme le contre-maître du mont Jallu, notre hôte s'enveloppa dans une prudente discrétion. Je voulus plaisanter les folles espérances des chercheurs d'or; l'aubergiste prit aussitôt l'air d'une vieille prude devant qui on parle d'amour. J'insistai; il rompit l'entretien en prétextant quelques additions à faire au couvert. Je fis remarquer cette singulière réserve à mon compagnon.
 
- Vous la trouverez, me dit-il, chez tous les habitans du pays auxquels vous parlerez des trésors du mont Jallu. Ils connaissent trop bien les avantages d'une pareille croyance pour aider à l'ébranler. Personne ne tourne en ridicule la montagne qui l'enrichit. Ce qui est d'ailleurs une fiction pour les autres est pour eux une vérité. La motte d'Ygé contient réellement un talisman sans prix: c'est cette ombre de trésor qui attire ici les écus des spéculateurs crédules, comme la fameuse montagne d'aimant des ''Mille et une Nuits'' attirait autrefois les vaisseaux. Tout compte fait, cette colline a déjà rapporté aux gens de Champaissant et de Saint-Cosme plus de deux cent mille francs. Le moyen de traiter légèrement une pareille voisine!
 
- Ses bienfaits sont encore peu apparens, repris-je en m'accoudant à la fenêtre, qui était ouverte. Voyez ces ruelles fangeuses, ces maisons lézardées, ces pauvres enfans qui courent nus pieds sur les cailloux du chemin! Je ne connais rien de plus propre à faire mentir les idylles qu'un village de France. Pas d'arbres pour ombrager les seuils, pas une fleur pour égayer les fenêtres, aucun témoignage de cet amour de l'homme pour sa demeure, qui est le premier symptôme du bonheur domestique. Ici, la vie est une halte dans la misère et dans la laideur.
 
C'est un côté de l'aspect, dit mon compagnon en riant; mais il y en a un autre comme pour toute chose. Vous connaissez le mot de Mme de Staël, qui entendait faire une remarque pleine de justesse « Oh! que cela est vrai! s'écria-t-elle, cela est vrai... comme le contraire! » Nos villages français sont inhabitables sans doute, mais en revanche ils sont presque toujours pittoresques. Si la civilisation y perd, le paysage y gagne, et je connais beaucoup d'artistes qui pensent encore que le monde a été fait surtout pour être peint. Otez-en les maisons croulantes, les rues en zigzag et les enfans en haillons : ils crieront que l'art est perdu! A leur point de vue, cette place de village est une magnifique ''étude'' flamande, et ils donneraient tous les ''cottages'' de l'Angleterre pour le seul coin de grange où vous voyez ce chaudronnier ambulant.
 
Mon regard s'était tourné vers l'homme que l'avoué me désignait : le chaudronnier se tenait assis presque sous notre fenêtre, à l'entrée d'un appentis en ruine; ses outils étaient dispersés autour d'un grand bassin qu'il venait de réparer pour l'aubergiste, et il se préparait à dîner d'un morceau de pain noir et d'un oignon. Son costume était pauvre et usé; ses cheveux gris, coupés carrément au-dessus de ses sourcils noirs, descendaient des deux côtés d'un visage bistré auquel ils servaient de cadre. Maigre, agile et visiblement endurci par la pauvreté, le chaudronnier avait dans toute sa personne quelque chose d'âpre, de persistant qui appelait et retenait l'attention. Nous allions quitter la fenêtre après avoir observé pendant quelques instans cette étrange figure, lorsque tout à coup nous vîmes le chaudronnier tressaillir, se relever d'un bond, courir vers une ruelle qui s'ouvrait à quelques pas et s'y élancer. Nous cherchâmes en vain des yeux ce qu'il avait pu apercevoir : la ruelle semblait silencieuse et déserte. Le chaudronnier en atteignit l'extrémité, regarda à droite et à gauche, monta sur le mur d'appui d'un petit jardin pour mieux voir, puis revint, d'un air pensif, s'asseoir sous le hangar où nous l'avions remarqué d'abord. En ce moment, l'aubergiste entra. Nous lui demandâmes quel était cet homme?
 
- Le chaudronnier? dit-il. Pardieu ! il faudrait le demander au diable! Plusieurs fois j'ai voulu causer avec lui; mais, quand on lui, parle, c'est comme si on criait dans un puits: rien ne répond. Tout ce que je puis vous dire, c'est qu'on le nomme Claude et plus souvent le ''rouleur'', parce qu'il court toujours le pays. On est certain de le voir arriver ici toutes les fois qu'on fouille la butte; aussi le regarde-t-on comme un ''chercheur de trésors''. Il paraît même que, l'an dernier, il s'est laissé payer à boire par les gas du ''Chêne-Vert'', et, comme le cidre lui a desserré les dents, il leur a raconté des merveilles.
 
L'avoué et moi nous échangeâmes un regard. La même idée nous était venue en même temps : il fallait faire parler Claude à tout prix! Nous sortîmes sous prétexte de visiter nos chevaux, et, après avoir jeté un coup d'oeil dans l'écurie, nous nous approchâmes sans affectation du chaudronnier. Plongé dans une sorte de rêverie chagrine, il ne s'aperçut point de notre approche. Mon compagnon le salua avec cette aisance joviale qui est le privilège de certains caractères; le ''rouleur'' ne répondit point tout de suite, et quelques instans se passèrent avant que la question qui avait, comme un vain bruit, frappé son oreille, parût arriver jusqu'à son esprit : il tressaillit alors, se retourna et rendit le salut avec réserve.
 
- Eh bien! les affaires vont-elles, mon brave? demanda l'avoué; y a-t-il beaucoup de chaudrons percés dans le pays?
 
- Monsieur voit qu'il y en a assez pour faire vivre un homme, répliqua froidement l'ouvrier.
 
- Parbleu ! vous êtes le premier à qui j'entends faire un pareil aveu, reprit mon compagnon; d'habitude, les ''rouleurs'' crient toujours misère.
 
Claude garda le silence.
 
Je lui demandai s'il ne trouvait pas bien rude de vivre ainsi, toujours errant par les routes solitaires, subissant tous les caprices du ciel et changeant d'hôte chaque soir.
 
- Quand on n'a personne nulle part, on est chez soi partout, répondit-il.
 
- Ainsi vous voyagez toujours?
 
- Les pauvres gens sont obligés d'aller où il y a la pâture et le soleil.
 
- Mais quand vient la vieillesse ou la maladie?
 
- On fait comme le loup : on se couche dans un coin, et on attend!
 
Les réponses de Claude avaient une brièveté pittoresque qui n'était point nouvelle pour moi; j'avais déjà remarqué cette poétique originalité de langage sur nos montagnes, le long de nos dunes, dans nos forêts, en interrogeant les pâtres, les gardiens de signaux et les bûcherons. C'est un caractère commun à tous les hommes habitués à vivre dans la solitude, sans autres interlocuteurs qu'eux-mêmes. Il semble qu'alors leurs pensées, comme ces vagues recueillies dans les creux de nos rochers, se condensent lentement en cristaux. Leur parole, selon l'expression des matelots, ''apprend à naviguer au plus près'' et non sans profit; car, si les frottemens qui naissent des relations sociales aiguisent l'intelligence et lui arrachent de fréquentes étincelles, ils servent rarement à la rendre plus nette ou plus vigoureuse. Notre improvisation de toutes les heures sème les idées à peine écloses comme ces fleurs stériles que le vent secoue des pommiers, tandis que le silence laisse aux idées du solitaire le temps de s'épanouir sur chaque rameau de l'esprit, d'où elles ne se détachent que parfaites et comme un fruit mûr.
 
Claude semblait être un de ces parleurs discrets qui n'ouvrent la bouche que pour dire quelque chose, et, bien que son langage ne fût point dépourvu d'une certaine prétention sentencieuse, il avait éveillé assez vivement notre intérêt pour nous donner le désir de prolonger la conversation. L'avoué la soutint quelque temps avec sa verve ordinaire; mais le ''rouleur'' continua à répondre rigoureusement, sans fournir aucune occasion de la détourner vers le sujet dont nous désirions surtout l'entretenir. L'arrivée d'une voisine qui venait s'acquitter envers Claude et jeter quelques sous dans le chaudron posé près de lui offrit enfin à mon compagnon une transition inattendue.
 
- Est-ce là toute votre recette à Saint-Cosme? demanda-t-il au rouleur.
 
Celui-ci répondit affirmativement.
 
- Pardieu ! vous serez alors quelque temps avant de faire fortune, reprit l'avoué, et votre chaudron ne vaut pas celui de ''la croix de la barre''.
 
Je demandai ce que c'était que cette croix.
 
- Encore une des cassettes du diable! répliqua-t-il; il paraît qu'en creusant sous le sol, au coup de minuit, on trouve une grande bassine pleine de pièces d'or; mais, comme elle est attachée à la terre par des racines magiques, personne jusqu'ici n'a pu l'enlever. Le ''rouleur'' doit en avoir entendu parler?
 
Celui-ci fit un signe affirmatif.
 
- C'est, du reste, la vieille histoire qui se raconte partout, continua mon guide. Si l'on en croit la tradition, nos mendians meurent de faim sur des millions, et maître Claude a sans doute trouvé les mêmes croyances dans ses montagnes d'Auvergne.
 
- Je ne suis pas né en Auvergne, dit laconiquement le chaudronnier. - Où donc alors? Demandai-je.
 
- Dans le Berri.
 
L'avoué, qui avait long-temps habité le Berri, fit un mouvement.
 
- Vous êtes Berrichon! s'écria-t-il; j'aurais dû le deviner à votre accent. ''Par ma fiou! mon poure home, topez là; moi aussi, j'sommes quasi Norvandiau''.
 
Le ''rouleur'', qui épluchait son oignon, tressaillit et s'arrêta.
 
- Monsieur parle ''la lingue''! dit-il en reprenant, sans y penser, la prononciation du pays.
 
- ''Oui, bin, fiston'', répliqua l'avoué en riant.
 
Et, afin d'appuyer son dire, il se mit à chanter sur un air de bourrée, avec les portées de voix et les cadences prolongées des bergères du Morvan :
 
::''Vire'' le loup,
::Ma chienne ''garelle'' (1),
::''Vire'' le loup
::Quand il est saoul;
::Laisse-le là,
::Ma chienne ''garelle'',
::Laisse-le là
::Quand il est plat.
 
Le ''rouleur'' avait relevé la tête; son front plissé s'épanouit, une lumière sembla passer au fond de ses yeux sombres, et ses lèvres se détendirent. A la fin de l'air, il se leva, comme emporté par les souvenirs qui se réveillaient en lui, et poussa le ''ioup'' national qui termine toutes les bourrées.
 
- Vous ne vous saviez pas en pays de connaissance, lui dis-je, enchanté du hasard qui venait de rompre la glace entre nous.
 
- Le diable ''m'estringole'' si je l'aurais cru! s'écria-t-il. Et où donc monsieur avait-il son ''accoutumance'' dans le Morvan?
 
- J'ai habité deux années entre Mont-Renillon et Gacogne, reprit l'avoué, dans une de ces fentes de montagne que vous appelez des ''serres'', tout près l'Huis-André.
 
- Ah! ''yé''! c'est juste où je suis né, interrompit le rouleur.
 
- Et nous allions passer l'un près de l'autre sans parler des brandes de là-bas, ajouta mon compagnon.
 
- J'en aurais eu grand ''rancoeur'', dit Claude.
 
- Alors à table! m'écriai-je; voici l'hôte qui nous prévient que le dîner est servi, et l'on cause toujours mieux entre la fourchette et le verre.
 
Le chaudronnier hésita d'abord : soit embarras, soit défiance, il voulut s'excuser; mais nous refusâmes de l'écouter.
 
- Ah! ''sang''! vous viendrez, s'écria l'avoué; je veux ''repater'' et ''bagouter'', comme on dit à l'Huis-André. Marchons, mon vieux, et s'il vous faut de la musique, je vous redirai la romance du seigneur de Saint-Pierre de Moutier à la jolie gardeuse de moutons qui faisait, comme vous, la ''paquoine'' :
 
::Dites-moi, ma brunette,
::Quel plaisir avez-vous,
::Seule, sous la coudrette,
::A la merci des loups?
::Laissez dessous l'ombrage
::Les brebis du village;
::Allons, quittez les champs;
::Là-bas, vers ces ''aubrelles'',
::Vous serez demoiselle
::Dans mon château ''plaisant'' (2).
 
Cette bergerie, chantée, comme la précédente, avec l'accent des ''pâtours'' du Berri, acheva de mettre en joyeuse humeur le chaudronnier, qui nous suivit enfin en riant et prit place à table entre nous deux. Une fois arrivé là, ce ne fut plus le même homme. Les premiers soupçons dissipés, Claude passa, comme tous ceux qui se sont d'abord tenus sur la réserve, de l'extrême contrainte à l'extrême expansion. Les souvenirs du Morvan et le vin de l'aubergiste aidèrent surtout à cette métamorphose. Ce fut le ''Sésame, ouvre-toi''! devant lequel tombèrent tous les verrous qui avaient jusqu'alors fermé les portes de cet esprit. Là où j'avais seulement espéré un conteur, je trouvai un type aussi intéressant que singulier. Les aveux, d'abord entrecoupés de réticences, se complétèrent insensiblement. A chaque couplet de l'avoué, la bonne humeur du ''rouleur'' semblait se transformer en une confiance attendrie. Enfin nous sûmes toute son histoire.
 
Claude était un pauvre ''champi'', ou enfant trouvé dans les champs. Adopté par un paysan de la montagne, il avait passé ses premières années dans les brandes à garder les ''brebiailles''. Là, accroupi avec les autres petits ''pâtours'', devant un feu de ronces, il avait entendu parler sans cesse de la poule d'or qui se cachait dans les ''traînes'' avec ses douze poussins et des épargnes enfermées par les fées sous les grandes pierres druidiques. Dès qu'il avait pu comprendre, ces opulentes visions avaient hanté sa pauvreté. Pieds nus et vêtu d'une ''biaude '' en lambeaux, il errait dans les friches, insensible à la pluie, au vent, à la froidure; il frappait de sa houlette ferrée les touffes de bruyères, il retournait les pierres moussues, il regardait au ''jour failli'' vers les ravines qu'habitaient les ''fades'', espérant toujours qu'un hasard bienfaisant lui apporterait la richesse.
 
Enveloppé dans ce songe d'or, il atteignit le moment où les fils de son maître, devenus assez grands pour garder le troupeau, le forcèrent à chercher fortune ailleurs. Un chaudronnier nomade s'était alors offert à le recueillir, et Claude avait parcouru avec lui les campagnes, apprenant son métier tellement quellement, et retrouvant partout cette même histoire de trésors cachés, rêve éternel de la misère qui ne veut point désespérer. Ainsi entretenues, ses impressions d'enfance s'étaient fortifiées, agrandies. Lorsque la mort de son second maître le laissa encore une fois seul, il continua sa vie vagabonde et s'enfonça de plus en plus dans les recherches qui l'avaient préoccupé tout enfant.
 
Les explications dans lesquelles Claude entra à la suite de ce récit jetaient un singulier jour sur l'espèce de mission qu'il s'était donnée à lui-même. Le ''rouleur'' n'était point le vulgaire quêteur de trésors que j'avais cru d'abord, mais une sorte d'alchimiste populaire qui, à l'exemple des poursuivans du grand oeuvre, avaient soumis la recherche des richesses cachées à un art cabalistique. Je fus singulièrement étonné de la force de cerveau qu'il avait fallu à cet homme ignorant pour systématiser les traditions et en faire un corps de science. Ce travail lui avait coûté vingt ans d'enquête, de réflexions et d'essais. Il y avait mis cette patience passionnée des vrais fidèles, dont le courage, loin de se briser aux obstacles, s'y fortifie et s'y aiguise. Voici rapidement l'idée de sa théorie née de la comparaison des différentes croyances populaires.
 
Il y avait trois espèces de trésors : ceux qui appartenaient au ''vilain'' (c'était le nom que Claude donnait au démon), ceux qui appartenaient à un trépassé, et ceux que gardaient les génies, les fées ou les ''morts ajournés'', c'est-à-dire destinés à une résurrection terrestre. Les premiers comprenaient toutes les richesses enfouies sous la terre et restées cent années sans voir ''l’œ il du ciel''; les seconds, celles qu'on avait cachées en égorgeant un être vivant et qui étaient gardées par le fantôme de la victime; les troisièmes enfin, celles que des esprits ou des hommes puissans avaient autrefois entassées dans de mystérieuses retraites. La recherche et la conquête de chacun de ces trésors étaient soumises à différentes conditions. Pour ceux que possédait Satan, il fallait un pacte. On se rendait pour cela dans un carrefour hanté, où l'on évoquait ''Robert'' au moyen de certaines conjurations. S'il venait à paraître, il fallait lui adresser aussitôt la parole, sous peine d'être emporté par lui. Les conventions du pacte se réglaient ensuite, et on les signait de son sang. Outre les richesses enfouies dont on obtenait ainsi la connaissance, le diable pouvait accorder certains talismans. Nous avons parlé ailleurs du ''cordeau'' qui permettait de soutirer le lait et le blé du voisin; les paysans du Périgord citaient également le ''mandagoro'', qui n'est autre que la plante magique appelée dans les traditions allemandes ''Galgen-Mannlein (petit homme de potence''). Lorsqu'on l'arrache, ses racines poussent des cris; mais si une fois hors de terre on les lave dans du vin blanc, comme un nouveau-né, elles répondent à toutes les questions et prédisent l'avenir. En Lorraine et en Alsace, on peut obtenir du diable le ''ducat d'incubation'', qui se double toujours; ailleurs, il donne à ses adeptes le chat noir classique, la ''bourse de Fortunatus'' ou le ''tonneau qui ne se vide jamais''; mais la fortune acquise par ces moyens entraîne toujours nécessairement la perte de l'ame.
 
Quant aux dépôts précieux que gardent des fantômes, ils sont en petit nombre et difficiles à enlever. Tout être vivant qui y touche meurt inévitablement dans l'armée. Il faut, pour s'en emparer, plusieurs précautions et certaines formules destinées à relever l'ombre de sa faction forcée et à lui ouvrir la région des ames.
 
Restent les trésors appartenant aux génies, aux fées et aux ''morts ajournés''. Ceux-ci s'ouvrent plus aisément; il suffit souvent, pour y puiser, d'un hasard, d'une heureuse rencontre, ou d'un caprice des possesseurs. La science des chercheurs de trésors indique au reste plusieurs moyens de trouver et d'acquérir les dépôts précieux. Le premier est la magie et l'étude des incantations; malheureusement, cette branche de l'art est depuis long-temps négligée : Claude nous avoua qu'il y avait peu de chose à en attendre. On pouvait encore vaincre les charmes qui nous dérobent l'argent caché en faisant consentir un prêtre ''à dire une messe à rebours''; mais tous se refusaient à ce sacrilège. Le plus sûr était donc de mettre à profit ce que l'on appelait, dans certaines provinces, ''la trêve'' de la nuit de Noël. Une tradition répandue dans la chrétienté avait fait du moment où naquit le Sauveur une sorte de suspension à toutes les lois du monde connu et du monde invisible. Il y avait une halte universelle dans la méchanceté, dans l'impuissance et dans les châtimens. Le coeur de l'univers n'était plus oppressé de son immense angoisse; la création entière poussait un soupir de bonheur. Cette ''trêve de Dieu'' durait pendant tout l'évangile de la messe de minuit. C'était alors que les ''menhirs'' (pierres-fées) allaient boire à la mer et laissaient à découvert leurs trésors que les vouivres et les dragons déposaient l'escarboucle qui les couronne pour se baigner aux fontaines, que les bons et les mauvais esprits oubliaient l'exercice de leur puissance, que les animaux eux-mêmes, sortant du silence infligé par Dieu depuis la trahison du serpent, recouvraient la parole. Les cavernes les plus secrètes montraient leurs entrées, la mer laissait voir au fond de Ses abîmes, les montagnes ouvraient leurs flancs, et la terre, tressaillant d'allégresse, offrait aux hommes tout ce qu'elle renferme, comme un festin de réjouissance. Le chercheur de trésors devait profiter de ce moment pour puiser aux mille sources des richesses cachées; mais il lui fallait pour cela, outre la connaissance des opulentes cachettes, beaucoup d'audace, de promptitude et d'adresse, car, au premier son de la clochette qui se faisait entendre après l'évangile, la trêve expirait; c'était ''le canon de la messe de minuit'' qui annonçait la reprise de la grande bataille du monde. Les esprits malfaisans reprenaient toute leur colère, et malheur à qui se laissait surprendre par eux, car il devenait leur proie jusqu'au jugement.
 
Depuis vingt années, Claude cherchait à profiter de cette ''trêve de Dieu'' sans avoir pu trouver encore l'occasion favorable; mais cet insuccès n'avait point ébranlé sa foi. A chaque Noël perdue, il ajournait ses espérances jusqu'à la Noël suivante, et attendait patiemment en comptant les jours. Certain d'arriver à une de ces fabuleuses opulences que la pauvreté seule sait rêver, il supportait ses privations avec une sorte de dédain inattentif; sa misère ne lui semblait qu'une attente. C'était la nuit passée dans la cabane du charbonnier par le roi qui va prendre possession d'un trône.
 
Je voyais pour la première fois un de ces hommes qui marchent enveloppés dans leur idée comme dans un nuage : monomanes dignes de pitié ou d'admiration, suivant le but auquel ils tendent, mais toujours faits pour saisir l'ame, parce qu'ils la glorifient. Qu'est-ce, en effet, que leur folie, sinon une victoire de la volonté sur les instincts? S'abandonner au courant des jours en profitant de ce que chaque vague vous apporte, c'est jouer simplement, sur l'océan humain, le rôle d'une épave; mais choisir sa direction sur cette mer et cingler vers un seul but, c'est imiter le vaisseau qui obéit à une intelligence et surmonte par elle tous les efforts des flots.
 
Le chaudronnier nous raconta plusieurs de ses tentatives, dont quelques-unes; suivant lui, avaient failli réussir. Il nous parla de ses projets, de ses espérances. En nous les détaillant, son oeil sombre avait des scintillemens, ses lèvres souriaient d'une joie anticipée, un frémissement parcourait ses doigts, comme s'ils eussent déjà senti le contact de l'or.
 
- Faut savoir attendre l'occasion; ajouta-t-il en ayant l'air de penser haut; tout à l'heure encore, j'ai eu un ''signe''...
 
- Quand vous avez couru vers la ruelle?
 
Il fit un mouvement.
 
- Vous étiez là? s'écria-t-il. Alors vous savez s'il a pris par la petite ''sente'' avant de disparaître?
 
- Qui cela?
 
- Vous n'avez donc rien vu?
 
- Rien que votre empressement à poursuivre un objet invisible.
 
Il se mordit les lèvres et quitta brusquement la table. J'allais lui demander l'explication de ses paroles; l'entrée de l'aubergiste nous interrompit. L'heure que nous avions indiquée pour notre départ était arrivée, et l'aubergiste venait nous demander s'il fallait brider les chevaux. Cette apparition acheva de rompre le charme qui nous avait gagné la confiance de Claude, car il en est des coeurs fermés comme des trésors dont il venait de nous raconter l'histoire; pour y lire, il faut le hasard de l'heure et de la rencontre; ouverts un instant, ils se referment bientôt tout à coup et sans retour. Le chaudronnier parut se réveiller : il se leva en nous jetant un regard inquiet, comme un homme qui s'aperçoit qu'il a rêvé tout haut. Nous essayâmes de le retenir, mais il nous déclara qu'il s'était déjà trop attardé, et voulait arriver avant la nuit à un hameau qu'il nous désigna. L'avoué, qui devinait mon désir de prolonger l'entretien, prétexta quelques ruines à visiter de ce côté, et décida que nous prendrions la traverse avec le chaudronnier. Celui-ci ne put faire aucune objection, mais il fut aisé de voir que notre compagnie l'embarrassait. Il revint à sa réserve défiante et reprit le ton bref de notre première entrevue.
 
La route que nous suivions n'était tracée que par de profondes ornières indiquant la direction des villages qu'elle desservait. Elle traversait tantôt des terres cultivées, tantôt des friches, bordées çà et là par un vieux orme ou quelques touffes de houx. De temps en temps, nous apercevions dans les champs des femmes occupées aux semailles; derrière elles volaient des nuées d'oiseaux cherchant la pâture et que chassait la herse des laboureurs. Tous s'arrêtaient pour nous voir passer; quelques-uns nous jetaient un souhait de bienvenue, puis nous les voyions reprendre leurs travaux. On n'entendait ni bêlemens de troupeaux, ni chants de pâtres, ni bourdonnemens d'abeilles, rien enfin de cette rumeur de vie qui, dans les jours d'été, fait bruire la campagne. Cependant ce silence ne ressemblait nullement à la mort; c'était la beauté du calme et du repos après celle du mouvement et du bruit. Nous cédâmes insensiblement, mon compagnon et moi, à l'influence de cette grave sérénité; nos questions au ''rouleur'' devinrent plus rares, et nous avions laissé tomber la conversation, lorsque nous arrivâmes près d'une ferme que l'avoué reconnut pour celle du gros François. Un groupe de paysans armés de bêches et de pioches était arrêté à l'extrémité du petit terrain qui faisait face à l'habitation. Parmi eux s'en trouvait un qui semblait écouter des demandes et des indications. Il tenait à la main une baguette de coudrier à deux branches qu'il présentait aux différentes aires de vent, comme s'il eût voulu reconnaître une direction.
 
- C'est le taupier,-m'écriai je en reconnaissant maître Jean.
 
- Non pas pour l'heure, répliqua ironiquement Claude; il vient de changer de métier. Ne voyez-vous pas qu'il tient une baguette d'Aaron?
 
-Il va chercher une source?
 
- A moins que nous ne lui fassions peur ! dit le chaudronnier.
 
Je lui imposai vivement silence de la main. Maître Jean ne nous avait point aperçus, et nous nous trouvions derrière une haie de buis où il était facile de se cacher. Je me baissai de manière à tout voir sans être vu, et mes compagnons en firent autant.
 
Le ''sourcier'' prit la baguette par les deux branches de la fourche, et, la tenant devant lui, il s'avança lentement de notre côté. Les paysans suivaient, attentifs à tous ses mouvemens. Après avoir fait quelques pas, Jean s'arrêta. - La baguette a-t-elle parlé? demandèrent-ils. - Non, dit le sourcier en continuant sa route, c'est la branche droite qui a tourné dans ma main; les branches n'annoncent que le métal : la droite est pour le fer, la gauche pour l'or. - Et comme les paysans surpris regardaient autour d'eux sans rien voir et semblaient douter, il entr'ouvrit avec le pied une touffe d'herbe, et y montra un fer de cheval. Tous se regardèrent émerveillés.
 
- Maître Jean ne néglige rien, me fit observer l'avoué; il a d'avance préparé la mise en scène et les accessoires.
 
Cependant le ''sourcier'' s'était remis en marche; il arriva à quelques pas du lieu où nous nous trouvions cachés, sembla hésiter, puis s'arrêta. Les paysans l'entourèrent avec une attention anxieuse; la baguette de coudrier sembla osciller, se tordit lentement et finit par se tourner vers un tapis de plantes grasses qui veloutaient les alentours d'un buisson d'osier.
 
- Creusez ici, les ''gas'', s'écria Jean en frappant le sol du pied, il y a de l'eau sous mon talon.
 
Les bêches et les pioches se mirent aussitôt à l'oeuvre, et nous entendîmes bientôt les travailleurs pousser un cri de joie; l'eau commençait à sourdre dans la tranchée. Nous pensâmes qu'il n'y avait plus d'inconvénient à nous montrer, et nous rejoignîmes le ''sourcier'', auquel j'adressai mes félicitations. En apprenant que nous avions tout vu, il parut d'abord embarrassé; mais il se remit aussitôt, et nous répondit sur le ton demi-plaisant dont j'avais été déjà frappé lors de notre première rencontre. Quant à Claude, il avait tout observé sans rien dire, et continuait à garder un silence railleur.
 
- Voilà un talisman dont vous ne nous aviez point parlé, lui dis-je à demi-voix en montrant la baguette que le ''sourcier'' tenait encore.
 
- Il est aisé de cacher un vieux fer dans une touffe d'herbe et de trouver de l'eau où poussent les osiers, répondit le chaudronnier.
 
- Ainsi vous ne croyez pas à la verge de coudrier? repris-je en souriant.
 
Il haussa les épaules.
 
- Quoiqu'on soit un pauvre ''rouleur'', on a pourtant une raison! dit-il avec dédain.
 
Cependant Jean-Marie avait aperçu Claude, qu'il salua par son nom. Il me sembla même que son ton avait un accent de déférence presque respectueuse, et je me demandai si, pour compléter ces exemples de contradictions, l'exploitateur ironique de tant de superstitions partageait par hasard celle de la foule à l'endroit des trésors.
 
Nous continuâmes à suivre la traverse avec nos deux compagnons. Maître Jean avait réclamé les services du chaudronnier ambulant pour quelques réparations indispensables, et il le conduisait à sa closerie, peu éloignée de la motte Ygé, dont nous commençâmes à revoir les sommets écrêtés.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small> (1) ''Vire'', tourne; ''garelle'', bariolé.</small><br />
<small> (2) Ce couplet a été recueilli par M. le comte Jaubert près de Saint-Pierre de Moutier. ''Plaisant'' signifie ''agréable; aubrelle'' désigne des peupliers. Dans les phrases du dialogue précédent, il y a quelques mots qui demandent à être traduits, tels que ''paquoine, mijaurée; repater'' et ''bagouter'', faire un repas, bavarder; ''rancoeur'', chagrin.</small><br />
 
 
<center>III - Marthe</center>
 
Le vent venait de se lever brusquement du côté de l'ouest, chassant devant lui de gros nuages plombés qui s'entassaient au-dessus de nos têtes. Nous étions menacés d'un de ces orages de pluie qui remplacent, dans nos provinces occidentales, les orages neigeux de l'Écosse. Je connaissais par expérience ces espèces de trombes, nommées dans le pays ''accats'' ou ''abats d'eau'', et j'avertis mon compagnon, qui, depuis un instant, regardait aussi l'horizon avec inquiétude. Il était douteux que nous pussions éviter tout l'orage; mais, en faisant diligence, nous avions l'espoir de sortir bientôt de la région pluvieuse, qui n'embrasse souvent qu'un espace assez rétréci, et d'en être quittes pour un grain. Nous nous hâtâmes, en conséquence, de repasser la bride sur le cou de nos montures et de nous remettre en selle; mais, au moment de partir, le cheval de l'avoué refusa de prendre le galop, et nous nous aperçûmes qu'il boitait du pied droit. Examen fait par maître Jean, il se trouva qu'il était déferré et assez blessé pour ne pouvoir marcher qu'au pas.
 
Pendant que, désappointés par ce contre-temps, nous délibérions sur ce qu'il fallait faire, quelques gouttes de pluie, emportées par la rafale, nous fouettèrent le visage.
 
- Il n'y a plus à songer à se mettre en route, dit le ''taupier''; faut que ces messieurs viennent à la closerie.
 
- Est-ce bien loin? demandai-je.
 
- Là, tout contre, au bout de la chênaie.
 
Je regardai l'avoué.
 
- Nous ne pouvons choisir, dit-il; allons provisoirement à la closerie.
 
- Alors, sauve qui peut! s'écria Jean, voici l’''accat''!
 
A ces mots, il rentra la tête dans ses épaules, arrondit le dos, cacha ses mains sous ses aisselles et se mit à courir vers la chênaie. Au même instant, toutes les cataractes du ciel semblèrent s'ouvrir; les gouttes de pluie tombaient si larges et si pressées, qu'elles paraissaient se continuer l'une l'autre et formaient un véritable voile liquide dont nous étions enveloppés. L'eau qui tombait sur nous à flots rejaillissait en cascades le long de nos montures. La surprise et le bruit de cette inondation nous avaient étourdis; nous ne commençâmes à nous reconnaître qu'en atteignant le bois de chênes : là, grace au feuillage touffu, la pluie, qui frappait obliquement, n'avait pénétré que dans la lisière tournée à l'ouest. Au bout de quelques pas, nous nous trouvâmes presque complètement à l'abri. Maître Jean s'arrêta en se secouant.
 
- Eh bien! en voilà une ''arrosée''! s'écria-t-il avec un éclat de rire; faut que tous les moulins du bon Dieu aient ouvert leurs écluses du même coup !
 
- Je suis percé jusqu'aux os! dit mon compagnon, à qui ce déluge subit avait donné le frisson.
 
- La closerie est au bout de la futaie, fit observer le taupier, et une flambée de fagots nous aura bientôt séchés.
 
L'avoué demanda s'il ne serait pas plus sage de regagner Mamers par la route de traverse.
 
- Ah! bien oui, dit maître Jean, faudrait qu'il y eût encore une route! mettez-moi un peu la tête à la fenêtre pour voir!
 
Il nous indiquait une percée par laquelle on apercevait la campagne. Tout y était noyé. L'eau coulait à travers les sillons comme dans des canaux et dégorgeait de toutes parts dans les douves débordées. Les chemins avaient été transformés en lits de torrens. L'inondation emportait les chaumes flétris, les bois épars, les arbustes déracinés, et roulait ses vagues jaunâtres avec mille rumeurs, tandis que la chênaie, ébranlée par le vent, gémissait sourdement dans ses profondeurs. Le retour à Mamers était évidemment impossible; il fallait accepter l'hospitalité du ''taupier''.
 
Nous aperçûmes bientôt sa closerie, placée à mi-côte. Sa maison, comme l'eût dit Virgile, ''pendait'' au flanc du coteau. Elle était précédée d'une petite aire à battre; derrière, s'étendait un jardin de forme irrégulière qu'enfermait une haie de cytise et de sureau. Le tout nous apparaissait au bout de l'avenue de chênes que nous suivions, encadré dans les derniers rameaux, comme la vignette de quelque églogue illustrée par le burin anglais.
 
La brièveté de l’''accat'' avait été proportionnée à sa violence. Il semblait déjà toucher à sa fin, et quelques lueurs du soleil couchant rayaient l'horizon. Un de ces jets lumineux tomba tout à coup sur la closerie, qui, encore baignée des eaux de l'orage, scintilla sous ce rayon inattendu. Je ralentis le pas, malgré moi, pour contempler le charmant aspect qu'offrait la maisonnette rustique à moitié sortie du déluge; mais mon regard, en se promenant du toit rongé de mousse à la vieille touffe d'aubépine qui ombrageait la porte, s'arrêta sur un objet qu'il ne put d'abord bien définir. C'était comme une forme humaine immobile et accroupie sur le seuil. Je reconnus enfin une femme dont les cheveux pendaient en désordre, et qui, assise sur la terre, effleurait de ses pieds nus les petites flaques d'eau formées par l'égout des toits. Dès que je pus apercevoir ses traits, je reconnus une de ces pauvres idiotes qui n'ont presque rien conservé de l'espèce humaine. Jean-Marie, qui avait remarqué la direction de mon regard, me dit sans aucune apparence d'embarras
 
- C'est la soeur Marthe qui m'attend.
 
- Vous osez donc la laisser seule à la garde de la maison? demanda mon compagnon.
 
- Et la maison ne sera jamais mieux gardée, ajouta le ''taupier''; il n'y a pas comme ces ''innocentes'' pour être fidèles au logis. Quand je suis parti, qu'il vente ou qu'il neige, Marthe ne quitte jamais le seuil, et celui qui voudrait le passer sans moi serait étranglé comme une ''mauvie''. Regardez plutôt, voilà qu'elle nous a entendus.
 
L'idiote venait, en effet, de redresser la tête. Elle sembla aspirer le vent de notre côté, et fit entendre une sorte de glapissement. Son front déprimé, ses yeux obliques, son menton en fuite, sa peau boursouflée et d'un jaune plombé lui. donnaient quelque chose de la bête fauve. En nous apercevant, elle se releva d'un bond, comme si elle eût été mue par un ressort, poussa un cri menaçant et avança vers nous les deux poings fermés; mais, à ''la voix du taupier'', elle s'apaisa subitement, et courut à sa rencontre en exprimant sa joie par des cris discordans, et des gestes désordonnés. El ne tourna plusieurs fois autour de lui avec des gambades, approcha la tête de sa poitrine et de son épaule, comme un chien qui caresse, courut en avant., puis revint, les bras levés en signe d'allégresse. Pendant tous ces mouvemens, sa figure restait impassible et sauvage. La sensation semblait comme enfouie dans le chaos de ces traits confus; on eût dit le visage d'une statue mutilée, dont l'expression avait disparu sous le marteau.
 
Jean-Marie lui adressa quelques mots affectueux, l'écarta doucement du seuil où elle s'était replacée, et nous fit entrer. Il nous invita à nous approcher du foyer, en se hâtant d'y jeter une bourrée de ''traînes'', dans .lesquelles le feu courut aussitôt avec des pétillemens. A la vue de la flamme, Marthe poussa un grognement de joie, et alla s'accroupir au coin le plus reculé de l'âtre. Incrustée, pour ainsi dire, dans le mur noirci et à demi voilée par le nuage de fumée qui commençait à dérouler ses spirales bleuâtres, cette figure ébauchée avait une apparence fantastique dont nous fûmes saisis. L'avoué s'étonna que maître Jean eût pu s'accoutumer à une pareille compagnie.
 
- C'est tout ce qui me reste de parens, répondit le ''taupier. Assottée'' comme vous la voyez, elle me rappelle encore ceux que j'ai perdus, et le proverbe dit ''qu'une veuve trouve toujours assez beau son dernier enfant''. Puis, quand on rentre tout seul sur le soir, et qu'on ne trouve chez soi aucune créature vivante, les quatre murs de la maison vous pèsent comme si vous les portiez. Marthe, du moins, fait que je ne crois pas le monde fini; elle me reconnaît, elle me parle à sa manière. Même de penser qu'elle est mauvaise avec tous les autres, ça me fait lui vouloir plus de bien. Ça n'a pas de raison, mais chacun a ainsi dans le coeur sa fantaisie.
 
On eût pu croire que l'idiote comprenait ce qui se disait, car elle s'approcha en rampant sur la pierre du foyer, et vint s'asseoir près de son frère, la tête appuyée à ses pieds, comme un animal domestique. Je regardais avec un mélange d'intérêt et de dégoût cet être difforme, chez qui, à défaut des clartés de la raison, brillaient encore quelques fugitives lueurs de sentiment. Mon attention fut détournée par le chaudronnier, qui, en attendant qu'on lui remît les ustensiles à réparer, avait voulu établir son atelier portatif dans l'aire. Il rentra pour nous annoncer que le vent avait cessé, mais qu'un épais brouillard couvrait l'horizon. Aux torrens d'eau qui nous avaient submergés quelques instans auparavant venait de succéder une pluie fine et tiède, qui tombait silencieusement. Le ''taupier'' regarda aux quatre aires de vent et secoua la tête.
 
- Voilà une ''brouillasse'' que nous aurons jusqu'à demain matin, dit-il; faudra le coup de balai du vent de six heures pour tout nettoyer là-haut.
 
- Eh bien! mais, en attendant, s'écria l'avoué, qu'allons-nous devenir, nous autres?
 
- Vous resterez sous mon pauvre toit, si ça ne vous fait pas affront, répliqua le ''taupier''.
 
- Il n'y a jamais d'affront à être au sec, maître Jean; seulement, je crains que nous ne soyons pour vous une grande gêne.
 
- J'ai à côté un lit de pèlerin, comme on dit : c'est un peu champêtre pour de ''grosses gens''; mais, faute de froment, les alouettes font leur nid dans l'avoine.
 
En parlant ainsi, il nous ouvrit une porte conduisant dans une petite pièce voisine, dont les murs lézardés disparaissaient sous un rideau de plantes potagères conservées pour graines, et dont les touffes desséchées flottaient çà et là, suspendues à des os de mouton fichés dans la muraille en guise de clous. Une huche à blé, deux barriques défoncées, un banc et un lit complétaient l'ameublement. Comme il n'y avait point à choisir, nous remerciâmes le ''taupier'' en déclarant que nous acceptions son hospitalité, et nous sortîmes pour visiter nos chevaux dans le petit hangar qui leur servait d'écurie. Jean-Marie les avait débridés et leur avait déjà apporté une partie de l'herbe coupée pour sa vache. Nous y joignîmes quelques poignées d'orge et deux bottes de paille pour litière; des fagots dressés à l'une des ouvertures de la grange, du côté du vent, les mirent à l'abri.
 
Pendant que nous achevions ces préparatifs de campement, la nuit était venue. L'épais brouillard qui avait tout envahi ne laissait briller aucune étoile, la campagne apparaissait comme un abîme obscur, au milieu duquel des taches plus sombres indiquaient les bois. On n'entendait que le bruit monotone et presque imperceptible de la bruine sur les feuillages. Tout cet ensemble voilé et silencieux avait un caractère de tristesse pour ainsi dire harmonieuse. L'air était plein des âcres parfums qui s'exhalent de la terre humectée et des végétations meurtries par l'orage. Nous restâmes quelque temps appuyés à l'un des piliers de l'appentis, les regards plongés dans ces ténèbres, au fond desquelles on sentait encore la création. Jean-Marie vint enfin nous prévenir que le souper était servi. Le chaudronnier, qui avait terminé son travail, devait nous tenir compagnie, et nous nous mîmes tous à table dans les meilleures dispositions.
 
La vie réglée de notre vieille société nous condamne à courir, presque constamment, comme les wagons sur leur voie ferrée, et le moindre caprice est un déraillement qui a son danger. Aussi, lorsque le hasard vient nous enlever un instant aux ornières de l'habitude, trouvons-nous à cet imprévu toute la saveur de la nouveauté. Tandis que pour le trappeur américain la descente d'une cataracte paraît une simple circonstance de voyage, et la rencontre des Indiens scalpeurs un incident vulgaire, pour nous, voyageurs civilisés, une averse qui nous surprend sans manteau est une aventure, la nuit passée au foyer d'une closerie un roman complet. C'est qu'à vrai dire ce peuple de paysans qui entoure nos villes nous est presque aussi inconnu que l'Indien peau-rouge au touriste qui se rend en poste de New-York à Boston. Nous l'avons bien aperçu en passant, courbé sur sa faucille ou sur ses sillons, peut-être même nous sommes-nous arrêtés pour esquisser son toit de chaume doré par le soleil couchant; mais quel citadin pénètre dans sa vie intérieure, apprend sa langue, comprend sa philosophie, écoute ses traditions? Nos campagnes ressemblent à ces manuscrits d'Herculanum qu'on n'a point encore déroulés. A peine en connaît-on de courts fragmens copiés en passant par quelques curieux; le poème entier reste à traduire.
 
Je m'étais placé à table près du chercheur de trésors, espérant obtenir de lui quelque nouvelle confidence; mais il était rentré dans son laconisme comme dans une forteresse inexpugnable. Il fallut se rabattre sur le ''sourcier'', qui avait heureusement gardé sa gaieté communicative, et qui continuait de répondre à toutes mes questions. A la vérité, ces réponses n'étaient pas toujours directes : Jean-Marie était né trop près de la Normandie pour ne pas connaître l'art des phrases, qui, comme le Janus antique, ont deux visages contraires; par cela même: cependant que la conversation était avec lui une sorte de colin-maillard où l'on cherchait toujours à tâtons la vérité, il en résultait plus d'excitation et de mouvement.
 
Pendant le repas, Marthe vint s'asseoir par terre à côté de lui, une main posée sur ses genoux et la tête appuyée à cette main comme un enfant qui dort; elle l'avertissait de temps en temps de sa présence par un petit cri plaintif, et Jean lui tendait sa part du souper. En l'observant, il me sembla qu'elle ne mangeait point avec la brutale avidité ordinaire aux idiots, et que sa joie venait moins de la nourriture que de la main qui la lui offrait. Par instans, elle relevait la tête vers son frère, et à travers l'hébètement de son grand oeil bleu passait je ne sais quelle lueur de tendresse; on surprenait encore, sous ces traits et dans ces mouvemens où le jeu des muscles avait remplacé l'intelligence, un vestige confus des races de la femme; le vase détruit et souillé avait conservé quelque imperceptible senteur du parfum évaporé.
 
Jean-Marie nous apprit que l'idiotisme de Marthe ne remontait point à sa naissance. D'esprit lent et faible jusqu'à l'âge de douze ans, elle regagnait par le coeur ce qui lui manquait en intelligence. On n'avait jamais pu l'appliquer à aucun travail, ni lui confier aucune responsabilité; mais, pour Jean-Marie et pour sa mère, qui vivait encore, elle eût gravi les rochers, percé les haies, traversé les rivières. Son attachement ressemblait à celui du chien : il était silencieux, spontané, et, pour ainsi dire, involontaire. L'incendie de la maison qu'elle habitait avec sa famille ébranla son faible cerveau; son intelligence baissa de jour en jour, comme l'eau fuyant du vase qu'un choc a fêlé. Les années se succédèrent, et, au lieu de monter, comme les autres enfans de son âge, du crépuscule au plein soleil, elle descendit toujours et s'enfonça de plus en plus dans les ténèbres. Enfin elle en était arrivée où nous la voyions. Cependant le ''taupier'' ne paraissait point avoir renoncé à la guérison. Son ignorance soutenait son espoir. Il nous apprit que Marthe avait parfois des retours, sinon de raison, du moins de souvenir : habituellement muette, elle retrouvait alors le nom de son frère, et l'appelait avec le même accent qu'autrefois; mais des circonstances extrêmes pouvaient seules provoquer ces rapides éclairs de mémoire.
 
Claude, qui avait paru prendre peu d'intérêt à ces explications, continuait à manger sans rien dire. Deux ou trois fois, son oeil s'était porte sur l'idiote, et je n'y avais pas même surpris cet intérêt ordinaire du paysan pour ceux que l'on désigne dans nos campagnes sois le nom de ''saints innocens''. Absorbé dans sa distraction méditative; il semblait suivre d'un regard persistant quelque image invisible à tous les autres yeux. Le souper fini, il se leva le premier, et alla sur le seuil examiner le temps. Nous nous étions approchés du foyer, où mon compagnon avait allumé un cigare dont la fumée nous enveloppait déjà de son âcre parfum, lorsque le ''rouleur'' revint à nous et se mit à réunir les différentes pièces de son atelier portatif. Je lui demandai s'il allait partir.
 
- Tout à l'heure, répliqua-t-il en apprêtant les bretelles de sa hotte.
 
- Malgré la pluie? reprit l'avoué.
 
Il haussa les épaules en lui indiquant du regard ses mains desséchées auxquelles les injures de l'air avaient donné la teinte du bronze de Florence, et qui semblaient en avoir l'imperméabilité.
 
- Ce cuir-là ne craint rien, dit-il brièvement.
 
- Et où allez-vous? demandai-je.
 
Il nomma un village éloigné de deux lieues. Jean-Marie fit observer qu'il trouverait les routes noyées; il répondit qu'il prendrait par les champs. Le ''taupier'' secoua la tète.
 
- C'est un chemin plus commode pour les lièvres que pour un homme chargé, dit-il; si le fils de votre mère avait un peu de sens, il me demanderait deux bottes de paille pour passer ici la nuit.
 
Le fils de ma mère a son idée, répliqua sèchement Claude, qui achevait ses préparatifs.
 
Le ''taupier'' ne parut ni surpris, ni blessé de cette brusque réponse; il regarda son hôte avec l'espèce de déférence qu'il m'avait paru lui montrer dès l'abord.
 
- Vous êtes votre maître, ''rouleur'', reprit-il tranquillement; mais on ne se sépare point comme ça avant d'avoir bu le ''coup de soleil''.
 
A ces mots, il ouvrit une armoire d'où il tira une bouteille d'eau-de-vie presque pleine, et il en versa dans chaque verre. Nous trinquâmes, en adressant à Claude un souhait d'heureux voyage. Mon compagnon répéta pour lui la prière populaire de ''saint Bon-Sens'', demandant à Dieu de le préserver « des hommes de la cour, des femmes de la ville et des loups des champs. »
 
- Monsieur veut rire, dit Jean-Marie à l'avoué; mais que je devienne Normand, si je n'ai pas cru hier voir un loup tout près la closerie. Je suis rentré prendre mon fusil, j'ai suivi la bête tout le long de la grande haie, et j'allais lui envoyer mes chevrotines, quand elle a aboyé.
 
- C'était un chien?
 
- D'une espèce que je n'ai jamais vue dans le pays.
 
Une sorte d'interjection étouffée me fit retourner la tête. Le ''rouleur'' était immobile à quelques pas, un bras passé dans la bretelle de sa hotte et l'autre en avant.
 
- Un chien!... fauve!... répéta-t-il avec une sorte d'hésitation.
 
- A oreilles droites, ajouta le ''taupier''.
 
- Le museau effilé?
 
- La queue balayant la terre.
 
- Et vous dites que vous l'avez rencontré hier?
 
- Puisque je l'ai suivi.
 
-Alors vous savez ce qu'il est devenu?
 
- Je l'ai vu se terrer dans la grande butte.
 
Claude baissa la tête sans répondre; mais son bras se dégagea lentement de la bricole, et il alla s'asseoir au foyer d'un air pensif.
 
- Vous ne partez donc plus? lui demandai-je.
 
- Tout à l'heure, répondit-il en s'asseyant sur l'âtre et étendant machinalement ses mains vers la flamme mourante.
 
Jean-Marie fit alors observer que la bruine serait peut-être balayée par le vent de minuit, et le ''rouleur'' ne parut pas éloigné de retarder son départ jusqu'à cette heure. Notre hôte voulut remplir une seconde fois les verres; mais nous nous hâtâmes de poser la main sur les nôtres, et, afin d'échapper à de nouvelles instances, nous nous décidâmes à nous retirer.
 
L'humidité de nos vêtemens, imparfaitement séchés par la flamme du foyer, commençait d'ailleurs à nous faire éprouver un malaise qui se traduisait par un invincible besoin de sommeil. Heureusement notre lit, qui n'était composé que d'une paillasse et d'une coette de balle, était assez large pour deux. Nous résolûmes de nous y étendre tout habillés, après avoir fraternellement partagé les couvertures vertes qui l'enveloppaient. Au moment de refermer la porte de communication que nous avions laissée ouverte pour profiter de la lumière, je jetai un dernier regard vers le foyer. Jean-Marie et Claude étaient assis en face l'un de l'autre : le premier, bien nourri, bien vêtu et le visage fleuri, vidait son verre à petits coups en fredonnant ''la ronde des noces''; le second, maigre, déguenillé, le front plissé, avait tout bu d'un trait, et regardait à ses pieds d'un air sombre. Je fis remarquer ce contraste à mon compagnon.
 
- Ne vous en étonnez pas, me dit-il; vous avez là le chasseur de sottises et le chasseur de chimères. Celui-là moissonne dans le champ fécond de la crédulité humaine, celui-ci est à la recherche de cette terre promise où l'on n'arrive jamais. Celui qui chante et qui savoure est le soldat du mensonge, toujours vainqueur et joyeux; celui qui se tait est le pèlerin de l'idéal, toujours haletant et trompé.
 
Bien que chacun de nous se fût roulé dans sa couverture, le froid nous empêcha pendant quelque temps de dormir. J'entendis enfin la respiration de mon compagnon prendre ces intonations sonores et régulières qui annoncent le sommeil, et moi-même je ne tardai pas à l'imiter; mais une espèce de fièvre avait insensiblement succédé au froid. Les lassitudes douloureuses que j'éprouvais dans tout le corps se traduisirent, comme d'habitude, en un rêve destiné à les justifier. Mon imagination mêla le souvenir de la réalité aux plus folles inventions. Il me sembla que je m'étais égaré dans un pays inconnu, que j'étais recueilli dans une maison dont les hôtes méditaient quelque projet sinistre. J'entendais verrouiller ma chambre au dehors; un pan de mur s'ouvrait et laissait passer des ombres qui s'avançaient silencieusement vers moi; je voulais appeler, une main s'appuyait sur mes lèvres; je voulais m'élancer du lit, des bras m'y retenaient enchaîné. Je m'épuisais en efforts désespérés, jusqu'à ce qu'un redoublement d'énergie me fît enfin pousser un cri qui me réveilla. Je me redressai sur mon séant : j'étais seul; mon compagnon continuait à dormir paisiblement; ce n'était donc qu'un rêve! Je poussai un soupir de soulagement; tout à coup un bruit de pas se fit entendre à la porte. Je prêtai l'oreille... Quelqu’un était là. J’entendis la voix du ''sourcier'' qui disait:
 
- Ils dorment:
 
Celle du ''rouleur'' répondit plus bas:
 
- N’importe.
 
Puis la clé fut tournée, le pêne glissa dans la serrure, et les pays s’éloignèrent. Je me laissai couler à terre, et je me dirigeai à tâtons vers la porte. Ma main rencontra le loquet, qu'elle leva; mais, je ne m'étais pas trompé, nous étions enfermés. Un jet de lumière, filtrant à travers les planches mal jointes, me fit trouver une fissure à laquelle j'appliquai l'oeil, et je pus voir tout ce qui se passait dans la pièce voisine.
 
Les deux paysans s'étaient rassis à la même place, le visage éclairé par la flamme. Jean-Marie avait à ses pieds une bourrée déliée dont il brisait les branches en menus brins; la bouteille d'eau-de-vie presque vide était à ses côtés, et il me sembla que son teint s'était allumé de couleurs plus vives. Quant au ''rouleur'', penché en avant, il lui parlait à demi-voix et d'un ton d'expansion persuasive. Je ne saisis d'abord que des mots entrecoupés, mais je pouvais juger de l'importance de la confidence par le redoublement d'attention du ''sourcier''; enfin, les voix s'élevèrent insensiblement, quelques lambeaux de phrases arrivèrent jusqu'à moi!... Il s'agissait du chien mystérieux suivi par Jean-Marie, et que le ''rouleur'' lui-même avait aperçu deux fois. Je crus comprendre que ce dernier l'avait reconnu pour le ''chien de terre'' préposé par les fantômes à la garde des trésors. Le ''sourcier'' laissa échapper une exclamation de surprise, mais qui n'exprimait aucun doute.
 
- Par mon baptême! alors notre fortune est faite, s'écria-t-il.
 
- Pour ça, faut pas que les hommes de loi s'en doutent, dit Claude en jetant un regard vers la porte de communication, et voilà pourquoi j'ai mis les bourgeois sous clé. A cette heure, le gibier est à nous, et il n'y a point de part pour le roi.
 
- Partons, ''rouleur'', dit Jean-Marie, qui s'était levé.
 
- Minute! reprit Claude, faut d'abord s'entendre. Tu es sûr de reconnaître l'endroit où le chien s'est terré?
 
- C'est à la petite ''pierrière''; mais le trésor sera caché?
 
- Je sais la conjuration qui le rendra visible; il ne faudra plus que quelques coups de pioche....
 
- J'ai notre affaire, dit le ''sourcier'' en saisissant un hoyau derrière un tas de bourrées; en route, vieux, mais surtout pas de tours de Normand !
 
- Ne crains rien, répliqua Claude.
 
- Si on trouve le magot, on ne se quittera pas?
 
- Non.
 
- On n'y regardera qu'au retour?
 
- Ce sera toi qui le tireras du trou et qui l'apporteras.
 
- Convenu, dit Jean-Marie, qui jeta le hoyau sur son épaule et fit un pas pour sortir; mais, se ravisant tout à coup
 
- Un moment! s'écria-t-il, j'avais oublié, moi.... Le premier qui touche au trésor des trépassés doit mourir dans l'année.
 
- Ah! tu sais ça? dit Claude en tressaillant.
 
- Et tu espérais m'y prendre, mauvais brigand! reprit le taupier avec emportement.
 
- Faut que quelqu'un se dévoue, objecta le ''rouleur'' d'un accent convaincu.
 
- Que le diable me brûle si c'est moi! s'écria Jean-Marie; ah! tu voulais me faire manger de la mort pour avoir ensuite part à toi seul? Hors d'ici, vagabond! j'aime encore mieux ma peau que ton trésor.
 
- A ta fantaisie, dit le ''rouleur'', qui savait sans doute que le plus mauvais moyen de ramener un homme en colère était de lui donner des raisons.
 
Et il rechargea sa hotte avec une sorte d'indifférence, prit son bâton et se dirigea vers la porte.
 
Jean-Marie, qui l'avait laissé faire en grommelant, le regarda sortir; il parut hésiter un instant, puis finit par le suivre.
 
J'avais cessé de les voir, mais le bruit de leurs voix m'avertit bientôt que tous deux s'étaient arrêtés au-delà du seuil. Je fis inutilement un nouvel effort pour ouvrir la porte de communication. Ma curiosité était excitée outre mesure. Je ne pouvais douter que le taupier et Claude n'eussent repris la question du trésor, et, à tout prix, j'aurais voulu entendre le débat; mais je prêtais en vain l'oreille : aucune parole ne parvenait jusqu'à moi. Je pouvais seulement reconnaître à la voix chaque interlocuteur, et préjuger par l'intonation ce qu'ils disaient.
 
Cette espèce d'interprétation, dans laquelle l'imagination avait la plus grande part, finit par m'absorber complètement. L'accent du taupier avait été d'abord presque menaçant, celui de Claude bref et absolu; mais insensiblement le premier s'était adouci, et le second avait perdu sa cassante sécheresse. Maintenant le ''rouleur'' parlait longuement, du ton d'un homme qui veut persuader. Il avait sans doute trouvé quelque expédient qu'il s'efforçait de faire accepter. Le ''sourcier'' répondait de loin en loin, comme pour opposer des objections; mais celles-ci devenaient à chaque instant plus rares et plus courtes. Claude gagnait certainement du terrain. J'écoutais sa voix, qui prenait des intonations toujours plus persuasives, et je supposais le plaidoyer que je ne pouvais entendre. Il entretenait son interlocuteur de la découverte du trésor, et évoquait, pour le séduire, un de ces rêves que chacun de nous tient caché dans les derniers replis de sa pensée. Il lui montrait peut-être la closerie transformée en ferme à deux charrues, l'enclos d'entrée devenu une aire bordée de grandes meules de froment, la haie du verger reculée de ''plusieurs vols de chapons''. Il lui faisait entendre le meuglement des vaches revenant le long des ''sentes'' vertes, les grelots des attelages qui ramenaient du marché les charrettes vides, et le sifflement cadencé des garçons de labour dispersés dans les guérets. Mais quelle était la condition imposée à cette espérance? Il fallait qu'elle fût bien périlleuse ou bien dure, car le ''sourcier'' résistait toujours. Parfois cependant le débat cessait, comme s'il eût consenti; j'entendais le rouleur se rapprocher du seuil. Alors Jean-Marie l'arrêtait tout à coup par un nouveau refus, et la discussion reprenait. Enfin l'obstination de Claude l'emporta; son interlocuteur parut céder, et tous deux rentrèrent.
 
- Ainsi c'est dit? murmura le ''rouleur''.
 
- Oui, répliqua Jean-Marie d'une voix troublée.
 
- Alors plus de retard, ou nous manquons l'affaire.
 
Le ''sourcier'' traversa la pièce, alla droit à un renfoncement où j'avais remarqué une paillasse, et appela Marthe.
 
- Elle n'entendra pas, elle dort, fit observer le ''rouleur''.
 
Jean-Marie se pencha pour secouer l'idiote; dont le grognement me prouva bientôt qu'elle était réveillée.
 
- Debout, Marthe! viens avec nous, dit précipitamment le ''sourcier'', nous avons besoin de toi.
 
Je compris enfin le sujet du débat mystérieux qui s'était prolongé si long-temps. Pour obtenir la possession du trésor, il fallait que quelqu'un se dévouât, ainsi que l'avait déclaré le ''rouleur'', et il avait décidé Jean-Marie à sacrifier sa soeur ! Cette longue habitude de tendresse dont le témoignage nous avait touchés un instant auparavant n'avait pu tenir contre le rayonnement d'une chimérique richesse!
 
Je demeurai saisi, comme si le danger qu'allait courir l'idiote eût eu quelque chose de réel. Quoi qu'il arrivât désormais, le frère avait en effet échangé la vie de la soeur contre l'espérance d'un peu d'or. J'aurais pu tout arrêter en faisant connaître que j'étais là; je ne sais quelle fièvre de curiosité me retint. Je voulus voir jusqu'au bout cette amère épreuve des affections humaines. Je tenais d'ailleurs à jouir du désappointement qui devait punir ces deux meurtriers d'intention.
 
Ils avaient réussi à faire lever Marthe et à l'emmener à moitié endormie. Dès qu'ils eurent disparu, je courus réveiller mon compagnon, à qui je racontai rapidement ce qui s'était passé.
 
- Vite, suivons-les, dit-il en se jetant à bas du lit.
 
Je lui fis observer que la porte était fermée.
 
-Voyons la fenêtre, s'écria-t-il.
 
Nous la cherchâmes dans l'obscurité; elle était garnie d'un fort treillis. Il fallut revenir à la porte et réunir nos efforts contre la serrure; mais ce fut peine inutile. L'avoué, se mit à faire le tour de la pièce en suivant le mur, dans l'espoir de découvrir quelque issue. Tout à coup je l'entendis s'écrier :
 
- Nous sommes sauvés!
 
- Vous avez trouvé une seconde fenêtre? demandai-je.
 
- Mieux que cela; j'ai un levier.
 
Il vint me rejoindre, plaça la barre de fer sous le battant, et, en deux ou trois secousses, l'enleva de ses gonds. Je l'aidai à le ranger de côté, et nous gagnâmes la porte extérieure. Toutes ces opérations avaient demandé du temps; lorsque nous arrivâmes dans la petite cour d'entrée, nous ne vîmes plus personne, et nous cherchâmes en vain à reconnaître la direction prise par l'idiote et ses deux conducteurs. Ils avaient bien parlé des ''petites pierrières'', mais mon compagnon n'en connaissait pas mieux que moi la position. Nous nous consultions depuis quelques instans sur ce qu'il fallait faire, lorsqu'un sourd retentissement ébranla tout à coup la colline, et fut suivi de deux cris de détresse.
 
- Qu'est-ce que cela? demandai-je en tressaillant.
 
- Il m'a semblé reconnaître la voix du ''rouleur'' et celle de Jean-Marie, dit l'avoué.
 
Nous courûmes dans la direction que les cris nous indiquaient, mais nous fûmes bientôt arrêtés par une haie. Il fallut revenir sur nos pas et faire un long détour. Enfin nous aperçûmes un chemin creux dans lequel nous nous engageâmes rapidement. A peine avions-nous fait quelques centaines de pas, qu'une forme étrange apparut dans la nuit, au détour de la route, et nous reconnûmes le ''sourcier'' portant l'idiote dans ses bras. Nous lui demandâmes ce qu'il y avait.
 
-La ''pierrière''!... bégaya-t-il haletant. Nous avons voulu... élargir l'entrée... tout a croulé sur Marthe.... Place ! place !
 
Il continuait à courir vers la closerie aussi vite que son fardeau le lui permettait. Nous le suivîmes sans pouvoir obtenir d'autre explication. En arrivant à la maison, il déposa l'idiote près de l'âtre, et se hâta d'allumer une chandelle de résine; alors nous pûmes apprécier la gravité de l'accident. Arrachée de dessous les décombres qui l'avaient ensevelie, Marthe était inondée de boue et de sang. Une plaie hideuse lui partageait le front. Ses vêtemens en lambeaux laissaient voir des épaules marbrées de contusions, et un de ses bras pendait brisé. Jean-Marie, penché sur elle, la regardait pétrifié d'horreur. La chandelle qui tremblait dans sa main laissait tomber sur le visage de l'idiote des gouttes de résine fondue. L'avoué courut chercher de l'eau, et nous nous mîmes à laver la plaie avec nos mouchoirs. L'idiote poussa un soupir.
 
- Elle vit encore ! s'écria mon compagnon; relevez-lui la tête, et tâchez de la faire boire.
 
Nous exécutâmes sa double prescription. Après les premières gorgées d'eau, Marthe parut se ranimer. Je tenais un mouchoir mouillé sur la blessure, afin d'empêcher le sang de l'aveugler; elle ouvrit les yeux et nous regarda. Je fus frappé de l'expression d'intelligence qui se reflétait dans sa prunelle contractée. Tous les muscles de la face semblaient se raidir dans un suprême effort. Son oeil s'arrêta enfui sur le ''sourcier''. Un inexprimable sentiment de joie épanouit subitement ses traits, et elle appela distinctement : Jean-Marie !
 
A ce nom, celui-ci se redressa comme si un fer aigu l'eût frappé.
 
- Avez-vous entendu? s'écria-t-il épouvanté.
 
- Elle vous a nommé, dit mon compagnon.
 
- C'est qu'elle va mourir, reprit Jean-Marie avec une conviction si profonde, que nous en fûmes saisis.
 
Je cherchai à le dissuader en demandant s'il n'était point possible de se procurer un médecin. Le ''sourcier'' ne me répondit pas. Assis sur l'âtre, les deux mains jointes, il regardait Marthe d'un air effaré, en répétant : - Elle va mourir ! - Impatienté, j'adressai ma demande à l'avoué. Celui-ci secoua la tête.
 
- Les médecins n'ont plus rien à faire ici, dit-il; n'entendez-vous pas le râle?
 
La respiration de l'idiote s'était, en effet, changée en un sifflement rauque et pressé. Son agonie se prolongea environ un quart d'heure, puis la tête retomba en arrière dans une dernière convulsion.
 
En nous voyant reculer de quelques pas, Jean-Marie comprit que tout était fini; mais il ne quitta ni sa place, ni son attitude. La morte était entre nous, étendue à terre, la tête appuyée sur la pierre de la cheminée. Ses cheveux humides de sang roulaient épars jusque dans les cendres du foyer. Quelques lueurs dernières, qui se ranimaient par instans, puis s'éteignaient, faisaient passer tour à tour sur son visage des jets de lumière et d'ombre. Il y avait dans ce spectacle quelque chose de si cruellement sinistre, que, saisissant par le bras mon compagnon, je l'entraînai hors de la closerie.
 
Nous tombâmes d'accord que nous ne pouvions être d'aucune utilité au ''sourcier'', et que le mieux était de lui envoyer quelque parent ou quelque ami que nous avertirions à notre passage dans le hameau voisin. Lorsque l'avoué rentra, Jean-Marie lui-même le pressa de partir. Peut-être la crainte de nos questions, jointe au sentiment de sa faute, lui faisait-elle désirer notre éloignement. De mon côté, j'éprouvais une sorte d'oppression entre la douleur du frère et le cadavre de la soeur. Nos chevaux furent bientôt sellés, et, après avoir pris rapidement congé, nous nous engageâmes dans une route de traverse que notre hôte nous indiqua.
 
Le vent de minuit avait nettoyé le ciel, dont la voûte, d'un bleu sombre, apparaissait alors parsemée d'étoiles. La nuit avait cette transparence veloutée particulière aux lueurs crépusculaires. A chaque rafale de la brise, les arbres secouaient leurs têtes humides et faisaient pleuvoir de courtes ondées qui grésillaient sur les buissons. J'avais le coeur serré et la tête en feu : cet air frais me soulagea; je respirai plus à l'aise. Nos chevaux marchaient de front sur l'herbe d'un chemin désert, sans que l'on entendit le bruit de leurs pas. Nous-mêmes, nous gardions le silence, encore émus du spectacle que nous quittions. Arrivés à un carrefour, nous tournâmes à droite; selon la recommandation du ''taupier'', en nous rapprochant de la colline; mais tout à, coup les chevaux tendirent le cou, puis s'arrêtèrent : un éboulement récent barrait le chemin.
 
- C'est sans doute la petite ''pierrière'', dit mon compagnon.
 
Et il toucha sa monture de l'éperon pour la forcer à approcher; mais, au bruit des fers contre les cailloux, une ombre s'élança de la crevasse qui éventrait le coteau, rencontra un rayon de la clarté stellaire, et nous reconnûmes les traits inflexibles du ''rouleur''. Il nous aperçut, se jeta dans un sentier qui traversait la friche, et disparut.
 
- L'avez-vous reconnu? m'écriai-je en me tournant vers mon compagnon.
 
- C'est Claude.
 
Que pouvait-il faire encore là?
 
- Il cherchait le trésor.
 
- Quoi! même après cette mort?
 
Dites à cause d'elle; n'était-elle pas une des conditions de la découverte? Vous ne connaissez pas l'implacable ténacité de ces chasseurs de rêves! Pour arriver au but qui fuit devant eux, ils ne regardent point si leurs pieds marchent dans les ruines ou dans le sang. Livrés à une seule idée, comme les possédés du démon, ils ne voient rien autre chose. Eclatans ou obscurs, vous les trouverez toujours les mêmes, le nom seul changera, et, selon qu'ils voudront poursuivre l'égalité, la gloire ou la richesse, vous les entendrez appeler Marat. Érostrate ou le ''rouleur''.
 
===Les Huttiers et les Cabaniers du Marais (Vendée)===
 
<center>I – Le chasseur de vipères</center>
 
Il en est des races comme des individus; le hasard leur donne parfois, dans l'histoire, un rôle subit auquel rien ne semblait les avoir préparés. Des peuples de laboureurs et de bergers deviennent, par rencontre et sans préparation, des armées héroïques, comme le pâtre du village des Grottes devint un Sixte- Quint. De là des contrastes singuliers entre la physionomie historique d'une population et son aspect réel. On est surtout frappé de cette observation quand on traverse la Vendée. En touchant cette terre qui dévora cinq armées républicaines, le voyageur s'attend à trouver une race ardente et batailleuse, labourant le fusil en bandoulière, à la manière des Américains de l'ouest; à sa grande surprise, il ne voit qu'une population lente, calme, silencieuse, qui semble, comme les attelages de ses boeufs gigantesques, sommeiller dans sa force et n'aspirer qu'au repos.
 
Cette physionomie est particulièrement celle des anciens Poitevins, aujourd'hui compris dans le département de la Vendée. Si, vers la plaine, des allures plus vives, une gaieté plus avisée, vous rappellent la finesse matoise de l'Anjou, partout ailleurs vous retrouvez le peuple soumis dont la force est surtout dans sa patience. Il fallut des croyances blessées, l'horreur de l'exil militaire créé par la conscription, le respect voué à leurs nobles et à leurs prêtres pour entraîner les Vendéens dans cette insurrection qui coûta à la France près de trois cent mille combattans. Leur élan fut terrible comme celui de tous les hommes paisibles violemment arrachés au repos. Ils y apportèrent l'énergie des ardeurs qui se ménagent et des volontés habituellement contenues.
 
Au reste, si le caractère des populations de la Vendée ne diffère que par des nuances, il en est tout autrement du pays lui- même. Rien de plus varié que ses productions, de plus opposé que ses paysages. Sur le rivage occidental, tout est aride et menaçant; mais remontez au nord, et vous ne trouverez plus que métairies cachées dans la verdure, que clochers pointant dans les feuilles et chemins creux serpentant sous les coudriers. Là, tous les champs sont enclos de haies vives, au- dessus desquelles s'élèvent des arbres émondés dont les troncs hérissés de branches présentent l'aspect d'un taillis suspendu dans les airs. Les frênes, les ormes, les chênes, les érables mêlent leurs rameaux, et forment un immense rideau de verdure que brodent les touffes jaunâtres du châtaignier sauvage et les blanches étoiles du cerisier. Si, de loin en loin, le bocage s'ouvre pour laisser voir quelques clairières, ce ne sont que des landes couvertes de joncs fleuris ou de bruyères roses. Gagnez la plaine au contraire, et sur- le- champ tout feuillage disparaît. En juillet, vous croiriez voir la Beauce avec ses océans de blés qui ondulent et ses villages terreux cuits par le soleil; mais en septembre, après les moissons coupées, c'est une Arabie pétrée, et vous n'apercevrez plus, jusqu'à l'horizon, qu'une immense étendue de ''grois'', terrains livides parsemés de calcaires blanchâtres que l'on prendrait pour des ossemens. Cependant ne vous découragez pas de cette aridité, continuez vers le sud, et, en atteignant le Marais, vous verrez encore l'aspect changer tout à coup. La terre n'y est plus qu'un accident, une oeuvre artificielle. La contrée tout entière semble une Venise champêtre, où les moissons ont l'air de mûrir sur pilotis et les troupeaux de brouter des prairies flottantes. Nous parlons ici du ''Marais- mouillé''; quant à la partie comme sous le nom de Petit- Poitou, dont le Flamand Humfroy Bradléi commença le dessèchement sous Henri IV, c'est une miniature de la Hollande, avec ses mille canaux d'écoulement, ses ''booths'' et ses ''contre- booths'' (1).
 
Je ne connaissais le Marais vendéen que par quelques lignes des ''Mémoires'' de Mme de Larochejaquelein, lorsque l'occasion de le visiter me fut offerte. Il s'agissait de s'entendre avec le fils d'un des ''cabaniers'' du Petit- Poitou (2) pour l'exploitation d'un étang nouvellement desséché où l'on désirait l'établir. J'écrivis à Guillaume Blaisot pour lui donner rendez- vous à Marans, et, comme je désirais voir les bords de l'Autise et de la Sèvre niortaise, je me rendis directement à Maillezais, d'où je comptais descendre par eau vers le lieu désigné à Guillaume dans ma lettre.
 
J'étais debout sur le seuil de l'auberge, attendant que l'on eût pli nie procurer un bateau, lorsque je vis arriver un voyageur, qu'à son petit chapeau de toile et à sa jambe de bois je reconnus sur- le- champ pour Nivôse Bérard, surnommé ''Fait- Tout''. Bérard était un de ces industriels équivoques, vivant de métiers sans noms et généralement connus dans nos campagnes sous le nom de ''coureurs de bois''. Notre première rencontre avait eu lieu environ huit jours auparavant dans des circonstances qui méritent d'être racontées. Je venais de visiter le bassin de ce grand lac qui couvrit autrefois une partie des cantons des Essarts, de Châtonnay, de Sainte- Hermine et de la Châtaigneraye. En côtoyant la rive gauche de ''la Mère'', petite rivière qui traverse la forêt de Vouvant, j'avais atteint cette large brèche par où les eaux semblent s'être subitement déchargées dans l'Océan, et à laquelle la tradition a conservé le nom de ''Déluge''. Je m’étais arrêté là, saisi par la sauvage grandeur du paysage. De tous côtés se dressaient des rocs bouleversés, les uns revêtus d'une mousse veloutée, les autres presque cachés sous un manteau de ronces et de chèvrefeuilles. Ici l'eau roulait, en bouillonnant, à travers les schistes verdâtres que brillantait le mica; là, retenue, comme dans un cercle magique par les touffes d'aulnes, elle formait des réservoirs sombres que l'on eût crus destinés à quelque divinité mystérieuse. Tel était le silence de ce désert qu'on y entendait la chute d'une feuille desséchée et le froissement de la branche sur laquelle se posait l'oiseau. Par instans seulement, une brise s'engageait dans l'étroite coulée, et tout résonnait comme un orgue. Alors commençaient ces dialogues du feuillage et du vent, du glaïeul et des eaux, qui remplissent la solitude de choeurs ineffables.
 
Je m'étais long- temps oublié au milieu des rochers et des bois, écoutant les mélodies de la création entrecoupées par de sublimes silences et, je venais de m'arracher avec effort à cette fascination, lorsqu'en tournant un de ces fourrés appelés ''gîtes'', je me trouvai tout à coup à l'entrée d'un étroit ''placis''. Il était dessiné par des roches tachetées de lichens jaunâtres; quelques ajoncs sans fleurs et des houx rabougris hersaient çà et là le sol de leur verdure métallique. Au milieu de cette espèce de carrefour se tenait un homme revêtu d'un costume de cuir fauve qui l'enveloppait tout entier, et ne permettait de voir que ses yeux. Devant lui, sur un brasier ardent, bouillait une chaudière dont la vapeur eût suffi pour révéler le contenu, alors même que la terre n'eût point été imbibée de lait fraîchement répandu. L'homme tournait sur lui- même, en regardant à ses pieds avec une attention inquiète. Bientôt je le vis se baisser, saisir une couleuvre attirée par le parfum du lait et la jeter dans la chaudière. A ses sifflemens furieux, les touffes d'herbe commencèrent à s'agiter vers le pied des rochers, et plusieurs reptiles accoururent. L'homme au vêtement fauve leur écrasait la tête sous son talon, et les plongeait dans un petit tonneau fermé par une soupape. Pendant une de ces évolutions, il tourna les yeux de mon côté et m'aperçut.
 
- Au large! me cria- t- il d'une voix qui retentissait étrangement sous son masque de cuir, ne voyez- vous pas que ce sont des vipères?
 
Je reculai d'un bond, et j'allai me placer à trente pas sur une petite éminence complètement dépouillée, d'où je pouvais suivre tous les mouvemens de ce singulier chasseur. Il recommença à plusieurs reprises ce que je l'avais vu faire, et finit par répandre à terre tout le lait de la chaudière. Enfin, sûr de ne pouvoir attirer aucune nouvelle proie, il cloua la soupape du baril, qu'il suspendit à son épaule par une courroie, prit la bassine, et gagna le pied de la butte où je m'étais réfugié. Ce fut là seulement qu'il se dépouilla de son surtout de cuir. J'aperçus alors un vieillard à physionomie joviale dont le costume complexe laissait le jugement indécis. Tandis que la forme de sa veste brune aurait pu le faire prendre pour un paysan vendéen, sa jambe de bois et ses cheveux blancs coupés en brosse, contrairement à l'usage, lui donnaient l'apparence d'un soldat, et son chapeau de toile goudronnée rejeté en arrière, celle d'un matelot. Voyant la forte position que j'avais prise pour échapper aux vipères, il se mit à rire :
 
- Il paraît que monsieur n'aime pas la vermine à venin, dit- il en meilleur français que celui du pays; à vrai dire, il est plus sûr de piper des merles, et ceci n'est pas un gibier pour des bourgeois.
 
Je lui demandai ce qu'il voulait en faire.
 
- Monsieur ne sait donc pas ? reprit- il; c'est pour les apothicaires; ça entre dans ''le remède royal''.
 
- La thériaque, on en fabrique encore ? demandai- je.
 
- Bien petitement! dit le chasseur de vipères en secouant la tête; autrefois cette vermine- là me valait un champ d'escourgeon, mais maintenant c'est à peine si j'en vends de quoi m'entretenir de pipes
 
- Vous faites donc ce métier depuis long- temps?
 
- Depuis l'an VI de l’''une et indivisible'', répliqua- t- il, pas bien long- temps après avoir perdu mon moule de guêtre à Aboukir. Ah ! c'était le bon temps pour nous autres! je ne dis pas par rapport aux ''venins'', qui s'étaient mieux vendus sous l'ancien régime, quand le ''remède royal'' guérissait toutes les maladies; mais par compensation il y avait eu tant de morts, que les vivans étaient partout à l'aise. Celui qui voulait un gîte pouvait pousser la première porte qu'il voyait fermée; la moitié des maisons avaient leurs maîtres en paradis. Puis, de s'être acharné si long- temps à la chasse des hommes, ça avait fait profiter le gibier; on prenait les perdrix à la main et les lièvres à coups de bâton ! moi, qui vous parle, j'en ai apporté jusqu'à douze d'une fois au marché. A cette heure, si vous tuez seulement un loriot sans papier, on vous traite de braconnier, et vous payez l'amende. Il n'y a plus ni liberté ni profit pour les malheureux; allez à droite, allez à gauche, vous, trouvez que tout est à quelqu'un. Il y a trop de gens autour du blé qui mûrit, voyez- vous; faudrait un peu de canon pour faire de la place et desserrer les coudes.
 
Tout cela ne fut point dit d'une haleine, mais à plusieurs fois et souvent interrompu par mes questions. Le chasseur de vipères et moi nous nous dirigions vers Fontenay. Naturellement très communicatif et d'ailleurs excité par l'évidente bonne volonté de son auditeur, mon compagnon m'eut bientôt mis au courant de son histoire. J'appris qu'il s'appelait Nivôse Bérard, mais que la variété de ses industries lui avait valu le surnom de ''Fait- Tout''. Il avait été élevé à l'hospice des Sables- d'Olonne, d'où il était parti à seize ans pour s'embarquer comme mousse sur les escadres de la république. Revenu en Vendée après la pacification, il y avait commencé la vie errante qu'il menait depuis. Autant que j'en pus juger à cette première entrevue, ''Fait- Tout'' avait contracté, dans sa courte carrière maritime, certaines habitudes d'esprit fort, démenties par les plus étranges crédulités. La philosophie du gaillard d'avant lui avait ôté ses croyances en lui laissant toutes ses superstitions; il doutait de Dieu, mais non des ''fades'', et, s'il riait de l'enfer, il ne parlait point sans inquiétude des fantômes. Élevé sur les limites de deux mondes, celui de la négation et celui de la foi, il n'avait pris de chacun que les préjugés.
 
En le retrouvant à Maillezais, je me souvins que, lors de notre rencontre, il m'avait parlé d'une prochaine excursion dans le Marais- mouillé. Il m'expliqua comment il y était principalement attiré par la pêche des sangsues qui avait avantageusement remplacé la chasse aux vipères. Lui- même cherchait une place dans quelque bateau pour descendre vers Marans; enchanté du hasard qui me permettait de faire plus ample connaissance avec mon bohémien, j'offris de le prendre dans celui qu'on venait de m'amener.
 
A peine sorti de Maillezais, nous nous trouvâmes en plein Marais- mouillé. Je ne pouvais me lasser de promener les yeux sur cet étrange spectacle. Aussi loin que la vue pouvait s'étendre, l'eau paraissait l'objet principal et comme la base du paysage. Çà et là, on voyait des îlots entourés de verdure; c'étaient les ''mottées''. On destinait les plus grandes à la culture du chanvre et du lin, les plus petites à celle des frênes et des saules. Ceux- ci, rangés par plates- bandes, comme les légumes de nos jardins, poussaient, les pieds dans l'eau, avec une vigueur furieuse; chaque tronc semblait porter un taillis. De temps en temps, notre barque longeait quelques- unes de ces forêts de ''paras'' (3) connues sous le nom de ''roselières'', et dont le produit surpasse celui de la terre la plus féconde. Aux tiges de roseaux se balançaient les nids des ''tire- arraches'' dont les cris rauques retentissaient de toutes parts. Des milliers de canards domestiques couvraient le Marais. Notre quille effleurait par instans des prairies flottantes de nénuphars. Sur les plus hauts atterrissemens s'élevaient des huttes construites comme les ''ajoupas'' des sauvages, avec des fascines de roseaux liées par des harts d'osier. Au milieu même de cette espèce de ruche sans cheminée, on voyait briller la flamme du foyer dont la fumée s'échappait par tous les pores de la hutte et l'enveloppait d'un limbe nuageux. C'est là que vivent les ''huttiers'', descendans de ces ''Colliberts'' que les vieux chroniqueurs nous représentent comme des idolâtres, ''adorateurs de la pluie'' et exerçant leurs brigandages jusque sur les eaux dormantes. Ils cultivent les fèves de marais sur les ''mottées'', nourrissent quelques vaches et élèvent des nuées de canards qu'ils vont vendre, avec le, produit de leur pèche, à Maillezais ou à Marans; mais leur véritable domaine est le Marais- mouillé lui- même : c'est là qu'ils tendent les milliers d'engins dont les canaux sont embarrassés jusqu'à ne pouvoir dégorger leurs eaux; la pêche la plus abondante est celle des anguilles à ventre jaune appelées ''pibeaux''. Le ''huttier'', toujours dans les marais, ne revient guère chez lui que pour dormir. Quand les inondations d'automne envahissent la hutte, il y fait entrer son bateau, et celui- ci devient l'habitation de la famille entière.
 
La réputation des huttiers n'est guère meilleure que celle des ''Colliberts'', leurs ancêtres. Les habitans de la plaine les accusent d'avoir une idée assez confuse du respect que l'on doit à la propriété; mais, à en juger par ''Fait- Tout'', il me sembla que la plaine sur ce point ne le cédait guère au Marais. Chaque fois que mon compagnon à jambe de bois apercevait une corde attachée à quelque tronc de saule, il la tirait à lui, amenait une fascine qu'il secouait dans la barque et d'où tombaient des sangsues. Je lui objectai que cette pêche était un larcin fait à ceux qui avaient posé les fascines; mais il haussa les épaules en riant.
 
- Bah ! bah ! dit- il, le renard dont on prend la peau ne fait que vous rendre le prix de vos poules! Ce qu'on vole à un huttier est toujours une restitution. Quand je courais les ''booths'' avec une balle de mercier, leurs femmes m'ont ''gouriné'' (volé) assez de lacets ferrés et de cents d'épingles; ils ont beau faire le signe de la croix, voyez- vous, ce sont de vrais ''catholiques de Mouchamp'' (4).
 
Jusqu'alors, nous n'avions fait qu'apercevoir en passant les cases de roseaux. J'étais singulièrement curieux de les voir à l'intérieur, et je fis aborder la barque près d'une hutte dont la construction, à en croire l'apparence, devait remonter au commencement du siècle. Le limon dont on s'était servi pour mastiquer les fascines du toit avait fini par le transformer en une sorte de terrasse verdoyante. La joubarbe y fleurissait, et un jeune saule épanouissait vers la cime ses pousses argentées. La porte était une brèche de forme irrégulière, haute seulement de quatre pieds. Au milieu de la hutte se dressaient deux poteaux réunis par une traverse : c'était le foyer. La fumée, privée d'issue avait tout recouvert d'une sorte de vitrification noire et brillante. Au fond de la case, trois vaches ruminaient, couchées sur une litière de ''pavas'', et devant leur ratelier pendait une branche de ''coux- laurier '' destinée à les préserver des dartres (5).
 
Tout l'ameublement se bornait à quelques vases de terre grossière, à un escabeau et à une claie recouverte d'un matelas de mousse. Sur ce lit était étendue une femme malade de la fièvre de consomption que donne, l'atmosphère des marais. Elle était seule et grelottait sous une couverture verte. L'une des vaches avançait par instans la tête, fixait un grand oeil vague sur le pâle visage de la malade et l'enveloppait de la vapeur de sa puissante haleine. ''Fait- Tout'' s'approcha du lit.
 
- Eh bien! ''maraîchaine'', dit- il, la maladie nous a donc fauché les jambes? Nous ne pouvons plus aller ''tréquegner'' (6) sur les ''mottées'', et le pauvre homme doit peiner pour deux?
 
La malade rouvrit les yeux, nous regarda l'un après l'autre, mais ne répondit pas.
 
- Le maître du logis est sans doute aux filets? demanda de nouveau mon compagnon.
 
- Il est allé chercher le prêtre, répliqua la femme très bas.
 
Je m'approchai à mon tour pour demander s'il ne ramènerait pas un médecin.
 
La ''maraîchaine'' secoua la tête.
 
- Il n'y a que faire de guérisseurs, dit- elle d'une voix brève, ''mon moment est venu''!
 
- Laissez donc ! c'est ce qu'on dit à chaque mauvais mal, fit observer Nivôse Bérard; mais l'espérance, ma bonne amie, c'est comme la poulette de rivière, ça ne va au fond que pour revenir sur l'eau. Elle le regarda d'un oeil fiévreux.
 
- J'ai eu un signe ! murmura- t- elle.
 
- Un signe ! répéta ''Fait- Tout''; est- ce que l'oiseau de la mort a chanté sur votre toit?
 
- Non, répondit la malade.
 
- Vous avez peut- être entendu clouer la châsse de minuit?
 
- Non.
 
- Un de vos défunts sera venu vous donner un ajournement?
 
- Non.
 
- Alors quel est donc le signe?
 
Elle se dressa lentement sur son séant, ramena la couverture contre sa poitrine, et dit à demi- voix :
 
- J'ai vu ''la niole'' (nacelle) ''blanche''!
 
Ce mot produisit une impression visible sur ''Fait- Tout'' et sur le ''maraîchain'' qui nous accompagnait.
 
- L'avez- vous bien reconnue? demanda celui- ci.
 
- Oui, oui, reprit la malade d'un accent entrecoupé, il y a de ça trois jours; mes pieds pouvaient encore marcher. Je revenais de couper des ''fraîches'' pour ''la rougette'', quand là- bas, près des trois ''mottées'', j'ai vu sortir du petit ''contre- booth'' la niole d'angoisse recouverte de son drap mortuaire. Le ''tousseur jaune'' (7) était à l'arrière. Quand il a passé, j'ai entendu son râle; un mauvais souffle est arrivé jusqu'à moi, et je suis tombée. L'homme m'a trouvée à terre, il m'a portée à la hutte, d'où je ne sortirai plus que dans ma bière.
 
Mes deux compagnons se regardaient sans répondre; j'essayai de persuader la ''maraîchaine'' qu'elle avait été trompée par quelque illusion: de mirage ou par les visions de la fièvre; mais, retombée sur son traversin de mousse, elle ne paraissait plus m'entendre. Nous retournâmes à la barque et nous nous remîmes en route.
 
J'appris alors de ''Fait- Tout'' qu'il en était de la ''niole blanche'', dans le Marais, comme du ''char de la mort'' dans le reste de la France; quiconque l'avait aperçue devait mourir dans l'année. Je retrouvais sous cette forme particulière une croyance acceptée par tous les peuples et dans tous les temps. Depuis le génie en deuil de Brutus jusqu'au petit spectre rouge des Tuileries, il y avait toujours eu partout des ''fantômes d'avertissement'', témoignage d'une bonté suprême qui ne voulait livrer l'homme à la mort que bien préparé. Chacune de nos provinces avait, à ce sujet, ses superstitions, où se reflétait l'imagination populaire, plus sombre ou plus gracieuse. Au midi, c'étaient des ombres de jeunes filles qui glissaient dans les ténèbres transparentes du soir, en vous appelant d'une voix douce; à l'ouest et au nord, des cercueils subitement dressés au milieu des carrefours ou de longs convois de trépassés portant un cadavre dans lequel vous reconnaissiez vos propres traits. - à l'est, la sonnette de minuit et un crieur nocturne qui demandait pour vous des prières; partout le hurlement plaintif des chiens, le chant des oiseaux de nuit et le mystérieux travail de l'artison dans les boiseries. Il y avait en outre les ''intersignes'', espèces de communications surnaturelles qui révélaient la destinée des absens. Tantôt ceux- ci vous apparaissaient sous forme d'ombres confuses, tantôt on reconnaissait seulement leur voix dans un appel triste et lointain. En Bretagne, le bruit d'une eau invisible tombant aux pieds de la mère du marin suffisait pour l'avertir que son fils dormait au fond de la mer. A Dieppe, on voyait, de temps en temps, paraître un navire dont tout l'équipage était rangé silencieusement sur le pont. Le gardien du phare lui jetait la drome et appelait les familles. Toutes venaient pour aider à haler le bâtiment, mais on appelait en vain chaque matelot par son nom, et au premier son d'une ''cloche baptisée'' tout disparaissait. Alors ceux qui étaient accourus avec des cris de joie se retiraient avec des sanglots, car les femmes avaient compris qu'elles étaient veuves, les enfans qu'ils étaient orphelins. Parfois ces apparitions n'avaient pour but que de demander aux vivans l'expiation nécessaire à la délivrance d'une ame. Ainsi le prêtre, puni pour avoir oublié une messe dont il avait reçu le prix, était forcé de revenir chaque soir à l'autel attendre quelqu'un qui voulût bien l'aider à la dire; le propriétaire de mauvaise foi, qui avait usurpé la terre du voisin par le déplacement d'une pierre bornale, était condamné à l'arracher toutes les nuits jusqu'à ce qu'un chrétien lui eût montré où il devait la remettre. Dans le Marais, les rôdeurs de rivière qui avaient vécu, de maraude continuaient, après leur mort, à venir relever les filets des huttiers, qui pouvaient seuls terminer leur peine en criant miséricorde aux quatre aires de vent. La superstition n'était ici, comme on le voit, qu'un code de morale transporté dans le monde invisible; on avait voulu rendre la responsabilité de l'homme plus sérieuse en la prolongeant au- delà du tombeau; la terre était devenue une hôtellerie impossible à quitter définitivement avant d'avoir réglé tous ses comptes.
 
A en juger par la manière dont il avait reçu les confidences de la maraîchaine, ''Fait- tout'' partageait les croyances communes; mais, lorsque je voulus l'interroger, il se tint sur la réserve. Il savait les gens de la ville peu crédules et craignait évidemment mes railleries; tout ce que je tentai pour lui donner confiance fut inutile; mon philosophe de grands chemins semblait éprouver quelque honte à montrer son scepticisme en défaut. Ne pouvant rien obtenir de ce côté, je voulus au moins le questionner sur le pays et sur les gens que j'allais voir. Au nom du cabanier Jérôme Blaisot, dont le fils m'avait été recommandé, il releva la tête.
 
- Jérôme Blaisot, répéta- t- il; eh bien! ce n'est pas d'hier que je le connais, celui- là. Quand je suis arrivé dans le pays, il était ''sixtain'' (8) devers les marais de Vix.
 
Je demandai quelle était sa réputation.
 
- Dame! c'est pas un grand guerrier, répondit ''Fait-Tout'' en riant; il a vu dans sa jeunesse les commissaires et les municipaux envoyer tant de monde à la guillotine, qu'à cette heure il tremble devant le garde-champêtre. Aussi a-t-on coutume de dire que si le père Jérôme rencontrait le baudet de saint Juire; il le saluerait par respect pour l'autorité (9).
 
- Et comment tient-il sa cabane?
 
- En meilleur état que toutes celles du ''Petit-Poitou'', grace à la Loubette, qui est la plus fière fille du Marais.
 
- Mais n'a-t-il pas également un fils?
 
- Faites excuse; le grand Guillaume.
 
- C'est lui surtout que je veux voir.
 
Bérard ouvrit la bouche pour me répondre, puis parut se raviser et s'arrêta. Je lui demandai si le grand Guillaume n'était pas un vaillant travailleur.
 
- Faudrait donc qu'il ne fût pas frère de la Loubette, me répondit-il.
 
- Et vous pensez que je le trouverai à la cabane?
 
- Personne ne peut dire qui va ou qui vient.
 
Il y avait dans le ton de ''Fait-Tout'' une subite réserve que je remarquai, mais à laquelle je ne m'arrêtai pas. L'originalité du paysage que nous traversions me donnait d'ailleurs de continuelles distractions. Perdus parfois dans un dédale de frênes, de saules ou de roseaux, et n'entendant autour de nous que les cris des oiseaux aquatiques, nous pouvions nous croire sur un de ces affluens des grands fleuves américains où n'a jamais flotté que le canot d'écorce du sauvage; d'autres fois une percée, qui se faisait subitement, nous laissait voir des prairies, des cultures et des villages. Nous passions devant des criques pleines de barques, puis tout disparaissait derrière une touffe d'arbres, et nous commencions à côtoyer quelques levées ombreuses que suivaient de longues files de ''doublons'' conduites par un muletier dont la voix nous arrivait, par instans, accompagnée du bruit des sonnettes, et répétant un vieux noël. J'écoutais avec un ravissement involontaire cette rustique pastorale où de vrais bergers du Poitou faisaient parler les bergers de la Judée, je m'associais à leur crédule joie devant l'enfant qui ''venait finir les guerres'', je suivais pas à pas cette scène villageoise, où rien n'était oublié, ni le don fait par Guillot, ni le pauvre luminaire de saint Joseph éclairant l'intérieur de la crèche, jusqu'à ce dernier couplet, prière naïve que le chanteur répétait tête nue :
 
::Or, prien tous à géneil
::Jésus- Christ d'amour doucette,
::Qu'il nous fasse bonne réceil
::Et que noutre paix soit faite
::Au grein jour, quen sonnera la trompette,
::Qu'ein sein paradis nous mette
::Au royaume paternau,
::Nau! nau!
 
La nuit était close lorsque nous arrivâmes à Marans. Je me fis conduire à l'auberge que j'avais désignée à Blaisot, et où je devais le trouver; mais, quand je m'informai près de l'hôtelier, j'appris qu'il n'était venu personne. Ma lettre était pourtant partie de Fontenay depuis plusieurs jours, et avait certainement été reçue. Je ne pus cacher mon étonnement.
 
- C'est bien Jérôme que monsieur attendait? demanda l'aubergiste.
 
- Eh non! c'est son fils Guillaume! répliqua vivement Fait-Tout.
 
- Le grand Guillaume? dit l'hôtelier, qui me regarda d'un air étrange.
 
- Connaissez-vous donc quelque raison qui ait pu l'empêcher de venir? demandai-je.
 
- On ne sait pas les affaires des autres, répondit-il avec hésitation; mais c'est demain marché, et il viendra certainement quelqu'un de chez Blaisot.
 
Ceci me donna de l'espérance. Averti par ma lettre que j'arrivais le soir, Guillaume avait pu remettre notre entrevue au jour où ses propres affaires l'appelaient à Varans. Je fus seulement frappé de l'espèce d'embarras avec lequel on me parlait du jeune cabanier. Après sa réponse, l'aubergiste avait tourné sur ses talons comme pour éviter une nouvelle question, et ''Fait-Tout'' lui-même s'était éclipsé. Je remis au lendemain l'éclaircissement de ce mystère.
 
 
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<small>(1) On appelle ''booths'' les levées qui défendent les desséchemens contre l’inondation, et ''contre-booths'' les canaux qui longent les ''booths''. </small><br />
<small>(2) Dans les desséchemens, les fermiers sont appelés ''cabaniers''. Le Marais du Petit-Poitou est situé près de Chaillé. - Les habitans du Marais-mouillé s'appellent ''huttiers''. </small><br />
<small> (3) C’est le nom donné dans le pays à la massette ou ''typha latifolia'', qui abonde dans le Marais autant que le roseau ordinaire, ''arundo phragmita''.</small><br />
<small>(4) ''Catholiques de Mouchamp'', c'est-à-dire protestans, parce que c'est à Mouchamp que l'on trouve le plus grand nombre de calvinistes; cette désignation est injurieuse. </small><br />
<small> (5) Cette superstition existe dans toute la Vendée : le coux laurier est ''l'ilex aquifolium''. </small><br />
<small> (6) ''Tréquegner'', c'est le nom que l'on donne à l'action des femmes qui vont trépigner sur la terre grasse des prairies pour faire sortir les ''achées'' qui servent d'appât pour la pêche de leurs maris.</small><br />
<small>(7) Le ''tousseur jaune'', le fantôme de la fièvre catarrhale bilieuse qui décime la population du Marais; </small><br />
<small>(8) Le ''sixtain'' est un fermier qui cultive au profit du maître et perçoit, pour salaire, le sixième des récoltes. </small><br />
<small> (9) La procréation des mulets est une des industries importantes de la Vendée; on entretient, à cet effet, des baudets pour étalons, et celui du haras de Saint-Juire est renommé dans le pays. </small><br />
 
 
<center>II – La niole blanche</center>
 
Henri IV nous a laissé une brève description de Marans et de ses environs dans une lettre à la belle Corisandre : « J'arrivai au soir à Marans, lui écrit-il; c'est une île renfermée de marais bocageux, où, de cent en cent pas, il y a des canaux pour aller charger le bois par bateau; l'eau claire, peu courante, les canaux de toutes largeurs. Parmi ces déserts, mille jardins où l'on ne va que par bateaux. L'île a deux lieues de tour, ainsi environnée. Il passe une rivière par le pied du château, au milieu du bourg, qui est aussi logeable que Pau; peu de maison qui n'entre de sa porte dans son petit bateau. »
 
Marans est aujourd'hui le port d'embarquement de tous les produits de la Vendée. Aussi fus-je réveillé, dès le matin, par le bruit et le mouvement du marché. La ville se remplissait de huttiers apportant leur pêche et leur chasse, de cabaniers qui venaient vendre leur laine ou leur chanvre. Je voyais passer de lourds chariots attelés de douze boeufs conduisant aux bateaux les blés de la plaine et les bois de frêne connus sous le nom de ''cosses de Marans''. J'attendais toujours le grand Guillaume; mais le temps s'écoulait sans que personne parût. Je me décidai enfin à prendre des informations dans les cabarets des faubourgs où avaient coutume de s'arrêter les gens du Petit-Poitou; mais toutes mes recherches furent inutiles. Dans la dernière auberge, je trouvai ''Fait-Tout'' entouré de mariniers et dans l'exercice d'une de ses mille industries. Il traçait sur l'avant-bras d'un jeune paysan un de ces tatouages indélébiles gravés avec une pointe d'acier et colorés par la poudre à canon. L'ancien marin m'appela pour me faire admirer son oeuvre, alors presque achevée.
 
Celle-ci appartenait évidemment à l'école chinoise, non par la finesse du trait, mais par le laisser-aller de la forme et la naïveté de la perspective. On voyait d'abord une sorte de parallélogramme au pointillé, représentant un autel, au-dessus duquel voletait quelque chose qu'on me dit être deux colombes. A droite se dessinait une croix nimbée; à gauche, une fleur de lis; au-dessous, une tête de mort avec les os en sautoir. Nivôse Bérard me fit admirer chacune de ces ''illustrations''.
 
- Monsieur voit que tout y est, dit- il; le ''Fier-Gas'' n'aurait rien de mieux, fût- il vrai roi de France.
 
- On peut exiger du bon quand on paie un écu blanc ! fit observer celui qu'on appelait le ''Fier-Gas'' avec une certaine emphase.
 
- Aussi t'ai- je donné le grand jeu, répliqua l'ancien marin, ''l'autel d'amour, la religion, la fleur royale et la mort''! Qu'est- ce que tu veux de plus? Dans tout le pays, vous ne serez que deux à les avoir, toi et Sauvage, le ''Bien Nommé''.
 
- Alors je suis déjà seul, reprit le Fier-Gas, vu qu'à cette heure le ''Bien-Nommé'' est sous l'eau.
 
- Qu'est- ce que tu dis là? s'écria ''Fait-Tout'' stupéfait.
 
- On n'a pas eu son corps, dit le paysan, mais on a trouvé sa niole chavirée, et, depuis, Sauvage n'a plus reparu.
 
- Comment donc la chose est-elle arrivée?
 
- Personne ne peut savoir; seulement, il y en a qui disent que le ''Bien-Nommé'' aura rencontré la dame de l’''étier'' (étang).
 
- Celle qui revient sous forme de fantôme?
 
- Et qui noue sa chevelure aux nioles pour les attirer au fond.
 
Quelques- uns des assistans secouèrent la tête, comme s'ils doutaient; mais aucun ne combattit la supposition du ''Fier-Gas''. L'un d'eux seulement fit observer que, depuis quelque temps, il y avait un mauvais sort sur les familles du Petit-Poitou. Ces derniers mots semblèrent rappeler à ''Fait-Tout'' mon désappointement de la veille; il me demanda si j'avais enfin vu quelqu'un de chez le cabanier. Je lui racontai mes recherches inutiles, et plusieurs des paysans qui se trouvaient là m'affirmèrent qu'aucun des Blaisot n'avait paru à Marans. Il ne me restait plus d'autre ressource que de me rendre moi- même à la cabane de Blaisot, dans cette partie desséchée du Marais qu'on nomme le Petit-Poitou; mais, privé du compagnon sur lequel j'avais compté et ne connaissant point le pays, j'éprouvais un véritable embarras. ''Fait-Tout'' me proposa spontanément de louer un char-à-bancs dans lequel il me conduirait au dessèchement. J'acceptai sans balancer; il me demanda une heure pour finir avec le ''Fier-Gas'', et je retournai dîner à mon auberge, où je lui donnai rendez- vous.
 
Il se fit attendre long-temps, et je m'aperçus, lorsqu'il arriva, que le peintre, ordinaire du Fier-Gas avait un peu trop multiplié les toasts à la glorification de son chef-d'oeuvre. Il m'amenait ce qu'il avait trouvé de plus comfortable. C'était une petite charrette peinte que traversaient deux planches en guise de bancs. J'y montai sans observation, et nous prîmes le chemin de Chaillé.
 
Jusqu'alors je n'avais vu que le Marais-mouillé; dès que nous eûmes atteint le ''booth'' de Vix, le Marais-desséché commença à se dérouler sous nos yeux. Il occupe tout l'espace compris entre l'Autise et le canal de Fontenelle, remontant jusqu'à la Ceinture des Hollandais, un oeil au-dessous de la route qui conduit de Fontenay à Luçon. Commencés, comme nous l'avons dit, par le gentilhomme brabançon Humfroy Bradléi, ces desséchemens furent multipliés par de riches seigneurs, par les bénédictins et par les templiers. Des digues défendent les terres contre les eaux, qui sont recueillies dans des ''contre-booths'' et conduites vers la mer. De loin en loin, des espèces d'étangs soigneusement enclos reçoivent le trop plein des eaux pendant l'hiver, et deviennent, en été, des réserves pour l'irrigation des prairies. Chaque champ est de plus entouré d'une douve profonde ombragée de frênes et communiquant avec les ''contre-booths''. C'est de ce vaste système circulatoire que dépendent la fertilité et l'existence même des marais desséchés. Les propriétaires se réunissent annuellement pour nommer un maître des digues, qui veille aux travaux d'art, un syndic chargé de faire exécuter les délibérations, et un caissier- archiviste préposé à la comptabilité et à la garde des titres.
 
Le sol des desséchemens est une glaise bleuâtre, appelée ''bri'', que recouvre une couche limoneuse tellement féconde, que l'usage des engrais est inconnu dans tout le Marais. La mer a autrefois recouvert ces terrains, comme le prouvent les quilles de vaisseaux enfouies dans les champs et les montagnes d'huîtres hautes de quarante-cinq pieds qui se dressent aux environs de saint- Michel-en-l'Herm.
 
Nous étions à la fin du mois de septembre; le soleil couchant illuminait le chaume des sillons, qui, déjà entremêlé d'une herbe courte et verte, s'étendait, à droite et à gauche, comme un tapis rayé. Les nuages, chassés par une brise d'est, projetaient, à chaque instant, de grandes ombres sur ces espaces lumineux, tandis qu'un brouillard transparent, et pour ainsi dire tamisé, estompait l'horizon. Le desséchement entier était partagé en larges compartiments dont l’eau et le feuillage dessinaient les contours. Çà et là, des laboureurs tendaient péniblement le ''bri'' des guérets, au moyen d'une lourde charrue sans avant-train. Les friches étaient couvertes d'innombrables troupeaux de chevaux, de boeufs et de moutons. ''Fait-Tout'' m'assura que la plupart de ces troupeaux n'avaient jamais eu d'autre toit que le ciel. Quand les hivers étaient rigoureux et que l'herbe disparaissait, on leur apportait du fourrage à la friche. Mon oeil cherchait, parmi ces chevaux galopant librement au milieu des roseaux, le coursier de Mazeppa, « farouche comme le dame des forêts et ayant la vitesse de la pensée; » mais leurs formes lourdes et leur sauvagerie pacifique s'opposaient à toute poétique illusion.
 
Nous étions arrivés à une chaussée du haut de laquelle mon compagnon me montra la cabane de Blaisot, bâtie au bord d'un grand canal; de l'autre côté s'élevait celle du ''Fier-Gas''. Mon conducteur me dit qu'il avait promis d'y passer pour avertir que le jeune homme serait retenu à Marans jusqu'au lendemain.
 
- Je vois justement quelqu'un, ajouta-t-il, qui vous conduira, pendant ce temps- là, chez Jérôme.
 
Il m'indiquait une friche où j'aperçus un vieillard et un enfant gardant un troupeau de moutons.
 
- Vous voyez bien le vieux? continua ''Fait-Tout''; c'est un parent de Bastiot.
 
Je demandai ce que c'était que Bastiot.
 
- Comment! vous n'avez pas entendu parler du grand piqueur de Montsireigne? reprit Nivôse, le plus habile ''à faire le bois'' qui ait jamais été vu dans le Bas-Poitou? C'est lui qui reconnaissait la piste de l'animal en passant par les foulées ventre à terre, et qui, sous les vrais rois, payait ses impôts avec des têtes de loups. Malheureusement, pendant ''l'une et indivisible'', on ne chassait plus que les hommes, si bien qu'il est quasi mort de faim. Le vieux Jacques a été élevé par lui, et c'est le plus fin berger de tout le Marais.
 
Nous étions arrivés à la friche, et je pus alors examiner le vieillard. Il était debout, les épaules couvertes d'une peau de mouton et les deux mains appuyées sur un bâton recourbé. Son regard avait l'expression vague que donne l'habitude de la solitude et des grands espaces; sur ses traits ridés se reflétait un calme intérieure qui leur donnait une sorte d'épanouissement. Devant lui broutait une brebis tellement gigantesque, qu'on eût pu la prendre pour une de ces petites vache noires, perdues dans les landes de la Bretagne.
 
- C'est une ''flandrine'', me dit ''Fait-Tout'': on ne peut en avoir plus de quatre ou cinq dans une cabane, à cause de la dépense; mais chacune fournit autant de lait que trois chèvres et plus de laine que trois moutons. C'est la brebis du vieux Jacques, vu que le ''grand berger'' a toujours de droit la première bête du troupeau.
 
Le vieillard, qui avait entendu la fin de l'explication, sourit.
 
- Oui, c'est la ''Bien-Gagnée'', dit-il, et elle ressemble au roi de France, elle ne peut jamais mourir, car, si on la perd, la plus belle la remplace.
 
- Celle- ci est bien la même que j'ai vue à mon dernier tour, fit observer Bérard.
 
Le vieux berger abaissa sur la brebis un regard d'affectueuse sollicitude.
 
- Si Dieu le veut, j'espère bien que tu la retrouveras encore à ton prochain voyage, reprit-il; je tiens à la ''flandrine'', vu qu'elle ne ressemble point aux autres ''brebiailles''; celle-ci sait écouter et comprendre.
 
Depuis que Jacques parlait, la ''Bien-Gagnée'' avait, en effet, relevé la tête, et penchait l'oreille comme si elle eût écouté.
 
- Veille! veille! dit à demi-voix le vieillard.
 
A l'instant même, la ''flandrine'' bondit de côté, s'élança vers des moutons qui broutaient au penchant du canal, au risque de tomber, et les força à rejoindre le gros du troupeau.
 
- Comment avez- vous pu la dresser ainsi à vous obéir? demandai-je tout surpris.
 
Le ''grand berger'' remua la tête d'un air pensif.
 
- Les ''ouailles'' ne demandent qu'à être averties, dit- il : il y a en elles quelque chose du bon Dieu; mais nous le leur ôtons en voulant les conduire à notre caprice. On oublie toujours, voyez-vous, que le troupeau n'a pas été fait pour le berger, et que c'est le berger qui doit se faire au troupeau.
 
- Ainsi, pour apprivoiser la ''flandrine'', vous avez surtout étudié son instinct?
 
- Et cet instinct lui fait voir des choses que les chrétiens ne voient pas, reprit Jacques avec une sorte de ferveur; ''elle a le don'', comme tous les animaux qui se rappellent le paradis terrestre. Aussi, n'ayez souci que la ''flandrine'' soit gaie quand il doit arriver un malheur à la cabane; elle sent venir le mauvais sort.
 
- Alors il n'y a rien à craindre pour aujourd'hui, dit ''Fait-Tout'' en riant, car la bête a bon appétit, et monsieur peut aller chez les Blaisot. Seulement, comme il faut que je le quitte ici, vous lui donnerez bien le petit berger pour le conduire?
 
Jacques appela l'enfant, qui prit la place de Bérard et conduisit le char-à-bancs devant la porte de la cabane. Un paysan, que je jugeai être Jérôme, accourut au bruit. En apercevant un inconnu avec le petit berger, il s'arrêta court, tira vivement, son chapeau et se mit à appeler Loubette. Je sautai à terre et je voulus entrer en explication ; mais il ne m'écoutait pas et continuait à crier toujours plus fort, jusqu'à ce que la jeune fille parût sur le seuil. Au premier coup d'oeil, je ne fus frappé que de sa laideur. Elle avait la haute taille et la corpulence boursouflée ordinaire aux habitans du Marais. Ses traits, engorgés par la lymphe, ressemblaient à ceux d'une statue ébauchée dans le tuffeau. Il fallait un long examen pour distinguer, au fond de l'oeil à demi voilé par d'épaisses paupières, une étincelle d'énergie et d'intelligence, comme une étoile pointant dans le brouillard. Ma vue parut la surprendre plutôt que l'effrayer, et elle m'invita à entrer. Alors même que ''Fait-Tout'' ne m'eût point averti, j'aurais aisément deviné que la fille était le vrai chef de la famille. Je lui dis donc de quelle part je venais, expliquant en peu de mots le but de ma visite. Quand je nommai Guillaume, le vieux cabanier laissa échapper une exclamation, mais Loubette lui imposa silence du regard.
 
- Ainsi c'était de monsieur la lettre qu'on a apportée avant-hier? dit-elle.
 
- Vous l'avez revue? demandai-je.
 
- Faites excuse, reprit Loubette un peu embarrassée, l'homme de la poste l'a remportée.
 
- Pourquoi cela?
 
- Parce que celui dont le nom était sur l'adresse ne se trouvait pas au Petit-Poitou.
 
- Que dites- vous! Guillaume?...
 
- C'est aussi vrai qu'il n'y a que trois personnes dans la Trinité ! interrompit Jérôme.
 
- Mais vous savez au moins où je pourrai le trouver?
 
- Nous ne savons rien! reprit le cabanier avec précipitation; ceux qui ont dit le contraire l'ont fait par mauvaiseté. Le grand Guillaume est parti de sa seule volonté; nous n'y sommes pour rien; j'en jurerai par la Vierge et par tous les grands saints !
 
- Allons, ne reniez pas votre fils parce qu'il n'a pu rester près de nous, interrompit la jeune fille avec une fermeté calme; vous voyez bien que monsieur ne le demandait que pour son bien.
 
Je ne pouvais encore comprendre ni la cause du départ de Guillaume, ni l'effroi de son père. Je regardai Loubette d'un air interrogateur, mais elle prévint de nouvelles questions en m'offrant de me reposer et de me rafraîchir. J'acceptai surtout par curiosité, car tout ce mystère commençait à éveiller mon intérêt. Le petit berger entra dans ce moment pour demander s'il fallait dételer le char-à-bancs; j'étais forcé d'attendre le retour de mon conducteur, et la jeune fille ordonna de faire entrer le cheval sous la grange.
 
Jérôme était allé tirer un pot de cidre qu'il plaça devant moi. La réflexion l'avait un peu enhardi; il revint de lui-même au motif de ma visite, que je lui expliquai en quelques mots. Au nom de maître Le Normand, le notaire qui avait recommandé Guillaume, - la jeune fille s'approcha et voulut avoir des nouvelles de l'homme qui s'intéressait au fils de Blaisot. Mes explications achevèrent de dissiper toute défiance; le cabanier mit la nappe, et je vis que l'on s'apprêtait à servir le souper. J'avais une trop longue expérience des habitudes de nos campagnes pour opposer aucune objection à ces dispositions hospitalières; je savais qu'en les acceptant, je ne faisais qu'user de mon droit d'étranger, et qu'une sérieuse inquiétude pouvait seule justifier l'espèce d'embarras que j'avais cru remarquer dans l'accueil de mes hôtes. J'espérais d'ailleurs que, s'il fallait définitivement renoncer au fils du cabanier, celui- ci pourrait me désigner quelque autre ''maraîchain'' capable de diriger l'exploitation de l'étang desséché.
 
Pendant ces pourparlers et ces préparatifs, la nuit était venue; mais je m'en étais à peine aperçu : mes yeux, progressivement accoutumés à l'obscurité, continuaient à distinguer les objets dans la pénombre de la cabane. Le feu de ''pavas'', fréquemment ravivé par Loubette, n'y jetait pourtant que des clartés intermittentes qui dansaient le long des solives enfumées et se reflétaient au mur sous mille formes bizarres. Les ténèbres avaient exercé leur influence ordinaire. Nous gardions tous trois le silence, moi sur le banc où j'étais assis, les bras croisés, Jérôme devant la cruche de cidre qu'il vidait à petits coups, Loubette près du foyer, dont elle contemplait pensivement les lueurs vacillantes. On n'entendait que le grésillement des roseaux et le murmure monotone de l'eau bouillonnant sur l'immense trépied. Par instans, un souffle de vent nocturne, chargé de mille rumeurs incertaines, arrivait des friches, entrait par mille crevasses invisibles, semblait traverser la cabane et se perdait au loin comme un soupir.
 
Tout le monde a pu remarquer ces espèces d'influences mélancoliques dont les ames se trouvent subitement atteintes. Soit action des objets extérieurs, soit dispositions communes et mystérieuses de l'être intérieur, il est des heures où je ne sais quelle contagion de tristesse nous gagne tous, comme si nous la respirions dans l'air. Quelque chose de semblable agissait sans doute alors sur la Loubette, sur son père et sur moi, car nous demeurions tous trois à la même place, toujours immobiles et silencieux. La flamme continuait à lutter contre l'humidité des roseaux qui se tordaient en gémissant; bientôt elle s'abattit tout-à-fait, rampa le long des tiges à demi vertes, puis s'évanouit, et l'on eût pu croire le feu éteint sans la frêle spirale de fumée blanchâtre qui continuait à s'élever. Loubette, avertie par la disparition de la lueur qui avait jusqu'alors éclairé l'âtre, repoussa les roseaux vers le centre du brasier, et dit à demi- voix, comme si elle se parlait à elle-même :
 
- Les ''pavas'' pleurent, c'est mauvais signe pour les absens.
 
- Et ce n'est pas un meilleur signe pour les présens, reprit le cabanier, qui me sembla assombri plutôt qu'animé par le cidre; Dieu seul pourrait dire ce qu'il nous garde à tous.
 
La jeune paysanne soupira.
 
- Monsieur apportait le bonheur de Guillaume, dit-elle presque bas; une fois établi là-bas dans un défrichement, il aurait oublié ce qu'il n'est pas bon qu'il se rappelle; il aurait pris une femme, et Dieu lui aurait donné des enfans pour ses vieux jours, tandis que maintenant!...
 
Elle s'arrêta; Jérôme frappa la table avec la cruche qu'il tenait à la main.
 
- Non, non, s'écria-t-il, la chance tournera toujours à sa perte; il n'y a point de bonheur pour celui qui a été bercé sur les genoux d'une morte.
 
La Loubette ne répondit pas; elle s'était accroupie sur l'âtre, la tête penchée et les mains pendantes; je demandai au cabanier ce qu'il voulait dire.
 
- Ce que j'ai vu? reprit- il d'un accent qui révélait à la fois une certaine exaltation et une réminiscence de terreur; demandez à tous les gens de Vix, ils vous diront l'histoire de la berceuse.
 
- C'était donc au temps où vous étiez ''sixtain''? repris-je.
 
- Oui, répliqua Jérôme; je venais de me marier; mais la grande guerre, voyez- vous, ça ne forme pas les jeunes filles à l'économie; à force de misère, on s'habitue à ne prendre souci de rien. Aussi la Sillette (que Dieu apaise son ame!) avait les mains croisées plus souvent qu'à l'ouvrage, et notre ''fiot'' Guillaume demandait long-temps avant d'avoir sa ''suffisance''. J'avais beau lui dire que les enfans qu'on laisse crier la nuit éveillent les vieux parens dans le cimetière, elle s'enfonçait sous la couverture pour ne pas entendre. La vieille Calotte, qui couchait à l'étable, s'était offerte pour prendre le ''petiot''; mais Sillette avait refusé par mauvaise gloire. Aussi Guillaume dépérissait que c'était pitié. Une nuit, dans mon somme, il me parut que j'entendais son râle. Je me redressai à moitié endormi. Le bruit continuait; mais c'était le ronflement du rouet. J'avançai la tête pour voir au bout de la cabane, et alors, que le ciel ait pitié de nous ! je vis dans le clair des étoiles la mère-grand, morte depuis sept années, qui filait en berçant le ''fiot'' sur ses genoux.
 
Le cabanier s'arrêta, épouvanté du souvenir qu'il venait d'évoquer; la Loubette fit un mouvement. Je demandai à Jérôme s'il avait bien reconnu la berceuse.
 
- C'était elle! c'était elle! reprit- il plus bas; ses cheveux blancs pendaient hors de sa coiffe, son tablier avait le coin relevé, comme quand elle se mettait au travail; la vieille femme avait entendu de dessous la terre les cris de son petit- fils.
 
- Mais l'avez- vous revue? demandai-je.
 
- Revue! dit le cabanier; j'aurais donc voulu ma perte? Non, non; les enfans de douze ans savent que celui qui regarde deux fois un défunt n'a qu'à commander son drap mortuaire. J'ai entendu seulement le rouet jusqu'à ce que Guillaume soit devenu bien portant et fort.
 
- Et vous pensez que cela doit lui porter malheur? Jérôme secoua la tête.
 
- Oui, dit- il avec une sorte de solennité lugubre, celui qu'a touché un trépassé garde toujours un mauvais don, car il reste en lui quelque chose de la mort. Les troupeaux qu'il soigne tombent malades, le blé qu'il sème ne ''gaiffe'' (1) jamais, et les gens qu'il aime tournent leurs coeurs d'un autre côté. Nous l'avons trop bien vu par Guillaume le ''Triste-Gas''! Qui sait où son mauvais sort l'a conduit à cette heure, et s'il n'y a pas en route pour nous quelque nouvelle de malheur?
 
En ce moment, un cri d'oiseau perçant, mais isolé, se fit entendre au dehors. Le cabanier et sa fille redressèrent la tête en même temps, le premier tout surpris, la seconde avec une exclamation de saisissement.
 
- As- tu entendu? s'écria Jérôme; on dirait un ''tire-arrache''.
 
Un second cri, puis un troisième retentirent dans la nuit.
 
- C'est bien l'oiseau de rivière, reprit le cabanier, mais, par le Dieu tout-puissant! je ne l'avais jamais entendu chanter si tard.
 
- Quelque niole, en passant, l'aura effrayé, dit la Loubette, dont la voix me parut trembler; mais si c'est l'heure où les oiseaux dorment, c'est celle où les chrétiens soupent, et la table est servie.
 
Elle avait allumé une ''clarté'' qu'elle posa sur la nappe en me montrant mon couvert. Je pris place vis-à-vis du cabanier, et il se mit à me faire les honneurs de son souper avec plus d'entrain que je ne lui en aurais supposé. Une fois enhardi, Jérôme ne manquait ni de conversation ni de bonne humeur. C'était le type complet, quoique un peu exagéré, du ''maraîchain'' méridional. Mélange de crédulité, d'égoïsme et de timidité, il avait besoin d'une complète confiance pour être lui-même; au moindre soupçon, toute liberté d'esprit disparaissait, une circonspection peureuse reprenait le dessus, et l'on retrouvait le Prusias campagnard, toujours tremblant de ''se brouiller avec la république''.
 
Je me sentis d'autant plus à l'aise pour l'étudier, que dès le commencement du souper la Loubette avait disparu. Je n'y pris d'abord point garde, tout occupé que j'étais de mon hôte. A force d'ambages et de précautions oratoires, j'avais réussi à ramener la conversation sur Guillaume. Le cabanier me parlait d'une jeune fille avec qui il avait échangé les anneaux de promesse et qui s'était mariée depuis à un autre, quand il fut subitement interrompu par des pas lourds, accompagnés de cliquetis d'armes. Au même instant, un uniforme galonné s'encadra dans la baie de la porte, et le brigadier de la gendarmerie de Chaillé entra. Jérôme devint très pâle, le verre qu'il allait porter à ses lèvres resta à. moitié chemin; le brigadier nous salua avec la politesse joviale ordinaire à ses pareils.
 
- Bon appétit, dit- il, et ne vous dérangez point pour moi. Il paraît que la santé se soutient, père Jérôme?
 
- La... la santé! bégaya le cabanier, tenant, toujours son verre à la même hauteur.
 
- J'ai voulu vous faire une petite visite en passant, reprit le gendarme, qui appuyait ironiquement:sur les mots; mais où est donc la Loubette?
 
- Est- ce qu'elle n'est pas là? dit le cabanier, qui regarda autour de lui.
 
- Vous le savez bien, vieux finot, reprit le brigadier, et vous allez m'avouer tout de suite où elle est.
 
- Je vais.... je vais la chercher, dit Jérôme, qui fit un mouvement vers la porte.
 
Mais le gendarme lui barra le passage.
 
- Minute! s'écria-t-il, on ne sort pas, mon brave.
 
- On ne sort pas! répéta le cabanier de plus en plus effrayé; cependant pour avertir Loubette....
 
- Justement nous ne. voulons pas qu'on puisse l'avertir, répliqua le brigadier en clignant l'oeil, et c'est pourquoi j'ai laissé un homme à l'extérieur, Voyons, père Blaisot., il n'y a plus à faire le malin avec nous; on sait que votre fils est ici.
 
- Guillaume! s'écria le cabanier avec un saisissement de surprise trop naturel pour être joué.
 
- Et nous venons l'arrêter comme réfractaire, ajouta le gendarme. Croyez- moi, l'ami, engagez-le à se rendre.
 
Jérôme jura par tous les saints du haut et du bas Poitou qu'il ignorait le retour de son fils, et qu'il n'était pour rien dans sa résistance à l'arrêt du sort qui l'appelait sous les drapeaux; mais le brigadier connaissait évidemment son homme, et, persuadé que Jérôme cachait le réfractaire, il voulut l'effrayer.
 
- Pas de farces, dit-il en hérissant sa moustache; on sait que vous êtes tous des blancs dans le pays; aucun de vous n'ouvrirait la bouche pour mettre l'autorité sur la piste d'un réfractaire. Vous n'avez pas même l'air de vous douter de la chose; mais on connaît les couleurs, mon cher, et les ennemis de l'ordre n'ont qu'à se bien tenir.
 
Blaisot voulut protester de sa soumission au gouvernement de juillet.
 
- Faites donc pas le câlin, reprit l'agent de la force publique d'un ton presque menaçant; on vous connaît, peut-être! Est- ce que vous-même vous n'avez pas refusé de rejoindre dans le temps? Si on était méchant garçon, on pourrait le dire assez haut pour être entendu de Fontenay, et alors gare l'amende, la prison et le reste!
 
- Le reste! murmura le cabanier, qui se rappelait avoir vu fusiller les réfractaires et ceux qui leur donnaient asile pendant la guerre de la Vendée.
 
- Quoi qu'il arrive, continua le gendarme, je vous aurai averti; il ne faudra vous en prendre qu'à vous-même, si le procureur du roi se fâche et si les garnisaires vous mangent.
 
A ce mot de garnisaires, Blaisot devint encore plus pâle. Ceux qui ont vécu dans les pays où a fleuri ce système odieux de la république et de l'empire peuvent seuls comprendre tout ce qu'un pareil mot renferme. Pour nos paysans, recevoir les garnisaires, c'était subir le sort du pays conquis. Livré à des soudards dont la mission était surtout de se rendre insupportables, il fallait subir à la fois la ruine et l'insulte, car ces loups officiels, en dévorant leur proie, ne manquaient jamais de la railler d'être si maigre. L'idée de se trouver exposé à une telle épreuve épouvanta Blaisot. Aux émotions de sa poltronnerie vinrent se joindre les inquiétudes de son avarice; il vit ses épargnes englouties et sa cabane au pillage.
 
- Sainte Vierge! ne parlez pas de garnisaires, monsieur Durand, s'écria- t- il en joignant les mains; aussi vrai que j'ai été baptisé, Guillaume n'est pas venu au pays. Ah! Jésus ! ce n'est pas moi qui voudrais le cacher pour attirer le malheur sur mon pauvre toit. Non, non, mon saint patron est témoin que je ne l'ai point encouragé à faire le conscrit de buissons. Je savais trop bien que j'en souffrirais. Puisque la mauvaise chance lui était tombée, fallait se soumettre; je le lui ai dit, monsieur Durand, mais vous savez : le ''Triste-Gas'' avait le coeur arrêté dans le pays, et, quoique la fille soit maintenant à un autre, il y pense toujours pour sa damnation.
 
- Voilà justement pourquoi il revient, fit observer Durand; nos renseignemens sont précis; hier on l'a reconnu près de Vallembreuse, ainsi il doit être au Petit-Poitou ou dans les environs. Du reste, on va fouiller la case, et quand il serait sous la pierre du foyer, où vous mettiez autrefois vos fusils, faudra qu'on le trouve, mille dieux! ou j'y perdrai mon nom.
 
Il allait sans doute donner suite à sa menace, mais nous entendîmes au dehors la voix de la Loubette mêlée à celle des gendarmes; presque aussitôt l'un d'eux entra, tenant par le bras la jeune fille qui se plaignait très haut.
 
- C'est-il la loi maintenant, s'écriait-elle, qu'on arrête les gens quand ils rentrent tranquillement chez eux? Votre uniforme vous rend bien effrontés, mes gens !
 
- Ah! ah! c'est la cabanière, dit le brigadier; et d'où viens-tu comme cela, ma vieille?
 
- D'un endroit où on ne tutoie pas les filles qui ne vous connaissent pas ! répondit-elle avec une hardiesse provoquante.
 
- Bah ! j'ai donc bien changé depuis mon dernier voyage? demanda le gendarme.
 
- Possible, dit la Loubette, je n'ai pas gardé votre signalement.
 
- Alors tu ne sais pas qui je suis?
 
- Je vois que vous n'êtes pas des gens polis, toujours! répliqua la jeune fille aigrement.
 
Il était évident que cette exagération de mauvaise humeur avait surtout pour but de cacher son trouble et de gagner du temps; le brigadier parut le comprendre.
 
- Prenons donc des mitaines à quatre pouces, dit-il ironiquement; mademoiselle Loubette pourrait- elle nous faire l'honneur de nous dire d'où elle vient dans ce moment?
 
- C'est bien malaisé à savoir! répliqua la paysanne du même ton bourru, j'étais allée porter la pitance au grand berger.
 
- Elle ne venait pas du côté où nous avons vu le troupeau, dit le gendarme qui était entré avec elle.
 
- Il y a donc, à cette heure, un chemin commandé? reprit la Loubette, toujours aussi maussade.
 
- On ne prend pas le plus long pour son plaisir, objecta Durand.
 
- Mais on le prend pour son devoir, répliqua la paysanne, et j'avais oublié quelque chose près du grand canal.
 
- Quoi donc?
 
- Vous le voyez bien.
 
Elle avait tiré de dessous son tablier une petite faucille qu'elle jeta derrière la porte, sur un tas d'herbe fraîchement coupée. Durand et son compagnon se regardèrent : les réponses de la jeune fille étaient si vraisemblables et faites d'un tel accent, que tous deux se trouvaient évidemment embarrassés; mais le brigadier n'était pas homme à se payer de pareils subterfuges.
 
- Ma foi, dit-il après un instant de silence, je vois que vous êtes une fine mouche et qu'il n'y a pas moyen de vous prendre au gluau; vaut mieux alors tout vous dire franchement. Voilà l'histoire, ma fille le grand Guillaume est pincé!
 
- Vrai ? s'écria la Loubette.
 
- On l'a rencontré en route, nous avons été avertis, et il n'y a plus moyen de nous échapper.
 
La paysanne joignit les mains.
 
- Pauvre gas ! dit-elle; hélas ! fallait finir comme ça; c'est un crève-coeur que j'attendais ! mais puisqu'il est arrêté, monsieur Durand, on ne m'empêchera pas de le voir; c'est- il à Chaulé que vous l'avez emmené?
 
Les deux gendarmes échangèrent encore un regard : en prenant au mot le brigadier, la jeune fille l'avait complètement dérouté. Ainsi battu pour la seconde fois dans ses propres embuscades, il se décida à attaquer de front.
 
- Au diable ! dit-il, vous seriez capable d'en revendre à tous les juges d'instruction du département; mais c'est assez de charades comme ça, ma chère : je vous répète que le grand Guillaume est au Petit-Poitou, que nous le cherchons et que vous venez de lui parler.
 
Ainsi tout ce que vous avez dit était des menteries! s'écria la paysanne.
 
- On vous demande où vous avez laissé Guillaume, interrompit le brigadier.
 
Mais Loubette paraissait indignée.
 
- Voilà qui est glorieux! dit- elle; tromper une pauvre fille, pour qu'elle soit dommageable à son propre frère !
 
- Tonnerre ! vous ne voulez donc pas répondre ! dit Durand impatienté.
 
- Non! répliqua la cabanière avec énergie; puisque vous me tendez des piéges, je n'ouvrirai plus la bouche; on me hacherait menu comme balle d'avoine plutôt que de me faire dire un mot.
 
- Nous perdons notre temps avec ces chouans-là, s'écriai Durand, le père est un sournois et la fille une ''dessallée'' (2); vite, deux hommes ici pour garder la case, pendant que tu viendras avec moi battre l'estrade vers le grand canal.
 
Il avait regagné la porte; je le suivis. La nuit était étoilée; mais de grands nuages passaient par instans et, amenaient des alternatives d'ombre et de lumière. Lorsque nous sortîmes, tout était plongé dans l'obscurité. Le brigadier appela les deux hommes qui veillaient au dehors et commença à leur donner ses instructions à voix basse, mais il ne tarda pas à s'interrompre; la brise venait d'apporter jusqu'à nous un bruit que je ne reconnus point d'abord.
 
- On dirait une niole qui passe sur le grand canal, observa un des gendarmes.
 
Tout le monde prêta l'oreille. Le clapotement des eaux refoulées par la petite barque devenait moins confus. Dans ce moment, son conducteur se mit à fredonner la chanson du ''retour des noces''. Quoique la voix me parût avinée, je la reconnus; c'était celle de Nivôse Bérard. Les vers de la mélancolique ballade nous arrivaient si nettement, que le ''coureur de bois'' était évidemment près d'aborder. Son chant continuait avec la même expression d'insouciance, lorsqu'il s'éteignit tout à coup. Il y eut un silence de quelques secondes, puis nous entendîmes un cri sourd, un bruit de pas précipités, et ''Fait-Tout'' vint tomber au milieu de nous chancelant et hors d'haleine.
 
- C'est la jambe de bois! s'écria le brigadier surpris; comment diable se trouve-t-il ici à cette heure? D'où viens-tu, vagabond; et que t'est-il arrivé?
 
Nivôse voulut répondre, mais l'ivresse et la peur enchaînaient sa langue : à demi renversé sur le banc placé près du seuil de la cabane, il tendait les mains vers le massif de saules du grand canal, en bégayant des mois entrecoupés.
 
- Comprenez- vous ce qu'il veut dire ? demanda Durand à ses hommes.
 
- Le pauvre diable n'a plus sa raison, reprit le gendarme qui avait déjà parlé.
 
- Non, balbutia ''Fait-Tout'', je l'ai vue... j'en suis sûr... je l'ai vue! Et me saisissant la main :
 
- C'est là, dit- il, comme j'abordais... elle est sortie du milieu des roseaux... et elle a filé sous les arbres!
 
- Mais qui? quoi? s'écria le brigadier impatienté.
 
- Eh bien, elle ! murmura ''Fait-Tout'', dont la voix devint encore plus basse, la ''niole d'angoisse'' !
 
Les gendarmes firent un mouvement de surprise; Durand haussa les épaules.
 
- Il aura aperçu un rayon de lune qui glissait sur l'eau ! reprit- il; mais le coureur de bois insista.
 
- Je vous dis qu'elle a passé tout près de moi, et, comme je ne rangeais pas ma barque. J'ai entendu une voix répéter : ''Tourne ou je te retourne''!
 
- Alors, tu as vu le ''tousseur jaune''? demanda Durand d'un ton railleur.
 
- J'ai aperçu le mort qu'il emportait.
 
- Un mort?
 
- Sa tête pendait à l'avant de la niole et traînait dans les joncs.
 
- Allons, ivrogne! dis que tu as eu peur, interrompit le brigadier.
 
- Non! s'écria le coureur de bois; au premier instant, l'eau-de-vie m'a soutenu le coeur, et la preuve, c'est que je lui ai parlé.
 
- .An conducteur de la viole d'angoisse ?
 
- Je lui ai demandé tout haut : ''Mâle ou femelle, qui emmènes-tu''?
 
- Et il t'a répondu?
 
- Il m'a répondu : J'emmène le grand Guillaume!
 
Le cabanier, qui était accouru sur le seuil, poussa un cri; mais la Loubette resta immobile; Durand ne parut nullement ébranlé par l'accent de conviction du coureur de bois.
 
- Nous sommes encore pas mal innocens d'écouter ici ce père la Soif, dit-il; pendant ce temps- là, notre conscrit se donne de l'air. Vite, les enfans, préparez les armes et commençons la chasse !
 
Nous entendîmes craquer les batteries des carabines, puis les gendarmes s'avancèrent avec leur chef dans la direction du grand canal. Nous les suivîmes tous par un mouvement involontaire; Bérard lui-même se laissa entraîner, tout en protestant que nous courions à notre perte. Le brigadier arriva le premier au massif de saules. Le canal, plongé dans la nuit, formait un large sillon noir que tachetaient de loin en loin les touffes de plantes aquatiques. Durand se retourna en ricanant
 
- Eh bien ! où est donc sa ''niole blanche''? demanda-t-il. - Regardez! cria ''Fait-Tout'', qui nous montrait l'embouchure de l’''étier''.
 
Tous les yeux se fixèrent en même temps sur le point indiqué : en avant d'un jet de clarté stellaire qui argentait les eaux, une forme vague glissait légèrement dans l'obscurité; elle atteignit bientôt la ligne lumineuse, et nous reconnûmes une petite barque recouverte de blanc.
 
Cette fois le brigadier parut céder au saisissement général et ne put retenir une exclamation.
 
- C'est elle ! c'est ''la niole d'angoisse'' ! répétèrent plusieurs voix.
 
- Elle rentre dans le grand étier, dit Jérôme.
 
- Mais elle nous a auparavant laissé son chargement, acheva ''Fait-Tout''.
 
Il désignait du doigt un petit atterrissement qui, jusqu'alors, avait été caché par la berge; nous nous penchâmes tous à la fois, et nous aperçûmes le cadavre d'un noyé.
 
Il était couché au milieu des broussailles, la face contre terre et les deux bras étendus. Les gendarmes descendirent jusqu'à lui, le dégagèrent des repousses de frêne, et, l'enlevant avec effort, le déposèrent sur le bord du canal. La Loubette, qui les avait aidés, se mit alors à genoux près du mort pour le mieux examiner. Le long séjour sous les eaux avait rendu le visage méconnaissable, mais les vêtemens semblaient être ceux du réfractaire; enfin, une bague que l'on retrouva à la main gauche dissipa tous les doutes : c'était l'anneau de promesse dont m'avait parlé le cabanier, et on y lisait distinctement les noms de Guillaume et de Lousa.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small> (1) On dit que les blés ''gaiffent'' quand, après avoir été coupés tout jeunes, ils épaississent et annoncent ainsi une abondante moisson.</small><br />
<small> (2) Rusée.</small><br />
 
 
<center>III – Guillaume le réfractaire</center>
 
Le corps du noyé avait été porté à la cabane, on le déposa dans un petit appentis fermé attenant au logis d'habitation. Le hasard ayant appris au brigadier Durand que j'avais quelques notions de médecine, il me pria de dresser procès-verbal. Il fallait, pour cela, procéder à l'examen du cadavre, afin d'en reconnaître l'état et de constater la cause du décès. Cependant deux des gendarmes qui étaient retournés à Chaillé avaient répandu le bruit de ce qui venait d'arriver. Malgré la nuit, on accourut bientôt du voisinage pour voir le mort.
 
On sait que tout événement qui réunit des paysans est pour eux l'occasion de manger et de boire. Les traditions d'hospitalité ne leur permettent pas de recevoir ceux qui viennent prendre part à la douleur ou à la joie de la famille sans leur offrir le pain et le vin, ces deux antiques symboles d'alliance. La Loubette couvrit en conséquence la table de tout ce qui pouvait être offert, et Jérôme se chargea de faire les honneurs de la maison. Il accueillait tout le monde avec de bruyantes lamentations. Aux plaintes des visiteurs sur le sort de son fils, il répondait par des plaintes sur son propre sort. Qu'allait devenir la cabane, gouvernée par une coiffe et par deux bras vieillis ? Tôt ou tard on le verrait infailliblement réduit aux haillons des chercheurs d'aumône, et par malheur on n'était plus au temps de la grande soeur de la sagesse, qui ''demandait à Dieu de devenir étoffe, pour vêtir les pauvres gens'' (1). Tous ces gémissemens étaient entrecoupés de libations qui me parurent en adoucir sensiblement l'amertume. Comme tous les paysans, le cabanier, qui ne se mettait que rarement en dépense, voulait au moins profiter de celle qu'il ne pouvait éviter, et il buvait seul autant que tous les visiteurs.
 
Quant à la Loubette, après avoir mis le couvert, elle était sortie et avait d'abord rôdé quelque temps autour des gendarmes groupés au dehors. Son attitude et son expression me surprirent. Ses larmes coulaient, mais sans les éclats ordinaires aux douleurs campagnardes; c'était plutôt une angoisse agitée qu'entrecoupaient des tressaillemens nerveux. Elle se dirigea bientôt vers l'appentis où l'on avait déposé les restes de son frère. Ceux-ci avaient été recouverts d'un drap roux en toile de chanvre, et on avait allumé aux pieds deux chandelles de résine. Tous les arrivans venaient pour regarder le mort; mais la Loubette, assise à terre sur le seuil, la figure cachée sur ses genoux, barrait la porte et ne permettait à personne d'entrer. Cependant, à la voix du vieux Jacques, elle tressaillit et releva la tête.
 
Le grand berger était debout devant l'appentis, contemplant cette forme humaine à jamais immobile qui se dessinait dans l'obscurité. Il tenait des deux mains son chapeau appuyé sur sa poitrine, ses longs cheveux gris tombaient sur ses épaules, et un pli douloureux crispait son front tanné.
 
- Voilà donc ce qu'on gagne à vieillir! dit-il, en ayant l'air de penser tout haut plutôt que de s'adresser à quelqu'un; ceux qu'on a vus naître sont étendus sur les tréteaux, et la fille de la maison pleure à la porte !
 
- Dieu essaie notre coeur, vieux Jacques! dit la Loubette, qui laissait échapper quelques larmes.
 
Le berger remua la tête.
 
Oui, dit- il doucement. Je sais qu'on ne peut pas lui demander compte; mais il y a des fois où il est dur de se soumettre!... Et c'est donc vrai qu'on ne sait pas comment la chose est arrivée?
 
- On ne sait rien, dit la jeune fille.
 
Jacques regarda quelque temps le cadavre en silence.
 
- On dit toujours du bien de ceux qui sont partis pour l'éternité, reprit-il enfin; mais, quand celui-ci était vivant, on en parlait déjà comme d'un mort. Où est l'homme qui serait capable, dans tout le Marais, de lui reprocher une mauvaise action ou seulement un mauvais mot? Sa présence riait à tout le monde, et, quand il vous avait dit bonjour en passant, on se croyait plus riche.
 
Ça n'a pas empêché le malheur de venir, objecta sourdement la Loubette.
 
- Qui aurait pu penser que le vieux Jacques le mettrait en terre? reprit le berger revenant toujours à son étonnement douloureux; qui l'aurait dit, quand il courait avec mes moutons dans la pâture, quand je lui faisais des sifflets de frêne, quand il me lisait l'histoire de la grande guerre au coin d'un fossé?
 
Le vieillard s'arrêta. Cette énumération de souvenirs avait fait grandir son émotion; deux petites larmes, les dernières, à ce qu'il semblait, d'une source depuis long-temps tarie, glissèrent lentement le long de ses joues. La Loubette parut très troublée.
 
- Taisez- vous, vieux Jacques, dit-elle très bas et sans regarder le grand berger, vos paroles sont comme un couteau qui entre dans le coeur. Pourquoi rendre la peine plus lourde en rappelant la joie?
 
- Ce que vous dites, c'est la raison, ma fille, reprit le paysan déjà remis; aussi voilà qui est fini, je ne parlerai plus; seulement vous laisserez bien le grand berger voir une dernière fois le fils de la maison ?
 
Il avait fait un mouvement pour franchir le seuil de l'appentis; la Loubette parut hésiter, et ne se rangea qu'avec une visible répugnance.
 
- Faites vite, Jacques, dit- elle, ou tout le monde viendra troubler la tranquillité des morts.
 
Le grand berger entra en se signant. Dans ce moment, la ''flandrine'', qui était derrière lui et à laquelle on n'avait point pris garde jusqu'alors, voulut le suivre malgré Loubette.
 
- Laissez, dit le vieillard en se retournant vers la jeune fille, la ''Bien-Gagnée'' a droit de voir son ancien maître.
 
Et s'adressant à la brebis :
 
- Comment n'as- tu pas senti le malheur venir sur nous? dit- il avec un ton de tristesse et de reproche; le bon Dieu t'aurait- il retiré ton instinct; ou bien as- tu oublié Guillaume?
 
La ''flandrine'' redressa la tête à ce nom, et regarda le berger avec une intelligence singulière. Le vieux Jacques s'approcha alors du cadavre, souleva le drap mortuaire, et s'adressant à la brebis :
 
- Viens, la ''Bien-Gagnée'', reprit- il, et prouve que tu as reçu le don; reconnais tes morts !
 
La brebis s'approcha lentement, tourna autour du noyé, passa la langue sur une de ses mains, puis s'éloigna avec indifférence, et sortit de l'appentis. Le grand berger parut stupéfait. Il regarda le visage défiguré du cadavre; laissa retomber le suaire, et, tournant la tête :
 
- Allons, murmura- t- il, l'animal et l'homme se ressemblent ; ils oublient les absens et ils abandonnent les morts.
 
S'agenouillant alors près des tréteaux, il fit une courte prière, puis se signa de nouveau, et sortit en silence.
 
Je n'avais pu me livrer encore à l'examen nécessaire pour la rédaction du procès-verbal demandé par le brigadier. Je profitai du moment où la Loubette s'éloignait avec Jacques pour y procéder. Les gendarmes avaient rejoint Jérôme et buvaient dans la cabane; j'appelai ''Fait-Tout'', qui était à peu près dégrisé et ne fit aucune difficulté pour me venir en aide. Sûr désormais de n'avoir affaire qu'à un cadavre, il se mit à le dépouiller avec une rapidité et une adresse que l'expérience seule pouvait donner. J'appris, en effet, qu'il fallait ajouter cette industrie à toutes celles qu'il exerçait déjà. Le coureur de bois ensevelissait ''les morts de malheur''! c'est le nom donné dans nos campagnes à ceux qu'un coup subit a frappés. Surpris dans les erreurs de la vie sans avoir eu le temps de les expier, ils laissent un doute funeste sur le sort de leur ame, et, d'après le préjugé populaire, la plupart appartiennent à l'enfer. Aussi les mains pieuses qui cousent le suaire des pécheurs absous ne s'offrent-elles point pour eux : il faut appeler un des mercenaires désignés par le nom flétrissant d’''ensevelisseurs des damnés''. Bien souvent même l'église refuse d'ouvrir ses portes à celui qu'elle n'a pas réconcilié, ou, si elle le reçoit, elle ne lui accorde que ses moindres honneurs et ses plus courtes prières. Cette espèce de répugnance grandit surtout quand la fin a été visiblement violente; meurtre ou suicide, on soupçonne un crime, et il semble que le sang du cadavre souille la mémoire du mort.
 
Tout en déshabillant le noyé, Bérard m'avait remis sur la voie de ces préventions populaires.
 
- Si c'était Sauvage le ''Bien-Nommé'', dit- il, on l'enterrerait sans messe à l'entrée du cimetière; mais, pour un réfractaire, M. le curé n'y regardera que d'un oeil. Ils n'avaient pas moins raison quand ils disaient à Marans que le mauvais vent soufflait sur le Petit-Poitou. Voilà deux gas couchés sous l'eau en moins d'un mois. Pour Sauvage, je ne dis rien; il buvait jusqu'à se noyer l'esprit, et il n'avait ni force ni vaillantise; mais celui- ci n'a jamais vu double : il nageait comme une brême, et je l'ai vu abattre un taureau par les cornes.
 
Le cadavre que nous avions sous les yeux était loin d'annoncer une pareille vigueur, et j'en fis l'observation.
 
- C'est ce que je me disais tout en vous parlant, reprit le coureur de bois étonné; j'aurais juré que le grand Guillaume était plus membru et mieux en point.
 
Je lui fis remarquer les jambes grêles du mort, ses mains allongées, ses épaules étroites.
 
- Faut voir les bras, dit- il en les dégageant de leur dernier vêtement...
 
Mais il s'arrêta tout à coup, se pencha vivement vers le cadavre, et se récria.
 
- Qu'y a- t- il? demandai-je.
 
- Ce qu'il y a? reprit ''Fait-Tout''; regardez-moi là, sur l'avant-bras; qu'est- ce que vous voyez, dites?
 
- Un tatouage.
 
- Qui représente?
 
- Mais... ''un autel.., une croix... une fleur de lis''...
 
- Le ''grand jeu'' avec ma marque, à preuve que c'est moi qui l'ai piqué! Mais, comme avant le ''Fier-Gas'' il n'y en avait qu'un autre à l'avoir dans le pays, je dis que ceci n'est pas le corps du grand Guillaume.
 
- Et de qui donc?
 
- De Sauvage le ''Bien-Nommé''.
 
Il fut interrompu par un cri sourd. Nous nous retournâmes; la Loubette était à la porte de l'appentis, pâle, la tête droite et une main en avant.
 
- Arrive! arrive! et essuie tes yeux, cria ''Fait-Tout'', ton frère n'est pas trépassé.
 
- Taisez- vous, sur votre salut! dit la jeune fille en refermant vivement la porte. Qu’est-ce que vous êtes venu faire ici, et qui vous a permis de toucher au mort!
 
- Qui? répliqua Bérard, surpris du ton de la paysanne; foi de Dieu! tu n'as qu'à demander à monsieur.
 
La Loubette me regarda; je lui expliquai la mission dont j'avais été chargé par le brigadier.
 
- Au fait, il ne sait encore rien, interrompit Nivôse; je vas lui annoncer le changement.
 
Il voulut sortir; la cabanière lui barra le passage.
 
- Quel bien ça vous fait-il de le lui dire? reprit-elle d'une voix. basse et vibrante ; c'est-il donc pour qu'ils recommencent à fouiller tous les buissons avec leurs sabres et leurs fusils? Ne savez-vous pas bien qu'un réfractaire est comme le loup du bois? Tant qu'on le sait debout, on travaille à avoir sa peau. Laissez donc clouer ce mort-ci entre quatre planches, afin de donner un peu de repos aux vivans.
 
Ainsi, tu savais que ce n'était pas le corps du ''Triste-Gas''? dit ''Fait-Tout''.
 
- Et votre frère est au Petit-Poitou? ajoutai-je.
 
Elle poussa la barre de bois qui fermait la porte; puis, nous regardant en face
 
- Eh bien ! oui, dit- elle avec une résolution subite; mais, si vous êtes des hommes et des chrétiens, vous vous tairez. Voilà treize mois que le grand Guillaume était hors du pays et en sûreté, comme je pouvais croire; mais le chagrin l'a pris, et il est revenu. ''Fait-Tout'' sait bien pourquoi.
 
- Pour la Lousa, dit celui- ci.
 
- Pour elle! reprit la paysanne d'un accent de rancune. A l'ordinaire, on guérit d'une amitié, quand il n'y a plus d'espoir; mais lui, il est sous un mauvais charme, et son esprit reste malade malgré tout.
 
- Vous l'avez donc vu? demandai-je.
 
- Pendant le souper, monsieur se rappelle bien ce cri de ''tire-arrache'' qui a étonné mon père?
 
- C'était un signal...
 
- Qui m'a averti que Guillaume était arrivé, et de fait il m'attendait près du grand canal avec le corps du ''Bien-Nommé'', qu'il avait rencontré sous sa perche en traversant l'étier.
 
- C'est alors, sans doute, qu'il a eu l'idée de donner le change à ceux qui le cherchaient en mettant au noyé sa bague et ses habits?
 
- Et en couvrant sa niole d'un linceul blanc.
 
- Par ainsi c'était une menterie ! s'écria ''Fait-Tout'', visiblement partagé entre une indignation sincère et la honte d'avoir été pris pour dupe; c'est lui qui m'a dit les mauvaises paroles! il n'a pas eu peur de jouer avec la mort! Eh bien! par mon baptême, la mort aura son tour!
 
- Je le lui ai dit, murmura la Loubette en baissant la tête; mais Guillaume est un coeur mauhardi, qui ne croit pas ce que les mères apprennent aux enfans du pays.
 
- Puisqu'il a besoin d'un exemple, le bon Dieu le lui donnera, reprit Nivôse avec une certaine aigreur, et voilà qu'il commence en faisant reconnaître sa feintise.
 
- Vous n'êtes toujours que deux à la savoir, fit observer vivement la Loubette, et monsieur n'est pas un traître. Je l'assurai de ma discrétion.
 
- Alors ''Fait-Tout'' n'a qu'à oublier ce qu'il a vu, et le secret restera sous l'herbe du cimetière, continua-t-elle en regardant mon compagnon; mais faut avouer franchement ses intentions.
 
- Est-ce que j'ai dit que je: voulais parler? répliqua Bérard avec humeur.
 
- Mais vous n'avez pas promis de vous taire, objecta la Loubette.
 
- Faut avoir confiance dans les gens, reprit sournoisement le coureur.
 
La jeune fille le regarda en face; un flot de sang était monté à sa joue blafarde, et son oeil, plus ouvert, avait une sorte de rayonnement.
 
- Prenez bien garde à ce que vous allez faire; coureur, dit- elle lentement; selon votre choix, vous pourrez avoir ici, pour le reste de votre vie, de grands amis ou de vrais ennemis. Dans le moment présent, je ne vous veux que du bien; mais, si vous faites le moindre tort à Guillaume, aussi vrai qu'il y a un Dieu au ciel, je mettrai tout mon courage à vous préparer du mal, et vous regretterez jusqu'aux larmes d'avoir mis du chagrin sur ma route. Je vous dis ça, vous le voyez, sans colère, mais c'est un engagement que je prends, et vous pouvez demander dans le pays si j'ai jamais faussé mes promesses.
 
Il y avait dans l'accent de la, paysanne une telle puissance de sincérité, que ''Fait-Tout'' en fut visiblement troublé; cependant il affecta d'en rire.
 
- Eh bien ! quoi donc, on se fâche? dit-il ironiquement; voilà les femmes qui veulent me faire peur de leurs langues! Eh! eh! eh! impossible, ma fille, je suis trop habitué à la chasse des vipères. Aussi mets-toi bien dans l'esprit que si je me tais, ce ne sera point par crainte, mais par pure amitié.... d'autant que j'y perdrai un bon profit.
 
La Loubette parut étonnée.
 
- Eh oui ! un bon profit, répéta Bérard; il n'y a pas que toi qui t'intéresses à celui qui est là. Voilà-t-il pas six semaines que la famille du ''Bien-Nommé'' le cherche pour mettre son pauvre corps en terre sainte? Celui qui le lui apporterait pourrait être sûr d'être traité avec politesse.
 
L'expression donnée à ce dernier mot ne pouvait laisser de doute sur sa signification.
 
- Les parens du ''Bien-Nommé'' ne sont pas plus riches que les Blaisot, répliqua la fille du cabanier, qui comprit où tendait le coureur de bois.
 
- Mais peut- être bien qu'ils sont plus généreux? dit ''Fait-Tout'' en clignant l'oeil.
 
- C'est à savoir; pour payer un service, faut d'abord qu'il ait été rendu.
 
- On peut toujours convenir du prix, objecta effrontément Bérard,
 
- Non pas ici, interrompis-je en prêtant l'oreille, car j'entends le sabre et les éperons des gendarmes.
 
- Venez dehors, nous causerons, dit vivement la Loubette.
 
Et, rouvrant la porte, elle sortit avec Bérard.
 
Je me hâtai d'achever mon procès- verbal que je remis au brigadier. Il repartit aussitôt, emmenant Jérôme, qui, bien qu'un peu étourdi par les toasts de condoléance auxquels il avait dû répondre, gardait sa prudence ordinaire, et voulait faire lui-même sa déclaration à l'autorité. Les voisins s'étaient déjà retirés; je me trouvais seul dans la cabane au moment où la Loubette et le coureur rentrèrent. Tous deux s'étaient mis complètement d'accord. Le coureur, qui se préparait à ensevelir le noyé, venait chercher une ''bouteille de dur'' pour combattre le brouillard de la nuit.
 
Resté seul avec la jeune fille, j'allais l'interroger sur le grand Guillaume, quand je la vis courir à une porte de derrière qu'elle ouvrit avec précaution; elle avança la tête au dehors, sembla fouiller du regard tout l'enclos, prêta un instant l'oreille, et finit par pousser ce cri plaintif de la chouette, rendu sinistre par tant de sanglans souvenirs. J'entendis bientôt des pas; la Loubette disparut un instant, échangea quelques paroles à voix basse, puis rentra avec un jeune paysan que je reconnus au premier coup d'oeil pour son frère : c'étaient les mêmes traits, mais avec plus de netteté et de finesse. La physionomie restée confuse chez la soeur s'était, chez le frère, éclaircie et achevée. En les voyant à la fois, on avait, pour ainsi dire, l'ébauche et la statue.
 
A mon aspect, le jeune Vendéen s'était involontairement arrêté.
 
- N'ayez pas peur, Guillaume, dit la Loubette, monsieur ne vous veut que du bien, et il est capable de vous donner un bon conseil.
 
- Il sera reçu en grande révérence, dit le paysan, qui se découvrit.
 
Je l'assurai de mes bonnes intentions et lui expliquai très brièvement comment j'étais venu pour lui au Petit-Poitou. Il parut faire effort pour m'écouter; mais ses yeux, qui allaient d'un objet à l'autre, trahissaient sa distraction. Je m'interrompis brusquement.
 
- Pardon, excuse, monsieur, dit Guillaume, qui parut craindre de m'avoir blessé; mais voilà si long-temps que j'étais pas entré ici, que, malgré moi, je regarde si tout est à son ancienne place. Vous savez, on aime les endroits qu'on a connus tout petit, surtout quand on revient... et qu'il faut repartir, car on ne doit plus me voir par ici, maintenant qu'on va me croire au cimetière
 
Je voulus lui faire entrevoir les sérieuses conséquences de cette ruse, qui, en le rangeant parmi les morts, lui enlevait son nom, ses droits et toute possibilité de retour au pays; mais, à ce dernier mot, il m'interrompit.
 
- C'est ce qu'il faut ! dit-il vivement; tant qu'il y aurait eu moyen de revenir, j'aurais voulu revoir la cabane, tandis qu'à cette heure tout est dit. Quand le prêtre aura chanté le ''De profundis'', il ne restera plus de grand Guillaume. Il y avait comme un courant qui m'emportait par ici, fallait l'empêcher. Quand on ne veut pas que les barques suivent le fil de l'eau, on les coule au fond : eh bien! moi, voilà que j'y suis!
 
Il éclata d'un rire forcé; mais la Loubette laissa échapper un gémissement. Le jeune réfractaire se tourna vers elle.
 
- N'ayez pas de regrets, pauvre fille, reprit-il avec beaucoup de douceur, le bon Dieu sait où il nous mène; remercions-le plutôt d'avoir bien voulu nous donner ce dernier moment.
 
- Mettez-le donc à profit, reprit la paysanne avec une résignation naïve; vous avez grand besoin, Guillaume, buvez à votre soif et mangez à votre faim.
 
Le jeune homme s'approcha de la table, qui était restée servie, et voulut s'asseoir sur le banc; mais sa soeur lui montra à l'autre bout un escabeau qui était évidemment sa place accoutumée. Elle prit au vaisselier une assiette particulière, une cuiller de bois sur laquelle le nom de son frère était grossièrement gravé, et lui présenta un pain de méteil encore entier. Avant de l'entamer, le paysan y traça une croix avec la pointe de son couteau.
 
- C'est la première mouture du grain nouveau, fit observer la Loubette.
 
- La première ! répéta Guillaume, dont l'oeil brilla de cet orgueil du laboureur qui goûte aux prémices de la moisson; par mon baptême! il est gris comme lin et flaire la noisette. Dieu soit béni pour m'avoir fait manger encore une fois le blé de nos champs!
 
Il se mit alors à souper avec un appétit que la jeune fille m'expliqua en m'apprenant qu'il était encore à jeun. Il ne s'arrêtait que pour me répondre de temps en temps ou pour interroger la Loubette. Ses questions roulaient presque toujours sur quelque détail de la ferme. Il s'informait de l'état de chaque pièce de terre, des semailles projetées, de son attelage favori, et, en parlant de ce rustique royaume qu'il avait autrefois gouverné, son regard s'animait, sa voix devenait plus haute, ses fortes mains s'étendaient comme s'il eût voulu saisir la charrue ou nouer le joug. Un bruit que nous crûmes entendre au dehors l'interrompit. La jeune fille courut à la porte, mais tout était désert et silencieux. Je parlai toutefois du retour probable de Jérôme et de la nécessité de l'éviter.
 
- Monsieur a raison, dit le grand Guillaume, dont l'animation momentanée tomba aussitôt; je m'oublie ici, quand je devrais déjà être en route; faut qu'avant le jour j'aie assez marché pour ne plus trouver devant moi aucune figure de connaissance.
 
Et ne pouvant retenir un soupir :
 
- C'est dur, pas moins, ajouta- t- il, que le fils de la maison soit obligé de venir chez son père en se cachant comme un voleur; mais on doit se soumettre, personne n'a raison contre la volonté du bon Dieu.
 
Il se leva lentement pour prendre son chapeau et son bâton; la Loubette coupa à la miche un morceau de pain qu'elle mit en silence dans la poche de sa veste. Je dis alors que je comptais moi- même retourner à Marans sans plus tarder, et j'offris à Guillaume de le prendre dans ma carriole, en lui faisant observer que c'était le moyen le plus prompt et le plus sûr de sortir du Marais; il accepta avec un remerciement. Pendant ce temps, la Loubette s'était retirée dans l'ombre; elle se tenait appuyée contre un meuble, et je l'entendais pleurer tout bas. Guillaume, qui la regardait à la dérobée, tournait son chapeau avec embarras; je compris que je gênais leurs adieux, et je sortis pour atteler le char-à-bancs.
 
En passant devant l'appentis, j'aperçus ''Fait-Tout'', qui achevait son oeuvre funèbre. La peur de l'humidité nocturne l'avait sans doute engagé à un emploi très fréquent du préservatif, car la bouteille d'eau-de-vie, placée devant une des chandelles de résine, me parut presque vide : les traits du coureur avaient pris une expression encore plus joviale que d'habitude. Tout en donnant ses derniers soins au mort, il lui chantonnait une hymne d'église dont le latin me sembla singulièrement revu et corrigé au point de vue du patois vendéen. Trouvant commode et prudent d'éviter, pour le retour, la compagnie du chasseur de vipères, je le laissai à ses occupations. Le cheval fut bientôt mis à la carriole, et je rentrai pour avertir Guillaume.
 
Sa soeur et lui étaient près du seuil, se tenant par la main. A ma vue, la Loubette jeta ses bras autour du cou du jeune homme et éclata en sanglots. Je m'efforçai de la calmer par quelques paroles d'espérance; mais le réfractaire garda le silence. Après avoir rendu à la paysanne ses embrassemens, il se dégagea très vite et sortit le premier. Lorsque nous fûmes dans le char-à-bancs, elle lui tendit encore la main; il ne fit pour ainsi dire que l'effleurer, saisit les rênes, et nous partîmes. La Loubette nous suivit quelques instans en courant; mais Guillaume pressa le cheval, et elle ne tarda pas à disparaître derrière nous dans l'obscurité. Il respira alors fortement comme soulagé d'un fardeau, et me rendit les rênes. Arrivé à un pli de terrain que nous allions dépasser, il se retourna. Le toit de la cabane apparaissait au loin à travers la nuit. Il ôta son chapeau en signe d'adieu, croisa les bras sur sa poitrine, et nous continuâmes ainsi en silence jusqu'à l'entrée de Chaillé. Là seulement il releva la tête, et appuyant la main sur les rênes :
 
- Faites excuse, monsieur, dit- il d'un accent qui me parut altéré; il faut que je m'arrête ici, mais je ne veux point vous retarder; que Dieu vous donne un heureux voyage et qu'il vous bénisse pour votre bonté !
 
- Vous avez quelqu'un à visiter? demandai- je.
 
- Ce n'est pas quelqu'un, balbutia le réfractaire, c'est un endroit...
 
- Et vous serez long-temps?
 
- Assez seulement pour revoir... la maison !
 
- Où est-elle?
 
- Là-bas, derrière l'église.
 
Il me montrait une masure précédée d'un petit jardin enclos d'aubépines.
 
- C'est la demeure de la Lousa? demandai- je en le regardant. Il tressaillit.
 
- On a donc parlé à monsieur? s'écria-t-il vivement; quand ça et qui donc? Ça ne peut pas être la Loubette ! elle aurait perdu son ame plutôt que de me trahir.
 
Je dis comment Jérôme m'avait tout raconté en soupant; mon compagnon fit un geste de dépit.
 
- Je comprends ! dit-il avec amertume; pour que les vieilles gens croient un secret bon à garder, faut qu'il intéresse leur bourse. N'ayez pas peur que le maître de la cabane eût parlé, s'il avait fallu cacher une poche de ''faux-sel (2); mais, après tout, il n'y a pas d'affront, et puisque monsieur sait la chose, il voudra bien m'arrêter ici.
 
- A condition de veiller sur vous, repris-je; tout le monde vous connaît au bourg; vous pourriez faire quelque dangereuse rencontre; je ne veux point vous quitter.
 
Guillaume hasarda quelques objections; mais j'y coupai court en déclarant que ma résolution était prise et lui rappelant qu'il n'y avait pas de temps à perdre. Nous arrêtâmes la carriole près de l'église; il se dirigea vers la haie d'aubépines, y trouva une brèche qui lui était connue et entra dans le jardin. Je me hâtai d'attacher le cheval au mur du cimetière, afin de le suivre. Lorsque je franchis la haie, je l'aperçus sous une longue tonnelle de vignes qui partageait le jardin dans sa longueur. Il marchait lentement en regardant autour de lui, comme s'il eût voulu reconnaître les lieux. Arrivé à une espèce de rond-point où se dressaient une table de planches brutes et des bancs grossiers, il s'arrêta un instant : il s'y était sans doute souvent assis avec la Lousa; c'était là, selon toute apparence, que l'on venait souper les soirs d'été, et les deux familles y avaient rompu le pain de promesse. Un peu plus loin, il fit une pause devant un petit parterre enlevé à la culture qui occupait tout le reste du jardin. On apercevait encore des bordures de buis enfouies, sous les herbes parasites et quelques fleurs d'automne qui élevaient çà et là leurs tiges jaunies. Je pensai que ce devait être l'ouvrage de Guillaume, un souvenir de ses jours d'illusions et d'espérances, aujourd'hui abandonné comme les espérances et les illusions elles-mêmes. Le jeune homme passa outre: arrivé à une touffe de troènes sous laquelle deux ruches avaient été abritées, je crus l'entendre murmurer quelques mots; il parlait aux ''avettes'', ces bonnes amies du logis, qui entendent tout ce qu'on leur dit, et partagent nos douleurs comme nos joies. Enfin il atteignit la maisonnette, où tout semblait endormi. Après en avoir fait le tour; il s'arrêta devant une petite fenêtre du rez-de-chaussée qu'il regarda long-temps, s'assit sur les marches de la porte et cacha sa tête dans ses mains. J'attendis quelque temps; mais, outre le danger de tout retard, il était à craindre qu'un trop long attendrissement n'enlevât au jeune homme le courage et la présence d'esprit dont il allait avoir besoin : je m'approchai donc doucement, et je lui rappelai la nécessité de se remettre en route. Il se releva sans faire aucune objection; il me sembla plutôt exalté qu'abattu.
 
- Je suis prêt, dit- il d'un accent entrecoupé; maintenant que j'ai vu l'endroit, je repartirai content. La dernière fois que j'y suis venu, c'était en plein jour; les aubépines fleurissaient, on n'entendait que chants d'oiseaux; aujourd'hui il fait nuit, les fleurs sont mortes, les oiseaux se taisent : tout est changé ici comme dans ma vie; fasse le bon Dieu qu'il n'en soit pas de même pour elle!
 
Il essuya ses larmes, fit deux ou trois pas, et se tourna de nouveau vers la petite fenêtre.
 
- Ah! je m'en irais content, dit- il avec une sorte d'angoisse passionnée, oui, content, si je pouvais seulement connaître ce qu'elle dira demain, quand on sonnera mon enterrement! Qui sait si elle n'aura pas quelque regret, si elle ne pensera pas qu'elle y est pour quelque chose? Peut-être bien, que la nuit prochaine elle ne dormira pas aussi bien que celle-ci.
 
En ce moment; l'horloge du village sonna trois heures; je fis un geste pour inviter Guillaume à se hâter.
 
- Je vous suis, monsieur, reprit-il précipitamment; mais je veux qu'elle sache que je suis venu. J'aurais aimé lui rendre sa bague, s'il n'avait pas fallu la mettre au doigt du noyé. Heureusement il me reste ceci : une marque y est; elle la reconnaîtra.
 
Il avait dénoué de son cou une cravate de coton noir, qu'il attacha au châssis de la petite fenêtre. Comme il achevait, une voix de nouveau-né se fit entendre dans la maisonnette; Guillaume tressaillit.
 
- Un enfant ! s'écria-t-il en s'appuyant au mur; la Loubette ne m'avait pas dit... elle a un enfant !
 
Je voulus l'emmener, mais il tremblait d'émotion et ne m'entendait plus. Il se dressa de nouveau jusqu'à la fenêtre en collant son visage contre les vitres que la lune éclairait. Il y était depuis un instant, lorsqu'un cri d'épouvante retentit à l'intérieur. Guillaume se rejeta en arrière.
 
- Elle m'a vu, dit-il; partons, partons !
 
Il s'était précipité vers la brèche; je le suivis, et quelques minutes après notre char-à-bancs roulait sur la route de Marans.
 
En arrivant au ''booth'' de Vix, le réfractaire descendit et prit congé de moi. Je lui avais offert, pendant le, chemin, de l'emmener en Touraine au nouveau défrichement, et de l'y établir comme fermier sous un nom d'emprunt; mais il avait refusé.
 
- Je ne peux plus songer à vivre comme les autres, me répondit-il pour tenir une ferme, faut se marier, et je n'y ai pas le coeur; faut travailler d'un esprit tranquille, et moi je serais toujours dans l'angoisse; à chaque bruit de pas, je croirais entendre venir les soldats. Merci de vos intentions, monsieur, mais c'est trop tard. Il y a un an, j'étais une pierre bonne à bâtir; à cette heure, je ne suis plus qu'un caillou fait pour rouler dans les eaux courantes.
 
- Mais qu'allez- vous devenir? demandai-je.
 
- Le bon Dieu en décidera, me répondit- il avec réserve.
 
- Et où allez- vous maintenant?
 
- Chez des gens que je connais devers Talmont.
 
Je lui tendis la main.
 
- Allez donc, lui dis-je, et bonne chance ! Peut-être que nous nous reverrons un jour.
 
Il secoua la tête.
 
- Ils disent dans le pays que celui sur qui on a chanté l'office des morts ne passe jamais l'année, répliqua-t-il avec un accent de sombre ironie.
 
Et, sans attendre ma réponse, il salua et partit.
 
Je ne doute point qu'on ne raconte encore dans le Marais, pour appuyer la croyance à ''la niole blanche'' et aux apparitions, la manière dont fut découvert le noyé du Petit-Poitou, ainsi que sa visite nocturne à la Lousa. Quant au sort réel du jeune réfractaire, personne n'a pu m'en instruire; mais, le soulèvement tenté par la duchesse de Berry ayant eu lieu deux mois après son départ, j'ai toujours pensé qu'il s'y était laissé entraîner, et qu'il avait péri dans quelque engagement contre les bleus.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small>(1) Ces paroles sont historiques; elles furent prononcées par la soeur Marie- Louise, qui fonda la maison des ''Filles de la sagesse'' à Saint-Laurent (Vendée). </small><br />
<small>(2) On appelle faux-sel celui sur lequel on a fraudé les droits. </small><br />
 
===Le Kacouss de l’Armor===
 
<center>I – La filleule de la verge et le fils du diable</center>
 
A l'ouest de l'Armor finistérien s'étend une longue pointe granitique dont l'extrémité se bifurque, et forme les deux presqu'îles de Kelern et de Croozon. La dernière de ces presqu’îles dessine un des côtés de la magnifique baie de Douarnenez, ce lac marin au fond duquel dort la mystérieuse cité du roi Gralon. On peut trouver des horizons moins monotones, des rocs aussi bouleversés, des terrains encore plus écorcés par la rafale; mais on chercherait vainement un site dont le caractère fût plus complet. Ce qui distingue le paysage qu'on découvre du haut de cette du ne, c'est une harmonie indéfinissable ; ce sont les falaises pierreuses le long desquelles coulent des traînées de bruyères en fleurs, les volées de goëlands gris tournoyant au-dessus des enceintes druidiques, les linceuls d'algues fauves qui enveloppent les récifs et dont les plis flottent dans les remous; c'est le mélange de grèves, d'écumes, de débris de naufrages, et, par-dessus tout, cette respiration rauque de l'Océan dont les intermittences régulières semblent mesurer le temps. Ailleurs, l’aspect séduit par la variété; ici il impose par son unité: la même impression vous arrive par tous les sens, et cette impression a je ne sais quoi de fortifiant et d'austère. La brise de mer est d'une nature purifiante; comme l'air des montagnes, elle produit une sorte d'excitation salutaire; après l'avoir respirée, on se sent plus d'activité, plus d'initiative; la grandeur du spectacle réagit au dedans et communique à l'être intérieur son énergique gravité. J'éprouvai d'autant plus vivement cette impression, que je retrouvais les rudes paysages de la Bretagne après un long séjour dans l'énervante atmosphère des villes. Ce que je revoyais avait en quelque sorte pour moi le charme du souvenir et celui de la nouveauté. Je reconnaissais mes sensations d'autrefois mais ravivées et plus entières.
 
Après m'être arrêté au cap La Chèvre, je me dirigeais vers le nord en suivant le promontoire. J'avais passé Rostudel; j'apercevais en avant quelques arbres rabougris, et, derrière leur feuillage échevelé par la brise, le hameau de Kercolleorc'h, lorsque mon oeil s'arrêta, à gauche, sur une étroite oasis dont la verdure rayait la brande. C'était une petite ravine de quelques pas s'inclinant vers la baie et que vivifiait une source appauvrie par les chaleurs de juillet. Au plus profond de ce pli de terrain; quatre pierres brutes avaient été disposées de manière à former une sorte de fontaine que protégeaient quelques touffes de saules. Une jeune paysanne s'y tenait assise, le bras appuyé sur sa' cruche de terre de Cornouaille, dont l'orifice était recouvert d'une toile fine et blanche. L'arrangement de son costume flétri témoignait d'un goût remarquable. La coiffe de toile rousse encadrait avec soin l'ovale un peu large du visage; un petit mouchoir de cotonnade, brune évasait gracieusement ses plis sur la nuque et enveloppait les épaules comme deux ailes; une jupe bordée de rouge retombait jusqu'au-dessus de la cheville, et laissait voir deux pieds nus d'une forme parfaite et de la couleur du bronze florentin.
 
Je m'étais arrêté pour la regarder; elle me salua d'un de ces ''bonjours'' cadencés qui donnent tant de grace caressantes au vieux langage celtique. Je m'approchai, attiré par la douceur de la voix et par la fraîcheur de la source. En me voyant essuyer mon front, la Rébecca armoricaine me demanda si je voulais boire, et, sur ma réponse affirmative, elle souleva la cruche en riant et approcha le goulot de mes lèvres, comme je la remerciais à la manière bretonne en lui souhaitant ''la bénédiction de Dieu'', le pas d'un cheval retentit au revers du coteau, et la silhouette d'un meunier se dessina au détour de la montée. C'était un homme encore jeune, à la mine ironique, et vêtu d'un habit de couleur opale qui dénonçait, sa profession. Assis de côté sur ses sacs de farine il cheminait en sifflant et battait la mesure des deux pieds contre les flancs de sa monture. Habitué à cette excitation régulière, l’animal n’y prenait point garde, et s'avançait d’un pas philosophique comme trop blasé sur les choses de ce monde pour s'émouvoir ni se hâter. Le nouveau venu salua la petite paysanne par son nom.
 
- Que la Trinité nous aide ! dit-il en riant; voici Dinorah qui tient auberge sur la lande pour les gentilshommes de passage.
 
- Continuez votre chemin, Guiller ''Trois-Bouches'', répondit Dinorah en riant; il n'y a ici que de l'eau de fontaine, et vos pareils n'aiment que ''l'eau de feu''.(1).
 
- Par ma conscience ! mon chemin est: le tien, reprit le meunier, car je porte les moutures à Kercolleorc'.h.
 
- Sauf ce que la sébile du moulin en aura retiré, dit la jeune fille malignement.
 
Je souris de cette allusion aux habitudes connues des meuniers bretons, trop sujets à dîmer sur les grains qui leur sont confiés. Gifler hocha la tête. - Vous entendez ''la langue de malice (gour lanchenn''), dit-il en se tournant vers moi; je l'ai vue trop petite pour m'appeler par mon nom, et maintenant elle pourrait plaider contre un avocat. Que je sois damné si Dieu n'a pas donné aux femmes la parole qu'il a retirée au serpent !
 
Dinorah se mit à rire.
 
- Les plus faibles ont droit de se défendre, fit-elle observer; le ver de terre lui-même se redresse contre celui qui l'écrase.
 
Guiller secoua la tête. – Oui, oui, continua-t-il ironiquement, la ''petite sainte'' n'aime pas les curieux, et, comme les chiens de métairie, elle aboie de loin.
 
- Les bons chiens n'aboient pas contre les honnêtes gens! objecta finement la paysanne.
 
Le meunier la regarda. - Alors dis-moi un peu, reprit-il, ce que font les chiens de Kercolleorc' h quand Beuzec-le-Noir, passe devant ta porte ?
 
Dinorah ne répondit rien et rougit, beaucoup; évidemment Guiller avait trouvé le point sensible. Il y appuya avec une persistance qui prouvait la rancune, et plaisanta longuement la jeune fille sur son voisin Beuzec, qui me parut être un de ces favoris pour lesquels on avoue difficilement sa prédilection. Dinorah, d'abord troublée, recouvra bientôt sa présence d’esprit et finit par répondre avec une vivacité acérée. Tous deux épuisèrent leur malignité dans ce duel de paroles. Guiller y mit l'entrain vulgaire des railleurs de profession, la jeune fille une dextérité nerveuse et hardie dans laquelle perçait quelquefois l'amertume. Le meunier parut céder le premier.
 
- Sur mon baptême ! le diable n'aurait pas avec elle le dernier mot, dit-il en me regardant ; voici bien la preuve que ce qu’il y a de plus infatigable sur terre, c'est la mauvaiseté d'une femme.
 
- Vous mentez, dit vivement Dinorah ce qu'il y a de plus infatigable, c'est la cravate d'un meunier.
 
- Pourquoi cela? demandai-je.
 
- Parce qu'au dire de la tradition, reprit la paysanne en riant, elle peut, uns se lasser, tenir toujours un coquin à la gorge.
 
Guiller ne parut point se fâcher de l'application du proverbe populaire. - Allons, dit-il d'assez bonne grace, la fille est bien instruite et connaît toutes les sentences de malice. Depuis que le froment a du son, les piqueurs de meule ont été exposés à la médisance et au péché. Il n’y a que les ''petites saintes'' qui peuvent être filleules de la vierge Marie ! La figure de Dinorah prit une expression sérieuse. - Ne riez pas des choses bénites, Guiller ''Trois-Bouches'', dit-elle presque sévèrement.
 
- Que le vieux ''Guillaume'' (2) me brûle si je ris! répliqua ironiquement le meunier; tout le monde ne sait-il pas bien que tu as eu pour marraine la mère de Jésus?
 
- Assez! interrompit la paysanne visiblement scandalisée; mais le meunier n'était pas homme à s'arrêter dans une revanche, d'autant plus qu’il avait rencontré mon regard qui l'interrogeait.
 
- Monsieur ne connaît pas l'histoire! dit-il d'un ton narquois. C'était après la naissance de Dinorah; on l'avait conduite à l'église; le bedeau venait d'apporter la coquille de sel; et le recteur décrochait déjà son étole, quand on accourut dire que celle qui avait été choisie pour marraine venait de mourir. La chose parut un signe de malheur, ainsi que monsieur peut croire, et on se demandait comment l'innocente serait baptisée; mais on vit tout à coup sortir de la chapelle de la Vierge une belle créature vêtue de dentelles et de soie, qui se proposa pour tenir l’enfant, et qui, de baptême achevé, disparut sans qu’on ait pu savoir comment. Certaines gens ont dit que c’était une étrangère du haut pays venue pour voir la mer, et qui avait aidé, par hasard, à faire une chrétienne ; mais ceux de Kercolleorc'h, qui ont plus d'esprit que le pauvre monde, ont assuré que c'était la vierge Marie elle-même, en raison de quoi ils ont appelé Dinorah ''la petite sainte''.
 
Je regardai la jeune fille, et je lui demandai si ceci n'était point un conte inventé par le meunier.- Guiller sait mentir, même quand il s'invente pas ! répliqua-t-elle avec une brusquerie qui indiquait une conscience blessée ; mais, après, tout, sa moquerie ne peut rien changer dans ce que Dieu a voulu : pour rire des étoiles on, ne les fait pas tomber du ciel ! A ces mots, elle doubla le pas, malgré la cruche qu'elle portait sur la tête, et nous devança dans le sentier, de manière à rompre l’entretien. Guiller me regarda de côté. – En voilà de la fierté ! me dit-il ironiquement; la petite ne veut pas renoncer à avoir une marraine au-dessus du firmament.
 
Je reportai les yeux avec curiosité sur Dinorah, qui continuait à marcher devant nous. Ce n'était point la première fois que j'entendais parler de ces créatures d'élection qu'un heureux hasard avait faite les protégées de quelque sublime patron. Je savais qu'en Bretagne, où la légende chrétienne s'est partout substituée à la mythologie gauloise, où la Vierge et les saints ont remplacé les fées de l'Armor, ces interventions surhumaines ne sont point aujourd'hui même sans exemple. J'avais entendu citer la ''fouacière'' de Saint-Matthieu, dont l'ange Gariel pétrissait les pains azymes, et le pilote de l’île de Batz, à qui Jésus-Christ avait appris les paroles qui ''relèvent'' le navire en détresse; mais c'était la première fois que je voyais de mes yeux une de ces favorites du ciel. Bien que familiarisé depuis long-temps avec les inventions de la fantaisie populaire, j'avais quelque peine à entrer dans ce nouveau domaine, à prendre au sérieux la naïveté de cette foi qui me transportait en plein moyen-âge. Je contemplais tout surpris cette pauvre paysanne qui se croyait sincèrement filleule de la reine des anges, et qui sentait sur elle une bénédiction particulière ! Cette persuasion avait, du reste, imprimé à toute sa personne un caractère de pureté plus digne et plus sereine; une fois averti, on en restait frappé: C'était la grace de la jeunesse avec le fermeté de l'âge mûr et la placidité de la vieillesse. Sous cette enveloppe sans éclat, on devinait une flamme intérieure dont le reflet brillait doucement au fond de deux yeux couleur de mer. Je n'eus point le temps de demander au meunier de nouvelles explications : nous étions arrivés à une cabane de ''gabarier '' (3), que j'appris alors être celle du père de Dinorah. La maisonnette était de granit, couverte en ardoises, contre l'usage, et d'un aspect moins misérable que celles qui parsèment nos grèves. On avait profité d'une échancrure assez profonde du coteau pour ménager derrière la cabane un courtil bordé d'aubépines et de troënes. En avant s'ouvrait une petite crique pailletée de coquillages dont les débris nacrés étincelaient au soleil. A l'ouverture même de cette espèce de port, des filets séchaient sur le roc, et une barque était échouée; le gabarier dormait au pied du rocher, la face tournée vers le sable et le front appuyé sur ses deux bras repliés.
 
- Voilà Salaün qui récite la ''prière de saint Lâche'', dit le meunier en me montrant le dormeur avec le manche de son fouet; ces fermiers de la mer sont les protégés du bon Dieu : tandis qu'ils dorment, la semaille se fait sous l'eau, leur moisson grandit, et, le jour venu, ils n’ont qu'à récolter. Je gage que le père Salaün fait maintenant quelque rêve royal ! Il voit entre deux eaux le grand congre aux yeux de perle ou le banc de sardines d'argent, et il engage son ame au diable pour voir le filet qui prend tout. Nous arrivons tout juste, pour sauver un chrétien de la damnation.
 
A ces mots, il rapprocha ses deux mains réunies en forme de porte-voix et poussa un de ces cris prolongés par lesquels les marins s'appellent sur mer. Le gabarier se secoua aussitôt et releva la tête. Guiller éclata de rire. - Eh bien ! vieux marsouin, dit-il, tu vois que les gens de terre savent aussi parler, au besoin, la langue marine.
 
- J'ai cru que c'était un canonnier de marine qui me hélait, répliqua ironiquement Salaün en faisant allusion à la maladresse proverbiale de ces derniers pour tout ce qui concerne les habitudes nautiques.
 
- Allons, tout le monde sur le pont ! reprit le meunier, qui continuait à parodier le langage du gaillard d'avant; j'apporte de quoi faire le biscuit.
 
Il avait délié les cordes qui tenaient les sacs de mouture attachés sur le bât; Salaün vint l'aider. Je profitai du moment pour m'informe r des moyens de visiter les belles grottes de Morgate; Salaün m'offrit sa barque, nous tombâmes d'accord du prix, et il fut convenu que nous partirions à la descente de la marée, qui était alors ''étale''. En attendant, je gravis le rocher qui fermait au nord la petite crique, et le lac de Douarnenez m'apparut sous les lueurs déjà obliques du soleil. Les côtes brunes s'arrondissant autour des eaux bleues, çà et là empourprées par des rayons plus vifs ou moirées par de blanches lueurs, donnaient à la baie entière l'apparence d'un gigantesque coquillage aux bords rugueux et à l'intérieur irisé de nacre. On apercevait, de loin en loin les voiles blanches des pêcheurs ou les voiles roses des gabariers qui glissaient à l’horizon et allaient se noyer parmi les splendeurs du soir. Aucun bruit dans cette immense étendue, si ce n'est la rumeur de la mer et quelques bourdonnemens d'insectes. L'odeur marine des algues arrivait jusqu'à moi mêlée aux parfums mielleux des troncs et à la senteur amère des genêts. Les pointes de Saint-Hernot, de Morgate et de Trebéron se dressaient successivement au nord comme des bastions géans ; çà et là des hameaux tachetaient la lande.
 
Après avoir long-temps promené les yeux sur ce merveilleux spectacle, je les abaissai vers la petite anse creusée à mes pieds. Le meunier et Salaün étaient rentrés; je, n'apercevais plus que la gabare, échouée, le cheval broutant les rares gazons marins qui veloutaient le roc, et quelques oiseaux de mer se jouant le long des anfractuosités; mais bientôt Dinorah parut. Elle portait la quenouille de roseau passé à sa ceinture et tournait le fuseau en marchant, son tablier relevé se gonflait des grains de rebut que rejette le vanneur. Je la vis monter la petite colline qui aboutissait au rocher où je m'étais assis. Arrivée au sommet, elle regarda autour d'elle, leva la main comme si elle eût appelé aux quatre coins du ciel, et se .mit à répéter je ne sais quel chant sans paroles et sans rhythme. Presque aussitôt des gazouillemens lui répondirent, et une douzaine d'oiseaux s'élancèrent pour recevoir d'elle la pâture. Je voyais la jeune fille, dont la silhouette se découpait sur l'azur du ciel, semer le grain en chantant à demi-voix, tandis que les bouvreuils, les roitelets et les rouges-gorges, voletant alentour, l'enveloppaient dans leurs évolutions aériennes. Le tout, éclairé par les clartés du soir, formait un tableau rustique et charmant ; on eût dit une de ces idylles en quelques vers telles que nous en a laissé la poésie sicilienne. Je voulus rejoindre la ''petite sainte'', mais elle m'arrêta par un geste.
 
- Si monsieur approche, les oiselets vont partir, dit-elle en me les montrant qui tournaient déjà la tête d'un air inquiet et qui gonflaient leurs ailes.
 
Je lui demandai comment elle avait pu les apprivoiser.
 
- Comme toutes les créatures du bon Dieu, en leur montrant que je les aimais. Quand l'hiver vient et que la terre est gelée, je leur jette la graine sur le seuil, et, dans le temps des fleurs, ils s'en souviennent.
 
En ce moment, le meunier et Salaün reparurent; le premier appela son cheval, qui jeta un regard de regret mélancolique sur les gazons marins, mais se résigna à obéir. A leur approche, les oiseaux de Dinorah s'envolèrent.
 
- Voilà encore la ''petite sainte'' qui fait l'aumône aux mendians de l'air, dit Guiller en nous rejoignant; aurait-elle parmi eux quelque messager qui lui apporte des nouvelles de sa marraine?
 
- Pourquoi non? répliqua Salaün en souriant; si nos pères n'ont pas menti, il y a des oiseaux qui connaissent les routes dans la ''mer d'en haut'', et qui peuvent porter une lettre aux bienheureux du paradis.
 
- C'est donc le contraire de mon cheval, reprit le meunier, car il porte, de ce pas, de la mouture à un damné de l'enfer.
 
- Vous allez à ''la Pointe du Corbeau''? demanda Salaün.
 
- Voir si le père du mal n'a pas encore emporté le vieux ''Judok-Naufrage''.
 
Ce dernier nom me frappa : de récentes recherches faites aux archives judiciaires de la marine me l’avaient fait rencontrer, et je me souvins alors avoir oui dire que celui qui le portait devait habiter encore quelque point de nos côtes bretonnes. Mes questions à Salaün et au meunier dissipèrent bientôt tous mes doutes. Le gabarier de la Pointe-du-Corbeau était bien l'homme traduit en 1812 devant le tribunal maritime de Brest, sous l’accusation de crimes qu’on n’avait pu prouver, et renvoyé absous. Guiller lui apportait la mouture du mois, et s'inquiétait de savoir s'il le trouverait à sa cabane, quand le pêcheur lui dit : - Tu vas le savoir, car voici son fils; Beuzec-le-Noir.
 
A ce nom; je me retournai vers le nouveau venu : c'était un jeune paysan, vêtu d'un costume de toile en lambeaux. Sa chevelure rousse lui tombait jusqu'au cou, et sa main droite serrait un bâton de houx noueux, tandis que la gauche retenait un bissac sur son épaule. On cherchait vainement dans ses traits le type calme et: pur des Cambriens: Sa face élargie, son front déprimé, ses yeux enfoncés, ses dents aiguës, lui semblait accuser l’origine tartare ; son visage et ses membres avaient pris sous le soleil une teinte foncée qu'échauffaient au-dessous quelques glacis rougeâtres; c’était ce qui l’avait fait appeler Beuzec-le-Noir. L’aspect de ce jeune homme avait quelque chose de repoussant et de terrible.
 
Beuzec avait ralenti le pas en nous apercevant, sans changer pourtant de direction. Dinorah, qui s’était retournée comme moi en l'entendant nommer, affectait maintenant de filet, sans le regarder. L'oeil de Beuzec se fixait, au contraire, sur la jeune fille, et il me parut évident qu'il était tout à la fois attiré par elle et repoussé par nous. Guiller l’appela de loin avec la familiarité hardie qui lui semblait habituelle.
 
- Arrive donc, coureur de sentiers ! cria-t-il en remuant les bras; ne vois-tu pas qu'on veut: te parler?
 
Beuzec marcha encore plus lentement.
 
- Il faudrait un bout de filin à trois noeuds pour lui faire comprendre le breton, objecta Salaün.
 
Beuzec parut près de s'arrêter.
 
- Le meunier veut savoir si Judok est chez lui, dit alors Dinorah sans lever les yeux et en continuant à filer.
 
Le vagabond ne répondit pas immédiatement; il promena sur nous un regard scrutateur, puis répliqua:
 
- Il n'y a que ceux qui viennent de la pointe qui peuvent le savoir.
 
- Et d’où viens-tu donc? demanda Salaün.
 
- Parbleu! d'où il vient; toujours, répondit Guiller, de la petite guerre. Ne voyez-.vous pas qu'il a le bissac de picorée sur l'épaule? Qu'as-tu maraudé aujourd'hui, voyons, pupille du diable, fruit ou racine, chair ou poisson ?
 
Il fit un geste comme s'il eût voulu porter la main sur la besace; mais un éclair passa dans l’oeil du vagabond, et son bâton de houx se releva lentement.
 
- Beuzec Vient de la lande, dit la jeune fille en s'entremettant; je l’ai vu il y a une heure du côté des terriers.
 
- Est-ce qu'il se serai mis à chasser comme les gentilshommes ? demanda ironiquement Guiller.
 
- Pourquoi donc pas? dit le vagabond avec humeur.
 
- Et qu'as-tu fait de ton fusil et de ton chien? reprit le meunier.
 
- Voici le fusil des coureurs de sentiers, répliqua Beuzec en montrant son bâton noueux, et j'ai là, dans mon bissac, le chien de chasse de ''sainte misère''!
 
A ces mots, il plongea la main dans la poche la plus profonde, et en retira un petit animal très vif, de couleur sale, aux yeux enflammés et le museau humide de sang.
 
- Un furet ! s'écria Salaün; je comprends à cette heure pourquoi les messieurs du manoir se plaignent de ne plus trouver de lapins dans la garenne; c'est toi qui les braconnes avec ta vermine...
 
Beuzec éclata de rire.
 
- Ah! nous savons les trouver, nous autres, reprit-il d'un accent de triomphe; ''Jean qui tue'' m'en a encore étranglé quatre aujourd'hui; voyez!
 
Et il retira de la seconde poche du bissac plusieurs jeunes portaient au cou les traces de la dent du furet. Il nous les montra avec un rire féroce en les pressant du pouce et faisant couler le sang.
 
Guiller lui demanda s'il voulait vendre son gibier.
 
- Pas ici, répliqua-t-il; j'irai à Crozon, où l'aubergiste me l'achètera pour du ''vin de feu''.
 
Il avait repris les lapins, et allait les replonger, dans sa besace; mais il se ravisa tout à coup, en saisit un, et le jeta sans rien dire devant Denorah. Celle-ci le regarda comme si elle n'eût point compris.
 
- C'est le plus beau, dit brusquement Beuzec, la ''petite sainte'' peut le prendre.
 
Salaün ne permit point à sa fille de répondre, et repoussa du pied le présent. -Emporte ta chasse, dit-il d'un ton rude, nous ne mangeons que le gibier pris par des chrétiens.
 
Beuzec tressaillit et parut un instant déconcerté ; mais il redressa bientôt la tête comme une vipère, fit entendre un de ces éclats de rire faux et stridens qui m'avaient déjà étonné, puis replaça le bissac sur son épaule sans répondre, et disparut au penchant du promontoire.
 
- Eh bien! et son lapin ! dit Guiller, qui montra l'animal resté à terre.
 
- Tu le lui rapporteras ! répondit brusquement Salaün.
 
Le meunier releva le gibier, qu'il examina avec un regard de convoitise friande.
 
- Du diable si j’ai vos scrupules, maître Salaün, dit-il; l’animal est gras comme un nourrisson de neuf mois, et, arrangé au vin blanc, ça serait un mets royal; aussi j'ai grande envie d'accepter pour vous le cadeau.
 
Et comme il vit que le pêcheur allait répliquer : - Au reste, nous nous arrangerons, moi et Beuzec, ajouta-t-il, vu que je vais le retrouver là-bas. Aucun de vous n'a de commission pour Judok-Naufrage?
 
Je répondis que je désirais le voir, et que, si la barque pouvait venir me prendre à ''la Pointe du Corbeau'', j'accompagnerais Guiller jusque chez le vieux naufrageur. Salaün parut éprouver quelque répugnance pour cet arrangement, qu'il finit pourtant par accepter. Après avoir pris congé de Dinorah, je partis avec le meunier.
 
- Monsieur va voir un drôle de païen, dit celui-ci lorsque nous fûmes en route; dans le pays, on le croit donné au diable, et, à vrai dire, voilà bien long-temps qu'ils vivent en compérage. M'est avis que, si on mettait ses péchés à la file, il y aurait de quoi paver le chemin de Camaret à Crozon. Il a seul fait venir plus de navires à la côte depuis vingt années que tous les vents de ''suroit'' (4), et il a promené ses fausses balises et ses feux de tromperie depuis Loquirek jusqu’à Trévignon. – Je demandai si cet odieux métier l’avait enrichi. – C’est à savoir, dit Guiller, Judok vit à la Pointe comme un ''chercheur de pain'' (5), mais nul ne pourrait dire si sa pauvreté est un mensonge. Souvent Dieu vous punit du bien mal acquis en vous donnant l’avarice, et alors la richesse ressemble à une maladie intérieure qui vous ronge le coeur.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small>(1) Nom breton de l’eau-de-vie. </small><br />
<small>(2) Nom que les Bretons donnent au diable dans leurs plaisanteries. </small><br />
<small>(3) Nom donné en Bretagne aux bateliers qui exploitent les produits maritimes, tels que varechs, galets, sables marins, etc. </small><br />
<small>(4) Sud-ouest</small><br />
<small>(5) ''Klasker bara'', mendiant. </small><br />
 
 
<cenbter>II – Le kacouss de la pointe du corbeau</center>
 
Nous traversions une campagne de plus en plus ravagée. A droite se dressait un encadrement de rochers qui cachait les flots; à gauche, l'oeil se perdait sur une bruyère desséchée : des blocs de quartz blanc perçaient, de loin en loin, le sol dépouillé; comme des ossemens gigantesques exhumés par le vent de mer; enfin, au tournant d'un monticule, nous aperçûmes la hutte de Judok. Bâtie dans une fente à la pointe d'une petite crique, elle se confondait presque avec les dentelures de granit du promontoire. Le toit, adossé à un rocher, était couvert d'algues marines retenues par d'énormes galets. La carcasse dune tête de cheval se dressait à l'une des extrémités, tandis qu'à l'autre pendait une touffe de chanvre. Le meunier me la fit remarquer - C'est son enseigne d'autrefois, me dit-il; le métier de noyeul d'hommes n'était que pour les grands jours; d'ordinaire il écorchait les bêtes mortes et filait des cordes. Aussi les vieux du pays ne le considèrent pas comme chrétien, et disent que c'est un ''kacouss''.
 
J'avais déjà rencontré dans l’Arhès quelques restes de cette caste maudite, livrée aux mêmes industries que les parias de l'Inde et rejetée comme eux de la société commune. Assez nombreux autrefois pour avoir nécessités des dispositions particulières dans les ordonnances civiles et religieuses de la Bretagne, les ''kacouss'' s'étaient long-temps cachés aux lieux les plus solitaires, repoussés par l'église elle-même, qui ne leur permettait d'entendre les offices qu'à la porte du temple, ''sous les cloches''. Quant à leur origine, la tradition était multiple et douteuse : les uns les tenaient pour des ''Gypsians'' ou Bohèmes, les autres pour des Juifs lépreux, quelques-uns pour des Sarrazins emmenés captifs à l'époque des croisades. Les ducs de Bretagne leur avaient d'abord interdit l'agriculture et le commerce; mais, au XVe siècle, voulant diminuer le nombre des mendians, François II leur permit de prendre des fermes avec des baux de trois ans et de faire le trafic du fil ou du chanvre dans les lieux peu fréquentés. Ces nouveaux privilèges ne leur furent accordés qu'à la condition de porter une marque de drap rouge sur leurs vêtemens. Bien que le temps eût fait disparaître toutes ces distinctions, le préjugé populaire avait survécu. Le petit nombre de ''kacouss'' dont l'origine était restée visible continuait à vivre à l'écart, séparé de tous par une muraille de mépris. Pour ceux que je venais de voir dans la montagne, cette réprobation n'avait eu d'autre résultat que l'ignorance et la misère. Si l'on disait vrai, j'allais en voir un dont elle paraissait avoir envenimé le coeur et nourri la méchanceté.
 
Nous trouvâmes Judok devant sa porte, occupé à détordre de vieux bouts de cordage recueillis sur la grève. C'était un petit vieillard très maigre et complètement chauve. Son visage, couleur de brique, était sillonné en tous sens de rides si creusées, que le soleil n'avait pu les brunir jusqu’au fond; et qu’elles dessinaient sur la peau un dédale de lignes plus blanches qu'on eût pris, au premier aspect, pour un tatouage. La bouche dégarnie était rentrée et sans lèvres, le front fuyant, le nez recourbé; l'oeil avait une mobilité farouche, et la mâchoire inférieure une sorte de tremblement : on eût dit une bête fauve qui mâche à vide.
 
A ma vue, Judok fit un mouvement de surprise qui ressemblait à de la frayeur. Cependant il ne se leva point, et ses doigts continuèrent à parfiler le chanvre; mais son regard me suivait avec cette oscillation fiévreuse qui lui semblait habituelle. Guiller s'aperçut de son inquiétude.
 
- Eh bien! vous ne m'attendiez pas en si bonne compagnie, vieux fileur de cordes! dit-il en ricanant.
 
- Que cherche le gentilhomme sur nos côtes ? demanda Judok dont l'oeil ne pouvait me quitter.
 
- Vous peut-être, dit le meunier.
 
Le ''kacouss'' se leva et laissa tomber la corde qu'il effilait. Je tâchai de le rassurer en lui expliquant que j'avais suivi Guiller pour voir le pays , et que j'attendais le bateau de Salaün à la Pointe du Corbeau. Il parut satisfait, grommela une malédiction contre le meunier qui continuait à rire, et alla prendre un des bouts du sac qu’il venait de décharger. Tous deux le portèrent à la cabane, où je les suivis; mais, à peine entré, Judok s'arrêta avec un cri et laissa retomber la poche de mouture. Il venait d'apercevoir Beuzec accroupi sur le foyer et occupé à recouvrir de cendre des pommes de terre qu'il retirait de sa besace.
 
- Lui! s'écria le ''kacouss'' avec une indicible expression de surprise; que les saints nous protègent ! Par où est-il entré?
 
- Il me paraît qu'il n'y a pas à choisir, dit Guiller en montrant la porte.
 
- Non, non ! reprit le cordier avec force; quand je suis sorti, il n'y était pas ; je n'ai point quitté le seuil, et il n'a pu passer sans être vu.
 
- Par où alors serait-il venu ? demandai-je en regardant autour de moi la cabane, qui n'avait aucune ouverture.
- C'est ce que le ''reptile'' seul pourrait dire, murmura Judok, qui lança au jeune garçon un regard où la colère se mêlait à la crainte.
 
Beuzec avait tout écouté d'un air indifférent et continuait à ranger ses pommes de terre sur le foyer.
 
- Qu'est-ce qui étonne ''mon père''? dit-il enfin tranquillement; le vent ne sait-il pas bien entrer sans qu'il y ait de porte?
 
- Entendez-vous ! s'écria le ''kacouss'', il l'avoue ! Le malheureux peut venir et aller sans que je le sache; je ne suis plus le maître dans mon pauvre logis ! Il peut tout prendre ici à sa fantaisie!...
 
- Il y a donc à prendre, ''mon père''? demanda Beuzec en appuyant pour la seconde fois sur cette appellation avec une ironie de tendresse. Le cordier se retourna vers lui l'oeil allumé.
 
- Qui a dit cela? s'écria-t-il.
 
- C'est vous, répliqua Beuzec.
 
- Tu mens !
 
- Demandez au gentilhomme ! A vous entendre, on dirait qu'il y a dans la cabane un trésor.
 
Beuzec avait prononcé ces derniers mots plus lentement, la tête basse, et regardant le vieillard en dessous. Celui-ci se redressa.
 
- Où ça, un trésor? bégaya-t-il; où l'as-tu vu, damné que tu es? montre-le donc, parle, voyons, vite, dis où est le trésor?
 
Le jeune garçon ne répondit rien; il continuait à sifflotter entre ses dents d’un air sardonique. Judok se retourna vers nous.
 
- Dieu lui a donne ''une tête de brute'' (1), dit-il en ricarnant; il chante comme les goëlands de la grève, sans savoir ce qu'il dit. Plût à Dieu que 1e pauvre homme d'ici eût un trésor ! Il bluterait sa farine plus blanche et ferait ses miches plus grandes.
 
- Allons, vieille pratique, ne criez donc pas toujours misère, ou je croirai que vous roulez sur l’or, interrompit Guiller ; vous pouvez compter les bouchées, pourvu que vous ne comptiez pas les petits verres... En route la bouteille de ''vin de feu''!
 
Le cordier parut embarrassé. Il grommela entre ses dents quelques mots que le meunier ne dut point entendre plus que moi, mais dont il comprit l'intention.
 
Ah ! pas de ''flibuste'', Judok-Naufrage ! interrompit-il presque sérieusement. ou je ne vous apporte plus de mouture ! Ma meule ne tourne que pour les bons enfans.
 
Le ''kacouss'' parut céder à la menace de Guiller. Je savais déjà que la rareté des moulins, dans plusieurs parties de la Bretagne, mettait les habitans solitaires et dispersés à la merci des meuniers. En refusant leur pratique, ceux-ci pouvaient les affamer, et on m'avait cité, dans l'Arhès, des exemples singuliers de leur tyrannie. L'un d'eux avait forcé son voisin à transporter le blé qu'il faisait moudre à six lieues de sa ferme, et je l'avais vu faire jusqu'à trois et quatre voyages avec sa charrette et son attelage avant d'obtenir sa mouture. Je ne fus donc surpris ni de la menace de Guiller, ni de la condescendance du cordier. Ce dernier s'était approché d'un vieux coffre fermé à clé d'où il retira une bouteille à moitié vide et trois verres d'inégale grandeur. Il posa les verres sur la table; Guiller s'empara du plus grand.
 
- Faisons bonne mesure, compère, dit-il en le tendant à son hôte, les routes sont aujourd’hui aussi chaudes que la gueule d'un four, et les chrétiens ont besoin de rafraïchissemens.
 
Malgré l'invitation, la main de Judok versait si précautionneusement, que le verre ne pouvait se remplir. Deux ou trois fois il s'arrêta court; mais le meunier restait le bras tendu et l'obligeait à verser de nouveau. Il ne retira le verre que lorsqu'il fut plein.
 
- Maintenant au gentilhomme! dit-il en m'indiquant; il y a toujours profit à trinquer avec les honnêtes gens.
 
La générosité foliée de Judok lui donnait un air d'anxiété si plaisante, que, malgré ma répugnance, j'acceptai la maligne invitation du meunier. La main de notre avare échanson remplit le second verre avec force hésitations et tremblemens; mais, quand il en vint au troisième, qui lui était destiné, le comique prit des proportions véritablement merveilleuses. Partagé entre sa ladrerie et son goût pour le ''vin de feu'', Judok versait à demi, s'arrêtait, puis reprenait avec des grognemens de convoitise et de désespoir d'une indicible bouffonnerie. Il porta enfin le verre à ses lèvres en gémissant, poussa une exclamation de joie dès qu'il eut goûté, puis, subitement repris par la pensée de la dépense, soupira de nouveau, but une seconde fois pour se consoler, et s’épanouit encore jusqu'à ce qu'il revint au cruel souvenir. J'assistais à cette pantomime de l'Harpagon sauvage avec une admiration d'artiste qui me faisait complètement oublier la laideur de la réalité. Cependant il me parut qu’après avoir vidé son verre, le vieil écorcheur fléchissait dans ses principes, et que la sensualité avait momentanément vaincu l'avarice. Il reprit avec une sorte de décision la bouteille qu'il avait posée sur la table et voulut remplir de nouveau son verre; mais je le vis s'arrêter avec une expression de stupeur la bouteille était vide ! Il se retourna vers le foyer; Beuzec n'y était plus.
 
Guiller riait aux éclats, mais sans comprendre comment le ''vin de feu'' avait pu disparaître. Judok paraissait en proie à une agitation qui tenait de l'épouvante et de la colère. Il nous regardait l'un après l'autre de ses petits yeux gris et inquiets en répétant : - Qui a bu ? qui a bu? - Pour sûr ce n’est pas le gentilhomme, car son verre est encore plein, dit Guiller, et que Dieu me damne si c'est moi; mais vous avez chez vous une pupille du diable.
 
- Le ''reptile''! s'écria Judok; c'est donc lui? Mais où et comment? Vous l'avez vu ?
 
Son regard nous interrogeait avec angoisse, en allant de l'un à l'autre. Le meunier continuait à rire sans répondre. Je déclarai que, pour ma part, je n'avais rien remarqué. Judok continuait à agiter sa bouteille qu'il ne pouvait croire vide. Je voulus enfin donner un dénoûment à l'aventure en prenant une petite pièce de monnaie que je jetai sur la table. A cette vue, le cordier tressaillit, un sourire traversa sa physionomie de renard, et il étendit la main pour saisir ce dédommagement inattendu; mais une autre plus prompte qui sortit de dessous la table, s’en empara, et Beuzec, se dressant tout à coup sous nos pieds avec un éclat de rire, s'élança vers la porte de la cabane. Judok se mit en vain à sa poursuite; le jeune garçon était trop agile pour qu'il pût le rejoindre. Nous le vîmes disparaître dans une fente du promontoire aux bords de laquelle Judok dut s'arrêter.
 
- L'argent est allé rejoindre ''le vin de feu'' dit Guiller en riant Sur mon salut! ''le reptile'', comme il dit, est un garçon avisé, et je ne m'étonne plus si, dans le pays, on lui donne une ''origine noire''; mais voici Salaün qui aborde, et je vous conseille de descendre, car ne comptez pas qu'il vienne vous chercher jusqu'ici : il a encore plus peur du diable que je n'ai peur de la mer.
 
Je rejoignis le vieux gabarier, qui se tenait à la poupe, appuyé sur sa gaffe. Dès que j'eus mis le pied dans la barque, il poussa au large, et nous nous trouvâmes au milieu des algues qui frangeaient la grève. Il fallut louvoyer quelques minutes dans un archipel de petits récifs contre lesquels la vague bouillonnait en soupirant. Nous allions doubler la dernière pointe, quand j'aperçus Judok debout sur le rebord de la roche où Beuzec lui avait échappé, un bras étendu et le poing fermé comme s'il menaçait encore. Salaün imprima à la barque une brusque déviation qui l’éloigna du promontoire. Je lui dit en souriant de se rassurer, que ce n'était point à nous qu'en voulait l'écorcheur : il secoua la tête.
 
- L'ami du diable est ennemi de tout le monde, murmura-t-il à demi-voix; monsieur n'aura qu'à s'en prendre à lui-même, si tout à l'heure il ne fait point bon sur l'eau salée.
 
- Craignez-vous un grain? demandai-je.
 
Salaün plia les épaules.
 
- Demandez à ceux qui l'envoient! dit-il avec humeur; quand je suis parti, rien ne s'annonçait, et maintenant il y a un nuage sur la Pointe du Corbeau !
 
Je regardai dans la direction indiquée, une sorte de fumée blanche montait, en effet, dans le ciel et commençait à en salir l'azur. La brise fraîchissait de plus en plus; on voyait les crêtes des vagues se border d'une écume verdâtre; le bruit du ressac devenait plus rauque, et les rivages effaçaient à demi leurs contours dans une transparente bruine. Cependant l'horizon avait conservé sa limpidité; et j'avais assez souvent observé les annonces d'orage pour ne trouver, dans ce que j'apercevais, aucun signe sérieusement alarmant. Il me parut évident que les superstitieuses préventions du gabarier lui faisaient oublier sa propre expérience. Je m'assis donc tranquillement sur le rebord du bateau, laissant pendre au dehors une de mes mains qui effleurait en se jouant, la cime des flots.
 
Nous contournions lentement la baie, dont tous les aspects passaient successivement sous nos yeux. La côte présentait tantôt des plages couvertes d'un sable nacré que les coquillages émaillaient comme des fleurs, tantôt des dunes pierreuses aux flancs sculptés par la mer. Ici c'étaient de hautes pyramides rougeâtres et pailletées de mica qui se dressaient aux bords du promontoire, là des galeries aériennes d'un schiste ardoisé s'avançant au-dessus des vagues comme des balcons de fées aquatiques. De loin en loin, le roc, creusé par les flots dressait de gigantesques arcades sous lesquelles tourbillonnaient des essaims de goélands gris, tandis que la mer, brisée à tous ces écueils, les entourait de son murmure plaintif. Nous commencions à distinguer l'ouverture de la caverne marine vers laquelle nous nous dirigions. ''Née de la mer'', comme l'exprime son nom celtique, la grotte de ''Morgate'' ou ''Morgane'' (2) occupe la base d’un haut promontoire entièrement dépouillé. Le cintre surbaissé que forme l'entrée de la grotte s'ouvre sur les flots comme la mâchoire à demi noyée d’un cétacé gigantesque. Il fallut se coucher sur les bancs au moment où la barque s'y engagea. Nous passions du jour à une obscurité subtile qui ne nous permit d’abord de rien voir ; mais cette nuit, sembla s'éclairer insensiblement : une clarté bleuâtre pénétrait par l'entrée, glissait le long des parois et allait s'arrêter au fond, sur une petite grève de sage fin. Lorsque l'oeil, habitué à cette ombreuse lueur, put saisir l'ensemble, je me levai involontairement avec un cri d'admiration. La voûte de la grotte se dressait à quarante pieds au-dessus de nos têtes, revêtue d'une sorte de vitrification qui se prolongeait des deux côtés jusqu'aux flots. De longues veines d'un rouge sombré et d'un vert pâle qui marbraient cette immense nef lui donnaient je ne sais quelle somptuosité sauvage; on eût dit le palais d'une des divinités de notre orageux océan. Au milieu se dressait un rocher de granit rose poli par la vague; l'onde; abritée; frissonnait à ses pieds, à peine ridée par le souffle du dehors.
 
Notre barque, qui obéissait là au moindre mouvement de l'aviron, en fit le tour, et nous arrivâmes au fond de la grotte : elle était terminée par la petite grève que j'avais déjà aperçue et par deux couloirs obscurs qui se perdaient sous la montagne. A chaque oscillation du flux; on entendait la vague s'y plonger avec un gémissement sonore. Je demandai à Salaün où conduisaient ces routes mystérieuses.
 
- C'est ce que pourrait dire la ''pennérèz'' de Rozan, répliqua le gabarier; monsieur doit avoir entendu les fileuses chanter son histoire.
 
Ce nom fut, pour ma mémoire, tout un réveil je me rappelai le vieux ''guerz'' de Génoffa, dont le drame se dénouait en effet au lieu même où nous nous trouvions arrêtés. - Génoffa habitait, dit le poète breton, le château ''puissant'' (3), à l'embouchure de la rivière de Laber. Elle était fille d'un seigneur qui l'avait vue naître et grandir comme la ronce des haies, sans y prendre garde. L'enfant était restée païenne, car aucun prêtre n'avait traversé la rivière depuis que la tour jetait son ombre sur les eaux, et l'île appartenait au démon, le signe saint n'ayant jamais été tracé sur la terre, ni sur les hommes. Génoffa vivait là sans autre dieu que son désir. Montée sur une vacbe blanche dont les cornes étaient dorées, elle courait à travers les joncs du rivage, le long des landes en fleurs, sur les coteaux alors couverts de chênes, et saisissait les oiseaux au vol dans un filet de soie. Un jour qu'elle allait traverser le carrefour d'un taillis, elle vit venir derrière elle un cavalier qui montait un taureau noir aux cornes argentées. Génoffa se sentit un ''frémissement dans sa chair'', et, sans y penser, elle ralentit le pas de sa monture. Alors l’étranger s'approcha et se mit à lui parler avec tant de douceur, que la jeune païenne se sentit transportée dans le monde des fées.
 
« La vache blanche et le taureau noir allaient côte à côte, si lentement, qu’ils pouvaient brouter les pousses nouvelles aux deux revers du chemin, et le bruit de leurs pas sur les pierres du sentier retentissait dans le coeur de Génoffa comme de la musique. Il lui semblait que tous les arbres étaient couronnés de fleurs, que des oiseaux chantaient sous chaque feuille, et que la brise de mer avait l'odeur de l'encens (4).
 
« La dangereuse rencontre se renouvela plusieurs fois; à chaque entrevue, l'enchantement de Génoffa grandissait, si bien qu'elle ne voulait plus que ce que voulait l'étranger, et qu'un soir la vache blanche revint seule au ''château puissant'' sa maîtresse était restée avec le cavalier inconnu.
 
« Le seigneur de l’île de Rozan se mit aussitôt à leur poursuite à la tête de ses soldats. Tous tenaient une épée nue de la main droite et un poignard dans la gauche, afin d'être prêts à frapper, car le seigneur avait promis de couvrir avec une pièce d’or chaque tache que ferait sur eux le sang de l’étranger.
 
«Lorsqu'il le vit venir, celui-ci prit Génoffa dans ses bras, monta sur son taureau noir, qui s'élança dans la mer, et gagna la grotte merveilleuse. Arrivé là, il crut être maître de la jeune fille, mais elle se mit tout à coup à avoir honte et à trembler.
 
« - Laissez-moi, ''Spountus'' (5), dit-elle toute pâle; j'entends ma mère pleurer entre les planches de sa bière.
 
« - C'est le bruit du flot contre la falaise, fit observer le cavalier.
 
«- Écoutez, ''Spountus'', ma mère parle sous la terre bénite.
 
« - Et que dit-elle, pauvre créature?
 
« - Elle dit qu'elle ne veut point donner sa fille, corps et ame, sans allumer les cierges et sans faire chanter les prêtres. - Qu'il lui soit donc accordé ce qu’elle demande, chère ame ; je n’ai jamais méprisé les morts.
 
« A ces mots, l'inconnu fait un signe, et voilà que prêtres et acolytes surgissent de l'obscurité ; ils entourent le rocher qui s'élève au centre de la grotte, ils le recouvrent d'un tapis de soie damassée et d'une nappe de dentelle; ils allument les cierges, ils font brûler l'encens, et la cérémonie du mariage commence.
 
« Au moment où l'union est prononcée, Génoffa pousse un cri, car elle sent que l'anneau d'argent brûle son doigt; mais il est trop tard ! ''Spountus'' a saisi sa main et l'emmène à travers les routes sombres ouvertes au fond de la caverne. Le coeur de la jeune païenne frissonne et devient froid. Elle se serre contre l'inconnu, qui est devenu le seigneur de sa vie.
 
« - Écoutez, ''Spountus'', on dirait que là-bas, au-dessus de notre tête, retentissent des plaintes et des grincemens de rage. - C'est le bruit que font les carriers en minant les pierres de la montagne, ma douce ame. - Cher mari, je sens tomber sur mon visage une pluie de larmes chaudes. - C'est l'eau qui coule du rocher, Génoffa. - Moitié de ma vie, l'air que nous respirons me brûle comme si j’approchais d'une fournaise. - C'est le vent qui vient du coeur de la terre, madame. - Joie et salut de mes jours,› regarde, du feu ! du feu partout ! – C’est l’enfer, païenne ! et tu es maintenant à moi pour l'éternité (6) ! »
 
Pendant que je murmurais ces derniers vers du'' guerz'' breton, la barque avait achevé son circuit, elle se retrouva en face du rocher de granit rose qui avait conservé dans le pays le nom d’''Autel du Diable''. Je demandai à Salaün si ''Spountus'' ne hantait plus la grotte où son mariage avait été célébré. Au lieu de répondre, il fit glisser la barque vers l'entrée, et, quelques instans après, nous nous trouvions de nouveau sous le ciel. Le gabarier laissa alors flotter sa rame, se retourna vers la sombre ouverture qui béait derrière nous, puis, me regardant :
 
- Monsieur devait faire sa question quand il a visité la Pointe du Corbeau; dit-il avec intention, Judok-Naufrage, aurait pu lui répondre.
 
- Est-ce donc ici qu'il reçoit la visite de son maître? demandai-je en riant.
 
Salaün me jeta un regard de côté, parut hésiter, puis, comme un homme à qui la mauvaise humeur ôte la honte : - C'est ici ! dit-il brusquement.
 
- Vous l'avez aperçu?
 
Comme j'aperçois mon bateau.
 
- Et ce n'était ni un jour d'aire neuve, ni un soir de pardon?
 
- C'était une nuit de gros temps, et je n'avais bu que de l'eau de fontaine.
 
- Où vous trouviez-vous donc ?
 
- Là-bas, à l'ancre, près de la ''Petite Roche aux Plumes''. C'était dans ma jeunesse; j'avais l'oeil bon et l'oreille fine, sans compter qu'il y allait de la liberté, vu que les navires saxons (7) croisaient sans cesse à l'horizon, et que leurs péniches fouillaient toutes les nuits les stations de pêche: c'était miracle de leur échapper; j'avais déjà deux de mes cousins sur leurs pontons. Aussi un gabier de grande hune n'eût pas fait meilleure garde. Mon regard allait de la mer à la côte, quand tout à coup l'ouverture de la caverne marine s'éclaira; et un trait de flamme partit vers le ciel, d'où il retomba sous forme d'étoiles.
 
- C'était un signal !
 
- Qui fut compris, car bientôt après la pirogue de Judok parut au milieu des récifs et s'enfonça dans la grotte.
 
- Et vous l'en avez vue ressortir?
 
- Pas elle, dit Salaün dont la voix s'altérait à ce souvenir, mais une autre barque telle que les hommes n’en ont jamais construite : elle avait la couleur de l’eau et rasait la vague de si près, qu’on ne pouvait les distinguer l’une et l’autre. Six ombres étaient assises de chaque côté, maniant des avirons qui s'enfonçaient dans la mer sans faire aucun bruit, et, près du gouvernail, un homme rouge se tenait debout. Elle passa comme une rafale ! Je la suivis de l'oeil jusqu'à l'horizon; mais, au, moment où elle disparut, un coup de tonnerre éclata au tour et fit trembler toute la baie. Comprenant alors que Dieu livrait la mer au démon, je levai l'ancre pour regagner la terre.
 
- De sorte que la terrible apparition n'eut aucune suite?
 
- Faites excuse, monsieur; il se leva un vent de sud qui ouvrit pendant trois jours tous les étangs du ciel; les barques de pêche rentrèrent, on fit mauvaise garde dans les forts, et les Saxons en profitèrent pour surprendre le plus petit, dont ils égorgèrent la garnison; vous pouvez encore voir d’ici ses ruines.
 
Il se redressa pour me les montrer; mais la nuée blanche que j'avais vue monter dans le ciel au moment du départ s’était insensiblement condensée en une brume de couleur fauve qui voilait les côtes, s'avançait sur la mer comme un cercle de fumée et resserrait de plus en plus l'espace lumineux dans lequel notre barque naviguait. Salaün me jeta un regard où se révélaient, à expressions égales, l'inquiétude et le triomphe. Dans sa pensée, ce brouillard subit confirmait ses prédictions. Ainsi qu'il l'avait prévu, en quittant la Pointe du Corbeau, nous subissions la maligne influence de l'écorcheur. Ne voyant point quel obstacle sérieux pouvait nous opposer le nuage humide qui menaçait de nous entourer, je lui demandai en souriant s'il ne saurait pas bien trouver sa route malgré l'obscurité.
 
L'obscurité n'est rien, répliqua le gabanier, qui promena autour de lui un regard scrutateur, je naviguerais les yeux fermés dans toutes nos passes; mais la science des hommes ne peut rien contre ''le brouillard de maléfice''! Là où il descend, les quatre aires de vent changent de place, les brisans flottent au milieu des courans, les côtes montent ou s’abaissent selon la volonté du malin esprit; l'oeil ne peut voir, ni la raison comprendre, et il n'y a plus d'autre pilote que le bon Dieu !
 
J'aurais souri de l'explication du gabarier, si une partie des hallucinations qu'il venait de décrire ne s'étaient presque immédiatement produites. Au moment où la brume nous enveloppa, tout parut se transformer et passer du réel dans la région du rêve. Devenu le jouet des plus singuliers mirages, je voyais les rocs détachés de leur base et suspendus dans les airs où ils semblaient frotter ; des anses fantastiques se creusaient aux flancs de la falaise; les toits d'un village dessinaient à la place du groupe d'écueils que nous avions dû éviter en venant. Ces erreurs des sens étaient pour la plupart très fugitives, mais tellement renaissantes et multipliées, que l'esprit finissait par en être troublé. De rectifications en rectifications, on arrivait à ne plus se reconnaître et à douter même de son orientation. Au bout d’un quart d’heure, je n’aurais pu dire de quel côté se trouvait la terre, de quel côté l’Océan. Salaün avait échappé à cette confusion en évitant de regarder autour de lui. Penché sur la mer, dont il interrogeait les flots; il cherchait le courant bien connu qui devait nous conduire au rivage. Quand il fut certain que la barque y était entrée, il releva la tête plus rassuré. Les images trompeuses devenaient d'ailleurs moins fascinantes à l'approche de la terre; on commençait à distinguer les véritables contours de la grève. Le courant nous avait fait un peu dévier vers la Pointe du Corbeau, que je crus reconnaître à travers la brume. J'allais demander au gabarier si je n'étais pas encore le jouet d'une illusion, quand il poussa un cri et me saisit le bras.
 
- Voyez, dit-il, en me montrant l'extrémité du promontoire, la cabane de Jukok !
 
- Eh bien?
 
- Elle est en feu !
 
Une lueur rougeâtre, à demi noyée dans le brouillard, éclairait en effet les cimes du rocher. On eût pu la prendre pour un rayon du soleil couchant qui perçait les nuées, si son intermittence n'eût trahi les mouvemens de la flamme. Je criai à Salaün de mettre le cap sur la Pointe du Corbeau, ce qu'il exécuta sans objections. La vue du feu lui avait momentanément fait oublier ses préventions, et il y courait avec l'empressement ordinaire aux habitans de nos campagnes. C'est que, de tous. Les désastres qui peuvent les frapper, aucun n'éveille la même terreur, ni par suite les mêmes sympathies. L'orage n'atteint pas tous les champs, et au pire ne compromet qu'une seule moisson, la maladie n'enlève que le laboureur ou l'attelage, l'impôt de guerre même; cette épidémie politique qui emporte l'argent, laisse après lui quelques ressources; mais, dans nos métairies isolées, l'incendie dévore tout, édifices, meubles, instrumens, troupeaux : il détruit à la fois le présent et l’avenir, et réduit le plus souvent ceux qu'il a dépouillés au bâton du mendiant. Le rapide secours des voisins peut seul permettre d'arracher, quelques débris; aussi, quand la flamme brille à l'horizon, quand le cri : ''au feu''! a retenti dans les paroisses, tous l'émeuvent en même temps. Le moissonneur laisse sa faucille sur le sillon, la mère remet au berceau l'enfant quelle allaite, le pâtre abandonne ses génisses, le prêtre lui-même interrompt sa prière commencée, et tous accourent vers le grand ennemi. Pour s'empresser de secourir les autres, il suffit alors de penser à soi ; l’égoïsme même conseille le dévouement, et la terreur donne du courage.
 
En approchant du rivage, nous distinguâmes des hommes, des femmes, des enfans qui avaient également vu le feu et accouraient dans toutes les directions. Dès que la barque eut abordé, nous gravîmes rapidement la falaise, et nous aperçûmes enfin distinctement l'incendie, qui semblait concentré à l'intérieur de la cabane. Les flammes cependant commençaient à percer la toiture et en sortaient par bouffées étincelantes; autour de la hutte se pressaient les gens accourus des habitations les plus voisines, mais tous se tenaient inactifs, regardant le feu et échangeant des exclamations confuses. Je demandai vivement ce qui empêchait d'entrer : on me répondit que la porte était fermée, et tous mes efforts, joints à ceux de Salaün, ne purent l'ébranler. Contre l'ordinaire, elle était d'une seule pièce, fortement bâtie en chêne et barrée à l'intérieur. Pendant que je tâchais de la soulever, un gémissement retentit dans la cabane. Nous nous arrêtâmes en même temps.
 
- C'est la voix de Judok, dit le gabarier.
 
Tous les assistans s'étaient approchés et se pressaient sur le seuil pour entendre. Le gémissement se renouvela, mais cette fois une voix ironique l'interrompit. Le cordier n'est point seul ! m'écriai-je. Un éclat de rire strident sembla me répondre. Il y eut un mouvement général parmi les auditeurs, qui se rejetèrent en arrière. Je prêtai de nouveau l'oreille; les soupirs plaintifs et l'accent railleur continuaient à se faire entendre confusément; il me semblait distinguer aussi des coups répétés qui ébranlaient sourdement la terre. Salaün et plusieurs autres s'étaient d'abord timidement rapprochés, puis avaient reculé de nouveau. Sans partager leur effroi, j'étais surpris et troublé. Évidemment il se passait chez l'écorcheur quelque chose d'étrange. Je me retournai vers les spectateurs en les excitant à briser la porte; mais, groupés à quelques pas, ils restèrent immobiles. Je m'adressai alors à Salaün, et je lui reprochai de laisser périr un voisin sans secours. Le vieux gabarier, qui regardait l'incendie les mains sous les aisselles, secoua la tête :
 
- Ceci n'est pas un feu allumé par les chrétiens, dit-il avec conviction, l'aide des hommes n'y peut rien!
 
- Alors nous essaierons des secours de l'église, dit un prêtre qui parut au haut du sentier.
 
Tout le monde se découvrit; je courus à sa rencontre, et je lui expliquai en quelques mots ce qui se passait. C'était un vieillard encore vert et doué de cette activité du coeur toujours en éveil.
 
- Etes-vous certain que cette porte est la seule entrée? me demanda-t-il.
 
- Certain, répliquai-je.
 
Il ordonna à ceux dont les demeures étaient les moins éloignées de courir chercher des haches et des leviers. Pendant ce temps je voulus faire le tour de la hutte pour m'assurer de nouveau qu'elle n'avait aucune autre issue; mais je fus bientôt arrêté. Bâtie dans une fissure et comme incrustée dans le rocher, elle n'avait de libre accès que sur le devant. Je venais de gravir sans but précis les premiers ressauts de la roche à laquelle s'appuyait la cabane, et mon regard en fouillait machinalement les anfractuosités, quand, à travers la brume rendue plus épaisse par l'approche de la nuit, je crus voir une forme noire monter, atteindre le sommet du roc, puis disparaître, comme si elle eût glissé au revers de la pointe qui surplombait à la grève. Cependant l'apparition avait été si rapide, que je doutais moi-même de sa réalité. Je cherchais le moyen de m'avancer davantage, dans l'espoir de m'éclairer, quand les coups frappés à la porte de la hutte me rappelèrent. Enhardis par la présence du prêtre, les paysans commençaient à l'ébranler; quelques coups de pic donnés dans la baie achevèrent de dégager le battant de chêne, qui fut violemment repoussé à l'intérieur. Un jet de fumée et d'étincelles força d'abord les paysans à reculer, mais l'entrée se trouva libre presque aussitôt. Le recteur se hasarda le premier ; je le suivis jusqu'au foyer, où nous trouvâmes Judok étendu dans une mare de sang; néanmoins il respirait encore. Le prêtre m'aida à le porter au dehors, tandis que les autres se rendaient maîtres du feu. La charpente et tout ce qui donnait prise à la flamme avait été déjà consumé, il ne restait plus que quelques poutrelles qui achevaient de brûler. Outre le toit de la cabane, qui avait complètement disparu, la plupart des meubles étaient réduits en cendres. Un lit clos, caché dans un enfoncement du rocher comme dans une alcôve de granit, avait seul échappé; on y transporta le ''kacouss''. Il avait repris quelques forces, et sa main droite s'était machinalement repliée vers sa poitrine. Le recteur y remarqua alors trois profondes blessures qui semblaient épuisées de sang. Il les examina un instant, puis, regardant Judok, dont les paupières à moitié entr'ouvertes laissaient voir un oeil fixe et vitré; il se retourna de mon côté avec un froncement de sourcils facile à comprendre. Je tressaillis malgré moi.
 
- Tout est-il donc fini? demandai-je en français, afin de ne pas être entendu des paysans qui nous entouraient.
 
- J'ai vu trop d'agonies pour me méprendre sur les approches de la mort, répondit-il dans la même langue; le malheureux ne passera point la nuit.
 
- Ne croyez-vous pas cependant qu’il faudrait réclamer les soins du médecin ?
 
- Faites et confiez le blessé à la prudence humaine, pendant que je le recommanderai à la clémence de Dieu.
 
- Écoutez, on dirait qu'il veut quelque chose.
 
Le cordier avait en effet rouvert les yeux; il faisait un visible effort pour parler. Une expression d'épouvante et de prière désespérée illuminait son visage terreux, toutes ses rides tremblaient d'un mouvement convulsif, ses lèvres remuaient sans pouvoir articuler ; enfin le mot de ''confession'' sortit comme un cri des profondeurs de son être. Le recteur fit signe aux paysans de se retirer; je les suivis pour donner mes instructions à l'un d'eux, qui courut emprunter un cheval et partit à la recherche du médecin.
 
Pendant ce temps, la nuit était venue, et le brouillard s'était insensiblement dissipé. Le ciel, sans un seul nuage, était constellé d'innombrables étoiles qui se reflétaient au loin sur la face azurée de la mer. L'air apportait des odeurs marines mêlées aux senteurs mielleuses des fleurs de blé noir. Jamais soirée plus sereine n'avait éclairé un plus sombre spectacle. Tandis qu'autour de nous tout était fraîcheur, parfum et douceur, devant nos yeux se dressait cette ruine sans toiture toute calcinée par les flammes, et d'où s’exhalait encore une légère fumée; le sol était jonché de charbons mal éteints, et vers le fond, sous la saillie du rocher noirci, un mourant confessait ses crimes! De la place où nous nous trouvions, je ne pouvais l'apercevoir, mais j'entendais par instans le sifflement de sa voix entrecoupé de plaintes. Le prêtre, assis à terre et l'oreille penchée, écoutait ces aveux arrachés sans doute à l'agonie bien moins par le repentir de la faute que par la crainte du châtiment. Tous les assistans regardaient tête nue; les femmes s'étaient agenouillées; un silence profond planait sur cette scène et ajoutait à sa lugubre solennité.
 
Le sentiment que ce qui venait de s'accomplir sortait des faits naturels était si général parmi les spectateurs, qu'aucune supposition n'avait été faite, aucune explication hasardée. Moi-même j'étais resté tout entier à la surprise; mais, remis de ma première émotion, je m’efforçai de comprendre. Là où les voisins de Judok ne supposaient que la main du démon je voyais celle d'un meurtrier; mais quel était-il ? Comment et pourquoi avait-il frappé? A toutes les questions faites pour m'éclairer, les paysans ne répondaient que par des exclamations entrecoupées de silences craintifs. Je ne savais plus où chercher la lumière, quand le recteur m'appela. La confession du naufrageur était achevée; mais, gagné par un demi-délire, il continuait à parler d'un accent saccadé.
 
- J'essaierais en vain désormais de me faire entendre, dit le prêtre à demi voix; j’ai tiré du malheureux tout ce que j’en pouvais espérer. Je ne puis plus qu'adoucir ses dernières heures par les secours de l’église. Je vais chercher les saintes huiles; assistez-le jusqu'à mon retour, si vous le pouvez.
 
Il partit, et j'allai prendre place près de l'agonisant. Salaün vint me rejoindre. Partagé entre la curiosité et la crainte, il se tint debout à quelques pas, les mains jointes sur son bonnet de laine. Judok ne paraissait point s’être aperçu du départ de son confesseur ; il continuait à parler comme s'il eût été là, tantôt sur le ton de la confidence, tantôt avec l'exaltation de la douleur ou de la colère. Dans le premier instant, je ne compris rien à ses incohérentes divagations. Suivant à la fois plusieurs ordres d'idées de manière à les quitter, à les reprendre, à les confondre, il dérouta long-temps toute mon attention. Cependant peu à peu une lueur se fit dans ce chaos. Quelques mots saisis au passage me mirent sur la voie. J'adressai au mourant plusieurs questions auxquelles il ne répondit point tout de suite, mais seulement après un long intervalle, comme si la parole eût eu besoin de ce temps pour arriver jusqu’à son cerveau. Je pus ainsi donner une sorte de direction entrecoupée à son égarement et faire jaillir de loin en loin un rapide éclair ; mais cette espèce d’instruction fut lente et difficile. Le langage de Judok était une perpétuelle énigme; on eût dit une formule à laquelle le déplacement des termes avait ôté toute signification il fallait retrouver le sens logique vingt fois brisé, et remettre à sa place chaque partie. Salaün, d'abord indifférent, finit par comprendre mes intentions et par s'associera mes efforts. A travers les détours de cet étrange interrogatoire, je pus enfin saisir un fil conducteur. Les souvenirs du mourant, obscurcis sur plusieurs points, étaient, sur certains autres, d'une singulière précision; mais, soit affaiblissement d'esprit soit croyance, il mêlait dans ses révélations les détails d'un crime vulgaire au sentiment d'une intervention surnaturelle, et semblait rattacher le vol et l'assassinat à l'idée du démon. L'oeil égaré, la main crispée, il nous montrait, dans l'enfoncement du rocher, un creux plus sombre par où ''l'esprit malfaisant'' était venu. Salaün mit un genou à terre, et remarqua alors, à l'endroit désigné, un interstice naturel qui paraissait correspondre avec le dehors. Je me rappelai à ce moment l'entrée inexplicable de Beuzec lors de ma première visite à la cabane et l'espèce d'ombre que j'avais vue fuir pendant l'incendie. Cependant Judok continuait ses divagations interrompues, d'où ressortirent de nouveaux éclaircissemens. Le maudit l'avait surpris comptant ses pauvres épargnes... il l'avait frappé avec le couteau à manche de corne... il avait mis un tison sous le toit... et il avait fouillé sous le foyer pour tout emporter!
 
A mesure que chaque détail était ainsi arraché, nos yeux allaient en chercher la preuve. Salaün découvrit le couteau parmi les cendres éparpillées, et je remarquai, pour la première fois, que la pierre de l'âtre avait été dérangée. C'était là, sans doute, que le trésor de l'avare se trouvait caché. Une pioche dont on s'était servi pour fouiller au-dessous m'expliquait les coups sourds que nous avions entendus du dehors. Salaün fit observer que celui qui avait frappé semblait connaître tous les secrets de la cabane. D'autant plus que c'était la sienne, répliquai-je. Le gabarier releva la tête. - Monsieur soupçonne aussi le garçon sans baptême? dit-il d'un ton qui prouvait que la même idée lui était venue.
 
Je lui expliquai rapidement les indices qui m'avaient frappé. Salaün écouta d'un air pensif et garda quelque temps le silence.
 
- Oui, dit-il enfin comme s'il se fût parlé, c'est ainsi que les choses devaient finir; le bon Dieu y a mis la main.
 
- En faisant tuer un père par son fils ! m'écriai-je.
 
- Beuzec-le-Noir n'est point du sang de Judok, répliqua le gabarier, et c'est le père du mal qui l'a mis dans sa maison. J'ai vu la chose de mes yeux. Le cordier et moi, nous demeurions alors vers la Pointe du Ratz, un rude endroit où les matelots ont besoin de l'intervention de la Vierge. On dirait que les brisans y attirent les navires. Aussi, pendant six années que j'y ai demeuré, je ne me suis jamais chauffé qu'avec du bois qui ''avait flotté sous voile''.
 
- Et votre voisin travaillait sans doute, à ce que vous ne pussiez point en manquer?
 
- Monsieur comprend qu'il se trouvait là comme un faucheur dans le pré. Celui qu'on ne nomme pas lui fournissait chaque jour de nouveaux piéges contre les bâtimens en danger; mais tôt ou tard il devait se faire payer son salaire, et pour cela il allait envoyer à Judok un des siens.
 
- Que voulez-vous dire?
 
- Ce qui est arrivé, monsieur. C'était un soir de printemps ; le ''suroit'' fouettait la mer à en emporter des morceaux, quand un gros ''trois-mâts'' en détresse parut au débouquement de l'île de Sein. C'était pitié de voir ces pauvres planches baptisées emportées par le vent et le flot. Tous ceux de la côte étaient accourus; on se montrait l'un à l'autre le navire à l'agonie, mais sans pouvoir rien faire. Judok-Naufrage se tenait tout seul, sur son rocher, la gaffe à la main. On eût dit qu'avec la malice de son regard il attirait le bâtiment. Nous vîmes le trois-mâts aller à lui jusqu'à quatre ou cinq encablures de la grève; là il rencontra la ''Coëtte de Plume'' : c'est un écueil qui ne découvre qu'aux équinoxes! Aussitôt il s'arrêta court, les voiles s'abattirent, et tout s'en alla en débris. Nous étions accourus pour voir s'il arriverait quelque naufragé; mais la mer n'apportait que des coffres, des futailles et des planches brisées. Personne n'avait encore trouvé le coeur d'y toucher. Judok seul était à l'ouvrage, dans la houle jusqu'au ventre et joyeux comme un chat-huant qui mange des roitelets, quand voilà tout à coup quelque chose de noir qui glisse entre deux lames; le cordier jette son croc et amène une cage. Au dedans, il y avait un grand oiseau noyé tel qu'aucun de nous n'en avait jamais vu, et au-dessus un garçon à moitié nu qui se mit à danser de joie en poussant des cris de bête féroce : c'était celui qu'on a appelé Beuzec (8).
 
- Et comment le naufrageur arriva-t-il à l'adopter pour fils ?
 
- Faites excuse, monsieur; ce fut lui qui adopta le naufrageur pour père. Lorsque Judok remonta à sa hutte, il le suivit à la manière du chien qui suit son maître. Ce jour-là, le ''kacouss'' le laissa venir, mais le lendemain il essaya de le chasser. Le garçon mis dehors rentra dès que la porte fut rouverte; on lui refusa de la nourriture, il en vola; on voulut le battre, il se mit en défense et rendit coups pour coups. Enfin personne ne peut dire ce qui se passa entre eux; mais le nouveau venu força l'écorcheur à le garder sous son toit et à lui donner une part de son pain Quand il apprit à parler, il l'appela son père comme par moquerie, car Judok, lui, ne le nommait jamais que ''le reptile''; aussi a-ton toujours cru dans le pays que Beuzec était venu du fond de l'abîme, envoyé par l'esprit du mal pour veiller ici à l'accomplissement du pacte.
 
L'explication du gabarier m'était donnée avec un tel accent de sincérité, que je ne pouvais mettre en doute sa conviction. Pour lui, ainsi que pour la plupart de ceux qui se trouvaient là, Beuzec-le-Noir n'était pas un fils du démon dans le sens symbolique, mais dans le sens réel; ils y voyaient une de ces incarnations de l'ange déchu si fréquentes dans nos légendes et nos contes populaires. J'aurais bien voulu interroger le mourant à cet égard; mais, pendant l'espèce d’''à parte'' que je venais d'avoir avec Salaün, le désordre de son esprit était allé croissant. Il murmurait maintenant des mots anglais, parlait de guinées, et faisait le geste de compter une monnaie absente. Quelle que fût l'incohérence de ses paroles, j'y trouvai autant de révélations; elles expliquaient et confirmaient ce que les pièces du procès qu'il avait autrefois subi m'avaient déjà fait soupçonner. Dans ce moment, le gabarier, qui était retourné vers le foyer et avait plongé la main à plusieurs reprises dans le vide creusé au-dessous, m’appela précipitamment ; parmi quelques poignées de terre, il venait de retirer une pièce d'or à l'effigie du roi George. Ce dernier indice achevait la démonstration.
 
- Voici la preuve que Judok a bien été, ainsi qu'on l'en accusait, l'espion de l'Angleterre, lui dis-je, et le secret de la grotte s'explique désormais de lui-même. Votre démon était un officier en uniforme qui venait recevoir les confidences du cordier, et la barque mystérieuse, une de ces yoles couleur de mer, aux avirons garnis de feutre qu’exigent les expéditions nocturnes. Où vous avez cru voir les ruses de Satan, il n’y avait que précautions d'un traître.
 
Salaün me regarda : mon explication l'avait évidemment frappé; mais ce ne fut que la surprise d'un moment. La tradition avait dans cette ame de trop profondes racines pour que la logique pût l'en arracher. Il fit un signe de doute, et garda le silence, preuve certaine d'une croyance qui ne veut pas se discuter elle-même. J'avais mieux à faire que d'essayer de le convaincre. Le plus nécessaire, pour le moment; était de retrouver celui que je supposais coupable. Je parcourus la grève, je fis fouiller les rochers, mais sans rien découvrir. Comme nous revenions, je trouvai les paysans groupés dans la cabane. Le prêtre se tenait agenouillé devant le lit de Judok, et derrière lui un enfant portait les saintes huiles. Tous deux étaient arrivés trop tard.
 
Je m'approchai avec l'émotion involontaire que cause toujours l'aspect de la mort. L’écorcheur venait de s’éteindre dans une convulsion dont tout révélait encore l'horreur suprême. Un de ses bras était tordu sous sa tête, tandis que l'autre se raidissait sur la couche de paille. Aucune main pieuse n'avait refermé ses paupières, qui laissaient voir une orbite blanche et renversée; les traits crispés par l'agonie avaient une expression si douloureusement terrible, que, malgré moi; je détournai les yeux. Le prêtre éprouva sans doute la même sensation, car il prit le ''ballin'' (8) qui recouvrait le lit et le tira sur la tête du trépassé. On lui apporta ensuite une assiette pleine d'eau qu'il bénit; on la posa près du chevet funèbre avec une branche de buis en guise de goupillon; deux chandelles de résine furent allumées, et une vieille femme s'assit, le chapelet à la main, sur l'âtre calcifié par l'incendie. C'était la veillée des morts qui commençait; les assistans se dispersèrent, et je regagnai la barque avec le gabarier.
 
La nuit était remarquablement sereine : on entendait les moindres clapotemens de la mer le long des récifs, et une petite brise qui ne gonflait que le haut de notre voile poussait lentement l'embarcation. Assis au dernier banc, je tenais l’''écoute'', tandis que Salaün était à l'arrière, la main sur la barre. Encore sous l'impression de ce qui venait de se passer, nous gardions tous deux le silence. Les dentelures de la côte, qui se dessinaient vigoureusement sur un ciel à demi éclairé, passaient successivement sous nos yeux. Quelquefois, d'un clocher lointain que nous ne pouvions apercevoir, le tintement de l'heure nous arrivait à travers le calme de la nuit.
 
La barque avait déjà doublé la dernière pointe, et nous apercevions la petite crique du gabarier, quand celui-ci se leva à demi et plaça sa main au-dessus le ses yeux. Je suivis la direction de son regard, et j'aperçus sur la grève, alors éclairée par les étoiles, deux ombres en mouvement. Bien que la distancé et la demi-obscurité ne permissent pas de les distinguer, leur agitation semblait annoncer une lutte; par instans, elles s'arrêtaient comme pour s'expliquer, puis l'une d'elles s'écartait vivement poursuivie par la seconde., qui l'arrêtait de nouveau et la forçait à reprendre l'entretien. A mesure que notre barque approchait, le débat s'animait de plus en plus; tout à coup un cri perça la nuit et nous arriva distinctement. Salaün se redressa. - Dieu me sauve ! c'est la voix de Dinorah, s'écria-t-il saisi.
 
Je me levai pour mieux voir, mais on n'apercevait plus rien : les deux ombres avaient disparu de l'espace lumineux pour se perdre dans l'obscurité du promontoire. On entendait encore un murmure de voix toujours plus élevé, puis un nouveau cri nous arriva; le gabarier y répondit par un de ces ''hélemens'' prolongés qui s'échangent au loin sur la mer, et saisit une rame pour accélérer la marche du canot. Au même instant, les deux ombres reparurent, l'une courant vers les vagues, l'autre la poursuivant. Tous n'étions plus qu'à quelques pas du rivage; je reconnus Beuzec et Dinorah. Celle-ci, qui nous avait aperçus, s'élança droit à notre rencontre. Au moment où la barque toucha la grève, elle entrait dans les flots et se précipita à la poupe, qu'elle saisit des deux bras avec un cri de joie. Beuzec, qui, à notre vue, avait ralenti sa poursuite, se jeta brusquement à droite et disparut. On ne pouvait ronger à le poursuivre parmi les rochers et au milieu de la nuit. La jeune fille occupait d'ailleurs toute notre attention. Le gabarier l'avait soulevée pour l'asseoir près de nous et l'accablait de questions; mais, encore haletante de la course et de l'émotion, elle ne put d'abord répondre que par des mots entrecoupés : cependant le ton me rassura. Revenue de son trouble, elle s’était mise à rire selon l’habitude des jeunes filles qui veulent cacher leur confusion.
 
- Mais que s'est-il donc passé? Pourquoi criais-tu, et que voulait le ''reptile''? s'écria Salaün encore inquiet.
 
- Ce n'est rien, dit-elle, sans répondre directement; quand on est seule, on prend peur; je ne savais pas ce qui avait pu vous retenir sur la mer, et j'étais à la grève pour vous voir venir.
 
- Mais Beuzec ?
 
- Eh bien! il est arrivé quand je vous attendais là; il m'a dit qu’il allait quitter le pays, et... il m'a proposé... de partir avec lui !
 
- Démon ! murmura le gabarier.
 
- Pour sûr, il est arrivé quelque chose d'extraordinaire, reprit Dinorah, car il parlait comme un homme ivre, et cependant il n'y avait de ''vin de feu'' dans son haleine. Il m'a dit que, si je le suivais, il me ferait plus riche que la femme d'un gentilhomme, et, comme je n'avais pas l'air de croire, il m'a montré plein ses mains de pièces d'or.
 
J’échangeai un regard avec Salaün.
 
- Et alors? repris-je.
 
- Alors, dit la jeune fille émue, j'ai eu peur... Je lui ai demandé où il avait trouvé ce trésor; mais il s'est mis à le compter, à le faire sonner sans répondre et en riant de son méchant rire. Quand j'ai voulu rentrer, il m'a barré le passage; il m'a encore parlé de partir. Plus je refusais, plus il me montrait d'argent en disant que tout serait à moi. Enfin j’ai voulu fuir; mais il .m'a saisi les deux mains en disant qu'il m'emmènerait malgré moi. Comme il était le plus fort, j'ai crié, et c'est alors que j'ai entendu la voix de mon père qui venait de la mer.
 
- Ainsi notre arrivée vous a sauvée? repris-je.
 
- Votre arrivée et ma marraine, répliqua la jeune fille en portant instinctivement la main à une petite relique cachée dans son corsage; ceux qui sont les protégés des grands saints n'ont rien à craindre du mauvais esprit !
 
Ces dernières révélations changeaient mes soupçons en certitude; le crime du ''reptile'' était désormais pour moi hors de doute, Salaûn lui-même parut ébranlé; quant à Dinorah, elle ne savait rien de ce qui s'était passé à la Pointe du Corbeau: En l'apprenant, elle poussa une exclamation d'horreur. Nous venions de gagner la maison où le gabarier m'avait proposé de passer la nuit; elle m'adressa d'une voix tremblante des questions auxquelles je répondis en racontant tout ce que je savais. A mesure que je parlais, elle devenait plus pâle, et je vis qu'elle était prise d'un tremblement. Quand j'eus achevé, elle joignit les mains, ferma les yeux, et se laissa glisser sur un banc appuyé au mur. Elle ne disait rien, mais des larmes glissaient sous ses paupières et descendaient silencieusement sur ses joues. Je me rappelai alors l'allusion railleuse faite par le meunier à notre première rencontre. Guiller avait-il parlé sérieusement? La pitié de la ''petite sainte'' pour le réprouvé s'était-elle réellement transformée en un sentiment plus tendre? Plusieurs détails que je me rappelais maintenant pouvaient le faire croire. Chez la paysanne ou chez la grande dame, le coeur est le même et glisse sur les mêmes pentes. Femme, elle avait pu céder à cette ambition féminine de dévouement qui en a séduit tant d'autres; elle s'était trouvée de celles que l'abandon attire, que le péril encourage, que la méchanceté malheureuse attendrit. Comme sainte Thérèse, elle avait peut-être plaint le démon de ne connaître que la haine, et avait rêvé une rédemption par l'amour. En tout cas, je n'eus ni les moyens, ni le loisir de m'en assurer, car, avant que j'eusse pu lui adresser la parole, Salaün, qui était sorti pour dégréer la barque, l'appela par son nom. A cette voix, Dinorah se redressa en sursaut, passa la main sur ses yeux et sortit brusquement.
 
 
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<small>(1) Expression bretonne ; pour désigner ''un fou'' on dit ''pensaout'', mot à mot ''tête de brute''. </small><br />
<small>(2) ''Morgane'' vient de deux mots celtiques, ''mor, mer'', et ''gannet'', enfanté. C'est par corruption que le nom de ''Morgane'' a été transformé en celui de ''Morgate''. </small><br />
<small> (3) On trouve encore dans rite de Rozan les ruines du vieux château de Mur ou de Meur, mot qui, en celtique, signifie ''beaucoup'', et exprime l’idée de puissance, comme le prouve le surnom donné au Grallon appelé dans nos ballades ''Grallon-Mur''.</small><br />
::<small>(4) A veoc'h venu bez'ez eamp gant ar cozle-tarv du, etc. </small><br />
<small> (5) ''Spountus'', surnom donné au démon; mot à mot ''l'effroyable'' </small><br />
::<small> Avoalc'h, Spountus, émé, droug-livet éné dremm, etc.</small><br />
::<small>(6) Peoch, Spountus; grigonez ha klemmou zo azé, etc. </small><br />
<small> (7) Nom donné aux Anglais par les Bretons. </small><br />
<small> (8) Couverture d’étoupe.</small><br />
 
 
<center>III – La procession</center>
 
Au-dessus du rez-de-chaussée qui formait le logement du gabarier s’étendait un grenier auquel on arrivait par une échelle et sans autre plancher que des fagots jetés en travers des poutrelles. Ce fut là que je passai la nuit sur une coëtte de balle d'avoine. Quelque fée bretonne y avait sans doute caché ''l'herbe qui endort'', car, lorsque je me réveillai, le soleil filtrait à travers le chaume et dessinait autour de moi mille réseaux lumineux. Les roitelets cachés dans toutes les crevasses du toit gazouillaient joyeusement, et les pinsons leur répondaient sur les trônes du courtil. Quant à la maison; aucun bruit ne s'y faisait entendre. Je me levai à la hâte, et je descendis. Il n'y avait personne au rez-de-chaussée. Tous les meubles étaient en ordre, et le sol balayé, les cendres du foyer relevées, annonçaient que les maîtres du logis étaient sortis pour long-temps. En regardant par la petite croisée, à un seul carreau qui donnait sur la grève, je vis en effet que la barque n'était plus là.
 
Je connaissais trop bien les libertés de l'hospitalité bretonne pour que cette absence me causât ni surprise, ni embarras. J'allai à la table et je relevai une manne d'osier renversée, sous laquelle se trouvait le pain noir enveloppé dans une petite nappe à frange. Faisant ensuite glisser la table elle-même, j'aperçus dans l'espèce de coffre qu'elle recouvrait le beurre et le lait mis en réserve. Je choisis ce que je préférais, et je me mis à déjeuner avec la confiance que, donne ce titre d’''envoyé de Dieu'' accordé par le paysan de l'Armor à celui qui vient s'asseoir à son foyer. Quand j'eus achevé, je remis tout en place, laissant pour mon hôte absent une pièce de monnaie que, présent, il eût peut-être refusée. Je refermai, en sortant, la porte de la cabane avec ce loquet de bois dont la vue m'a toujours rappelé ''la chevillette et la bobinette du petit chaperon rouge'', puis, reprenant ma route par les landes, je me dirigeai vers Crozon.
 
Le soleil, déjà élevé sur l'horizon, commençait à frapper directement le promontoire, rendu plus aride par une longue sécheresse. Je suivais un pli de la colline où n'arrivait aucun souffle de la brise de mer. Le sol, ouvert par la chaleur, était entrecoupé de larges fissures au bord desquelles les bruyères et les ajoncs penchaient leurs touffes jaunies. On n'apercevait à droite ni à gauche aucun village, aucune ferme; à peine si quelques champs cultivés annonçaient de loin en loin la présence de l'homme. J'avais ralenti le pas, fatigué du poids du jour, de la longueur de la route et de la morne solitude qui m'entourait, quand un compagnon inattendu se montra à l'extrémité d'un sentier : c’était le meunier Guiller. Il me reconnut, poussa un cri d'appel, et pressa, pour me rejoindre, le pas de sa monture.
 
- Monsieur vient de la Pointe du Corbeau? dit-il en portant la main à son bonnet bleuâtre; que Dieu fasse miséricorde aux pécheur ! le vieux Judok-Naufrage a donné un terrible exemple; mais le diable n'a fait que commencer l'ouvrage, maintenant c'est aux gens de justice de finir, et voilà qu'on leur amène pour ça Beuzec-le-Noir.
 
Je demandai s'il était vraiment arrêté.
 
- Depuis ce matin, répondit le meunier; on l'a pris au moment où il essayait de voler une barque à l'anse de Dinant, et en le fouillant on a trouvé sur lui plus de pièces d'or, qu'il n'a jamais gagné de sous. Je viens de le rencontrer dans, une charrette, garrotté comme un sanglier.
 
Guiller ajouta beaucoup de suppositions sur l'origine de cet or, sans paraître soupçonner la vérité. Profitant de son humeur causeuse, je l'interrogeai à loisir sur ''le reptile'', et j'appris de lui tout ce qui pouvait expliquer cette étrange nature. Jeté sur les côtes bretonnes par la tempête, ainsi que me l'avait raconté Salaün, l'enfant naufragé avait grandi dans l’isolement et la réprobation ; tout le monde l'avait repoussé, et il était devenu l'ennemi de tout le monde. Comme le sauvage, il avait vécu de ruse, d'hostilité et de patience sa vie était devenue une perpétuelle embuscade. - Maraudeur insaisissable, il échappait à toutes les poursuites sans que rien pût lui échapper, et cette miraculeuse adresse avait encore confirmé la superstition populaire. D'abord, quelques voisins dépouillés par lui s'étaient vengés; mais, des désastres inattendus, et dont l'auteur restait invisible, leur avaient toujours fait cruellement expier cette audace; aussi la haine s'était-elle tempérée par la crainte. On fermait les yeux sur les déprédations de Beuzec, pour n'avoir pas à les punir; il avait fini par se faire une force de sa méchanceté.
 
- Qu'il soit venu de l'enfer ou qu'il y aille, ajouta Guiller avec plus de sérieux que je ne lui en avais vu jusqu'alors, c'était une dure épreuve pour le pays; lui et Judok se tenaient là-bas comme deux Vipères qui mettaient les honnêtes gens en angoisse; maintenant qu'il n'y seront plus, on pourra marcher sans regarder à ses pieds.
 
Je ne répondis pas : depuis un instant, mon attention était attirée ailleurs et j'écoutais avec distraction. Nous avions alors atteint un plateau boisé, et nous suivions un chemin creux dont les haies vives ne permettaient de rien voir, mais n'empêchaient pas d'entendre un chant grave et lointain qui s'élevait par intervalles. Je m'arrêtai en imposant silence de la main à mon compagnon et en prêtant l'oreille; le chant retentit plus rapproché. Le meunier se dressa sur sa monture et regarda par-dessus les buissons.
 
- Dieu nous bénisse ! c’est la procession pour les biens de la terre, dit-il; le blé a soif, et ceux de Crozon font le tour de la paroisse avec leurs prêtres pour implorer le maître de la pluie et du soleil.
 
Je pressai le pas afin d'atteindre le plateau auquel conduisait notre route, et, en débouchant sur la bruyère, j'aperçus la procession qui s'avançait de notre côté. A la tête du cortége marchait le clergé avec le dais et des enfans en costume de choeur qui portaient l'eau consacrée, ou agitaient les sonnettes, puis venaient les populations accourues des campagnes voisines. Les hommes marchaient les premiers, deux à deux et têtes nues ; derrière, à une certaine distance, s'avançaient les femmes ; le chapelet à la main. Tous avaient revêtu leur costume des jours de fête, dont les formes variées donnaient à la cérémonie je ne sais quoi de pittoresque et d'animé qui semblait appartenir à un autre âge. Après chaque stance de l'hymne sainte, les voix se taisaient, et il y avait une pause pendant laquelle on n'entendait que le bourdonnement des insectes dans l'air et le cri du grillon sous les fougères. La procession se déroulait avec une lenteur majestueuse sur la crête même du coteau. Elle arriva droit à nous.
 
Je m'étais découvert, et le meunier, descendu de sa monture, s'était agenouillé. Le premier groupe passa avec les aubes blanches, les bannières à franges de soie et les croix d'argent étincelantes. Les hommes, commençaient à défiler les mains jointes sur leurs larges chapeaux et le visage à demi voilé par leurs cheveux, quand il se fit tout à coup un mouvement. Les regards s'étaient tournés vers la route que Guiller et moi venions de quitter. Une petite charrette entourée de douaniers et de pêcheurs venait de déboucher sur le plateau où nous nous trouvions. Le meunier se leva à demi.
 
- C'est lui, c'est Beuzec ! me dit-il vivement.
 
Ce nom, répété de proche en proche, courut dans la foule et y causa une sorte de frémissement; les prêtres eux-mêmes s'étaient arrêtés; la charrette arrivait près d'eux. Je reconnus alors ''le reptile'', dont les pieds étaient liés avec des filins goudronnés et les bras solidement attachés aux barreaux. En entendant les chants, il s'était redressé, et son visage hagard apparut au-dessus des bords du tombereau. A la vue de la procession; il jeta un premier cri d'ironie insultante qui alla se répétant à mesure que les prêtres et les symboles consacrés passaient devant lui ; puis, quand vint le tour des assistans, il se mit à les appeler l’un après l’autre, en accompagnant chaque nom d’un éclat de rire ou d'une injure; mais, arrivé aux femmes, nous le vîmes s'interrompre subitement son rire s'éteignit, il fit pour s'élancer un effort qui ébranla les barreaux, puis, poussant une sorte de rugissement, il se laissa tomber au fond du chariot.
 
Dans ce moment, mon oeil rencontra le pâle visage de Dinorah. Les yeux baissés et les mains tremblantes sur son chapelet, elle passait avec la procession qui avait repris sa marche. Je la vis se perdre dans le chemin creux tandis que la charrette disparaissait avec son escorte au versant du coteau. La protégée de Marie et le fils du démon venaient de se rencontrer pour la dernière fois et de se faire un éternel adieu.
 
===Les Bryérons et les Saulniers===
 
<center>I – La grande Bryère</center>
 
On appelle ''Sillon'' une longue colline qui sépare du reste de la BrL tagne tout le territoire compris entre l'embouchure de la Loire et celle de la Vilaine. La route de Nantes à Vannes suit la crête de ce rempart naturel. Vous avez alors, à droite, la Bretagne française, médaille effacée où l'oeil le plus attentif chercherait en vain à distinguer une empreinte, tandis qu'à gauche s'étend jusqu'à la mer une contrée dont le paysage et la population ne ressemblent à nuls autres. Avant d'y entrer, vous n'aviez rencontré que des paysans de petite taille, aux membres noueux, à la figure pâle et d'un calme sombre; maintenant, vous trouvez des hommes grands, souples, colorés et rians. Là-bas la vie semblait se concentrer sous une forme solide, mais fruste; ici elle s'épanouit dans toute sa splendeur : à la race celtique a succédé la race scandinave. Ceci est en effet une colonie des hommes du Nord. Débarqués là au Ve siècle, les Saxons y sont demeurés depuis sans se confondre avec les tribus voisines. Leurs familles agrandies sont devenues des paroisses dont presque tous les habitans portent les même noms et ne se distinguent que par des sobriquets.
 
C'est surtout dans ''la Bryère et au pays des salines que la physionomie de la race étrangère est restée visible. Là les anciens coureurs de mer ont conservé un peu de leur humeur aventureuse. L'été fini, vous les voyez partir sur leurs ''futreaux'' (1) ou à la suite de leurs mules; ceux-là se dirigent vers Nantes, La Rochelle, Bordeaux, pour vendre la tourbe des marais; ceux-ci vont dans l'ouest essayer la troque du sel. Le plus souvent la femme accompagne son mari. Assise sur la maîtresse mule, qui marche en avant ornée de houppes bariolées et de la grosse ''sonaille'' qui dirige la caravane, elle file ou tricote la laine rapportée des fermes de la Bretagne et de la Vendée, tandis que le saulnier suit en chantant quelque vieux cantique. Parfois un semestrier qui retourne au pays ou un piéton éclopé prend place sur un des ''doublons'' et s'associe, pendant quelques heures ou quelques jours, au voyage du négociant nomade.
 
C'est à la suite d'une de ces caravanes que j'avais commencé une excursion depuis long-temps projetée vers les côtes guérandaises, et je chevauchais le long du ''Sillon'' avec une douzaine de mules qui s'en retournaient an bourg de Saillé. Sauf quelques charges de grains et d'épiceries, toutes revenaient à vide sous la conduite du saulnier Pierre-Louis, surnommé ''le Grenadier''. C'était un vaillant gars, au visage ouvert et de haute mine, qui prenait la vie en bonne part, récoltait de chaque jour tout ce qu'il en pouvait tirer, et s'endormait le soir sans s'inquiéter comment le soleil se relèverait le lendemain.
 
Pierre-Louis n'avait que deux mules dans le convoi avec lequel il était parti six semaines auparavant : les autres appartenaient, ainsi que leurs ''sommes'' de sel, à des voisins auxquels il devait en rendre compte; mais le voyage, malheureux pour tous, l'avait été particulièrement pour lui. Une de ses bêtes s'était perdue près de Chemillé; la seconde, estropiée en chemin, avait dû être vendue, comme il le disait, ''au prix des fers et de la peau''. Il revenait ruiné, mais sans en paraître plus triste. Vêtu de sa souquenille et de ses grandes guêtres de toile blanche, le fouet noué en bandoulière, son chapeau à larges bords relevé du côté où ne brillait point le soleil, il suivait l'accotement de la route les deux mains dans la poche ménagée sur le devant de sa blouse en manière de manchon, ou ciselant avec son couteau des baguettes de coudrier qu'il distribuait aux enfans du village.
 
Oisif ou occupé, Pierre-Louis sifflait toujours; tantôt c'était un air champêtre embelli de mille cadences, tantôt un fragment d'hymne d'église aux notes pleines et monotones, plus souvent des modulations improvisées dont le rhythme et le ton semblaient s'harmoniser avec toutes les rimeurs de la route. Ici elles imitaient le gazouillement des oiseaux, là elles devenaient susurrantes avec le bruit des sources, plus loin confuses et prolongées comme le murmure du vent dans les brandes; partout enfin, quel que fût son caractère, le mélodieux sifflement du saulnier, en traduisant à son insu sa propre sensation, servait à compléter les aspects du site; il était devenu pour moi, avec le tintement de la ''sonaille'', un accompagnement obligé du voyage. S'il se taisait, je sentais comme un vide subit dans ce qui m'entourait; mon oreille cherchait quelque chose; j'éprouvais enfin la même impression que le promeneur habitué au bruit d'une cascade quand la vanne du moulin se baisse tout à coup et étouffe la voix berceuse des eaux.
 
Dans ce cas, pour compensation, je renouais ordinairement l'entretien avec la saulnière, jeune et belle paysanne qui venait de faire son premier voyage de troque. Obligée de suivre son mari, elle avait dû laisser à Saillé un enfant en sevrage, vers lequel se tournaient alors tous les élans de son coeur. A chaque village dépassé, elle supputait la distance amoindrie, et son grand oeil noir fouillait l'horizon avec une ardeur avide. Pourtant chez elle l'impatience même était souriante comme tout le reste; la tristesse ne semblait point avoir de prise sur cette puissante et sereine beauté. En la voyant, on se rappelait involontairement les ciels du midi, d'un bleu si riche que les nuages, au lieu de les voiler, semblent s'y fondre. Ses traits reflétaient, aussi bien que ceux de Pierre-Louis, ce contentement qui est la grace du bonheur, mais avec un calme plus noble. Évidemment l'homme était gai par insouciance, la femme par soumission.
 
Nous avions côtoyé l'ombreuse vallée de la Chésine, et nous venions d'atteindre une longue chaîne de crêtes dépouillées, quand la jeune saulnière me fit remarquer les moulins du ''Sillon'', dont les ailes tournaient rapidement, bien que partout ailleurs nous les eussions vues immobiles. Je voulus expliquer ce contraste par la hauteur même des sommets du Sillon; mais Pierre-Louis, qui avait cessé de siffler, se tourna vers nous.
 
- Faites excuse, c'est pas ça ! dit-il d'un ton moitié plaisant, moitié sérieux; tout le monde sait la chose dans le pays... Eh! Jeanne, explique donc à monsieur, toi, ce qui fait que les tournans ne s'arrêtent jamais sur la grande lande.
 
- Les anciennes gens ont raconté que c'était un don de la Vierge, dit la saulnière, qui se retourna vers moi en souriant. D'après la tradition, le diable voulut un jour forcer les meuniers du haut ''Sillon'' à faire un pacte, et, comme ils refusèrent, Satan plaça près de chaque aile un mauvais esprit pour l'empêcher de tourner. Ce fut une grande désolation dans le pays, où la farine devenait toujours plus rare; mais la Vierge, qui n'est occupée qu'à regarder et à plaindre les misères des hommes, jeta un arc-en-ciel en guise de pont entre le paradis et le ''Sillon''; elle descendit vers les moulins, vêtue en mendiante, la quenouille au côté et filant des ''coursets'' de lin (2). A chaque porte, elle tendait son écuelle de bois, et on lui donnait une poignée de mouture; alors elle prenait un brin de fil sur son fuseau, et liait le démon chargé de tenir l'aile immobile, en lui disant :
 
::Qu'il souffle derrière ou devant,
::Tu tourneras comme le vent.
 
A l'instant même, le démon était forcé de mettre la machine en train. Tous ont continué depuis, garrottés qu'ils sont par le fil béni, et, maintenant encore, si le meunier veut arrêter son tournant, il faut qu'il fasse le signe de la croix, afin de ''donner une faiblesse'' au mauvais esprit.
 
- Mais rien ne peut-il rompre le saint enchantement ? demandai-je.
 
- Rien que le ''kourigan noir'', répliqua Jeanne. Quand par hasard il monte jusqu'à la lande, les ailes des moulins tournent plus lentement, et on croit les entendre crier sur leurs essieux; mais ce sont les démons qui appellent le ''kourigan'', et, si celui-ci répond, les tournans s'arrêtent, car il a puissance sur tout, hormis sur les trois personnes de la Trinité.
 
C'était la première fois que j'entendais attribuer une pareille autorité à l'un de ces fils de la terre qui habitent partout nos monumens druidiques, et que la tradition représente généralement sous la forme de nains malicieux égarant les voyageurs au son d'une cloche trompeuse ou par des lumières fuyantes et se réunissant dans les carrefours magiques pour danser la fameuse ronde des ''jours de la semaine''. De nouvelles explications me firent comprendre que le ''kourigan noir'', également connu sous le nom de ''petit charbonnier'', était un génie à part, dans lequel l'imagination saxonne semblait avoir personnifié le malheur. Elle en avait fait ''le frère aîné de la mort''! Jeanne me le représenta comme une sorte d'huissier funèbre que l'on rencontrait à chaque détour de la vie, moins pour avertir d'un désastre que pour le signifier. Elle-même l'avait rencontré plusieurs fois, ainsi que Pierre-Louis, et toujours quelque chagrin avait suivi son apparition. A ce voyage encore, dans la soirée de leur départ, tous deux l'avaient aperçu à travers les haies qui bordaient la route; il les avait accompagnés quelque temps, puis, traversant le chemin comme pour y laisser ''une trace de malheur'', il avait disparu en poussant un cri qui ressemblait en même temps à un éclat de rire et à une plainte.
 
- Le plus sage alors eût été de retourner au bourg vers notre maison et notre pauvre innocent, continua la saulnière, que tout ramenait au souvenir de son enfant; mais Pierre-Louis a eu peur des gausseries, et nous sommes allés au-devant de notre ruine.
 
- Ne sais-tu pas que quand on a vu le ''kourigan noir'', le sort des gens est fait, et que rien ne peut le changer? objecta le saulnier. Au temps où l'armée royale vint camper devers le Moire, le ''petit charbonnier'' alla à tous les feux, et dispersa les brasiers avec son bâton, si bien que beaucoup s'effrayèrent et prirent la fuite; mais ce fut peine perdue, car ils rencontrèrent les bleus, qui en tuèrent assez pour former dans la plaine de petites montagnes avec leurs os. J'ai moi-même vu y mettre la pioche plus tard pour porter ce qui en restait aux cimetières de Savenay et de Prinquiau; on eût dit une carrière de moellons nouvellement ouverte, et il fallut y envoyer toutes les charrettes du pays.
 
Nous nous trouvions sur le théâtre de cette sanglante défaite, qui termina la grande guerre de la Vendée en mettant sous terre toute une génération. Le bourg de Savenay était devant nous avec ses maisons penchées, ses rues tortueuses, sa place déserte. Nous le traversâmes sans nous arrêter jusqu'à Saint-Cesmes. Là, tandis que les mules se reposaient, je gravis la butte qui domine le village, et une merveilleuse perspective se déroula autour de moi. Vers le nord, je voyais se dessiner le ''Sillon'', alors éclairé par le soleil, et dont la courbe étincelante ne s'arrêtait qu'au calvaire de Pont-Château; vers l'occident s'arrondissait le coteau de Guérande et se dressait le clocher de Saint-Nazaire, presque confondu avec les mâts des navires ancrés sur la rade de Mindin; au midi descendaient d'abord des pentes boisées, puis s'étendaient les marais de Dorages, coupés de leurs canaux rectangulaires; au-delà, c'était la Loire, frangée de saules bleuâtres; Paimboeuf, debout sur la rive gauche, comme un rocher informe; enfin le pays de Retz, noyé dans les brumes lointaines. Une mer sans limite enveloppait le tout.
 
Je ne pus malheureusement donner qu'un coup d'oeil à ce spectacle; le temps pressait, il fallut redescendre, et l'immense panorama disparut comme les toiles d'une décoration qui s'enfoncent sous le théâtre. Je retrouvai à l'entrée du village les mules, qui allaient se diriger vers Saint-Joachim. Quelque affaire du saulnier avec le parrain chez lequel Jeanne avait été élevée nécessitait ce détour par ''la grande Bryère''. Le pays que nous traversions avait évidemment formé autrefois une immense embouchure par laquelle la Loire précipitait ses eaux vers l'Océan. Entrecoupant alors de ses canaux tout l'espace compris entre Paimbœuf et le ''Sillon'', le fleuve avait peu à peu grossi les atterrissemens de sa rive droite. Là étaient venus s'entasser les sables et les limons changés aujourd'hui en prairies; le remous y avait conduit les arbres arrachés par l'inondation, et que l'on trouvait encore enfouis sous le sol qui leur avait donné la couleur de l'ébène; c'était la Loire enfin qui avait fait naître, puis détruit les forêts marécageuses dont la décomposition formait maintenant cette gigantesque tourbière de plus de vingt lieues de contour, connue sous le nom de ''grande Bryère''.
 
Les traces de ce long effort des eaux étaient partout visibles autour de nous. La plaine entière avait l'aspect d'un lac récemment desséché. Sur l'aride fond de la tourbière s'élevaient de loin en loin, comme des corbeilles, des groupes d'îles verdoyantes que des chaussées reliaient l'un à l'autre. L'aspect de ces îles avait quelque chose de paisible et de sauvage qui reposait le regard. Au milieu de touffes d'ormeaux se dressaient des toits de chaume tellement déformés par les gramens, les liserons et les saxifrages, qu'on les eût pris, à distance, pour des rocs creusés; les alouettes de mer et les ''cobrégeaux'' (courlis gris) tournnoyaient autour de ces oasis rustiques avec des cris joyeusement aigus, et, sur le penchant des îlots, paissaient des brebis d'un noir rougeâtre dont les bêlemens se répondaient. Les lueurs du soir commençaient à teindre l'horizon; nous tournions le plateau parsemé de hameaux et de bocages. Tout à coup, au versant des îles verdoyantes que nous venions de côtoyer, se déploya ''la grande Bryère''.
 
Le premier aspect me causa un véritable saisissement. Qu'on se figure un désert, non de sable, mais d'éponge calcinée, au-dessus duquel flotte perpétuellement une brume lourde et fétide. Le terrain cahoteux forme des monticules et des vallées; mais vous montez en vain, les hauteurs n'ont pas de brises plus fraîches; vous avez beau descendre, les vallées n'ont pas d'ombrages plus verts. Toujours vous retrouvez la même teinte, la même atmosphère, la même stérilité. Partout s'étend un linceul roux tacheté de ''carex'' rigides; c'est l'uniformité dans son plus implacable ennui. Le sol pulvérulent fuit sous les pieds et en garde l'empreinte; les flaques d'eau sans chatoiemens ressemblent à des mares d'encre; on dirait les lacs infernaux décrits par Virgile. Evidemment les flots de l' Averne ont passé là, et l'entrée du Tartare doit être proche.
 
Nous apercevions, de temps en temps, quelques paysans occupés à couper la tourbe. Vêtus de ''berlinge'' brun (2), leurs longs cheveux pendant jusque sur leurs épaules, le visage imprégné de poussière et de fumée, ils semblaient eux-mêmes faire partie de la tourbière; on eût dit qu'ils sortaient de ce sol noirâtre comme la nation de Cadmus des champs thébains.
 
Cependant notre caravane continuait sa route. Derrière notre belle saulnière, portant son élégant costume à couleurs éclatantes, venaient mes nulles, la tête ornée de branches vertes cueillies sur le chemin, puis Pierre-Louis, vêtu de toile fine et blanche. Il marchait en sifflant une mélodie champêtre qu'accompagnaient les tintemens des grelots et les claquemens cadencés de son fouet. Tout cet ensemble avait quelque chose de frais et de galant qui contrastait singulièrement avec notre entourage; c'était comme un rayon de lumière, de grace et de gaieté traversant les ténèbres de l'ennui. Je ne pus m'empêcher de le dire à Jeanne; elle répondit par un hochement de tête méditatif.
 
- Oui, oui, reprit-elle à demi-voix, ''la Bryère'' ne rit pas à ceux qui la voient pour la première fois; mais elle ressemble aux femmes vieillies dans le ménage, qui ont plus de mérite que de beauté. Cette vilaine campagne, voyez-vous, fait vivre quasiment onze paroisses.
 
- Vous l'avez habitée long-temps? demandai-je.
 
- Quatorze années, dit la jeune femme en promenant sur l'aride désert un regard brillant, et ce ne sont pas les plus mauvais jours de ma vie. J'avais une coiffe de toile rousse et une jupe de ''berlinge'', mais pas de soucis! On a beau dire, allez, le bon Dieu n'a encore rien inventé de mieux que la jeunesse.
 
- Ainsi vous regrettez le passé?
 
- Je ne regrette rien, monsieur, je me rappelle, voilà tout. Ah! fallait voir les belles corvées que nous faisions dans ''la Bryère'', quand je venais pour y enlever ''la pelette'' (3) avec Gratien.
 
- C'était le fils de votre tuteur?
 
- Faites excuse; Gratien, c'est un pauvre abandonné de l'hospice de Savenay que ''la parraine'' (la femme du parrain) avait pris en nourriture et qui est resté depuis au logis. Je l'ai quasiment vu grandir comme un ''frérot'' (jeune frère); il n'y avait pas de plus laid gars dans toute la paroisse; mais aussi c'était la meilleure créature du bon Dieu. Depuis, par malheur, quelque mauvais esprit lui a jeté un sort et l'a fait ''foleyer''. Il n'est pour ainsi dire jamais au logis, et depuis mon mariage je ne l'ai point revu.
 
Elle me fit ensuite l'histoire de ces premières années passées dans la Bryère. C'était là qu'elle avait grandi, essayé ses forces, là qu'elle s'était comprise et qu'elle avait entrevu les mille horizons ouverts par l'espérance. Elle m'expliqua tout cela sans le savoir elle-même, en me racontant naïvement son passé. Pour me dire ce qu'elle avait senti, elle me dit ce qu'elle avait fait.
 
Son parrain, Michel Marou, coupait tous les ans dans la Bryère plusieurs milliers de mottes qu'il embarquait à l'étier de Méans, et qu'il conduisait lui-même en Loire. Le ''futreau'' dérapait chargé de sa montagne de tourbe; l'unique voile était hissée au mât, et l'on disait adieu au foyer pour plusieurs mois. Michel, Jeanne et Gratien composaient tout l'équipage. Tous trois remontaient lentement le fleuve, dont les vagues rasaient le bord de la barque surchargée et leur rejaillissaient au visage. A chaque bourg, le ''futreau'' était amarré à un saule, et l'on essayait de vendre ou d'échanger la tourbe, mais sans quitter le bateau. Son arrière-pont était devenu leur foyer flottant; l'habitude avait rendu suffisante l'étroite cabane où vivaient ces bohémiens des eaux.
 
Cependant leur navigation était parfois difficile et périlleuse. Quand la Loire couvrait ses rives, que les forêts de peupliers enfouies sous le débordement n'apparaissaient plus au loin que comme des champs de roseaux, que les eaux troubles et bouillonnantes se précipitaient en vingt courans furieux, roulant les arbres déracinés, les chaumes épars, les berges submergées, alors souvent la barque du ''Bryéron'' luttait en vain contre la vague, et flottait emportée à la grace de Dieu. D'autres fois les glaces de l'hiver emprisonnaient le ''futrea''u pendant un mois entier près du bord; mais, si l'air venait à s'attiédir brusquement, un long craquement retentissait au haut du fleuve, on voyait un cavalier passer bride abattue sur la rive en jetant le cri terrible : ''la débâcle''! et les glaçons détachés arrivaient de toutes parts comme des roches flottantes, broyant tout sur leur passage, avalanches d'autant plus redoutables qu'elles cachaient ce qu'elles avaient détruit, et emportaient mystérieusement vers la mer les cadavres et les ruines.
 
La jeune femme avait vu tous ces désastres et couru tous ces dangers; mais, l'épreuve subie, tout était oublié. Au premier rayon de soleil brillant sur le ''futreau'' à demi noyé, au premier oiseau gazouillant sur les branches du bouleau encore couvert de givre, la confiance renaissait à bord; les vêtemens mouillés étaient suspendus au cordage, la fumée du foyer remontait vers le ciel; Michel hissait la voile, Gratien jetait son filet dans le fleuve, et Jeanne reprenait sa quenouille avec sa chanson accoutumée.
 
La saulnière avait vécu ainsi quatre années, libre de désirs et de soucis. Un hasard lui fit rencontrer à l'étier de Méans Pierre-Louis, qui la prit à gré, et, contre l'usage de ceux de Saillé, ne craignit point d'épouser une femme née hors de sa paroisse. Bien qu'elle ne se plaignît point du saulnier, je crus comprendre que sa légèreté joviale avait eu pour résultat de dissiper la dot de la jeune femme et son propre patrimoine.
 
Nous en étions là, quand la rencontre de Michel Marou lui-même rompit l'entretien. Le parrain de Jeanne était dans la Bryère avec sa sœur, occupé à enlever de ''la pelette''. La saulnière les reconnut de loin, et mit sa monture au trot pour les rejoindre. Toutes les mules suivirent à la file, si bien que j'arrivai au moment où elle embrassait, Michel et la vieille ''Bryéronne''.
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L'accueil de ceux-ci fut plutôt embarrassé que tendre. Comme tous les paysans, ils semblaient arrêtés dans leur expansion par une sorte de honte qui ôtait sa grace au contentement. Tous deux restaient debout devant les nouveaux venus, ne sachant que rire et s'étonner de les voir. Enfin pourtant ils se décidèrent à prendre avec eux le chemin du logis. Jeanne avait laissé là sa mule et pris à pied, avec la vieille soeur, un sentier de traverse; moi-même je forçai ma monture à rompre les rangs et à ralentir le pas, afin de voir plus à loisir l'étrange paysage qu'éclairait alors le soleil couchant. Michel et le saulnier me précédaient de quelques pas, engagés dans une conversation dont plusieurs phrases m'arrivaient par intervalles, mais que j'entendais sans y prendre garde. Cependant le nom de Gatien éveilla, pour ainsi dire, mon oreille, et attira mon attention.
 
- Est-il reparti? demandait Pierre-Louis, dont l'inquiétude perçait même sous l'accent moqueur de sa voix.
 
- Depuis deux jours, répliqua le Bryéron; il va et vient comme ça sans pouvoir dire pourquoi : on croirait un ''cobrégeau'' que la brise de mer amène et remporte.
 
- Mais la brise de mer, c'est toujours Jeanne?
 
- Toujours; il est aussi affolé d'elle que quand tu l'as épousée, et, si on prononce son nom devant lui, eût-il le morceau de pain près des lèvres, il se sauve comme le ''guillemot'' qui a entendu un coup de fusil.
 
Pierre-Louis éclata de rire.
 
- En voilà une rage ! reprit-il ironiquement; la plus vilaine chouette du pays s'enamourer d'une jolie fille comme Jeanne ! Si elle se doutait de la chose, il y aurait de quoi la faire rire jusqu'au jugement dernier!
 
- Ne crois pas ça, dit Michel plus vivement, et surtout souviens-toi de ne lui en rien dire; tu m'en as juré ta promesse...
 
- Je l'ai tenue, foi d'homme ! répliqua le saulnier; mais avez-vous peur, dites donc, qu'une pareille nouvelle tourne la tête de Jeanne? Voilà-t-il pas de quoi la rendre glorieuse!
 
- Pas glorieuse, mais triste; tu ne connais pas la fille comme moi, Pierre-Louis. Au reste, en voilà assez; causons de tes affaires...
 
Ici les deux interlocuteurs parlèrent plus bas et marchèrent plus vite. Pour continuer à les entendre, il eût fallu presser le pas; mais je m'intéressais médiocrement à la suite de cet entretien. L'espèce de secret que je venais de surprendre excitait bien autrement ma curiosité, et je résolus de me servir de ce que j'avais appris pour découvrir ce qui me restait à savoir. Je cherchai pour cela des yeux la saulnière. Elle avait coupé au plus court à travers la Bryère, et je la distinguai gravissant un des monticules qui se dressent çà et là dans la plaine aride. Je forçai ma monture à prendre le trot, afin de la rejoindre; malheureusement la chose était moins facile que je ne l'avais supposé. Je rencontrais à chaque instant des flaques d'eau croupissante qu'il fallait contourner, ou des coupes de tourbière interrompant brusquement le chemin. La nuit descendait d'ailleurs rapidement; et, par un contraste singulier, semblait plus profonde dans la Bryère qu'à quelques centaines de pas. Tandis que plusieurs îles se détachaient devant moi, si vivement éclairées par le soleil couchant qu'on pouvait y distinguer les moindres détails, l'espèce de vallée que je suivais était plongée dans une épaisse obscurité. Il me sembla même qu'un nuage de fumée se mêlait à l'ombre de la nuit; une odeur âcre me prenait à la gorge, ma respiration devint plus difficile, l'air me semblait brûlant. Bientôt ma monture elle-même fut en proie à un visible malaise : elle dansait sur ses jarrets, et reniflait avec angoisse; enfin elle tourna brusquement, voulut revenir en arrière, mais, retrouvant sans doute le même obstacle invisible, elle se jeta à droite tout effarée, rebroussa encore chemin, puis, comme emportée par une douleur furieuse, se mit à galoper en tous sens et à pousser des hennissemens.
 
J'avais fait de vains efforts pour m'en rendre maître; rétive à la bride et à l'éperon, elle s'arrêtait par instans, se dressait sur ses pieds de derrière, puis retombait pour partir plus égarée. Forcément penché sur la selle, je m'aperçus enfin qu'une cendre blanchâtre recouvrait partout le sol, et qu'une fumée légère s'en échappait. Les sabots de la mule enfonçaient à chaque pas dans cette arène livide et en ressortaient vivement en faisant jaillir des étincelles. A l'instant même, un souvenir me traversa la mémoire. On m'avait dit que la flammèche envolée du brasier d'un pâtre ou de la pipe d'un fumeur suffisait parfois pour mettre le feu à la tourbière, et que la sourde intensité de l'incendie déjouait tous les efforts des Bryérons; l'hiver seul pouvait l'éteindre. Or, je n'en pouvais plus douter, j'étais pris dans un de ces ''brûlis'' latens sans que la nuit me permit de distinguer ma route pour y échapper.
 
Sérieusement effrayé, j'allais jeter un cri de détresse, quand je fus prévenu par les voix de Michel et du saulnier, qui, ramenés près de moi par les détours du sentier, venaient tout à coup de m'apercevoir. Tous deux comprirent à l'instant le danger, car ils coururent à ma rencontre et s'arrêtèrent à une petite distance en m'appelant. Je fis un effort désespéré pour contraindre la mule à se diriger de leur côté; mais, arrivé devant une mare étroite et sombre qui nous séparait, l'animal refusa de la franchir. Je n'étais qu'à une vingtaine de pas des deux paysans, qui continuaient à me crier : - Par ici! - et je ne pouvais décider ma rétive monture à avancer. Je la sentis même bientôt qui se dérobait sous moi, et se préparait à reprendre sa course vers la tourbière en feu; Pierre-Louis, après l'avoir inutilement appelée par son nom et encouragée, comprit que le moindre retard pouvait tout perdre. Saisissant la perche que le Bryéron tenait à la main comme un bâton de route, il en enfonça le bout le plus mince dans la mare, prit son élan en s'appuyant à l'autre extrémité, et tomba sur la croupe même de la mule. Passant alors ses deux bras sous les miens, il s'empara de la bride, appuya les talons aux flancs de ma monture avec des cris familiers, et la précipita, pour ainsi dire, dans la ravine.
 
A peine l'animal eut-il senti la fraîcheur de l'eau, qu'il s'arrêta avec une sorte de soupir de soulagement. Son cou était blanc de sueur, et tout son corps tremblait. Pierre-Louis se pencha vers lui. - Là, là, ''Bellotte'', dit-il en la flattant de la main et de la voix; ce n'est rien, ma fille; un bain de pieds va te guérir.
 
Je me retournai vers le saulnier avec un véritable élan de reconnaissance.
 
- Ma foi! vous êtes arrivé à temps, m'écriai-je en lui serrant la main, et vous venez de me rendre un service que je n'oublierai pas.
 
- N'oubliez pas surtout que, quand on ne sait pas conduire sa bête il faut qu'elle vous conduise, dit le saulnier brusquement; c'était bien la peine de quitter le train de mules pour venir se jeter dans le ''brûlis''! Voilà ''Bellotte'' qui arrivera boiteuse au pays et qui me, vaudra quelque affront.
 
Je le rassurai en déclarant que je prenais sur moi toute la responsabilité de l'accident.
 
- N'importe! dit Pierre-Louis, qui ne pouvait garder long-temps son humeur; monsieur devrait savoir qu'on ne se promène pas dans la Bryère comme sur les places de Nantes. Dans ce pays-ci, voyez-vous, faut avoir un oeil au maître doigt de chaque pied, vu qu'il y a sur le chemin plus de mauvais pas que de couëttes de plumes; mais tout de même nous voilà dehors pour le quart d'heure, et maintenant ça ira.
 
J'avais déjà remarqué en chemin que c'était le mot favori du saulnier. Fallait-il remplacer une sangle brisée, se mettre à l'abri de pluie ou du soleil, se détourner d'une route devenue impraticable Pierre-Louis trouvait une corde, un sac ou un sentier de traverse, répétait son mot philosophique : Ça ira! Cette fois, du reste, il l'avait justement appliqué, car la mule venait de sortir de la mare sans trop de peine. Je mis pied à terre, et, abandonnant la bride au saulnier, me retournai vers la tourbière en feu.
 
A la petite distance où nous nous trouvions, rien n'annonçait l'incendie qu'une fumée tamisée et pâle, rendue plus visible par l'obscurité. Michel me dit que ces accidens étaient heureusement assez rares, et que les pluies fréquentes apportées par les vents de sud-ouest arrêtaient presque toujours le fléau à sa naissance. Cependant on avait souvenir d'un embrasement terrible, qui s'était insensiblement étendu à plusieurs centaines d'arpens, et avait menacé d'envahir la plaine tout entière. Il avait fallu sonner les cloches dans les onze paroisses riveraines; tous ceux qui pouvaient manier la bêche ou la pioche étaient venus, et l'on avait cerné l'incendie par une fosse d'une lieue de circuit. La mare que je venais de traverser en avait fait partie. Tout en me donnant ces détails, le Bryéron tâchait de retirer la perche que Pierre-Louis avait laissée enfoncée dans le lit tourbeux de la ravine; mais elle résistait à ses efforts, et je dus lui prêter la main.
 
- Monsieur voit que la Bryère aime ce qu'elle tient, me dit Michel en souriant; qui laisserait là ma ''mingle'' seulement quelques jours la verrait disparaître jusqu'au bout. Rien n'est ici comme ailleurs. Il se passe quelque chose sous notre terre, savez-vous! On a beau manger la tourbe avec la bêche, elle reste toujours au même niveau, et la Bryère monte à mesure.
 
Je demandai si l'on donnait dans le pays quelque explication de ce phénomène.
 
- Pardieu ! c'est la faute aux fils de Japhet, interrompit le saulnier en riant; monsieur ne sait donc pas l'histoire? Il paraîtrait qu'au temps d'autrefois la Bryère avait comme qui dirait un rez-de-chaussée et une cave. Le tout appartenait aux ''kourigans'' et à la famille de Japhet, et chacun occupait à son tour le dessus ou le dessous; mais les hommes, qui étaient déjà des ''maugrebins'', profitèrent du moment où ils demeuraient au meilleur étage pour murer dans la cave leurs voisins, si bien que tous sont restés là depuis, sauf ''le petit charbonnier'', qui s'est enfui par la cheminée, et qui est devenu notre génie de malheur. Si la Bryère monte, c'est que les ''kourigans'' la soulèvent pour venir réclamer leur étage, et si les perches descendent, c'est qu'ils attirent à eux tout ce qui s'enfonce dans la terre.
 
Michel fit un mouvement d'épaules.
 
- Ce sont les nourrices qui racontent ça à leurs ''fiots'', dit-il avec une certaine gravité importante; mais nos anciens ont trouvé une vraie raison. Ils croient que nous avons la mer sous nos pieds, si bien que le pays entier est un grand radeau qui flotte toujours et se tient de niveau.
 
J'aurais ri de l'hypothèse du Bryéron, si je n'eusse point connu les suppositions des savans! N'avais-je point lu récemment dans un mémoire scientifique que la Bryère était une mine d'étain qui avait eu précisément ''cent cinquante pieds de profondeur'', et que le temps avait fait crouler. Les îles qui la parsèment aujourd'hui étaient d'anciens ''noyaux de soutenue'', les arbres qui s'y trouvent enfouis des étançons! Quant à la tourbe, dont l'auteur ne disait mot, on pouvait la regarder sans doute comme un résidu provenant du traitement de l'étain. C'était, au reste, le même savant qui avait vu dans le lac de Grandlieu une ancienne carrière de pierres à chaux, et qui en trouvait la preuve dans le nom du pays de Retz, qui, en celtique, signifiait, selon lui, ''chaux forte''! Au point de vue scientifique, le radeau de Michel me semblait aussi satisfaisant que la mine d'étain, et, fable pour fable, j'étais décidément beaucoup plus réjoui par les ''kourigans'' du saulnier que par les étymologies de M. Poignant de Montfort.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small>(1) Barque d’une forme particulière. </small><br />
<small> (2) Le ''Berlingue'' est un tissu, mélange de laine et de fil.</small><br />
<small> (3) On appelle ''la Belette'' la première couche de tourbe. Les ''Bryérons'' l'enlèvent au boyau, au commencement de l'été, et la réservent pour leur usage personnel. La couche du dessous fournit ''la tourbe marchande''.</small><br />
 
 
<center>II – Le pays des sables</center>
 
Je couchai chez le Bryéron, dans un de ces lits de plumes dressés sur un double rang de fagots auxquels il faut monter comme à l'assaut, et qui, selon l'expression du pays, ''ne laissent que la passée sous le baldaquin''. Le lendemain, nous nous remîmes en route dès la pointe du jour, et nous traversâmes la Bryère sans nouvelle aventure. Jeanne me parut seulement plus soucieuse que la veille. J'essayai en vain de lui parler; l'entretien tombait toujours, comme un volant qu'on ne vous renvoie pas. En désespoir de cause, je me retournai vers Pierre-Louis, dont la jovialité n'avait subi aucune atteinte, et j'allai le rejoindre avec ma mule à la queue du convoi.
 
- Eh bien! voilà ''un temps impérial'', me dit le saulnier en me montrant le soleil qui montait à l'horizon dans toute sa magnificence; le bon Dieu illumine pour notre retour.
 
-Cela ne rend pas Jeanne plus gaie, répliquai-je à demi-voix.
 
Pierre-Louis jeta un regard vers la saulnière.
 
- Ah! monsieur a vu ça, dit-il, c'est vrai qu'elle a ce matin du noir dans le coeur!
 
- Est-ce qu'il aurait passé un grain sur le ménage ? demandai-je en souriant.
 
- Par exemple! dit Pierre-Louis, on voit bien que monsieur ne nous connaît pas. On peut bien, par momens, se taquiner un petit, mais os se raccommode tout de suite, et personne n'en est plus triste pour ça. Non, non, si Jeanne a du souci, ça ne lui vient pas du fils d'Adam comme on dit, mais c'est qu'elle a eu un signe.
 
- Un signe?
 
- ''Le petit charbonnier'' lui est encore apparu. Quand cela?
 
- Hier, après souper; monsieur était déjà couché : elle a voulu sort dans le courtil pour faire sa visite aux ''avettes'', mais, comme elle arrivait près des ruches, elle a vu le ''kourigan noir'', qui se tenait tout contre.
 
- Et comment l'a-t-elle reconnu?
 
- Pardieu! à sa courte taille, à son costume noiraud et à son grand feutre, qui lui tombe sur le nez, sans compter que ça se sent. Il n'y a pas dans tout le pays un enfant sorti du chariot à roulettes (1) qui, sans avoir jamais vu le méchant garçon, ne puisse dire : Le voilà!
 
- Lui a-t-il parlé?
 
- Non; en l'apercevant, elle a jeté un cri et elle est restée en place, tremblante comme une feuille au vent; alors ''le kourigan'' a grommelé tout bas quelque chose qu'elle n'a pu entendre, puis il a disparu, et Jeanne est rentrée au logis plus pâle qu'un linceul. J'ai voulu lui relever le coeur; mais, pas moins, il y a de quoi faire penser, et ceci est une mauvaise annonce pour nous autres.
 
Je lui demandai ce qu'il pouvait craindre.
 
- Qui sait? répliqua-t-il avec une insouciance que semblait traverser un éclair de mélancolie : le proverbe dit que chaque jour est un méchant ouvrier qui sème de l'ivraie pour le lendemain. Mais, bah! quand on est en train de vivre, il faut bien se laisser aller. Après tout, à quoi sert d'avoir toujours le nez au vent pour regarder où on arrive? Mes mules font leur chemin sans savoir où on les mène; m'est avis qu'il vaut mieux être aussi sage qu'elles et marcher tranquillement sous la conduite du bon Dieu.
 
N'ayant rien à ajouter ni à objecter à la philosophie populaire du saulnier, j'approuvai du geste, et je laissai tomber l'entretien. Nous étions sortis de la Bryère. Le pays dans lequel nous venions d'entrer prenait insensiblement un caractère non moins étrange, bien que complètement différent. Nous avions d'abord traversé d'immenses prairies encadrées de rideaux de saules derrière lesquels on voyait glisser les hautes voiles des chalands de la Loire, puis l'étier de Méans, l'ancien ''Brivates portus'' de Ptolémée, couvert de chaloupes, de ''futreaux'' et de ''barges'', qui attendaient les récoltes du pays; enfin les campagnes de Saint-Nazaire, sur lesquelles ondoyait un océan de blonds épis. Là déjà les champs de sable avaient commencé; bientôt ils nous entourèrent; nous arrivions au terrain d'Escoublac.
 
Ici, comme dans la Bryère, vous trouvez un sol cahoteux et tourmenté. Des collines de sable balayées par le vent descendent, tantôt en talus abrupts et unis comme une pierre sciée, tantôt en cascades rugueuses comme un rocher; des vallées, creusées en tous sens, sont parsemées de bancs de coquillages et de réservoirs d'eau saumâtre dans lesquels se reflète le ciel et où semblent naviguer les nuages. Une ondée de sable fin tourbillonne perpétuellement sur ces champs déserts, où se dressent çà et là quelques chardons et quelques joncs marins. Du reste, ni habitations, ni cultures on n'entend que le cri des alouettes de nier qui s'abattent par troupes sur ce sol aride, où leur plumage grisâtre empêche même de les distinguer. A la cime de la colline la plus haute, un arbre élève son maigre feuillage, le seul de ce Sahara maritime : c'est l'arbre du cimetière de l'ancien bourg d'Escoublac; ses racines poussent dans les tombes enfouies, mais les restes qu'elles renfermaient en ont été arrachés par la tempête. La même rafale qui avait promené si long-temps ces marins sur toutes les mers continue à les rouler sur le sable qui recouvre leur berceau. Vous apercevez partout leurs ossemens dispersés sur les pentes, et vous les sentez craquer sous vos pieds.
 
Mon conducteur avait consenti à se détourner un moment de sa route, pour visiter l'emplacement du village enseveli. Nous parcourions une plaine où le sol ondulé avait pris l'apparence des vagues; on eût dit une mer subitement pétrifiée par quelque enchantement. Les monticules qui nous entouraient, taillés, pour ainsi dire, par le vent, affectaient mille formes singulières. Ici, c'étaient des tours croulantes; là, des débris de portiques ou des ruines de murailles crénelées. Pierre-Louis me montra, sur la hauteur, la place où lui-même avait vu, dans son enfance, la flèche de l'église dont la pointe alors perçait encore le linceul de sable ; depuis, tout avait disparu.
 
Cependant notre caravane avait atteint un pli de terrain abrité, où quelques herbes marines brodaient l'arène de leur pâle verdure. Au pied du tertre qui protégeait ce coin privilégié, un enfoncement avait été creusé de main d'homme et une pierre roulée en guise de siège. Sur le devant s'étendait une petite grève de sable fin durci par l'humidité. Jeanne, qui avait mis pied à terre, lâcha la bride de sa mule, et s'avança vers la grotte pour mieux voir le paysage; elle tenait à la main une branche d'osier encore garnie de quelques feuilles qui lui servait de houssine, et elle en frappait le sol d'un air distrait. Tout à coup je la vis tressaillir et s'arrêter avec une exclamation de surprise épouvantée.
 
- Qu'y a-t-il? demandai-je en m'approchant.
 
- Voyez! dit Jeanne.
 
Et de sa baguette, qui lui tremblait dans la main, elle me montrait le sol sur lequel étaient tracés quelques caractères mal formés imitant l'écriture moulée. Pierre-Louis s'approcha.
 
- Dieu me sauve ! c'est ton nom ! s'écria-t-il troublé.
 
- En effet, repris-je en regardant à mon tour, il y a bien Jeanne; mais que voyez-vous là qui puisse vous effrayer?
 
- Non, ce n'est rien, dit le saulnier, qui cherchait évidemment à surmonter une première impression, des contes de vieilles femmes! A les entendre, quand on trouve, comme ça, son nom écrit dans les endroits où il ne vient personne, c'est un ajournement du mauvais esprit,... du ''petit charbonnier'', quoi!... Mais on ne croit pas à ces choses-là,... le nom de Jeanne peut avoir été mis à cette place par n'importe qui... peut-être bien par monsieur lui-même.
 
En hasardant cette supposition, le saulnier me jeta un regard moitié interrogateur, moitié suppliant, qui semblait une invitation à l'appuyer : il cherchait un prétexte d'explication qui pût tromper la jeune femme et lui-même; mais Jeanne répondit de manière à prévenir tout mensonge. Elle nous avait suivis jusqu'alors, et savait que nous ne nous étions point approchés du placis où son nom se trouvait tracé. La marque de nos pas avait d'ailleurs écrit tous nos mouvemens. Comme elle me les montrait, mes yeux remarquèrent sur le sable une empreinte singulière qui ne semblait laissée ni par le pied d'un homme, ni par celui d'un animal connu; de forme triangulaire, cette empreinte était, pour ainsi dire, frangée par une rangée de griffes ou de doigts vaguement indiqués. Mes deux compagnons l'aperçurent aussi bien que moi, et se la montrèrent en silence. Je compris, au trouble de la saulnière et à l'empressement avec lequel Pierre-Louis rassembla ses mules, que cette dernière indication levait tous leurs doutes. Le saulnier me pria assez brusquement de reprendre ma monture, et nous sortîmes des dunes.
 
J'aurais voulu m'expliquer ces pistes bizarres autour du nom de Jeanne; mais, quand je voulus interroger cette dernière, elle me répondit avec une réserve pleine de répugnance. Le saulnier lui-même avait momentanément perdu son insouciante gaieté : il marchait derrière nous, la tête basse et la main sous les aisselles, sans prendre garde à ses mules, qui, par instans, rompaient la file pour arracher aux buissons quelques jeunes repousses de ronces ou d'églantiers.
 
Ceci me frappa sans me surprendre. J'avais déjà pu remarquer plus d'une fois combien facilement l'imagination de ces coureurs de route inclinait au merveilleux. Livrés à toutes les illusions que peuvent créer l'ignorance et le désir, ils suivent les chemins déserts en interrogeant les lueurs et les ombres, les silences et les rumeurs. Peu à peu la fascination de la solitude les trouble; ils sentent leur raison vaciller et mille images confuses se former dans les ténèbres. Bercés par le pas lent des mules et à demi endormis au son de leurs grelots monotones, ils voient les arbres courir à leurs côtés comme des fantômes; le vent qui siffle dans les rochers devient une voix qui les appelle; le bruissement de l'eau, une plainte de trépassés. Tous les incidens de l'obscurité se transforment en mystères saisissans. Un monde imaginaire se substitue de plus en plus au monde réel; ils aperçoivent ce qu'ils ont imaginé, ils entendent ce qu'on leur a raconté. En vain demandent-ils à leur gourde de voyage l'assurance et la lucidité qui leur échappe; chaque gorgée d'eau-de-feu évoque un nouvel essaim de visions, jusqu'à ce qu'étourdis d'ivresse, ils glissent de leur monture et s'endorment sur le gazon de quelque carrefour. Là, continuant leur voyage dans le sommeil, ils passent de plain-pied de la réalité au rêve. C'est alors que les muletiers qui traversent les ''mielles'' (2) de, la Normandie rencontrent, dans leurs songes, ''le moine trompeur'', assis sur la pierre du chemin avec ses piles d'or attirantes, ses cartes qui gagnent toujours, et proposant au passant de lui jouer son amie; c'est alors qu'ils voient ''la mule d'égarement'' qui se laisse monter par le premier venu, puis disparaît pour toujours avec lui; c'est alors enfin qu'ils entendent ''le grelot maudit'' tintant au-dessus des vagues et attirant les voyageurs aux abîmes. Les saulniers de la Loire n'échappent pas plus que ceux de la Manche à ces hallucinations décevantes. Eux aussi, l'inconnu les enveloppe et les épouvante. Vous leur opposerez en vain tous les raisonnemens : l'imagination populaire a bâti son poème au-dessus de la région que ceux-ci peuvent atteindre; tout au plus les amènerez-vous à un doute de complaisance qui est encore l'expression de la foi.
 
- Après tout, il n'y a que Dieu qui sait ces choses, me dit Pierre-Louis quand il eut écouté tout ce que je pus trouver à lui dire; bonheur et chagrin ressemblent aux grains de l'épi; nous n'y pouvons rien, il faut laisser le soleil les mûrir!
 
Et, satisfait de cette réflexion qui le déchargeait de la prévoyance, le saulnier se remit à siffler l'air d'une ronde villageoise. Nous avions alors atteint une campagne soigneusement cultivée, et dont on commençait à enlever les moissons. On entendait s'élever de tous côtés des chants dont je ne remarquai d'abord que la mélodie traînante; en approchant, je m'aperçus que les paroles en étaient improvisées et adressées à l'attelage. C'était une sorte d'entretien rimé dont le laboureur faisait naturellement seul tous les frais, mais que les boeufs semblaient comprendre. Si la voix fatiguée cessait de se faire entendre ou seulement fléchissait, on voyait le joug s'abaisser, les pas s'allanguir; mais que le chant reprît, et les boeufs relevaient la tête en faisant un nouvel effort.
Je ralentis la marche de ma monture pour écouter un jeune paysan dont le chariot, chargé de gerbes, côtoyait, au-delà du fossé, la route que nous suivions. Il répétait, dans un mode plaintif et sur le ton élevé ordinaire aux chanteurs de la campagne, un de ces ranz champêtres dont les paroles, immédiatement recueillies, me sont souvent revenues à la mémoire. L'improvisateur les adressait à son attelage.
 
::Hé !...
::Mon rougeaud,
::Mon noiraud,
::Allons ferme à ''l'housteau'' (le logis),
::Vous aurez du ''r'nouvea''u (regain).
::L'bon Dieu aim' les chrétiens!
::L'blé a grainé ben,
::Mes mignons! c'est vot' gain!
::Les gens auront du pain,
::Nos femm' vont ben chanter,
::Et les enfans s'ront gais !
 
::Hé!...
::Mon rougeaud,
::Mon noiraud,
::Allons ferme à ''l'housteau'',
::Vous aurez du ''r'nouveau''.
 
Certes, on peut dire ici comme pour la chanson d'Alceste :
 
::La rime n'est pas riche, et le style en est vieux;
 
mais ce cantique joyeux du pauvre laboureur sentant qu'il ramenait à la ferme, avec ses gerbes, les chants des femmes et la gaieté des enfans, cette espèce de confidence faite à ses humbles compagnons de peine dont il avouait ingénument que sa prospérité ''était le gain'', tout cela embelli par un beau soleil d'août, un paysage paisible, et surtout par la grace de l'imprévu, me causa alors une émotion que je ne puis me rappeler sans qu'il m'en revienne quelque chose. Il y avait tant d'harmonie entre les sourires du ciel, l'abondance de la terre et la naïve allégresse du poète campagnard, que le tout se confondait, pour ainsi dire, et que la rusticité du dernier disparaissait noyée dans la grande poésie de l'ensemble.
 
Pierre-Louis, qui s'était aperçu que j'écoutais, se rapprocha.
 
- En voilà un vrai ''beuier'', me dit-il, et qui sait bien ''arauder si couplée''! Cette chanson-là, voyez-vous, ça vaut tous les aiguillons quand on veut faire marcher les ''dormeurs''. Il n'y a rien comme la voix d'un chrétien pour les bêtes que Dieu nous a données à service; ça leur soutient le coeur. Si je ne sifflais pas mes mules, leurs ''sommes'' de sel auraient double poids.
 
Pendant tout ce temps, Jeanne était restée étrangère à l'entretien, et comme indifférente à ce qui l'entourait. Son regard, toujours tourné vers l'horizon, dévorait l'espace. Elle s'agitait sur sa monture; elle la frappait à chaque instant de sa baguette de saule pour presser son allure; ses traits avaient pris une animation presque fiévreuse. Nous commencions à croiser des gens que Pierre-Louis connaissait et avec lesquels il échangeait, en passant, quelques paroles amicales; mais Jeanne n'écoutait pas et allait toujours. Enfin le saulnier, qui était venu la rejoindre en tête de la caravane, mit tout à coup la main sur la bride de sa monture.
 
- Qu'y a-t-il? demanda la saulnière en tressaillant.
 
-Tu ne vois donc point, là-bas? dit Pierre-Louis, qui lui montrait l'horizon.
 
- Un clocher?
 
-Celui du pays !
 
Elle poussa un cri, laissa tomber sa baguette et joignit les mains,
 
- Mon enfant! mon pauvre petit enfant! balbutia-t-elle.
 
Un flot de larmes lui montait aux paupières et inonda bientôt ses joues. Pierre-Louis fut ému de son émotion.
 
- Un peu de patience ! un peu de patience! ma pauvre créature, dit-il en la regardant avec amitié; voilà que nous allons arriver.., Voyons, ''Noirette'', ferme, ma fille i Allongeons le pas pour contenter la saulnière!
 
Soit que la mule comprît la prière de Pierre-Louis, soit que l'approche du pays eût réveillé sa vigueur, elle prit une allure plus vive. Jeanne ne disait rien et continuait à essuyer ses yeux. Dans ce moment nous fûmes croisés par un train de mules dont le conducteur reconnut mes deux compagnons. Il les salua, mais avec je ne sais quel air embarrassé qui me frappa.
 
- Il n'y a rien de nouveau au bourg? demanda le saulnier.
 
- Rien que le mariage de Jean ''Coup-de-Trique'', répliqua son interlocuteur.
 
-Et... mon petit Pierre ? demanda Jeanne avec angoisse.
 
- Vous le verrez, répliqua le muletier, qui, sans attendre de nouvelles questions, prit congé et rejoignit en courant son convoi. La saulnière parut encore plus agitée, et elle força sa mule à prendre le trot. Je la suivis avec une inquiétude dont je ne pouvais me rendre compte; en entendant les cloches sonnet, je demandai malgré moi si c'était un glas.
 
- Non, me répondit Jeanne, c'est ''l'Angelus''.
 
Nous venions d'atteindre les premières maisons du bourg; une femme qui filait sur une porte reconnut Jeanne et courut à elle.
 
- Ah! Pauvre mignonne ! vous arrivez à temps, s'écria-t-elle.
 
- A temps, pourquoi ? demanda la saulnière.
 
- Vous ne savez donc pas? reprit la vieille femme déconcertée. - Quoi? quoi? répéta Jeanne haletante.
 
- Et bien!... votre ''fiot''!...
 
- Mon petit Pierre ? ...
 
- Il a la fièvre rouge !
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small> (1) Chariot dans lequel on place les enfans pour leur apprendre à marcher.</small><br />
<small> (2) On appelle ''mielles'' les grèves sablonneuses du département de la Manche.</small><br />
 
 
<center>III</center>
 
Nous trouvâmes l'enfant au plus fort d'une maladie éruptive qui me parut avoir un très mauvais caractère. On avait fait venir un médecin qui avait laissé une ordonnance sans donner grand espoir. La fièvre rouge décimait alors tout le pays de Guérande, et il était peu de maisons où elle n'eût laissé quelque berceau vide.
 
Jeanne en fut aussitôt instruite par les voisines accourues autour de l'enfant malade. Étrangères à ces tendres précautions qui tâchent de nous épargner l'inquiétude en nous cachant le danger, elles lui firent boire d'un seul trait la coupe d'amertume. Il fallut écouter les noms de toutes les mères dont les fils avaient été conduits au cimetière, entendre pleurer d'avance celui qui vivait encore, et supporter de vulgaires encouragemens qui ôtaient l'espoir sans consoler. J'admirai la manière dont Jeanne endura ce coup. Après le premier étourdissement de la douleur, elle sembla retrouver son calme dans la grandeur même de l'épreuve. Elle essuya ses yeux, étouffa ses sanglots; une sorte d'énergie sereine éclaira son visage. Écartant les parens qui entouraient le berceau du malade, elle se mit à lui donner les soins nécessaires et à reprendre, pour ainsi dire, possession de sa maternité. Il était facile de voir qu'elle comprenait son malheur, mais qu'au lieu de le déplorer elle voulait le combattre, et qu'elle ajournait les larmes. Au milieu des irritantes lamentations des femmes qui l'entouraient, elle s'informait avec une patiente douceur de la durée de la maladie, de toutes ses circonstances, des prescriptions du médecin; elle accomplissait sans rien dire celles qui avaient été négligées, revenait vers l'enfant au moindre gémissement, employait pour l'apaiser ces mille câlineries que savent inventer les mères, et s'efforçait de le réaccoutumer à ses caresses et à sa voix.
 
La conduite de Pierre-Louis avait été toute différente. Après s'être associé aux plaintes bruyantes des voisines, il avait fini par s'asseoir à quelques pas, accusant son voyage, poussant, des soupirs ou des malédictions, et épuisant toutes les expressions banales d'une douleur qui veut en finir avec elle-même. Ce tumulte de désespoir ne tarda pas, en effet, à s'apaiser. Il s'approcha du berceau, et trompé, moitié de bonne foi, moitié parce qu'il le voulait, à la vue de l'enfant, dont les traits étaient allumés par la fièvre, il déclara qu'il paraissait mieux.
 
- Que le bon Dieu le veuille! dit Jeanne avec une douceur qui m'attendrit.
 
- C'est sûr qu'il le veut, reprit Pierre-Louis, qui tenait à se rassurer; vois plutôt comme il dort! Pauvre ''fiot''! ça ne sera presque rien. Faut jamais se tourmenter avec les petits; le mal les abat tout de suite; mais ça repousse comme l'herbe foulée.
 
Jeanne se pencha sur le berceau pour chercher une espérance. Les voisines étaient parties; on n'entendait que la respiration oppressée de l'enfant. Le saulnier resta un instant debout, roulant son feutre et tâchant de reprendre de l'assurance.
 
Allons, je n'ai plus peur! dit-il enfin; ce sont ces causeries de femmes qui m'avaient brouillé le coeur. Regarde donc s'il est seulement pâle, notre chérubin.... et comme il respire fort.... Sois calme, va, pauvre fille, le bon Dieu ne nous fera pas encore de chagrin cette fois!
 
La saulnière joignit silencieusement les mains sur les bords du berceau; elle priait sans doute en elle-même.
 
Pierre-Louis ajouta encore beaucoup de remarques par lesquelles il prétendait la rassurer, et qui réussirent au moins pour son propre compte. Habitué à traverser les sensations sans s'y arrêter, il avait bientôt oublié ses craintes et se retrouvait à peu près revenu à sa joyeuse confiance. Il se rappela alors que les mules attendaient à la porte, et il sortit pour les ramener à leurs maîtres. Je pris également congé de la jeune mère, en promettant de revenir m'informer de son enfant.
 
Le saulnier me montra, chemin faisant, la maison de l'hôte chez lequel j'étais attendu. C'était un Lorrain marié à Saillé, où le commerce du sel l'avait enrichi. Les habitans du bourg, fidèles à leur habitude de sobriquets pittoresques, l'avaient appelé ''M. Content'', et jamais surnom ne fut mieux mérité. Il avait long-temps essayé de tout sans réussir, sans se décourager et., chose merveilleuse, tant d'échecs n'avaient pu l'aigrir. Dans cette longue expérience des hommes et des choses, il avait seulement retenu ce qui devait les lui faire aimer; de chaque misère il ne savait plus que la joie qui l'avait suivie. C'était une de ces natures d'abeilles qui sur l'absinthe même ne peuvent recueillir que du miel. Désormais à l'abri des orages, il se plaisait à embellir son nid. La maison qu'il habitait, bâtie entre deux parterres et surmontée d'une petite volière en galerie, n'était que ramages et parfums. On me reçut comme si j'y eusse apporté le printemps. Maîtres et serviteurs attendaient ''le monsieur'' sur le seuil; tout avait été préparé pour le recevoir. Depuis trois jours, c'était la préoccupation de chaque instant. J'aurais été honteux de tant d'efforts, si je n'avais su que la bonté se paie elle-même. Je me décidai donc à jouir franchement et sans réclamations de tout ce que l'on faisait pour moi; ma joie était la meilleure reconnaissance.
 
''M. Content'' (le lecteur me permettra de lui laisser ce nom) connaissait le but de mon voyage, et nul n'était plus capable de m'aider à l’atteindre. La presqu'île lui était depuis long-temps connue, il avait pour elle cette tendresse partiale qui peut exagérer les mérites, mais qui est seule capable de les bien révéler. Il connaissait toutes les ruines à visiter, savait la place de toutes les pierres celtiques, et, ce que j'estimais à un bien plus haut prix, n'ignorait aucun des usages ni aucune des traditions du pays. Quant aux notions pratiques, il les avait acquises par les nécessités mêmes de sa position.
 
Notre première promenade fut vers les salines. La côte qui court de Guérande à Saint-Nazaire est formée de terrains d'alluvion en général au-dessous du niveau des fortes marées. Les ''étiers'' reçoivent l'eau salée et servent ensuite de réservoirs pour la distribuer dans les marais. Tout l'art du saulnier consiste à promener cette eau par un dédale de compartimens, toujours moins profonds, dans lesquels l'évaporation s'accomplit, et à la conduire enfin jusqu'à ''l'œillet'' où se cristallise le sel.
 
Mon hôte me fit monter sur la plate-forme du clocher, d'où je pus embrasser d'un regard la contrée tout entière. Les marais avaient l'apparence d'immenses échiquiers, dont les cases pleines d'eau dormante miroitaient au soleil comme des plaques de nacre. Chacun de ces marais était encadré de routes aux berges verdoyantes, qui en dessinaient finement le contour. Du reste, rien qui pût arrêter la vue ou l'égayer; ni colline, ni arbre, ni maison, pas même un tapis de trèfle en fleurs ou un champ de blé semé de coquelicots et de bleuets. Aussi loin que la vue pouvait s'étendre, l'oeil ne rencontrait que cases régulières et sentiers à angles droits; le paysage entier ressemblait à une gigantesque planche de géométrie. Au-dessus flottait une bruine irisée des couleurs de l'arc-en-ciel.
 
Là vit une race d'hommes sobres, intelligens, actifs, grace auxquels ce coin de terre paie au trésor un impôt de ''treize millions''. Les saulniers sont seulement fermiers des satines, et doivent compte au propriétaire des trois quarts de la récolte. Afin d'éviter toute contestation, la récolte est reçue par un juré. Pendant l'hiver, les eaux pluviales mettent à l'abri de la gelée et du clapotement des vagues les frêles cloisons d'argile qui partagent le marais; mais, vers le commencement du printemps, on l'assèche, on le nettoie, et la fabrication du sel commence. L'eau introduite dans les ''cobiers'' est deux ou trois jours à déposer ses cristaux sur la ladure ou sommet de ''l'oeillet'', d'où on les enlève immédiatement. Chaque récolte s'appelle une ''saulnaison''. Les plus abondantes fournissent soixante kilogrammes de sel; on les renouvelle pendant environ six mois.
 
Tout en me donnant ces détails, ''M. Content'' m'avait fait gagner la plaine, où nous trouvâmes les saulniers à l'ouvrage. Les chaussées de ceinture, connues sous le nom de ''bossis'', étaient couvertes de ''mulons'' de sel déjà surmontés du toit d'argile qui devait les défendre contre les pluies de l'hiver. Régulièrement rangés autour de la saline, les ''mulons'' rappelaient, par la forme et la couleur, ces tentes de poil de chameau que dressent les tribus arabes dans les plaines de l'Algérie. De grandes et belles jeunes filles, portant sur leurs têtes les jattes de bois ou ''gèdes'' chargées de sel, couraient pieds nus le long des cloisons glissantes du marais. L'efflorescence d'un blanc d'albâtre qui couronnait le sommet de la ''ladure'' devait payer leur fatigue. Une odeur de violette s'exhalait autour de nous sous ''la lace'' (rateau) des saulniers; partout retentissaient des rires, des chants, des cris d'appel; on sentait circuler dans l'air la joie qui naît de l'abondance et de l'activité.
 
Une partie de la récolte de sel était déposée par tas inégaux autour d'étroits ''placis''. N'axant point payé l'impôt, elle était là sous la garde de douaniers qui veillaient jour et nuit pour en prévenir l'enlèvement par les fraudeurs. Mon conducteur s'arrêta à quelques pas d'une da ces ''panthières'' que surveillait un des agens substitués aux commis de l'ancienne gabelle, et qui ont conservé dans le pays le nom de ''gabelous''. C'était un petit homme à la figure chafouine, à l'œil effronté, et dont les mouvemens avaient une certaine nonchalance éreintée parodiant l'allure des anciens marquis. Bien que son apparence fût chétive, on sentait en lui cette vitalité nerveuse qui n'est point la force, mais qui y supplée. M. ''Content'' me le présenta sous le nom du ''Parisien'' en l'avertissant que j'arrivais de son pays. Le douanier m'adressa un de ces saluts insolemment polis, particuliers aux faubouriens de la grande ville.
 
- Ah! monsieur vient de chez nous? dit-il en me regardant, comme s'il eût voulu s'assurer de la provenance : pourrait-il me dire ce que fait pour l'instant le cavalier du Pont-Neuf ?
 
- Mais sa faction, comme vous, répliquai-je en souriant et sans prendre garde à son rire ironique.
 
- Monsieur fait erreur, reprit-il plus poliment; je ne prends la ''panthière'' qu'à la mi-nuit, et je suis ici maintenant en amateur, à cette seule fin d'admirer les graves de nos paludières. Ça ne vaut pas les débardeuses de ''l'Ile d'amour''; mais à la campagne on prend ce qu'on a. Monsieur doit apporter des nouvelles de là-bas?
 
Je lui rapportai ce que je savais de plus récent. Le ''Parisien'' ne s'intéressait qu'aux affaires des théâtres de boulevard, dont il avait autrefois fréquenté les parterres : pour lui, l'histoire de France se trouvait comprise entre la porte Saint-Martin et la rue de Ménilmontant. Il m'interrogea sur les pièces, sur les décorations, sur les acteurs, en entrecoupant ses questions de tirades et d'anecdotes. Il avait assisté pendant quinze années, on devine en quelle qualité, à toutes les premières représentations, et en parlait comme un vétéran parle des grandes batailles de l'empire. Je voulus savoir ce qui avait pu faire consentir, l'ancien chevalier du lustre à cette émigration dans les marais de la presqu'île guérandaise; mais il évita de répondre en feignant de croire que je lui demandais des détails sur sa nouvelle position. Convaincu, comme tous les Parisiens de naissance, que la civilisation française n'a pu dépasser la banlieue, il me déclara, avec une sorte de philosophique indulgence, que le pays était habité par des sauvages.
 
- C'est honnête et pas méchant, ajouta-t-il en haussant les épaules; mais pour ce qui est des moyens, ''néant''! comme on écrit au rapport. Ça obéit toujours au maire, ça respecte le clergé; hommes et femmes sont abrutis par la religion. Faudrait, voyez-vous, que la troupe de l'Ambigu vînt un peu leur jouer ''le Presbytère et l'Archevêché''; mais, bah ! les trois quarts ne savent pas seulement ce que c'est qu'un théâtre : ils vont à l'église, et ça leur suffit. Un vrai bétail, monsieur! à peine s'il y a dans toute la commune une demi-douzaine de malins qui essaient de la fausse-saulnerie; encore finissent-ils toujours par se faire pincer.
 
M. ''Content'' fit observer que la faute en était surtout au ''Parisien'', qui déjouait toutes leurs ruses.
 
- Oui, oui, répliqua le douanier avec une certaine fatuité, quand je suis arrivé, ils croyaient me faire poser. ''Un Parisien'', pensaient les malins, ça n'a jamais vu fabriquer le sucre des gueux, ça n'entend rien au métier, et nous pourrons faire un trou à la poche du gouvernement! Mais moi, qui devinais la chose, je m'étais dit: - C'est bon ! vous verrez si on connaît les ficelles ! Voilà donc qu'à la première caravane de mulets, les plus vieux ''gare-devant'' fouillent et mesurent les ''sommes'' de sel. Rien de prohibé : - mes gredins de faux-saulniers riaient en dedans et allaient repartir, quand je me rappelle ''le Sonneur de Saint-Pau''l et les papiers cachés sous le bât. Pour lors, je fais dessangler, et qu'est-ce que je trouve ? partout du sel au lieu de bourre!
 
- Je vois que vous êtes trop fort pour ces pauvres gens! dis-je en riant.
 
Le ''Parisien'' haussa les épaules.
 
- Mon Dieu ! non, répliqua-t-il avec une modestie triomphante; mais on connaît son répertoire.
 
En causant ainsi, nous avions repris notre route vers le bourg. Les marais étaient couverts de travailleurs occupés à la récolte; un seul restait désert, et, comme nous approchions, j'aperçus Pierre-Louis debout sur le ''bossis''. A ma vue, il fit un geste désespéré en me montrant la ''ladure'', où blanchissait à peine une écume salée.
 
- Quand on disait à monsieur que nous allions tomber sous le mauvais sort! s'écria-t-il; Jeanne a trouvé là-bas le petit Pierre malade, et moi je trouve ici ma saline qui ''échaude''!
 
Je savais que les paludiers désignaient ainsi les marais dont la production s'arrêtait subitement, et j'avais été témoin ailleurs du même phénomène. Je voulus faire comprendre à Pierre-Louis que le sel marin enlevé à plusieurs reprises, sans que l'eau eût été renouvelée, se trouvait maintenant assez peu abondant pour que les autres sels en dissolution l'empêchassent de se cristalliser. M. ''Content'' ajouta que la faute en était à ceux que Pierre avait chargés de ses ''saulnaisons'', et qu'en faisant une nouvelle prise d'eau, son marais serait simplement ''retardé''; mais Pierre-Louis paraissait frappé : il secoua la tête sans répondre et se mit à faire le tour des chaussées pour examiner les ''cobiers''. Je ne pus retenir une réflexion d'étonnement sur les constantes disgraces qu'avait eu à subir le jeune saulnier; mon conducteur me répondit en souriant
 
- Il fait son apprentissage, le tour des heureuses chances arrivera; mais il faut pour cela que Pierre-Louis devienne moins prompt à entreprendre et plus lent à oublier. Jusqu'à présent les leçons ne lui ont guère profité qu'un jour; le chagrin glisse sur lui comme la pluie sur nos toits, le moindre soleil suffit pour tout sécher. Avec l'âge viendra la prudence. C'est à force de prendre garde et d'être patient que nos gens peuvent nouer les deux bouts de la vie, car entre le baptême et l'enterrement la route a bien des descentes et bien des montées. Ailleurs, monsieur, on coupe le blé par gerbes, ici il faut le ramasser grain à grain. Une famille de paludiers ne peut soigner que cinquante millets, qui lui rapportent un peu plus de deux cents francs pour cinq personnes. Comment vit-elle avec une pareille somme ? Je ne saurais vous le dire. C'est un de ces miracles d'industrie et de sobriété qu'on ne peut expliquer, mais qui ont cessé de surprendre, parce qu'ils se renouvellent tous les jours.
 
Dans ce moment, ''le Parisien'', qui avait suivi Pierre-Louis, revint vers nous avec de grands éclats de rire.
 
- En voilà encore un Cosaque! s'écria-t-il en nous montrant le saulnier, qui avait repris le chemin du bourg; savez-vous qui il accuse de ses désagrémens?
 
- Le ''petit charbonnier''?
 
- Juste! Quand j'avertissais monsieur qu'ici ils étaient tous abêtis par les préjugés! Ils ne comprennent seulement pas que chacun a un bon ou un mauvais sort, ce que Napoléon appelait son étoile! Moi qui vous parle, j'en ai une et du bon cru, faut croire, car deux somnambules, élèves de Mlle Lenormant, m'ont prédit un riche mariage avec une demoiselle titrée.
 
Je souris malgré moi. L'incrédulité du douanier ressemblait à celle de la plupart des esprits forts; ce n'était qu'un déplacement dans les superstitions; les erreurs de son prochain lui faisaient pitié, parce qu'il en avait d'autres.
 
En rentrant dans le bourg, nous rencontrâmes une foule endimanchée qui courait vers la place, où l'appelaient les sons d'une musette. M. ''Content'' m'apprit que c'était la noce du cousin de Pierre-Louis. Tous ceux que n'occupait point la récolte du sel se trouvaient là vêtus de leur riche costume du XVe siècle, si favorable aux hautes tailles et aux fières allures. Les deux mariés parurent bientôt, accompagnés de leurs parens, et je fus véritablement ébloui. La jeune femme avait la poitrine recouverte d'une sorte de cuirasse de drap d'or retenue par une ceinture de même étoffe; sa jupe violette était à demi cachée par un tablier de soie flamboyante; son corsage à manches rouges était bordé de velours et surmonté d'une large collerette de dentelles. Sur sa chevelure gracieusement enroulée dans des bandelettes se dressait une petite coiffe à ailes retombantes que retenait une couronne de roses blanches. Le marié portait des culottes de fine toile, des bas à arabesques, des souliers de peau de daim, et les trois gilets de teintes différentes recouverts du paletot brun soutaché de noir. Il était coiffé du chapeau à larges bords relevé d'un côté et orné de chenille coloriées. Enfin un petit manteau verdâtre coupé à l'espagnole pendait à son épaule, retenti par une agrafe d'argent.
 
Dès leur arrivée, le branle avait commencé autour du joueur de musette. Les danseurs se tenaient par la main et formaient une longue chaîne qui se roulait et se déroulait sur elle-même, traçant mille sinuosités qu'il fallait suivre en entrecoupant cette course de sauts cadencés. Il y avait, dans ce bal improvisé sous le ciel, une grace et un éclat qui me retinrent long-temps parmi les spectateurs. Le soleil couchant brillait sur l'or des costumes, la musette lançait au vent des fusées de notes aiguës; le sol retentissait bruyamment sous le passage de la ronde toujours plus animée; on sentait que les mains devaient se presser plus tendrement; on voyait les visages s'épanouir dans une sorte de joyeuse ivresse.
 
L'arrivée des garçons et des filles de noce interrompit la fête. Il fallut les suivre jusqu'à la salle préparée par les parens. La jeune épousée fut assise sur une table près de son nouveau maître, et les garçons vinrent leur offrir quelques friandises, tandis que les filles leur chantaient la complainte de la mariée. J'avais déjà entendu ces couplets mélancoliques aux noces de la Vendée. C'était une peinture naïve de la rude vie de devoir et de sacrifice qui allait commencer pour la jeune épousée. Elle se terminait par trois stances qui pour moi étaient nouvelles, et qui ne me semblèrent point dépourvues d'une certaine grace rustique. Après avoir averti ''madame la mariée'' qu'elle devait renoncer au bal, aux rubans et à la liberté, la chanson ajoutait :
 
::Adieu repos! plaisir!
::Quand son époux sommeille,
::La femme a, pour dormir,
::Trop d'enfans qui l'éveillent,
::Trop d'berceaux à bercer,
::Trop d'soucis à penser!
 
::Quand vous aurez vieilli,
::Madame la mariée,
::Qu'dans vos fill's et vos fils
::Votr' forc' sera passée,
::Vos fill's se marieront
::Et vos fils vous laîront.
 
::Jamais ne vous plaignez
::Ni grondez davantage.
::Il faut que vous soyez,
::Pour la paix du ménage,
::Plus solid' que l'acier
::Et plus soupl' que l'osier.
 
A chaque couplet, on s'arrêtait pour remplir les verres; un des parens criait : - A la santé de la mariée! - Et tous répondaient en levant la main : - Honneur !
 
La chanson achevée, la foule se dispersa. Nous sortions avec ''le Parisien'', quand nous aperçûmes Pierre-Louis et quelques autres saulniers attablés dans une pièce reculée. A la vue du douanier, ils semblèrent se consulter, puis l'appelèrent en l'engageant à leur tenir compagnie.
 
- Viens trinquer, ''gabelou'', c'est du ''condor''! lui cria d'une voix. triomphante Pierre-Louis, qui me parut avoir commencé à noyer son chagrin.
 
- Connu! répliqua ''le Parisien'', c'est comme qui dirait le château-margot du pays!
 
Et, se tournant vers moi avec une grimace narquoise :
 
- Ça ne vaut pas tout-à-fait le piqueton d'Argenteuil, ajouta-t-il plus bas; mais il ne faut jamais humilier ceux qui régalent.
 
A ces mots, il nous salua d'un air léger et alla rejoindre les buveurs.
 
La nuit commençait à tomber. Comme nous traversions la rue, j'aperçus une fenêtre où brillait déjà une lumière. Je reconnus la maison de Jeanne. Avant de retourner chez mon hôte, je lui demandai la permission de le quitter quelques instans pour visiter la saulnière et m'informer de son fils. Rien n'était changé dans son état; mais, soit que les forces de la mère eussent cédé, soit que l'isolement eût exalté son inquiétude, elle me parut moins maîtresse d'elle-même. Ses yeux étaient rouges, sa voix brève, ses mains tremblantes.
 
- Le petit Pierre mourra! me dit-elle en regardant le berceau avec un accablement égaré.
 
Je voulus la rassurer; elle m'écouta sans prononcer un mot, sans faire un mouvement, puis alla s'asseoir sur la pierre du foyer, où elle se mit à sangloter. Quand ses plaintes s'arrêtaient, on entendait la respiration rauque de l'enfant, et, par intervalles, les rires de la noce ou les chants des buveurs. L'obscurité était plutôt rendue visible qu'elle n'était dissipée par la chandelle de résine posée à terre. Ce berceau d'un enfant à l'agonie et cette femme qui pleurait accroupie dans la pénombre formaient un tableau trop naïvement douloureux pour ne pas remuer le coeur. Je fus touché de tant de tristesse et d'abandon. J'essayai de persuader à la saulnière que ses craintes tenaient surtout à sa disposition d'esprit et aux avertissemens mystérieux qu'elle se figurait avoir reçus pendant la route. Elle releva vers moi son visage baigné de larmes.
 
- Pendant la route et depuis! me dit-elle.
 
- Depuis? répétai-je surpris; que s'est-il donc passé?
 
Elle promena autour d'elle un regard effrayé.
 
- Eh bien! reprit-elle plus bas, avant l'arrivée de monsieur, je nie tenais là, près de l'enfant; le soir était venu, et je n'avais pas encore allumé de ''clarté'', car, à force de pleurer, je ne faisais plus de différence entre le jour et la nuit, quand j'ai entendu près de moi des pas, puis un soupir. J'ai relevé la tête, il n'y avait personne. J'ai cru que je m'étais trompée; mais, presque au même instant, les soupirs ont recommencé. J'ai entendu mon nom aussi clairement que je vous entends me parler, et, comme j'étais encore toute seule, je me suis dit : C'est un signe! Quelqu'un de ceux qui m'ont voulu du bien pendant leur vie s'est relevé de dessous terre, afin de m'avertir que la mort préparait une place près de lui; pour sûr, un chrétien va mourir dans la maison !
 
A ces mots, les larmes de Jeanne redoublèrent; j'éprouvais un sérieux embarras. Les raisonnemens ne pouvaient avoir aucune prise sur cette ame crédule et ébranlée; à la première expression de doute, elle répéta tous les détails de son récit avec une précision qui témoignait de la vivacité du souvenir. Les pas et les soupirs avaient semblé retentir près de la fenêtre placée au-dessus du berceau, tandis que son nom avait été prononcé à l'autre extrémité du logis. Son regard et sa main venaient même de désigner une porte ouverte, conduisant au courtil, quand tout à coup elle tressaillit, la parole sembla s'arrêter sur ses lèvres, son oeil resta fixe, et elle continuait à me montrer la porte avec un geste épouvanté. J'avançai la tête : à quelques pas du seuil et dans la demi-lueur de la nuit, une forme singulière se tenait immobile : on eût dit la silhouette confuse d'un être humain de très petite taille, appuyé sur un long bâton et le visage caché par un chapeau à larges bords, mais sans que l'on pût distinguer si c'était un corps ou seulement une ombre.
 
- C'est lui! bégaya Jeanne, c'est le ''kourigan''!...
 
Je ne pris point le temps de lui répondre. Je m'étais glissé avec précaution le long de la muraille, et, gagnant la porte, je m'élançai brusquement dans le courtil; mais, quelque prompt qu'eût été mon mouvement, l'ombre avait déjà gagné l'autre bout de l'enclos, et je la vis s'échapper par une ouverture de la haie. Quand je voulus y courir, tout avait disparu.
 
Je cherchais à m'expliquer cette singulière vision, quand je fus interrompu par Pierre-Louis, qui rentrait chez lui en chantant. Le saulnier paraissait avoir singulièrement fêté le ''condor'', et les avertissemens de Jeanne ne purent le décider à baisser la voix. Il était dans cette première extase de l'ivresse qui commence, alors que tout se teint aux yeux du buveur de la riche et joyeuse couleur du vin. Il ne vit ni les traits altérés de l'enfant ni les pleurs de la mère : celle-ci voulut en vain lui communiquer ses inquiétudes, il lui frappa dans la main en riant et essaya de l'embrasser.
 
- Allons, ''Bellotte'', n'aie donc pas de chagrin! s'écria-t-il gaiement, le petit Pierre ira bien... et nous aussi !... tout ira bien... oui... Je voudrais seulement des sacs... Où sont les sacs, dis?
 
Jeanne montra silencieusement un coffre où le saulnier prit ce qu'il cherchait.
 
- Voilà la chose! continua-t-il en se parlant à lui-même selon l'habitude des gens ivres; ça sera autant de profits pour réparer les pertes... Sois tranquille, va, nous achèterons des remèdes à l'enfant, et il faudra bien qu'il guérisse!
 
Il roulait les sacs et se riait à lui-même, tout en parlant; Jeanne, penchée vers le petit Pierre, ne semblait point l'entendre; il se rapprocha du berceau.
 
- A tout à l'heure, fiot, reprit-il, ne t'impatiente pas; je vais avec les autres.
 
- Où cela? demandai-je.
 
- Nulle part... répliqua-t-il avec un rire narquois; histoire de rire, voyez-vous. Les gars ont eu une idée... ils ont noyé le ''gabelou''!
 
- Noyé ! m'écriai-je.
 
- Dans son verre, s'entend! reprit Pierre-Louis en riant; pour le quart d'heure, il ne peut reconnaître sa main droite de sa main gauche... Une bonne malice, oui... et qui pourra rapporter...
 
- Quoi donc
 
- Rien, c'est une manière de dire... Mais pardon... Monsieur veut-il sortir ou rester?
 
Il avait ouvert la porte; je pris congé de Jeanne, et je sortis avec le saulnier. Il continua sa conversation incohérente jusqu'au détour de la rue, où nous rencontrâmes les autres buveurs en compagnie du ''Parisien''. A la vue de ce dernier, je dus reconnaître que Pierre-Louis n'avait rien exagéré. Bien que soutenu des deux côtés, le douanier décrivait dans la rue les plus capricieux méandres, et chantait d'une voix chevrotante des romances populaires dont il mêlait les paroles et les airs. Il me parut, au reste, que ses compagnons, tout en excitant sa gaieté bachique, en riaient sournoisement. Dès que Pierre-Louis les eut rejoints, ils échangèrent un signe et cessèrent de retenir ''le Parisien'', qui faisait de visibles efforts pour les quitter.
 
- Eh bien! c'est dit, laissez le ''gabelou'' aller à sa ''panthière'', s'écrièrent en même temps plusieurs saulniers.
 
- C'est ça, reprit le douanier, qui, abandonné par ses conducteurs, tourna trois fois sur lui-même avant de retrouver son équilibre; le service avant tort! Au revoir, et, quand vous voudrez encore lutter de soif, cherchez-moi des gosiers plus salés que les vôtres. Hop! en route les sentinelles perdues! Si monsieur me passait son bras, sans le commander...
 
Et, avant que j'eusse répondu ; il m'avait pris pour point d'appui et m'entraînait vers l'extrémité du bourg. Comme c'était mon chemin pour rentrer chez mon hôte, je le laissai faire, heureux, grace à l'obscurité, de n'être pas vu en pareille compagnie. ''Le Parisien'' marcha pendant quelques minutes en trébuchant et en continuant à chanter d'une voix avinée; mais, dès que nous eûmes tourné la rue, il se redressa, s'affermit sur ses pieds, et quitta mon bras.
 
- Que monsieur m'excuse, dit-il de sa voix ordinaire, les malins ne sont plus là, on peut reprendre son aplomb.
 
Et il se mit à marcher près de moi d'un pas délibéré. Je le regardai stupéfait.
 
- Ce n'est rien, dit-il en riant; il fallait prouver ce qu'on sait à ce tas de paysans. Ils ont voulu me faire voir trouble parce qu'on leur a dit que j'étais de ''panthière'' cette nuit; mais ''à farceur farceur ennemi'', comme dit le proverbe. Ils croient m'avoir endormi, mais j'aurai l'oeil ouvert, et gare aux fraudeurs!
 
- Soupçonnez-vous donc quelque projet? demandai-je.
 
Il regarda autour de lui, et clignant de l'oeil :
 
- M'est avis que le ''condor'' avait goût de faux-sel, dit-il plus bas; les drôles ont espéré se régaler en me faisant payer la consommation; mais ''le Parisien'' n'aime pas qu'on le mystifie, c'est antipathique à son tempérament. Aussi tant pis pour ceux qui voudront rire; si on entre en danse, je me charge de la musique.
 
A ces mots, le gabelou éclata de rire, battit un entrechat des plus hasardés, et, après avoir salué avec une recherche grotesque, prit en courant le chemin qui conduisait aux salines.
 
Je demeurai un instant à la même place, incertain sur ce que je devais faire. Les mots échappés à Pierre-Louis confirmaient pour moi les soupçons du ''Parisien''; il y avait véritablement lieu de craindre que la feinte ivresse de celui-ci n'enhardît le saulnier et ses compagnons à quelque tentative dont ils pouvaient avoir à se repentir. Je redoutais l'imprudence ordinaire du mari de Jeanne, et j'aurais voulu l'arrêter par un avertissement; mais où se trouvait-il à cette heure, et comment lui parler? Après beaucoup d'hésitations, je me décidai à rebrousser chemin jusque chez lui, espérant qu'un hasard aurait pu le ramener à sa demeure, ou que Jeanne du moins saurait le rencontrer; mais la nuit devenait plus sombre : je me trompai de route et j'arrivai à la maison du saulnier par la ruelle champêtre sur laquelle s'ouvrait le courtil. Ne voulant point revenir en arrière, je poussai la petite barrière à claire-voie qui lui servait de porte, et j'entrai.
 
Au moment où j'allais prendre la courte allée conduisant au logis, une ombre se détacha de l'obscurité que projetait l'édifice, et traversa lentement l'espace lumineux qui m'en séparait. Sa petite taille, son large chapeau, sa démarche inégale, ne pouvaient me laisser aucun doute; c'était bien celle qui m'avait échappé quelques instans auparavant et dans laquelle Jeanne avait cru reconnaître le ''kourigan''! L'occasion était trop favorable pour n'en point profiter. Je tournai l'allée, j'enjambai une plate-bande, et nous nous trouvâmes face à face.
 
A mon aspect, le prétendu lutin poussa un cri et voulut fuir; mais je le saisis par les épaules : son chapeau tomba dans l'effort qu'il fit pour m'échapper, et la faible clarté des étoiles me montra le visage effrayé d'un jeune paysan chétif et contrefait. Je le secouai assez rudement en lui demandant à haute voix ce qu'il faisait là; il m'imposa silence du geste et m'attira à l'écart de la maison. Je ne comprenais pas plus ces précautions que sa présence dans le courtil à une pareille heure, et je le sommai une seconde fois de s'expliquer. Au lieu de répondre, il s'appuya au talus qui servait de clôture, tourna les yeux vers la maison où brillait une lumière, et se mit à soupirer.
 
- Vous êtes là depuis le coucher du soleil ? repris-je étonné de ce silence; c'est vous qui avez prononcé le nom de Jeanne?
 
- Ah! m'a-t-elle entendu? dit-il avec une émotion naïve.
 
- Vous l'avez effrayée; que cherchez-vous ici?
 
- Rien.
 
- Pourquoi venir alors, et qui êtes-vous? Il jeta sur moi un regard distrait.
 
- On m'appelle Gratien, dit-il lentement.
 
- L'enfant de l'hospice de Savenay! m'écriai-je, le compagnon de Jeanne, celui dont parlait hier le vieux Michel? Il fit de la tête un signe affirmatif.
 
- Alors c'est vous que la saulnière a vu l'autre soir chez son parrain, repris-je; c'est vous qui, près d'Escoublac, avez écrit son nom sur le sable, où votre pied nu et contrefait avait laissé son empreinte ce n'est pas la première fois que vous la suivez ainsi en vous cachant. Pourquoi cela? répondez; que lui voulez-vous?
 
Il resta muet.
 
- Je vous le dirai bien, moi, continuai-je en le regardant fixement; vous cherchez la belle saulnière, parce que vous êtes amoureux d'elle!
 
Il se redressa tout effaré, et essaya de fuir. Je le retins à grand'peine. Il fallut lui répéter que je ne l'avais dit à personne, que Jeanne ne soupçonnait rien, et qu'elle l'avait pris pour le ''kourigan''. Je lui tenais les mains en m'efforçant de le rassurer; il céda enfin, baissa la tête, et je l'entendis qui pleurait; mais presque aussitôt ses larmes s'arrêtèrent, il voulut m'échapper de nouveau. Je tâchai en vain de lui donner confiance par des paroles de sympathie et d'encouragement; il me répondit par des discours sans suite, entremêlant ses divagations de malédictions, d'éclats de rire, de sanglots. Son égarement avait quelque chose qui attirait et repoussait tour à tour. Parfois c'étaient d'inintelligibles explications, dans lesquelles la folie essayait le mensonge, parfois de rapides confidences où le coeur se racontait sans le savoir. La ruse du paysan et l'ingénuité de l'enfant luttaient dans ce cerveau malade, et se trahissaient successivement par des traits ridicules ou charmans. Il parlait d'affaires de sel qui l'avaient conduit à Saillé; il nommait les gens auxquels il avait acheté, les barges qu'il devait charger; puis, il joignait les mains au-dessus de sa tête, et criait qu'il allait partir pour La Meilleraie, où il voulait se faire trappiste et mourir.
 
Je contemplais ce misérable abandonné, à qui Dieu avait d'abord refusé la grace, et que les hommes avaient ensuite déshérité de l'amour. Fallait-il plaindre ou bénir son égarement? Quelque pénible que fût le rêve agité dont il était poursuivi, avait-il mieux à attendre de la réalité? La vie ne lui était-elle pas fermée dans tout ce qu'elle avait d'espaces éclairés et fleuris? Son mal, du moins, lui créait un monde où passaient parfois quelques mirages. La folie seule pouvait lui permettre de prendre patience, car seule elle lui permettait d'espérer.
 
Voyant que l'interrogation directe ne réussissait qu'à l'effaroucher, je feignis de me laisser aller au courant de ses digressions; je répondis à tout avec un air de confiance qui le rassura. Ce qu'il y avait de volontaire dans sa divagation disparut insensiblement et le laissa à la sincérité de son égarement. Il me raconta alors, en phrases sans suite, ses absences des Bryères et ses retours, sa vie errante dans les cantons autrefois parcourus avec Jeanne, ses visites secrètes aux lieux qu'elle habitait, ses mille ruses pour la voir et la suivre sans être aperçu. Tout cela était dit avec une loquacité vagabonde qui donnait plutôt l'idée d'une infirmité de l'esprit que d'une souffrance du coeur. La passion était ici dépouillée de son poétique cortége de réserve et d'exaltation; la mélancolie sans grace ne paraissait plus qu'une maladive tristesse. A peine si, de loin en loin, un frisson de fièvre, un cri douloureux traversait les triviales confidences du boiteux. Comme les plantes délicates qu'un germe égaré a fait croître sur le chaume d'une étable, l'amour, dépaysé dans cette ame, ne pouvait ni trouver sa place ni exhaler son parfum; la fleur rare s'était épanouie hors du vase précieux qui la réclamait.
 
J'écoutais ces récits entrecoupés avec un intérêt combattu, quand un coup de feu retentit dans l'éloignement; je redressai la tête: un second coup se fit entendre, et cette fois il me sembla suivi d'une vague rumeur. Je posai la main sur le bras de Gratien pour lui imposer silence; mais il n'avait rien remarqué. Je restai un instant partagé entre ses confidences diffuses et je ne sais quelle préoccupation inquiète. Il me semblait que la rumeur se rapprochait; bientôt il n'y eut plus de doute, des cris perçaient la nuit; j'entendis les portes des maisons s'ouvrir; les voix devenaient plus nombreuses; des pas précipités se dirigeaient de notre côté; le nom de Pierre-Louis frappa mon oreille mêlé à des exclamations et à des clameurs. Un pressentiment funeste me saisit; je laissai là Gratien, je courus vers la maison : au moment où je poussais la porte qui donnait sur le jardin, celle de la rue s'ouvrit, et deux hommes entrèrent portant dans leurs bras le saulnier couvert de sang.
 
Pierre-Louis et ses compagnons avaient compté sur l'ivresse du ''Parisien'' pour tenter, près de sa ''panthière'', un enlèvement de faux sel, et la balle du douanier venait de frapper mortellement le saulnier. Jeanne, occupée de son enfant, n'avait rien soupçonné, rien entendu; au moment où les pas retentirent sur le seuil, elle retourna la tête, et son premier regard rencontra le cadavre !
 
On n'essaie point de peindre de pareilles scènes. En reconnaissant le mort, la saulnière s'était élancée vers lui; les voisins accourus l'entouraient, parlaient tous à la fois. Pendant quelque temps, ce fut un chaos de plaintes, de consolations, au milieu duquel la voix de la veuve restait étouffée. Je m'approchai enfin du groupe bruyant, et je pus apercevoir Jeanne, qui semblait étrangère à tout ce qui l'entourait. A genoux près du mort, elle essuyait avec son tablier le sang qui coulait de sa blessure, elle l'embrassait et l'appelait comme s'il eût pu lui répondre. On eût dit que, foudroyée par ce coup imprévu, elle ne le sentait pas encore complètement; mais peu à peu l'inutilité de ses appels et de ses embrassemens parut l'épouvanter: elle se redressa, d'un air égaré, et nous tendit ses mains couvertes de sang.
 
Il n'est pas mort? demandait-elle en nous regardant l'un après l'autre; il ne peut pas être mort! Le médecin vous le dira; où est le médecin?
 
Quelqu'un répondit qu'on l'avait envoyé chercher. Je m'approchai alors pour l'encourager, et je voulus l'entraîner doucement loin du cadavre; mais elle s'y rattacha des deux mains, comme si mon effort lui eût tout révélé, et sa douleur fit explosion. Assise à terre, elle avait ramené la tête de Pierre-Louis sur ses genoux, elle le regardait avec des sanglots et des cris si éperdus, que les plus endurcis en étaient remués jusqu'aux entrailles.
 
Nous avions tous reculé involontairement, et personne ne trouvait de paroles pour un tel désespoir, qui, loin de s'affaiblir, semblait trouver de nouvelles forces dans son expansion. L'accent de Jeanne devenait plus rauque, ses yeux plus hagards; tous ses mouvemens prenaient je ne sais quoi de sauvage, et ses sanglots étaient entrecoupés par un rire nerveux qui donnait froid au coeur. Évidemment le coup avait été trop violent et trop inattendu; cet esprit, déjà ébranlé, errait sur la pente de la folie. Je me joignis en vain à ses parens et à ses amis pour la rappeler à elle-même; nos voix ne lui arrivaient plus. Accroupie près du mort, l'œil grand ouvert et les lèvres agitées d'un frisson convulsif, elle murmurait des mots insensés qui ne s'adressaient à personne. Nous nous regardions consternés. Un grand silence s'était fait autour d'elle; il fut subitement interrompu par un cri faible et plaintif: c'était l'enfant qui sortait de sa torpeur et appelait sa mère!
 
Cette voix frêle traversa la douleur de Jeanne; elle arrêta sa raison fuyante. La saulnière s'était retournée d'un brusque mouvement; le petit Pierre, redressé, apparaissait au-dessus du berceau, et une de ses mains tendues semblait implorer. La mère courut à l'enfant, et l'enveloppa dans ses bras avec un cri qui partait tellement des profondeurs de l'ame, que tous les yeux se mouillèrent.
 
Le médecin entrait. On l'entoura et on le conduisit vers Pierre-Louis, qui avait été porté sur son lit. Il appuya sa main contre le coeur du saulnier, plaça un miroir devant ses lèvres, secoua la tête, et, sans rien dire, ramena la couverture sur son visage. Jeanne chancela, elle avait compris; mais l'enfant l'appelait de nouveau. Le médecin vint à lui, se pencha sur le berceau, et, après avoir attentivement examiné les résultats de la crise, déclara qu'il était sauvé. La saulnière ne put retenir une exclamation de joie; ses yeux, secs jusqu'alors, laissèrent jaillir un flot de larmes; elle tomba à genoux en joignant les mains; la reconnaissance de la mère avait amorti le désespoir de la veuve.
 
Le surlendemain, je me joignis au convoi funèbre qui conduisit le mort au cimetière. Les hommes marchaient les premiers, portant le petit manteau par-dessus l'habit de toile blanche destiné au travail; les femmes venaient ensuite, vêtues de leur camail de deuil formé d'une sombre toison; enfin, derrière elles, j'aperçus Gratien, qui suivait seul, dans son triste costume des Bryères, la tête basse et le visage voilé de ses longs cheveux. Il s'arrêta à l'entrée du cimetière, s'agenouilla sur les cailloux du chemin, et, la fosse une fois refermée, disparut derrière l'église. J'allai ensuite voir Jeanne, que je trouvai pleurant, la tête appuyée sur le petit oreiller de son enfant, qui recommençait à lui sourire et jouait avec ses larmes.
 
Plusieurs semaines se passèrent en excursions sur le continent et dans les îles. Je parcourus toutes les sinuosités de ces rivages, autrefois fréquentés par les vaisseaux de Carthage, et où vivait, au dire de Strabon, sur un territoire où aucun homme n'avait accès, un peuple de femmes Amnites livrées au culte de Bacchus. A mon retour de cette curieuse pérégrination, j'appris que le petit Pierre était complètement rétabli, et que Jeanne retournait habiter aux Bryères chez son parrain. Je remis au lendemain la visite d'adieu que je voulais lui faire; mais, comme nous sortions pour une promenade aux ''étiers'', mon hôte me montra la saulnière qui suivait la route de Moutoir. Elle était en grand habit de deuil, assise sur la mule que je connaissais, son enfant placé devant elle. Gratien tenait la bride et la conduisait. Il me sembla voir le fantôme grimaçant de sa jeunesse reconduisant Jeanne au triste lieu qu'elle avait quitté escortée de toutes les espérances de l'amour, et où elle revenait avec les souvenirs d'un bonheur détruit. Je la suivis long-temps de l'oeil sur la route poudreuse. Le ciel avait un éclat monotone plus triste que les nuées, et, tandis que la veuve cheminait lentement, portant dans ses bras l'enfant orphelin, une voix de jeune fille murmurait le long des ''bossis'' la chanson du mariage, et le vent de mer apportait de loin la rumeur du flot comme un vague gémissement.
 
===Les Boisiers et le Braconnier Bon- Affût===
 
<center>I. – Le braconnier</center>
 
Il est surtout trois formes sous lesquelles la création se révèle à nous plus souveraine, la montagne, l'océan, la forêt : de ces trois grands aspects de l'oeuvre divine, deux restent à l'abri de toutes les atteintes humaines et immuables dans leur sublimité; mais la troisième est soumise à la volonté de l'homme. Partout où il s'établit, sa hache fait la place libre. Ces longues chaînes d'ombrages que le travail latent de la terre a mis des siècles à élever comme de verdoyantes montagnes, il les taille, il les entr'ouvre, il les abat à son gré; aussi la forêt devient-elle chaque jour, dans notre vieux monde, un accident plus rare et par cela même plus curieux.
 
J'avais traversé les grands taillis et les petites futaies qui parsèment nos provinces de l'ouest, mais il me restait à voir une oasis forestière assez vaste pour renfermer une population spéciale, créer des caractères et des industries. Je me décidai à visiter la forêt du Gavre, enclavée entre le Don et l'Isac, deux des principaux affluens de la Vilaine. J'avais pour compagnon momentané de ce voyage un nouveau garde que l'administration expédiait au Gavre, afin d'activer la surveillance et de réprimer des abus favorisés par la négligence et la tradition. Il eût été difficile de trouver un homme plus propre que Moser à une pareille mission; il était né sur cette terre alsacienne qui fournit à la France ses soldats les mieux disciplinés : race laborieuse, positive, esclave de la règle, et qui, étrangère aux sentimentalités un peu puériles d'outre-Rhin, est, pour ainsi dire, la prose de l'Allemagne. Moser joignait d'ailleurs aux qualités générales de sa race une perspicacité singulière, aiguisée par l'expérience. Dans sa carrière de forestier, il avait eu à déjouer trop de subterfuges pour n'avoir pas appris lui-même à s'en servir; il marchait en toutes choses comme dans la forêt, moins souvent par les larges avenues que par les ''foulées'', et plus volontiers sur la mousse qui éteint le bruit des pas que sur les cailloux qui avertissent de l'approche. Cependant, chez lui, la ruse n'avait rien de bas et s'aidait plutôt du silence que du mensonge : c'était, à tout prendre, une nature droite, mais mise en défiance; c'était surtout un caractère. Tel vous l'aviez vu au premier instant, tel vous le retrouviez toujours. Moser avait donné le règlement des eaux et forêts pour doublure à sa conscience et se tenait inébranlable derrière ce bouclier.
 
L'étude de cette personnalité, d'autant plus facile à déchiffrer qu'elle n'avait pas de recoins, donna un véritable intérêt à la route que nous faisions ensemble. Le garde alsacien prenait rarement l'initiative d'une confidence, mais ne refusait jamais de répondre. Je l'amenai à me raconter ses longues embuscades dans les fourrés pour surprendre les coureurs de bois, ses poursuites sur la piste des braconniers, ses ruses victorieuses ou déjouées, les luttes corps à corps qu'il avait eues à braver, en un mot tous les incidens de la vie demi-sauvage qu'il menait depuis bientôt vingt années, et dont il avait fait son plaisir après en avoir fait son devoir. Pendant ces récits, forcément entrecoupés de beaucoup de pauses et de digressions, nous avions franchi la ''vallée d'or'' (Orvault), tantôt suivant la route sinueuse qui ondoie avec la coulée, tantôt coupant au plus court à travers les ''sentes'' qui traversent les prairies et s'enfoncent au milieu des châtaigneraies. Après avoir escaladé le bourg bâti au haut des collines, nous avions gagné la grande lande qui remplace l'ancienne forêt de Sautron, où le duc de Bretagne François Il fit bâtir la chapelle de Bongarand, encore debout, puis côtoyé l'étang de la Barossière, grande flaque immobile et sans ombrage, devant laquelle se dressent, comme des fourches patibulaires, quelques arbres desséchés qu'entourent des volées de corbeaux. Enfin, quittant le chemin direct, j'avais incliné, avec mon compagnon, vers le hameau de la Thébaudière, désireux de visiter la demeure de cette femme célèbre qui sut, à force de grace et de bon sens, écrire sous forme de lettres à sa fille un livre immortel. Nous arrivâmes au château du Buron par une avenue de sapins de cent pieds de haut. Il ne reste pas autre chose de ce que Mme de Sévigné appelle les ''plus vieux bois du monde''. Dès 1680, son fils avait fait abattre le dernier bosquet. « Votre frère, écrit-elle à Mme de Grignan, a trouvé l'invention de dépenser sans paraître, de perdre sans jouer et de payer sans s'acquitter. Toujours une soif et un besoin d'argent, en paix comme en guerre : c'est un abîme de je ne sais quoi, car il n'a aucune fantaisie; mais sa main est un creuset où l'argent se fond. Ma fille, il faut que vous essuyiez tout ceci : toutes ces dryades affligées, que je vis hier; tous ces vieux sylvains, qui ne savent plus où se retirer; tous ces anciens corbeaux, établis depuis deux cents ans dans l'horreur de ces bois... tout cela me fit hier des plaintes qui me touchèrent sensiblement le coeur. » On ne trouve au Buron d'autre souvenir de Mme de Sévigné que quelques lettres autographes et la chambre où elle couchait : c'est une petite pièce écartée, à six pans, ornée de boiseries sculptées et encore garnie de meubles du XVIIe siècle.
 
Partis du Buron, nous atteignîmes la lande de Treillères, steppe de près de sept lieues de circonférence, où quelques pousses de chêne et de hêtre, dernière trace des forêts druidiques, percent un tapis de maigres bruyères, puis enfin le bourg de Blain, d'où nous nous dirigeâmes sur la forêt du Gavre, qui depuis long-temps déjà dessinait à l'horizon ses sombres contours. L'entrée en était autrefois gardée par un château dont la possession fut la cause première des plus dramatiques épisodes de notre histoire. Le duc de Bretagne l'ayant donné à Chandos, au préjudice de Clisson qui le sollicitait, celui-ci jura Dieu ''qu'il n'aurait pas un Anglais pour voisin'', et courut brûler la propriété du nouveau seigneur. Le duc se vengea par un guet-apens célèbre dans l’histoire et auquel Voltaire a emprunté les ressorts dramatiques de sa tragédie d’''Adélaïde du Guesclin''. Plus tard eut lieu le meurtre du connétable, que Charles VI voulut venger. On sait comment la folie surprit le roi à la tête de son armée et commença cette longue série de désastres qui faillirent rayer la France du rang des nations. Je cherchai long-temps en vain la place de ce château, dont le nom éveille un si lugubre retentissement dans le passé. Les tours que s'étaient disputées les seigneurs et les rois les plus puissans de la chrétienté ne forment plus qu'une imperceptible ondulation de terrain; leurs décombres mêmes ont disparu sous les orties.
 
Quand nous descendîmes au bourg, le soleil commençait à disparaître derrière les horizons de Rozet et de Plessé. Une lueur pourprée incendiait les toits de chaume. Les femmes revenaient des ''vagues'' de la forêt, portant des fagots d'ajoncs ou de fougères qu'elles retenaient à l'épaule avec la pointé' de la faucille; des enfans couraient pieds nus en poussant devant eux les porcs qui arrivaient de la glandée. Debout à la porte du cabaret qui sert d'hôtellerie aux rares voyageurs qu'amène le hasard, je contemplais d'un oeil curieux l'étrange bourgade. Ses habitans avaient je ne sais quoi de rude et d'effarouché; ils accouraient pourvoir les étrangers et s'enfuyaient dès qu'ils avaient rencontré leurs regards. Leurs chaumières croulantes, leurs habits en lambeaux, leur chevelure hérissée, l'expression un peu dure des physionomies, tout annonçait une pauvreté sauvage, mais rien ne révélait l'ambition du désir. La forêt leur fournit le bois qui les chauffe, l'herbe qui nourrit leurs troupeaux, l'écorce de houx dont ils fabriquent la glu qu'on vient leur acheter de loin; le reste leur manque, et ils n'y songent pas. Par instans, il me semblait voir un de ces campemens fixes de Bohêmes arrêtés dans les grandes clairières de la Valachie et vivant, comme les oiseaux, de ce que leur donnent les bois. Cependant, quelle que fût l'indigence de tout ce qui m'entourait, l'heure et le mouvement donnaient au tableau un certain charme agreste. Au milieu de cette fange et de ces haillons, les éclats de rire se répondaient d'une fenêtre à l'autre, quelques chants de jeunes filles s'élevaient çà et là; les vieillards souriaient sur les seuils aux derniers rayons du soleil, et la fumée qui montait des toits de chaume annonçait le repas du soir. A travers cette sauvagerie misérable, on sentait que les paisibles joies de la famille n'étaient point absentes.
 
Je fus réveillé dès le point du jour par le son prolongé du buccin d'Amérique. Avec un soleil moins voilé de brumes, j'aurais pu me croire au pied de quelque morne des Antilles. J'ouvris ma fenêtre et j'aperçus le vacher du Gavre, qui réunissait les bestiaux du village. On les voyait arriver à l'appel du ''lambis'', dont les intonations monotones étaient égayées par le bruit des sonnettes et des grelots. Tous se dirigeaient vers la forêt, où le droit de pacage, autrefois concédé aux habitans par les vieilles chartes, leur a été conservé. Quelques hommes les suivaient portant sur l'épaule l’''étrèpe'', faux recourbée, avec laquelle ils coupent dans le bois les litières de leurs étables.
 
J'avais hâte de prendre le même chemin, et je descendis au rez-de-chaussée. J’y trouvai Moser, qui, en attendant les gardes auxquels il avait fait savoir son arrivée, déjeunait debout avec un verre de vin et un morceau de pain bis. Je commençais à partager son frugal repas, quand nous vîmes entrer un paysan qui, à notre aspect, s'arrêta sur le seuil, parut hésiter et finit par s'avancer vers la cabaretière, à laquelle il présenta une petite gourde de cuir sans prononcer un seul mot; elle la prit également en silence et se prépara à la remplir d'eau-de-vie. Le paysan attendit, adossé à la table qui servait de comptoir et les deux mains appuyées sur son bâton de houx. Il était grand, maigre, un peu voûté, mais d'une apparence robuste. Vêtu d'une veste de drap vert usée, d'un pantalon de berlinge et de souliers à semelles de bois, portait en bandoulière une poche de toile qui affectait la forme d’un carnier. Son regard, promené autour de lui d'un air d'insouciance, glissa sur nous sans paraître s'arrêter, puis il se mit à siffler en tourmentant de la pointe de son bâton la terre battue qui servait de plancher. Quand l'aubergiste lui tendit la gourde remplie, il n'en paya point le prix, mais il fit un geste d'intelligence auquel la femme répondit par un signe de tête, gagna la porte et disparut.
 
- Vous ne connaissez point cet homme? demandai-je à Moser, qui venait, comme moi, de s'approcher du seuil pour suivre des yeux le paysan.
 
Moser fit un signe négatif et descendit les deux marches de l'entrée pour voir la direction que prenait l'homme à la veste verte.
 
- Il va vers la forêt, dit-il au bout d'un instant.
 
- Où pourrait-il aller? répliquai-je; la forêt est ici le champ commun où tout le monde moissonne.
 
- Mais tout le monde n'y fait pas la même récolte.
 
- J'ai trouvé en effet quelque chose de particulier dans la tournure de ce visiteur silencieux.
 
- Avez-vous remarqué qu'il n'était point chaussé de sabots, mais de galoches plus commodes pour la marche et qui laissent la même empreinte? Les autres paysans vont jambes nues, tandis qu'il porte des guêtres de cuir pour se défendre des épines du fourré; leur veste est brune ou bleue; la sienne est verte, afin de se confondre plus facilement avec les feuilles. Son carnier de toile pourrait passer pour une pannetière sans les taches de sang qu'on y voit encore, et ses mains seraient celles d'un laboureur, si elles n'avaient point été noircies par la poudre du bassinet.
 
- Ainsi vous croyez que nous venons de voir un braconnier?
 
- De la pire espèce, et je me tromperais fort si ce n'était celui qui dépeuple depuis dix ans la forêt, et qu'on a signalé à l'administration.
 
- Vous le nommez?...
 
- Antoine, ou plus communément ''Bon-Affût''.
 
La cabaretière, qui rangeait ses bouteilles, se retourna à ce mot en tressaillant.
 
- Vous voyez que j'ai touché juste, dit l'Alsacien, à qui ce mouvement ne put échapper; notre vagabond est en compte-courant avec le ''Cheval-Blanc'', et paiera un de ces jours sa provision d'eau-de-vie en gibier.
 
Notre hôtesse commençait à protester par un de ces flux de paroles que les paysannes prennent pour des raisonnemens, quand l'arrivée d’une jeune ''boisière'' vint heureusement l'interrompre. Ce nom de ''boisier'' n'appartient, à vrai dire, qu'aux ''navreurs'' de cercles et d'échalas, aux tailleurs de cuillers, aux tourneurs d'écuelles ou de rouets, aux charbonniers, aux fendeurs de lattes, aux sabotiers, population nomade qui habite des huttes de feuillage dans les clairières, déloge forcément à chaque coupe, et s'établit là où frappe la cognée; mais l'habitude a fait donner le même nom à tous ceux qui vivent des produits forestiers, alors même qu'ils ne travaillent pas le bois de leurs mains. C'était le cas de Michelle, la jeune marchande qui colportait les ustensiles fabriqués au Gavre dans les foires des villages, où ses façons riantes, sa malicieuse adresse et son inépuisable faconde ensorcelaient les chalands jusqu'à les empêcher de distinguer le hêtre du bouleau. Elle revenait avec trois chevaux, dont les mannequins étaient vides, et retournait aux campemens des ''boisiers'' pour renouveler son approvisionnement. Cette direction était précisément celle que je désirais prendre. Moser allait commencer avec ses gardes une inspection qui ne leur permettait point de me servir de guide: je demandai à Michelle s'il me serait permis de la suivre, en profitant de sa compagnie.
 
- Pourquoi donc pas? dit-elle en riant; la route du roi est ouverte à tout le monde, mêmement que, pour mieux passer les fondrières, monsieur pourra monter sur une de mes bêtes à la place des sébiles et des boîtes à sel.
 
J'acceptai la proposition sans fausse honte. Moser m'aida à me hisser sur le bât recouvert d'un coussin de paille, et, après avoir échangé un adieu, nous nous séparâmes, lui pour suivre avec les gardes le fossé qui enceint la forêt, moi pour la traverser avec Michelle. Le hasard ne pouvait me donner une compagne de route de plus vive humeur. Son oncle lui avait confié la vente des boiseries depuis l'âge de quatorze ans, et, obligée de défendre ses intérêts et sa personne contre tous les accidens d'une vie nomade, la jeune paysanne avait acquis cette hardiesse un peu virile qui choque au premier abord, puis amuse par la nouveauté. A chaque rencontre faite sur le chemin, il y avait échange de confidences ou de railleries dans lesquelles le dernier mot lui restait toujours. C'était une grande fille d'environ vingt ans, plutôt leste que jolie, mais dont l'oeil noir, le teint coloré, les dents blanches avaient un certain attrait de vie et de santé. Du reste, la malice chez Michelle n'excluait point la coquetterie; elle se servait d'épigrammes comme d'hameçons pour arrêter les passans et les attirer. Un d'eux qui tenait le milieu entre le bourgeois et le manant reçut ses agaceries avec une majesté officielle dont je ne pus m'empêcher de rire.
 
- Ne faites pas attention, dit Michelle, qui avait remis sa monture au trot, nous sommes un peu fier, rapport à notre titre d'officier municipal.
 
Je demandai si c'était vraiment le maire du bourg.
 
- Qu'est-ce que vous parlez de bourg! s'écria la ''boisière'' d'un air plaisamment scandalisé; heureusement que la ''chevaline'' n'est pas de la paroisse, sans quoi ce mot-là l'eût fait ruer! Vous ne savez donc pas qu'en sortant du paradis terrestre, Adam et Ève arrivèrent juste au fond de cette grande ravine où vous voyez le Gavre, que l'endroit leur parut trop avenant pour aller plus loin, et qu'ils bâtirent là, dans la crotte, la première ville du monde. M. le maire doit en avoir la preuve dans ses paperasses timbrées, et les enfans de cinq ans vous conteront la chose. Aussi méprisons-nous ici les gens de Vay, de Rozet et, de Plessé, qui ne sont que des paysans, tandis que ceux du Gavre ont toujours passé devant Dieu pour les premiers bourgeois de la création.
 
Tout en causant, nous avions atteint la forêt, et nous commencions à cheminer sous une jeune ''vente'' de chênes: ce nom de ''vente'' est donné aux divisions qui forment les triages de la forêt, au nombre de quatre cents; elles sont soumises à des coupes calculées qui constituent le système d'aménagement.
 
Après avoir pris une des dix grandes avenues ou ''rabines'' qui aboutissent au point central, nous tournâmes par les ''foulées''. Le feuillage de chêne, qui dominait dans ces longues routes de verdure, était entrecoupé çà et là de merisiers, de trembles et d'alisiers. Au-dessous, les ''aigrasses'' ou pommiers sauvages tordaient leurs rameaux noueux, et le nerprun dressait ses faisceaux de branches fines destinées au vannier. Le pas des chevaux résonnait à peine sur la mousse; l'air, plus frais et plus léger, avait une sorte de saveur agreste qui se communiquait à tout l'être, et me donnait une facilité de vivre jusqu'alors inconnue. En se sentant plus loin des hommes, on se sentait plus près de l'oeuvre de Dieu; on en percevait par tous les pores la sève fortifiante, on s'y trouvait plongé. Le silence même de la forêt était traversé par mille souffles mélodieux et animés : ici, c'étaient les roucoulemens des tourterelles, les martellemens cadencés du pivert, les sifflemens des grives ou la joyeuse chanson des bergeronnettes; là, le murmure de l'eau parmi les glaïeuls, les soupirs du vent dans le feuillage, le bourdonnement de l'abeille, ou la rumeur confuse de mille insectes invisibles; partout enfin le bruit du grand flot de vie qui vient de Dieu, passe sans cesse et se renouvelle toujours. Lorsque nous eûmes atteint les nouvelles ''ventes'', la forêt perdit son aspect solitaire : l'homme reparaissait comme d'habitude par la trace de récens ravages. Des arbres fraîchement équarris jonchaient çà et là le sol, des ornières déchiraient l'herbe fine des ''placis'', et l'on entendait les clochettes des vaches qui broutaient les jeunes pousses. Je demandai à ma conductrice si le baraquement des ''boisiers'' était encore éloigné.
 
- Assez pour qu'on ne puisse en voir la fumée, répondit-elle; il a fallu se détourner du droit chemin afin de conduire monsieur à la Magdeleine.
 
Je m'excusai de l'avoir retardée. - Ne vous en inquiétez point, reprit-elle; ce sera une occasion de voir la ferme des Louroux en passant, et de savoir si les cheveux de la Louison ont changé de couleur.
 
- C'est une parente ou une amie? demandai-je.
 
- La Louison! s'écria Michelle; eh! fi! Jésus! monsieur ne sait donc pas? C'est une pauvre créature dont le nom de famille est un nom de baptême.
 
- J'entends, une enfant d'hospice.
 
- Du tout, du tout, la Louison a été trouvée dans le bois par un homme du pays qui vit d'aventure et qu'on appelle Antoine.
 
- Le ''Bon-Affût''?
 
- Juste! Monsieur le connaît ?
 
- Je l'ai vu ce matin pour la première fois.
 
- Eh bien donc! le ''Bon-Affût'' est arrivé ici, voilà quinze ans, pas loin, portant dans sa peau de chèvre l'enfançon qu'il avait soi-disant trouvé à un des carrefours de la forêt; mais ceux qui l'ont reçu disent qu'il ne criait point la faim comme un nourrisson abandonné, et que, pour sûr, le braconnier le tenait de la mère.
 
- Et il l'a fait élever?
 
- A la ferme de la Magdeleine, où on la garde depuis, bien que ce soit une rousse et pas trop vaillante! Mais les Louroux ont des affaires avec Antoine, et, comme il protége la Louison, on lui passe ses mièvreries. Monsieur n'aura pas à s'étonner s'il retrouve là-bas le braconnier avec la petite.
 
- N'est-ce pas lui qui vient de ce côté? demandai-je en montrant quelqu'un dont on apercevait la silhouette à travers les branches d'une jeune ''vente''.
 
- Lui! répéta Michelle, qui se pencha sur le cou de son cheval. Eh! non pas! c'est Bruno! Monsieur doit avoir entendu parler à l'auberge de Bruno, le ''chasseur de miel'' de la forêt. Gage qu'il va aussi à la Magdeleine! Eh! Bruno! tournez un peu la tête par ici; vous pouvez nous voir sans impolitesse.
 
Celui à qui s'adressait cet appel venait de paraître au coude du chemin, et se retourna vers nous en souriant. C'était un jeune garçon dans toute la fleur de la première virilité, et dont les haillons semblaient trahir plutôt que voiler la beauté. Un chapeau de paille aux bords frangés retombait sur sa chevelure bouclée; une veste trop étroite dessinait son buste et ses bras bien attachés; un pantalon de toile en lambeaux laissait voir des jambes nerveuses qui eussent fait l'admiration d'un statuaire. La force dominait dans cet ensemble plein de grace, mais la force jeune et souple de l'adolescence; on eût dit un de ces arbres à la fine écorce, au feuillage foncé et aux branches hardies qui poussent d'un seul jet dans les terres généreuses. Il portait un vase de bois à couvercle mobile retenu sur l'épaule par une courroie.
 
- Eh bien! les ''avettes'' ont-elles travaillé pour toi? demanda Michelle, que la supériorité d'âge et de fortune rendait plus libre de langage.
 
- Les mouches du bon Dieu travaillent toujours pour les chrétiens, répliqua Bruno en nous montrant son vase plein de rayons récemment enlevés.
 
- Et où as-tu ''picoré'' ton sucre de chêne?
 
- Là-bas, vers l’Epine des haies'', au creux d'une ''bourdaine'' que j'ai enfumée. J'ai encore plus de dix autres endroits où les petites belles se fatiguent à mon intention. L'année sera bonne pour la récolte des douceurs, vu que les ''lancygnés'' (sureaux) ont fleuri dru au printemps.
 
J'interrogeai Bruno sur l'abondance de ces nids d'abeilles, et j'appris qu'on en comptait plusieurs centaines dans la forêt. Le jeune garçon les connaissait presque tous; mais la plupart se trouvaient placés hors de portée, et, pour recueillir le miel, il eût fallu abattre l'arbre, comme le font les chasseurs de miel du Nouveau-Monde. Le commerce de Bruno était donc peu lucratif, et il avait dû y joindre la quête des magasins d'écureuils où il s'emparait des faînes, des châtaignes et des noix entassées pour leurs provisions d'hiver; il vendait enfin des baguettes de ''bourdaine'' aux cagiers, de l'écorce de houx aux fabricans de glu, et portait au bourg, en hiver, quelques oiseaux d'étang pris au trébuchet. Toutes ces industries de contrebande n'avaient point réussi à le faire riche, mais semblaient le faire heureux. Toléré par les gardes, que sa complaisance et sa bonne humeur avaient apprivoisés, il vivait dans la forêt aussi libre que le pêcheur sur les flots.
 
Michelle avait d'abord paru accepter la compagnie de Bruno avec empressement; mais un scrupule subit parut traverser sa pensée, elle ralentit le pas de sa monture et demanda brusquement à Bruno s'il ne s'éloignait point trop de sa route.
 
- M'éloigner! dit le jeune garçon, je me rapproche au contraire.
 
- Où vas-tu donc?
 
- Mais, comme vous, jolie Michelle, à la ferme des Louroux.
 
La ''boisière'' le regarda en face.
 
- C'est-il, connue ton bon ami Antoine, pour quelque affaire de maraude? demanda-t-elle.
 
- Sur ma conscience, non! dit Bruno d'un accent de sincérité; je ne vais que pour dire un bonjour à ceux de la Magdeleine et pour leur faire goûter mon sucre d'avettes.
 
- Ah! ah! je comprends, reprit Michelle avec un rire trop éclatant pour ne pas être forcé, c'est un cadeau que tu apportes à la Louison.
 
- A elle.... et aux autres ! répliqua le jeune paysan un peu embarrassé.
 
- Alors pourquoi ne nous en as-tu pas offert?
 
- Pardon, dit Bruno, qui dégagea de son épaule le petit baril qu'il découvrit en l'avançant à portée de la jeune fille; vous pouvez en manger à votre appétit.
 
Michelle l'écarta de la main. - Non, non, reprit-elle, il n'y en a point trop pour la ''trouvée''! Prends garde seulement que le sucre de chêne ne lui tourne dans le sang, ses ''roussures'' pourraient grandir, et son visage prendre la couleur d'un coin de beurre de Nozay. - Elle accompagna cette plaisanterie rustique d'un nouvel éclat de rire; le chercheur de miel secoua la tête. - Vous êtes méchante, la Michelle, dit-il d'un ton fâché; ceux qui ont bon coeur ne raillent pas les misères que Dieu nous a faites. Si la Louison n'est ni belle, ni de grand courage, elle n'a pas moins ses mérites.
 
- On sait bien que tu en es amoureux, mon pauvre moissonneur de noisettes! dit Michelle toujours plus aigre.
 
- Ceci est une menterie, reprit Bruno plus vivement : la Louison n'a point l'âge pour qu'on l'épouse, et par ainsi je ne puis pas en être amoureux; mais c'est la vérité que je lui veux du bien, parce qu'elle a une bonne ame, ce qui est encore, je vous le dis, la Michelle, plus profitable et plus rare que la beauté. J'ai aidé la Rousse à marcher quand elle n'était guère plus haute qu'un fagot couché; je l'ai retirée dit grand étang, déjà si noyée qu'elle avait perdu la voix; on sait bien que tout ça attache, et il n'est point juste de nous tourmenter pour une honnête amitié.
 
- Eh bien! eh bien! s'écria la ''boisière'', sait-il donc parler à cette heure, lui qui d'ordinaire n'a pas plus de voix qu'un hanneton? Allons, ajouta-t-elle en voyant le mouvement d'impatience du jeune garçon, ne vous retournez pas vers moi avec l'air d'un sanglier qu'on est venu tracasser dans sa ''fougeace''. Voici la maison des Louroux, pauvre innocent, et, si je ne me trompe, la Louison a senti l'odeur du miel, car je l'aperçois devant la porte qui vous attend pour vous souhaiter la bienvenue.
 
Une fillette d'environ quinze ans venait en effet d'accourir sur le seuil. Ce qu'en avaient dit Bruno et Michelle m'avait préparé à une laideur exceptionnelle; je fus tout surpris de trouver une créature petite, frêle et un peu pâle, mais d'une physionomie si douce et d'une grace si mignonne, que dès le premier coup d'oeil on était gagné. Sa chevelure, d'un roux splendide, tombait en désordre sur un cou dont la blancheur de marbre défiait le hâle et le soleil. Ses yeux bleus et un peu ronds avaient je ne sais quoi d'étonné, comme ceux d'un enfant qui s'éveille; ses traits suaves étaient éclairés par un fin sourire. La seule disgrace de ce charmant visage adolescent était les rousseurs auxquelles la ''boisière'' avait fait allusion. Louison nous salua avec une politesse agreste.
 
- Quoi donc ! demanda ironiquement ma conductrice, c'est-il aujourd'hui dimanche pour la Louison, qu'elle se tient là écoutant l'herbe pousser et les mains sous sa ''devantière''?
 
- Faites excuse, Michelle, répondit la fillette d'une voix doucement timbrée; mais les pauvres gens ne sont pas plus robustes que Dieu le créateur, qui a eu besoin de se reposer.
 
- Voyez-vous ça! dit la ''boisière'', qui se tourna de mon côté comme si elle eût voulu me rendre complice de ses moqueries; c'est une savante, oui! le ''Bon-Affût'' lui a appris à lire dans l'imprimé, et les murs de la ferme sont tapissés d'images que lui a données M. le curé.
 
- Tout le monde ne peut pas avoir sa chambre comme la jolie Michelle ''adournée'' des cadeaux de ses amoureux, fit observer la petite.
 
Bruno eut l'imprudence de rire de cette innocente malice, ce qui parut faire perdre à Michelle tout son sang-froid. - Si les amoureux sont honnêtes pour moi, c'est que je ne leur fais pas honte, reprit-elle en jetant un regard expressif sur les pauvres habits de l'orpheline; mais consolez-vous, la Rousse, voici un galant qui n'a point tant de ''braverie'' et qui vous cherche. Allons, le beau gars, ouvrez votre barillet et offrez à celle-ci vos friandises de mendiant.
 
Je voulus m'entremettre pour donner une autre tournure à l'entretien; mais Michelle avait une piqûre au coeur, et, quoi que je pusse dire, elle reprit toujours l'offensive. Bruno, qui s'était assis près du seuil sur une pierre, écoutait avec impatience. Quant à Louison, elle fut quelque temps sans sentir les coups et riant des sarcasmes de Michelle : elle jouait avec sa colère comme un enfant avec des armes dont il ne se défie pas, mais la ''boisière'' finit par trouver le joint du coeur en lui demandant méchamment si les Louroux ne l'habilleraient point de neuf pour la prochaine fête de Plessé. Elle faisait sans doute allusion à quelque avanie précédemment infligée à l'orpheline pour son pauvre costume, car je la vis tout à coup rougir et balbutier. Michelle, qui comprit que le coup avait porté, redoubla avec la cruauté d'une femme qui se venge; elle n'épargna à la Louison aucune raillerie sur ses misérables vêtemens, énuméra tout ce qui lui manquait, et finit par une description complaisante du nouvel habit que faisait pour elle le tailleur de Niort. La Louison, qui jusqu'alors avait eu la réplique si libre, écouta tout sans répondre et la tête basse. Évidemment, la cruelle insistance de la ''boisière'', après lui avoir rappelé quelque pénible souvenir, venait d'éveiller ses innocentes coquetteries. Ramenée à ce désir de parure qui n'est chez la femme qu'une des formes du besoin de plaire, elle était passée presque subitement de son insouciante gaieté à toutes les amertumes de la honte et du souhait sans espoir. Debout près de la porte, elle roulait de son petit pied nu quelques feuilles que le vent avait poussées jusqu'au seuil; des mèches de cheveux couleur d'or bruni voilaient son visage, et une de ses mains arrachait avec distraction la mousse qui veloutait par taches le mur auquel elle s'appuyait. L'arrivée du maître de la Magdeleine coupa heureusement court à l'entretien; l'orpheline en profita pour s'échapper, et, après avoir remercié assez brièvement Michelle, qui continua sa route, j'entrai au logis avec le fermier.
 
J'étais curieux de connaître les détails d'une exploitation agricole placée dans des circonstances aussi particulières. Le père Louroux m'expliqua et me fit visiter tout ce qui méritait d'être connu. Ces terres enclavées dans la forêt étaient entourées d'innombrables ennemis contre lesquels il fallait sans cesse les défendre. A chaque instant, mon guide me dénonçait quelque fausse trappe creusée sous le gazon pour les loups, et toute semblable à celle où tomba Daphnis quand Chloé vint l'en retirer en « l'aidant du cordon qui nouait ses cheveux. » Ainsi ramené au souvenir des pastorales de Longus, j'avais précédé le père Louroux de quelques pas, et j'allais franchir une brèche ouverte sur un champ de blé, quand le fermier accourut avec un cri d'épouvante et me montra une faux cachée sous les ramées, à l'intention des sangliers, très nombreux au Gavre, et qui, en se précipitant par l'ouverture, devaient rencontrer la faux et s'ouvrir les entrailles. Ces sortes de piéges, les plus redoutables de tous, étaient aussi les plus multipliés. Cependant ils ne suffisaient point pour garantir les moissons contre la voracité des ''grogneurs''. Le père Louroux m'apprit qu'à l'époque où les fromens jaunissaient, tous les gens de la ferme devaient se disperser dans les champs, monter sur des chariots comme les barbares de la Crimée, et, le fusil à la main, attendre au haut de ces citadelles roulantes l'arrivée des sangliers. Quant aux loups, ils n'étaient redoutables qu'en hiver; mais alors ils se rassemblaient par troupes et venaient assiéger les étables. Deux ans auparavant, ils avaient failli dévorer la Louison, qui était perdue sans Antoine.
 
- Et il paraît, dis-je, que depuis tous deux sont restés amis? - Le braconnier et la jeune fille causaient intimement au coin de la clairière que nous allions traverser.
 
- Ah! ah! ''Bon-Affût'' est par ici! reprit le fermier, dont la figure s'éclaira; gage qu'il apporte quelque chose à la petite! On ne sait pas ce que c'est que l'attachement de ces endurcis-là, monsieur; ils sont pires que le fer, car la rouille du temps n'y peut rien. Depuis le jour où Antoine a ramassé la pauvre créature parmi les feuilles mortes, il l'a aimée autant à lui seul qu'un père et une mère, et, si elle lui demandait son oeil droit, au lieu de refuser, il lui donnerait encore le gauche pour appoint.
 
L'attitude et l'expression du braconnier ne démentaient point les paroles de Louroux. Antoine était assis aux pieds de la Louison, accoudé sur ses genoux, où il mangeait un morceau de pain noir, la tête levée vers elle, et les regards plongés dans ses yeux. On eût dit que la table transformait pour lui ce frugal repas en festin, car tous les plis de son rude visage semblaient sourire. La jeune fille, qui venait sans doute de lui raconter l'humiliation qu'elle avait eu à subir de la Michelle, essuyait encore de temps en temps une larme avec le coin de son tablier, et ne pouvait retenir de petits sanglots qui lui entrecoupaient la voix; mais les paroles du braconnier avaient déjà ramené la gaieté sur ce visage d'enfant, où le rire reparaissait à travers les derniers pleurs comme le soleil dans un rayon de pluie. Nous suivions la lisière du bois, cachés par les touffes de houx, et le gazon éteignait le bruit de nos pas : aussi approchions-nous sans être aperçus. La voix du braconnier s'était insensiblement élevée, et je crus distinguer quelques mots dont l'accent étranger m'était bien connu. - On dirait qu'ils parlent breton? fis-je observer à demi-voix.
 
- C'est la vérité ! reprit le père Louroux, qui se mit instinctivement à mon diapason; le Bon-Affût est né devers les bois de Camore, et, quand il est venu ici voilà une quinzaine d'années, il avait grande peine à parler comme tout le monde. Aussi a-t-il appris le jargon du bas-pays à sa mignonne Louison, et celle-ci l'a enseigné à Bruno, si bien que, lorsqu'ils sont ensemble, ils font un verbiage que le bon Dieu n'y entendrait rien. Écoutez plutôt si cela ressemble à une langue faite pour le monde?
 
Malgré l'opinion du fermier, je commençais à comprendre parfaitement.
 
- La paix! la paix! répétait Antoine d'un ton caressant je te dis que tu iras à l'assemblée prochaine et que tu seras la plus belle, oui!
 
- Le drap et la toile sont bien chers ! objectait la fillette, qui ne pleurait plus que d'un oeil.
 
- Mais les chevreuils se vendent bien, répliqua le braconnier, et pas plus tard que demain il y en aura un à la ferme. Le père Louroux se chargera comme d'habitude de le faire arriver à Nantes.
 
- Et si les gardes veillent cette nuit? demanda la Rousse tout-à-fait consolée.
 
- Ils ne veilleront point, répliqua ''Bon-Affût'', j'ai un moyen sûr de les envoyer au fenil....
 
Les branches mortes qui craquaient sous nos pieds dénoncèrent notre approche; le braconnier fit un geste rapide qui recommandait à l'enfant la discrétion et se leva pour nous recevoir. Il reconnut évidemment en moi le voyageur aperçu le matin à l'auberge en compagnie de Moser, dont l'uniforme lui avait révélé les fonctions, car il prit subitement une expression défiante. Je m'efforçai de dissiper ses soupçons en expliquant, pendant le cours de l'entretien, ce qu'il y avait de fortuit dans mon rapprochement avec le forestier, dont je n'étais ni le collègue ni le chef; je fis connaître le motif de mon excursion dans la forêt, et je demandai au fermier le chemin qu'il fallait prendre pour arriver aux huttes des ''boisiers. Bon-Affût'', qui avait jusqu'alors écouté sans rien dire, mais que mes déclarations avaient sans doute rassuré, répondit qu'il allait du côté de la grande coupe, et que je pouvais le suivre.
 
 
<center>II – Une nuit dans la forêt</center>
 
Après avoir traversé avec quelque peine les lisières des ''placis'' tout encombrées de ronces et de buissons, nous arrivâmes à la vieille futaie. Je fus involontairement saisi de la grandeur religieuse de ces mille arceaux de feuillage entremêlés comme les voûtes d'un palais mauresque, et dont les troncs moussus formaient la verte colonnade. Ici, la solitude n'invitait pas à l'idylle comme celle que j'avais traversée quelques heures auparavant, mais à la vie hasardeuse et mâle. Animé par l'air plus pur, attiré par les perspectives mobiles et infinies qui s'ouvraient de tous côtés, sentant la marche plus facile sur ces tapis de feuilles en poussière, on arrivait à comprendre l'espèce de délire qui, vers le XIIe siècle, s'empara de la noblesse entière et la poussa dans les forêts au milieu des chevauchées, des aboiemens de meutes et des hallalis de veneurs. Alors les bois, pareils à une marée montante, envahirent partout les champs et les villages. En Normandie, un seul gentilhomme fit disparaître trente-deux paroisses pour planter ''une chasse''; au Gavre, le flot de verdure avait également expulsé les hommes: il fallut des lois pour préserver les seigneurs des séductions du ''couvert''. Je subissais à mon tour et je comprenais ces irrésistibles attiremens de la forêt. Plus je me plongeais sous ses ombres mouvantes, plus leur fraîcheur embaumait mon sang, fortifiait mes membres et m'excitait à poursuivre. Je me sentais une vigueur enivrée qui m'eût fait prendre volontiers pour devise le cri de force et de jeunesse adopté par les Byrons d'Angleterre : ''En avant''!
 
Le braconnier, à qui j'essayai d'expliquer ce que j'éprouvais, m'avoua que hors du ''couvert'' il ne respirait jamais qu'à moitié. Fils d'un ''boisier'' de Camore, il était né et avait grandi dans la forêt. Les ombrages étaient pour lui ce qu'est la mer pour le matelot; il en aimait le murmure et la couleur, il en connaissait tous les mystères. Après avoir suivi les ''sentes'' quelques instans, il prit sa direction par des ouvertures où les branches brisées indiquaient ''la passée'' des sangliers. Nous traversions à vol d'oiseau les fourrés et les brandes. Au milieu de ces mille ''bouées'' (bosquets) qui entrecoupent les jeunes ''ventes'' de tant d'ombres et d'éclaircies, que l'oeil s'égare dans leurs inextricables détours, il marchait tout droit et sans regarder, comme si une mystérieuse attraction lui eût indiqué sa route. A mesure que nous avancions, les sites devenaient de plus en plus sauvages. Enfin toute trace du travail de l'homme disparut. Nous n'avions plus autour de nous qu'un chaos d'arbres de toutes grandeurs, une bataille de végétation dans laquelle le plus faible se tordait au pied du plus fort, qui l'étranglait de ses replis ou l'asphyxiait sous son ombre. Çà et là, de grands chênes abattus par le temps appuyaient leurs squelettes poudreux aux robustes troncs de leurs successeurs; les arbustes grimpans qui cherchaient le soleil lançaient leurs guirlandes jusqu'aux cimes les plus élevées, couraient de l'une à l'autre, et formaient mille ponts suspendus le long desquels se balançaient les écureuils. Le sol lui-même, autrefois bouleversé par quelque terrible convulsion, était entrecoupé de ravines au bord desquelles surplombaient des rocs hérissés de ronces échevelées. De loin en loin, il se faisait une ouverture dans ce fouillis de pierres et de verdure; alors apparaissaient des étangs tout brodés de nénuphars. On voyait passer au-dessus de grandes volées de ramiers, tandis que l'alcyon aux couleurs diamantées rasait rapidement les oseraies, et que le héron, immobile sur les rameaux desséchés du saule, penchait la tête vers les eaux dormantes comme un pêcheur patient.
 
Nous suivions la rive d'un de ces lacs perdus dans la solitude, quand un grand mouvement se fit tout à coup près de nous. Les grenouilles qui croassaient sur les glaïeuls s'élancèrent au fond des eaux, tous les chants s'arrêtèrent dans le feuillage, et les oiseaux descendirent en tournoyant jusqu'au pied des arbres. Au même instant, l'ombre de deux grandes ailes noircit la surface argentée de l'étang, et j'aperçus un aigle de mer qui semblait flotter dans l'azur du ciel. Après avoir plané quelques minutes, l'aigle descendit comme un trait dans le fourré, d'où il ressortit bientôt tenant dans son bec une proie. Je le vis alors voler vers un grand chêne au haut duquel ''Bon-Affût'' me montra son nid. L'oiseau de mer était grand comme une de ces cabanes roulantes en usage parmi les bergers, et il semblait surcharger la cime de l'arbre, qu'agitait un continuel balancement. Mon guide m'apprit que les aigles étaient si nombreux dans la forêt, qu'ils étendaient leurs ravages jusqu'aux basses-cours des villages voisins. On eût même dit que les violences de ces suzerains de l'air encourageaient l'audace des moins forts, selon la remarque de Panurge, que « les bonnes aubaines des brigandissimes élèvent partout des brigandeaux. » J'appris en effet qu'au Gavre la fable du ''corbeau qui veut imiter l'aigle'' n'était point une allégorie, mais une réalité. Ces voleurs de fromages osaient ici s'abattre sur les jeunes agneaux et cherchaient à leur dévorer les yeux.
 
Nous avions atteint le centre de la solitude et nous arrivions à un ''placis'' au milieu duquel brillait une flaque d'eau si limpide, que le ciel s'y reflétait avec toutes ses lueurs et toutes ses nuées. Arrivé là, le braconnier ralentit le pas en promenant autour de lui des regards plus complaisans, comme un propriétaire qui rentre dans son domaine. Il se mit à répondre à chaque chant d'oiseau par un chant si merveilleusement imité, que l'oiseau trompé descendait de branche en branche et s'arrêtait à quelques pas de nous en penchant la tête pour mieux écouter. Les écureuils accouraient à son cri; les poules d'eau sortaient des touffes de joncs pour venir picorer les graines qu'il semait sur le lac; des lapins qui jouaient sous une touffe de bruyère s'étaient arrêtés et nous regardaient d'un air presque effronté. Le braconnier sourit de ma surprise.
 
- Ce sont mes amis et mes voisins, me dit-il; voilà long-temps que nous vivons sans procès, et, comme on ne vient guère de ce côté, ils n'ont pu apprendre à se méfier.
 
- Alors vous ne leur tendez jamais de piéges?
 
- Jamais; ce serait tromper leur confiance! Mais je rie vois pas la ''verdaude'', d'habitude elle est plus alerte.
 
Il s'était approché de la flaque, et se mit à siffler d'une façon particulière; bientôt un sifflement pareil lui répondit, et la tête triangulaire d'une énorme couleuvre se dressa dans les roseaux; je fis, malgré moi, un mouvement en arrière. - N'ayez pas de souci, dit ''Bon-Affût'' tranquillement, c'est une vieille camarade; elle m'a reconnu, voyez! La couleuvre était en effet sortie de ''la rosière''; elle nageait vers nous la tête haute, en dardant sa langue fourchue avec de petits sifflemens. Les longs replis de son corps verdâtre, marbré de taches sombres; traçaient derrière elle un sillon sur les eaux dormantes; elle s'élança d'un bond vers la rive, et, se ''lovant'' sur elle-même, elle arriva à la ceinture du braconnier. Celui-ci étendit le bras; elle s'y enroula vivement, et atteignit ainsi son giron, où je la vis s'enfoncer.
 
- Monsieur s'étonne de ma confiance, dit ''Bon-Affût'', qui avait remarqué mon expression d'inquiétude et de dégoût; mais ça n'a point de malice, c'est un aspic d'eau. Quand on passe de longues semaines seul dans les bois, voyez-vous, on devient moins difficile pour sa compagnie; on est heureux de trouver quelque chose qui vit et qui vous connaît. Aussi, quand je ne puis aller à la Magdeleine causer avec la Louison, et que Bruno est en voyage, je tombe quelquefois dans mes ''chétiveries''; alors je viens ici pour me distraire, et les bêtes du bon Dieu me font société.
 
Il ajouta beaucoup de remarques étranges sur les animaux de la forêt. Il s'était composé lui-même une histoire naturelle, mélange de préjugés et d'observation dans lequel il me parut fort difficile de distinguer l'erreur de la vérité. Les ''fauves'' avaient été classés par lui en amis ou en ennemis des hommes, et il prétendait reconnaître leur nature selon qu'ils étaient sensibles ou non à la voix humaine ; une tradition forestière faisait remonter cette division aux premiers jours du monde. L'homme et le lion se disputaient alors la royauté de la terre; les animaux prirent parti dans la querelle selon leurs inclinations. Tous ceux qui avaient ''l'esprit ouvert et le coeur soumis'' se rangèrent du côté d'Adam, tandis que ''les violens et les stupides'' se faisaient les défenseurs du lion. L'homme remporta la victoire; mais il fut chassé peu après du pays de délices qu'il habitait, et perdit ainsi la couronne du monde. C'est depuis que les animaux qui l'avaient combattu sont restés les ennemis de ceux qui avaient soutenu sa cause. Malheureusement les hommes de nos jours ont perdu le souvenir du passé, et, comme le traité d'alliance entre leurs pères et les animaux du paradis terrestre a été noyé dans les eaux du déluge, ils ne se souviennent plus de leur ancienne amitié; mais, quand on la connaît, on n'a qu'à se montrer, et les ''fauves'', qui ont été autrefois les soldats d'Adam, se le rappellent. Ces explications nous avaient conduits hors du fourré, à l'entrée d'une des grandes ''rabines''. Nous y rencontrâmes Bruno assis au bord de la route, où il dépouillait de leur écorce des branches de ''bourdaine''. En apercevant le braconnier qui débouchait le premier de la passée, il fit un geste d'avertissement qu'il réprima de son mieux en me voyant. ''Bon-Affût'' fouilla d'un regard rapide les avenues. - Eh bien! dit-il en :s'arrêtant devant le jeune garçon, qui s'était remis au travail, tu nous prépares donc des paniers, mon mignon?
 
- Faites excuse, ceci est pour le cagier de Rozet, répliqua Bruno sans lever les yeux.
 
- C'est s'y prendre tard que de préparer des prisons aux oiselets quand ils ont déjà toutes leurs plumes, objecta le braconnier, et tu n'es guère plus diligent, toi qui attends pour blanchir tes baguettes que le soleil ait un oeil fermé.
 
- Le jour n'est pas si long que la volonté, répondit Bruno.
 
- Et comptes-tu porter ce soir ta marchandise au Rozet?
 
- Non, dit le jeune garçon, qui releva la tête en regardant ''Bon-Affût'', la route est trop mauvaise du côté des ''boisiers''; voyez plutôt.
 
Il montrait le sol boueux que sillonnaient de profondes ornières et les traces de pas tout récens. Le braconnier sembla particulièrement frappé de celles-ci qu'il reconnut sans doute, car je le vis échanger un regard avec Bruno, et après avoir hésité un instant :
 
- Monsieur n'a plus besoin de moi, dit-il brusquement; il n'a qu'à suivre la ''rabine'' pour trouver les huttes des ''boisiers''; s'il veut presser un peu le pas, il pourra encore y arriver avant le jour failli.
 
Je compris que cette détermination avait quelque motif que l'on ne voulait point me faire connaître, et dont il était par conséquent inutile de s'informer; je pris donc congé de mon guide sans insister davantage, et je m'engageai seul dans la longue avenue. L'épaisseur du feuillage interceptait les dernières clartés du jour, de sorte qu'il y régnait déjà une demi-obscurité; mais, par intervalles, la brise qui s'élève le soir entrouvrait la voûte de verdure, et alors un rayon du soleil couchant plongeait tout à coup dans cette ombre, s'y brisait et faisait pleuvoir mille jets lumineux. Lorsque je me retournais, j'apercevais l'immense allée qui se déroulait derrière moi comme un souterrain au fond duquel apparaissait le ciel bleuâtre du levant, déjà diamanté de pâles étoiles. Le premier hameau de ''boisiers'' que je rencontrai n'était composé que de quelques huttes; je le traversai sans m'y arrêter, gagnant le milieu de la coupe, où se trouvait le principal campement. Je voyais se dessiner çà et là, sous les vagues lueurs de la nuit, des groupes de cabanes qui formaient dans l'immense clairière comme un réseau de villages forestiers. Toutes les huttes étaient rondes, bâties en branchages dont on avait garni les interstices avec du gazon ou de la mousse, et recouvertes d'une toiture de copeaux. Lorsque je passais devant ces portes fermées par une simple claie à hauteur d'appui, les chiens-loups accroupis près de l'âtre se levaient, en aboyant, des enfans demi-nus accouraient sur le seuil, et me regardaient avec une curiosité effarouchée. Je pouvais saisir tous les détails de l'intérieur de ces cabanes, éclairées par les feux de bruyères sur lesquels on préparait le repas du soir. Une large cheminée en clayonnage occupait le côté opposé à la porte d'entrée; des lits clos par un battant à coulisses étaient rangés autour de la hutte avec quelques autres meubles indispensables, tandis que vers le centre se dressaient les établis de travail auxquels hommes et femmes étaient également occupés.
 
J'appris plus tard que ces baraques dispersées dans plusieurs coupes étaient habitées par près de quatre cents ''boisiers'' qui ne quittaient jamais la forêt. Pour eux, le monde ne s'étendait point au-delà de ces ombrages par lesquels ils étaient abrités et nourris. Cependant dans le cercle étroit de ces obscures destinées se retrouvait tout ce qui agite ailleurs la foule haletante : espérances déçues ou remplies, amours accueillis ou repoussés, joies ou deuils de la famille, et par-dessus tout l'éternelle épée suspendue au banquet du genre humain, la misère. Pour le moment, celle-ci était heureusement absente; mais on se rappelait ses visites, et les femmes me les racontèrent. A plusieurs reprises, l'exploitation du bois avait été suspendue, le prix du blé s'était élevé, et les ''boisiers'' sans ressources avaient dû vivre, comme les bêtes fauves, de ce qu'ils trouvaient dans la forêt. Chassés par la faim, ils avaient cherché secours dans les villages voisins; mais la pauvreté avait fermé les portes, l'amitié seule eût pu les rouvrir, et, pour le laboureur qui vit hors du ''couvert'', le ''boisier'' est un étranger. Aucune alliance ne rattache la campagne à la forêt, aucune habitude ne les rapproche; il y a plus, une vieille défiance met la première en garde contre l'homme du ''couvert''. Son accent rude et précipité, ses vêtemens sordides, sa physionomie sauvage, tout étonne et inquiète; puis la tradition rappelle qu'autrefois les ''boiseries'' servirent de champ d'asile aux désespérés, et qu'alors les hommes de la forêt faisaient irruption dans les villages pour y enlever les femmes ou les moissons, et, bien que l'abus ait cessé, le souvenir a survécu.
 
Je trouvai au principal campement, ainsi qu'on me l'avait annoncé, une hutte plus vaste convertie en cabaret, et où un certain nombre de voisins étaient alors rassemblés. J'y aperçus Moser avec ses deux gardes qui soupaient dans un coin où j'allai les rejoindre. Vers le milieu de la cabane, autour d'un feu dont la fumée était recueillie par une sorte d'entonnoir en clayonnage, plusieurs femmes se tenaient accroupies. A l'aspect étrange du lieu, on eût pu se croire dans un wigwam de peaux rouges sans la conversation bruyante des fileuses réunies près de l'âtre. Le nom de Michelle plusieurs fois prononcé attira mon attention; Michelle faisait les frais de la veillée, et il me parut, dès les premiers mots, qu'en fait de médisance la ville n'avait rien à apprendre à la forêt. L'élégante ''boisière'' déplaisait évidemment à tout le monde, sans que l'on pût s'accorder sur ses défauts. Les unes l'accusaient d'être hautaine, les autres trop familière; on lui reprochait de ne songer qu'à faire fortune, puis de se ruiner pour paraître ''brave''; celle-ci la déclarait sans esprit, celle-là lui en trouvait trop; il n'y avait unanimité que dans la malveillance. Quand on eut épuisé toutes les critiques, une jeune fille dont le teint couleur de taupe et les cheveux roussis excusaient la jalousie demanda pourquoi la Michelle ne venait point avec les autres à la veillée.
 
- Pauvre innocente! répondit une seconde fileuse à mine aigre-douce, tu ne sais donc pas que quand les garçons soupent, on est sûr de les trouver au logis?
 
- Eh bien! qu'est-ce que cela fait? demanda brutalement la ''noiraude''.
 
- Cela fait, ma mignonne, que la Michelle choisit ses heures, continua la maligne paysanne, et que pour le moment elle va de hutte en hutte montrer sa coiffe blanche.
 
- Vous croyez ça, la Landry! interrompit tout à coup une voix.
 
Et la ''boisière'' parut à la porte de la cabane, le visage rouge et un peu essoufflée.
 
- Elle nous écoutait! s'écrièrent les fileuses étonnées.
 
- Je ne porte pas assez de coiffes sales pour avoir à les montrer quand elles sont blanches, reprit Michelle, qui désignait de l'oeil la ''dormeuse'' en toile rousse de la Landry, et je n'ai encore visité aucun logis dans la coupe depuis mon arrivée.
 
- Vous êtes pourtant bien échauffée, ma bonne amie, fit observer la fileuse avec un regard de vipère qui s'éveille.
 
- Parce que j'ai couru pour traverser le ''placis'', dit la ''boisière'', rapport à ce que vient de me dire Bruno.
 
- Ah! vous vous sauvez devant le chercheur de miel, reprit ironiquement la Landry; jusqu'à présent, quand vous vous rencontriez sur le grand chemin, c'était lui qui prenait les ''voyettes'', mais il faut croire que vous l'aurez enhardi.
 
- Allons, n'ayez donc pas comme ça des ''innocences'' par mauvaiseté, s'écria Michelle en colère; ce n'est pas Bruno qui m'a ''épeurée'', mais son dire, et gage que vous n'auriez pas été plus vaillante, bien que vous soyez douce comme une louve qui n'a pas sevré!
 
- Et qu'a pu te dire ce pauvre coureur, pour te rendre aussi rouge qu'une graine de houx? demanda la plus vieille des fileuses.
 
- Ce qu'il m'a dit, mère Colette? répliqua la ''boisière'', qui baissa la voix; eh bien! il m'a avertie qu'il venait de rencontrer, vers les fourrée de ''l'Homme mort'', le ''mau-piqueur'' qui ''faisait le bois''.
 
Il y eut à ces mots un mouvement général; toutes les conversations furent interrompues.
 
- Bruno l'a vu? demandèrent en même temps plusieurs voix.
 
- Comme je vous vois, dit la ''boisière''; il tenait à la chaîne son chien noir et avait l'air de chercher les pistes. Au premier moment, Bruno a cru que c'était un forestier; mais, quand ''l'avertisseur de tristesse'' s'est tourné vers lui, il a vu ses yeux qui laissaient couler des flammes, il l'a entendu qui prononçait les mauvaises paroles :
 
::Fauves par les passées,
::Gibiers par les foulées,
::Place aux ames damnées !
 
Puis il a disparu dans les ''ventes'' en faisant grésiller les feuilles.
 
Les femmes avaient cessé de filer, les hommes se regardèrent, et les gardes eux-mêmes semblèrent saisis. Moser leur demanda ce que cela voulait dire. L'un d'eux répondit avec un peu d'embarras que, selon la croyance du ''couvert'', l'apparition du ''mau-piqueur'' annonçait ''la grande chasse des réprouvés''. - Et il y a des gens baptisés qui peuvent croire à de pareils contes? demanda Moser scandalisé. Un murmure s'éleva parmi les ''boisiers''.
 
- Les gens baptisés croient ce qui frappe leurs oreilles, fit observer un vieillard; tous ceux qui sont ici ont ouï la trompe de ''l'avertisseur de tristesse'', et vos gens eux-mêmes peuvent en rendre témoignage.
 
Les gardes avouèrent, avec un peu d'hésitation, que c'était la vérité. - Ainsi vous avez entendu le cor dans la forêt sans chercher les chasseurs? demanda l'Alsacien.
 
- Par la raison qu'ils seraient allés au-devant de la mort, reprit le ''boisier'' qui avait déjà parlé : la venue du ''mau-piqueur'' est toujours un méchant signe; mais quiconque raconte la chasse n'a qu'à faire préparer sa bière, car ses heures sont comptées.
 
-Eh bien! j'en courrai la chance, dit Moser, et que le diable me brûle si je ne force vos damnés à me montrer leurs ports d'armes!
 
Tous les assistans se récrièrent; le vieillard secoua la tête. - Il ne faut pas jouer avec les morts, dit-il, Dieu a fait les parts; il a donné le jour aux hommes et la nuit aux mauvais esprits. C'est d'un coeur trop fier d'aller contre sa volonté, et, si vous avez un bon patron dans le ciel, il vous épargnera cette épreuve.
 
- J'attends au contraire qu'il me l'accorde, dit Moser. Depuis quinze ans que je marche sous le ''couvert'', je n'y ai trouvé que des braconniers de ce monde-ci : j'aurais plaisir à en rencontrer enfin quelques-uns de l'autre; mais vous verrez que la chasse aura été remise, et que le diable nous trouvera trop à jeun et trop éveillés pour faire retentir la trompe du ''mau-piqueur''.
 
Nul ne répondit, il y eut une pause. La hutte était enveloppée de ce grand silence de la solitude à peine entrecoupé par le bruit du vent et la rumeur des eaux. Tout à coup un son de cor s'éleva, grandit, courut le long des ''rabines'', et vint éclater à la porte de la cabane. L'effet fut terrible et soudain. Hommes et femmes se levèrent d'un seul mouvement. Moser me regarda avec surprise; il y eut un court silence, puis l'appel de la trompe se répéta plus vif et plus rapproché. - C'est, lui! c'est lui! murmurèrent toutes les voix. Le forestier s'était levé. - Il est clair que quelqu'un s'amuse à nos dépens, dit-il avec une impatience irritée; reste à savoir qui rira le dernier.
 
Et se tournant vers ses deux compagnons : - En route ! ajouta-t-il; le ''mau-piqueur'' me semble un peu enroué, nous allons tâcher de lui éclaircir la voix.
 
Les gardes, qui s'étaient levés, se regardaient avec inquiétude, et le son du cor continuait à retentir avec une force croissante; tous les ''boisiers'' s'étaient rassemblés autour de la cheminée, où ils parlaient à voix basse. Moser attendait près de la porte en examinant la batterie de son fusil. Enfin ses compagnons le rejoignirent, mais d'un air qui trahissait leur trouble. L'Alsacien leur demanda s'ils avaient peur.
 
- On peut craindre sans honte ce qu'on ne comprend pas, dit le plus âgé avec humeur, et, pour mon compte, je me demande ce que nous allons faire à cette heure dans la forêt.
 
- Votre devoir! répliqua Moser durement; savez-vous ce que cache cette mauvaise plaisanterie dont on veut nous effrayer? êtes-vous sûrs qu'elle ne serve point à quelque maraudeur pour ravager les ''ventes''? Le bois nous est confié, nous devons le surveiller comme notre enfant. Voulez-vous donc qu'on vous prenne pour des lâches? Allons, en avant! vous dis-je, et veillez à vos fusils.
 
Les gardes ne dirent mot, et nous prîmes notre chemin vers la futaie. Moser se dirigeait sur le son du cor, qui devenait à chaque instant plus distinct. Ses hallalis ne ressemblaient en rien aux airs de chasse contemporains : c'étaient des appels prolongés et plaintifs, entrecoupés de fanfares furieuses, mais dont le rhythme antique rappelait les airs de la vieille France. Le ''mau-piqueur'' paraissait venir à notre rencontre par un sentier parallèle à celui que nous suivions. Bientôt le cor éclata à notre droite et de si près, que nous en paraissions à peine séparés par quelques buissons. Moser tourna brusquement de son côté; mais à l'instant même nous l'entendîmes retentir à notre gauche. Le forestier surpris s'élança dans la nouvelle direction; l'hallali passa aussitôt à droite, plus éclatant que jamais. Cette fois, Moser lui-même s'arrêta désorienté, et demanda aux gardes s'il y avait dans la forêt des échos tous deux répondirent négativement; ils nous firent même remarquer que le son du cor avait de nouveau changé de place et se faisait entendre derrière nous. L'Alsacien allait rebrousser chemin, quand nous le distinguâmes en avant. Le son se maintint dans cette direction, que nous suivîmes quelque temps, mais avec des intermittences qui continuaient à nous égarer. Parfois on eût cru le corneur nocturne à quelques pas: dans d'autres instans, il nous paraissait perdu à l'autre extrémité de la forêt. Les deux gardes nous suivaient dans un saisissement que trahissait leur haleine haletante. Quand nous nous arrêtâmes enfin au milieu d'un carrefour sauvage, ils se mirent à regarder autour d'eux avec une épouvante qu'ils ne cherchaient plus à dissimuler.
 
- C'est aller volontairement à l'encontre du malheur ! dit le plus vieux d'une voix altérée; le forestier doit savoir à cette heure que nous n'avons pas affaire à des hommes, et la raison nous dit de retourner aux huttes.
 
Moser ne répliqua rien. Le corps penché et l'oreille ouverte à toutes les brises de la nuit, il semblait étudier depuis quelque temps avec une attention particulière les hallalis du ''mau-piqueur''; il se redressa enfin et se tourna de notre côté. - J'ai le mot de l'énigme, dit-il vivement; les sons éloignés sont plus nets et plus forts que ceux qui retentissent à quelques pas : ce n'est ni le même musicien ni le même instrument; il y a évidemment deux trompes, et voilà une heure qu'on se moque de nous!
 
Quelque vraisemblable que fût l'explication, elle ne put persuader nos compagnons, qui se refusèrent positivement à explorer l'un des côtés de la forêt, tandis que Moser et moi aurions parcouru l'autre. L'Alsacien dut se résigner à les conduire dans une des directions, en me laissant prendre seul la route opposée. Un des gardes me donna son fusil, et j'entrai dans une étroite ''foulée'' qui me conduisait à la partie la plus solitaire de la forêt. J'avançais avec difficulté sur un terrain marécageux, où le pied glissait à chaque pas. La clarté stellaire donnait à l'ensemble de la futaie je ne sais quel aspect chimérique : tantôt des lueurs filtrant à travers l'ombrage couraient devant moi sur l'herbe fine à la manière des follets, tantôt de vieux arbres desséchés se dressaient aux angles des ''bouées'' comme des fantômes qui agitaient à la brise leurs linceuls de lierre; mille rumeurs couraient dans l'air, des cris sans nom sortaient des tanières creusées sous les racines, des soupirs étouffés descendaient du haut des cimes; on sentait vivre autour de soi un monde inconnu et invisible. Le cor avait cessé de retentir; mais depuis quelque temps il me semblait entendre, au milieu des murmures de la nuit, un bruit de pas que trahissait de plus en plus le craquement des branches mortes et des glands desséchés. Enfin, à l'entrée d'un ''placis'', j'aperçus distinctement une ombre tenant à la main une trompe de chasse : elle émergeait comme moi de l'obscurité, et entrait dans l'espace éclairé. Au léger cri que je laissai échapper, elle se retourna de mon côté, puis s'élança vers le centre du ''placis'', où elle disparut derrière un obstacle que je pris d'abord pour un rocher; mais, en approchant, je reconnus un chêne gigantesque, dont le tronc vermoulu avait fait jaillir à quelques pieds de terre un taillis de rameaux. Après avoir vainement tourné autour du colosse sans pouvoir atteindre l'ombre fuyante, je revins brusquement sur mes pas, et je me trouvai en face du porteur de trompe, qui n'était autre que Bruno. En me reconnaissant, il parut plus surpris qu'effrayé; mais j'étais un peu en colère de l'émotion que la plaisanterie m'avait causée, et je lui mis la main au collet. - Parbleu ! je tiens cette fois le ''mau-piqueur''! m'écriai je, et je veux le faire connaître aux gens de la coupe.
 
- Au nom du Christ! ne le faites pas, monsieur, interrompit le chercheur de miel d'une voix troublée, ce serait me perdre à jamais... et d'autres avec moi.
 
- Qui cela? demandai-je.
 
Il hésita.
 
- Notre musique ne porte dommage à personne, reprit-il en évitant de répondre; nous avons seulement voulu faire causer les gens...
 
Un coup de feu l'interrompit; il s'arrêta court d'un air déconcerté.
 
- Voici qui vous donne un démenti, maître Bruno, répliquai-je.
 
- Ce sont les gardes qui tirent en rentrant, balbutia le jeune garçon.
 
- Les gardes suivent une direction opposée, repris je, et je gage que les gens qui ont entendu parler les fusils de la forêt reconnaîtraient plutôt la voix de celui de ''Bon-Affût''.
 
Bruno me regarda.
 
- Ah ! il faut que quelqu'un ait averti monsieur, s'écria-t-il; il n'aurait pu avoir tout seul une pareille idée... Mais monsieur ne voudrait point faire de peine à un pauvre homme...
 
- D'autant que je sais à qui il destine la chasse, répliquai-je.
 
Et je lui racontai comment j'avais entendu la promesse faite à la Louison par le braconnier; je lui annonçai en même temps que doser était dans la forêt avec les gardes. Un peu effrayé pour ''Bon-Affût'', qui se croyait à l'abri de toute poursuite grace à son stratagème, Bruno voulut aller l'avertir : j'avais perdu mon orientation à travers les ''bouées'', et, dans la crainte de m'égarer de plus en plus, je me décidai à le suivre. Le chasseur d'abeilles ne prit ni par les avenues, ni par les sentiers; il coupa droit vers le lit d'un ruisseau desséché que nous longeâmes quelque temps sans bruit sur une jonchée de feuilles humides et cachés par les touffes de coudriers. Nous atteignîmes ainsi un ''gîte'' très fourré où le braconnier venait également d'arriver avec un chevreuil. Bruno lui expliqua rapidement notre rencontre et la présence des forestiers dans le bois. J'indiquai le plus exactement qu'il me fut possible la direction que je leur avais vu prendre et le carrefour où ils m'avaient donné rendez-vous. Le chercheur de miel fit observer que leur route devait les éloigner de nous.
 
- S'ils la suivent! objecta ''Bon-Affût''; mais ils auront entendu, comme monsieur, ma canardière chanter sous le ''couvert'': en se dirigeant sur le son, ils vont arriver par la ''rabine'' de la Hubiais, et avant dix minutes nous les aurons sur nos talons. Le plus sage est de tourner vers la brande et de filer par la clairière de la ''petite Fougeace''.
 
A ces mots, sans attendre notre réponse, il reprit le chevreuil dont Bruno avait lié les pieds, le jeta sur son épaule et se mit en marche. Au sortir du fourré s'ouvrait une vaste bruyère sans ombrages, dans laquelle il fallut s'engager. Toutes les étoiles avaient disparu du ciel; un vent froid s'était élevé; on apercevait à travers la brume nocturne les lisières de la forêt, qui semblaient ourler la brande d'un pli plus sombre, et d'où sortait la triste rumeur du vent dans les feuilles. De temps en temps retentissaient dans la nuit des cris de loups affamés auxquels répondaient comme un écho les hurlemens des chiens dans les villages. ''Bon-Affût'' rentra enfin sous le ''couvert'', et, après avoir traversé une jeune vente, tourna vers la clairière de ''la Fougeace''. Nous commencions à côtoyer le long étang qui la ferme à gauche, quand une grande clarté nous apparut de l'autre côté dans les arbres. Des vapeurs lumineuses montaient sous les voûtes de verdure, puis disparaissaient derrière les tourbillons d'une fumée blanchâtre que pailletaient des étincelles.
 
- Le feu! s'écria ''Bon-Affût'', le feu est à la futaie!
 
Et il courut avec nous vers la clairière. Nous vîmes alors que l'incendie n'avait encore gagné que les lisières. Le feu allait de buisson en buisson jusqu'au pied des grands arbres dont il effleurait les troncs noueux. ''Bon-Affût'' s'était arrêté les deux mains appuyées sur son fusil. - Encore quelque vacher du diable qui aura allumé une bourrée aux bords des traînes! dit-il. Si on ne débarrasse point la forêt de ces fainéans, nous n'aurons bientôt plus que des ''bois-arcis''.
 
Sans compter que c'est nous autres qu'on accuse de tous les dégâts, fit observer Bruno.
 
- Le garçon dit pourtant vrai! reprit le braconnier en me regardant. Demain les gardes assureront que le feu a été mis par les coureurs de bois, comme si le monde avait coutume de brûler son champ et sa maison!
 
Je déclarai que le forestier alsacien ne manquerait point en effet de regarder l'accident comme une nouvelle malice du ''mau-piqueur'', et que celui-ci ferait sagement d'éviter sa rencontre, s'il ne voulait s'exposer à quelques semaines de retraite forcée dans la prison de Savenay.
 
- Moi en prison! interrompit ''Bon-Affût'', qui releva sa canardière par un geste instinctif et menaçant; c'est impossible! J'ai besoin du ''couvert'' pour vivre. En prison! que le diable me torde si je n'en userais pas les murs avec mes ongles! C'est dans la forêt que j'ai toutes mes connaissances; faut que j'y reste... pour la ''verdaude''... et pour d'autres encore!... Mais monsieur a raison, pas moins; il est inutile de s'arrêter; d'autant que nous ne pouvons rien contre le feu. Si le vent reste où il souffle, il n'y a d'ailleurs pas de danger; la forêt se tiendra bien. Seulement faut rebrousser chemin, vu qu'ici on ne peut plus passer, et que nous sommes enfermés entre le feu et l'eau.
 
Nous retournâmes vers l'entrée de la clairière; mais, près d'y arriver, Bruno, qui marchait en avant, revint vivement sur ses pas. - Qu'y a-t-il? demanda le braconnier en s'arrêtant.
 
- J'ai vu quelqu'un dans la ''foulée'', répliqua le jeune garçon à voix basse.
 
Nous reculâmes jusqu'à l'ombre projetée par une touffe de saules qui bordaient l'étang, mais trop tard pour échapper aux regards de Moser et des deux gardes, qui venaient de déboucher dans la clairière.
 
- Nous sommes pris! dit le chasseur d'abeilles en voyant l'Alsacien nous montrer du doigt.
 
- Pas encore! murmura ''Bon-Affût'' caché derrière le buisson, et dont j'entendis craquer la batterie.
 
Les forestiers continuaient à marcher sur nous avec précaution; ils ne pouvaient avoir aperçu le braconnier, qui, dès le premier instant, s'était accroupi dans l'ombre. Je fis comprendre rapidement à Bruno que le seul moyen de dérober la présence de ''Bon-Affût'' et d'éviter une lutte dangereuse était de marcher à leur rencontre. Il se débarrassa à l'instant de sa trompe de chasse qu'il laissa glisser sur l'herbe près de ''Bon-Affût'', et il s'avança avec moi vers Moser. Celui-ci m'eut à peine reconnu que, sans prendre le temps de nous interroger, il courut examiner l'incendie. Bien que les flammes ne parussent point devoir s'étendre, il envoya les deux gardes pour réclamer en toute hâte du secours au campement des boisiers. Ce fut seulement après leur départ que nous pûmes échanger quelques explications. Ainsi que le braconnier l'avait prévu, Moser ''était venu au coup de fusil''. Les taillis eu feu le confirmèrent dans ses premiers soupçons.
 
- Les braconniers sont à l'ouvrage, me dit-il, et, afin d'avoir le ''couvert'' à eux, ils ont voulu effrayer. Heureusement que je suis sevré depuis trop long-temps pour croire aux contes de nourrice. Dès ma première tournée, ce matin, j'ai reconnu que la forêt était au pillage; tout le monde en use comme de son bien. Les troupeaux du Gavre broutent, en guise d'herbe, les chênes naissans; l’''étrèpe'' des paysans fauche le reste pour litières; les marchands de glu, en écorçant les houx, font chaque année pour cent louis de bois mort. Il ne reste déjà plus de cerfs sous le ''couvert''; bientôt on cherchera en vain des chevreuils. Il est temps d'en finir avec les vagabonds qui moissonnent effrontément dans le champ du roi.
 
A ce moment, son regard tomba sur Bruno, qui revenait vers nous après s'être approché du marais, et il me demanda ce que c'était que ce compagnon recueilli en chemin. J'expliquai notre rencontre la veille chez le fermier et tout à l'heure près du ''chêne du grand-duc'' de manière à prévenir tout soupçon. Moser voulut lui adresser quelques questions, mais le chercheur de miel n'eut point l'air de les comprendre. Un masque de stupidité s'était subitement étendu sur tous ses traits ; à chaque demande du forestier, il éclatait de rire et répondait longuement par de puériles divagations. Je m'aperçus bientôt que, pendant qu'il fixait ainsi l'attention de l'Alsacien, ses yeux fouillaient la nuit vers l'ouverture de la clairière; je suivis leur direction, et il me sembla distinguer, à travers l'obscurité, une forme vague qui rampait aux bords de l'étang. Je compris que c'était ''Bon-Affût'' qui gagnait le bois. Bruno ne témoigna aucune intention de le suivre. Assis sur l'herbe devant le ''brûlis'', dont les flammes commençaient à s'abattre et ne serpentaient plus que dans les broussailles, il écoutait doser, qui me développait son plan contre les maraudeurs de la forêt.
 
Notre conversation fut interrompue par le retour des gardes, qu'accompagnait une troupe nombreuse de boisiers. A l'annonce d'un ''brûlis'', tous étaient accourus armés de seaux, de haches et de hoyaux. Let femmes elles-mêmes avaient suivi pour prêter secours. Le premier effort les rendit maîtres de l'incendie : la lisière de buissons qui brûlait encore fut abattue, le terrain nettoyé, et le brasier éteint. Le dommage avait été peu de chose; mais les boisiers, nourris par l'exploitation de la forêt, qu'ils regardent comme leur champ, restèrent émus et irrités de l'inquiétude qu'ils venaient d'éprouver. Tout le monde demandait à la fois comment le feu avait pris.
 
- Comment? répéta le forestier; demandez aux vauriens que vous laissez maîtres du ''couvert'', et qui tôt ou tard vous en feront un tas de cendres! Voilà où conduisent vos histoires de veillée! On vous fait trembler comme de vieilles femmes avec une fanfare, et pendant ce temps les braconniers tuent le gibier et mettent le feu aux futaies.
 
Il y eut parmi les ''boisiers'' un mouvement et un échange de réflexions rapides. Quelques-uns des plus jeunes penchaient évidemment vers l'opinion de Moser; mais la plupart ne pouvaient échapper ainsi à l'empire de la tradition.
 
- Bruno a vu le ''mau-piqueur'', disait une femme.
 
- Nous avons entendu tous la trompe maudite, ajoutait un vieillard.
 
- Demain, on verra par les foulées la trace de la meute avec les plumes ou le poil du gibier.
 
- Et puisque le forestier est sorti pendant la chasse, il en aura sa part.
 
- Dieu me damne! ceci est une chose que je voudrais voir! s'écria en riant Moser, qui alla reprendre son fusil posé contre un chêne.
 
Il s'interrompit tout à coup. Une patte de chevreuil était plantée dans le canon même de la carabine! Le saisissement fut d'abord général. Les ''boisiers'' se montrèrent avec une surprise effrayée l'envoi du chasseur maudit qui devait être, selon la tradition, un talisman de malheur; nais, après avoir réfléchi un instant, l'Alsacien se frappa le front, et se tournant de mon côté :
 
- C'est un tour du jeune drôle que vous avez rencontré près du ''chêne au duc'', s'écria-t-il; il était là tout à l'heure; qu'est-il devenu?
 
Je cherchai Bruno autour de moi; il avait disparu. Le forestier s'informait à tout le monde du chemin qu'il avait pu prendre, quand des femmes qui puisaient de l'eau à l'étang pour éteindre le dernier brasier accoururent avec la trompe de chasse cachée par le chercheur de miel derrière les touffes de saule. Les ''boisiers'' la reconnurent aussitôt pour l'avoir vue aux mains de ''Bon-Affût''. A ce nom. Moser fut frappé d'un trait de lumière. Les renseignemens recueillis depuis son arrivée sur le braconnier ne lui permettaient point de douter que tout ce qui venait d'arriver ne fût son ouvrage. Le chasseur d'abeilles lui servait évidemment de compère; tous deux avaient abusé de la crédulité des gens du couvert en jouant cette comédie du ''mau-piqueur'', et, quand ils s'étaient vus poursuivis, ils avaient mis le feu au taillis, afin de détourner l'attention.
 
Malgré la vraisemblance de ces explications, les ''boisiers'' eussent peut-être continué à douter sans l'arrivée de Michelle, qui, tardivement avertie du ''brûlis'', avait pris par les grands sentiers, et ne savait rien de ce qui s'était passé à la clairière. Elle raconta que, vers la petite ravine, elle avait aperçu deux hommes qui lui avaient d'abord fait peur, mais qu'en les laissant approcher, elle avait reconnu Bruno et ''Bon-Affût'', qu'elle les avait appelés, et qu'au lieu de répondre, tous deux s'étaient enfoncés dans les jeunes ''ventes''. Ceci mit fin aux incertitudes. Il s'éleva un cri de réprobation générale. Honteux d'avoir été pris pour dupes et irrités d'un essai d'incendie qui les exposait à perdre leur gagne-pain, les ''boisiers'' s'écrièrent qu'il fallait arrêter les deux maraudeurs. D'après le rapport de Michelle, ils avaient pris le chemin de la Magdeleine : on se partagea en plusieurs bandes qui devaient occuper tous les passages et se rabattre ensemble vers la ferme. Ne pouvant ni prévenir les fugitifs, ni empêcher cette battue, je me décidai à ne point quitter le forestier. La troupe que Moser conduisait prit par le sentier où ''Bon-Affût'' et Bruno avaient été aperçus; mais ceux-ci avaient sans doute trop d'avance pour qu'on pût les atteindre, car nous arrivâmes à la Magdeleine sans avoir rien rencontré. Bien que la ferme fût close et silencieuse, une raie de lumière dessinée sur le seuil prouvait suffisamment que tout le monde n'y était point endormi; un chien ayant aboyé à notre approche, la lumière disparut. Moser nous arrêta du geste en pressant le pas. Presque au même instant la porte s'ouvrit, le père Louroux avança la tête pour voir qui venait, et le forestier se trouva brusquement devant lui.
 
A l'exclamation poussée par le fermier, nous nous rapprochâmes tous ensemble, ce qui le fit reculer et nous permit d'entrer; mais, déconcerté un instant, il se remit vite et demanda ce qui nous amenait.
 
- D'abord ce vaurien, dit Moser en montrant Bruno assis sur la pierre du foyer, puis un autre qui doit être à la ferme avec lui.
 
- Qui cela? demanda Louroux d'un air étonné.
 
- Le braconnier de la ''Mare aux aspics''.
 
- ''Bon-Affût''? il n'est point ici, comme vous pouvez voir; mais je lui ai parlé pas plus tard qu'hier, même que monsieur était témoin.
 
Le forestier ne perdit point son temps à contester, et se mit à fouiller tous les coins de la ferme sans rien découvrir. Le paysan, qui vit son désappointement, jugea l'occasion favorable pour se plaindre d'une visite faite sous cette forme et à pareille heure : il commençait à le prendre de très haut; mais l'Alsacien lui coupa la parole en l'avertissant qu'on connaissait ses rapports avec les braconniers, que la présence du chasseur d'abeilles, reçu au milieu de la nuit, était une confirmation suffisante, et qu'il aurait lui-même à rendre compte de sa part de responsabilité dans le double crime de braconnage et d'incendie. Il raconta ensuite brièvement ce qui avait eu lieu, annonça que toutes les routes étaient surveillées, et reprit sa recherche, suivi cette fois du paysan effrayé, qui était bien vite redescendu de la récrimination à l'humilité, et prenait tous les saints du calendrier à témoin de son innocence.
 
Le forestier voulut emmener Bruno. En passant devant un des lits refermés dont l'unique chambre de l'habitation des Louroux était garnie, celui-ci murmura quelques mots bretons que je ne pus distinguer; mais à peine eut-il disparu, que le battant du lit glissa doucement dans la coulisse, et, aux premières clartés du jour qui pénétraient par la porte ouverte, je vis la tête charmante de la Louison s'avancer avec une précaution inquiète. Fatigué de ma longue course de nuit à travers la forêt, je m'étais assis dans l'ombre du foyer, où elle ne pouvait me voir. Elle se pencha au bord du lit, regarda encore vers l'entrée, et se laissa couler à terre; elle était pieds nus, coiffée d'un petit bonnet à trois pièces, comme en portent les enfans, et vêtue d'une simple jupe de berlinge. Je la vis s'avancer jusqu'à la porte à pas comptés, regarder au dehors, puis gagner la seconde entrée, qui donnait sur une cour de derrière.
 
Persuadé qu'elle voulait avertir le braconnier, je la suivis jusqu'au seuil. Comme elle allait traverser la cour, la voix de Moser se fit entendre, et il parut lui-même, continuant ses recherches. La jeune paysanne effrayée fit d'abord un mouvement pour rentrer, puis s'arrêta. Le forestier venait vers elle en compagnie du père Louroux. Michelle causait plus loin très vivement avec Bruno.
 
- C'est-il donc la naissance d'un nouveau Jésus, notre maître, demanda la Louison en souriant, pour qu'on mène tant de ''déduit par l’housteau'', et qu'on réveille les bergères avant la pointure du jour?
 
- D'où vient cette fille et que veut-elle? interrompit brusquement Moser; mais Michelle avait tressailli à la voix de Louison.
 
- Eh bien ! le forestier ne voit donc pas? dit-elle en s'approchant; c'est la pastoure de la Magdeleine, à qui ses parens n'ont laissé ni bas ni sabots.
 
Et s'adressant à l'enfant avec cette pitié triomphante qui insulte - Hélas! voici bien du malheur pour toi, pauvre créature, ajouta-t-elle; ton grand ami ''Bon-Affût'' va être conduit en prison.
 
- Et son chagrin vous portera beaucoup de profit, faut croire, répliqua un peu aigrement la Louison, car la mauvaise nouvelle rit plein vos yeux.
 
- Il y'a toujours profit pour les honnêtes gens qu'on fasse justice, reprit Michelle en élevant la voix; le braconnier est un malheureux qui a mis le feu aux futaies...
 
Vous mentez, la Michellel s'écria Louison, dont l'oeil bleu étincela; ''Bon-Affût'' aime trop le ''couvert'' pour lui avoir fait du mal. Allez, allez, c'est d'un méchant courage d'accuser ainsi ceux qui ne sont point là et qui n'ont personne pour les défendre.
 
- Tu le défends, toi, laideronnette! s'écria la ''boisière'' en éclatant de rire.
 
- C'est du moins preuve qu'elle a le coeur mieux placé que vous, dit sévèrement le chercheur de miel.
 
Michelle se retourna de son côté avec une expression de rancune hautaine. - C'est bon, mon Bruno, reprit-elle amèrement, on sait que vous êtes bien disposé pour la Louison et pour ''Bon-Affût''. Quand les oiseaux ont le même plumage, ils font ensemble leurs nids; mais, pour le moment, le commerce va mal, mon pauvre gars, et vous voilà tous les deux pris.
 
- Encore une menterie! interrompit la pastoure en colère; ''Bon-Affût'' n'est point pris et ne le sera pas.
 
- Voyez-vous la rusée qui sait cela! s'écria Michelle; gage qu'elle connaît le retrait du braconnier!
 
Moser, qui avait prêté jusqu'alors peu d'attention à la querelle des deux jeunes filles, devint attentif. Il interrogea Louison en usant de tous les moyens de la surprendre; mais la petite pastoure échappa à ses piéges avec une finesse naturelle et alerte dont je fus émerveillé. Les ''boisiers'' arrivèrent sur ces entrefaites; ils avaient exploré les chemins sans rien rencontrer. Le forestier ne put cacher son dépit. Outre la nécessité de justifier la confiance de l'administration, à laquelle il avait promis une prompte réforme des abus qui ruinaient la forêt, il mettait sans doute son amour-propre à ne pas échouer devant tant de témoins et à signaler son arrivée au Gavre par une prise importante. Après avoir ordonné de fouiller encore les environs de la Magdeleine, il s'assit à la porte de la ferme et alluma sa pipe allemande, comme s'il eût voulu attendre là le résultat des nouvelles recherches.
 
Cependant je m'étais aperçu qu'il continuait à suivre de l'oeil tous les mouvemens de la Louison; le jour s'était levé, et l'on commentait à entendre au loin dans la forêt le ''lambis'' du vacher; la pastoure fit sortir les bestiaux des étables et se dirigea avec eux vers les pâtures. Moser la laissa partir sans avoir l'air d'y prendre garde; mais à peine fut-elle engagée dans le sentier qui conduisait aux friches, que je le vis éteindre vivement sa pipe et reprendre son fusil. Je lui demandai ce qu'il voulait faire; il mit le doigt sur ses lèvres en me montrant la pastoure, et se glissa dans le champ qu'elle côtoyait. Je le rejoignis sans trop comprendre son projet, et nous suivîmes la Louison de l'autre côté de la haie. La bergerette marchait en chantant, sans se presser ni regarder derrière elle, uniquement occupée en apparence des pailles qu'elle tressait. Elle arriva ainsi au ''patis'', grimpa sur un petit monticule qui le dominait et s'assit sous un bouquet de frênes. Pour la première fois alors elle promena les yeux autour d'elle, mais vaguement et comme si elle n'eût point regardé. Presque à ses pieds était un champ de blés mûrs dont les épis ondulaient à la brise du matin. A droite s'ouvrait la forêt, à gauche s'étendait la culture où nous nous tenions cachés. Louison continuait à chanter; mais sa voix s'élevait insensiblement et jetait au loin les modulations de la complainte champêtre.
 
- Dans quelle langue de sauvage nous chante-t-elle là? demanda Moser, qui s'efforçait en vain de comprendre les paroles.
 
Je lui fis signe de se taire, car j'avais reconnu le rude accent celtique. La pastoure chantait le vieux ''guerz'' de ''Jean Devereux'', mais en l'entrecoupant d'avertissemens adressés à un auditeur invisible.
 
« Bretons, soyez tous sur vos gardes, - c'est là que demeure Jean ''la Prise'', - il est avec ses soldats dans sa citadelle, - comme un bigorneau dans sa coquille. »
 
A cet endroit, la voix changeait légèrement d'inflexion, et substituait aux paroles traditionnelles ce rapide avertissement « Toute la troupe des coupeurs de bois est ici; le plus sûr pour vous est de retourner à cette heure dans la forêt, vers le gîte de la Mare aux aspics. »
 
Puis le chant primitif reprenait:
 
« Ils ont pillé dans ce pays tout ce qui était vieux et tout ce qui était neuf, - les croix d'argent des églises, - les hanaps dorés des bourgeois. »
 
Et l'accent s'élevait encore pour ajouter : « Il n'y a personne à droite; suivez les blés sans lever la tête, vous arriverez à la petite bouée de houx. »
 
Mon oeil se retourna vers le champ de blé, et, au bout de quelques secondes, je vis la mer d'épis s'entr'ouvrir légèrement et dessiner un sillon qui semblait se diriger vers la forêt. Je me levai pour mieux distinguer; Moser, qui suivait tous mes mouvemens, surprit mon regard, aperçut l'agitation des épis et poussa une exclamation joyeuse : il avait tout deviné. Écartant les buissons derrière lesquels nous étions abrités, il traversa en courant la friche, arriva à la clôture du champ de blé, trop élevée en cet endroit pour être franchie, la côtoya un instant, et apercevant enfin une ouverture garnie de ramées, s'y élança; mais je l'entendis aussitôt jeter un cri de douleur et je le vis s'abattre : il avait rencontré la faux cachée sous les feuilles pour la ''passée'' des sangliers. Les deux gardes, qui arrivaient et qui avaient vu comme moi l'accident, accoururent pour m'aider à relever l'Alsacien. Moser était couvert de sang, mais il ne parut point s'en préoccuper. - Vite, vite, au braconnier, balbutia-t-il en montrant la direction dans laquelle fuyait ''Bon-Affût''.
 
Après un moment d'hésitation, les gardes se précipitèrent à la poursuite d'Antoine, tandis que Moser s'aidait du talus pour se redresser et les suivre du regard. Je voulus en vain savoir s'il était dangereusement atteint; étanchant machinalement avec son mouchoir le sang qui coulait de ses mains et de sa poitrine, il ne semblait s'occuper que du braconnier. Dès que celui-ci s'était vu découvert, il n'avait plus songé à se cacher dans les blés et courait à travers les sillons; il s'efforçait de gagner le bois, poursuivi par les forestiers. L'intervalle qui le séparait d'eux s'agrandissait de plus en plus, et il était évident qu'il allait leur échapper, lorsqu'à la dernière clôture il se trouva inopinément en face d'une troupe de ''boisiers'' qui l'entourèrent et le saisirent. Aux cris qui l'avertissaient de cette capture, Moser fit un geste de triomphe, et, à bout de forces, se laissa glisser au pied du fossé.
 
Un quart d'heure après, tout le inonde était réuni devant la ferme du père Louroux. On attelait une charrette pour le forestier, dont on avait pansé les blessures; à quelques pas, au milieu d'un cercle formé par les ''boisiers'', se tenaient, ''Bon-Affût'' et Bruno. Ils avaient les mains liées et étaient appuyés à un petit mur d'enclos. Louise, assise un peu plus loin, sanglotait, la tête sur ses genoux. Je m'approchai pour donner quelques encouragemens aux prisonniers; mais le braconnier, long-temps silencieux, venait d'adresser la parole à la jeune pastoure : il parlait breton, afin de n'être pas compris de ceux qui les entouraient.
 
- Ne pleure plus, chère créature, disait-il d'une voix très douce oublies-tu qu'il y a ici un mauvais coeur jaloux qui boit tes larmes comme une eau de source?
 
Son oeil indiquait Michelle, qui les regardait de loin avec une expression de joie troublée; mais la pastoure ne parut point prendre garde à l'espèce d'avantage qu'elle donnait à sa rivale : le malheur de ses deux amis l'occupait uniquement.
 
- En prison ! vous, en prison ! mes pauvres gens ! reprit-elle les mains pressées l'une contre l'autre.
 
- Le garçon n'y sera pas long-temps, vu qu'on ne trouvera rien contre lui.
 
- Mais vous, cher homme, dit Louison en regardant ''Bon-Affût'' avec une tendresse filiale, qu'allez-vous devenir quand il n'y aura plus de feuilles sur votre tête, que vous ne pourrez plus respirer ''au coeur de l'air'', et qu'il faudra rester, nuit et jour entre des murailles?
 
Le front du braconnier s'obscurcit. - Oui, ce sera une dure épreuve, dit-il sourdement.
 
- Laissez-moi vous suivre au moins, vieil Antoine, reprit vivement Louison; peut-être qu'ils me permettront de demeurer avec vous, et, si c'est défendu, je pourrai rester à la porte de votre prison, je chanterai pour vous avertir que je suis là, j'irai prier les juges qu'ils vous laissent partir.
 
- Pauvre innocente ! interrompit ''Bon-Affût'', qu'est-ce qu'on dirait ici, et comment vivrais-tu là-bas?
 
- Ici on dirait que je vous sers comme mon vrai père, répliqua la pastoure, vous savez qu'on le dit déjà, et, pour vivre là-bas, je travaillerais, ou, s'il n'y a pas d'ouvrage pour moi, eh bien! je m'asseoirais au coin de la prison, et quand il passerait de bonnes ames, elles verraient que j'ai faim et elles me secourraient pour l'amour du Christ!
 
Un sourire attendri passa sur le visage du braconnier; il regarda avec complaisance la petite paysanne, dont le charmant visage était tourné vers lui. - Tu as bon coeur, la Louison, dit-il, mais il faut que tu restes à la Magdeleine, je le veux. Il n'est pas bon que les jeunes filles soient par les chemins, demandant secours à ceux qui passent. S'il y en a qui donnent au nom du Christ, comme tu dis, il y en a aussi qui veulent prendre au nom du diable. Demeure ici; Bruno reviendra avant qu'il soit long-temps, et moi plus tard.
 
La pastoure voulut insister. - C'est dit, entends-tu bien? ajouta le braconnier d'un ton impérieux.
 
Louison joignit les mains et baissa la tête. - On fera selon votre désir, dit-elle avec une résignation presque craintive.
 
Il y eut un assez long silence; Bruno l'interrompit en annonçant à demi-voix qu'on allait partir. Les gardes venaient, en effet, de placer Moser dans la charrette et reprenaient leurs fusils. La pastoure se jeta au cou de ''Bon-Affût'' en sanglotant. Le courage de celui-ci parut fléchir : il devint très pâle, tout son corps tremblait, et il fut obligé de s'asseoir; mais ce ne fut que l'émotion d'un instant. Il se releva presque aussitôt. - Allons, Dieu vous gardera pauvre fille, dit-il en retenant avec peine ses sanglots, ne pleurez pas, vous donneriez occasion de parler aux mauvaises gens... Embrassez-la, Bruno... et maintenant en voilà assez. Du courage, mes enfans, nous reviendrons quand il plaira à Dieu !
 
Puis, comme s'il se ravisait :
 
- Encore un mot, la Louison, ajouta-t-il plus bas; vous savez où est la ''Mare aux aspics'', vous connaissez le trou de la ''verdaude'': j'ai caché au fond sept pièces de six livres, qui sont toutes mes économies : je voulais en avoir dix pour le jour où Bruno et vous seriez revenus ensemble de l'église. Tant que j'aurai chance de compléter la somme, n'y touchez pas; mais, si on vous dit que je n'ai plus besoin que de prières, alors prenez l'héritage; la ''verdaude'' vous connaît comme moi, et vous laissera faire.
 
A ces mots, il embrassa de nouveau la jeune paysanne, dont les sanglots redoublaient malgré elle. Je me décidai à intervenir.
 
- Rassurez-vous, ma bonne créature, lui dis-je en breton, vos deux amis reviendront bientôt.
 
- Monsieur parle ''blohik'' (1)1 s'écria le braconnier; alors il a tout entendu !...
 
- Mais il n'abusera de rien, ajoutai-je rapidement, car il part aussi tout à l'heure et vous rejoindra demain à Savenay, où il espère bien que sa déposition vous justifiera complètement.
 
- Que Dieu vous en récompense ! répondirent en même temps Bruno et la pastoure.
 
Nous ne pûmes en dire davantage, car les gardes arrivaient. Ils firent signe aux prisonniers, qui allèrent se placer derrière la charrette et la petite escorte se mit en marche. En passant, Moser me salua. Il y avait sur son visage défait et dans ses yeux enfiévrés une expression de joie farouche. A le voir si faible et si pâle conduire en triomphe ces deux hommes pleins de vigueur, je me rappelai involontairement Richelieu à l'agonie, traînant à sa suite de Thou et Cinq-Mars. Les ''boisiers'' regardaient, groupés à l'entrée de l'aire, et Louison, debout sur le petit mur, adressait de loin des signes d'adieu aux prisonniers; mais tout à coup elle poussa une exclamation, se retourna vers moi et se rassit en pleurant. La charrette et ceux qui la suivaient venaient de disparaître sous l'ombre des ''rabines''.
 
Je ne pus arriver à Savenay que le surlendemain; mais je me rendis aussitôt chez le magistrat chargé d'instruire l'affaire de Bruno et du braconnier. Mes explications suffirent pour dissiper tous les soupçons d'incendie et pour faire rendre la liberté au jeune coureur de bois. Quant à son compagnon, il avait trop de vieux comptes à régler avec les forestiers pour que je pusse obtenir son élargissement avant mon départ; mais j'avais heureusement retrouvé à Savenay un ancien condisciple, devenu avoué, qui me promit de surveiller son affaire et de l'assister au besoin. J'appris effectivement, assez long-temps après mon excursion chez les ''boisiers'', que l'avoué de Savenay avait réussi à tirer ''Bon-Affût'' de prison au bout de quelques semaines, et qu'il l'avait placé sur le domaine de Carheil, où l'ancien braconnier était devenu le modèle des gardes-chasses. On m'assura même que ce dernier allait se trouver de nouveau réuni au ''chercheur de miel'', récemment gagé au château comme terrassier-planteur, et qui devait le rejoindre, après la sève d'août, avec la ''pastoure'' de la Magdeleine, que les gens du ''couvert'' appelaient par avance Louison Bruno.
 
 
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<small>(1) Dialecte breton de l’évêché de Vannes. </small><br />