« Arthur Goergei » : différence entre les versions

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Le conseil de guerre, en effet, s'assembla sous la présidence du commandant Arthur Goergei. Les deux nobles frères y comparurent. Paul Zichy, contre lequel, à ce qu'il paraît, l'instruction ne découvrit pas de preuves suffisantes, fut mis en liberté, tandis qu'Eugène, déclaré coupable à l'unanimité des voix, dut payer de sa vie le crime de haute trahison dont on l'accusait. Un sauf-conduit du ban trouvé dans les papiers du jeune comte et quelques exemplaires de deux proclamations adressées au nom du roi Ferdinand V, la première à la nation hongroise, la seconde aux troupes enrôlées sous le drapeau madgyar, servirent à motiver cette condamnation. Intelligence avec les ennemis de la patrie, participation à l'insurrection armée des Slaves du sud (Jellachich et les Slaves, des insurgés! sans doute parce qu'ils se révoltaient contre les rebelles!), tels furent les deux points principaux sur lesquels s'appuya le verdict. Goergei assista à l'exécution de Zichy avec le même sang-froid, le même calme qu'il avait montrés en prononçant la sentence du tribunal. Cette ame hautaine et dédaigneuse fit voir en cette occasion, comme elle l'a d'ailleurs toujours témoigné depuis, qu'elle avait en elle trop d'amertume et de mépris des hommes pour jamais pouvoir s'intéresser au destin de l'un d'eux, quel qu'il soit. Debout en face de la potence où le jeune comte monte en héros, il assiste aux apprêts du supplice la tête haute, l'œil sévère, et seulement quand Zichy a rendu son dernier souffle, le juge, immobile et silencieux jusque-là, s'éloigne du champ funèbre en murmurant d'une voix sourde : « C'était indispensable. Que cet exemple profite à d'autres! »
 
Il s'était mêlé à cette triste affaire une histoire de bijoux restés soi-disant en la possession de Goergei et laite pour entacher en lui la probité du soldat. Attaquer le désintéressement de Goergei, autant vaudrait attaquer sa bravoure; mais c'est un des caractères de la calomnie qu'elle se préoccupe médiocrement d'ordinaire de mettre ses mensonges en harmonie avec l'ensemble du personnage à qui elle s'attache. On avait donc raconté que le président du tribunal militaire de Csépel s'était adjugé bon nombre d'objets précieux appartenant au comte Eugène Zichy, sans doute, ajoutait-on ironiquement, afin de conserver au moins un souvenir de sa victime. Il va sans dire que les mémoires de Goergei réduisent ces misérables bruits à leur juste valeur. Ces bijoux, épingles, bagues, chaînes et cachets, il les a remis lui-même à Kossuth en mains propres. Il y a de plus dans cette histoire certains traits qu'il est bon de produire, ne servissent-ils qu'à démontrer qu'en cette guerre d'extermination tous les pillards n'étaient pas du côté des Croates, ainsi qu'on a prétendu trop long-temps le faire croire au public bénévole. « Arrivé à Kalöszd le 9 octobre (1848), j'y appris qu'un intendant du comte Eugène Zichy avait mis en réserve une quantité d'objets de prix ayant appartenu à son maître, et qu'il se proposait sans doute de soustraire à l'état, désormais seul héritier légitime des biens et propriétés du comte. Je me rendis donc aussitôt, en compagnie de mes officiers et d'un greffier, chez l'homme d'affaires désigné. Là j'ordonnai à mon escorte de cerner la maison, et des fouilles furent entreprises. C'était précaution inutile, car l'intendant m'avoua la chose sans détour, ajoutant qu'il se félicitait qu'une occasion s'offrît pour lui de se démettre d'une responsabilité qui commençait à l'inquiéter. Tandis qu'il s'empressait d'aller chercher les bijoux en question, j'appelai mes officiers restés en dehors de la chambre, et pris possession en leur présence de divers objets d'une grande valeur, lesquels, dûment enregistrés, furent renfermés et scellés dans leurs étuis. J'appris encore du même intendant que, sitôt après l'arrestation de son maître, un certain lieutenant Vasarhelyi était arrivé à Kalöszdt, que lui et sa bande avaient fouillé le château, vidé les coffres, décroché les armes de prix, et chargé de leur butin une riche calèche, qu'ils avaient attelée des quatre plus beaux chevaux des écuries du comte; qu'en outre, quelques jours plus tard, immédiatement après la retraite des Croates, les officiers du colonel Perczel étaient venus renouveler ces scènes de vandalisme, et que depuis les caves du château étaient au pillage. » Après avoir pris des mesures pour empêcher de si honteux désordres, Goergei quitta Kalöszd, et le lendemain nous le retrouvons à Pesth, où il dépose entre les mains de Kossuth les valeurs provenant de la succession du comte Zichy. « Kossuth demeurait alors à l'hôtel de ''la Reine d'Angleterre''; il était malade et gardait le lit. Je parvins à le voir cependant et lui remis, avec mon rapport à la diète, tout ce que j'avais inventorié de précieux. Je me souviens aussi très distinctement qu'à l'examen que nous passâmes en présence de plusieurs témoins, le contenu des boites fut trouvé parfaitement intact, et que pas un des articles enregistrés à Kalöszd ne manquait (1)<ref> ''Mein Leben'' t. Ier, p. 51.</ref>. » Assez sur cette histoire, et passons à des faits d'un ordre plus relevé.
 
L'inexorable fermeté dont Goergei donna l'exemple dans le procès militaire du comte Zichy ne laissa pas de produire une forte impression sur Kossuth. Évidemment c'était un chef désigné au commandement supérieur de l'armée hongroise que ce jeune officier qui marquait ainsi sa place partout où la confiance du gouvernement l'appelait, intrépide au feu, résolu dans les conseils, joignant à la hardiesse du coup de main cette maturité de jugement qui sauvegarde l'esprit et le rend inaccessible aux chimères. Kossuth, en adoptant Goergei comme il le fit à cette époque, ne comprit pas toute la portée de cet homme; il crut se préparer une créature, il se donnait un rival, plus qu'un rival, un maître ironique et superbe, dont le persiflage et le dédain devaient finir par le tuer. Éternelle vicissitude des révolutions : elles commencent par la parole, elles aboutissent à l'épée. Tout se paie en ce monde, et Némésis a de justes résipiscences. Kossuth avait écarté Batlhyani; mais Kossuth se vit à son tour écarté par Goergei, et l'heure devait sonner où la fière épée du général crèverait l'outre d'où les vents et les tempêtes s'étaient déchaînés sur la Hongrie.
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Cependant cette chaude colère de Perczel contre Goergei eut son terme. Un succès obtenu sur les Croates à quelques jours de là, succès dont Goergei fut, à ce qu'on assure, le principal auteur, ne tarda pas à remettre en belle humeur l'atrabilaire colonel. Perczel ne songea plus à faire fusiller son lieutenant. Il conçut même à son endroit des sentimens tout magnanimes, et, pour effacer jusqu'au souvenir des discordes passées, lui envoya des armes en présent; mais Georgei repoussa toute espèce de réconciliation avec un homme qu'il haïssait, et, joignant l'insulte au refus, fit distribuer à ses gens les cadeaux méprisés de Perczel.
 
A ce moment (octobre 1848), le comité de défense nationale n'était point sans défiance sur la fidélité du général Moga. Le peu d'énergie qu'on avait montrée devant l'invasion croate lors de l'affaire de Pacoszd, le désordre survenu tout à coup dans des troupes qui, jusqu'à la fin du combat, semblaient devoir rester victorieuses; enfin les trois jours d'armistice accordés au ban et dont Jellachich avait profité pour opérer librement sa retraite, tout cela ne laissait pas d'inspirer aux membres du gouvernement les doutes les plus graves. Vainement les rapports du commissaire Ladislas Czanyi témoignaient en faveur de la loyauté du général. Le conseil de gouvernement avait fini par se persuader que Czanyi pouvait bien n'être, en somme, que la dupe des manœuvres de Moga et de son entourage, et, décidé à savoir la vérité, il résolut d'envoyer sur les lieux un homme clairvoyant et pratique, ayant ordre d'observer par lui-même les moindres mouvemens du général Moga. Arthur Goergei fut l'homme qu'on choisit pour cette mission. Il était alors colonel ; mais, en le congédiant, Kossuth lui remit le brevet de général, avec injonction de le garder en poche jusqu'au moment où, la prétendue trahison de Moga éclatant à ses yeux, il jugerait opportun de saisir le commandement à sa place. Arrivé à Parendorf, où Moga tenait son quartier-général, Goergei sut bientôt à quoi s'en tenir sur ces éternelles accusations de trahison dont les comités révolutionnaires se sont montrés toujours si prodigues envers leurs généraux, et qui devaient lui-même si cruellement l'atteindre plus tard; mais, hélas ! tout en appréciant la fausseté de certains bruits, quel triste compte il se rendait de cet effectif militaire! « Au quartier-général de Parendorf, vous n'entendiez parler que de la prochaine irruption de l'ennemi, et cependant les troupes étaient dans un état de dislocation tel qu'on aurait pu croire au règne de la paix universelle. Si vous demandiez aux différens chefs de l'état-major des renseignemens sur tel ou tel régiment, vous les embarrassiez beaucoup, car ils ne savaient au juste si ces régimens existaient encore, et, s'ils existaient, où il fallait s'adresser pour avoir de leurs nouvelles. D'autres, dont on vous avait raconté en détail la dislocation, apparaissaient tout à coup comme par miracle, et semblaient tomber de la lune. Somme toute, ce quartier-général de Parendorf me paraissait en proie au même esprit de vertige et d'erreur qui travaillait alors la diète et le comité de gouvernement. De trahison, il n'y en avait pas : la trahison implique une force de volonté, et, ce qui me frappait, c'était l'absence complète de toute combinaison, de tout calcul; au-dessus de Parendorf comme au-dessus de Pesth flottaient les ombres de la nuit et les nuages de l'incertitude (2)<ref> ''Mein Leben, t. Ier, p. 59. </ref> ».
 
On devine si Goergei, esprit froid, méthodique, habitué à prendre les choses pour ce qu'elles sont, devait, vis-à-vis d'une situation pareille, adopter raisonnablement le plan de campagne de Kossuth, qui consistait à marcher droit sur Vienne. A ses yeux, commencer une guerre offensive avec les forces incohérentes dont on disposait, c'était courir à la déroute, et il n'y avait, disait-il en souriant, qu'un ''général Kossuth'' qui pût vouloir mettre à exécution des idées de ce genre. Kossuth cependant n'en démordait pas, et un beau soir on apprend au quartier-général de Parendorf que le chimérique agitateur est arrivé à Nikelsdorf, entraînant à sa suite des milliers de héros. A cette nouvelle, Moga et son état-major se rendent auprès de Kossuth, et là s'ouvre un conseil militaire sous la présidence du dictateur. Kossuth fut éloquent, il représenta la marche sur Vienne comme une nécessité qu'imposaient les circonstances, comme un devoir sacré auquel on ne pouvait faillir sans se couvrir d'ignominie; il peignit sous les plus vives couleurs le dévouement des Viennois à la liberté de la Hongrie et la solidarité glorieuse des deux causes. « Vienne est encore debout! s'écria-t-il en terminant : le courage de ses habitans, de nos chers et fidèles alliés, résiste encore aux attaques impies des généraux réactionnaires; mais, si nous ne nous hâtons de leur venir en aide, ils succomberont, car la lutte qu'ils soutiennent est inégale. Volons donc à la défense de Vienne, l'honneur ainsi l'ordonne, et soyez sûrs, messieurs, que la victoire nous y attend. J'amène avec moi, pour servir de renfort à votre belliqueuse armée, douze mille guerriers qu’''à défaut de l'expérience militaire enflamme la sainte ardeur du patriotisme'', et qui brûlent du désir de disputer à leurs camarades plus aguerris les lauriers du champ de bataille. En avant donc, messieurs, en avant! nos amis de Vienne nous appellent, et la Hongrie ne faillira jamais à la cause de ses amis! »
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A cette politique de sentiment, le général Moga répondit par des motifs stratégiques et aussi par des explications sur la manière dont il entendait concilier sa conduite actuelle avec le serment prêté jadis par lut au drapeau autrichien; puis vint le tour de Goergei. Laissons-lui la parole et contentons-nous de traduire ce langage net et précis, ce parfait bon sens qui jette sur une discussion la simple et calme lumière du vrai.
 
« Je mets de côte la question politique et m'en tiens au seul point de vue militaire : eh bien! moi, je le déclare, nous ne sommes pas dans le cas de prendre l'offensive. Il est indispensable que les troupes destinées à ce genre d'opérations connaissent les manœuvres, il faut que chacune des parties formant le tout soit capable d'exécuter à l'heure dite, et en harmonie avec le reste, les mouvemens prescrits. Or une très petite portion de notre armée connaît la manœuvre. Si j'excepte quelques régimens réguliers et un ou deux bataillons d'honveds, nos troupes se composent de soldats incapables de faire même l'exercice sans se débander. Ajoutez que ces soldats ont pour chefs de braves officiers dénués de toute instruction militaire, et qui seraient plutôt en état d'augmenter par leur présence le désordre dans les rangs. Il y a tel moment critique où le sort d'une affaire va dépendre d'un mouvement exécuté avec précision; mais rien ne saurait remplacer, d'une part, cette attitude calme et disciplinée d'une troupe se reposant sur la responsabilité de son chef, et, de l'autre, l'entière confiance de ce chef convaincu au fond de l'ame qu'il peut compter sur l'inébranlable obéissance des hommes qu'il a sous ses ordres. Or, je le demande, cette mutuelle confiance, êtes-vous en droit d'espérer qu'elle existera dans une armée composée aux trois quarts de gardes nationales et de volontaires? J'arrive au chapitre des munitions. En pays ennemi, comment vous y prendrez-vous? S'il y a moyen de pourvoir à l'avance pour plusieurs jours des troupes disciplinées, la chose est impraticable avec des volontaires. Le garde national trouve d'ordinaire peu commode de traîner avec lui, dans une marche d'ailleurs fatigante, sa ration du lendemain et du surlendemain. Qu'arrive-t-il alors? Il commence par consommer tout ce qu'il peut, quitte à gaspiller, à vendre ou à jeter le reste sur la route. D'ailleurs, quand vous disposeriez d'assez nombreux fourgons pour subvenir aux besoins répétés de ces messieurs, vous aurez toujours à lutter contre les abus inséparables d'une mauvaise administration, et il vous arrivera ce que je vois journellement se passer ici dans ma propre brigade, à savoir que, par le fait d'une répartition inepte, des compagnies crèveront de faim, tandis que d'autres, pourvues outre mesure, se rempliront deux fois le ventre en prévision de la disette du lendemain. En un mot, la guerre offensive veut des troupes aguerries, des régimens éprouvés par le feu. Hélas! faut-il donc que je vous le répète, les nôtres n'appartiennent point à cette catégorie. Une fois sur le champ de bataille, deux puissances contraires se disputent le soldat : l'une le pousse en avant, nous l'appelons honneur, patriotisme, on pourrait quelquefois aussi l'appeler crainte salutaire du châtiment dont les lois militaires frappent les lâches; l'autre l'entraîne en arrière, c'est la peur de la mort que vomit sur lui la canonnade ennemie. Selon que l'une ou l'autre de ces deux puissances l'emporte, vous avez la victoire ou la défaite. Or les annales de la guerre ne m'apprennent que trop combien cette dernière chance atteint souvent les jeunes bataillons, même alors que leur discipline est parfaite et qu'ils ont à leur tête des chefs expérimentés. Jugez maintenant quel sort vous devez attendre pour des régimens mal disciplinés et commandés en dépit du sens commun (3)<ref> ''Mein Leben'', t. Ier, p. 70.</ref>! »
 
Ces paroles du jeune général n'étaient pas de nature à flatter les poétiques illusions du président Kossuth, lequel se pinça la lèvre et demanda naïvement à Goergei s'il ne comptait pour rien l'enthousiasme que son éloquence, à lui Kossuth, pouvait inspirer à des troupes. « Dans le camp, répondit Goergei, c'est quelque chose, et encore faut-il veiller à ne pas laisser au feu le temps de se refroidir; mais après des revers encourus et vis-à-vis de l'ennemi, ce n'est rien! - Ainsi vous pensez, continua le dictateur légèrement aigri, que nous ne ramènerions pas un seul homme de cette armée? - Quant à ce qui regarde les gardes nationaux et les volontaires, répliqua Goergei, leur salut ne m'inquiète guère, et j'en ai pour garant la vélocité de leurs jambes; mais le petit nombre de bonnes troupes dont nous disposons pourraient bien y rester, et avec elles le matériel qui nous est indispensable pour peu que nous voulions former une armée sérieuse! »
 
Goergei s'était toujours prononcé contre la mesure qui consistait à maintenir des cordons de troupes sur la frontière. Il voulait qu'à l'exemple des Russes en 1813, on se retirât dans l'intérieur du pays, et que là les honveds, dûment rompus à la manœuvre, fussent mis en état de se présenter au feu. Lorsque le maréchal prince Windisch-Graetz marcha sur Pesth, Goergei songea un moment à se retrancher autour de Raab; mais, pour occuper cette position formidable, les ressources étaient insuffisantes. Il lui fallut donc partager son armée en deux colonnes et se replier, laissant Buda-Pesth à l'ennemi. Pendant ce temps (20 décembre 1848), Perczel, emporté par la fougue de son tempérament et méconnaissant à son tour les instructions de Goergei devenu son chef, liait partie entre Moor et Sarkany avec l'avant-garde du ban, et se faisait battre dans une rencontre qu'il aurait dû éviter à tout prix pour se hâter de venir seconder le plan de concentration. « Sur la route qui mène de Tétény à Hanzsabég, je rencontrai les débris du corps d'armée de Perczel, et puis enfin Perczel lui-même. Du plus loin qu'il m'aperçut, il galopa vers ma voiture, et ma stupéfaction fut au comble quand j'entendis cet homme m'assurer, avec un ton de hâblerie inimaginable, que l’''ennemi ne se remettrait pas de long-temps du rude coup qu'il venait de lui porter à Moor''. » Il paraît cependant qu'à Pesth on ne partageait pas ce point de vue. A la nouvelle de la marche victorieuse des Autrichiens et de l'entière défaite du général Perczel, une déplorable confusion s'empara de la diète; les orateurs de la gauche tonnèrent comme c'était leur droit: « Si l'ennemi, disaient-ils, a pu enlever ainsi Raab et Presbourg sans tirer une amorce, que signifiaient les fortifications pour lesquelles on nous a demandé tant d'argent? De deux choses l'une : ou ce sont vos généraux qui ont démérité en livrant ces places, ou les coupables sont ceux qui passionnaient le pays pour obtenir de lui les millions nécessaires à l'exécution de ces fortifications impuissantes. » Le trait allait droit à Kossuth, qui, tant de fois, dans ses pathétiques homélies, avait prophétisé que l'armée autrichienne trouverait infailliblement son tombeau devant Raab. Quoiqu'il en soit, l'alerte fut assez chaude pour qu'on songeât à recourir aux grands moyens et surtout à déloger. Le lendemain, le général Goergei recevait de Kossuth une dépêche qui lui marquait, entre autres points principaux, qu'on se décidait à revenir à la voie des négociations, et qu'en attendant, on transportait le siège du gouvernement de Pesth à Débreczin. La voie des négociations! Mais Kossuth ne se souvenait donc plus de l'attitude prise dès le premier jour par Windisch-Graetz vis-à-vis des ambassadeurs de la junte madgyare, et la superbe réponse du maréchal avant l'affaire de Schwechat, il l'avait donc entièrement oubliée? C'était fou, c'était absurde. Goergei explique à sa manière cette politique du désespoir, « Kossuth, qui, pendant deux grands mois, avait repoussé mes conseils réitérés d'établir derrière la Theiss le centre du gouvernement, Kossuth qui parlait toujours de s'ensevelir sous les ruines de Raab, puis sous les décombres de Ofen, avait fini par s'apercevoir que Ofen et Pesth, pas plus que Raab, n'étaient la Hongrie tout entière, et que, mourir pour mourir, le gouvernement provisoire pouvait, en fin de compte, aussi bien mourir à Débreczin ou en tout autre lieu. Quel motif avait donc amené Kossuth à se rendre soudainement à mes conseils ? Était-ce un coup d'œil prophétique jeté dans un avenir plein de gloire ? Non, certes, pas le moins du monde, mais tout simplement la ''peur pour sa peau'' (4)<ref> ''Mein Leben'', t. Ier, p. 136. </ref> ! » Le général Perczel appartenait aussi à cette opinion qui prétendait qu'il fallait s'ensevelir sous les ruines des villes. « Par bonheur pour Ofen et Pesth, remarque spirituellement Goergei, Perczel était un de ces hommes dont les proclamations eussent (à défaut d'autres documens) fort contribue à jeter la perturbation dans l'esprit des historiens en les envoyant un jour chercher les ossemens des divers membres de la junte nationale sous les décombres de telle ou telle capitale. »
 
La campagne de Goergei à travers les Karpathes est, au dire des officiers les plus compétens, un fait militaire digne d'être comparé à la fameuse retraite du général Moreau. Cette tactique habile sauva, pour cette fois du moins, la cause de la Hongrie. Serré entre les quatre corps d'armée des généraux autrichiens Csorich, Simmünich, Goetz et Schlik, il sut, à force de talens stratégiques, leur échapper, et vint, après une marche de nuit dans la montagne, prendre à Windschacht une position d'où les impériaux tentèrent vainement de le débusquer. Ici se place la célèbre proclamation de Waitzen, ultimatum politique de Goergei, et qui pose définitivement, en termes non équivoques, la mesure dans laquelle lui et son armée entendent se conduire, ce qu'il adopte et ce qu'il répudie, ce qu'il reconnaît et ce qu'il foule aux pieds, ce qu'il veut et ce qu'il ne veut pas. « Les idées anti-dynastiques étaient des plantes exotiques sur le sol de la Hongrie. Comment elles y avaient pris racine, - par l'opération des bavards populaires ou par la désastreuse influence des faits accomplis, - mes vieux soldats ne s'en préoccupaient guère; mais ils commençaient à soupçonner les intentions du gouvernement, et ne se sentaient nul souci de quitter le sol légal sur lequel il ne leur en coûtait déjà que trop d'avoir à combattre contre leurs anciens camarades. » Les vieilles troupes, animées de l'esprit constitutionnel monarchique, s'étaient fiées à Kossuth, alors que vers la fin d'octobre, au moment du passage de la Laytha, l'agitateur, invoquant d'ailleurs la sanction de l'archiduc palatin, cousin du souverain légitime, leur disait avec une apparence d'autorité qu'il s'agissait uniquement de s'opposer aux plans désorganisateurs du ban Jellachich et des Slaves soulevés. Plus tard, au commencement de décembre, elles avaient encore écouté sa voix qui leur affirmait qu'en dépit des événemens survenus elles pouvaient, sans manquer à leurs sermens prêtés à la couronne impériale, continuer à se battre pour Ferdinand V, roi de Hongrie, et pour la constitution sanctionnée par lui. On se figure quel dut être l'immense découragement de ces hommes lorsqu'ils s'aperçurent qu'on les trompait, lorsque Kossuth, leur héros de la veille, ne fut plus pour eux qu'un sublime parleur (on sait ce que vaut ce titre aux yeux du soldat en campagne), et lorsqu'enfin ils en vinrent à se douter que le grand orateur n'était au fond qu'un républicain. A l'ardeur belliqueuse succéda tout à coup l'hésitation. Une partie des officiers quitta les rangs, ceux qui restèrent ne montraient plus qu'un zèle douteux. Seul, Goergei pouvait, à ce moment critique, raviver la confiance attiédie de ces intrépides vétérans. Il le fit par sa proclamation de Waitzen, document politique et militaire, ordre du jour et profession de foi.
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Le triomphe des Autrichiens à Kapolna avait eu, comme on sait, pour conséquence la proclamation de la constitution octroyée du 4 mars 1849. Cette constitution, en mettant la Hongrie au rang de province conquise, en l'assimilant aux autres nationalités dépendant de la couronne impériale, rompait brusquement en visière avec la constitution de 1848, et frappait de mort tous les antiques privilèges du royaume. Il semble que c'était plus que jamais le cas de se poser sur le terrain légal, et que le jeune empereur, en déchirant le fameux traité pragmatique, la donnait belle aux chevaleresques défenseurs du vieux droit féodal. On savait au moins à quoi s'en tenir et de quel côté de la Laytha ou de la Theiss étaient les véritables ennemis de la constitution hongroise, ce qui, à vrai dire, avait pu passer jusqu'à l'acte de mars 1849 pour un point assez mal éclairé, attendu que si, d'une part, le gouvernement révolutionnaire invoquait les garanties de la constitution de 1848, de l'autre le maréchal Windisch-Graetz n'avait jamais auparavant renoncé à l'honneur de s'intituler «constitutionnel» dans ses proclamations. Je le répète, la constitution octroyée était, si l'on se place au véritable point de vue des sincères amis de la cause hongroise, ce qui pouvait alors advenir de plus heureux. L'ambition de l'Autriche se démasquait ouvertement, ses projets centralisateurs, défi jeté à tous les instincts nationaux, apparaissaient au grand jour. Plus de doute, d'équivoque possible; la lumière se faisait sur les deux camps. Comment Kossuth ne comprit-il pas quelle admirable position défensive ce nouvel état de choses lui créait? Comment se laissa-t-il éblouir au point d'échanger cette situation après tout légale contre une situation provocatrice, dont le moindre inconvénient devait être d'amener à l'instant et de justifier devant l'Europe l'intervention des Russes? Ne sentait-il pas, le 14 avril, alors qu'il proclamait la déchéance de la maison de Habsbourg, qu'il ôtait à la cause de la Hongrie son caractère national, et transformait en guerre de principe une guerre d'indépendance? Sans doute le coup d'état du 14 avril ne constituait pas ouvertement la Hongrie en république; sur la forme ultérieure du gouvernement, on ne s'expliquait pas; on se contentait pour le moment de proclamer la séparation. Or une Hongrie indépendante, dans les conditions où se trouvait le monde à cette époque, ne pouvait avoir la prétention de se fonder et de vivre qu'en s'appuyant sur un nouveau système d'équilibre européen, le système républicain fédéral, par exemple, remplaçant le système monarchique. Une république du Danube entraînait fatalement l'existence d'une république allemande et d'une république italienne. A dater de l'acte incendiaire de Débreczin, il était évident qu'une guerre simplement défensive ne pouvait plus sauver la Hongrie. Il fallait désormais franchir ses frontières et promener la révolution du nord à l'orient, de l'orient au couchant; il fallait jeter une armée en Gallicie pour y proclamer la résurrection de la Pologne; il fallait attirer à soi, par la perspective d'une république roumane, les populations hostiles de la Transylvanie et de la Valachie, faire appel aux Serbes de la Hongrie et de la Turquie, aux Croates eux-mêmes, et changer de mortels antagonistes en amis, en alliés, par le talismanique appât d'une république illyrienne fédérale; il fallait conduire dans Vienne ses régimens victorieux, anéantir la couronne impériale et planter sur la flèche de Saint-Étienne l'étendard triomphateur de l'Allemagne révolutionnaire, mais avant tout et surtout il fallait renoncer à l'idée madgyare et dire adieu au fantôme tant caressé de l'antique tradition féodale.
 
 
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<small> (1) ''Mein Leben'' t. Ier, p. 51.</small><br />
<small>[2] ''Mein Leben, t. Ier, p. 59. </small><br />
<small> (3) ''Mein Leben'', t. Ier, p. 70.</small><br />
<small>(4) ''Mein Leben'', t. Ier, p. 136. </small><br />
 
 
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De telles illusions chez un homme investi de la confiance d'un peuple ne seraient en vérité point croyables, si nous n'avions nous-mêmes vu, hélas! un moment à l'œuvre d'illustres représentons de cette politique sentimentale. Idéologue, Arthur Goergei ne le fut jamais, et quiconque voudrait s'en convaincre n'aurait qu'à lire la réponse qu'il fit à Kossuth à cette occasion :
 
« A vous parler franchement, dit Goergei (1)<ref> ''Mein Leben'', t. Ier, p. 154.</ref>, tout ceci ne me persuade guère. Ce qu'il faut à la cause de la Hongrie, ce ne sont plus des discours, mais des actes ; or ces actes, pas un bras en dehors du pays ne se lèvera, comptez-y bien, pour les accomplir; je vais plus loin : des armées entières se mettront en campagne pour empêcher qu'ils ne s'exécutent. Et maintenant supposons que la Hongrie fût assez forte pour se séparer momentanément de l'Autriche : lui arrivera-t-il jamais, je vous le demande, de pouvoir se maintenir à l'état indépendant dans un voisinage auquel la Porte, en dépit d'une situation infiniment meilleure, doit désormais de ne vivre en quelque sorte que par grâce? Nous venons de battre l'ennemi, et à plusieurs reprises, cela est certain ; mais ces succès, comment les avons-nous obtenus, si ce n'est par la tension de toutes nos forces? Or, parmi ces forces, compterez-vous pour rien celle de la légalité? ''La séparation de la Hongrie d'avec l'Europe nous entraînerait en dehors du droit''. Nous battre pour cette cause, ce ne serait plus nous battre pour, mais contre la loi. De défensive notre politique deviendrait agressive, et nous attaquerions... quoi? - L'existence fondamentale de la monarchie autrichienne! Y songez-vous? N'avez-vous donc pas réfléchi aux milliards d'intérêts et de sympathies que nous blesserions à mort, aux incalculables fléaux que nous attirerions sur notre malheureuse patrie, à la désolante confusion morale que vous jetteriez dans les vieilles troupes, noyau de notre armée, en les forçant à se parjurer? ne comprenez-vous pas que chaque jour nous trouvera plus faibles et plus désunis, que chaque pays voisin ira grossir la masse de nos ennemis, et que nous ne serons plus que ''les perturbateurs de l'équilibre européen''? J'admets que nous refusions de reconnaître en silence la constitution octroyée; mais appellerez-vous une attitude silencieuse celle que jusqu'ici nous avions prise? Pouvions-nous répondre à la constitution octroyée du 4 mars plus dignement que nous no l'avons fait? Je ne suis pas ici pour décider ce qui convient aux peuples de l'Europe; mais ce que je sais pertinemment, c'est que, dans les circonstances présentes, la moindre victoire remportée sur le champ de bataille nous vaut plus d'avantages et d'honneur que le plus foudroyant manifeste, et que les victoires gagnées au nom du roi Ferdinand Ier, notre roi légitime, et de la constitution sanctionnée par lui sont la meilleure réponse de la Hongrie aux vaines imaginations des membres du cabinet de Vienne. »
 
Kossulh alors demanda d'un air quelque peu ricaneur à Goergei s'il croyait qu'en effet les vieilles troupes eussent jamais songé sérieusement à Ferdinand V et à la constitution de 1848 :
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« En portant ce fait à la connaissance de la 16e division, je recommande solennellement à tous les officiers sous mes ordres de supporter cette espèce d'humiliation avec le même calme que je mets à me désister de mon propre commandement et à me ranger, conformément à la décision du gouvernement, sous les ordres du lieutenant-général Dembinski, homme capable ''à ce qu'on assure'' et vieilli dans la carrière militaire. »
 
Ce document, on en conviendra, n'était point de nature à concilier à Goergei les bonnes grâces de son nouveau chef, et dès la première entrevue la glace fut brisée. A peine Goergei avait-il fini de lui présenter les officiers de sa suite, que Dembinski entama à son endroit une mercuriale des plus acerbes, ayant bien soin d'ailleurs de ne point perdre de vue, au milieu des récriminations, l'immensité du sacrifice qu'il faisait au salut de la patrie madgyare. « J'ai déposé le commandement en chef dans mon propre pays (2)<ref> « Quel commandement? observe Goergei. Le général Dembinski voulait-il par hasard parler de ce commandement ''in spe'' qui ne saurait manquer de lui échoir au cas d'une résurrection de la Pologne? » ''Mein Leben'', p. 214. </ref>, s'écria-t-il, pour venir au secours de cette malheureuse nation, et je viens encore de sauver votre propre corps d'armée, dont vous ignorez jusqu'à la position. Savez-vous, par exemple, où sont vos divisions? Non, monsieur, vous ne vous en doutez pas. Apprenez que, si je suis venu en Hongrie, c'est à cette seule condition que j'aurais le commandement en chef de toutes les forces hongroises, et que votre gouvernement m'a remis le pouvoir de vous faire fusiller pour peu que vous refusiez de m'obéir. J'ai voulu d'abord user de bienveillance, parce que je sais que c'est un crève-cœur pour tout Hongrois de servir sous un chef étranger; mais aujourd'hui vous critiquez mes ordres au lieu d'y obéir, et je me lasse. » J'ai déjà parlé de l'humeur intraitable de Goergei. Lorsque le vieux Meszaros lui reprochait un jour d'avoir été créé et mis au monde uniquement pour donner un démenti au proverbe qui dit que quiconque prétend commander doit savoir obéir, Meszaros pouvait avoir raison ; mais celle fois le général Dembinski était-il bien venu à prendre ainsi des airs de Frédéric-le-Grand et à traiter en sous-officier raisonneur cet homme atteint au plus vif de son orgueil militaire et de ses susceptibilités patriotiques? Une victoire en pareil cas eût beaucoup mieux valu qu'une gourmade, j'avoue même que c'était le seul moyen (et la suite ne l'a que trop prouvé) de se maintenir à la tête de cette armée royaliste et hongroise, c'est-à-dire deux fois prévenue contre un capitaine polonais et républicain.
 
Cependant les victoires ne se succédaient pas, tant s'en faut! L'affaire de Rima-Szombath, - où Dembinski, en détournant sur Miskolcz le corps de Klapka, offrait à l'ennemi en déroute un avantage imprévu si héroïquement exploité par le lieutenant feld-maréchal comte Schlik, - l'affaire de Rima-Szombath avait fort entamé auprès des officiers de la 16e division le crédit du chef polonais; la bataille de Kapolna vint mettre le comble à leur découragement. Le valeureux soldat de Smolensk, le tacticien justement renommé pour sa campagne de Lithuanie, jouait de malheur sur ce sol ingrat de la Hongrie. Le militaire ne le connaissait pas, il ignorait la langue du pays, et ses plans d'opérations, irréprochables sur le papier, trouvaient toujours à l'exécution quelque difficulté soudaine qui les empêchait de réussir selon les règles. A Kapolna, par exemple, ce fut l’ennemi qui eut l'impertinence d'attaquer plus tôt qu'on ne s'y attendait.
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Le 26 donc au matin, les colonnes autrichiennes Schwarzenberg et Wrbna tombaient sur les Hongrois à une lieue environ du petit village de Kapolna. Le général Dembinski, saisi à l'improviste, essaya d'abord de lancer contre l'aile gauche des impériaux, espérant y porter le désordre, deux bataillons de honveds postés à la garde d'un bois situé au versant des monts Matra, sur lesquels s'appuyait l'aile droite des Hongrois. Vains efforts, le bois fut emporté à la baïonnette par l'infanterie autrichienne. Alors s'avança la cavalerie tout entière pour briser le centre des impériaux; mais, les deux colonnes Schwarzenberg et Wrbna ayant vigoureusement repoussé le choc, la confusion se mit dans les rangs des Hongrois, qui se retirèrent en pleine débandade sur Kapolna et Kal. L'obscurité de la nuit mit fin à cette première rencontre. Schlik, à qui les Autrichiens devaient en grande partie le succès de cette affaire, le vaillant Schlik, après s'être battu toute la journée en héros dans les défilés de Sirok, opéra vers le soir, au-dessus de Verpelét, sa jonction avec le maréchal Windisch-Graetz. Le maréchal, enhardi par l'heureuse issue de ce combat, ordonna de reprendre l'attaque le lendemain. L'église de Kapolna, où le bataillon italien Zanini s'était retranché, fut assiégée par la brigade Wiss. Après une lutte opiniâtre, les Italiens, complètement débusqués, laissèrent deux cents prisonniers aux mains des Autrichiens. Les Hongrois tentèrent alors un effort désespéré pour reprendre Kapolna, cette clé de leurs positions stratégiques, et ouvrirent contre les Autrichiens un feu d'artillerie formidable. Cependant la brigade Colloredo occupait la hauteur, et en même temps qu'il maltraitait l'aile gauche des Hongrois et les repoussait sur la route de Miskolcz, le lieutenant-feld-maréchal Schwarzenberg, attaquant leur droite, emportait le village de Kal et les refoulait vers Maklar. Pour la seconde fois, la nuit vint mettre un terme au choc des deux armées. Les Hongrois étaient en pleine retraite, et si, au lieu de dresser ses tentes et d'allumer ses feux de bivouac, l'armée impériale se fût acharnée à leur poursuite, ils eussent pu être exterminés.
 
Ici Goergei s'arrête pour se poser une question qui, du reste, revient souvent dans ses mémoires : Que faisait le maréchal Windisch-Graetz? Un vainqueur qui, après la victoire et lorsque les circonstances l'y invitent, ne charge pas à outrance, se place involontairement sur le même niveau moral que le vaincu, et n'est par le fait pas plus à craindre à la suite de son succès qu'il ne l'était avant. Au dire de Goergei, le maréchal prince Windisch-Graetz fut un vainqueur de ce genre, « et c'est pourquoi, ajoute le général madgyar, je me permis de trouver si déplorables en cette occasion les dispositions éperdûment rétrogressives du général Dembinski après la bataille. » Quoi qu'il en soit, les Hongrois eurent le temps de se retirer à Tisza-Fured, de l'autre côté de la Theiss, et Goergei, foulant aux pieds, selon sa louable habitude, les ordres du général polonais, vint prendre à Poröslo, derrière les marais de la Theiss, une position excellente qui protégea et assura la marche de l'armée (3)<ref> Voir Schütte, ''la Hongrie et la Guerre de l'indépendance hongroise'', t. II, p. 209. </ref>.
 
Si l'on a pu justement reprocher au maréchal Windisch-Graetz ses lenteurs et ses indécisions après Kapolna, comment apprécier la conduite du général en chef de l'armée autrichienne, quand on assiste à ce qui se passait un peu plus tard au camp hongrois? A Tisza-Fured, en effet, se jouait un de ces drames soldatesques moitié tragiques, moitié bouffons, renouvelés de la guerre de trente ans. L’état-major tout entier, ayant à sa tête les généraux Goergei, Vetter et Klapka, rejetaient hautement sur Dembinski la responsabilité des désastres de Kapolna. On reprochait au général polonais d'avoir : 1° pendant la première journée, compromis gravement le salut des troupes en lançant la cavalerie à travers des terrains marécageux; 2° d'avoir, en attribuant à un corps d'armée des divisions appartenant à un autre, mis les chefs respectifs de ces différens corps dans l'impossibilité d'utiliser les bataillons selon leur aptitude et leur plus ou moins d'expérience; 3° d'avoir, à Poröslo, par des mesures prises en dépit des règles les plus élémentaires de la stratégie, exposé à des périls certains le corps d'armée du général Goergei, périls auxquels le jeune capitaine n'avait échappé qu'en contrevenant ouvertement aux ordres de son commandant supérieur. Les officiers accusaient en outre le général polonais d'avoir, durant un combat de trois jours, laissé les troupes sans subsistance. « Battre l'ennemi et bien manger, à la bonne heure ; être battu et bien manger, passe encore; mais subir à la fois et la défaite avec toutes ses horreurs et la faim avec ses tortures, oh! pour le coup, c'en était trop, et nous ne voulions pas en supporter davantage. »
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Lorsque de Waitzen vous descendez le Danube jusqu'à Pesth, vous voyez, sur la rive droite du fleuve, s'élever, presque vis-à-vis de la cité madgyare, un groupe de collines formant amphithéâtre. Le Kalvarienberg, le grand et petit Schwabenberg, le Spitzberg et le Blocksberg composent la galerie la plus élevée de ce pittoresque pourtour au pied duquel se déroule majestueusement le Danube. Au bord du fleuve, et comme au sein de cet amphithéâtre, se dresse un pic aigu que surmonte une citadelle : c'est Ofen. De même que ce plateau domine le Danube, ainsi le Kalvarienberg et le Blocksberg dominent ce plateau, et de ces sommets il est aussi facile de bombarder Ofen qu'il est aisé d'écraser Pesth du haut de la forteresse d'Ofen, d'où les gens du métier pourront conclure que Ofen ne devient une position stratégique tenable qu'autant qu'elle aura pour la défendre des forts détachés placés sur les hauteurs du Kalvarienberg et du Blocksberg. Comme tel n'était point le cas lors de l'entrée en Hongrie du maréchal Windisch-Graelz, les Madgyars jugèrent à propos d'évacuer la place sans livrer bataille. Les Autrichiens n'en avaient pas moins laissé garnison dans la citadelle, soit afin de couvrir leur retraite, soit pour ne pas abandonner à l'ennemi le matériel de guerre entassé là, soit enfin qu'ils estimassent à juste titre que les Madgyars renonceraient désormais à l'idée d'un siège dont la première conséquence serait le bombardement impitoyable de leur belle ville de Pesth. Lorsque Goergei reçut l'ordre d'attaquer Ofen, la garnison autrichienne de cette place se composait en tout de cinq mille hommes, commandés par ce glorieux Hentzi, auquel, sur le sol témoin de sa mort héroïque, le jeune empereur François-Joseph élevait hier un monument aux yeux de la Hongrie pacifiée. Les Hongrois ne s'attendaient point d'abord à trouver là cette terrible résistance que le vieux caporal leur ménageait. Autant de fois ils se montrèrent sur les palissades du pont de chaînes, autant de fois ils furent repoussés, si bien qu'il fallut entreprendre un siège en règle. Goergei amena ses batteries sur les hauteurs, le Blocksberg et le Kalvarienberg se changèrent en arsenaux, et le 4 mai le bombardement commença. Après avoir montré à l'ennemi qu'il ne tenait qu'à lui désormais de réduire la forteresse tout entière en un monceau de ruines, Goergei voulut essayer sur Hentzi une dernière voie de capitulation, déclarant, au cas où ses offres seraient repoussées, qu'il ne laisserait pas ame qui vive dans la garnison; à quoi le vieux reitre se contenta de répondre en quatre mots : «J'entends faire ce que m'ordonnent mon devoir et l'honneur, et défendrai la place jusqu'à mon dernier homme; et, si les deux cités jumelles y périssent, que la responsabilité en retombe sur vous! » A ce laconisme austère, la bouche du canon riposta, le siège fut repris de plus belle, et durant dix-sept jours se prolongea sans discontinuer; de toutes les cimes environnantes, une pluie de bombes et de grenades ne cessait de tomber. A tout instant, les Hongrois revenaient à l'assaut : ce n'étaient plus alors ces gauches enrôlés de la veille, ces volontaires empêchés, raillerie et désarroi des bonnes troupes, mais de bardis honveds, dont, à force de patience et de discipline, Goergei avait fait des soldats, et qui, portant le courage jusqu'à l'audace et l'enthousiasme jusqu'au fanatisme, ne savaient plus reculer sous le feu que pour mourir. De son côté, Hentzi tenait parole, et, en même temps qu'il rejetait les assaillans, foudroyait Pesth, étendue à ses pieds. Bientôt la ville entière ne représenta plus qu'un immense incendie. Dans la nuit du 13, l'embrasement fut général. L'église de Léopold brûlait, les bains du Danube brûlaient, et aussi la redoute, le casino, le théâtre, l'hôtellerie de ''la Reine d'Angleterre''. Enfin, le 21, Goergei donna l'assaut à la citadelle. Les volontaires s'élancèrent les premiers, puis vint le bataillon dom Miguel, puis le 49e ''honveds'', qu'on appelait les ''bonnets rouges''. Les Autrichiens se battaient comme des lions. Calme, résolu, impassible, le vieux Hentzi dirige la défense. Tout à coup une balle l'atteint, et il tombe sur la brèche au moment où les Hongrois vont triompher. Vers quatre heures, Goergei, dont la lunette est restée braquée sur le donjon de Wissembourg, y voit flotter l'étendard madgyar. « Enfin, s'écrie-t-il, vivent les trois couleurs! vive la ''honved''! » Aussitôt un commissaire du gouvernement s'approche et lui demande s'il ne doit pas envoyer à Débreczin les nouvelles de la victoire. - « Souvenez-vous de Mélas à Marengo, lui répond sèchement le jeune général en chef; vous, monsieur, vous pouvez le faire. Quant à moi, je n'oserais encore m'y risquer. » La citadelle fut prise. En témoignage de sa haute satisfaction pour un si beau fait d'armes, Kossuth prétendit investir le vainqueur de la dignité de lieutenant-feld-maréchal, et, prodigue en ses munificences, le dictateur joignit à ce nouveau grade le diplôme de grand'-croix de l'ordre du mérite militaire. Goergei ne serait plus ce héros sceptique et frondeur que nous connaissons, s'il se fût laissé prendre à de telles misères. - « Lorsqu'autrefois, dit-il, j'acceptai la seconde classe de cet ordre dont vous m'offrez les honneurs maintenant, il n'y avait point encore de république en Hongrie. Aujourd'hui de pareilles distinctions n'ont plus de sens, et vos législateurs de Débreczin devraient savoir que, dans nos institutions nouvelles, il n'existe désormais que de simples généraux parmi lesquels, en temps de guerre, on en choisit un pour commander en chef. »
 
J'ai mainte fois ouï dire que Goergei, pendant le siège d'Ofen, fit tirer à boulets rouges sur le ''Burg'' royal pour empêcher Mme Kossuth, qu'il détestait au fond de l'ame, d'y établir jamais sa cour. Ce ''Burg'', ancienne résidence de l'archiduc palatin, est construit sur l'emplacement de l'antique château des rois de Hongrie, lequel fut mis en ruines au temps des Turcs. C'est un vaste et pittoresque bâtiment dont il faut surtout louer l'admirable situation au bord du plateau du Schlossberg. Là résidait la fameuse couronne de saint Etienne, ce mystique diadème qui, selon la tradition constitutionnelle, avait seule le don de conférer la royauté madgyare, ''sacra regni corona cum clenodiis suis''! Dans la loi historique hongroise, différente en cela du principe de la vieille monarchie française, le roi meurt, et, durant l'intervalle qui s'étend d'un souverain à l'autre, c'est la couronne, prise non plus au figuré, mais en quelque sorte à l'état personnel, qui règne, et cela jusqu'à ce que le nouveau monarque l'ait épousée. Alors seulement que le diadème de saint Etienne a louché voire front, vous êtes roi de Hongrie, sinon non; de là le terme si souvent usité : ''Neocoronata sanctissima majestas''. On voit que nous n'avons point tort de parler de cette couronne comme d'une individualité royale. Elle résidait en effet dans une partie de l'édifice, environnée de ses pierreries, ''cum clenodiis suis'', espèce de princesse d'un conte de fées historique siégeant au milieu de sa progéniture. La couronne de Hongrie avait ses appartemens privés où nul ne pénétrait. Nuit et jour, dans son antichambre, veillaient en se promenant de long en large deux officiers de sa garde particulière, laquelle se composait de soixante-quatre hommes d'élite ayant leur caserne vis-à-vis de l'aile qu'elle habitait. Les fenêtres de sa chambre étaient murées, et l'air ne s'en renouvelait qu'au moyen de trois trous pratiqués dans la pierre, unique ouverture dont le regard des profanes se pût servir pour contempler de loin le mystérieux tabernacle. Quatre dignitaires possédaient seuls la clé de la porte, close à triple verrou, de l'impénétrable sanctuaire : c'étaient l’archevêque primat, l'archiduc palatin et les deux grands officiers de la couronne, choisis d'ordinaire parmi les plus puissans magnats du royaume. Dans cette chambre était la couronne, précieusement emprisonnée dans un étui que renfermait un coffre de fer scellé des cinq sceaux du roi, du primat, du palatin et des deux grands officiers. A chaque nouveau couronnement, ses gardes-du-corps venaient la prendre et la conduire à Presbourg; puis, après qu'elle avait touché le roi au front et la reine à l'épaule droite, elle regagnait sa mystérieuse et sombre cellule avec le même cérémonial. Jamais d'ailleurs princesse romanesque n'eut une si aventureuse existence que cette couronne de Hongrie. D'Arpad à Kossuth, le nombre de ses escapades et de ses disparitions ne saurait se compter. Elle a été retenue en otage, par un empereur d'Allemagne, elle a séjourné en Transylvanie des années entières au château d'un noble ravisseur; puis des brigands l'ont enlevée, puis elle a couru la poste en Bohème, et Joseph II, au grand mécontentement des Hongrois, a voulu l'avoir à Vienne. Enfin elle est retournée, sous l'empereur Léopold II, à son antique résidence d'Ofen, et son voyage, à cette époque, fut un véritable triomphe. Fille de Byzance et de Rome (4)<ref> La partie formant le bandeau provient de l'empereur Ducas, qui eu fit don au roi de Hongrie Geysa Ier vers l'an 1076, tandis que les arceaux de la partie supérieure arrondie en globe se composent des fragmens de la couronne que le pape Sylvestre envoya vers l'an 1,000 à saint Etienne. </ref>, elle est comme un symbole de cette nationalité madgyare placée ainsi au nord des deux péninsules italienne et grecque et participant à la fois par sa situation géographique, sa politique, ses mœurs, sa religion, de l'Orient et de l'Occident. Il va sans dire que l'errante princesse devait profiter des événemens de 1848 pour disparaître de nouveau, et le dictateur Kossuth ne pouvait manquer de prêter des mains à son évasion. Dans quel sanctuaire ou dans quelle échoppe repose aujourd'hui l'objet sacré? Quel grand-prêtre Joad ou quel Juif immonde tient à cette heure en sa possession l'auguste relique? Je doute qu’on le sache jamais, et surtout qu'on s'en inquiète fort. En effet; quel intérêt aurait-on à découvrir cette couronne, maintenant que l'idée symbolique qui s'y attachait semble s'être évanouie et que le récent voyage du jeune empereur François-Joseph à travers ces populations enthousiastes, moins conquises par ses armes que par sa gracieuse présence, a prouvé qu'on pouvait parfaitement être roi de Hongrie sans avoir mis sur sa tête le gothique diadème d'Arpad ?
 
A quelques jours de l'assaut victorieux donné à la capitale hongroise (5 juin), Kossuth revint en pompe triomphale dans sa bonne ville de Pesth. Son entrée fut d'un empereur. Dans une magnifique voiture attelée de quatre chevaux, Mme Kossuth à sa droite, escorté de la légion allemande, de la garde nationale à cheval et suivi d'un splendide état-major, Kossuth traversa solennellement les rues joyeuses de la ville, dont les saignantes cicatrices disparaissaient sous des tapis de fleurs. On imagine quel pitoyable effet cet appareil théâtral devait produire sur l'esprit de Goergei, de plus en plus en proie aux sombres pressentimens de l'avenir. A un dîner chez Kossuth, où de maladroits flatteurs s'amusaient à comparer le jeune capitaine aux grands hommes de l'ancienne Rome : « Moi, un républicain ! s'écria Goergei; quelle plaisanterie! moi, un vieux Romain! quelle sottise! Hélas! pour être ce que vous dites là, il faut avoir au cœur plus d'héroïsme que je n'en ai. Et si j'étais par hasard ce grand homme que vous vous figurez, je n'en ferais ni une ni deux, et je me camperais une balle dans la cervelle, car, sachez-le bien, messieurs, la Hongrie est perdue! »
 
 
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<small> (1) ''Mein Leben'', t. Ier, p. 154.</small><br />
<small>(2) « Quel commandement? observe Goergei. Le général Dembinski voulait-il par hasard parler de ce commandement ''in spe'' qui ne saurait manquer de lui échoir au cas d'une résurrection de la Pologne? » ''Mein Leben'', p. 214. </small><br />
<small>(3) Voir Schütte, ''la Hongrie et la Guerre de l'indépendance hongroise'', t. II, p. 209. </small><br />
<small>(4) La partie formant le bandeau provient de l'empereur Ducas, qui eu fit don au roi de Hongrie Geysa Ier vers l'an 1076, tandis que les arceaux de la partie supérieure arrondie en globe se composent des fragmens de la couronne que le pape Sylvestre envoya vers l'an 1,000 à saint Etienne. </small><br />
 
 
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Tels étaient les menaçans auspices sous lesquels Goergei entreprit sa dernière campagne. Kossuth, dont les rancunes ne pardonnaient pas, voulut d'abord, contre l'avis du jeune général, faire de Szegedin le point stratégique des opérations de l'armée hongroise, ce qui paraissait à Goergei le comble de la déraison tant que Témeswar n'aurait pas capitulé et que Jellachich garderait ses positions. Rien n'est plus ridicule, ajoutait-il, que de vouloir manœuvrer en front, lorsqu'on est à la fois menacé par le flanc et sur les derrières; on devait au contraire établir à Komorn le pivot de ses mouvemens, et de là s'efforcer de porter la guerre sur la rive droite du Danube. L'heure des résolutions suprêmes approchait. Georgei rêvait un coup de main survienne, lorsque l'apparition subite de la division russe Panjutine vint rendre impossible l'accomplissement de ce projet. Repoussé à Zsigard et à Péred, battu à Raab, il reçoit d'un chevau-léger, à la journée d'Acs, un violent coup de sabre sur la nuque, et n'a que le temps de se jeter dans Komorn.
 
Une telle irrésolution, une telle anarchie régnaient alors dans les conseils de la Hongrie, qu'au moment même où les forces combinées de la Russie et de l'Autriche envahissaient les divers points du territoire, pas un plan d'opérations n'avait pu être adopté du consentement unanime des généraux. Au lieu d'envoyer à Goergei des ordres catégoriques et d'exiger de lui, une fois pour toutes, une catégorique obéissance, au risque, s'il la refusait, d'exécuter rigoureusement la loi militaire en pareil cas, on intrigue, on ruse, on complote; on n'ose le destituer ouvertement, on travaille à le supplanter. Ainsi à Komorn, tandis que le lion, encore tout sanglant de sa blessure de la veille, rugit sur son lit de douleur, Kossuth cherche à le garrotter. « Le 2 juillet 1849, immédiatement après la bataille, le général Klapka recevait, en même temps que tous les officiers de mon état-major, une dépêche du gouvernement qui les informait de la nomination du général Meszâros au commandement en chef de toutes les forces hongroises. Quant à moi, j'étais rappelé par Kossuth, et l'on m'invitait à m'appliquer exclusivement à la direction du ministère de la guerre (1)<ref> ''Mein Leben'', t. II, p. 225. </ref>. » Ce Meszaros, fort impopulaire d'ailleurs auprès des officiers de l'armée, passait pour être l’''alter ego'' du général Dembinski. On le voit, c'était la parfaite reproduction de la pièce déjà jouée à Kapolna. Kossuth se servait assez volontiers de l'émigration polonaise pour battre en brèche, de temps à autre, les chefs madgyars qui le gênaient. Le moyen pouvait être bon, seulement il n'eût point fallu en abuser. D'ailleurs les fiers Madgyars ne se laissaient pas faire. A Kapolna, on s'en souvient, tous les officiers de l'année de Goergei avaient pris parti pour leur jeune chef; à Komorn, leur indignation fut la même. L’état-major tout entier signa une déclaration portant que l'année du nord était décidée à ne servir que sous les ordres de Goergei. Ce péremptoire manifeste, confié aux soins des généraux Klapka et Nagy-Sandor, fut remis par eux à Kossuth, qui s'excusa de son mieux en disant qu'on s'était mépris sur ses intentions, et qu'il n'avait voulu qu'amener Goergei à opter entre le portefeuille de la guerre et le bâton de commandant en chef.
 
En ce moment, Goergei eut véritablement dans ses mains le sort de la Hongrie. Libre de ses mouvemens, affranchi pour jamais du joug d'un gouvernement inepte dont il venait de briser la dernière intrigue, il pouvait, sinon vaincre, du moins négocier encore avec autorité, et, par un acte de soumission solennelle, sauvegarder peut-être, en même temps que la vie de tous ses valeureux compagnons d'armes, l'existence nationale de son pays. Déclarer publiquement à la Hongrie ce que tant d'autres avaient intérêt à lui cacher : à savoir que toute espèce de résistance était devenue impossible; puis, à la tête de soixante mille hommes de troupes aguerries, adossé sur la citadelle de Komorn, ce Gibraltar de l'Autriche, se réconcilier avec la couronne impériale, - il semble que c'eût été là mettre un noble terme à ces fastes tragiques, et bien des funérailles que la cloche d'Arad sonna plus tard eussent sans doute été évitées. Pourquoi Goergei hésita-t-il? Qui l'arrêta? Ce ne furent point à coup sûr ses illusions; quant à des scrupules, est-il permis de les supposer chez un homme qui devait, à quelques semaines de là, remettre au fourreau, sans conditions, cette épée qui pouvait encore, à cette époque, obtenir beaucoup du monarque en s'abaissant devant lui? « Tu nous réconcilieras avec l'empereur, » comment cette belle parole du chevaleresque Damjanich, un des paladins de sa table-ronde, ne revint-elle pas à son esprit? Il pouvait être le Monk de cette révolution hongroise. Son royalisme bien connu, son dévouement au drapeau constitutionnel de l'Autriche, sa haine de la démagogie, tout paraissait lui indiquer ce rôle; il hésita1, et n'en fut que le Dumouriez.
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Il lui fallut alors revenir à son ancien échiquier du nord de la Hongrie. Prompt à l'action, habile à réparer ses pertes, déjouant par ses marches et contre-marches tous les calculs de l'ennemi, le rapide, l'adroit, l'insaisissable Goergei eut beau multiplier les prodiges, se montrer sur vingt points à la fois, être partout et nulle part : tant de présence d'esprit, de valeur, de talens militaires, ne devaient aboutir qu'à de stériles résultats, et le destin avait d'avance marqué l'heure où cette infatigable armée passerait sous les fourches caudines de Vilagos. C'était à cette époque une belle et redoutable armée que celle-là. A l'instar de Zumalacarreguy, Goergei l'avait en quelque sorte fait sortir de terre. Que de vaillans soldats s'étaient révélés dans ses rangs, que d'illustres chefs s'étaient montrés, qui dans d'autres circonstances n'eussent jamais rêvé la gloire des champs de bataille! Involontairement cette guerre de Hongrie vous rappelle par instans nos guerres de la Vendée et leurs généraux improvisés, les Ronchamp, les Stofflet, les Gaston! Et la ''honved'' jadis tant bafouée par Goergei lui-même, qui l'aurait maintenant reconnue? Comme en lions rugissans tous ces lièvres d'autrefois s'étaient changés! Efforts superflus, vaine résistance, les Autrichiens et les Russes avaient engagé la partie de manière à ne laisser à leur antagoniste aucune chance, et le maréchal Paskiewistch, aussi bien que le baron Haynau, pouvaient, comme ce fameux joueur d'échecs arabe, indiquer d'avance au général hongrois dans quelle case ils le feraient mat. Pendant plus d'un mois, les troupes de Goergei manœuvrèrent à travers des forêts de baïonnettes russes et de piques cosaques. « Il me trompe toujours, cet homme ! » s'écriait le comte d'Erivan. N'importe, la partie était perdue, et ni la vigoureuse résistance de Goergei à Sajo, ni sa brillante affaire de Hernad ne pouvaient changer le sort des armes. Tout ce qu'il obtenait à force d'audace et de périlleux coups de main, c'était de ralentir la marche des Russes. « Nous avançons péniblement, écrivait le prince Paskiewistch dans un de ses bulletins, parce qu'il est impossible en ce pays de se procurer le moindre renseignement sur la position de l'ennemi. Tous les habitans tiennent pour Goergei, et je ne puis, à quelque prix que ce soit, avoir d'espion.»
 
Cependant le 2 août, vers deux heures du matin, les Russes tombaient sur Nagy-Sandor. Les Hongrois étaient parvenus à cacher si adroitement leur artillerie dans les champs de maïs qui entourent Débreczin, que les batteries russes durent arrêter leur feu et se retirer; néanmoins, il ne manœuvre en liane du général Gillenschmidt ayant forcé l'artillerie hongroise de changer de position, elle se vit tout à coup attaquée et mise en déroule par les masses de la cavalerie russe. Ce mouvement décida de la journée; le corps d'armée de Nagy-Sandor prit la fuite du côté de Débreczin, harcelé par les cavaliers musulmans et cosaques qui le poursuivirent jusqu'à travers les rues de la ville. La défaite des Hongrois était complète; Goergei se réunit, à Grosswardein avec ce qui restait des troupes de Nagy-Sandor. Tant de marches, de travaux et de privations avaient épuisé cette armée, que son général aux abois voyait de jour en jour diminuer et se fondre. La guerre de partisans n'était même plus soutenable à cette heure. Goergei alors se retira sur Arad pour y faire sa jonction avec l'armée du sud et y prendre, d'après les ordres du gouvernement, le commandement supérieur de toutes les forces militantes de la Hongrie. Comme il était campé dans Alt-Arad, Kossuth, toujours en incubation de fourberies nouvelles, dépêcha de la citadelle d'Arad un courrier chargé de l'informer que les Autrichiens venaient d'être battus à plat. Naturellement l'histoire était fausse. Goergei n'eut pas de peine à s'en douter, et ses pressentimens ne furent que trop justifiés, lorsqu'il apprit quelques heures plus tard l'entière déconfiture de Dembinski, lorsqu'il sut que Bem, après être parvenu à prolonger d'un moment la bataille, n'en avait pas moins essuyé une déroute telle que de cinquante mille hommes (et cela de l'aveu de Kossuth lui-même), il lui en restait tout au plus six mille. Le 10 août au soir, Goergei fit son entrée dans la citadelle d'Arad; le 11, il prenait la dictature, et le premier usage qu'il faisait de ses pouvoirs discrétionnaires sur la nation et sur l'armée était de conclure avec le prince de Varsovie, par l'entremise du général Rüdiger, l'acte de capitulation qui devait le surlendemain recevoir son exécution à Vilagos. On se tromperait fort à croire que Goergei eût attendu jusque-là pour agiter dans sa pensée des projets de capitulation avec la Russie. « Dès que la Hongrie doit succomber, peu importe laquelle des deux puissances de la Russie ou de l'Autriche lui frappera les derniers coups; mais ce qui nous intéresse, c'est de savoir à laquelle des deux elle restera en partage; ce qui nous intéresse, c'est que les suprêmes efforts de notre désespoir atteignent celle-ci plutôt que celle-là. » Ainsi parlait Goergei le 26 juin, dans le dernier conseil où il siégea en qualité de ministre de la guerre (2)<ref> ''Mein Leben'', t. II, p. 189. </ref>, alors que l'invasion de l'armée russe, écartant d'emblée toute idée de salut ultérieur, ne laissait plus debout qu'une question : vendre le plus cher possible son agonie à l'ennemi qu'on détestait davantage. Or cet ennemi, qui en doute? c'était ''l'Autrichien abhorré'', l'Autrichien premier coupable, en fin décompte, de tous les maux infligés à la patrie madgyare. Multiplier les rencontres avec les impériaux et leur porter les plus fréquentes et les plus douloureuses blessures, en attendant la venue des Russes; les Russes une fois en présence, entamer avec eux des négociations pacifiques, - voilà quels furent véritablement les principes de la politique de Goergei pendant cette période de convulsion. Et cette politique, il n'en fit point mystère, il la pratiqua dès le commencement au vu et su de chacun, de Kossuth tout le premier, qui ne la désapprouvait pas, du moins ouvertement. Quel sens autrement faudrait-il attribuer à cette visite au quartier-général de Nyir-Adony (le 1er août) des ministres Széméré et Casimir Batthyanyi, chargés tous deux officiellement de s'entendre avec Goergci sur les moyens d'offrir la couronne de Hongrie au duc de Leuchtenberg, et de sauver, en la mettant sous la protection de la dynastie des Romanow, cette indépendance de la patrie pour laquelle il était bien reconnu désormais que le manifeste révolutionnaire du 14 avril ne pouvait plus rien? Il y a certaines illusions dont jamais, si optimiste qu'on le suppose, Kossuth ne fut la dupe; par exemple, il est impossible d'imaginer qu'il ait cru même un seul instant que la Hongrie soutiendrait à elle seule le double choc de la Russie et de l'Autriche. Non, cette prétendue confiance n'était chez lui qu'une affaire de mise en scène. Voyez, à dater du 14 avril, quel mal il se donne pour tromper la nation sur les dangers qui la menacent du côté de la Russie, dangers sur lesquels il réussit à endormir si bien son monde, que le général Rem lui-même, jouet de cette parole illusoire, perd les défilés de Transylvanie avant de s'être douté seulement qu'ils fussent au moment d'être attaques. Voyez avec quel aplomb incroyable il parvient à persuader à ce malheureux pays que lui, Kossuth, exerce sur la politique générale de l'Europe une influence énorme à l'aide de laquelle il doit finalement (je cite ici ses propres expressions), sinon ''aboutir à vaincre la coalition austro-russe, du moins procurer à son pays une paix honorable achetée sans doute au prix de cruels et nombreux sacrifices, mais qui aura pour résultat de garantir la liberté''. Ainsi, même avec cette intervention tant annoncée de la France, de l'Angleterre, des États-Unis et de la Turquie, point de victoire définitive, mais tout simplement une paix honorable achetée au prix de nombreux sacrifices! C'est, il faut l'avouer, se montrer modeste en ses ambitions, et un pareil homme aurait jamais pu croire de bonne foi que son peuple, comme il l'appelait, était assez fort pour battre à lui seul les Russes et les Autrichiens! Quelle plaisanterie! Kossuth a de ces retours qui vous confondent en vous laissant voir à tout instant le comédien narquois et vantard à côté de l'homme politique capable, je ne dirai pas de mener à bout, mais d'entreprendre de grands desseins. Les expédiens, voilà son vrai cheval de bataille. « Si Dieu nous refuse son secours, que le diable nous vienne en aide! » J'ignore si ce mot qu'on lui attribue est de lui, en tout cas il le peint à merveille. Républicain à Débreczin, nous le voyons brusquement se convertir à la foi monarchique et mettre la couronne de saint Etienne aux pieds du gendre de l'empereur Nicolas. Athée, ou pour le moins sceptique en matière religieuse, il recommande publiquement le jeûne et les macérations comme un moyen d'arrêter la marche des Autrichiens et des Russes. Goergei, dans' l'exposé très complet qu'il donne de ses négociations avec le général Rüdiger, y rapporte un trait qui touche au sublime de ce genre héroï-comique où Kossuth excelle. « Le gouverneur me demanda alors ce que j'entendais faire au cas où, la nouvelle de la victoire de Dembinski à Témeswar se confirmant, je réussirais à opérer ma jonction avec lui et serais investi par le gouvernement du commandement supérieur des deux armées? Je lui répondis qu'en ce cas je m'arrangerais de manière à prendre les. Autrichiens à partie et à leur livrer bataille avec toutes mnies forces rassemblées. - Et si c'étaient au contraire les Autrichiens qui eussent vaincu à Témeswar? dit Kossuth. -''Alors je mettrais bas les armes''! - Et moi, répliqua Kossuth, je me brûlerais la cervelle (3)<ref> ''Mein Leben'', t. II, p. 381. </ref>! » Ce mot fut prononcé avec un accent si profondément convaincu, avec une telle vérité d'expression et de pantomime, que Goergei le prit au sérieux et chercha naïvement à dissuader Kossuth d'un acte si répréhensible, lui disant qu'il devait préférer la fuite au suicide, vu que son existence importait encore à la pairie, dont il pourrait servir la cause à l'étranger. Mais n'insistons pas davantage sur cette parole fort heureusement non suivie d'effet. Ce qui reste établi, c'est que Kossuth était dans l'entière confidence des projets de Goergei touchant la capitulation.
 
Ces projets, Kossuth les approuvait ''in petto'' ou les condamnait : s'il les condamnait, pourquoi ne faisait-il pas arrêter sur-le-champ le coupable? Une chose certaine, c'est qu'au moment où Goergei déclarait qu'il mettrait bas les armes au cas où se confirmerait le bruit de la défaite de l'année de Dembinski, le dictateur Kossuth tenait entre ses mains la vie du jeune général. Où se passait la scène que nous venons de raconter? Dans la citadelle d'Arad, dont un officier rival de Goergei avait alors le commandement supérieur. Or on sait ce qu'étaient au camp hongrois ces rivalités entre généraux. En laissant, après un aveu aussi dépourvu d'artifice, Goergei s'en retourner libre et seul à son quartier-général d'Alt-Arad, lorsqu'il eût suffi d'un mot pour lui ôter tout moyen d'exécuter l'acte qu'il préméditait, Kossuth ne donnait-il pas à cet acte une sorte d'approbation tacite? Sans nul doute, mais il était de la politique de Kossuth de ne point s'expliquer à cette heure, de se réserver pour le fait accompli. Ce qui le préoccupe surtout pendant cet épilogue de la tragédie madgyare, c'est de sauver ses jours sans trop exposer sa popularité; car n’oublions jamais que s'il y a par éclairs du Cromwell chez cet homme, il y a aussi du Scapin et beaucoup. Les tours qu'il ourdit contre Goergei avant de se résoudre à abdiquer sont impayables; on dirait la lutte du renard et du lion. Goergei, pour ôter à ses négociations toute apparence de révolte contre l'autorité constituée et de trahison, dut exiger de la part du gouverneur une démission formelle qui transférât au général leur chef de l'armée les pouvoirs politiques d'un dictateur civil. Aussi long-temps que Kossuth restait investi de l'autorité suprême, Goergei ne pouvait espérer stipuler vis-à-vis des Russes d'autres intérêts que ceux de son armée. A quel litre en effet aurait-il essayé d'obtenir des garanties pour la nation hongroise, n'étant point dictateur lui-même? Aurait-on voulu par hasard, qu'il se donnât pour le représentant de ce gouvernement provisoire que les Russes avaient toujours refusé de reconnaître, et dont les dépêches diplomatiques n'étaient jamais parvenues au camp du maréchal Paskiewistch que sous le firman militaire de Goergei? L'abdication de Kossuth n'eut donc pas d'autre objet que de mettre Goergei en situation de faire, comme général et chef politique du pays, ce que lui Kossuth ne pouvait faire ni comme général, puisqu'il ne commandait point aux troupes, ni comme chef politique, puisque les Russes ne le reconnaissaient point en cette qualité. Il abdiqua donc et disparut aussitôt, comme par une trappe, du théâtre de ses derniers exploits; mais le Parthe, enfuyant, lançait sa flèche sous forme de proclamation. J'ai dit qu’en sauvant ses jours Kossuth avait surtout à cœur de ménager sa popularité; tel est le sens qui se cache dans les paroles pleines de ruse et de perfidie à l'endroit de Goergei qu'il adresse à la nation hongroise avant de quitter la forteresse d'Arad. Le sublime de ce document, chef-d'œuvre d'astuce et de rouerie, c'est de prétendre faire croire à ce malheureux pays qu'il peut encore être sauvé par les armes, et, en désespoir de cause, obtenir tout d'une négociation pacifique habilement conduite. On voit quelle responsabilité menaçante cette proclamation posthume s'évertue à rejeter sur Goergei, dont elle travaille d'avance à faire ce fameux bouc émissaire que tant d'honnêtes dupes ont encore aujourd'hui dans une si sainte horreur.
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H. BLAZE DE BURY.
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small>(1) ''Mein Leben'', t. II, p. 225. </small><br />
<small>(2) ''Mein Leben'', t. II, p. 189. </small><br />
<small>(3) ''Mein Leben'', t. II, p. 381. </small><br />
 
<references/>
 
H. BLAZE DE BURY.