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{{journal|Sir Robert Peel|[[Auteur:François Guizot|Guizot]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.3, 1856}}
 
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* [[Sir Robert Peel/03|Troisième partie]]
<center>I</center>
 
Il y a bientôt six ans, au moment de la mort de sir Robert Peel, j’éprouvai un vif désir de lui rendre un hommage public, et de faire pressentir quelles seraient, selon moi, sa physionomie propre et sa place parmi les hommes qui ont gouverné leur pays; mais il est difficile de parler des morts, même des meilleurs, en présence des sentimens qui éclatent autour de leur cercueil, et quand il semble qu’eux-mêmes soient encore là et entendent les paroles dont ils sont l’objet. Un hommage sérieux n’est rendu avec convenance qu’un peu loin de la tombe, quand les passions amies ou ennemies se sont calmées, sans que l’indifférence ait encore commencé. J’avais de plus un motif personnel de réserve. La dernière fois qu’il avait pris la parole dans la chambre des communes, le 17 juin 1850, douze jours à peine ayant l’accident qui a causé sa mort, sir Robert Peel, en rappelant la misérable querelle qui s’était émue, sept ans auparavant, entre la France et l’Angleterre, à propos des affaires de Taïti, m’avait fait l’honneur de parler de moi dans des termes dont je devais être et dont j’étais trop touché pour que ma sympathie parût tout à fait désintéressée. J’ajournai donc mon désir. J’y reviens aujourd’hui sans scrupule. Sir Robert Peel est entré dans l’histoire, et nulle part sa mémoire n’a plus de droits que dans cette enceinte (1). Ce qui est l’étude de votre vie, messieurs, était la pratique de la sienne. Des vérités que vous travaillez à répandre, il a fait des lois pour son pays. Vous voulez fonder les sciences politiques; il les a fait pénétrer dans le gouvernement.
 
Non que sir Robert Peel fût un théoricien, un philosophe gouverné par des idées générales et des principes rationnels. C’était au contraire un esprit essentiellement pratique, consultant à chaque pas les faits comme le navigateur consulte l’état du ciel, cherchant surtout le succès, et prudent jusqu’à la circonspection. Mais s’il n’était pas le serviteur des principes, il n’était pas non plus leur détracteur; il respectait la philosophie politique sans l’adorer, ne la croyant ni souveraine, ni vaine, et également étranger à la folle confiance de ceux qui prétendent régler toutes choses selon le vent qui souffle dans leur esprit, et à l’impertinence de ceux qui se donnent les airs de mépriser l’esprit humain, comme s’ils en avaient eux-mêmes un autre.
 
« Sage et glorieux conseiller d’un peuple libre : » ainsi, le lendemain de sa mort, on le qualifiait dans son pays. J’ajouterai : aussi heureux que glorieux, heureux dans ses derniers jours comme dans le cours de sa vie, malgré l’accident lamentable qui l’a si fatalement terminée. Pendant quarante ans, sir Robert Peel a été debout dans l’arène politique, toujours combattant et le plus souvent vainqueur. La veille de sa mort, il était encore debout, mais en paix, à sa place dans le parlement, répandant sans combat, sur la politique de son pays, les lumières de sa sagesse, et jouissant avec sérénité de son ascendant accepté de tous. Il est mort pleuré à la fois de sa souveraine et du peuple, et respecté, admiré des adversaires qu’il avait vaincus comme des amis qui avaient vaincu avec lui.
 
Dieu accorde rarement à un homme tant de faveurs. Il avait comblé sir Robert Peel, à sa naissance, des dons de l’esprit comme de la fortune. Il l’avait placé dans un temps où ses grandes qualités ont pu s’employer avec succès à de grandes choses. Après le succès, il l’a rappelé à lui soudainement, sans déclin de force ni de gloire, comme un noble ouvrier qui a fait sa tâche avant la fin du jour, et qui va recevoir sa récompense suprême du maître qu’il a bien servi.
 
Quel temps que celui où sir Robert Peel est entré dans la vie politique ! Nos pères, qui ont vu l’aurore de ce temps, le croyaient déjà bien grand, et s’applaudissaient orgueilleusement de sa grandeur. Elle a infiniment dépassé leur attente. L’ébranlement imprimé en 1789 aux sociétés humaines s’est étendu, aggravé, transformé, renouvelé au-delà de toute prévoyance, de toute imagination. Chacune des générations qui se sont succédé depuis cette époque s’est crue au terme de la crise, et toutes ont été forcées de reconnaître qu’elles n’en avaient pas soupçonné la puissance; toutes ont repris, bon gré mal gré, leur course vers un avenir inconnu. Et nous-mêmes, après soixante ans de métamorphoses et d’épreuves, relancés tout à coup sur cet océan d’où l’on ne voit plus de terres, pouvons-nous dire aujourd’hui, à, l’abri de notre nouvelle relâche, vers quels abîmes ou vers quels ports nous poussera encore ce grand vent de 1789, tant de fois assoupi et jamais épuisé?
 
C’est une redoutable épreuve, quand on entre dans la vie à une telle époque, que le choix à faire entre les principes et les partis en présence. Tant de belles vérités et tant d’odieuses erreurs si confusément mêlées, tant de nouveautés généreuses et tant de traditions respectables, l’esprit d’ordre et l’esprit de liberté, ces deux grandes forces morales, aveuglément aux prises, la sympathie légitime pour le progrès de l’humanité et la juste défiance de son orgueilleuse faiblesse : que de séductions et d’alarmes, que d’entraînemens et de perplexités pour les grands esprits et les nobles cœurs!
 
Ils se partagent inévitablement entre les deux principes, le mouvement et la résistance. Ce fut en 1789 la fortune de l’Angleterre que, depuis plus d’un siècle, ces deux principes s’y étaient incorporés et organisés dans deux grands partis politiques portés et exercés tour à tour au gouvernement de leur pays. L’exercice contrôlé et contesté du pouvoir enseigne la sagesse, et c’est en gouvernant les autres qu’on apprend le mieux à se gouverner soi-même. Nous avions en France, en 1789, des amis passionnés et des adversaires alarmés de la liberté et du progrès social, les uns et les autres également livrés, sans expérience ni mesure, à leurs désirs ou à leurs terreurs. L’Angleterre avait des whigs et des tories accoutumés à se régler eux-mêmes en combattant leurs rivaux: C’est la liberté politique qui l’a préservée de la révolution.
 
Robert Peel eut en naissant sa part de cet heureux privilège de son pays; il fut dispensé de choisir lui-même sa foi et son drapeau. Il naquit tory. Non qu’il appartînt à l’une de ces grandes familles où les opinions et les devoirs politiques se transmettent héréditairement comme une portion des biens et de l’honneur de la maison. Il était issu d’une ancienne famille bourgeoise et saxonne établie d’abord dans le comté d’York, puis dans celui de Lancaster, et adonnée tour à tour à l’agriculture et à l’industrie. Son grand-père commença et son père acheva, dans la fabrication des étoffes de coton, une fortune immense; et lorsqu’en 1790 le premier sir Robert Peel entra pour la première fois dans la chambre des communes, élu par cette même petite ville de Tamworth qui, depuis cette époque, y a constamment envoyé le père, le fils et le petit-fils, il était l’un des plus riches comme des plus habiles manufacturiers de l’Angleterre. Aussi honnête que riche, il prit en haine comme en effroi le mouvement révolutionnaire, s’engagea avec passion dans le parti qui le combattait, et mit au service de M. Pitt sa fortune et sa vertu, ses terreurs et son courage. Le 11 décembre 1792, il provoqua dans la ville de Manchester un grand ''meeting'' de maîtres et d’ouvriers pour former une association vouée au maintien de l’ordre légal et constitutionnel : « Il est temps, dit-il dans cette réunion, que le peuple sorte de sa léthargie, car il y a des incendiaires dans le pays. » Ce peuple conservateur commit, en se dispersant, quelques désordres qui furent vivement dénoncés dans la chambre des communes par un jeune aristocrate libéral, lord Howick, depuis lord Grey. M. Peel soutint les ouvriers ses amis, et sommé de nommer les incendiaires qu’il avait indiqués, il s’en défendit en disant : « Je n’ai fait que crier ; Dieu sauve le roi! » La grande majorité de la population de Manchester se rallia autour de lui, « et cette ville, dit l’un des biographes de son fils, qui avait eu d’abord deux partis, les pittistes et les foxistes, n’en eut guère plus qu’un, qui s’appela les royalistes. »
 
Ce n’était pas assez, pour M. Peel, de faire de son fils un tory; son ambition et sa confiance portaient plus loin : « Il avait, a dit de lui le démagogue Cobbett, le pressentiment qu’il fonderait une famille. » Ce bourgeois enrichi par le travail et l’économie savait faire, pour sa cause, de grands sacrifices, et poursuivre avec patience ses désirs d’élévation pour ses enfans. Il donna un jour 10,000 livres sterling (250,000 francs) dans une souscription ouverte pour soutenir la politique de M. Pitt, et voua pour ainsi dire dès l’enfance son fils à être non-seulement un partisan comme lui, mais un continuateur de M. Pitt, un autre grand ministre au service des principes et des intérêts conservateurs de son pays. Que de sentimens divers et combattus auraient agité M. Peel, s’il eût entrevu dans l’avenir son fils aussi grand, aussi puissant qu’il l’eût jamais osé prétendre, mais faisant souvent de son pouvoir un bien autre usage que son père ne l’eût souhaité! Frappant exemple des combats que se livrent, au sein des familles comme dans l’état, l’esprit de tradition et l’esprit de liberté, et aussi des mécomptes qui peuvent s’unir, dans le cœur d’un père, aux plus éclatantes satisfactions de l’orgueil paternel !
 
De très bonne heure le jeune Peel donna lieu de penser que l’ambition et la confiance de son père ne seraient point déçues. Dans tout le cours de son éducation, au collège de Harrow comme à l’université d’Oxford, ses travaux et ses succès firent présager pour lui une brillante destinée. « Peel, l’orateur et l’homme d’état, était mon camarade de classe, dit lord Byron dans ses ''Mémoires''; nous étions bien ensemble...... Il y a toujours eu sur son compte, parmi nous tous, maîtres et écoliers, de grandes espérances qu’il n’a point trompées. Dans les études classiques, il m’était très supérieur; pour déclamer et comme acteur, j’étais au moins son égal. Hors de l’école et dans notre vie libre, je me mettais toujours dans de grands embarras, lui jamais; Dans l’école, il savait toujours sa leçon, moi rarement; mais quand je la savais, je la savais presque aussi bien que lui. En instruction générale, en histoire, etc., je crois que je lui étais supérieur, comme à la plupart des garçons de mon temps. » A l’université d’Oxford, lorsqu’il subit les examens exigés pour les grades le jeune Peel obtint un honneur presque sans exemple, dit-on, le premier rang dans les études mathématiques et physiques aussi bien que dans les études classiques. Dès qu’il sortit de l’université, son père, qui ne voulait pas perdre un jour de l’avenir auquel il aspirait pour lui, s’assura la vacance électorale du bourg de Cashel, dans le comté de Tipperary, en Irlande, et Robert Peel, à peine âgé de vingt et un ans, entra en 1809 dans la chambre des communes.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small>(1) La première partie de cet essai a été lue à l’Académie des Sciences morales et politiques. </small><br />
 
 
<center>II</center>
 
A peine il y siégeait, et déjà l’avenir qu’on présageait pour lui était un sujet de sarcasmes; un pamphlet courut, intitulé ''Testament et dernières volontés d’un patriote'', qui s’amusait à donner aux hommes publics les qualités qu’il leur croyait nécessaires : « Je donne et lègue, disait-il, ma patience à M. Robert Peel; il en aura besoin avant de devenir premier ministre d’Angleterre, et, en cas que cela lui arrive, ma patience fera retour au peuple anglais, qui en aura grand besoin à son tour. » Il y avait prétexte à cette dédaigneuse ironie; le premier ministre prédit avait débuté avec un talent et un succès un peu froids. Les maîtres de la politique et de l’éloquence, Pitt, Fox, Burke, n’étaient plus là; mais, dans le parlement et hors du parlement, le public, encore tout ému de leurs grandes luttes, restait passionné et difficile; leurs seconds, Grattan, Sheridan, Tierney, Romilly, Windham, Canning surtout, occupaient encore brillamment la scène. Brougham venait d’y entrer. Plus judicieux qu’énergique et plus lucide que chaud, Robert Peel n’emporta point du premier coup, dans l’esprit des spectateurs, son renom et son rang.
 
Les hommes de gouvernement et d’affaires le devinèrent mieux. M. Perceval, alors premier ministre, s’empressa de se l’attacher comme sous-secrétaire d’état au département des colonies. Deux ans après, en 1812, lord Liverpool, devenu chef du cabinet, le fit d’abord principal secrétaire pour l’Irlande, puis en 1821 ministre de l’intérieur, et M. Peel occupa ce poste jusqu’à la chute du cabinet Liverpool, en 1827. Il fut ainsi, pendant dix-sept ans et dès ses premiers pas dans la vie publique, le constant défenseur et le membre actif du gouvernement.
 
Les douze premières années de cette époque jusqu’au suicide de lord Castlereagh, marquis de Londonderry, en 1822, furent le règne le plus complet du parti tory, de tories bien plus rigides que ne l’avait jamais été M. Pitt, leur maître. Des esprits superficiels s’en sont étonnés. La paix et les gouvernemens pacifiques étaient rétablis en Europe; les périls extérieurs ou intérieurs dont l’Angleterre s’était vue menacée n’existaient plus; les causes qui l’avaient portée à tendre fortement les ressorts du pouvoir s’étaient évanouies ou grandement atténuées; il semble que le pouvoir eût dû se relâcher; mais les effets survivent longtemps aux causes. Si le régime tory ne paraissait plus au même point indispensable, le parti tory n’en était pas moins le parti victorieux et dominant, partout en possession de la prépondérance et puissamment organisé pour la conserver. C’est le parti naturel du gouvernement; le pouvoir va, par sa propre pente, aux hommes qui l’aiment et le soutiennent avec le plus d’ardeur. L’Angleterre d’ailleurs demeurait intimement unie aux monarchies absolues du continent; ses conseillers avaient contracté avec les leurs, dans les rudes épreuves de la coalition, ces liens de pensées, d’intérêts et d’habitudes que créent des combats et des succès communs; sa politique extérieure pesait sur sa politique intérieure, et lord Castlereagh était plus enclin à s’assimiler au prince de Metternich qu’à s’en distinguer. Pour le malheur de l’esprit de liberté renaissant, l’esprit révolutionnaire renaissait aussi, répandant son venin dans les institutions comme dans les âmes, et tenant partout les gouvernemens1 sur le qui-vive. Pendant ces douze années de paix, l’Angleterre vit chez elle le pouvoir plus inquiet, plus immobile, plus inaccessible à toute réforme et à toute innovation libérale, qu’il ne l’avait été au cœur de la guerre, pendant ses plus grands efforts et ses plus grands dangers.
 
Robert Peel s’associa sans hésitation à cette politique, et partout, dans l’administration de l’Irlande comme dans les débats du parlement, il la soutint avec une conviction sincère, mais comme on soutient l’ordre établi, la loi du pays, la nécessité actuelle, plutôt que par attachement à des principes systématiques et fixes. La discussion publique, ardente et sans cesse renouvelée, entraîne les hommes, soit du gouvernement, soit de l’opposition, au-delà de leur sentiment réel; les paroles dépassent non-seulement les intentions, mais les actes mêmes, et les spectateurs, trompés par ces apparences, ne font plus entre les acteurs aucune distinction; ils attribuent à tous ceux qui servent sous le même drapeau les mêmes idées, les mêmes passions, les mêmes desseins. Comme l’intraitable chancelier lord Eldon, M. Peel défendait la domination exclusive de la race anglaise et de l’église anglicane en Irlande; il devenait dans cette lutte l’adversaire en titre de M. O’Connell et l’objet de ses plus fougueuses invectives, et sir James Mackintosh pouvait dire en 1817, à l’occasion d’un grand débat sur l’émancipation des catholiques : « Peel a fait un discours de peu de mérite, mais élégant, clair, et si bien prononcé qu’il a été applaudi avec excès. Il est un grand exemple de ce que vaut la mécanique de l’art oratoire quand elle s’unit à beaucoup d’éducation et d’étude. Il remplit maintenant l’important emploi d’orateur de la faction des intolérans. » Quand on relit aujourd’hui le discours de M. Peel, on ne s’étonne pas de cette dure parole, tant son langage contre l’émancipation des catholiques est positif et d’accord avec les préjugés de leurs adversaires. Et pourtant, en y regardant de près, on sent qu’il n’y a derrière ce langage, dans la pensée même de l’orateur rien d’absolu ni d’irrévocable. C’est au nom d’un principe moral, la liberté religieuse, qu’on réclame l’émancipation des catholiques; c’est au nom d’un danger social, d’un danger anglais que M. Peel la repousse; il la regarde comme actuellement impossible, non comme essentiellement illégitime; que le danger cesse ou qu’il y ait plus de danger à repousser l’émancipation qu’à l’accorder, M. Peel pourra céder. On l’accusera de se démentir, et il n’aura pas bonne grâce à s’en plaindre; mais pour lui-même et dans son âme il n’aura point renié un principe ni trahi sa foi.
 
Dans la pratique des affaires, M. Robert Peel s’efforçait d’adoucir en Irlande le dur régime dont il défendait le maintien. Détestant la violence brutale, quels qu’en fussent les auteurs ou les victimes, il établit, dans les comtés troublés par des séditions que d’ordinaire l’oppression était seule chargée de réprimer, des magistrats spéciaux et une police régulière qui réussit si bien que presque partout en Irlande ses agens sont encore appelés des ''peelers''. Dans l’administration de la justice et dans les questions de personnes, il essayait d’être envers les catholiques plus impartial que ne voulait le permettre l’esprit de faction orangiste. Il témoigna pour l’éducation populaire en Irlande un vif et constant intérêt, favorisant l’établissement des écoles, des collèges catholiques, et saisissant l’occasion des débats élevés à ce sujet pour parler du peuple irlandais avec une bienveillante estime qui n’entrait guère dans le langage habituel de ses maîtres. Les amis de l’Irlande, les patrons de l’émancipation s’en montraient touchés, et en 1817 le plus éloquent d’entre eux, M. Plunkett, en adressant spécialement à M. Peel son discours, lui disait : « Si je choisis l’honorable membre pour mon adversaire, je puis l’assurer que je le fais avec tout le respect dû à ses talens, à ses travaux, à son intégrité, et à l’élévation de ses principes comme homme d’état et comme homme. Nul homme d’état, je le sais, n’aura probablement plus d’influence sur cette question, et il n’y a point d’homme dont l’adhésion à ce que j’appellerai des préjugés sans fondement doive faire plus de mal à mon pays. » La courtoisie sérieuse et sincère est douce de la part d’un digne adversaire, et M. Peel était courtois à son tour; mais le séjour de l’Irlande lui devint insupportable : triste condition que d’avoir à chaque instant sous les yeux le spectacle des abus et des maux qu’on défend. Une circonstance inattendue permit à M. Peel de s’en affranchir; en 1817, la représentation de l’université d’Oxford à la chambre des communes devint vacante. M Canning en sollicitait vivement l’honneur, mais Canning était le défenseur éclatant de l’émancipation des catholiques; le ministère et l’église anglicane lui opposèrent M. Peel, qui fut élu sans difficulté, et peu de mois après ce succès qui l’engageait de plus en plus dans la cause du torisme anglais en Irlande, il quitta son poste de principal secrétaire à Dublin, et revint en Angleterre s’adonner tout entier aux luttes du parlement.
 
Il fut bientôt appelé à une épreuve qui devait être, à plusieurs reprises, l’épreuve éclatante de sa vie et en former le principal et original caractère; il eut à se séparer de ses opinions et de ses amis, et cette fois l’ami avec lequel il entra en dissentiment était son père. Depuis 1797, la banque d’Angleterre était autorisée à ne pas échanger à vue ses billets contre des espèces, et le premier sir Robert Peel avait énergiquement soutenu cette mesure de M. Pitt, motivée, disait-on, par les besoins de la circulation, mais qui, en quelques années, amena dans la quantité des billets en circulation un accroissement, et dans leur valeur réelle une dépréciation considérable. En 1811, un comité de la chambre des communes, présidé par M. Horner et soutenu par M. Ricardo, proposa de prescrire à la banque, au bout de deux ans, l’échange au pair de ses billets en espèces; mais malgré le talent du rapporteur, l’éloquence de Canning et le progrès du bon sens public en cette matière, le cabinet de lord Liverpool, s’appuyant sur l’indomptable obstination des vieux amis de M. Pitt, fit rejeter les propositions du comité, et le jeune Peel vota, comme son père, avec le gouvernement. La question fut reprise en 1819; Horner était mort, et Robert Peel fut élu à sa place président du comité. Le 1h mai, au moment où il se disposait à faire à la chambre son rapport pour lui proposer la reprise des paiemens de la banque en espèces, son père se leva, et présentant à la chambre une pétition des négocians de Londres contre cette proposition : « Je combattrai ce soir, dit-il, quelqu’un qui me tient par des liens bien proches et bien chers. C’est mon sentiment que j’ai un devoir à remplir. Je respecte ceux qui remplissent aussi le leur et le font passer avant toute autre considération. Quelques personnes se sont étonnées que, dans un autre lieu, j’ai prononcé le nom de M. Pitt. J’ai certainement pour lui une profonde déférence. Je l’ai toujours regardé comme le premier homme du pays. Nous avons tous notre penchant personnel; je ne querellerai pas ceux qui préfèrent quelque autre nom. Je me rappelle que, lorsque la personne si intime et si chère à laquelle je viens de faire allusion était un enfant, j’ai dit quelquefois à quelques amis que l’homme qui servait son pays comme le faisait M. Pitt était, dans le monde entier, celui qui méritait le plus d’être admiré et imité. Je pensais alors que, si Dieu me conservait la vie et celle de mon cher enfant, je le présenterais un jour à mon pays pour marcher dans cette voie. Aujourd’hui je ne dirai de lui que ceci : quoique, dans cette circonstance, il dévie du droit chemin, son esprit et son cœur sont droits, et j’espère qu’ils l’y ramèneront. » Le père se rassit; le fils se leva : « Bien des difficultés, dit-il, m’ont assiégé dans l’examen de cette question; une surtout m’a été bien pesante, la nécessité de me refuser à une autorité devant laquelle je me suis toujours incliné depuis mon enfance et à laquelle je porterai toujours le plus profond respect. Mon excuse aujourd’hui, c’est qu’un grand devoir public m’est imposé, un devoir dont je ne puis m’affranchir, quels que soient mes sentimens personnels. J’avouerai sans détour, comme sans honte et sans remords, que par suite des enquêtes et des discussions auxquelles j’ai assisté, mes idées sur la question dont il s’agit ont subi un grand changement. J’ai voté, en 1811, contre les résolutions proposées par M. Horner, et maintenant, quoique je diffère toujours beaucoup avec lui sur d’autres grandes questions politiques, je rends hommage à sa sagacité supérieure en cette matière; ses idées doivent inspirer pour son caractère le plus grand respect, et rendent sa perte à jamais regrettable pour le pays. »
 
La chambre adopta les propositions de son comité; la banque devança elle-même de deux ans l’époque fixée pour la reprise de ses paiemens en espèces, et les premières bases de l’autorité de M. Peel en matière de finances furent posées. Un certain nombre de propriétaires fonciers, grevés d’hypothèques par suite de récens emprunts, se plaignirent seuls; Peel avait, disaient-ils, sacrifié l’intérêt de la propriété territoriale à celui du capital mobilier : symptôme précoce de l’accusation qui devait être élevée un jour contre lui dans une occasion bien plus grave et avec bien plus de passion.
 
Trois ans s’étaient écoulés depuis son retour d’Irlande; il avait, durant ce temps et sans occuper aucun emploi, constamment soutenu le cabinet. Lord Liverpool sentait le besoin de fortifier son administration un peu usée; lord Sidmouth, ministre de l’intérieur, bien plus usé lui-même voulait se retirer; M. Peel le remplaça dans cet important département, à la grande satisfaction du parti tory, qui le regardait comme son meilleur défenseur. Il avait naguère, dans un nouveau débat sur l’émancipation des catholiques, persisté à la repousser, et les tories lui en savaient d’autant plus de gré qu’il avait échoué avec eux dans sa résistance. Porté par l’éloquence de M. Canning et par le flot montant de l’opinion, le bill d’émancipation avait passé dans la chambre des communes, et n’était venu tomber, dans la chambre dès lords, que devant une assez faible majorité. La timidité de ses adversaires en faisait encore mieux pressentir le succès prochain; M. Peel l’avait combattu avec une répugnance visible : «Je sais, avait-il dit, que nous n’avons à choisir qu’entre des difficultés. (Selon moi, les raisons pour maintenir l’exclusion l’emportent sur les raisons pour l’abolir; mais quelle que soit la décision de la chambre, je m’y soumettrai pleinement, et je ferai tous mes efforts pour lui concilier les protestans. » Devenu ministre de l’intérieur, il se montra bientôt encore plus doux; il ne combattit que faiblement la rentrée des lords catholiques dans la chambre des pairs; il admit que les catholiques d’Angleterre fussent investis des mêmes droits électoraux dont jouissaient les catholiques d’Irlande; il fut hautement favorable, et sans aucune vue de propagande protestante tyrannique ou astucieuse, à toutes les mesures qui avaient pour objet le progrès, en Irlande, de l’éducation populaire : « Mes opinions sur la question catholique, dit-il, n’ont jamais influé sur mes vœux pour l’éducation en général; j’aime mieux le peuple catholique éclairé qu’ignorant, et je voudrais étendre le bienfait de l’éducation à tous les partis, quelle que soit leur foi religieuse. » Cette modération libérale donnait de l’humeur à ses amis tories, et ses adversaires whigs s’en prévalaient pour mettre en doute que sa résistance officielle à leurs motions fût sérieuse. Peel se défendait de l’une et de l’autre attaque avec une vivacité sincère et embarrassée, également blessé de la méfiance et de la tyrannie de son parti, qu’il ne voulait ni trahir, ni servir aveuglément.
 
Il avait, pour échapper aux ennuis de cette situation, une ressource qu’il embrassa avec ardeur; il se fit libéral et réformateur dans les questions que l’esprit de parti n’avait pas inscrites sur son drapeau. Deux whigs justement honorés, sir Samuel Romilly et sir James Mackintosh, avaient plusieurs fois provoqué, dans les lois pénales de l’Angleterre, de salutaires réformes; mais ils appartenaient à l’opposition, leur politique générale était suspecte, les ressorts encore très tendus du pouvoir repoussaient l’adoucissement de la législation. Les efforts de ces réformateurs philosophes ne réussirent guère qu’à ouvrir la perspective des réformes et à les rendre possibles un jour par d’autres mains que les leurs. Peel était à peine depuis six mois ministre de l’intérieur, quand sir James Mackintosh proposa à la chambre des communes de déclarer « que dans sa prochaine session elle prendrait en sérieuse considération les moyens d’augmenter l’efficacité des lois criminelles en en diminuant la rigueur, ainsi que les mesures propres à fortifier la police et à rendre les peines de la transportation et de l’emprisonnement plus morales et plus exemplaires. » L’avocat-général de la couronne, sir Robert Gilford, combattit la motion; mais au moment où la chambre était près de voter, M. Peel annonça qu’il proposerait lui-même, dans trois jours, un bill pour régler la discipline des prisons; les questions de la transportation, de la police et du régime pénal en général se présenteraient naturellement alors, et il avait à ce sujet des vues qu’il demanderait à la chambre la permission de lui soumettre : « Si dans le cours de la session prochaine, dit-il, l’honorable et savant auteur de la motion veut entrer dans les détails de cette matière, il ne trouvera pas en moi un opposant décidé d’avance à le combattre. » La chambre applaudit à ce langage. La motion de sir James Mackintosh fut adoptée comme gage de réformes prochaines et poursuivies de concert; les questions de législation pénale sortirent de l’arène des partis pour devenir l’objet d’une étude calme et libre; les faits furent recueillis de toutes parts, les idées mûrirent dans tous les camps, et moins de quatre ans après ce mouvement d’un généreux accord, M. Peel proposa successivement cinq bills, destinés d’une part à simplifier, coordonner et éclaircir, de l’autre à rendre plus humaines les lois pénales de l’Angleterre, notamment celles qui réprimaient les attentats contre les propriétés et celles qui entraînaient la peine de mort. La sincérité sérieuse, l’esprit pratique et décidé qui présidèrent à ce travail, le succès qu’il obtint quand les lois nouvelles furent mises à l’épreuve de l’application, firent à M. Peel un grand honneur. Un peu d’humeur jalouse se mêlait aux éloges des whigs, ses anciens adversaires, qui le voyaient recueillir les fruits de leurs longs efforts; mais l’approbation publique étouffait ces petits froissemens des amours-propres, et c’était, en parlant de M. Peel, le mot souvent répété des whigs réformateurs : ''Quoniam talis es, utinam noster esses''!
 
 
<center>III</center>
 
M. Peel cependant n’était que médiocrement satisfait, et n’avançait guère vers ce premier poste dans le gouvernement de l’état, but suprême de son ambition comme des présages de son père et de ses amis. Auprès de lui siégeait et grandissait à vue d’œil un rival plus brillant et plus populaire, M. Canning, qu’en 1822, après le suicide de lord Castlereagh, lord Liverpool avait appelé à sa place dans le cabinet, comme ministre des affaires étrangères. Ce choix ne s’était pas fait sans obstacle. Bien qu’entré d’abord dans les affaires sous le patronage de M. Pitt et au service de sa politique, M. Canning n’inspirait aux tories ardens et constans que peu de confiance. Esprit libre et mobile, plein d’élan et peu troublé des scrupules de principes ou de traditions, habile à démêler quelle part il fallait faire aux vœux libéraux du public pour gagner sa faveur, il était bien plus propre au mouvement qu’à la résistance, et le novateur flexible se laissait toujours entrevoir derrière le conservateur éloquent. Partisan déclaré d’ailleurs de l’émancipation des catholiques, il était, à ce titre seul, vivement repoussé par le torisme protestant. Le roi George IV le repoussait aussi avec antipathie pour avoir été l’un des favoris de la reine Caroline, sa femme, et pour n’avoir pas voulu plus tard se prêter au procès qui avait étalé les scandales du ménage royal. Lord Liverpool, convaincu que le cabinet ne pouvait se passer du talent et de l’influence de M. Canning, s’était efforcé, mais en vain, de le faire agréer au roi : « Je m’en charge, » lui dit le duc de Wellington, accoutumé à traiter George IV avec un respect rude et inflexible auquel le roi intimidé finissait toujours par céder. Il céda en effet, et M. Canning entra dans le cabinet, imposé aux tories par la nécessité, et au roi par le chef des tories, au nom de la nécessité.
 
Sa situation y fut difficile et désagréable. Le roi se vengeait de l’avoir subi en lui témoignant son mauvais vouloir. Il ne l’invitait point à sa cour, et ne consentait même à le voir que rarement, une ou deux fois par mois, quand les affaires l’exigeaient absolument. Les collègues de M. Canning ne se montraient guère envers lui plus gracieux ni plus confians; ils contestaient ses propositions, s’appliquaient à entraver ou à énerver sa politique extérieure, et lui faisaient souvent sentir qu’il était, au milieu d’eux, isolé et suspect. Avec le duc de Wellington lui-même, qui l’avait fait accepter, ses relations n’étaient pas meilleures : c’étaient celles d’une reconnaissance obligée en face d’une protection un peu hautaine et d’une méfiance mutuelle. M. Canning ressentait vivement ces désagrémens et ces embarras; mais il connaissait aussi sa force et savait en user. Adroit en même temps qu’indispensable, et aussi aimable dans la vie privée que puissant dans les débats publics, il prit de sa position incertaine un soin intelligent et assidu. Il avait des amis dévoués, quelques-uns bien en cour, et qui l’aidèrent à rentrer en bons termes avec le roi. Au sein du parlement et parmi le public, il chercha et trouva dans l’opposition libérale la faveur qui lui manquait dans le parti du gouvernement. Par ses discours, par ses mesures, en reconnaissant les républiques de l’Amérique espagnole, en protestant avec éclat, bien que sans action, contre l’entrée de l’année française en Espagne, il changea bientôt, plus tôt peut-être qu’il n’en eût eu envie s’il n’en avait pas eu besoin, la politique extérieure de l’Angleterre, et la fit passer du camp de la résistance et de l’ordre européen dans celui du mouvement et de la liberté. Il déployait en même temps dans les questions étrangères à son département, en matière de finances surtout, une étendue et une souplesse d’esprit, une facilité à tout comprendre et à tout embellir en l’exposant, une élégance et un éclat de talent qui, de jour en jour, relevaient plus haut dans le sentiment public, et faisaient de lui le chef réel de ce cabinet, an sein duquel il vivait comme un collègue péniblement subi et toléré.
 
Ce voisinage coûtait cher à M. Peel. Bien plus accrédité dans son parti et plus considéré en général que M. Canning, il n’avait ni, comme orateur, cette splendeur et cet entraînement, ni, comme homme, ce charme, cette séduction de caractère et de succès qui valaient à son rival l’admiration publique et des amis passionnés. On rendait justice à M. Peel, à sa capacité zélée et laborieuse, à sa solide connaissance des questions et des faits, à son jugement sûr et pratique; on le regardait comme un excellent ministre de l’intérieur, mais on ne parlait plus de lui comme d’un chef nécessaire et prochain du gouvernement. Il ne descendait pas, mais M. Canning montait rapidement au-dessus de lui. Quelques personnes allaient jusqu’à croire que M. Peel acceptait lui-même ce fait et se résignait au second rang. On pouvait le dire, car, ni dans sa conduite, ni dans ses discours, rien ne trahissait de sa part la jalousie et l’humeur. Outre la rectitude et l’équité naturelles de son esprit, qui ne lui permettaient pas de méconnaître les mérites et les succès même d’un rival, il était d’une fierté susceptible et réservée, et n’avait garde d’engager par amour-propre des luttes douteuses, ou de se mettre en avant avec un empressement prématuré. Il subit dignement et modestement les désagrémens de sa situation à côté de M. Canning, blessé peut-être et attristé plus d’une fois dans son âme, mais contenu, patient et persévérant, comme il convient, sous un régime libre, à l’ambition honnête et sensée.
 
La dissolution du parlement en 1826 vint aggraver ses difficultés et ses ennuis. L’émancipation des catholiques fut, dans les élections, la question dominante, et passionna plus que jamais les esprits. Adversaires ou partisans de la mesure, tous s’y portèrent comme à une lutte décisive. Dans les attaques dont les Irlandais et le clergé catholique furent l’objet, l’insulte se mêla à la violence : « Des étrangers de langage, de religion et de race !» dit sir John Copley, depuis lord Lyndhurst. Le ''Times'' appela les prêtres « des bandits en surplis. » Dans le comté de Waterford, le chef des tories anglicans, lord George Beresford, réclama presque comme un droit exigible, non comme un acte libre, les votes de ses tenanciers. « La flèche du mépris, dit un proverbe oriental, perce l’écaillé de la tortue; » les plus humbles paysans irlandais s’offensèrent, les protestans libéraux s’indignèrent. L’un d’entre eux, M. Milliers Stuart, héritier des comtes de Grandison, opposa sa candidature à celle de lord George Beresford. « J’aime à voir, dit-il, des tenanciers reconnaissans de la protection et des bontés généreuses de leur seigneur; mais la reconnaissance a ses bornes comme la générosité. Une nation ne peut pas faire litière de son honneur, ni une femme de sa vertu, ni un franc tenancier de son suffrage. Ainsi appuyé d’en haut par un noble élan d’équité morale, le sentiment national et religieux l’emporta en Irlande sur l’autorité et la tradition. Quelques fermiers et quelques prêtres, qui persistèrent à soutenir la cause de leur patron tory, furent honnis de toute la population. L’un de ces derniers, parcourant le comté de Waterford pour recueillir la contribution populaire qui faisait son salaire, ne rapporta que 3 shellings, au lieu de 50 ou 60 livres sterling qu’il avait coutume de recevoir. M. Villiers Stuart fut élu. Plusieurs comtés suivirent cet exemple. En Angleterre et en Ecosse, les catholiques gagnèrent peu de voix; mais ils avaient conquis en Irlande leur liberté électorale, et dans le parti libéral des trois royaumes un vif mouvement de sympathie et d’espérance. Saisis d’inquiétude, les tories protestans serrèrent leurs rangs, se préparant à redoubler leur résistance. Le duc d’York, très malade, écrivit au roi son frère pour le conjurer de résister aussi, en formant un cabinet exclusivement protestant et bien décidé à repousser les prétentions des catholiques et de leurs amis. Lord Liverpool et lord Wellington, à qui George IV communiqua la lettre de son frère, ne s’en laissèrent point émouvoir, et, tout en se montrant résolus à combattre l’émancipation, ils remirent à leur tour au roi un mémoire pour le détourner de tout cabinet exclusif et de tout engagement irrévocable. On dit même que, dans l’intimité, M. Peel dit dès lors à lord Liverpool qu’à son avis c’était ira vain effort de prolonger encore la lutte, et qu’il lui offrit de se retirer du cabinet jusqu’à ce que, par une concession plus ou moins étendue, la question eût été réglée.
 
Non-seulement il ne sortit point du cabinet, mais quand le débat sur l’émancipation des catholiques recommença dans le nouveau parlement, il fut, contre eux, plus rude et plus absolu qu’il n’avait encore été. Le duc d’York venait de mourir; la cause du torisme anglican semblait très affaiblie. « Quelque vifs que soient mes regrets, dit M. Peel, en perdant de tels appuis, j’ai du moins cette consolation, qu’une occasion m’est donnée de montrer mon ferme attachement aux principes que j’ai adoptés; si mes opinions sont impopulaires, j’y persiste cependant quand l’influence qui pouvait leur prêter force s’est évanouie, et quand il est, je crois, impossible de supposer que je les soutiens dans des vues de faveur ou de grandeur personnelle. » Ce langage ne rencontra pas une pleine confiance; c’était au contraire une idée assez répandue que M. Peel, voyant M. Canning grandir de jour en jour dans le parti libéral, voulait, de son côté, s’assurer la forte adhésion des tories pour arriver un jour, par leur aide, à la tête du gouvernement. M. Canning, avec sa finesse éloquente, ne manqua pas d’exploiter contre son rival cette prévoyance soupçonneuse : « Mon honorable ami, dit-il, le secrétaire d’état de l’intérieur a dit qu’aux difficultés et aux troubles de l’Irlande il fallait opposer beaucoup de fermeté et de décision. La décision et la fermeté sont des qualités admirables, mais elles deviennent des vertus ou des vices selon l’emploi qu’on en fait. Je ne veux pas attribuer dans cette occasion à ces mots le sens défavorable qui semble en général s’y attacher; si je le faisais, je ne porterais certes nulle envie à la main qui serait chargée de mettre en pratique un tel système. »
 
Quelles que fussent à ce moment les vues de M. Peel, un incident inattendu vint lui enlever toute chance de pouvoir; le 18 février 1827, lord Liverpool fut frappé d’apoplexie; il fallut chercher au cabinet un autre chef. On tâtonna pendant six semaines : s’arrêterait-on dans la voie nouvelle que M. Canning avait ouverte, ou s’y engagerait-on plus avant? Roi, ministres et parlement, tories, whigs et indifférens, tous étaient perplexes, les uns pressés de résoudre la question à leur profit, les autres essayant de l’ajourner. Les tories auraient voulu donner à lord Liverpool le duc de Wellington pour successeur; mais que le commandant en chef de l’armée devînt en même temps chef du gouvernement, les maximes constitutionnelles repoussaient cette idée. Dans la même matinée, le roi appela séparément, pour les consulter, le duc de Wellington, M. Peel et M. Canning. Au fond il détestait Wellington, comme on déteste un homme de qui on se sent méprisé et avec qui on est forcé de compter. M. Peel, qu’il estimait, lui plaisait peu; il le trouvait dépourvu des manières de cour. Canning avait beaucoup gagné dans sa faveur. Aucun des trois ne tira le roi d’embarras. On proposa de laisser les ministres choisir eux-mêmes et entre eux leur chef, comme cela s’était pratiqué ou à peu près pour lord Liverpool; mais c’était enlever à la couronne le droit de choisir, au moins en apparence, son premier ministre, pour le remettre à une coterie aristocratique. George IV ne goûta point cet expédient; M. Canning n’en voulait pas davantage, sachant bien qu’il ne serait pas choisi; il déclara qu’il se retirerait. Par dignité personnelle ou par scrupule constitutionnel, M. Peel fit la même déclaration. Forcé de se prononcer, le roi se résolut enfin à suivre l’impulsion du public, et chargea M. Planning de reconstruire le cabinet. A l’instant, ses collègues tories, le duc de Wellington, le chancelier lord Eldon, les lords Bathurst, Westmoreland, Melville, Bexley et M. Peel, donnèrent leur démission. M. Canning s’efforça, mais sans succès, d’en retenir quelques-uns; un seul, lord Bexley, consentit à rester. Le roi, piqué de cette conduite fort légitime des tories, qu’il traitait de manœuvre contre le libre exercice de sa prérogative, donna carte blanche à M. Canning pour chercher où il voudrait de nouveaux collègues. Canning à son tour promit au roi de laisser dormir la question catholique et de gouverner en général d’après les mêmes erremens que lord Liverpool. On s’entend aisément quand on se contente de concessions et de promesses que de part et d’autre on espère éluder. Canning, en liberté, réunit promptement un cabinet formé de libéraux et de tories modérés ou insignifians, et de quelques amis personnels. Les whigs, bien sûrs qu’il dériverait rapidement vers eux, lui promirent leur appui, et M. Peel, sortant des affaires avec tous les hommes considérables de son parti, entra pour la première fois dans l’opposition.
 
Quatre mois s’étaient à peine écoulés, et M. Canning, après avoir langui quelques jours chez le duc de Devonshire, son ami, à l’ombre des beaux cèdres et sur les beaux gazons de Chiswick, mourait au sein de son triomphe, sans avoir encore rien fait de ce pouvoir conquis avec tant d’efforts; aucun grand succès oratoire n’avait même marqué son court passage. Attaqué dans la chambre des pairs par lord Grey avec une violence altière et méprisante, il n’y avait été que faiblement défendu par des amis inhabiles ou intimidés, et il en était blessé à ce point qu’il eut, dit-on, un moment l’idée de sortir de la chambre des communes et de se faire nommer pair, pour aller venger, dans la chambre des lords, sa politique et son honneur. Amis ou adversaires de M. Canning, tous ressentirent et témoignèrent à cette brusque mort une vive émotion. Quiconque aime à regarder en haut s’attriste de voir disparaître un des astres qui brillent au ciel. Les débris du cabinet de M. Canning lui survécurent quelques mois, ralliés autour de lord Goderich; mais leur insuffisance devint bientôt évidente, et le 8 janvier 1828, en admettant dans leurs rangs quatre des collègues de M. Canning, les tories rentrèrent au pouvoir, ayant à leur tête le duc de Wellington comme chef du cabinet, et M. Peel comme chef (''leader'') de la chambre des communes, en qualité de ministre de l’intérieur.
 
 
<center>IV</center>
 
Presque à l’instant une double fermentation se manifesta, l’une intérieure et sourde, l’autre extérieure et bruyante. Les amis de Canning restés dans le ministère, Huskisson surtout, le plus important alors comme le plus libéral, se sentirent mal à l’aise; les tories se méfiaient d’eux, les whigs les traitaient avec froideur; lady Canning, dans sa douleur passionnée, leur reprochait amèrement d’avoir fait alliance avec ceux qu’elle appelait les meurtriers de son mari. Les désagrémens de leur situation sociale faussaient et embarrassaient leur situation politique. Parmi les tories eux-mêmes, quelque humeur perçait au sein de la victoire; plusieurs, et des plus considérables, pressentaient dans le cabinet l’esprit de concession. L’homme qui eût été pour eux, contre ce péril, la plus sûre garantie, le vieux chancelier lord Eldon, n’était pas rentré dans le gouvernement; lord Lyndhurst y avait été appelé à sa place. On s’en étonnait, on se demandait pourquoi lord Eldon n’était pas ministre, et à cette question, qui lui fut un jour adressée à lui-même, lord Eldon répondait avec une sincérité malicieuse : « Je ne sais pas pourquoi je ne suis pas ministre. » Sans décomposer encore le parti vainqueur, ces mécontentemens personnels, ces inquiétudes mal contenues le travaillaient péniblement.
 
Au dehors, une opposition à la fois violente et habilement organisée éclatait. Sous M. Canning, les catholiques irlandais n’avaient point fait de bruit, espérant en lui et attentifs à ne pas embarrasser, par les alarmes du public, la bienveillance du pouvoir; mais dès qu’ils virent le gouvernement retombé aux mains des tories, ils rengagèrent passionnément la lutte; l’''Association catholique'' recommença ses assemblées populaires, ses harangues, ses adresses, ses pamphlets, ses souscriptions, tout son ardent et adroit travail, en Irlande tantôt pour exciter, tantôt pour discipliner le peuple, en Angleterre tantôt pour intimider ses ennemis, tantôt pour encourager et recruter ses partisans. Deux hommes inégalement et diversement puissans, mais tous deux puissans, O’Connell et Moore, marchaient en tête de cette croisade pour l’émancipation de leur foi et de leur race : O’Connell, lutteur politique robuste et audacieux, légiste inventif et rusé, infatigable dans son éloquence tour à tour brillante ou vulgaire, entraînante ou divertissante, et dévoué avec une passion sans scrupule à la cause qui faisait à la fois sa gloire et sa fortune; Moore, poète patriote et mondain, pathétique et satirique, aussi populaire dans les salons de Londres qu’O’Connell dans les ''meetings'' d’Irlande, chantant ses ''mélodies'' pendant qu’O’Connell exhalait ses invectives; tous deux, par leurs efforts communs sur des théâtres séparés, ralliant au service d’un même dessein la population grossière et le monde élégant, les passions fougueuses et les idées élevées l’ambition des hommes et la sympathie des femmes, les paysans celtes et les aristocrates saxons, les prêtres catholiques et les whigs philosophes. La grandeur de l’effet répondit à l’ardeur de l’effort : O’Connell fut élu, dans le comté de Clare, à cette chambre des communes dont la loi lui interdisait l’entrée; l’Irlande se levait et s’arrêtait à sa voix, tantôt se précipitant jusqu’aux dernières limites de Tordre légal, tantôt docile et prompte à y rentrer. En Angleterre, dans les diverses classes de la société laïque et au sein même de l’église anglicane, les sentimens et les pressentimens favorables aux catholiques gagnaient chaque jour du terrain. Aussi obstiné dans ses alarmes que sincère dans sa foi, le torisme protestant luttait toujours, mais en se sentant et se laissant voir affaibli; les réunions orangistes de l’Irlande soutenaient mollement le combat contre les ''meetings'' de l’''Association catholique'', et dans la chambre des pairs lord Eldon lui-même perdait confiance : « Nous combattrons, écrivait-il, mais nous serons dans une misérable minorité; ce qu’il y a de désastreux, c’est que plusieurs évêques sont contre nous. »
 
Les deux chefs du cabinet, Wellington et Peel, observaient avec une attention perplexe ce progrès agité des esprits. Peut-être n’avaient-ils pas encore pris leur résolution définitive; mais à coup sûr ils la pressentaient, et ne s’en dissimulaient pas la gravité. La question qu’ils avaient à résoudre n’était pas, quoiqu’on essayât souvent de lui donner cet aspect, une question de liberté religieuse. Grâce au progrès de la raison publique au sein de la civilisation chrétienne, la libre pratique des croyances et des cultes dissidens, protestans ou catholiques, n’était plus en question; c’était l’égalité des droits politiques entre les diverses croyances religieuses qu’on réclamait. Il s’agissait de séparer la société civile de la société religieuse, de déclarer que, dans l’ordre politique, il n’y avait à tenir nul compte des croyances religieuses des citoyens, et c’était au sein d’une société dont tout l’établissement politique, royauté, parlement, législation, était exclusivement protestant, que cette déclaration devait éclater et devenir loi. « Si votre principe est correct, disait lord Eldon, si les opinions religieuses ne sont de rien dans la politique, le roi de la Grande-Bretagne n’a aucun droit de siéger sur ce trône, car il n’y siège qu’en vertu de certaines opinions religieuses particulières. » Si ce n’eût été là qu’un argument philosophique, Wellington et Peel en auraient été probablement peu touchés; mais l’argument exprimait un fait puissant, ancien, légal, national, et ils hésitaient à y porter atteinte. Ils hésitaient d’autant plus que jusque-là ils avaient eux-mêmes, au nom du droit et de la sûreté de l’état, défendu et maintenu ce grand fait Rude tâche que d’avoir à se désavouer soi-même pour changer la constitution de son pays ! Dès que la discussion s’engagea, l’ironie insultante contre les personnes se mêla à la lutte des principes : lord Eldon avait présenté à la chambre des lords une pétition des tailleurs de Glasgow contre l’émancipation. — Qu’ont à faire en ceci les tailleurs? demanda lord King. — Rien de plus simple, reprit lord Eldon : vous ne pouvez pas prétendre que les tailleurs aiment les gens qui retournent leur habit!
 
Avant d’adopter ouvertement cette grande et amère détermination, les ministres prirent deux mesures qui semblaient l’ajourner encore, mais qui, au fond, la préparaient : ils proposèrent un bill pour relever les dissidens protestans des incapacités politiques que faisait peser sur eux l’exigence d’un serment contraire à leur foi, et ils saisirent avec empressement une occasion d’écarter du cabinet les quatre amis de Canning qui y siégeaient encore, M. Huskisson, lord Palmerston, lord Dudley Stuart et M. Charles Grant, pour les remplacer par d’anciens tories. Ils se montraient ainsi préoccupés du désir de rallier tous les protestans et de rétablir dans le gouvernement l’unité de principes et de desseins. Le bill favorable aux dissidens passa, dans les deux chambres, à une forte majorité; mais l’opposition ne se méprit point sur sa portée : « Plus tôt ou plus tard, dit lord Eldon, peut-être cette année même, certainement l’an prochain, la concession aux dissidens sera suivie des mêmes concessions aux catholiques. Cela est inévitable, quoique en ce moment la politique convenue soit de s’en défendre. » Quand le cabinet fut tout entier tory, quand le vice-roi d’Irlande, lord Anglesey, qui s’était prononcé avec éclat en faveur des catholiques, eut été rappelé et remplacé par le duc de Northumberland, tory décidé, quand le duc de Wellington et M. Peel se crurent en mesure d’affirmer que l’émancipation des catholiques n’était pas une concession arrachée par l’opposition aux dissensions intérieures et à la faiblesse du pouvoir, mais un acte nécessaire, commandé par la paix publique, ils se résolurent à la proposer au parlement.
 
Ce ne fut pas sans peine qu’ils obtinrent l’assentiment du roi : non que George IV fût, comme son père George III, un prince sérieux et consciencieux, résistant avec conviction et par devoir; mais c’était une tradition, à la fois royale et populaire, que la sûreté de sa maison tenait à celle de l’établissement protestant. Il était d’ailleurs grand comédien, et prenait plaisir à cacher sous des démonstrations emphatiques son insouciance ou sa faiblesse. Il eut l’air de chercher à former un autre cabinet. N’y réussissant pas, il fit venir lord Eldon : « Que puis-je faire? sur quoi puis-je me replier? Ma situation est misérable. Si je dorme mon consentement, j’irai aux eaux et de là à Hanovre; je ne rentrerai plus en Angleterre. La nation verra que je ne voulais pas de ce bill. » Au fond, c’était uniquement à cela qu’il tenait. Quand ses ministres insistaient péremptoirement, il s’emportait ou pleurait, pour bien constater qu’ils lui forçaient la main. Aussi peu émus de ses larmes que de ses colères et se fiant peu à ses paroles, ils lui demandèrent, pour la présentation du bill, son autorisation écrite. Il la leur donna enfin, et, le 5 mars 1829, M. Peel proposa solennellement, dans la chambre des communes, l’abolition des incapacités politiques et civiles qui pesaient sur les catholiques.
 
« Je sais, disait-il, que je parle devant une chambre dont la majorité est disposée à voter en faveur de cette mesure par des motifs plus élevés que ceux sur lesquels je veux me fonder... Je m’abstiendrai de toute discussion sur les droits naturels ou sociaux de l’homme. Je n’entrerai dans aucune recherche sur les théories de gouvernement. Je me renfermerai dans l’examen pratique de l’état actuel des affaires, préoccupé, non de ce qui peut se dire, mais de ce qu’il y a à faire dans une si pressante difficulté. Pendant bien des années, je me suis efforcé de maintenir l’exclusion qui éloignait les catholiques romains du parlement et des grandes charges de l’état. Je ne pense pas que ce fût un effort inique ni déraisonnable. J’y renonce, convaincu qu’on n’y peut plus persister utilement. A mon avis, les moyens efficaces manquent aujourd’hui pour une telle lutte. Je cède à une nécessité morale que je ne puis surmonter. Cette nécessité existe-t-elle? Y a-t-il, pour l’établissement même que je veux défendre, plus, de péril dans une résistance obstinée que dans une concession accompagnée de certaines précautions? C’est la tout ce que je me propose de démontrer. »
 
Telles furent en effet, pour M. Peel, les limites du débat. Il n’en sortit que pour sa défense personnelle. On lui adressait deux cruels reproches, la versatilité et la peur. Il les repoussa avec un bon sens franc et fier : « Je ne saurais, dit-il, acheter l’appui de mes honorables amis en promettant de persister en tout temps et à tout risque, comme ministre de la couronne, dans les opinions et les argumens que j’ai pu soutenir devant cette chambre. Je me réserve positivement le droit de régler ma conduite selon l’exigence du moment et l’intérêt du pays... C’est ce qu’ont fait tous les hommes d’état dans tous les pays et dans tous les temps, et j’exprimerai ma pensée par des paroles bien plus belles que je ne saurais les trouver moi-même, par ces paroles de Cicéron : « Ce que j’ai appris, ce que j’ai vu, ce que j’ai lu dans les écrits célèbres, ce que m’ont enseigné les hommes les plus sages comme les plus illustres, et de cette république et des autres cités, c’est qu’il ne convient pas que les mêmes personnes soutiennent constamment les mêmes avis, mais bien les avis que commandent l’état des affaires, la disposition des temps et l’intérêt de la paix publique (1). » Et quant au reproche de céder à la peur, « je ne connais, dit M. Peel, point de motif de conduite plus ignominieux que la peur; mais il y a une disposition plus dangereuse encore peut-être, quoique moins basse, c’est la peur d’être soupçonné d’avoir peur. Quelque vil que soit un lâche, l’homme qui s’abandonne à la crainte d’être traité de lâche ne montre guère plus de courage. Les ministres de sa majesté ne sont point et n’ont point été effrayés de l’''Association catholique''; ils auraient étouffé sans peine toutes ses tentatives d’intimidation... Mais il y a des craintes qui ne répugnent nullement au caractère de l’homme le plus ferme, ''constantis viri''; il y a des choses qu’il ne saurait voir sans les craindre. On ne doit pas voir sans crainte la désorganisation et la désaffection qui règnent en Irlande, et celui qui affecterait de ne les point craindre ne ferait preuve que d’insensibilité au bonheur ou au malheur du pays. »
 
L’issue du combat n’était pas douteuse : Peel ne l’avait engagé que sous l’empire de la nécessité et avec la certitude du succès; mais ses adversaires, n’ayant rien à ménager, ne se refusèrent contre lui aucune des armes, aucun des cruels plaisirs de la guerre. En changeant de politique, il s’était loyalement démis de son siège dans la chambre des communes comme représentant de l’université d’Oxford, non sans quelque espoir secret de le reprendre par une nouvelle élection; il succomba dans la lutte. On lui rappela plusieurs fois avec une dérision poignante son opposition contre M. Canning, ce glorieux rival à qui il venait maintenant ravir et sa politique et l’honneur du triomphe. Une caricature fut répandue avec profusion qui représentait Canning sortant de son tombeau et poursuivant Wellington et Peel de cette fière parole : « Je suis vengé ! » Un grossier ennemi alla jusqu’à donner à entendre que M. Peel n’avait changé d’opinion que pour conserver les avantages de sa place : « Bon Dieu ! s’écria Peel indigné, je ne discuterai certainement pas avec un homme qui peut mettre l’abandon des avantages d’une place quelconque en balance avec l’amer sacrifice que j’ai fait. » Et quand le débat toucha à sa fin, le cœur blessé de ce souvenir de Canning tant de fois évoqué contre lui : « Un mot encore, dit-il, et j’ai fini... Plusieurs des honorables membres m’ont prodigué, pour avoir enfin réglé cette grande question, des éloges que je ne mérite pas; ce n’est pas à moi qu’en appartient l’honneur; il appartient à M. Fox, à M. Grattan, à M. Plunkett, et à un illustre ami qui n’est plus... Je n’essaierai pas de cacher à la chambre les pénibles sentimens que m’ont causés dans ce débat tant d’amer es allusions à sa mémoire... J’ai vécu avec M. Canning jusqu’au jour même de sa mort dans la plus affectueuse intimité, et, je le dis dans la pleine sincérité de mon cœur, plût à Dieu qu’il fût vivant pour recueillir la moisson qu’il a semée ! Je dirai de lui ce qu’il a dit un jour lui-même de feu M. Perceval : plût à Dieu qu’il fût ici et qu’il jouît au milieu de nous de sa victoire !
 
::Tuque tuis armis, nos te poteremur, Achille (2). »
 
Malgré les douleurs de la lutte, cette grande mesure heureusement accomplie laissa dans l’âme de M. Peel un profond sentiment de patriotique joie et de juste orgueil : « Je vois, dit-il peu de temps après, dans l’état de notre pays, les élémens, pour un avenir prochain, de la paix religieuse et de la prospérité nationale. Les hautes classes de la société marchent rapidement vers l’oubli des vieilles haines, et leur exemple se répand dans tout le grand corps social. Je déplore profondément la perte de cette confiance qu’une partie des membres de cette chambre ont retirée au gouvernement de sa majesté; je prévois clairement les conséquences que peuvent entraîner les combinaisons des partis, et pourtant je ne saurais racheter leur confiance par l’expression d’un regret sur ce qui s’est passé. Je le dis sans aucun sentiment d’hostilité ou d’amertume : j’ai pleinement connu, dès le premier jour, les douloureux résultats que devait avoir pour moi, et personnellement et dans mon caractère public, l’émancipation des catholiques; mais si les mêmes circonstances se reproduisaient, si j’avais de nouveau à ce sujet, et avec encore plus de réflexion et de sacrifice, une résolution à prendre, j’annoncerais ce soir même à la chambre une motion pour lui proposer cette mesure. »
 
Il proposa et mena à bien, durant la même époque, deux autres réformes moins grandes et moins difficiles, et qui furent pourtant très contestées. Il fit substituer à la prohibition absolue des blés étrangers le système de l’échelle mobile, c’est-à-dire d’un droit variable sur les grains importés du dehors, selon le prix des grains à l’intérieur. Il établit dans Londres et aux environs ce régime de surveillance et de police municipale qui est maintenant adopté dans presque toutes les villes d’Angleterre.
 
En accomplissant la première de ces réformes, et quoiqu’elle fût un pas dans les voies de la liberté commerciale, il ne prévoyait guère sans doute jusqu’où elle le conduirait un jour, car il eût probablement apporté dans ses paroles un peu plus de réserve qu’il ne le faisait en disant : « Dans l’état actuel de notre société, à raison de l’immense capital employé à la culture du sol, et aussi par égard pour d’autres intérêts publics, la chambre ne peut appliquer en cette matière aucun principe abstrait et rigoureux. Il y a d’ailleurs de grands faits qu’il faut prendre en considération. Dans une monarchie limitée comme celle-ci, il importe de soutenir les intérêts qui soutiennent si puissamment le gouvernement et l’état. Je serais désolé d’acheter une réduction dans le prix du pain au risque de faire tort à ces intérêts fondés et en possession qui sont essentiels à la sûreté de l’ordre social, » Contraints d’agir et de parler tous les jours, les plus prudens ministres ne réussissent pas toujours à ne rien faire et à ne rien dire qui ne convienne également aux besoins du présent et aux chances de l’avenir.
 
Malgré son utilité évidente, le bill qui établissait la nouvelle police municipale rencontra, parmi les aveugles adorateurs du passé, une fougueuse opposition. Un cabinet militaire voulait, disait-on, introduire en Angleterre la police despotique des états du continent, avec son espionnage domestique. Des journaux accrédités se lamentèrent de voir l’ancien régime des hommes du guet (''watchmen'') impitoyablement aboli. Une adresse fut présentée au roi George IV pour le conjurer d’ouvrir les yeux, d’invoquer le nom de l’Éternel et de rallier autour de lui son peuple, car un complot était formé pour renverser la maison de Hanovre et porter au trône le duc de Wellington, à l’aide des catholiques irlandais qui s’enrôleraient dans la nouvelle police. Les peuples ont tour à tour des terreurs et des espérances également puériles et folles.
 
Tout réussissait au cabinet : il gagnait de grandes batailles parlementaires, il accomplissait de grandes réformes sociales, et pourtant, au lieu de se fortifier, il s’affaiblissait; il ne triomphait qu’à l’aide de ses anciens adversaires; il perdait, en triomphant, une partie de ses anciens amis. L’hésitation et la confusion pénétraient dans ces puissans partis politiques, si longtemps disciplinés et fidèles sous leur drapeau. Les whigs marchaient avec un sourire ironique à la suite de Wellington et de Peel; parmi les tories, les uns s’éloignaient d’eux avec tristesse ou avec colère; les autres les suivaient avec inquiétude : « Peel n’a pas de reins, disait-on; il ne sait pas faire tête à ceux qui le poussent. » M. Peel semblait lui-même quelquefois un peu embarrassé de sa situation; soit nécessité, soit dessein, il ne poursuivait pas vigoureusement, dans l’administration de l’Irlande, les conséquences libérales de l’émancipation des catholiques; il laissait aux orangistes tout leur pouvoir; il prenait soin que le duc de Wellington demeurât bien, aux yeux du public, le chef du cabinet, comme pour se mettre à couvert sous un nom plus imposant que le sien. Le pouvoir était inerte et chancelant au milieu de ses triomphes.
 
La révolution de 1830 en France vint mettre au jour cette situation et en presser les conséquences. Au premier bruit qui en parvint à Londres, quand on n’y savait encore que les ordonnances de juillet : « Que faut-il penser de ceci? » demanda quelqu’un au duc de Wellington. — C’est une nouvelle dynastie, répondit le duc. — Et quel parti prendrez-vous? — D’abord un long silence, puis nous nous concerterons avec nos alliés pour agir. » Le duc de Wellington pressentait bien l’avenir de la France, et mal sa propre conduite dans son pays. Quand l’événement fut accompli et complètement connu, une sympathie vive et générale éclata en Angleterre; des hommes prudens s’inquiétaient, des tories rigoureux blâmaient; mais le sentiment public tenait peu de compte des scrupules et des alarmes. C’étaient les principes, c’étaient les exemples de la révolution de 1688 que venait de pratiquer la France; l’Angleterre applaudit avec enthousiasme; le mouvement national l’emporta sur les dissidences de parti et sur les inquiétudes du pouvoir. À ce moment même, les embarras du cabinet Wéllington-Peel avaient redoublé; il servait un nouveau roi, Guillaume IV venait de monter sur le trône; il attendait un nouveau parlement; trois jours avant la révolution de juillet, la chambre des communes avait été dissoute. Le duc de Wellington ne put « ni garder un long silence, ni attendre pour se concerter avec ses alliés. » Il s’empressa de reconnaître la nouvelle monarchie française, acceptant, devant la nouvelle chambre des communes qu’élisait l’Angleterre, la responsabilité de la nouvelle politique où l’entraînait cette adhésion.
 
Il en sentit bientôt tout le poids. Peu avant la mort de George IV, M. O’Connell avait proposé, dans la chambre des communes, la réforme parlementaire la plus radicale, les parlemens triennaux, le suffrage universel, le scrutin secret. Une immense majorité avait repoussé sa proposition, mais la réforme était restée à l’ordre du jour; une motion de lord John Russell demandant à la chambre de déclarer « qu’il convenait d’élargir les bases de la représentation nationale » avait réuni 117 suffrages contre 213, et dans le cours de l’automne, M. Peel et le duc de Wellington lui-même, se promenant à travers le pays, entre autres à Manchester et à Birmingham, ne s’étaient point montrés résolus de tout repousser à ce sujet. Le nouveau parlement à peine réuni, la question reparut, poussée avec bien plus d’ardeur. Le 2 novembre 1830, dans le débat de l’adresse en réponse au discours du trône, lord Grey, tout en désavouant les idées radicales, déclara qu’il regardait une réforme dans le système électoral comme aussi inévitable que juste, et somma le gouvernement de s’y préparer. Le duc de Wellington se leva : « Quant à moi, dit-il, je ne connais aucun système de représentation meilleur ni plus satisfaisant que celui dont jouit l’Angleterre; ce système possède et mérite de posséder la pleine confiance du pays. J’irai plus loin : si le devoir m’était imposé en ce moment de former une législature pour un pays quelconque, surtout pour un pays à grandes richesses de toute sorte comme le nôtre, je ne pense pas que je parvinsse jamais à former une législature comparable à celle-ci, car la sagesse humaine n’atteint pas du premier coup à une institution si excellente...... Je ne suis donc point prêt à proposer la mesure à laquelle a fait allusion le noble lord. Non-seulement je n’y suis pas prêt, mais je déclare que, tant que j’occuperai un poste dans le gouvernement de mon pays, je m’opposerai à cette mesure quand d’autres la proposeront. »
 
Ni l’opposition dans les chambres, ni le public au dehors, ni probablement la plupart des membres mêmes du cabinet ne s’attendaient à une déclaration si péremptoire. L’irritation des partisans de la réforme fut extrême et se répandit rapidement parmi le peuple. Le roi Guillaume IV devait aller dîner le 9 novembre dans la Cité. On annonça de toutes parts que des démonstrations violentes éclateraient, que le duc de Wellington serait gravement insulté, peut-être menacé; on s’inquiéta pour la sûreté du roi lui-même. Les événemens de Paris enflammaient ou alarmaient encore les esprits; la fermentation populaire et le trouble du pouvoir croissaient d’heure en heure. Le cabinet chancelant ne voulut pas accepter la responsabilité de la sédition ni de la répression que la promenade royale à travers les rues pouvait entraîner. Une proclamation annonça la veille qu’elle n’aurait pas lieu, non plus que le dîner de la Cité. Pendant deux jours, les deux chambres retentirent à ce sujet d’interpellations, d’explications et de débats. Le duc de Wellington se défendit avec quelque embarras, M. Peel le soutint loyalement, en essayant d’ouvrir quelques perspectives de conciliation; mais les whigs, qui touchaient à la victoire, n’avaient garde de souffrir qu’elle fût ajournée. Le 15 novembre, une proposition du chancelier de l’échiquier, pour la liste civile du nouveau règne, fut rejetée par 233 suffrages contre 204, et le lendemain 16, le duc de Wellington et M. Peel annoncèrent dans les deux chambres que le cabinet se retirait, et que le roi avait chargé lord Grey de former une administration.
 
Dans le public et parmi les vainqueurs eux-mêmes, plusieurs auraient voulu séparer M. Peel des vaincus et le gagner à la cause de la réforme. Il n’y était pas, disait-on, absolument contraire; le duc de Wellington l’entraînait dans son égoïste entêtement, et la haine des ultra-tories ne lui pardonnait pas l’émancipation des catholiques. M. Peel repoussa toutes ces insinuations, et tomba sans hésiter avec ses collègues. Il ne se taisait pas cependant sur les causes de leur chute, et se préparait à ne se conduire désormais que selon sa propre pensée et pour le grand avenir qui lui était depuis si longtemps prédit : « Depuis un an, disait-il le lendemain même de sa retraite, le gouvernement trébuche et ne marche pas. Nous nous sommes aliéné les tories sans nous concilier les whigs. La chute du cabinet était infaillible. Le duc, par sa déclaration contre toute réforme, a accéléré la catastrophe. Le chef de l’administration ne doit jamais laisser pénétrer ses secrets. On peut tout faire, mais on ne peut pas tout dire. Supposez qu’un ministère soit opposé à toute réduction de taxes, on peut agir sur ce principe et ne point réduire les taxes; maïs qu’on le dise formellement une seule fois, le cabinet est renversé. Pour moi, ma conduite est tracée : je ne suis l’ennemi que des radicaux. Le gouvernement l’est également; en cela, je le soutiendrai. Pour le reste, j’attends la profession de foi politique des ministres; je saurai alors si je leur suis, ou non, opposé. »
 
 
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<small> (1) « Haec didici, haec vidi, haec scripta legi, haec de sapientissimis et clarissimis viris, et in hâc republicâ et in aliis civitatibus monumonta nobis litterae prodiderunt, non semper easdem sententias ab iisdem, sed quascumque reipublicae status, temporum inclinatio, ratio concordiae postularent, esse defendendas. » (Cicéron, ''Pro C. Plancio''; c. XXXIX.)</small><br />
<small> (2) «Tu serais, Achille, en possession de tes armes, et nous en possession de toi. » (Ovide, ''Métamorphoses'', XIII, 180.)</small><br />
 
 
<center>V</center>
 
Il ne tarda guère à le savoir. Proposé le 1er mars 1831 par lord John Russell, le bill de réforme parlementaire, à travers de laborieuses complications et de violens orages, absorba pendant dix-sept mois, jusqu’à l’adoption définitive en août 1832, l’attention passionnée du public comme des chambres et durant tout ce temps, dans toutes les phases de cette grande lutte, M. Peel, devenu sir Robert Peel depuis la mort de son père, combattit sans relâche la mesure. Il la combattit comme née sous de mauvais auspices, comme excessive en soi et dénaturant la constitution du pays, comme soutenue par de mauvais moyens. C’était, dit-il, une réforme soulevée en Angleterre par le vent révolutionnaire venu de France, et dont on poursuivait le triomphe en fomentant parmi le peuple les idées, les passions, les pratiques révolutionnaires : « Notre jugement est troublé par ce qui vient de se passer chez nos voisins..... J’admets que leur résistance à un exercice illégal de l’autorité a été juste; mais considérez quels effets a sur la prospérité nationale, sur l’industrie, sur le bonheur des familles, la résistance populaire, même juste..... Ne vous laissez pas entraîner par cette excitation momentanée; ne la prenez pas pour votre seul guide. Tout ce que je vous demande, c’est du temps pour délibérer sur une question si grave..... Quand le peuple anglais reprendra son ferme bon sens, il vous reprochera d’avoir sacrifié la constitution du pays au désir d’exploiter une explosion de sentimens populaires.,... Vous n’ajoutez pas à l’édifice social une construction nouvelle pour satisfaire aux progrès de ceux qui l’habitent; vous renversez l’ancien édifice pour lui en substituer un nouveau..... Je combattrai ce bill jusqu’au bout, parce que je le crois fatal à notre heureuse forme de gouvernement mixte, fatal à l’autorité de la chambre des lords, fatal à cet esprit de suite et de prudence qui a valu à l’Angleterre la confiance du monde, fatal à ces habitudes, à ces pratiques de gouvernement qui, en protégeant efficacement la propriété et la liberté des personnes, ont donné au pouvoir exécutif de l’état une vigueur inconnue à tout autre temps et dans tout autre pays..... Aucun intérêt personnel ne dicte ma conduite, je n’ai point de bourg à défendre; je n’ai contracté aucune obligation envers les possesseurs de l’influence que cette mesure veut détruire..... Je demande qu’on ne me range point parmi les hommes qui tentent de déprécier les classes moyennes de la société dans notre patrie; je suis moi-même issu de ces classes et fier de leur appartenir. Et bien loin de faire peu de cas de leur intelligence et de leur influence, je vous dis, à vous qui parlez sans cesse d’en appeler au peuple, que si ces classes moyennes ne montraient pas plus de prudence, de jugement et de modération que leurs gouvernans, je désespérerais des destinées de mon pays..... Si le bill proposé par les ministres est adopté, il introduira parmi nous la pire et la plus vile sorte de despotisme, le despotisme des démagogues, le despotisme du journalisme, ce despotisme qui a poussé des contrées voisines naguère heureuses et florissantes sur le bord de l’abîme. »
 
Ce n’était pas dans le seul parti tory que fermentaient ces alarmes; l’un des hommes les plus éclairés et les plus considérés de l’Angleterre, whig de principes et spectateur aussi désintéressé qu’attentif de ce grand débat, m’écrivait le 4 mai 1831 : « Le cours des choses humaines pousse depuis longtemps les nations de l’Europe occidentale vers la démocratie; c’est le fruit de la diffusion des richesses et des lumières; mais je ne vois pas pourquoi il était nécessaire d’accélérer dans l’ordre social un changement qui eût pu être judicieusement réglé, et qui, graduellement amené, n’eût pas été accompagné des maux que j’en redoute aujourd’hui. Tout le monde admet ici qu’une réforme dans notre parlement, bien moindre que celle que nous jettent à pleines mains nos ministres, eût été reçue de la partie modérée de la nation avec reconnaissance et même avec quelque surprise. » Parmi les défenseurs même du bill de réforme, quelques-uns, et des plus éminens, se montraient touchés de ces inquiétudes, et cherchaient à la mesure d’autres motifs pour la justifier pleinement : « S’il ne s’agissait en ceci que de la réforme des institutions, disait sir James Mackintosh, je pourrais me joindre au cri tant répété qu’on va trop loin, ou du moins trop vite, plus loin et plus vite que ne le conseillerait une sage politique; mais la réforme actuelle est surtout un moyen de regagner la confiance nationale, et je fais moins de cas du plan même que de l’esprit qui l’anime et s’y révèle..... Les classes supérieures de la société, en se confiant avec éclat au peuple, peuvent raisonnablement se promettre qu’à son tour le peuple se confiera en elles. Pour atteindre ce but, il faut non-seulement qu’elles soient, mais qu’elles paraissent libéralement justes et généreuses. La confiance ne s’achète que par la confiance. »
 
Contre une mesure à ce point contestée, l’opposition semblait avoir des chances de succès. Beaucoup de tories s’en flattaient, et dirigés par un homme d’un esprit vigoureux, net, précis, pratiqué, et d’une volonté aussi persévérante que passionnée, M. Croker, ils s’efforçaient de saisir dans le débat tous les incidens qui pouvaient infliger au cabinet whig un échec grave, déterminer sa chute, ramener les tories au pouvoir, et les mettre ainsi en état, soit de faire échouer la réforme, soit de substituer au bill proposé par lord John Russell une mesure moins fatale à leur parti; mais sir Robert Peel n’entrait point dans ce dessein; au fond, il ne le croyait pas praticable. L’impulsion populaire en faveur du bill était réellement très forte; les esprits les plus élevés, les orateurs les plus éloquens de l’Angleterre invoquaient la réforme avec une conviction passionnée, et comme encore plus indispensable qu’irrésistible : « Regardez loin de vous, autour de vous, partout, s’écriait M. Macaulay; tout présage à ceux qui s’obstinent dans une vaine lutte contre l’esprit du temps une défaite assurée La chute du plus superbe trône du continent retentit encore à nos oreilles; le toit d’un palais anglais donne un triste asile à l’héritier exilé de quarante rois; de tous côtés nous voyons les anciennes institutions renversées, les grandes sociétés bouleversées. Maintenant, pendant que le cœur de l’Angleterre est encore sain, pendant que les anciens sentimens, les anciennes institutions conservent encore chez nous un pouvoir et un charme qui peuvent s’évanouir Bientôt, dans ce moment encore propice, dans cette heure de salut, prenez conseil, non des préjugés, non de l’esprit de parti, non du honteux orgueil d’une obstination fatale, mais de l’histoire, de la raison, des siècles passés, des redoutables symptômes de l’avenir. Rajeunissez l’état; sauvez la propriété divisée contre elle-même; sauvez la multitude livrée à ses ingouvernables passions; sauvez l’aristocratie compromise par son pouvoir impopulaire; sauvez la plus grande, la plus belle société, la plus admirablement civilisée qui ait jamais vécu, des calamités qui peuvent en quelques jours ravager ce riche héritage de tant de siècles de sagesse et de gloire. Le danger est immense; le temps est court. Si ce bill doit être rejeté, je prie Dieu qu’aucun de ceux qui concourent à le faire rejeter ne regrette un jour amèrement et vainement son vote au milieu de la ruine des lois, de la confusion des rangs, de la spoliation des richesses et de la dissolution de l’ordre social. »
 
Ces sombres pronostics, ce puissant langage portaient quelque trouble dans l’âme de Peel. En général, quand il se trouvait en face de l’opinion populaire, il était plus enclin à s’en exagérer qu’à s’en dissimuler la force, et même en lui résistant il se flattait peu de la vaincre. A peine sorti d’ailleurs des embarras et des amertumes que lui avait fait subir l’émancipation des catholiques, il ne se sentait ni en état ni en goût de recommencer sitôt la même manœuvre, et de se faire encore une fois, au nom de la nécessité, l’exécuteur d’une politique qu’il avait longtemps combattue. Son vrai et intime désir était que la question de la réforme parlementaire fût vidée par ses : adversaires, et qu’il pût rentrer en lutte avec eux dans une arène déblayée d’un si périlleux écueil. Près du terme de ce grand débat, il fut appelé à manifester clairement sa pensée. Triomphant dans la chambre des communes, le bill était près d’échouer dans la chambre des lords; pour le faire passer, lord Grey demandait au roi la faculté de créer autant de pairs qu’il le jugerait nécessaire; sinon, le cabinet whig se retirait. Guillaume IV accepta cette retraite, et entra en pourparlers avec les tories pour qu’ils reprissent le pouvoir, mais sous la condition d’acquitter la parole du roi envers le peuple en présentant un bill de réforme équivalent, pour les points essentiels, à celui des whigs. Plus hardi dans l’action et moins préoccupé des difficultés de situation ou de principes que sir Robert Peel, le duc de Wellington était prêt à accepter. Peel refusa : « On lui offrait, dit-il, le poste qui, dans la vie politique, est regardé comme l’objet le plus élevé de l’ambition; maïs lui, qui venait de combattre obstinément et dans son principe même le bill de réforme, pouvait-il se lever, comme ministre, pour recommander l’adoption d’une mesure semblable? J’ai refusé sur-le-champ, par l’impulsion du moment. Une mûre réflexion n’a fait que confirmer en moi cette impulsion; ni l’autorité, ni l’exemple d’aucun homme ni d’aucune réunion d’hommes ne pourraient me déterminer à accepter le pouvoir dans de telles circonstances et à de telles conditions. » Devant ce refus péremptoire de Peel, toute espérance des tories s’évanouit; le cabinet whig se reforma; la plupart de ses adversaires, en s’absentant, à la demande du roi, de la chambre des pairs, laissèrent passer le bill de réforme. La question ainsi vidée, le parlement fut dissous; les élections donnèrent aux réformateurs whigs ou radicaux une immense majorité, et le 5 février 1833 sir Robert Peel rentra dans la nouvelle chambre des communes, à la tête d’une petite armée de vaincus qui s’empressèrent de serrer autour de lui leurs rangs, tristes, mais bientôt dociles et disciplinés sous sa direction, par nécessité autant que par choix.
 
 
<center>VI</center>
 
Dès l’ouverture de la session, dans le débat de l’adresse, sir Robert Peel s empressa d’indiquer la conduite qu’il se proposait de tenir : « C’est mon devoir, dit-il, d’appuyer la couronne, et l’appui que je donne m’est commandé par des principes parfaitement indépendans et désintéressés. Je n’ai nul autre dessein que de défendre les lois, l’ordre, la propriété et la moralité publique. Ce que je fais ce soir indique ce que je ferai désormais en toute occasion. Qu’on ne dise pas que j’agis ainsi par le désir de rentrer au pouvoir. Je sens qu’entre moi et le pouvoir il y a un abîme plus profond peut-être que pour tout autre membre de cette chambre... Je serais heureux de donner mon appui aux honorables chefs du gouvernement actuel à raison de ma confiance en eux comme hommes publics; je regrette de dire que je ne le fais point par ce motif. Je leur donne mon appui parce qu’ils sont les ministres de la couronne et qu’ils en ont besoin. Je ne voudrais pas manquer de respect à la chambre; mais, je dois le dire, le grand changement qu’on a apporté dans sa constitution impose aux hommes qui sont disposés à s’unir à moi dans la vie publique un changement de conduite... Quand la chambre des communes était divisée en deux grands partis, l’un en possession, l’autre en dehors du pouvoir, mais tous deux fermes et confians dans leurs principes, il était naturel et juste que les derniers adoptassent la conduite la plus propre à renverser leurs adversaires... Les circonstances sont changées et je ne me sens plus en droit de pratiquer ce qui a pu être la tactique légitime et nécessaire des partis. Aussi longtemps que je verrai le gouvernement disposé à défendre contre toute innovation téméraire les droits de la propriété, l’autorité des lois, l’ordre de choses établi et régulier, je croirai de mon devoir, sans tenir aucun compte des sentimens de parti, de me ranger de son côté... Et en disant cela, je n’admets nullement la justesse des insinuations qui représentent le parti avec lequel j’ai l’honneur de marcher comme ennemi de toute réforme. Je me suis opposé à votre réforme parlementaire parce que j’avais dans la chambre, telle qu’elle était alors constituée, la ferme confiance qu’elle saurait admettre toutes les réformes utiles, graduelles et sûres. Je n’ai jamais été opposé à ces réformes-là... Mais je l’avoue franchement, je crains que la chambre qui siège maintenant ne soit trop portée à croire que tout est mal dans ce qui est établi et ancien; je ne doute point des bonnes intentions de la majorité, mais je crains que la plupart de ses membres n’arrivent ici avec cette impression que les institutions sous lesquelles ils ont jusqu’ici vécu sont pleines d’abus à réformer, et qu’ils n’aient une confiance trop présomptueuse dans nos moyens d’y porter remède... Trois mois ne se passeront pas, j’en suis convaincu, qu’ils ne se voient déçus dans leurs espérances; il est absolument impossible qu’elles soient satisfaites... J’ai appris avec satisfaction que les ministres de sa majesté, disposés à réformer tous les abus réels, étaient en même temps résolus de s’en tenir à la constitution de la chambre des communes telle qu’elle est faite maintenant, et de repousser toute expérience qui pourrait jeter de nouveau le trouble dans l’esprit public. Je suis décidé à les soutenir dans cette résolution.»
 
Pendant deux ans et deux sessions du parlement, en 1833 et 1834, aucun incident ne vint troubler sir Robert Peel dans cette ligne de conduite, et il y persista avec autant de succès que de constance. Les grandes questions se pressaient à la porte et dans l’enceinte des chambres : pour l’Angleterre, la réduction des impôts, la réforme des corporations municipales, l’introduction du scrutin secret dans les élections; pour l’Irlande, la réforme de l’église anglicane et de la distribution de ses richesses, les mesures de répression contre les désordres sanglans dont l’Irlande était encore le théâtre, même la révocation de l’union des deux royaumes et le retour à leurs parlemens séparés. Je ne rappelle ici que les grandes affaires. Toutes les idées, tous les desseins qui, depuis quinze ans, avaient été dans les salons, dans les journaux ou dans les chambres, l’objet des conversations, des écrits et des discours de l’opposition whig ou radicale, étaient maintenant à l’ordre du jour, comme autant de propositions formelles qui demandaient à devenir des lois. Sur toutes ces questions, à mesure qu’elles se présentaient, sir Robert Peel était prêt et apportait dans les débats un avis positif, une vaste et exacte connaissance des faits, cette éloquence tempérée qui réussit à convaincre sans se faire passionnément admirer, et cette autorité peu expansive, mais sûre d’elle-même, qui conquiert la confiance quand même elle n’entraîne pas la sympathie. Il ne se renfermait point dans les principes absolus des vieux tories ni dans les prérogatives extrêmes du pouvoir, il ne repoussait point toute innovation : il se montrait au contraire préoccupé de l’état nouveau de la société et de la nécessité de lui donner les satisfactions morales et les prospérités matérielles auxquelles elle aspirait; mais il défendait résolument, contre toute atteinte directe ou indirecte, la propriété publique ou privée, les droits et les lois en vigueur, la couronne, l’église, toutes les bases de l’ordre social et de l’ordre national, inscrivant hautement sur son drapeau cette maxime qu’à tout prendre les institutions de l’Angleterre étaient bonnes, la société anglaise bien réglée, et que toute innovation, plutôt suspecte, à ce titre, que favorable, était tenue de subir de fortes épreuves de discussion et de temps avant de se faire admettre aux dépens du régime établi. « Je repousse le scrutin secret, disait-il, parce qu’il rendrait cette chambre plus démocratique qu’elle n’est déjà, et je la crois assez démocratique, aussi démocratique que le comportent les principes de notre constitution et le maintien de la juste autorité des autres branches de la législature. Oh dit que le scrutin secret annulerait l’influence de la propriété foncière. J’affirme que, si l’influence de la propriété foncière était annulée, la sécurité de toute propriété et la stabilité de tout gouvernement disparaîtraient en même temps. Il est absurde de dire qu’un homme qui possède dix mille livres sterling de revenu ne doit pas avoir, dans la législature du pays, plus d’influence que celui qui ne possède qu’un revenu de dix livres. Pourtant l’un et l’autre ne votent qu’une fois. Comment cette injustice, cette inégalité choquante peut-elle être redressée sinon par l’exercice de l’influence? Comment le gouvernement éviterait-il de tomber dans la démocratie pure si l’influence n’appartenait qu’au nombre? J’ai aussi, contre le scrutin secret, une autre raison : après le grand changement fait l’an dernier dans notre système électoral, un autre changement non moins grave serait un acte de déraison. N’y aura-t-il donc, dans ce système, plus de fixité? Ne nous laissera-t-on pas le temps de juger les effets du changement déjà accompli? Tant que je n’aurai pas de fortes preuves de quelque vice dans le système aujourd’hui en vigueur, je m’opposerai à tout changement nouveau. Par cette continuelle série d’expériences sur nos institutions, nous renversons l’un des plus solides appuis du gouvernement, nous tarissons l’une des plus pures sources du pouvoir légitime, car nous détruisons le respect et l’attachement pour l’ordre établi. Quand je n’aurais que ce seul motif, je repousserais la proposition. »
 
Ce bon sens éclairé, conservateur par droiture d’esprit et intelligence morale plutôt que par intérêt et par tradition, ne donnait pas pleine satisfaction aux idées ni aux passions des vieux tories, et ils suivaient Peel avec quelque inquiétude, mêlée parfois de quelques murmures, comme un défenseur indispensable, non comme un représentant vrai et un guide assuré. En Irlande surtout, les orangistes ne se laissaient pas contenir ni diriger par sa prudente équité, et ils lui causaient souvent, par la violence de leur langage et de leur conduite envers les catholiques, autant de déplaisir que d’embarras. Il était ainsi, de ce côté, le chef d’un parti dont il n’était pas, ni par son origine, ni par le fond de ses idées, ni par ses goûts. En revanche, son renom et son crédit dans le gros de la nation, au sein des classes moyennes, dans le clergé, la magistrature, le barreau, l’industrie, le commerce, s’étendaient et s’affermissaient à vue d’œil. De jour en jour, on prenait plus de confiance dans l’honnêteté prudente de ses vues, dans son habileté financière et administrative, dans son intelligence des intérêts nationaux et sa sympathie pour les sentimens publics. Attentif et prévoyant, il ne laissait échapper aucune occasion de rendre, soit à ces classes en général, soit à leurs représentans considérables, quelque important service. En accomplissant l’émancipation des catholiques, il avait offensé bien des membres de l’église anglicane d’Irlande; mais il défendait si fermement, contre les dissensions et les hésitations du cabinet whig, l’inviolabilité des biens de cette église et de leur destination pieuse, qu’elle oubliait sa rancune et prêtait à Peel tout son appui. Un juge intègre et honoré à Dublin, le baron Smith, qui avait fait devant le grand jury une sortie un peu âpre contre les agitateurs, séides d’O’Connell, fut violemment dénoncé et attaqué dans la chambre des communes par O’Connell lui-même. Les whigs intimidés le livraient presque à la vengeance de leur tyrannique, mais nécessaire allié. Peel prit hautement sa défense, défendant aussi dans sa personne l’indépendance des magistrats et le sentiment du public anglais, indigné qu’O’Connell imposât son joug au cabinet. Chaque incident, chaque question grossissait et ralliait ainsi autour de sir Robert Peel ce nouveau parti d’ordre et de gouvernement qui soutenait les principes du pouvoir sans l’exercer, repoussait les invasions de l’esprit démocratique sans avoir un aristocrate pour chef, et tenait à honneur de s’appeler le parti conservateur, autant pour se distinguer du vieux parti tory que pour inscrire son nom sur son drapeau.
 
Cependant le cabinet whig était en proie aux plus fâcheux embarras et à un visible déclin. Pendant ses longues années d’opposition, il avait promis ou laissé espérer, en fait de réformes et de progrès, beaucoup plus qu’il ne pouvait faire, et maintenant qu’il était au pouvoir, on exigeait de lui bien plus encore qu’il n’avait promis. Il n’y a guère de pire condition pour un gouvernement que d’être aux prises avec des espérances à la fois ardentes et vagues, et nuls peuples ou nuls partis ne sont si difficiles à gouverner que ceux qui veulent immensément, sans bien savoir quoi. Si le cabinet de lord Grey n’avait eu pour mission que la réforme parlementaire, il eût pu se reposer avec orgueil : il avait accompli cette œuvre, et bien plus encore. En Irlande, il avait profondément modifié, dans l’intérêt des catholiques, la condition de l’église anglicane, et reporté sur les propriétaires protestans la plus large part du fardeau des dîmes. En Ecosse, il avait réformé les principaux abus du régime municipal; L’Inde et la Chine avaient été ouvertes au commerce libre. A l’éternel honneur de l’Angleterre, il avait aboli l’esclavage dans ses colonies. C’était là, à coup sûr, pour quatre années, une ample moisson de réformes. Mais ce cabinet était né d’un grand souffle d’opinion et d’ambition démocratique suscité par la révolution de France. Il était poussé et soutenu par une école de réformateurs philosophes, les radicaux disciples de Bentham, amis sincères de la justice et de l’humanité, mais logiciens rigoureux et impatiens, qui voyaient à peu près partout, dans la société et les institutions anglaises, des innovations pressantes et systématiques à réaliser. Il ne pouvait se passer de l’appui d’O’Connell, qui, à son tour, ne pouvait se dispenser de complaire aux passions de ses compatriotes, opprimés depuis tant de siècles, et trop grossiers, trop ignorans, trop irrités, trop misérables, pour comprendre et accepter les lenteurs nécessaires de la réparation. Assailli par ces exigences sans mesure et sans terme, compromis par ces alliances, dont s’offensait l’orgueil ou s’inquiétait le bon sens anglais, le cabinet whig hésitait, avançait, s’arrêtait, accordait, se rétractait; mais ni ses concessions alternatives ne réussissaient à satisfaire ses alliés divers, ni la haute considération de ses deux chefs dans les deux chambres, lord Grey et lord Althorp, ne suffisait pour arrêter le cours de son déclin.
 
Quand la situation commune est si difficile, les embarras de personnes ne manquent jamais d’éclater. Les dissidences d’opinion, les inégalités d’allure, les incompatibilités d’humeur portèrent bientôt le trouble dans le cabinet. Le gendre de lord Grey, lord Durham, esprit élégant, cœur généreux, mais enfant gâté de la fortune aristocratique, de l’encens domestique et de la faveur populaire, donna le premier l’exemple du dégoût; il sortit du cabinet pour cause de santé, dit-on, mais plus vraisemblablement parce qu’à son avis on n’allait ni assez vite ni assez loin dans les voies libérales. Quelques mois après, et pour des motifs plus sérieux, quatre ministres plus importans, lord Stanley, sir James Graham, le duc de Richmond et le comte de Ripon se retirèrent également : pas plus que sir Robert Peel, ils ne voulaient consentir à détourner de leur destination primitive et purement religieuse l’excédant des revenus de l’église d’Irlande pour l’appliquer à l’éducation publique. Deux mois plus tard, une autre question irlandaise, le bill de répression contre les désordres et les violences en Irlande, amena une retraite bien plus grave; le chef du cabinet réformateur, lord Grey, fier, susceptible, esprit plus élevé que clairvoyant, inhabile à se défendre des petites menées qu’il était incapable d’ourdir, prompt d’ailleurs à la lassitude et à l’ennui, crut son honneur blessé et sa situation faussée par quelques démarches de quelques-uns de ses collègues et quelques démêlés intérieurs du cabinet; il donna sa démission. Au lieu de se retirer avec leur chef selon l’usage, les ministres restèrent et prirent un autre chef, lord Melbourne. Ainsi radoubé avec plus d’adresse que d’éclat, le cabinet whig continuait de Vivre languissamment lorsqu’au mois de novembre 1834, la mort de lord Spencer appela à la chambre des pairs son fils aîné, lord Althorp, chef de la chambre des communes, où il était très difficile à remplacer. Lord Melbourne se rendit à Brighton pour soumettre au roi les nouvelles combinaisons que cet incident rendait nécessaires. Guillaume IV ne les approuva point, se plaignit de quelques-uns de ses conseillers et déclara son intention de remettre le pouvoir en d’autres mains. Toujours de sang-froid et de bonne grâce dans toutes les situations, lord Melbourne se chargea de porter lui-même au duc de Wellington la lettre par laquelle le roi l’invitait à former un nouveau cabinet, et le lendemain 15 novembre, à la grande surprise du public, le ''Times'' annonça la nouvelle en ces termes : « Les ministres whigs sont dehors; c’est la reine qui a tout fait. »
 
C’est la manie des politiques peu sérieux d’imputer leurs revers à quelque cause cachée et inattendue. La reine Adélaïde était ardemment tory; mais ni son influence, ni le penchant semblable, quoique plus incertain, du roi, n’auraient amené la chute du cabinet whig, si sa décadence ne l’avait préparée. Appelé à Brighton pour lui succéder, le vieux chef des tories, le duc de Wellington, donna un grand exemple de modestie à la fois et de puissance ; « Ce n’est pas à moi, dit-il au roi, c’est à sir Robert Peel que votre majesté doit demander de former un cabinet, et qu’il appartient de le diriger. Dans la chambre des communes sont la difficulté et la prépondérance; c’est son chef qu’il faut à la tête du gouvernement. Je servirai sous lui, dans le poste qu’il plaira à votre majesté de me confier. » Le roi n’objecta point; mais Peel était absent : depuis un mois, il était parti avec sa famille pour l’Italie. Lord Wellington offrit, en attendant son retour, de se charger de la responsabilité du gouvernement tout entier, et, de concert avec lord Lyndhurst, il fit en effet pendant trois semaines ce qu’il avait offert, conduisant seul plusieurs départemens ministériels, et attaqué par les rigoristes constitutionnels pendant que le public admirait en souriant sa confiante hardiesse et son infatigable empressement à servir le roi et l’état. Rejoint à Rome par les lettres qui le rappelaient, sir Robert Peel arriva à Londres le 9 décembre 1834, et accepta sans hésiter sa difficile mission. Souhaitant vivement d’ôter dès l’abord à son cabinet toute couleur d’exclusion et de réaction, il fit tous ses efforts pour y faire entrer lord Stanley et sir James Graham, membres naguère du cabinet whig, et qui avaient tous deux soutenu la réforme parlementaire. Ils refusèrent. Réduit à tenter de gouverner sous la nouvelle constitution du parlement, avec les seules forces du parti qui l’avait combattue, Peel manifesta immédiatement, dans une adresse à ses électeurs de Tamworth, ce qu’il pensait de sa situation et la conduite qu’il se proposait de tenir :
 
« Je n’accepterai jamais le pouvoir, dit-il, à la condition de me déclarer apostat des principes qui ont réglé jusqu’ici mes actions. En même temps je n’admettrai jamais que j’aie été, avant ou après le bill de réforme, le défenseur des abus et l’ennemi des réformes judicieuses. J’en appelle avec confiance à la part quêtai prise dans la grande question du système monétaire, dans l’amélioration de nos lois criminelles, du jugement par jurés, et aux opinions que j’ai professées et suivies en tout ce qui touche à l’administration du pays... Quant au bill même de réforme, je répéterai ici la déclaration que j’ai faite quand je suis rentré dans cette chambre comme membre du parlement réformé; je considère ce bill comme la solution définitive et irrévocable d’une grande question constitutionnelle, solution à laquelle aucun ami de la paix et du bonheur de notre pays ne doit porter atteinte, soit directement, soit par des moyens détournés. S’agit-il de l’esprit du bill de réforme et de ma disposition à l’adopter et à le développer comme règle de gouvernement? Si, par l’adoption de l’esprit du bill de réforme, on entend que nous devons vivre dans un tourbillon d’agitations incessantes, que les hommes publics ne peuvent se soutenir dans l’opinion publique qu’en épousant les impressions populaires de chaque jour, en promettant de redresser immédiatement tout ce qui sera dénoncé comme un abus, en abandonnant ce grand appui du gouvernement, plus efficace que la loi ou la raison même, le respect des droits anciens et des autorités consacrées par le temps; — si c’est la l’esprit du bill de réforme, je n’essaierai même pas de l’adopter. Mais si l’esprit du bill de réforme implique seulement un examen attentif de nos institutions civiles et ecclésiastiques, examen entrepris dans une disposition bienveillante et pour arriver, en maintenant fermement les droits acquis, au redressement des abus prouvés et des griefs réels, — je puis dans ce cas, pour mes collègues et pour moi, m’engager à agir dans cet esprit et avec cette intention. »
 
Il se mit sur-le-champ à l’œuvre : la chambre des communes fut dissoute. Les élections donnèrent au parti conservateur cent voix de plus qu’il n’en avait dans la chambre précédente. Les deux partis essayèrent leurs forces sur le choix de l’orateur; le candidat du nouveau cabinet, M. Manners Sutton, fut battu à dix voix de majorité. Loin de regarder cet échec comme insurmontable, Peel se montra, dans la discussion de l’adresse, plein d’ardeur et bien résolu à poursuivre la lutte : « C’est mon devoir, dit-il, mon premier et suprême devoir, de garder le poste qui m’a été remis, et de répondre à la confiance que je n’ai pas cherchée, mais que je ne pouvais décliner. Je vous adjuré de ne pas condamner sans entendre, de recevoir du moins les mesures que je proposerai de les améliorer, si elles sont défectueuses, de les étendre, si elles restent au-dessous de votre attente... Je vous fais de grandes offres, qui ne devraient pas être légèrement rejetées. Je vous offre la perspective d’une paix durable, le retour de la confiance d’états puissans, qui sont disposés à saisir cette occasion de réduire leurs armées et d’éloigner les chances de collisions hostiles. Je vous offre un budget réduit, des améliorations dans notre jurisprudence civile, la réforme de la loi ecclésiastique, le règlement de la question des dîmes en Irlande, leur commutation en Angleterre, l’abolition des abus réels dans l’église, et le redressement des griefs dont les dissidens ont droit de se plaindre... Je vous offre aussi la meilleure chance d’accomplir ces changemens de concert avec les autres pouvoirs de l’état, et de rétablir ainsi entre eux cette harmonie qui assure le maintien des anciennes institutions sans en exclure le perfectionnement. Vous pouvez rejeter mes offres, vous pouvez refuser de les écouter, vous pouvez préférer de faire les mêmes choses par des moyens plus violens; mais si vous agissez ainsi, le temps est prochain où vous vous apercevrez que le sentiment populaire, sur lequel vous comptiez, vous a abandonnés. Vous n’aurez alors d’autre alternative que d’invoquer notre aide, de replacer le gouvernement dans les mains auxquelles vous voudriez l’arracher aujourd’hui, ou de recourir à cette pression du dehors, à ces moyens de compulsion et de violence qui rendront vos réformes vaines et scelleront l’arrêt de mort de la constitution britannique. »
 
Les faits répondirent aux paroles : plusieurs des mesures que Peel venait d’indiquer furent immédiatement proposées; mais les whigs, irrités contre la couronne et sûrs de leur force dans la chambre étaient décidés à l’arrêter dès les premiers pas. Ils avaient pour alliés les haines invétérées de l’Irlande, les passions intraitables des orangistes, O’Connell, qui regardait Peel comme son plus personnel ennemi, les ultra-tories, qui le compromettaient en le soutenant, et les radicaux, trop opposés à l’esprit général de sa politique pour se contenter de ses concessions. A travers les propositions du cabinet, lord John Russell s’empressa de jeter la question sur laquelle sir Robert Peel ne pouvait et ne voulait à aucun prix transiger, l’appropriation à l’éducation publique de l’excédant des revenus de l’église d’Irlande. En vain Peel s’efforça de faire ajourner ce débat et d’obtenir pour les réformes qu’il avait proposées la priorité; après huit jours de discussion ardente, trois votes successifs constatèrent la force supérieure de l’opposition et mirent le cabinet dans une insurmontable minorité. Le lendemain 8 avril, Peel prit la parole : « Je dois annoncer à la chambre, dit-il, qu’après le voté d’hier soir nous nous sommes unanimement sentis obligés, moi et mes collègues, de déclarer au roi que, dans notre conviction, c’était notre devoir de remettre à sa disposition les charges que nous tenions de lui. Nous n’avons pris cette résolution, je n’hésite pas à le dire, qu’avec une extrême répugnance.... Et j’ai la confiance que la grande majorité de cette chambre me fera l’honneur de croire que cette répugnance ne provient que d un principe politique. Je suis profondément convaincu que, lorsque dans une grande crise un homme public se charge de gouverner les affaires de son pays, il contracte l’obligation de persévérer dans cette tâche aussi longtemps qu’il le pourra avec honneur. Aucune indifférence pour la vie publique, aucun dégoût des fatigues et des ennuis qu’elle impose, aucune considération d’agrément personnel, aucune tristesse de la vie privée n’autorisent un homme public à quitter, sans motif impérieux, le poste où son souverain l’a placé; mais en même temps il y a un grand mal à donner au pays le spectacle d’un gouvernement qui ne trouve pas dans la chambre des communes l’appui nécessaire pour conduire sûrement les affaires du pays et pour exercer sur les actes de cette chambre elle-même une influence que sa confiance seule peut donner. A ce spectacle de faiblesse, il y a des limites qu’il ne faut pas dépasser. Après tout ce qui est arrivé depuis le commencement de la session, le jour est venu, je pense, où nous devons nous décharger de la responsabilité qui pèse sur nous..... J’ai voulu donner cette explication brièvement et de façon à ne point susciter de sentimens amers. Toute ma vie politique s’est passée dans la chambre des communes, et c’est la aussi que j’en passerai le reste; quelles que soient les luttes des partis, je m’appliquerai toujours, pour mon compte, à vivre en bons et honorables termes avec la chambre, que j’y sois en majorité ou en minorité. Dans aucune circonstance, quelque pressantes que puissent être ses difficultés, je ne conseillerai jamais à la couronne de renoncer à la force morale qu’elle puise dans une scrupuleuse fidélité aux principes et à la pratique, à l’esprit et à la lettre de la constitution du pays. Cette constitution veut, je pense, qu’après une loyale épreuve un cabinet ne persiste pas à, conduire les affaires publiques contre l’opinion décidée de la majorité de la chambre des communes. C’est sous l’empire de cette conviction, profondément enracinée dans mon âme, que je quitte mon poste, en regrettant sincèrement la nécessité qui me contraint à abandonner en ce moment le service du roi. »
 
La chambre entière écoutait dans un silence plein d’émotion et d’estime. Lord John Russell se fit un devoir de déclarer que le ministre qui se retirait s’était conduit avec la plus honorable fidélité à l’esprit de la constitution, et après quatre mois d’une lutte, où le vaincu avait grandi bien plus, que les vainqueurs, le cabinet whig, sous la présidence de lord Melbourne, et sans le concours de lord Grey, ni de lord Spencer, ni de lord Brougham, reprit le gouvernement de l’Angleterre.
 
Il le garda six ans encore, et pendant ces six ans, sir Robert Peel garda aussi l’attitude qu’il avait adoptée après la réforme du parlement, décidé dans toutes les questions, actif dans tous les débats, critiquant sans ménagement le cabinet whig, défendant, contre lui et ses alliés, Irlandais ou radicaux, les principes permanens de la société et de la monarchie anglaise, mais ne cherchant ni à l’entraver ni à le renverser, et bien plus occupé d’étendre, d’éclairer, de discipliner le nouveau parti conservateur que pressé de prendre, en main le pouvoir. Plus impatiens que lui, ses amis se plaignaient quelquefois de cette longanimité sans résultat et sans terme, et sir Robert crut devoir s’en expliquer publiquement. Une occasion naturelle se présenta. Peu après l’avènement de la reine Victoria, en mai 1838, jaloux de donner à leur chef un témoignage solennel de leur adhésion, et au public une éclatante manifestation de leur force, les membres conservateurs de la chambre des communes, au nombre de 313, offrirent à Peel, dans ''Merchant Tailors Hall'', un grand dîner politique où devait en même temps se cimenter l’alliance, enfin déclarée, de lord Stanley et de sir James Graham avec sir Robert et son parti. Peel exposa nettement dans cette réunion sa politique et ses motifs, surtout les motifs de la réserve, en apparence si stérile, qu’il gardait dans une opposition pourtant si décidée. « Il y a, dit-il, quelque impatience parmi nous. Voyant la force que nous possédons, on regrette que nous n’en fassions pas un plus actif usage. La conduite qu’une opposition doit tenir dépend en partie des principes qu’elle professe. Nos amis impatiens doivent se rappeler que notre nom même implique une certaine contradiction; nous sommes une opposition conservatrice, nos principes sont ceux qui prévalent en général dans le gouvernement. Ils ne nous permettent pas cette latitude d’action qui peut convenir à une opposition conduite par des principes contraires. Une opposition qui professe que les institutions de ce pays sont un grief, que la société anglaise est un chaos d’abus, a contre le gouvernement un double motif et un double moyen d’attaque. Elle est mécontente de son système, elle censure ses actes, et en même temps elle n’hésite pas à fomenter le mécontentement populaire contre les institutions du pays. Le devoir au contraire que nous imposent à nous nos principes, c’est de maintenir les anciennes institutions du pays. Nous n’avons aucun désir d’élever l’autorité de la chambre des communes au-dessus de la prérogative de la couronne, ni aucun dessein de miner les privilèges de la chambre des lords; nous avons au contraire à cœur de les défendre. Le vaste champ d’opposition ouvert à ceux qui cherchent à réduire nos établissemens publics nous est fermé, car nous voulons que les établissemens maritimes et militaires du pays conservent leur vigueur et leur efficacité. Il ne nous appartient pas d’enflammer l’humeur populaire par la peinture exagérée des abus publics. Nous ne pouvons pas non plus prêter notre aide à la couronne pour mutiler les libertés du peuple... Je conjure ceux de nos amis qui souhaiteraient une action plus décisive de se rappeler par quelle voie, à quelles conditions nous avons acquis la force que nous possédons aujourd’hui : c’est par la modération, par la prudence, en ne nous écartant jamais de nos principes... J’espère que nous ne nous laisserons jamais entraîner, en vue de quelque avantage momentané, à nous allier avec les hommes dont les principes sont contraires aux nôtres. J’espère que nous n’abandonnerons jamais notre devoir dans la chambre des communes, uniquement pour créer au gouvernement des embarras, en le laissant se débattre seul contre ses ennemis ou ses périls. C’est ma ferme conviction qu’en remplissant fidèlement nos fonctions législatives, en blâmant les ministres quand il y a lieu de les blâmer, en amendant leurs mesures quand il y a lieu de les amender, dussions-nous les sauver ainsi de quelques embarras, nous nous assurerons de jour en jour de nouveaux droits à l’estime publique et de nouvelles forces dans le parlement. »
 
Il y avait dans ce langage autant de bon sens pratique que de sens moral : unies avec persévérance, la modération et la probité politiques servent un parti autant qu’elles l’honorent. Le parti conservateur suivit les conseils de sir Robert Peel, et son progrès continu prouva de plus en plus que chef et soldats méritaient le pouvoir qu’ils savaient attendre et qu’ils ne recherchaient que si honnêtement.
 
Pour la seconde fois, les impatiens se crurent un moment au but de leurs vœux. Dans la session de 1839, la décadence du cabinet whig devint visible et rapide. Sur la législation des grains, sur l’état de l’Irlande, sur les embarras suscités à la Jamaïque par l’abolition de l’esclavage, les ministres n’obtinrent que des succès si près d’être des échecs, que le 7 mai, soit découragement, soit dessein de mettre l’opposition à l’épreuve, ils donnèrent leur démission. La reine fit appeler le duc de Wellington, qui, de même qu’en 1835, l’engagea à s’adresser à sir Robert Peel. Sir Robert se déclara prêt à former un cabinet et en indiqua sur-le-champ les principaux membres. La reine les agréa tous, se montrant décidée à soutenir loyalement ses nouveaux conseillers; mais, avec la même franchise, elle témoigna qu’elle regrettait les anciens et croyait n’avoir eu qu’à se louer de leurs services. Les whigs avaient entouré son enfance; depuis qu’elle était sur le trône, lord Melbourne, par l’aménité de son caractère, par l’impartiale liberté de son jugement, par les agrémens de son esprit, tranquillement moqueur et gai, et par des soins à la fois respectueux et presque paternels, lui avait inspiré une confiance et un goût voisins de l’affection. Peel et ses amis en conçurent quelque inquiétude, et pensèrent qu’en prenant le pouvoir ils avaient besoin de prouver qu’eux aussi ils possédaient l’entière confiance de la reine. Peel lui demanda à disposer des principales charges de sa maison. Ce ne fut pas, à ce qu’il paraît, de sir Robert, mais du duc de Wellington lui-même que vint la première idée de cette exigence. La jeune reine en fut choquée : c’était, lui dirent les whigs, une prétention exorbitante et que n’autorisaient point les précédens. On ajoutait que de grandes dames du parti conservateur en avaient parlé comme d’un triomphe sur la reine, disant qu’elles sauraient bien, quand elles formeraient sa cour, la contenir dans les limites constitutionnelles mieux que ne faisaient les whigs. L’impertinence est quelquefois une arme utile, mais plus souvent un dangereux plaisir. Le lendemain du jour où sir Robert avait formé sa demande, il reçut de la reine ce billet :
 
« La reine, ayant réfléchi sur la proposition que lui a faite hier sir Robert Peel d’éloigner les dames de sa chambre, ne peut consentir à un procédé qu’elle croit contraire à l’usage, et qui répugne à ses sentimens. »
 
Sir Robert répondit par une longue lettre respectueuse, sensée et constitutionnellement vraie, mais un peu lourde et sans élégance comme sans complaisance. Évidemment il convenait mieux au parlement qu’à la cour. La négociation fut rompue et devint dans les chambres l’objet d’un débat. Les conservateurs, Wellington comme Peel, maintinrent leur prétention ; les whigs soutinrent le refus de la reine, se déclarant prêts à en accepter la responsabilité. Ils reprirent aussitôt le pouvoir, et sir Robert Peel reprit de son côté, pour deux ans encore, son rôle d’homme de gouvernement dans l’opposition.
 
Je le trouvai dans cette situation en 1840, quand le roi Louis-Philippe me fit l’honneur de m’envoyer à Londres comme son ambassadeur. Je le vis assez souvent durant ma mission, et nous causâmes librement de toutes choses, de la France, de l’Angleterre, de l’Europe, des rapports des états entre eux comme de l’état intérieur des sociétés. En fait de politique extérieure, et notamment sur la question turco-égyptienne, qui nous occupait alors, il me parut plus curieux que décidé, animé d’un grand esprit de justice et de paix, mais n’ayant sur ce genre d’affaires que des notions peu précises et peu arrêtées, comme un homme qui n’en a pas fait l’objet habituel de ses réflexions et de ses résolutions. Je remarquai plus d’une fois l’empire, mêlé de sympathie et de crainte, qu’exerçaient sur son esprit notre grande révolution de 1789, les idées et les forces sociales qu’elle a mises en jeu. Il ne partageait à ce sujet ni les maximes ni les passions des anciens tories, et au fond de son âme, malgré toutes ses réserves morales, politiques et nationales, ce grand conservateur anglais était lui-même un enfant bien plutôt qu’un ennemi de ce nouvel ordre social qui demeure puissant et fécond en dépit de ses fautes, de ses revers, de ses mécomptes et de ses ténèbres; mais ce qui me frappa surtout dans la conversation de sir Robert Peel, ce fut sa constante et passionnée préoccupation de l’état des classes ouvrières en Angleterre, préoccupation morale autant que politique, et dans laquelle, sous un langage froid et un peu compassé, perçait l’émotion de l’homme aussi bien que la prévoyance de l’homme d’état; « Il y a là, disait-il sans cesse, trop de souffrance et trop de perplexité; c’est une honte comme un péril pour notre civilisation; il faut absolument rendre la condition de ce peuple du travail manuel moins dure et moins précaire. On n’y peut pas tout, bien s’en faut; mais on y peut quelque chose, et on y doit faire tout ce qui se peut. » Dans l’activité de sa pensée et le loisir de sa vie, c’était évidemment là, pour lui, l’idée dominante de l’avenir.
 
Cet avenir approchait. Depuis ses deux restaurations de 1835 et 1839,1e cabinet whig s’usait à durer sans grandir. Dans les sessions de 1840 et de 1841, il recommença à chanceler, et l’on put pressentir pour lui une nouvelle chute. Les attaques de l’opposition devinrent plus pressantes; Peel ne se refusait plus à l’ardeur de ses amis, Les whigs ne tardèrent pas à s’apercevoir que ses coups étaient plus rudes et seraient peut-être bientôt mortels. Ils essayèrent de l’intimider ou de l’affaiblir en lui prédisant les embarras qui l’attendaient dans l’exercice du pouvoir : « Si, avec les meilleures et les plus pures intentions, dit M. Macaulay, le très honorable baronet venait à entreprendre le gouvernement de ce pays, il reconnaîtrait qu’il lui serait très facile de perdre la confiance du parti qui l’y aurait élevé, et très difficile de gagner celle que possède heureusement le gouvernement actuel, la confiance du peuple irlandais. » C’était par l’Irlande surtout que les whigs se flattaient de se maintenir et de paralyser leur redoutable adversaire. Ils le sommèrent de s’expliquer nettement à ce sujet, et aussi sur toutes ses vues, tous ses principes de conduite, s’il arrivait au pouvoir. Peel accepta sans hésiter le défi. « On demande deux choses, dit-il : l’une, que celui qui va voter qu’il n’a pas confiance dans le gouvernement actuel expose avec précision les motifs de son vote; l’autre, que ceux qui peuvent être considérés comme les successeurs probables des hommes qu’ils attaquent établissent d’après quels principes ils se proposent de conduire les affaires de ce pays. J’admets la pleine justice de la première de ces exigences. La seconde n’est peut-être pas, en droit strict, aussi parfaitement légitime; mais je m’y rendrai très volontiers. Mes réponses à toutes les questions seront complètes et sans réserve. Je sais trop le peu de fond qu’il faut faire sur l’appui des partis qui ne connaissent pas bien les idées du chef qu’ils soutiennent, j’ai trop d’expérience de ces engagemens solennels contractés pour renverser un pouvoir et violés quand le but est atteint, j’ai trop peu d’envie d’obtenir, sous de faux semblans ou par un silence menteur, une confiance trompeuse, pour ne pas accepter avec joie cette occasion de déclarer franchement, sur tous les points que vous avez posés, mes opinions et mes desseins. »
 
Il commença par résumer les motifs de son opposition, s’adressant tour à tour à ses plus éminens adversaires, à lord Howick, à M. Macaulay, à lord John Russell, plus incisif, plus ironique qu’il n’avait coutume de l’être; puis, revenant à lui-même, il passa en revue toutes les questions, toutes ses opinions sur la réforme, sur les privilèges des chambres, sur la loi des pauvres, la loi des grains, l’émancipation des catholiques, l’administration de l’Irlande, maintenant ce qu’il avait dit, indiquant ce qu’il croirait devoir faire si le pouvoir était dans ses mains, explicite et positif sur les points les plus délicats, entre autres sur la législation des céréales, au-delà peut-être de la nécessité et certainement de la prudence, évidemment entraîné par l’autorité naturelle de son caractère et par le sentiment de sa grande situation. « J’ai fini, dit-il après avoir parlé plus de deux heures; j’ai accompli le dessein pour lequel je me suis levé ; j’ai dit par quels motifs je refuse ma confiance au gouvernement actuel; j’ai déclaré quelle marche je me proposerais de suivre sur les grandes questions d’intérêt public qui divisent l’opinion publique. Je ne saurais répondre à la question que vous me posez : — Quels principes, prévaudront si un gouvernement nouveau vient à se former? — Mais ce dont je puis répondre, c’est que si les principes que je professe ne prévalent pas, je ne ferai point partie de ce gouvernement. Il se peut qu’en professant mes principes je perde la confiance de quelques personnes qui, par méprise, ont été jusqu’ici disposées à me suivre. Je regretterai profondément cette confiance; mais j’aime infiniment mieux la perdre que la conserver à un titre faux. Il se peut que les principes que je professe ne puissent être mis en pratique, et qu’un gouvernement qui le tenterait ne trouve pas dans la chambre des communes l’appui nécessaire. Pourtant je ne les abandonnerai pas, je ne chercherai pas à compenser la perte de confiance que je pourrai subir d’un côté de la chambre par le moindre effort pour me concilier la faveur de l’autre. Je persévérerai dans la conduite que j’ai tenue depuis l’adoption du bill de réforme, content du pouvoir réel que je ne cesserai pas d’exercer, indifférent, en ce qui me touche moi-même, au pouvoir officiel, prêt à m’en charger si on me le demande, quelles qu’en soient les difficultés, refusant de l’accepter à des conditions incompatibles avec mon honneur personnel, et dédaignant de le posséder au même titre que ceux qui l’exercent aujourd’hui. »
 
Le vote de non-confiance dans le cabinet whig fut rejeté encore ce jour-là à une majorité de 21 voix; mais le coup était porté : dans la session suivante, le 27 mai 1841, le même vote, proposé par sir Robert Peel lui-même, fut adopté par 312 voix contre 311. Le cabinet, décidé à épuiser toutes les chances, obtint de la reine la dissolution de la chambre des communes. Les élections le condamnèrent. Ouvert le 24 août 1841, le nouveau parlement, dans le débat de l’adresse, donna, aux conservateurs contre les whigs, 91 voix de majorité. Le 30 août, le cabinet whig remit entre les mains de la reine sa démission, et, trente-deux ans après son entrée dans la chambre des communes, sir Robert Peel, accomplissant l’attente de son père et des compagnons de sa jeunesse, prit effectivement en main le gouvernement de son pays.
 
 
===Deuxième partie===
 
<center>VII</center>
 
Sir Robert Peel arrivait au pouvoir sous les auspices les plus brillans et pourtant précaires, avec des forces éclatantes, mais aussi avec des faiblesses cachées (1). Son triomphe était aussi légitime que complet : le cabinet whig n’avait succombé à aucun accident, à aucune manœuvre; il s’était usé lentement, au grand jour de débats solennels, et retiré devant le vote positif et réfléchi du parlement. Le cabinet que Peel venait de former comptait dans son sein les hommes les plus illustres par la gloire, par le rang, par la capacité, par la considération : dans la chambre des pairs, le duc de Wellington, sans fonction spéciale; lord Lyndhurst, aussi habile dans la discussion poétique que dans l’administration de la justice; lord Aberdeen, d’un esprit aussi conciliant qu’élevé, prudent, patient, équitable, et mieux instruit que personne des intérêts et des traditions diplomatiques de l’Europe; lord Ellenborough, le plus brillant des orateurs tories; — dans la chambre des communes, lord Stanley, que le noble chef retiré des whigs, lord Grey, regardait, me dit-il en 1840, comme l’héritier le plus direct de la grande école oratoire de Pitt et de Fox ; sir James Graham, administrateur éminent, raisonneur fécond et animé, plein de ressources dans les débats ; — autour d’eux, un groupe d’hommes jeunes encore et déjà très distingués, laborieux, éclairés, convaincus, dévoués : M. Gladstone, lord Lincoln, M. Sidney Herbert, sir William Follett; — derrière cet état-major politique, une majorité nombreuse, formée par dix ans de lutte, contente et fière de son récent triomphe; et à la tête de ce puissant parti et de ce grand cabinet, sir Robert Peel, chef incontesté, éprouvé, accepté de tous, entouré de la considération publique, investi de l’autorité du caractère, du talent, de l’expérience, de la victoire. Jamais peut-être premier ministre n’avait réuni dès son avènement autant d’élémens et de gages d’un gouvernement sûr et fort.
 
Mais il était appelé à la plus difficile des œuvres, à une œuvre essentiellement incohérente et contradictoire. Il fallait qu’il fût à la fois conservateur et réformateur, et qu’il fît marcher avec lui, dans cette double voie, une majorité incohérente elle-même, et dans laquelle dominaient, au fond, des intérêts, des préjugés, des passions immobiles et intraitables. L’unité manquait à sa politique et l’union à son armée. Sa situation et sa mission étaient également complexes et embarrassées; c’était un bourgeois chargé de soumettre à de dures réformes une puissante et fière aristocratie, un libéral sensé et modéré, mais vraiment libéral, traînant à sa suite les vieux tories et les ultrà-protestans. Et ce bourgeois, devenu si grand, était un homme d’un naturel concentré et peu sympathique, de manières froides et gauches, habile à diriger et à dominer une assemblée, mais peu propre à agir sur les hommes par l’attrait de l’intimité, de la conversation, des communications expansives et libres, plus tacticien que missionnaire, plus puissant par les argumens que sur les âmes, plus redoutable pour ses adversaires qu’aimable pour ses partisans.
 
Mieux que lui-même peut-être, ses adversaires se rendaient compte, avec la sagacité de l’esprit de parti, des difficultés qui l’attendaient, et ils n’avaient garde de les lui aplanir. Ministres encore à l’ouverture du parlement, et appelés à rédiger, comme leur testa ment, le discours de la couronne, les whigs eurent grand soin d’y bien définir la double tâche qu’ils n’avaient pu accomplir eux-mêmes, mais qu’ils imposaient à leur successeur. Ils dirent aux chambres: « Les dépenses extraordinaires qu’ont entraînées les événemens du Canada, de la Chine et de la Méditerranée, et la nécessité de tenir sur pied des forces suffisantes pour protéger nos vastes possessions, nous obligent à chercher les moyens d’accroître le revenu public. Sa majesté désire ardemment que ce but soit atteint de la façon la moins onéreuse pour son peuple, et, après mûre délibération, il lui a paru que votre attention devait se porter sur la révision des droits qui frappent les produits étrangers. Vous aurez à examiner, d’une part, si quelques-uns de ces droits ne sont pas à la fois improductifs pour le trésor public et vexatoires pour le commerce; d’autre part, si le principe de la protection n’a pas reçu une extension également nuisible au revenu de l’état et aux intérêts du peuple. Sa majesté désire aussi que vous preniez en considération les lois qui règlent le commerce des grains. Vous aurez à voir si ces lois n’aggravent pas les fluctuations naturelles des moyens de subsistance, si elles n’entravent pas le commerce, ne dérangent pas le cours de la circulation monétaire, ne diminuent pas le bien-être et n’accroissent pas les privations du grand corps de la nation. »
 
Prenant ainsi, en se retirant, tous leurs avantages, les whigs chargeaient sir Robert Peel de réparer leurs fautes et d’acquitter leurs promesses. Il était condamné à relever le pouvoir et à réformer les lois, à combler le déficit et à soulager le peuple.
 
 
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<small> (1) Voyez la première partie dans la livraison du 1er mai dernier. — En renvoyant le lecteur à cette première partie, nous devons rectifier une erreur qui s’y est glissée par inadvertance. Page 251, ligne 22, au lieu de ''lord Dudley Stuart'', il faut lire ''lord Dudley'' simplement. Lord Dudley Stuart est un personnage tout différent, et qui n’a jamais été ministre.</small><br />
 
 
<center>VIII</center>
 
Avant de se mettre en marche vers ce double but, il employa cinq mois à étudier les faits et à préparer ses mesures. Impatiens de reprendre le rôle toujours facile de l’opposition, les whigs se plaignaient de ses lenteurs ; Peel leur répondait avec une poignante ironie : « Si je suis coupable de n’avoir encore rien proposé sur la législation des grains un mois après mon entrée au pouvoir, que faut-il penser d’un ministère qui, pendant cinq ans, jusqu’en mai 1841, a gouverné sans exprimer à ce sujet une opinion arrêtée et unanime? Si vous êtes à ce point convaincus que les lois sur les grains infligent au pays des maux effroyables, qu’elles sont la cause de la détresse commerciale et des souffrances qui pèsent, dans quelques districts, sur les classes ouvrières, pourquoi avez-vous laissé s’écouler cinq ans sans proposer un remède à ces maux? Pourquoi avez-vous fait, entre vous, de cette question une question libre?... J’en conviens : après avoir été dix ans en dehors du pouvoir, je crois raisonnable de ne pas changer en quelques semaines cette législation, d’examiner tous les renseignemens recueillis avant moi, de me rendre compte de tous les faits, de tous les avis.... Que ne mettez-vous la chambre en demeure de s’expliquer sur la confiance que je lui demande? Elle a été élue d’après votre conseil et sous vos auspices; consultez-là sur ce qu’elle pense de la conduite que je tiens. » Les whigs n’avaient garde de soumettre à la chambre une telle question; ils savaient trop quelle serait sa réponse. Le parlement fut prorogé sans que sir Robert eût exposé ses plans. La session se rouvrit, le 3 février 1842, avec un mouvement et un éclat inaccoutumés. La reine venait d’accoucher du prince de Galles; un vif sentiment monarchique animait le pays et les chambres; elles votèrent au prince Albert, comme à la reine elle-même, des adresses de félicitation affectueuse. Le roi de Prusse, le premier des souverains protestans du continent, l’ancien et naturel allié de l’Angleterre, était venu à Londres comme parrain du jeune prince. Il assistait à la séance royale. Quoique fortuits et passagers, les incidens heureux, les élans de joie publique profitent au pouvoir qui les voit naître. Après un débat de pure forme, les adresses en réponse au discours du trône furent votées, dans l’une et l’autre chambre, sans aucun dissentiment. Elles annonçaient que des mesures seraient incessamment proposées pour le l’établissement de l’équilibre entre les dépenses et les revenus de l’état, pour la révision du tarif des douanes, des lois sur les grains, sur les banqueroutes, sur l’enregistrement des listes d’électeurs, sur la juridiction des cours ecclésiastiques, et pour apporter à la détresse de certains districts manufacturiers tout le soulagement qu’on pouvait attendre de la législation. Toute hésitation et toute lenteur cessèrent en effet dans la marche du cabinet; il mit immédiatement les chambres à l’œuvre, et pendant plus de six mois, du 3 février au 12 août 1842, sir Robert Peel fut constamment sur la brèche, soit pour exposer et discuter ses plans sur les grandes questions à l’ordre du jour, soit pour faire face à toutes les attaques de l’opposition et à tous les incidens du gouvernement.
 
Le moyen qu’il adopta pour remettre l’équilibre dans les finances de l’état, l’établissement d’une taxe (''income-tax'') sur tous les revenus fonciers, mobiliers ou professionnels, au-dessus de 150 liv. sterl. (3,750 fr.), rencontra une forte opposition, et n’a pas cessé d’être, surtout en France, parmi les économistes et les financiers, l’objet de critiques aussi vives que les inquiétudes qui les inspirent. Dans un temps aussi enclin que le nôtre aux passions démocratiques, je devrais plutôt dire aussi craintif devant leurs prétentions ou leurs attaques, un impôt qui ne frappe que les classes riches, et n’excite ainsi point d’effervescence populaire, est trop tentant pour qu’on n’en redoute pas l’abus. L’assiette de la taxe sur les revenus est de plus évidemment sujette à une incertitude, à une inquisition, à un arbitraire, à des fraudes qui la rendent particulièrement suspecte et désagréable. Ces objections sont moins fortes en Angleterre qu’elles ne seraient ailleurs. Il y a là, dans toutes les carrières où s’exerce l’activité humaine, beaucoup plus de grandes fortunes faciles à connaître et à atteindre. Les garanties de légalité, de liberté, de publicité, je dirai même de moralité dans les rapports des citoyens avec l’état, y sont plus sûres et plus efficaces. D’ailleurs la taxe sur les revenus n’y était pas nouvelle; M. Pitt l’avait proposée et fait voter en 1798 au taux de 10 pour 100; sir Robert Peel ne demandait que 3 pour 100. Il tint absolument à sa demande; c’était à ses yeux une question d’honneur national aussi bien que de prudence administrative. « J’ai acquitté mon devoir comme ministre de sa majesté, dit-il en terminant l’exposé de son plan; j’ai proposé, avec tout le poids du gouvernement, ce que je crois nécessaire pour le bien public. Je vous laisse maintenant à accomplir le devoir qui vous est propre, le devoir d’examiner mûrement et d’accepter ou de rejeter définitivement les mesures que je vous propose. Nous vivons dans une ère solennelle pour les sociétés humaines. C’est la pente naturelle des hommes d’exagérer la grandeur des crises qui les frappent et des événemens auxquels ils assistent. Pourtant on ne saurait nier, je crois, que l’époque où là la Providence nous a placés, nous et nos pères, l’époque qui s’est écoulée depuis la première explosion de la première révolution française, ne soit l’une des périodes les plus mémorables de l’histoire du monde. La conduite que l’Angleterre a tenue durant ce temps attirera les regards, et, j’en ai la confiance, l’admiration de la postérité. Cette période se divise en deux parts presque égales : vingt-cinq ans d’une lutte continue, la plus redoutable où se soient jamais engagées les forces d’un peuple, et vingt-cinq ans d’une profonde paix européenne, rare fortune dont la plupart d’entre nous ont joui, et que nous avons due aux sacrifices accomplis pendant les années de guerre. Un temps viendra où d’innombrables millions d’hommes nés de notre sang, mis par notre vaste colonisation en possession d’une grande partie de notre globe, vivant sous des institutions issues des nôtres, parlant notre langue, un temps viendra, dis-je, où ces in nombrables millions d’hommes se rappelleront avec orgueil les exemples de courage et de constance qu’ont donnés nos pères pendant la terrible époque de la guerre... On comparera leur conduite avec celle que nous aurons tenue nous-mêmes pendant les années de la paix. Je m’adresse aujourd’hui à vous, au sein de cette paix qui dure de puis vingt-cinq ans; je vous expose les difficultés et les charges financières qui pèsent sur vous. J’ai l’espérance, la ferme confiance que, fidèles à l’exemple de vos pères, vous regarderez ces difficultés en face, et que vous ne refuserez pas de faire des sacrifices pareils à ceux qu’ils ont faits pour maintenir le crédit public. Pensez-y bien; ceci n’est pas une difficulté accidentelle : il y a dans les hautes classes de la société de grands progrès de jouissance et de bien-être, de prospérité et de richesse; au milieu de ces progrès existe un mal grave, un désordre dans les finances de l’état qui a été croissant depuis sept ans, et en face duquel vous vous trouvez aujourd’hui. Si vous avez, comme je crois que vous l’avez, le courage et la constance de ceux qui vous ont été donnés en exemple, vous ne consentirez pas à rester les bras croisés, regardant ce mal s’accroître tous les ans. Vous n’adopterez pas le misérable expédient d’aggraver pendant la paix, au milieu de ces progrès de prospérité et de richesse, le fardeau qu’aura à supporter la postérité..... Votre conduite serait en trop grand contraste avec celle de vos pères, pressés par des embarras bien plus pesans que les vôtres. En présence d’une sédition dans leurs flottes, d’une rébellion en Irlande, de cruels désastres au loin, avec des fonds publics au-dessous de 52, vos pères, avec un redoublement de vigueur et aux applaudissemens du pays, se sont soumis à une taxe sur le revenu de 10 pour 100. Vous ne vous exposerez pas à une si injurieuse comparaison... Au moment où je vous remets la responsabilité, vous vous montrerez dignes de votre mission, dignes de représenter un grand peuple... L’empire de l’opinion prévaut de plus en plus sur l’empire de la force physique; la bonne foi, le bon renom sont de plus en plus pour tous les peuples, surtout pour le peuple anglais, le plus sûr moyen de maintenir sa grandeur. Vous ne manquerez pas au devoir que vous ont légué vos pères; vous ne ternirez pas un nom qui est votre plus glorieux héritage. »
 
Les chambres pensèrent et sentirent comme le ministre qui les honorait en s’y confiant; le grand parti qui marchait sous sa conduite, propriétaires, capitalistes, négocians, manufacturiers, aristocrates et riches de toute sorte, accepta le fardeau qu’il lui imposait, et l’ordre fut rétabli dans les finances de l’état.
 
Au début et en apparence, la seconde des mesures que proposa sir Robert Peel était moins grave; elle consistait dans la révision du tarif des droits imposés à l’entrée des produits étrangers. « Les principes d’après lesquels nous avons procédé en général, dit Peel (je dis en général, car il y a quelques articles qui font exception), sont ceux-ci. Nous avons voulu d’abord supprimer toute prohibition absolue, et abaisser les droits d’un effet prohibitif. Nous avons ensuite grandement réduit les droits sur les matières premières employées dans nos manufactures; dans certains cas, le droit devient purement nominal et moyen de statistique plutôt que source de revenu; presque dans aucun cas, le droit sur les matières brutes ne s’élève au-dessus de 5 pour 100. Je propose que, sur les objets qui sont en partie manufacturés, les droits soient effectivement réduits et ne dépassent jamais 12 pour 100. Enfin, sur les objets qui sont complètement le produit du travail manufacturier, les droits ne s’élèveront presque jamais au-dessus de 20 pour 100. » Douze cents articles étaient compris dans le tarif; les droits furent réduits sur sept cent cinquante articles, et ces réductions, en y ajoutant celles dont le café et les bois de construction furent également l’objet, devaient entraîner pour le trésor une perte évaluée à 1,040,000 livres sterling (26,000,000 de francs). « Beaucoup de partisans déclarés de la liberté du commerce penseront, dit Peel, que je ne suis pas allé assez loin : sur le principe général de la liberté du commerce, il n’y a plus maintenant, je crois, grande différence d’opinion, et tout le monde est d’accord qu’il faut acheter au plus bas et vendre au plus haut prix possible;... mais quand on traite avec des intérêts si grands et si variés, on ne saurait procéder toujours par une exacte application du principe. Les vrais amis du principe général doivent penser qu’il ne serait pas sage de proposer des changemens tels qu’il en résultât des maux particuliers assez graves pour soulever une grande clameur et exciter une vive sympathie. Je pense à cet égard comme un homme d’état éminent qui n’est plus, et avec qui j’avais le bonheur d’agir en 1825. M. Huskisson proposa, à cette époque, dans la politique commerciale et coloniale de ce pays, quelques réformes bien moins étendues que celles que j’ai l’honneur de soumettre à la chambre. Il dit en les présentant : « Je n’ai nul désir de mettre en vigueur des principes nouveaux quand les circonstances n’en provoquent pas l’application; une expérience déjà longue dans les affaires publiques m’a appris, et chaque jour m’apprend encore qu’en présence des intérêts si vastes et si complexes de ce pays, les théories générales, quelque incontestables qu’elles soient abstractivement considérées, ne doivent être appliquées qu’avec une extrême circonspection, en tenant grand compte des relations actuelles de la société, et avec de grands ménagemens pour tous les établissemens qui se sont formés dans son sein. » Ce sont là, reprit Peel, de justes, profondes et sages idées, et elles nous ont dirigés, moi et mes collègues, dans la révision de notre tarif... Je regrette que, de nos réformes, il puisse résulter un peu de souffrance pour quelques intérêts; si nous y avions renoncé par ce seul motif, nous nous serions condamnés à un ajournement indéfini de ces questions. J’ai la confiance que le bien général que produiront nos mesures sera une ample compensation à quelques dommages individuels, et qu’elles accroîtront grandement la demande des produits de notre industrie, ainsi que les moyens, pour le peuple, de se procurer les nécessités et les commodités de la vie. Nous faisons ces propositions dans un moment de grands embarras financiers; mais en agissant ainsi, nous donnons à l’Europe un bon exemple : nous déclarons que nous ne chercherons pas à améliorer nos finances en élevant les droits à l’importation; nous comptons sur d’autres moyens pour remplir notre trésor. J’espère que notre exemple agira sur les nations étrangères; mais quand même elles ne le suivraient pas, cela ne devrait point nous décourager, car c’est toujours l’intérêt de ce pays-ci d’acheter à bon marché ce dont il a besoin, soit que les autres pays veuillent, ou non, en faire autant dans leurs rapports avec nous. Non-seulement ces principes nous seront immédiatement profitables, mais en les pratiquant nous en déterminerons tôt ou tard l’application générale, source assurée d’avantages mutuels, et pour nous et pour ceux qui seront assez sages pour agir comme nous. »
 
Pendant que Peel parlait, au moment où il exprimait son assentiment au principe général de la liberté du commerce, un vif mouvement d’approbation s’éleva dans la chambre; il s’interrompit : «Je comprends, dit-il, ce mouvement; je ne veux pas engager en ce moment une discussion sur la loi des grains, mais je soutiens, et j’en ai plus d’une fois donné les raisons, qu’il y a là une exception à la règle générale. Je sais que ces messieurs de l’opposition se plaindront des limites dans lesquelles, pour cette importante matière, j’ai renfermé l’application du principe de la liberté. Je persiste à croire qu’il serait inopportun d’aller aussi loin qu’on voudrait me pousser. Si j’apportais dans la loi des grains des changemens plus étendus que ceux que j’ai naguère soumis à la chambre, je ne ferais qu’accroître les souffrances et les alarmes du pays. Nous avons fait, je pense, tout ce que comportent, dans les circonstances actuelles, de si graves intérêts. »
 
Il avait en effet, dès les premiers jours de la session, abordé cette difficile matière et proposé, dans la législation des céréales, les seules réformes qu’il eût alors dessein d’y apporter. Elles étaient, à vrai dire, peu considérables; il maintint le système de l’échelle mobile des droits à l’importation des grains étrangers, en le modifiant dans un sens libéral, soit par le changement des bases d’après lesquelles devaient être fixées les moyennes des prix, soit par l’abaissement de la protection accordée, sur les divers degrés de l’échelle, aux blés indigènes. Le maximum de la protection, qui était de 27 shellings spar ''quarter'', quand le blé indigène était au-dessous de 60 shellings le ''quarter'', fut réduit à 20 shellings, et seulement quand le blé était au-dessous de 51 shellings. Ces modifications ne satisfaisaient aucun des partis opposans; les whigs, par l’organe de lord John Russell, proposèrent la substitution d’un droit fixe de 8 shellings par ''quarter'' à l’échelle mobile; M. Villiers, M. Cobden et les radicaux réclamèrent la complète abolition de tout droit sur les grains; M. Christopher, au nom des partisans ardens de la protection, demanda qu’à tous les degrés de l’échelle mobile les droits fussent plus élevés. Sir Robert Peel fit rejeter, après de longs débats, toutes ces propositions, et maintint fermement celle du cabinet, sans confiance passionnée, sans illusion, sans charlatanisme, offrant son plan comme la transaction la plus équitable entre les intérêts en présence, mais ne s’en promettant et n’en promettant à personne ni la conciliation définitive de ces intérêts, ni la cessation de la détresse des classes ouvrières dans certaines parties du pays. « Je me fais un devoir, dit-il en commençant, de déclarer qu’après avoir consacré à cette question toute l’étude et toute l’attention dont je suis capable, je ne puis recommander la proposition que j’ai à faire en vous donnant l’espérance qu’elle atténuera effectivement et immédiatement la détresse commerciale. J’admets la réalité de cette détresse, je déplore les souffrances qu’elle cause, je sympathise avec les classes condamnées à de si dures privations; mais je ne saurais attribuer la détresse, autant du moins que le supposent quelques personnes, à l’influence des lois sur les grains... Elle tient, selon moi, à d’autres causes qui suffisent à l’expliquer. » Il apporta la même sincérité dans la discussion, dans l’appréciation de la valeur pratique de ses mesures, évidemment perplexe, quoique décidé, et très combattu dans son âme entre son ardent désir d’améliorer le sort des classes ouvrières et les ménagemens qu’il voulait garder, non-seulement par prudence parlementaire, mais par justice et nécessité permanente, envers la propriété foncière et l’agriculture nationale. « Il est impossible, dit-il, de ne pas sentir que ceux qui demandent la complète abolition des lois sur les céréales peuvent faire appel à des argumens qui leur donnent de grands avantages ; ils peuvent se récrier contre une taxe sur le pain, sur la nourriture du peuple; ils peuvent dire que cette taxe est établie pour la protection ou au profit d’une classe particulière... Je persiste pourtant dans l’opinion qu’il est de la plus grande importance, pour les intérêts de ce pays, qu’en fait de subsistances vous y demeuriez, autant que cela se peut, indépendans des secours étrangers. Je ne veux pas dire absolument indépendans, ce qui est impossible; rien ne serait plus nuisible que de faire naître par les lois cette impression qu’on veut rendre ce pays absolument indépendant de tout secours étranger; ce que je dis, c’est qu’il importe infiniment, dans un pays où le blé est la principale nourriture du laboureur, que si nous avons recours à des blés étrangers, ce soit uniquement pour combler un déficit accidentel, non pour en tirer le fond permanent de notre subsistance Les droits que je propose sont à coup sûr un abaissement considérable de la protection jusqu’ici accordée au cultivateur indigène, et pourtant, s’il y regarde bien, il verra qu’il peut supporter cette réduction et qu’il est encore efficacement protégé Je n’entends protéger spécialement aucune classe; la protection ne peut être soutenue d’après ce principe; elle doit être d’accord avec le bien général de toutes les classes du pays. Je ne me croirais pas l’ami des agriculteurs, si je demandais pour eux une protection dans l’unique dessein de maintenir leurs revenus Je désavoue expressément toute intention semblable. Je crois et mes collègues croient qu’il importe infiniment à notre pays, à toutes les classes de la société dans notre pays, que la principale source de leur alimentation réside dans l’agriculture nationale, et nous croyons en même temps que toute augmentation de prix sur les grains, imposée pour atteindre à ce but, doit être réclamée non comme une prime particulière pour l’agriculture, mais comme une mesure avantageuse au pays tout entier... Telle est la proposition que le gouvernement de sa majesté soumet à la chambre..... Le moment me paraît bon pour régler cette question. Il n’y a pas au dehors assez de blé disponible pour alarmer ceux qui redoutent un excès d’importation. Pendant le temps qui s’est écoulé depuis la clôture du parlement, et au milieu de la détresse commerciale, les esprits sont restés sur cette délicate matière, aussi modérés, aussi calmes qu’on pouvait le désirer. Quelque fermentation a pu paraître çà et là, quelques tentatives ont pu être faites pour enflammer le peuple; mais, je dois en convenir, l’attitude et la conduite du gros de cette nation, notamment des classes les plus frappées par la détresse commerciale, leur donnent droit à la sympathie et au respect. Aucun obstacle violent n’entravera la solution de la question; elle est pleinement dans le domaine de la loi. J’ai la confiance qu’acceptée, ou non, tout entière et telle qu’elle est, la proposition que j’ai l’honneur de soumettre à la chambre aura pour effet d’amener quelque arrangement satisfaisant et définitif. »
 
C’était trop espérer et de la sagesse générale des hommes et de sa propre sagesse : quoique adoptées sans amendemens et à de fortes majorités, les propositions de sir Robert Peel, loin d’amener pour cette grande question un arrangement satisfaisant et définitif, ne furent qu’un nouveau pas dans la lutte. Dès qu’il eut manifesté l’intention de réduire les droits protecteurs de l’échelle mobile, une scission commença dans son parti et jusque dans son cabinet; le duc de Buckingham, qu’il y avait appelé comme le plus dévoué représentant des intérêts agricoles, se retira, et dans la chambre des communes 104 conservateurs votèrent pour l’amendement qui réclamait des droits plus élevés que ceux de la proposition ministérielle. M. Villiers et M. Cobden réunirent 90 voix en faveur de la complète abolition des lois sur les céréales. Le système du droit fixe, soutenu par les whigs, rallia 226 suffrages contre 349, fidèles à celui de l’échelle mobile. Quelque complète que fût pour le gouvernement la victoire, ce n’étaient pas là, surtout à l’entrée de la carrière, des oppositions ni des symptômes d’avenir à dédaigner. Au terme de la session de 1842, l’avant-veille de la prorogation du parlement, lord Palmerston se chargea de mettre en lumière cette situation et d’en faire éclater, sous les pas du cabinet victorieux, les embarras et les périls : « Certainement, dit-il, le jour où nous sommes sortis des affaires et où nos adversaires ont pris le pouvoir, ce jour a été pour le parti tory un jour d’exultation et de triomphe. C’était certainement un jour qui leur assurait, pour de longues années, le maintien de ce système de monopole et de droits restrictifs auquel ils étaient attachés, et qu’ils jugeaient bon pour l’intérêt public comme pour leur propre intérêt; mais, ô vanité de la sagesse humaine! que la vue des hommes les plus sagaces est courte! Avant que peu de mois se fussent écoulés, les chants de triomphe des tories se sont changés en cris de lamentation. Les hommes qu’ils avaient choisis comme leurs plus fermes champions, les défenseurs qu’ils avaient armés pour leur cause, ceux-là même ont tourné contre eux leurs armes, et leur ont porté sans pitié des coups qui, s’ils ne sont pas mortels aujourd’hui, amèneront infailliblement bientôt la ruine complète du système favori des tories. Grand a été leur désappointement et amères leurs plaintes. Nous ne les avons pas beaucoup entendues dans cette chambre, et pour cause; mais dans toutes les autres maisons de Londres, dans tous les clubs, dans toutes les rues ont retenti les colères de ces pauvres gens se disant victimes de la plus cruelle déception. Il est vrai qu’ils ont été cruellement déçus; mais par qui? Ce n’est point par l’honorable baronet dont ils ont fait leur chef; c’est par eux-mêmes, c’est à eux-mêmes qu’ils doivent s’en prendre du mécompte que leur cause la conduite du gouvernement de sa majesté. Pourquoi, pendant les dix longues années qu’ils ont passées marchant à la suite de leurs chefs dans l’opposition, n’ont-ils pas pris la peine de s’assurer des opinions de ces chefs sur ces questions d’une importance à leurs yeux vitale?... Ce que sont réellement ces opinions, nous avons eu, dans la session actuelle, pleine liberté et occasion de l’apprendre; elles nous ont été exposées sans détour sans équivoque, et je dois dire que les plus zélés avocats de la liberté commerciale n’auraient pu manifester des doctrines plus libérales, des principes plus élevés et plus justes. Personne ne peut supposer que nos honorables adversaires aient hérité de nous ces principes en prenant nos places, ou qu’ils les aient trouvés enfermés dans les boîtes rouges dont nous leur avons remis les clés... Encore moins peut-on croire que ces opinions, ces doctrines aient été, pour les chefs tories, le résultat d’études profondes auxquelles ils se sont livrés depuis leur entrée au pouvoir en septembre dernier; nous savons par expérience ce que sont les labeurs obligés des ministres; nous savons que le torrent des affaires roule sur eux à toute heure de tous les jours, comme les flots de la Tamise, et les emporte irrésistiblement Non, ce n’est pas entre le 3 septembre, jour de leur avènement, et le 3 février, jour de l’ouverture de cette session, que les ministres de sa majesté ont eu le loisir d’étudier les ouvrages d’Adam Smith, de Ricardo, de Mac Culloch, de Mill et de Senior; évidemment les idées qu’ils ont exprimées dans cette chambre étaient le fruit de longues études et d’anciennes méditations, d’études et de méditations poursuivies pendant ces dix années du loisir que permet l’opposition même la plus active. Nos honorables adversaires sont arrivés au pouvoir imbus de ces excellens principes, dont la manifestation, de leur part, a excité tant d’admiration de notre côté de la chambre, tant de surprise et d’alarme sur d’autres bancs..... Les mesures qu’ils nous ont proposées sont loin sans doute de répondre et aux besoins du pays, et à nos désirs, et aux principes mêmes sur lesquels elles se fondent; mais il n’en est pas moins vrai que, depuis que nous avons un gouvernement tory, nous avons fait un grand pas dans la bonne voie, assez grand pour nous remplir d’espoir dans l’avenir, et pour nous décider à essayer de nous contenter, dans le présent, de ce que nous avons déjà obtenu. »
 
Peel ressentit vivement un coup si bien porté, et il le repoussa avec hauteur et rudesse envers ses adversaires, avec ménagement et douceur envers ses amis. Prenant sur-le-champ la parole après lord Palmerston, « le noble lord, dit-il, devrait voir avec un peu plus de tolérance les changemens d’opinion : il a été, pendant vingt ans, le partisan zélé de Perceval, de Castlereagh, de Canning; jusqu’en 1827, jusqu’à la mort de M. Canning, cet adversaire décidé et invariable de toute réforme parlementaire, le noble lord a fidèlement suivi et servi M. Canning. En 1830, à l’avènement du comte Grey, l’avocat décidé et invariable de la réforme, le noble lord a aussi fidèlement suivi et servi le comte Grey Pendant la vie de M. Canning, n’avait-il donc rien vu dans les circonstances du temps, dans le progrès des événemens, qui indiquât la nécessité prochaine de grands changemens constitutionnels? N’avait-il rien observé qui lui apprît qu’il était prudent de devancer les demandes populaires et d’écarter, par des concessions opportunes et limitées, la nécessité d’innovations dangereuses? Fallait-il absolument, pour amener et justifier son changement d’opinion, quelque grand coup soudain et imprévu, comme la révolution de 1830 en France? Je puis croire et je crois à la pureté de ses motifs; mais je crois aussi que, de sa part, il y a mauvaise grâce à étaler tant d’intolérance et de violence contre les changemens d’opinion dans l’esprit d’autrui... Il insinue que j’ai trompé mes amis par l’étendue et l’importance des modifications que j’ai apportées dans les lois sur les grains; je suis accoutumé à entendre, de la part de ses amis à lui, un reproche tout contraire : ils disent que ces modifications ne sont ni étendues ni importantes, que la loi nouvelle ne vaut pas mieux que l’ancienne, qu’il y a mécompte et déception, non pas pour les agriculteurs, mais pour le grand corps des consommateurs. Ces deux accusations ne peuvent être vraies l’une et l’autre; au fait, ni l’une ni l’autre n’est vraie; je n’ai trompé personne, je n’ai pratiqué dans le gouvernement point de principes que je n’eusse professés dans l’opposition. Que me disiez-vous alors ? Que mes partisans ne me soutenaient qu’à contre cœur et sans conséquence, qu’ils blâmaient ma modération, mon penchant pour la liberté commerciale. Quand j’ai pris le pouvoir en 1835, n’ai-je pas fait une déclaration publique des principes d’après lesquels je voulais agir? En quoi m’en suis-je écarté en 1842?... Le noble lord dit que je n’ai pas pris ces principes dans les boîtes rouges des derniers ministres. Il n’a jamais rien dit de plus vrai. Le dernier cabinet n’a pas laissé la moindre trace de ses intentions en fait de liberté commerciale et d’abaissement des tarifs : elles ont pu être excellentes, mais nous n’en avons rien découvert... Ce n’est qu’au jour même de votre chute, comme des pénitens consternés, que vous vous êtes souvenus des principes que vous aviez oubliés ou négligés aux jours de votre force, et vous avez discrédité ces principes mêmes en essayant de les faire servir, non pas au bien public, mais au salut d’une administration en ruine... Le noble lord explique l’inaction du cabinet dans ses dernières années par un argument qu’il croit triomphant; ils n’étaient pas, dit-il, assez forts, ses collègues et lui, pour faire prévaloir leurs principes; ils étaient entravés, annulés par l’opposition. Alors pourquoi restiez-vous au pouvoir? pourquoi préfériez-vous vos places à vos principes? Pourquoi ne proposiez-vous pas ce que vous jugiez bon, en renvoyant au parlement la responsabilité du rejet? J’ai le droit de vous faire cette question. En 1835, ai-je renoncé à la taxe sur la drèche parce que mes partisans me menaçaient de la repousser? Non; je les ai réunis, je leur ai dit que le maintien de la taxe sur la drèche était nécessaire au maintien du crédit public, que je m’opposerais à ce qu’elle fût abolie, et que je me retirerais si j’étais battu. J’ai résisté, et résisté efficacement... Vous me disiez l’an dernier que je serais un instrument dans les mains d’autrui, et qu’on me refuserait le pouvoir de pratiquer mes principes. J’ai déclaré alors, comme je le déclare aujourd’hui, que le pouvoir, ses privilèges, son éclat, ne sont rien à mes yeux si ce n’est comme instrument de bien public. S’il faut posséder le pouvoir par tolérance et ne le garder qu’à la condition d’abandonner mes propres opinions pour obéir à celles d’autrui, je ne le garderai pas. Mon dédommagement pour tous les sacrifices que le pouvoir impose, c’est l’espoir de cette honorable renommée qu’on n’acquiert qu’en suivant fermement la route qui, selon notre juge ment toujours faillible, conduit au bonheur du pays... Ce n’est pas en s’asservissant aux volontés d’autrui, en recherchant la faveur momentanée des majorités, qu’on arrive à ce but, seul digne de nos efforts. Malgré tout ce qu’a dit le noble lord, malgré les rumeurs qu’il a recueillies sur les secrets mécontentemens de mes amis, j’ai l’orgueilleuse satisfaction de savoir que je conserve leur confiance, tout en réclamant le droit d’agir selon ma propre pensée. C’est leur généreux appui qui, de l’ouverture à la clôture de cette session, m’a mis en état de surmonter toutes les difficultés et de faire triompher toutes les mesures que j’ai proposées. Des nuances diverses, des mécontentemens accidentels ont pu se produire; mais je demeure convaincu que ma conduite dans le pouvoir ne m’a fait perdre, chez mes amis, rien de cette adhésion confiante qui m’encourageait dans les arides régions de l’opposition. Après l’approbation de ma conscience et l’honneur de mon nom dans l’avenir, leur estime et leur cordial soutien sont la plus haute récompense que puissent me valoir mes travaux. »
 
Ce n’était pas uniquement par prudence et pour raffermir son parti ébranlé que Peel tenait ce langage; sa confiance était sincère et jusqu’à un certain point fondée; comme il le rappelait, il avait plus d’une fois, en face de ses adhérens, proclamé ses principes et revendiqué son indépendance; malgré des dissidences et des humeurs évidentes, le gros du parti lui était resté et lui restait fidèle. Nécessaires les uns aux autres, d’accord sur les principes fondamentaux du gouvernement, infailliblement vaincus dès qu’ils seraient désunis, le chef et la plupart des soldats marchaient ensemble sans s’interroger, ne faisant rien pour se tromper mutuellement, mais évitant de se détromper, et couvrant leurs dissentimens et leurs mécomptes de leurs concessions ou de leur silence. Rare exemple d’intelligence et de modération patienté dans une situation incurablement fausse, qui ne pouvait durer sans s’aggraver en s’éclaircissant, mais qui, grâce à ces vertus politiques, pouvait et devait durer encore longtemps ! Dans le parlement, le jour commençait à se faire sur ce péril; dans le pays, deux faits considérables, la ligue contre la loi des grains et l’état de l’Irlande, vinrent presser le cours des événemens et contraindre sir Robert Peel à marcher plus vite sur la pente où il s’était placé.
 
 
<center>IX</center>
 
Dans le comté de Lancaster, près de Manchester, une ville manu facturière de second ordre, peuplée pourtant de 50,000 habitans, Bolton, avait été jetée par la crise commerciale dans la plus cruelle détresse. Sur cinquante établissemens de manufacture, trente étaient fermés; plus de 5,000 ouvriers ne savaient où trouver ni presque où chercher leur subsistance. Les désordres et les crimes, comme les misères, allaient croissant dans cette ville désolée avec une effroyable rapidité. Près du quart des maisons n’avaient plus d’habitans; les prisons en regorgeaient. Des enfans mouraient de faim dans les bras de leurs mères; des pères abandonnaient leurs femmes et leurs enfans, essayant de les oublier, puisqu’ils ne pouvaient les nourrir. Le parlement faisait des enquêtes sur l’étendue et les causes de cette détresse. Bolton avait pour représentant à la chambre des communes le docteur Bowring, économiste intelligent, actif, expansif, infatigable, appliqué sans relâche à mettre et remettre ces faits sous les yeux de la chambre, en les invoquant pour la cause de la liberté commerciale, dont il était l’un des plus zélés défenseurs, et soutenu dans son ardeur philanthropique par son goût pour le plaisir de faire du bruit en faisant du bien. Le mal persistait; nul remède n’arrivait. Un vieux médecin, le docteur Birney, annonça un jour à Bolton qu’il ferait le soir, dans la salle de spectacle, une leçon sur la loi des grains et ses effets. Une grande foule se réunit, la salle était pleine; mais quand l’orateur voulut prendre la parole, il se troubla et s’embarrassa à ce point qu’il lui fut impossible de poursuivre. Le désappointement et l’humeur, dans ce public déjà si triste, se tournèrent en irritation. Un violent désordre était près d’éclater. Un jeune chirurgien, M. Paulton, s’élança sur le théâtre, et improvisa tout à coup contre la loi des grains, et sur les souffrances qu’elle infligeait aux classes ouvrières, une éloquente invective. L’assemblée l’écouta et l’applaudit avec passion. On lui demanda de recommencer, dans une autre séance, son populaire discours. Il recommença en effet, apportant à l’appui de ses idées de nouveaux faits, de nouveaux raisonnemens, de nouveaux motifs de colère. Le docteur Bowring se trouvait en ce moment à Manchester, où, parmi les principaux manufacturiers, un comité venait de se réunir pour étudier la détresse publique et les moyens d’y porter remède. Entendant parler de M. Paulton et de ses improvisations, il le fit engager à venir à Manchester et à entretenir le comité de ses vues. Aussi approuvé et goûté à Manchester qu’à Bolton, M. Paulton reçut du comité la mission de parcourir les principaux districts manufacturiers de l’Angleterre, pour les échauffer d’un même zèle dans un même dessein. La chambre de commerce de Manchester adopta presque à l’unanimité une pétition demandant au parlement l’abolition complète et immédiate de la loi des grains. Les fabricans, négocians, marchands et ouvriers de la ville signèrent, au nombre de plus de vingt-cinq mille, une sorte de déclaration de guerre à cette loi, et pour rendre ce mouvement efficace en le transformant en action continue, les manufacturiers formèrent une association permanente vouée à la poursuite de leur but, instituèrent, sous le titre de ''Circulaire contre la Taxe sur le Pain'', une publication périodique, organe de leurs opinions et de leurs conseils, choisirent des commis-voyageurs intellectuels chargés de la répandre en la commentant, et ouvrirent, pour subvenir aux frais de l’œuvre, une souscription qui s’éleva aussitôt à 50,000 livres sterling (1,250,000 francs ).
 
Ainsi commença contre la loi des grains l’organisation régulière de la passion publique, au service d’un intérêt et d’une idée.
 
Une idée n’est rien sans un homme. Sur-le-champ il s’en trouva un pour l’institution naissante. Richard Cobden, manufacturier en toiles peintes, établi depuis peu d’années à Manchester, s’y était promptement distingué par son esprit pénétrant, droit, fécond, et par son éloquence vive, claire, naturelle, hardie, aussi bien que par son honnêteté et ses succès industriels. Il était riche et populaire, et quoique les jalousies locales l’eussent empêché d’être envoyé à la chambre des communes par Manchester même, il y siégeait au nom de Stockport, ville voisine, qui l’avait élu son représentant. A peine entré dans l’association, Cobden comprit que, si Manchester en demeurait le principal théâtre et les manufacturiers de Manchester les principaux acteurs, elle serait de peu d’effet. Ce mélange d’instinct et de réflexion prompte qui caractérise les esprits puissans et les missions vraies lui apprit que, pour réussir, il fallait que l’association de particulière devînt générale, de provinciale nationale, et qu’elle eût pour centre de publicité et d’action le grand centre du pays et de son gouvernement, c’est-à-dire Londres. C’était d’ailleurs pour lui-même le sûr moyen de jouer dans cette œuvre le premier rôle. A Manchester, il avait des rivaux plus riches et plus influens que lui; à Londres, et comme membre du parlement, il devenait naturellement l’organe et le chef de l’association. Il s’employa donc vivement à en transporter le siège à Londres, au milieu du grand mouvement politique et des partisans déjà célèbres de la liberté commerciale. Des relations s’établirent entre eux et le comité de Manchester; des réunions se tinrent, où le but et les principes de l’association, ses conditions et ses moyens de succès, furent débattus et proclamés dans une sphère plus élevée et plus étendue que celle où elle avait pris naissance. Dans une de ces réunions, M. Cobden venait de décrire l’organisation de la ligue hanséatique et d’autres confédérations analogues formées dans le moyen âge pour résister à l’oppression des puissances du temps et protéger les classes labo rieuses : « Pourquoi ne formerions-nous pas aussi une ligue? s’écria un des assistans. — Oui, reprit Cobden, une ligue contre la loi des grains. » L’adhésion fut générale et vive; elle se répandit rapidement au dehors, partout où le mouvement venu de Manchester avait pénétré, et l’association qui déclarait la guerre à la loi des grains eut dès-lors un nom éclatant, un chef populaire, de l’unité et de la grandeur.
 
La ligue rencontra dès ses premiers pas un dangereux écueil ; avant elle s’était formée une autre association bien autrement ambitieuse, celle des chartistes, qui n’aspiraient à rien moins qu’à changer, n’importe à quel prix, l’état civil comme l’état politique de l’Angleterre, sa société comme sa constitution; révolutionnaires aussi étourdis qu’arrogans, qui, entre autres fautes capitales, commettaient celle de copier en paroles des révolutions étrangères. C’était la prétention des chartistes de dominer dans toutes les assemblées populaires, et d’y faire d’abord proclamer leurs principes et leurs projets. Ils avaient naguère, dans un grand ''meeting'' tenu à Leeds, violemment rompu avec les radicaux, qui ne voulaient pas réclamer absolument et sans transaction le suffrage universel; ils repoussèrent avec la même violence la ligue pour la liberté commerciale, qui tenait à se renfermer dans son modeste dessein ; ils se refusèrent avec elle à toute entente ainsi limitée, portèrent le trouble dans ses réunions, et finirent par jeter les manufacturiers, ses chefs, dans la plus cruelle perplexité, en donnant aux ouvriers le conseil de quitter les ateliers et de cesser tout travail, assurés, disaient-ils, que, lorsque toute source de production et de revenu serait ainsi tarie, le gouvernement serait contraint de capituler et de se soumettre aux conditions que les classes ouvrières voudraient lui dicter. Un tel conseil devait trouver aisément crédit dans les districts manufacturiers que désolait la détresse. Tout travail y cessa en effet; les ouvriers oisifs se promenèrent, en masses bruyantes, dans les rues et aux environs des villes, commettant ça et la des désordres graves sur le lieu même, mais peu menaçans en général. Par calcul comme par instinct, la ligue contre la loi des grains demeura étrangère à ce mouvement, qui compromettait à la fois et les intérêts actuels de ses chefs et le but lointain qu’ils poursuivaient. On essaya bien d’en rejeter sur eux la responsabilité, au moins indirecte, et probablement les prétextes ne manquaient pas à ce reproche, car dans les grandes agitations publiques tous les novateurs sont solidaires, et prêtent, dans les premiers momens, le souffle de leurs passions aux désordres que la plupart d’entre eux sont loin de vouloir. Au fond, M. Cobden et ses amis déploraient une perturbation que les souffrances populaires et les folies chartistes avaient seules soulevée, et lorsqu’au bout de peu de semaines elle cessa devant quelques mesures de répression et par son propre affaissement, ils furent à coup sûr des premiers et des plus sincères à s’en réjouir.
 
Rentrés par le retour de l’ordre dans leur liberté d’action, ils reprirent leurs réunions publiques : elles avaient commencé dans la salle de spectacle de Bolton; elles s’établirent dans celles de Drury-Lane et de Covent-Garden, à Londres; le théâtre fut arrangé en salon; une petite estrade y fut dressée pour les orateurs; une foule nombreuse de tout rang, de tout état, de tout sexe, remplissait le parterre, les loges, les galeries, et les économistes les plus distingués venaient là périodiquement attaquer le régime protecteur et réclamer la liberté commerciale au nom des principes et des intérêts, de la science et de la charité. Nous avons quelque peine à concevoir et nous ne supporterions pas en France le degré de violence auquel s’emportaient quelquefois les orateurs. Dans l’état de notre société et de nos mœurs, les points d’arrêt sont trop rares et les moyens de résistance conservatrice trop faibles pour que parmi nous de telles attaques contre l’ordre établi et les lois en vigueur se puissent déployer sans péril. Nous l’avons trop oublié dans nos élans vers la liberté; nous voulons le torrent et nous détestons les digues, ce qui a cette conséquence déplorable que, lorsque l’inondation et ses ravages éclatent, nous n’y savons d’autre remède que de tarir les sources mêmes, sauf à languir et à dépérir ensuite de sécheresse et de soif. La chaire chrétienne elle-même ne se permettrait pas aujourd’hui, dans nos églises et au nom de la charité envers les pauvres, les tableaux que les apôtres de la liberté commerciale présentaient, dans Covent-Garden, au public anglais. « Voulez-vous, disait là un jour M. W.-J. Fox, qui entra bientôt dans la chambre des communes, voulez-vous mettre en lumière les plus pernicieux, les plus mortels effets de la loi sur les grains? Cela pourrait se faire dans cette salle, mais non pas en y réunissant l’auditoire que j’y vois aujourd’hui. Allez dans les impasses, les ruelles, les cours obscures, les greniers et les caves de cette métropole; réunissez leurs misérables et affamés habitans; amenez-les ici, dans ces loges, dans ce parterre, dans ces galeries, avec leur chétive apparence, leurs joues creuses et pâles, leurs regards inquiets, peut-être des passions amères et sombres perçant sous leurs traits : vous aurez là un spectacle qui troublerait le cœur le plus ferme et amollirait le plus dur, un spectacle devant lequel je voudrais amener ici le premier ministre, et je lui dirais : « Voyez, délégué de la majesté royale, chef des législateurs, conservateur des institutions, regardez cette masse de misères ; voilà ce que vos lois et votre pouvoir, s’ils ne l’ont pas créé, n’ont pas su prévenir, ni guérir, ni adoucir! » Je sais ce qu’on nous répondrait, si cette scène pouvait se réaliser; on nous dirait : « Il y a toujours eu des pauvres en ce monde; il y a beaucoup de maux que les lois ne créent pas et ne peuvent guérir; quoi qu’on fasse, la misère existera toujours; c’est la mystérieuse dispensation de la Providence. » Je dirais à mon tour au premier ministre : « Hypocrite ! ne vous servez pas de cet argument ; vous n’en avez pas encore le droit. Délivrez l’industrie de toute entrave, retirez de la coupe de la pauvreté le dernier grain du poison du monopole; accordez au travail tous ses droits, ouvrez à un peuple industrieux tous les marchés du monde : si après tout cela il y a encore de la pauvreté, vous aurez acquis le droit, peu digne d’envie, de blasphémer contre la Providence. »
 
Quand une idée s’est ainsi transformée en passion et en vertu, quand la part de vérité qu’elle contient efface et fait disparaître à ce point les objections qu’elle suscite et les autres vérités qui la limitent, on ne délibère plus, on ne discute plus; on ne veut plus qu’agir; on marche, on se précipite. La ligue fit les plus rapides progrès; dans la plupart des comtés et des villes, en Ecosse comme en Angleterre, des ''meetings'' se réunirent, des déclarations de principes furent publiées, d’abondantes souscriptions recueillies en sa faveur. Un siège vint à vaquer dans la chambre des communes parmi les représentans de la Cité; M. James Pattison, porté au nom de la liberté commerciale, fut élu contre M. Th. Baring, candidat conservateur. Le plus considérable des banquiers de Londres, M. Samuel Jones Lloyd, se prononça pour les novateurs. Le ''Times'', qui jusque-là avait fait peu de cas du mouvement, changea d’allure et déclara solennellement : « La ligue est un grand fait. » Le fonds de 50,000 livres sterl., produit de la première souscription, était épuisé; on résolut de former un nouveau fonds de 100,000 livres sterl. (2,500,000 fr.), et dans le premier ''meeting'' tenu à Manchester, les souscriptions s’élevèrent immédiate ment à 13,700 livres sterl, (3A2,500 fr.) Enfin une accession nouvelle et peu attendue apporta à la ligue un grand accroissement de crédit; on tint dans les campagnes, notamment dans le comté de Dorset, des ''meetings'' de laboureurs, ces favoris de la protection, et ils y racontèrent leur propre détresse, presque égale à celle des ouvriers dans les manufactures : « Je suis protégé, s’écria, dit-on, un paysan, et je meurs de faim ! »
 
Peel suivait d’un œil à la fois bienveillant et inquiet ce grand mouvement; ami des principes que soutenait la ligue, il était choqué de l’excès de ses paroles comme de l’impatience de ses prétentions, et plus préoccupé des embarras prochains qu’il en prévoyait que de la force qu’un jour peut-être il en pourrait tirer. La détresse publique, qui ne cessait point, le désolait; il persistait à penser, comme il l’avait dit en prenant le pouvoir, que la loi des grains n’en était pas la seule, ni même la principale cause. Ni la nouvelle loi qu’il avait fait rendre à ce sujet, ni ses mesures pour l’abaissement des tarifs n’amenaient encore de grands et évidens résultats. Le revenu public était en souffrance; l’atteinte déjà portée au système protecteur et le péril bien plus grave dont le menaçait la ligue redoublaient la colère des tories exclusifs; leurs attaques contre Peel, contre « sa trahison déjà consommée et ses obscurs desseins, » devenaient de jour en jour plus rudes. Il en était plus irrité qu’intimidé; mais dans ce trouble des partis, en présence de tant de passions ennemies ou compromettantes, de tant de problèmes et de faits encore incertains, il jugeait plus sage de ralentir que de presser sa marche dans la voie difficile où il était engagé.
 
Un cruel incident vint ajouter à cette disposition de son esprit un sentiment de tristesse personnelle : comme il se promenait avec son secrétaire intime, M. Drummond; un homme inconnu, un Écossais, Daniel Mac Naughten, arrivé naguère de Glasgow à Londres, se rencontra sur leur chemin, et demanda à des passans si ce n’était pas la sir Robert Peel. Peu de jours après, le 21 janvier 1843, M. Drummond, en traversant la place de Charing-Cross, fut atteint et tué d’un coup de pistolet tiré par Mac Naughten, qui l’avait pris pour sir Robert. Il fut clairement établi dans le procès qu’aucune idée, aucune passion politique n’était mêlée à ce crime, et que la préoccupation insensée d’une prétendue persécution, dont il se croyait la victime et sir Robert Peel l’auteur, avait seule poussé l’assassin. II fut enfermé dans une maison de fous; mais l’impression qu’avait reçue sir Robert de ce malheur était profonde et ne tarda pas à se manifester.
 
Le 2 février 1843, le jour même de l’ouverture de la session et dans le débat de l’adresse, il s’empressa de déclarer hautement la politique expectante qu’il se proposait de suivre dans la grande question dont le pays était agité. « J’ai fait, dit-il, l’an dernier, dans les lois qui régissent notre commerce, et avec l’aide de mes collègues et de mes amis, des changemens plus considérables que n’en avait tenté aucune autre époque. Si j’avais eu en vue d’autres changemens étendus et prochains, je les aurais proposés d’un seul coup, dans le cours de la dernière session. Pourquoi ne l’aurais-je pas fait? J’ai exposé alors les principes généraux qui réglaient ma conduite, j’adhère toujours à ces principes : si j’avais de nouvelles réformes à proposer, elles y seraient conformes; mais je n’ai autorisé personne à penser que je ferais chaque année de grandes innovations... Je ne puis oublier que, dans ce pays, la protection a été la règle, et que sous cette règle se sont créés de nombreux et considérables intérêts. Si, en introduisant de meilleurs principes, vous agissez trop vite, si vous créez des souffrances au moment même où vous vous efforcez d’amener des améliorations, vous courez le risque de retarder le progrès des bons principes même... Je tromperais donc les honorables membres, si je les induisais à attendre, dans la session actuelle, les importantes innovations auxquelles ils ont fait allusion. Je ne veux pas entrer maintenant dans la défense de la loi des grains : nous aurons sans doute d’autres occasions de la discuter; mais puisqu’on me demande de m’expliquer à ce sujet, je dois déclarer que le gouvernement de sa majesté n’a point le dessein de proposer de tels changemens. »
 
Devant une déclaration si positive, l’agitation fut vive dans la chambre; les partisans de la liberté commerciale n’avaient pas suscité au dehors un tel mouvement, et avec un tel succès, pour n’obtenir au dedans que l’inaction. Leurs attaques devinrent pressantes; M. Cobden les rendit personnelles. Après avoir soutenu que le peuple agricole souffrait de la loi sur les grains autant que le peuple manufacturier, et de la loi nouvelle autant que de l’ancienne, il interpella directement sir Robert Peel. « Quel autre remède avez-vous que le nôtre pour mettre fin à la détresse publique? Vous avez agi selon votre propre jugement; vous êtes responsable des conséquences de votre acte;... en faisant passer votre loi, vous avez refusé d’écouter les manufacturiers; la responsabilité de votre mesure retombe sur vous... L’honorable baronet dit que c’est son devoir de décider avec indépendance et d’agir sans tenir compte d’aucune influence, d’aucune instance, et moi je dis à l’honorable baronet que c’est le devoir de tout membre honnête et indépendant de le déclarer individuellement responsable de l’état actuel du pays;... je lui dis que toute la responsabilité de ce déplorable et dangereux état pèse sur lui. » A ce mot de responsabilité, et de responsabilité personnelle, si âprement et tant de fois répété, sir Robert Peel prit la parole avec une émotion visible : « L’honorable membre vient de redire ici très énergiquement ce qu’il a dit plus d’une fois dans les conférences de la ligue, qu’il me regarde comme individuellement, personnellement responsable de la détresse et des souffrances du pays. Quelles que puissent être les conséquences de ces insinuations, jamais aucune menace, soit au dedans, soit au dehors de cette enceinte, ne me fera tenir une conduite que je considère... » Il ne put achever sa phrase; amis ou adversaires de Peel, beaucoup de membres se demandaient ce qu’il voulait dire et pourquoi il était si ému. On comprit que l’image de M. Drummond poursuivait sa pensée, et que cette responsabilité de la détresse publique, rejetée avec tant d’insistance sur sa tête, le frappait comme une provocation à l’assassinat. A l’instant M. Cobden se récria, protestant avec véhémence contre un si injuste soupçon; non-seulement les radicaux ses amis, mais les whigs, lord John Russell entre autres, l’en défendirent comme d’une indignité dont il n’avait pu concevoir l’idée, et à la fin de la séance il renouvela lui-même sa protestation, évidemment sincère, et désolé qu’un pareil sens eût pu être un moment attribué à ses paroles. Sir Robert accepta son désaveu, mais sans abandon et gardant un air de froide méfiance. Courageux jusqu’à l’obstination, il était en même temps d’une extrême susceptibilité nerveuse et enclin aux suppositions les plus amères : amertume excusable et presque clairvoyante dans cette circonstance. La passion se rassure trop par l’innocence de ses intentions sur les effets de ses emportemens; on ne sait pas ce que des paroles prononcées sans mauvais dessein peuvent contenir de venin fatal qui ira enflammer les esprits ardens et pervers, toujours en fermentation obscure dans les régions inconnues de la société.
 
 
<center>X</center>
 
Un autre fardeau bien plus lourd à porter que la loi des grains et bien plus impossible à écarter, l’Irlande, pesait incessamment sur sir Robert Peel. Après l’émancipation des catholiques, il s’était flatté que cette plaie de son pays et de son gouvernement touchait à la guérison. Sans le proclamer, il avait toujours présent à l’esprit le plan qu’avait conçu M. Pitt, lorsqu’en 1800 il avait accompli l’union des deux royaumes. L’émancipation des catholiques, un traitement fixe assuré par l’état au clergé catholique, des établissemens d’instruction publique fondés pour donner à ce clergé, dans le pays même, l’éducation qu’il ne recevait pas du tout ou qu’il allait encore chercher sur le continent, par ces trois mesures coordonnées l’union de l’Irlande avec l’Angleterre devait devenir vraie et efficace. Sir Robert Peel avait exécuté la première, et si personne n’osait encore proposer la seconde, la troisième était depuis longtemps commencée. En 1795, M. Pitt avait fait instituer à Maynooth, dans le comté de Kildare, un collège spécialement destiné à l’éducation des prêtres catholiques, et depuis cette époque, sous tous les cabinets, tories ou whigs, et malgré les réclamations des ultra-protestans, le parlement avait voté chaque année, pour cette institution, une allocation peu considérable, mais importante par le principe qu’elle consacrait. Le 20 septembre 1841, trois semaines à peine après la formation du cabinet conservateur, l’opposition au vote annuel de ce fonds s’étant renouvelée, sir Robert Peel s’en expliqua hautement : « Depuis trente ans, dit-il, que je fusse ou non dans le pouvoir, j’ai voté pour le don au collège de Maynooth, sans ressentir à ce sujet aucun scrupule religieux; je me fais donc un devoir de proposer aujourd’hui cette allocation à la chambre. «Elle fut votée par 99 voix contre 23, et le bon vouloir persévérant du premier ministre pour le clergé catholique de l’Irlande fut constaté en même temps que la résistance obstinée qu’il devait rencontrer.
 
A en juger par les apparences, sa situation dans les questions d’Irlande ressemblait à celle ou il se trouvait en Angleterre pour les questions économiques : dans l’un et l’autre cas, il avait pour adversaires les deux partis extrêmes, — là les ultra-protestans et les masses catholiques, — ici les conservateurs intraitables du système protecteur et les avocats populaires de la liberté commerciale, sir Robert Inglis et M. O’Connell comme le duc de Buckingham et M. Cobden; mais au fond la différence des deux situations était immense, et la difficulté des deux tâches incomparable. En Angleterre, la question des céréales n’avait en soi rien d’insoluble, et devait évidemment finir soit par une transaction, soit par l’adoption d’un principe nouveau, plus ou moins fâcheux pour certains intérêts, mais qui ne bouleversait point l’état. Sir Robert Peel avait d’ailleurs affaire là, soit dans le camp de la protection, soit dans celui de la liberté, à des adversaires intelligens, expérimentés dans les luttes politiques, que la passion, même violente, ne frappait pas d’un complet aveuglement, et capables dans la victoire de quelque mesure, dans la défaite de quelque résignation. En Irlande, il avait à refaire toute la société en défaisant toute son histoire; avec des vainqueurs et des vaincus, des maîtres et des sujets, divers de race, de religion, de langue, et après des siècles de guerre ou d’oppression, il fallait former et former promptement une nation de citoyens égaux et libres, gouvernés comme leurs voisins d’Angleterre ou d’Ecosse. Et à chaque pas dans ce travail surhumain, sir Robert Peel était aux prises d’un côté avec les intérêts et les passions de son propre parti, de l’autre avec les haines, les préjugés, l’ignorance invétérée d’un peuple, et en outre avec l’hostilité personnelle d’un chef populaire, longtemps avocat puissant d’une bonne cause, maintenant charlatan au service d’un désir insensé. Pendant que l’aristocratie protestante anglo-irlandaise, laïque et ecclésiastique, défendait âprement sa domination, O’Connell réclamait avec fracas, au nom du peuple irlandais, ce qu’en aucun cas, à aucun prix, Peel ne pouvait accorder, la destruction de la grande œuvre de Pitt, le rappel de l’union des deux royaumes.
 
Pendant les sessions de 1843 et 1844, trois grands débats dans les deux chambres, prolongés pendant plusieurs jours, amenèrent l’un et l’autre parti à manifester pleinement, par l’organe de leurs simples soldats comme de leurs chefs, tout ce qu’ils avaient dans l’âme sur l’état et le gouvernement de l’Irlande. Les monumens de cette lutte solennelle nous restent; en les étudiant avec soin, je suis demeuré confondu, pour les Irlandais du fol aveuglement des espérances, pour les Anglais, whigs ou tories, de l’inconcevable légèreté des promesses. Dans le premier de ces débats, il s’agissait d’un bill proposé par lord Eliott, principal secrétaire d’Irlande, pour établir quelques mesures de police, la plupart depuis longtemps déjà usitées, sur la possession des armes à feu dans ce pays, désolé par les violences et les assassinats. Lord Cléments, député du comté de Leitrim, dans le Connaught, prit le premier la parole : « Ce bill est diabolique... Que dirait le noble lord qui le propose si je proposais pour l’Angleterre une mesure semblable? Nous sommes mécontens en Irlande, très mécontens. Il nous faut la législation anglaise; il faut que cette chambre nous la donne. Si nous ne devons pas l’obtenir, plus tôt nous le saurons en Irlande, mieux cela vaudra... Ce que nous demandons, nous le disons nettement, hardiment : nous demandons que vous gouverniez en Irlande comme en Angleterre, ni plus ni moins. Donnez-nous cela; sinon nous demeurerons mécontens, très mécontens, et en perpétuelle agitation. » Deux mois plus tard, un homme éminent, le plus éloquent des représentans de l’Irlande après O’Connell, M. Sheil, avec plus de mesure, tenait sur le même sujet le même langage: « Le peuple irlandais, disait-il, se demandera pourquoi les législatures des deux pays doivent être unies, si les législations sont différentes, et comment il se peut que de fortes majorités adoptent pour l’Irlande un bill que, pour l’Angleterre, au milieu des circonstances les plus extrêmes, aucun ministre n’oserait proposer. » L’année suivante, O’Connell lui-même exprimait la même idée d’une façon encore plus explicite et plus absolue : « L’union, disait-il, devait être l’identification des deux îles; il ne devait y avoir dans l’une point de droits, point de privilèges qui ne devinssent communs à l’autre; la franchise électorale devait être la même, l’organisation des corpo rations municipales la même, tous les droits civiques les mêmes. Le comté de Cork ne devait pas plus différer de celui de Kent que l’Yorkshire ne diffère du Lancashire. Voilà ce que devait être l’union, voilà ce que se proposait M. Pitt. » C’était la en effet l’idée qu’en avait conçue le peuple irlandais; la complète et prompte jouissance des droits, des lois, des libertés, de la prospérité de l’Angleterre, telle était, à ses yeux, la conséquence nécessaire de l’union des deux royaumes; on l’irritait quand on la lui faisait attendre; on l’avait trompé s’il ne la possédait pas.
 
Il n’y a, en politique, point de plus grande faute, et en morale politique point de tort plus grave, que d’exalter sans mesure les espérances déjà si promptes des peuples, et d’ouvrir devant leur imagination, comme leur prochaine conquête, des perspectives dont ils n’atteindront peut-être jamais le terme, et dans lesquelles, en tout cas, ils ne marcheront qu’à pas lents. Ce fut là, à commencer par M. Pitt, la faute, le tort, l’erreur de tous les cabinets anglais envers l’Irlande. Je dis l’erreur, car il y avait dans leur pensée et dans leur conduite une large part de sincérité. Les troubles de l’Irlande devenaient pour eux un sérieux péril ; ses misères pesaient sur eux comme un remords. Animés d’un ardent désir d’y mettre un terme, ils partageaient les illusions qu’ils se plaisaient à répandre. Ils se trompaient eux-mêmes, comme ils trompaient les Irlandais, sur la valeur de leurs mesures et l’efficacité de leurs promesses. On n’abolit pas en un jour des siècles d’iniquité et de tyrannie; on ne régénère pas un peuple par quelques lois. Plus l’Angleterre prodiguait à l’Irlande les espérances, plus l’Irlande s’irritait de ses mécomptes. Accusés tour à tour de l’avoir abusée et tour à tour contraints de la réprimer, les tories et les whigs étaient tour à tour l’objet de ses colères. O’Connell avait naguère appelé les whigs ''vils, brutaux et sanguinaires''; il avait attaqué lord Grey comme sir Robert Peel, et les ''meetings'' qu’il convoquait pour réclamer le rappel de l’union avaient commencé sous le ministère de lord Melbourne.
 
Frappé de sa propre impuissance comme de celle de ses prédécesseurs, Peel s’en exprimait avec une tristesse profonde. « L’honorable membre, disait-il en répondant à M. Sheil, se montre surpris du calme et de l’apathie avec lesquels je vois, assure-t-il, l’état actuel de l’Irlande. Je puis l’assurer que je vois l’état actuel de l’Irlande avec la douleur et l’anxiété la plus amère. J’ai fait tout ce que je pouvais. J’avais espéré une atténuation graduelle des difficultés et des animosités suscitées par les sentimens religieux. J’avais espéré un rapprochement progressif entre les protestans du nord et les catholiques du midi de l’Irlande. J’avais cru voir, dans les rapports des honorables membres de cette chambre entre eux et dans leurs bons sentimens mutuels, un meilleur étal; des esprits et l’influence de ces lois qui ont relevé les catholiques de toute incapacité politique, et les ont mis avec nous sur le pied d’une parfaite égalité. Notre commerce avec l’Irlande allait croissant... J’espérais que le rétablissement de la tranquillité attirerait dans ce pays des capitaux qui s’emploieraient en entreprises utiles pour sa prospérité L’agitation si déplorablement ranimée en Irlande a déçu toutes mes espérances. »
 
Le mal devint bientôt plus grave que des espérances déçues. L’agitation prépara ouvertement la sédition. De telles masses de population accoururent aux ''meetings'' convoqués pour réclamer le rappel de l’union, qu’on les appela des ''meetings-monstres'', prenant plaisir à étaler leur force, et se flattant que le cabinet en serait intimidé. Le 15 août 1843, cinq cent mille hommes, dit-on, se réunirent à Tara, lieu jadis célèbre, où se faisait, avant l’invasion anglaise, l’élection des anciens rois d’Irlande, et qui avait été naguère, dans la grande insurrection irlandaise, en 1798, le théâtre d’une défaite des insurgés. O’Connell se montra là plus hardi et plus confiant qu’il n’avait jamais paru. « N’en doutez pas, dit-il, l’accablante majesté de votre nombre passera en Angleterre et aura là son effet. Le duc de Wellington a commencé par nous menacer. Il parlait de guerre civile; il n’en dit plus un mot à présent. Il fait faire des meurtrières dans les vieilles fortifications. C’est bien là le fait d’un vieux général; comme si nous voulions aller nous casser la tête contre des murailles ! J’apprends avec plaisir qu’on a dernièrement importé chez nous une grande quantité d’eau-de-vie et de biscuit. J’espère que les pauvres soldats en auront quelque chose. Le duc de Wellington parle de nous attaquer; j’en suis charmé. Je ne dirai pas le moindre mot blessant pour les braves soldats qui composent l’armée de la reine, et qui se conduisent si bien. Pas un de vous n’a une seule plainte à former contre aucun de ceux qui résident dans notre pays. Ils sont la plus vaillante armée du monde; mais j’affirme ceci : s’ils nous faisaient la guerre, l’Irlande, animée comme elle l’est aujourd’hui, fournirait assez de femmes pour battre toutes les troupes de la reine.... Voyez comme tout le peuple d’Irlande se lève pour le rappel de l’union ! Lorsque le 2 janvier dernier je me suis hasardé à dire que ceci serait l’année du rappel, ils ont tous ri de moi. Rient-ils maintenant? C’est notre tour de rire. Je vous dis que dans un an le parlement sera à Dublin, dans ''College-Green''..... Oui, le parlement d’Irlande s’assemblera alors, et je défie tous les généraux vieux et jeunes, et toutes les vieilles femmes en pantalons, je défie toute la chevalerie de la terre de nous enlever notre parlement, quand nous l’aurons repris. »
 
Peu après ce ''meeting'', et en réponse au discours par lequel la reine avait clos la session du parlement, O’Connell déclara à son tour par un manifeste que l’Irlande n’avait plus rien à espérer du gouvernement anglais pour le redressement de ses griefs, que les moyens légaux et constitutionnels étaient épuisés, et un nouveau ''meeting'', qui surpasserait, dit-on, en nombre et en ardeur, tout ce qu’on avait encore vu, fut convoqué pour le 8 octobre suivant, à Clontarf, près de Dublin, où les Irlandais avaient jadis remporté une victoire sur les envahisseurs danois. Tout le programme de cette journée, la marche, l’arrivée, l’emplacement, la tenue des populations furent solennellement réglés d’avance, avec un air de précision militaire, comme s’il se fût agi, non d’un rassemblement populaire à haranguer, mais d’une armée à passer en revue la veille du combat.
 
A Dublin et à Londres, le gouvernement jugea que le jour était venu où sa patience devait être à bout. A Dublin, le vice-roi, lord Grey, et le chancelier, sir Edward Sugden, purs tories, dévoués aux principes et aux intérêts anglo-protestans, déclarèrent qu’il n’y avait pas moyen de tolérer de telles démonstrations, dussent-elles ne pas aboutir encore à des attaques. Le principal secrétaire d’Irlande, Jord Eliott, plus libéral et plus bienveillant pour les Irlandais, partagea leur avis. A Londres, sir Robert Peel avait un sentiment trop profond de la mission et de la dignité du pouvoir pour admettre qu’il pût se laisser à ce point braver et menacer : « Nous maintiendrons la loi, » répétait-il sans cesse à propos de l’Irlande; il approuva sur-le-champ les propositions du conseil privé de Dublin. Par une proclamation publiée le 7 octobre, le ''meeting'' annoncé pour le 8 fut interdit; le 14, M. O’Connell, son fils John et ses principaux affidés furent arrêtés comme prévenus de conspiration, de sédition et de rassemblement illégal, et les formalités de la mise en accusation aussitôt remplies, il fut décidé que le procès aurait lieu devant le jury de Dublin le 16 janvier 1844.
 
Sir Robert Peel avait vu éclater en 1843 toutes les difficultés de sa situation; toutes les questions qui préoccupaient l’Angleterre étaient engagées sur sa tête; il était aux prises avec tous ses adversaires. Il avait subi quelques échecs, laissé voir un peu de tâtonne ment, gardé, dans quelques occasions importantes, une attitude un peu inerte et obscure. Ses ennemis étaient contens et moqueurs. Les journaux l’attaquaient avec insulte. Parmi les spectateurs impartiaux, plusieurs commençaient à douter de sa fortune et à parler de ses prochains périls. Ils se trompaient. Quoique la session de 1843 n’eût pas été pour lui aussi brillante ni aussi heureuse que celle de 1842, sa politique à l’intérieur, soit qu’elle fût active ou expectante, explicite ou réservée, était restée parfaitement la même, à la fois modérée et indépendante avec ses amis comme avec ses adversaires, éclairée et honnête, prudente et patiente sans timidité, préoccupée des intérêts du pays, non des fantaisies du public, comme il con vient à un pouvoir sérieux et consciencieux dans un pays libre. Il avait continué à se montrer ce qu’il était réellement, le plus libéral entre les conservateurs, le plus conservateur entre les libéraux, et dans l’un et l’autre camp le plus capable de tous. Il s’était fermement établi dans la confiance de la reine et n’avait pas cessé de grandir dans celle du parlement et du pays. Sa politique extérieure, aussi digne d’estime et encore plus rare, ne contribuait pas moins à honorer son nom et à assurer son crédit.
 
 
<center>XI</center>
 
Quand je dis « sa politique extérieure, » mon langage n’est pas parfaitement exact; sir Robert Peel n’avait pas, à proprement parler, une politique extérieure qui fût vraiment la sienne, dont il se rendît compte avec précision, qui se proposât tel ou tel plan spécial d’organisation européenne, et dont il poursuivît assidûment le succès. C’est la condition naturelle des pays libres que la politique intérieure, les questions d’organisation constitutionnelle ou de bien-être public, les grandes mesures d’administration et de finances tiennent dans leurs affaires le premier rang. A moins que l’indépendance nationale ne soit menacée, quand un peuple n’est pas un instrument entre les mains d’un maître, le dedans prime, pour lui, le dehors. C’est sur tout la condition de l’Angleterre, défendue par l’Océan des complications et des périls extérieurs : « Heureuse nation, disait M. de Talleyrand, qui n’a pas de frontières! » Je ne me souviens pas qu’à aucune époque le poste de ministre des affaires étrangères ait été, en Angleterre, celui du premier ministre ; c’est au premier lord de la trésorerie que, par l’usage et ses raisons profondes, ce rang a été en général réservé. Sir Robert Peel était essentiellement un premier lord de la trésorerie, chef du gouvernement intérieur dans l’état et du cabinet dans le parlement.
 
Mais si la politique extérieure n’était pas sa pensée dominante ni sa principale affaire, il avait à ce sujet deux idées ou plutôt deux sentimens puissans et beaux : il voulait, entre les états, la paix et la justice. Et ces grandes paroles n’étaient pas uniquement pour lui un drapeau, un moyen d’agir sur l’esprit des hommes : il voulait la paix et la justice, dans les rapports de l’Angleterre avec les autres nations, sincèrement, sérieusement, comme une bonne et habituelle politique. Quoique très préoccupé de la grandeur de son pays, très accessible même, en fait de dignité et d’honneur national, aux impressions populaires, il ne formait pour l’Angleterre aucun dessein d’agrandissement, ne ressentait envers les peuples étrangers aucune jalousie égoïste, et n’avait au dehors aucune manie de domination, aucun penchant à déployer une influence importune et arrogante. Il respectait le droit et la dignité des autres états, des petits comme des grands, des faibles comme des forts, et ne regardait l’emploi de la menace ou de la force que comme une dernière extrémité, légitime seulement quand elle était absolument nécessaire. Je répète les mêmes mots parce qu’ils sont les plus simples et les plus vrais; il voulait sérieusement, dans la politique étrangère de son pays, la paix et la justice, c’est-à-dire, pour exprimer ma pensée à son plus grand honneur, qu’il croyait la morale et le bon sens essentiels et praticables dans les relations extérieures comme dans le gouvernement intérieur des nations : lieu commun en apparence, que répètent des lèvres tous les politiques, mais auquel, en réalité, bien peu d’entre eux portent vraiment foi.
 
Par une bonne fortune rare, ou plutôt par une sympathie naturelle, sir Robert Peel avait placé, dans son cabinet, les affaires étrangères aux mains d’un homme animé des mêmes sentimens et plus propre que personne à les pratiquer. J’ai traité pendant cinq ans avec lord Aberdeen des rapports de nos deux patries, et de toutes les questions qui en sont nées durant cet intervalle, ''grande mortalis œvi spatium''; je ne vois pas pourquoi je me refuserais le plaisir de dire, de sa politique et de lui-même, ce que j’en pense, ce que j’en ai vu et éprouvé moi-même. Je ne fais nul cas des réticences et des modesties affectées; retiré aujourd’hui bien loin du monde, je ne sens aucun embarras à dire tout haut ce que j’ai pensé, senti ou voulu quand j’étais mêlé à son mouvement, et j’accepte volontiers, dût-il en revenir à mes amis ou à moi quelque honneur, les occasions de mettre en lumière la politique que, de concert avec eux, j’ai essayé de faire triompher.
 
Lord Aberdeen avait, pour sir Robert Peel, deux inappréciables avantages : il appartenait au parti tory, à la plus brillante époque des tories, à leurs jours de victoire, et il ne partageait nullement leurs préventions, leurs passions, leurs traditions d’entêtement ou de haine; esprit aussi libre que mesuré, aussi juste que fin, toujours prêt à comprendre et à admettre les changemens des temps, les motifs et les mérites des hommes; aristocrate avec des formes simples, des sentimens libéraux et un caractère sympathique; lettré sans prétentions littéraires; très réservé dans la vie commune et plein de charme dans l’intimité, très anglais de principes et de mœurs, et pourtant très familier avec l’histoire, les idées, les langues, les intérêts des peuples du continent. Comme Peel, il voulait la paix et la justice dans les relations des états; mieux que personne, il savait en discerner et en accepter les conditions, n’employer que les procédés et le langage propres à assurer leur empire, et en inspirant, aux hommes avec qui il traitait, foi dans sa modération et son équité, il les disposait à porter de leur côté, dans les affaires, les mêmes sentimens.
 
Entre ces deux hommes, la confiance devait être et fut entière : le grand seigneur écossais acceptait franchement et simplement la suprématie du fils du filateur anglais; le chef parlementaire ne prétendait point diriger les affaires étrangères et imposer à son collègue ses vues, ses goûts, ses façons d’agir diplomatiques. D’accord sur le fond des choses, ils étaient sûrs de n’avoir point à défendre, l’un son autorité, l’autre son indépendance; ils marchaient loyalement ensemble dans la même voie, chacun à son rang et avec sa mission. Sir Robert Peel n’avait pour aucune alliance, pour aucune amitié particulière sur le continent, une préférence marquée : il mettait un grand prix aux bons rapports avec la France, avec le roi Louis-Philippe et son gouvernement, et ne négligeait aucune occasion d’ex primer les sentimens, de tenir le langage propres à assurer cette situation; mais il attachait aux bons rapports, avec l’Allemagne ou avec la Russie la même importance, et s’empressait également de le témoigner. Lord Aberdeen, tout en se maintenant dans les meilleurs termes avec toutes les puissances, avait surtout à cœur d’établir entre l’Angleterre et la France une intime entente, profondément convaincu que les deux peuples qui pourraient se faire le plus de mal sont aussi les plus intéressés à bien vivre ensemble, et que les grands intérêts humains, aussi bien que leurs intérêts nationaux, sont engagés dans leur pacifique accord.
 
Le cabinet conservateur, en arrivant aux affaires, trouvait la situation extérieure chargée de complications graves : en Asie, la guerre avec la Chine et dans l’Afghanistan; — avec les États-Unis d’Amérique, trois controverses anciennes et récemment ravivées : au nord la délimitation des frontières, à l’ouest la possession de l’Orégon, sur les mers la répression de la traite; — en Europe, la France depuis plus d’un an en état d’irritation contre l’Angleterre, et venant à peine de reprendre sa place dans le concert européen. Aux extrémités du monde, sir Robert Peel et lord Aberdeen avaient, par la guerre ou les négociations, de grandes et difficiles questions à résoudre, avec leur plus proche voisin la bienveillance et la confiance à rétablir.
 
Je doute que deux gouvernemens se soient jamais rencontrés plus sympathiques que ne l’étaient alors les cabinets de Londres et de Paris, soit dans leurs vues de politique générale, soit dans leurs dispositions mutuelles, et qui aient eu à subir, dans cette harmonie, de plus fréquentes et plus délicates épreuves. Comme sir Robert Peel et lord Aberdeen, le roi Louis-Philippe et son cabinet, en 1841, voulaient sincèrement et sérieusement la paix et la justice dans les relations des états. J’ai vécu sous l’éclat des plus grands spectacles de force et de guerre auxquels ait assisté le monde, j’en ai ressenti, autant que nul autre spectateur, le patriotique et orgueilleux plaisir; mais au milieu de nos triomphes et de l’enivrement national le sacrifice de tant de vies, les douleurs de tant de familles, l’épuisement de la France, la perturbation continue de l’Europe, les droits des princes et les droits des peuples, traités avec un égal dédain, la victoire ne servant qu’à étendre de plus en plus la guerre, point de stabilité au sein d’un ordre sans liberté, cet interminable enchaînement de violences et de chances terribles me choquaient profondément. La France veut et mérite autre chose que d’être l’enjeu d’un grand homme adonné sans relâche à tenter les grands coups du sort. On peut le dire encore aujourd’hui, malgré la lutte redoutable qui a interrompu un moment cette heureuse fortune de l’Europe : nous jouissons depuis plus de quarante ans des bienfaits de la paix; en voici un qui est trop peu remarqué. Deux révolutions ont éclaté chez nous dans ce laps de temps; elles n’y ont point ramené l’étranger, qui y était venu deux fois en quinze mois contre l’empereur Napoléon Ier. Malgré ses alarmes, ni en 1830, ni même en 1848, l’Europe ne s’est sentie dans la nécessité de nous faire la guerre; en 1815, peuples et rois n’avaient pas cru pouvoir vivre en sûreté à côté de Napoléon. Impossible avec lui, la politique pacifique et modérée est devenue après lui et demeure encore aujourd’hui, sous l’héritier de son nom et de son pouvoir, la politique européenne. Ce sera la gloire du roi Louis-Philippe d’avoir, au milieu d’une vive recrudescence révolutionnaire, hautement proclamé et constamment pratiqué cette politique. On en attribue tout le mérite à sa prudence et à un habile calcul d’intérêt personnel. On se trompe : quand on a fait la part, même large, de l’intérêt et de la prudence, on n’a pas tout expliqué ni tout dit. L’idée de la paix dans sa moralité et sa grandeur avait pénétré très avant dans l’esprit et dans le cœur du roi Louis-Philippe; les iniquités et les souffrances que la guerre inflige aux hommes, souvent par des motifs si légers ou pour des combinaisons si vaines, révoltaient son humanité et son bon sens. Parmi les grandes espérances sociales, je ne veux pas dire les belles chimères, dont son époque et son éducation avaient bercé sa jeunesse, celle de la paix l’avait frappé plus que toute autre, et demeurait puissante sur son âme. C’était à ses yeux la vraie conquête de la civilisation, un devoir d’homme et de roi; il mettait à remplir ce devoir son plaisir et son honneur, plus encore qu’il n’y voyait sa sûreté. Il se félicita de l’avènement du cabinet conservateur à Londres comme d’un gage non-seulement de la paix, mais d’une politique équitable et tranquille, seul gage à son tour de la vraie et solide paix.
 
Trois affaires, le droit de visite pour la répression de la traite, l’occupation de Taïti et la guerre du Maroc, ont troublé et failli compromettre gravement, de 1841 à 1846, nos rapports avec l’Angleterre. Je n’ai garde d’en reproduire ici le récit et la discussion; je ne veux que caractériser l’esprit dans lequel les deux cabinets les ont traitées de concert et en ont étouffé le péril.
 
C’est un lieu commun, longtemps répété et probablement encore admis par bien des gens, que, dans son ardeur à introduire et à étendre le droit de visite pour la répression de la traite, l’Angleterre tenait bien plus au droit de visite qu’à la répression de la traite, et se proposait bien plutôt d’assurer sa prépondérance maritime que de tarir les sources de l’esclavage. Étrange ignorance de l’histoire, et bien frivole appréciation du caractère du peuple anglais ! L’égoïsme national y tient, il est vrai, une grande place : son intérêt le préoccupe plus souvent que l’enthousiasme ne le gagne; il démêle et poursuit, avec une sagacité froide et même dure, tout ce qui peut servir sa prospérité ou sa puissance; mais quand une idée générale, une conviction morale s’est établie dans son âme, il en accepte sans hésiter les conséquences onéreuses, en recherche le succès avec une passion persévérante, et peut faire pour l’obtenir les plus grands sacrifices. Ce trait caractéristique de l’Angleterre éclate dans l’histoire de ses croyances religieuses, de ses institutions politiques, et même de ses idées philosophiques. Il n’y a point de peuple plus attaché à son intérêt quand son intérêt le préoccupe, plus dévoilé à sa foi quand il a une foi.
 
L’abolition de la traite et de l’esclavage est, depuis près d’un siècle, en Angleterre, une vraie foi, une partie intégrante de la foi chrétienne, une passion morale, née d’abord au sein d’une minorité, mais qui ne s’est pas reposée un seul jour tant qu’elle n’a pas conquis la majorité et soumis les esprits même qu’elle n’a pas conquis. Elle a poursuivi son but à travers tous les obstacles, tous les efforts, tous les sacrifices. Sans doute le plaisir de l’orgueil national et la satisfaction de certains intérêts ont pu se mêler et se sont mêlés à ce généreux dessein; mais le sentiment moral en a été le véritable auteur, et c’était bien réellement pour parvenir à l’abolition de la traite, non pour entraver misérablement, en retardant çà et là quelques navires, le commerce de ses rivaux, que le gouvernement Anglais, dominé et poussé par le peuple anglais, a mis longtemps à l’établissement du droit de visite tant d’ardeur et d’obstination.
 
Pendant mon ambassade à Londres, dix jours après la signature du traité du 15 juillet 1840 sur les affaires d’Egypte, lord Palmerston réunit au ''Foreign-Office'' les représentans d’Autriche, de France, de Prusse et de Russie, et nous invita à signer, pour la répression de la traite, un traité par lequel les trois puissances du Nord acceptaient les conventions conclues à ce sujet, en 1831 et 1833, entre la France et l’Angleterre, et qui de plus apportait dans l’exercice du droit de visite quelques modifications. Cette négociation avait été entamée, suivie et amenée à ce point par mes prédécesseurs. J’en rendis compte à M. Thiers, alors chef du cabinet, qui me répondit : « Je vais consulter sur l’affaire de la traite des nègres. Je crains aujourd’hui de faire traité sur traité avec des gens qui ont été bien mal pour nous. » M. Thiers avait raison : ce n’était pas au moment où le cabinet anglais venait de se séparer de nous avec un si mauvais procédé qu’il convenait de lui donner une nouvelle marque de confiance et d’intimité.
 
Un an après, à la fin de 1841, le cabinet whig était tombé. Le traité du 15 juillet 1840 ne subsistait plus; les affaires de l’Egypte et de Méhémet-Ali étaient terminées; la convention du 13 juillet 1841, en réglant, quant au passage des détroits, les relations des cinq grandes puissances avec la Porte, avait fait rentrer la France dans le concert européen. Sir Robert Peel et lord Aberdeen avaient remplacé lord Melbourne et lord Palmerston, et nous témoignaient les dispositions les plus amicales. Ils me demandèrent de signer le nouveau traité, depuis longtemps préparé, pour la répression plus efficace de la traite. Je n’hésitai point. Aucun motif de convenance et de dignité ne nous commandait plus d’en retarder la conclusion. Nous aussi, nous voulions la répression de la traite. Nous avions, depuis dix ans, accepté, pour y parvenir, l’exercice réciproque du droit de visite. Ni les plaintes auxquelles il avait donné lieu, ni les modifications qu’y apportait la nouvelle convention, ne me parurent assez graves pour nous faire délaisser l’œuvre morale qui nous l’avait fait accepter et l’intimité politique qui s’y rattachait. Le 20 décembre 1841, M. de Sainte-Aulaire, depuis quelques mois seulement ambassadeur du roi à Londres, signa le nouveau traité.
 
On sait quels orages attira sur moi cet acte. Je n’ai nul droit de m’en plaindre. La lutte où je me vis engagé, à cette occasion, dans les chambres aboutit à deux résultats qui semblaient difficiles à concilier. Je réussis dans mes efforts, car les cabinets de Paris et de Londres demeurèrent intimement unis malgré les efforts de l’opposition pour les diviser, et le but que l’opposition avait poursuivi contre moi devint un succès pour moi; d’accord entre les deux cabinets, le droit de visite fut aboli.
 
Je ne veux pas donner le change sur ma pensée : à considérer les choses en elles-mêmes et abstraction faite des exigences d’une situation créée par les passions des hommes, je n’ai pas pris alors et je ne prends pas davantage aujourd’hui l’abolition du droit de visite pour un succès. Généralement et sincèrement pratiqué, c’était, je crois, le moyen le plus efficace de réprimer la traite, et la répression de la traite valait bien les inconvéniens et les ennuis, d’ailleurs exagérés, du moyen; mais le prince de Metternich disait avec raison : « Le vice de ce mode d’action, c’est qu’il n’est praticable qu’entre, je ne dis pas seulement des gouvernemens, mais des pays vivant dans la plus grande intimité, étrangers à toute susceptibilité, à toute méfiance réciproque, et animés du même sentiment au point de passer de bon cœur l’éponge sur les abus. » Cette identité, de sentiment, cette égalité de zèle n’existaient point, entre la France et l’Angleterre, pour la répression de la traite, et loin qu’il n’y eût entre les deux peuples point de susceptibilités ni de méfiances, le traité du 15 juillet 1840 avait ranimé en France toutes celles que la sympathie de l’Angleterre pour la France, après les événemens de 1830, avait assoupies. Je ne pense pas que le soulèvement qui éclata en 1842 contre le droit de visite, appliqué à la répression de la traite, fût juste, ni politique, ni même parfaitement spontané et naturel; l’art de l’opposition le fomenta, et la faiblesse de beaucoup de conservateurs l’accepta fort au-delà de la vérité. Ce fut pourtant bientôt, on ne saurait le nier, une de ces impressions contagieuses contre lesquelles le raisonnement, la prudence, les notions même de droit et d’équité demeurent sans pouvoir. La surprise fut grande dans le cabinet anglais à cette explosion de méfiance avouée et d’hostilité mal déguisée contre l’Angleterre. Sir Robert Peel et lord Aberdeen étaient étrangers au tort qu’avaient eu envers nous leurs prédécesseurs; la cause de notre mécontentement avait disparu; ils s’appliquaient avec empressement à en effacer la trace; ils avaient peine à comprendre l’amertume des soupçons, la vivacité des alarmes que des traités en vigueur depuis dix ans excitaient tout à coup parmi nous. Et quand je me prévalais de cet état des esprits pour me refuser à la ratification du nouveau traité : « Prenez garde, disaient-ils, ce sont là des motifs qui peuvent avoir pour vous une valeur déterminante, mais qu’il ne faut pas nous appeler à apprécier, car ils sont très injurieux pour nous, et nous ne pouvons avec dignité les voir se produire sans les ressentir vivement. On est par venu à persuader en France que nous sommes d’abominables hypocrites, que nous cachons des combinaisons machiavéliques sous le manteau d’un intérêt d’humanité. Vous vous trouvez dans la nécessité de tenir grand compte de cette clameur, et nous faisons suffisamment preuve de bon caractère en ne nous en montrant pas offensés; mais si vous venez, à la face de l’Europe, nous présenter officiellement ces inculpations comme le motif déterminant de votre conduite, nous ne pouvons nous dispenser de les repousser, car notre silence impliquerait une sorte d’adhésion. »
 
Une autre pensée préoccupait aussi les ministres anglais : engagés au même moment dans une négociation avec les États-Unis sur le concert à établir entre les deux nations pour la répression de la traite, ils s’étaient flattés que, si l’Europe entière acceptait le traité du 20 décembre 1841 sur le droit de visite, l’Amérique aussi finirait par y adhérer, et que, la traite devenant alors à peu près impossible, ils auraient l’honneur d’atteindre le grand but que l’Angleterre poursuivait avec tant d’ardeur. Non-seulement par notre refus de ratifier le traité ils perdaient cette espérance, mais l’idée leur vint que nous ne refusions cette ratification que de concert avec les États-Unis, et en nous unissant secrètement à eux pour faire échouer, dans l’ancien et dans le nouveau monde, les desseins de l’Angleterre. C’était surtout dans l’esprit naturellement inquiet et méfiant de sir Robert Peel que fermentaient ces soupçons; les honnêtes gens, qui ne sont ni chimériques, ni dupes, tombent aisément dans des méfiances extrêmes, et les siennes apparaissaient quelquefois singulièrement au milieu du bon vouloir et du sincère désir d’entente cordiale qui ranimaient. Il fallut du temps et les épreuves que le temps amène dans les relations des hommes pour le convaincre que nous aussi nous étions sincères, qu’il pouvait avoir confiance en nous, même quand nos actes le contrariaient, et que, dans l’affaire du droit de visite entre autres, nous ne faisions que céder à une nécessité qu’il connaissait aussi bien que nous, la nécessité du respect pour les sentimens de nos chambres et de notre pays. Sir Robert avait d’ailleurs l’esprit trop juste et trop ferme pour ne pas mettre sa politique générale au-dessus de telle ou telle question particulière; il voulait, entre l’Angleterre et la France, et pour toute l’Europe, la paix, la vraie paix, la politique tranquille et conservatrice : quand il se tint pour bien assuré que c’était là aussi, sans arrière-pensée, notre politique, et que nous avions, pour la maintenir dans notre pays, encore plus d’efforts à faire que lui dans le sien, il se résigna aux sacrifices qu’elle lui imposait envers nous, et après avoir accepté en 1842 notre refus de ratifier le traité du 20 décembre 1841 sur le droit de visite, il en vint à accepter, en 1845, l’abolition du droit de visite même et des conventions de 1831 et 1833, qui le consacraient.
 
Ce fut surtout à lord Aberdeen que cette politique éclairée, conciliante et vraiment indépendante des préventions de parti comme des humeurs populaires, dut son succès au sein du cabinet même comme dans les négociations. Les ennuis ne lui étaient pas épargnés : pendant qu’on m’accusait à Paris de condescendance servile envers l’Angleterre, on lui adressait à Londres le même reproche; il était le complaisant ou la dupe du roi Louis-Philippe et de M. Guizot. Attristé quelquefois de ces absurdes imputations, il ne leur cédait jamais rien au fond, ne se décourageant jamais de la bonne politique, très réservé seulement dans le langage, et d’une patience infinie à préparer et à attendre les résultats, j’ai à cœur de donner une juste idée de la loyale intimité qui régnait entre nous, et de la façon dont nous traitions ensemble au milieu des embarras et des ombrages qui nous assiégeaient. J’extrais ce fragment d’une lettre que je lui adressais le 3 décembre 1844, à propos d’un soupçon qu’il m’avait exprimé sur un incident survenu en Espagne : « Ce que nous avons, je crois, de mieux à faire l’un et l’autre, c’est de mettre en quarantaine sévère tous les rapports, bruits, plaintes, commérages, qui peuvent nous revenir sur les menées secrètes ou les querelles de ménage de nos agens ; — pour deux raisons : la première, c’est que la plupart de ces commérages sont faux; la seconde, c’est que, même quand ils ont quelque chose de vrai, ils méritent rarement qu’on y fasse attention. L’expérience m’a convaincu, à mon grand regret, mais enfin elle m’a convaincu que nous ne pouvions encore prétendre à trouver ou à faire soudainement passer dans nos agens la même harmonie, la même sérénité de sentimens et de conduite qui existent entre vous et moi. Il y a, chez nos agens dispersés dans le monde, de grands restes de cette vieille rivalité inintelligente, de cette jalousie aveugle et tracassière qui a longtemps dominé la politique de nos deux pays. Les petites passions personnelles viennent s’y joindre et aggravent le mal. Il faut lutter, lutter sans cesse et partout contre ce mal, mais en sachant bien qu’il y a la quelque chose d’inévitable, et à quoi, dans une certaine mesure, nous devons nous résigner. Nous nous troublerions tristement l’esprit, nous nous consumerions en vains efforts, si nous prétendions prévenir ou réparer toutes les atteintes, tous les mécomptes que peut recevoir çà et la notre bonne entente. Si ces atteintes sont graves, si elles compromettent réellement notre politique et notre situation réciproque, portons-y sur-le-champ remède, d’abord en nous disant tout, absolument tout, pour parvenir à nous mettre d’accord, vous et moi, ensuite en imposant nettement à nos agens notre commune volonté. Mais sauf de telles occasions, laissons passer, sans nous en inquiéter, bien des difficultés, des tracasseries, des humeurs, des mésintelligences locales, qui deviendraient importantes si nous leur permettions de monter jusqu’à nous, et qui mourront dans les lieux mêmes où elles sont nées si nous les condamnons à n’en pas sortir. » Les deux visites de la reine d’Angleterre au château d’Eu, où elle amena lord Aberdeen, et celle du roi Louis-Philippe au château de Windsor, où je l’accompagnai, contribuèrent beaucoup à développer entre nous cette bonne intelligence générale, cette confiance prompte, cette harmonie préétablie, si la politique peut admettre cette belle expression de Leibnitz, qui sont presque impossibles à espérer quand les personnes ne se sont jamais rencontrées et unies dans la liberté des conversations longues et intimes. J’eus également à Windsor avec sir Robert Peel, et aussi avec le duc de Wellington, dont le grand jugement et l’autorité persistaient au milieu d’un déclin physique très apparent, de longs entretiens sur les questions qui nous préoccupaient, particulièrement sur le droit de visite, et malgré l’extrême réserve de leurs paroles, malgré l’incertitude, encore grande, de leurs intentions, je revins persuadé que le cabinet anglais ne tarderait pas à reconnaître lui-même qu’après les débats soulevés et au milieu des écueils à grand’peine évités depuis trois ans, le droit de visite n’était plus entre la France et l’Angleterre, pour la répression de la traite, qu’un mot vain, une arme inefficace, et pour les bons rapports des deux pays un continuel péril. Le duc de Broglie, en se chargeant d’aller suivre à Londres cette négociation, en détermina l’heureuse issue : il avait signé la convention de 1833; toute l’Angleterre savait avec quelle sincérité et quelle constance il était dévoué à l’abolition de la traite et de l’esclavage; elle portait, et à son caractère en général, et à ses sentimens sur cette question en particulier, une entière confiance. Le docteur Lushington, chargé par le cabinet anglais de négocier avec lui, avait, dans l’opinion de son pays, des mérites et une autorité analogues; ils surmontèrent, non sans travail, mais d’un commun et loyal effort, les difficultés, grandes encore, de la question; les officiers de marine qui leur avaient été adjoints pour en étudier les détails pratiques, entre autres le capitaine Bouet pour la France et le capitaine Trotter pour l’Angleterre, y portèrent le même bon vouloir, le même désir de succès. Le 29 mai 1845 fut signé le traité qui substituait au droit de visite un nouveau mode de concert et d’action, entre la France et l’Angleterre, pour la répression de la traite, et ce nuage disparut de l’horizon.
 
Dans l’affaire du droit de visite, c’était la France qui se montrait susceptible et réclamait un nouveau droit entre les deux états; dans l’affaire de Taïti, ce fut l’Angleterre qui se crut offensée et en droit de demander une réparation. Non que le gouvernement anglais lui-même fût, à l’origine de cet incident, vivement intéressé dans la question : il avait, en 1827, sous le ministère de M. Canning, formellement refusé la possession de l’île de Taïti, que les chefs indigènes lui avaient offerte, et il n’avait ainsi nul droit à faire valoir contre l’établissement du protectorat français; mais nous nous trouvions là en présence d’une autre puissance anglaise considérable, quoique sans titre politique, et avec laquelle sir Robert Peel et lord Aberdeen avaient grandement à compter.
 
C’est une assertion admise comme un fait, et incessamment répétée dans la plupart des journaux catholiques, que le protestantisme est en pleine décadence, qu’il ne compte plus guère dans son sein que des indifférens ou des esprits empressés de retourner au catholicisme, que partout enfin il se refroidit et se décompose, comme les morts. Curieux exemple de l’ignorance frivole où peut jeter la passion ! Je pourrais inviter les personnes qui se complaisent dans cette idée à aller en Angleterre et à voir de leurs propres yeux combien la foi et la pratique du christianisme protestant y sont vivantes, répandues, assidues; je pourrais les promener en Hollande, en Allemagne, en Suède, aux États-Unis d’Amérique, en France même et leur montrer partout, parmi les protestans, la foi et la ferveur religieuse se ranimant et se propageant à-côté de l’incrédulité savante ou grossière, fanatique ou apathique, maladie dont à coup sûr, dans le monde chrétien, les états protestans ne sont pas seuls atteints; mais je laisse la cette controverse de statistique religieuse, et n’y veux prendre qu’un fait auquel l’affaire de Taïti se lie intimement, et qui en explique seul la gravité.
 
J’ai sous les yeux les rapports et les budgets de trente-deux sociétés libres anglaises vouées à la propagation ou au maintien du christianisme protestant dans le monde. Je résume les moyens d’action et les travaux des six principales de ces associations pour l’année 1846, la dernière dont les faits et les chiffres me soient connus avec précision, et je trouve que ces six sociétés de missions protes tantes anglaises ont reçu pour leur œuvre, dans le cours de cette seule année, 548,725 livres sterling (13,718,125 francs), et qu’elles ont dépensé 527,408 livres sterling (13,185,200 francs). Elles avaient en activité à la même époque, dispersés sur toute la face du globe, 1752 missionnaires principaux, y compris 16 évêques, et sans compter plusieurs milliers d’aides-missionnaires, maîtres d’école, exhortans et autres ouvriers chrétiens de diverses qualifications (1). Je sais avec certitude que depuis 1846 le chiffre des dépenses et le nombre des agens de cette œuvre générale des missions protestantes anglaises se sont notablement accrus.
 
C’était l’une des plus considérables et des plus actives entre ces associations pieuses, la Société des Missions de Londres, qui avait envoyé dans l’île de Taïti ses missionnaires. Ils y résidaient depuis longtemps, travaillant avec ardeur à la conversion et à la civilisation des indigènes. Je dis à la civilisation comme à la conversion. Quand les jésuites s’établirent au Paraguay, ils ne se contentèrent pas de prêcher et de convertir; ils s’appliquèrent à civiliser le nouveau peuple chrétien en le gouvernant. En dépit des dissidences profondes et probablement aussi de l’antipathie qui les séparent des jésuites, les missionnaires protestans ont avec eux, au point de vue social, une remarquable analogie. En portant le christianisme chez les Indiens du Paraguay, les jésuites n’y vinrent pas en simples apôtres, uniquement préoccupés de planter la croix et de semer la parole divine dans un monde idolâtre; c’était une société organisée, un essaim d’une congrégation ailleurs ancienne et puissante, une grande famille religieuse, selon leur propre langage, qui se transportait au milieu des peuplades sauvages pour les faire vivre sous la loi d’une autorité chrétienne, en même temps qu’elle leur prêchait la foi chrétienne. Avec dès principes très divers, les missions protestantes ont un semblable caractère : ce ne sont pas non plus des individus isolés, exclusivement voués à l’œuvre de l’apostolat chrétien; ce sont des familles chrétiennes qui vont vivre au milieu des païens, et leur enseigner, avec l’autorité de l’exemple comme de la parole, les mœurs chrétiennes, les vertus domestiques chrétiennes, la civilisation chrétienne telle qu’elle s’est développée dans leur patrie. Eux aussi, ils racontent, ils prêchent l’Évangile, ils meurent, s’il le faut, pour l’Évangile; mais, en attendant le succès ou la mort, ils vivent selon l’Évangile, dans toutes les relations naturelles des hommes, sous les yeux de ces peuples qu’ils veulent lui conquérir. Ce sont des maris, et des femmes, des pères et des mères, des parens et des enfans, des frères et des sœurs, des maîtres et des serviteurs chrétiens, en même temps que des missionnaires et des Anglais. Je déteste les comparaisons jalouses : personne ne respecte et n’admire plus que moi les missionnaires catholiques qui vont vivre et mourir seuls dans un monde ennemi, ayant pour unique affaire et pour unique joie la propagation de la foi chrétienne, et pour unique perspective, dans leur austère et solitaire travail, le salut de quelques pauvres âmes ignorées et la chance du martyre; mais Dieu a des voies diverses pour ses serviteurs, et la famille missionnaire dans sa vertueuse activité n’est, à coup sûr, ni moins belle à ses yeux, ni moins utile à son service, que le prêtre missionnaire dans son pieux isolement.
 
Les missionnaires anglais étaient à Taïti de véritables magistrats moraux, puissans auprès de la population et de ses chefs, prédicateurs et réformateurs vénérés, jouissant à la fois des succès de la parole et des plaisirs de la domination. L’établissement du protectorat français leur devait être et leur fut très amer : c’était un péril pour leur foi, la chute de leur prépondérance et un échec, dans l’Océan Pacifique, pour le nom de leur patrie. Dès que la nouvelle en arriva à Londres, toutes les sociétés de missions s’émurent, tinrent des ''meetings'', envoyèrent des députations au cabinet anglais, à l’ambassadeur de France, déclarant que leur œuvre était compromise dans toute l’Océanie, et demandant que le protectorat commun de l’Angleterre, de la France et des États-Unis d’Amérique remplaçât, clans Taïti, le protectorat exclusivement français. Onze des principaux patrons de ces sociétés, tous hommes considérables par le rang et le caractère, adressèrent à lord Aberdeen une lettre pressante à l’appui de ces réclamations (3). L’un d’entre eux, sir George Grey, témoigna l’intention d’interpeller le cabinet dans la chambre des communes. Le mouvement devint bien plus vif encore quand on apprit, quelques mois après, que ce n’était plus du simple protectorat français qu’il s’agissait à Taïti, et que l’amiral Dupetit-Thouars avait pris pleine possession de l’île et de la souveraineté. Le parti des saints éclata; les politiques les moins dévots et les plus amis de la France se montrèrent troublés; sir George Grey interpella sir Robert Peel, qui répondit en éludant, mais avec une émotion pénible ment contenue. Les diplomates étrangers eux-mêmes prirent l’affaire en vive sollicitude, la jugeant très grave : « Taïti, dit l’un d’eux, sera pour le cabinet anglais un plus gros embarras que l’Irlande. » Une extrême froideur, sinon une rupture entre la France et l’Angleterre, en paraissait la conséquence inévitable.
 
Le cabinet anglais était très agité. Avant même qu’il fût question de Taïti, à la seule nouvelle de notre occupation des Marquises, il avait vu percer, parmi ses amis, des symptômes d’humeur et d’inquiétude; « ceci est une honte et un danger pour l’Angleterre, » avait dit à lord Aberdeen un homme sérieux. L’hostilité jalouse contre la France n’est plus en Angleterre un sentiment général et permanent, ni qui domine la politique; mais ce sentiment vit toujours dans beaucoup de cœurs anglais, et s’y réveille aisément avec ses susceptibilités, ses aveuglemens et ses exigences. Sir Robert Peel, sans les partager, prêtait volontiers l’oreille à ces impressions, et en tenait grand compte. Un autre sentiment, la crainte d’être pris pour dupe, le préoccupait vivement lui-même. «Était-on bien sûr que l’amiral Dupetit-Thouars n’eût pas agi en vertu d’instructions secrètes du gouvernement français? Ne l’avions-nous pas engagé nous-mêmes à saisir le premier prétexte pour transformer notre protectorat de Taïti en complète et souveraine possession? Pourquoi avions-nous dans ces mers-là trois frégates? Elles n’étaient assuré ment pas nécessaires contre les naturels de Taïti; nous avions prévu sans doute un conflit plus sérieux. » Lord Aberdeen, pour maintenir entre les deux pays la politique de conciliation et de bonne entente, avait sans cesse à lutter, et contre ces impressions publiques, et contre ces méfiances intérieures; il fallait non-seulement qu’il prévînt, de la part du cabinet, toute résolution, toute démarche brusque ou excessive, mais souvent aussi, et c’était là peut-être son plus difficile soin, qu’il arrêtât sur les lèvres du chef du cabinet les paroles de soupçon ou d’irritation que, dans les entraînemens ou les embarras de la discussion au sein de la chambre des communes, sir Robert était enclin à laisser échapper.»
 
Lord Aberdeen jugeait bien de la situation, et faisait preuve d’autant de sagacité que de prudence. Nous n’avions, et nous n’avions jamais eu, dans toute cette affaire, ni dessein secret, ni arrière-pensée, ni désir même au-delà de nos actes et de nos paroles. Nous voulions acquérir dans l’Océan-Pacifique un point qui pût être à la fois un lieu de déportation salubre et sûr, et une station de ravitaillement et de refuge pour notre marine marchande, sans nous engager dans les charges et dans les chances d’un grand établissement territorial. Le petit archipel des Marquises paraissait satisfaire à ces conditions; il n’appartenait à nulle autre puissance; l’amiral Dupetit-Thouars reçut la mission de l’occuper. Il ne s’agissait nullement de Taïti dans ses instructions, et nous n’avions formé sur cette île, ni dans le présent, ni dans l’avenir, absolument aucun dessein. Quand nous apprîmes que, quatre mois après l’occupation des Marquises, l’amiral Dupetit-Thouars, à la suite d’incidens compliqués que je n’ai garde de reproduire ici, avait été amené à établir dans Taïti le protectorat français, nous prévîmes, non sans regret, qu’il en pour rait résulter dans nos rapports avec l’Angleterre quelques difficultés, mais nous ratifiâmes l’acte sans hésiter. De toutes nos raisons, je n’en rappelle qu’une, la raison décisive : le drapeau français venait d’être planté dans l’Océanie; nous ne voulûmes pas qu’au moment même de son apparition il y reculât. Nous ne portions atteinte aux droits ni même aux prétentions d’aucun état; le traité conclu par l’amiral Dupetit-Thouars, en établissant le protectorat, respectait la souveraineté et les droits intérieurs de la reine de Taïti. Nous dîmes hautement les motifs et les limites de notre résolution. Le cabinet anglais les comprit, et ne réclama point. Nous comprîmes à notre tour son déplaisir et ses embarras, et nous nous promîmes mutuellement la prudence et les ménagemens que se doivent, dans les affaires à la fois petites et délicates, de grands gouvernemens qui ne veulent ni faiblir l’un devant l’autre, ni se brouiller pour des misères.
 
Je dis des misères, et en maintenant ce mot, je l’explique je ne voudrais, à aucun prix, être soupçonné de méconnaître la grandeur des intérêts et des sentimens engagés dans cette question, des intérêts et des sentimens chrétiens. Protestant et ministre d’un roi catholique dans un pays de liberté religieuse, mais essentiellement catholique, je n’ai jamais cherché à surmonter les difficultés de cette situation qu’en l’acceptant tout entière, et en en remplissant tous les devoirs divers, mais, à mon sens, point opposés. J’ai gardé hautement ma foi en servant la politique de mon pays; j’ai soutenu libre ment la politique de mon pays en gardant ma foi. Dans l’affaire de Taïti, l’épreuve était, pour moi, délicate : le catholicisme, le protestantisme et la politique étaient là en présence; je me permettrai de rappeler textuellement ici quels principes j’ai invoqués pour concilier leurs droits, non pas après coup, mais au moment même de l’épreuve et pendant le combat : « Ce serait, disais-je le 10 juin 1843 et le 1er mars 1844 dans la chambre des députés, ce serait pour un gouvernement une entreprise insensée, je ne veux pas dire autre chose, que de se charger de faire de la propagande religieuse et d’imposer sa religion par la force, même aux païens... l’Angleterre ne le fait point. Il y a des missionnaires anglais uniquement préoccupés du désir de répandre le christianisme, et qui, spontanément, librement, à leurs risques et périls, sans aucune intervention du gouvernement anglais, vont promener leur activité et leur dévouement sur la face du monde pour y porter leur foi. Ils ont bien le droit de le faire; ils ne sont pas le gouvernement de leur pays. Mais ils portent partout où ils pénètrent la foi, la langue, le nom, l’influence de leur pays, et leur gouvernement; qui le sait, qui recueille le fruit de leur activité, leur gouvernement les suit de ses regards, les soutient, les protège partout où ils pénètrent. En cela, il fait aussi son devoir : à chacun sa tâche; aux missionnaires libres la propagation de leur foi religieuse, au gouvernement la protection de ses sujets, même missionnaires, partout où ils vont. La France aussi a ses missionnaires; avant que vous vous en occupassiez, des hommes sincères, courageux, dévoués, des prêtres catholiques, faisaient dans le monde, avec la langue et le nom français, ce que les missionnaires anglais font au nom de leur pays. Ils le faisaient précisément dans les parages qui nous occupent, dans les archipels de l’Océan-Pacifique; ils travaillaient à conquérir à leur foi l’archipel des îles Gambier, l’archipel des Navigateurs, de la Nouvelle-Zélande et bien d’autres. Pourquoi le gouvernement français ne ferait-il pas pour les missionnaires français catholiques-ce que le gouvernement anglais fait pour les missionnaires anglais protestans? Pourquoi ne les suivrait-il pas de ses regards, ne les couvrirait-il pas de sa protection..... C’est l’histoire, la tradition, la situation naturelle de la France..... Parce qu’heureusement la liberté des cultes s’est établie en France, parce que catholiques et protestans vivent en paix sur le même sol, sous la même loi, serait-ce une raison pour que la France délaissât son histoire, ses traditions, la religion de ses pères, pour qu’elle cessât de la protéger dans le monde? Non, certainement non : la France a reçu chez elle la liberté religieuse; elle la portera partout. Je ne vois pas pourquoi la France ne ferait pas dans l’Océanie, dans les établissemens français, ce qu’elle fait chez elle-même, sur son ancien territoire. Ce sera difficile, dit-on; il y aura des embarras, des complications. C’est le métier des gouvernemens de faire des choses difficiles, de suffire aux complications qui se présentent...... Nous avons promis et garanti, aux missionnaires anglais qui résident à Taïti, liberté, protection, sécurité, et je n’hésite pas à dire que le gouvernement anglais a pleine confiance dans notre parole; mais cette parole que nous avons donnée, nous avons à la demander aussi pour nous. Ailleurs qu’à Taïti, dans la Nouvelle-Zélande par exemple, des missionnaires catholiques se sont établis; un évêque français est à leur tête; ils sont sous l’autorité anglaise : nous avons besoin qu’ils jouissent là de la même liberté, de la même sécurité que nous garantissons aux missionnaires anglais à Taïti...... Partout dans cette Océanie la religion catholique et la religion protestante sont à côté l’une de l’autre; toutes deux se propagent en même temps...... C’est un beau spectacle que ces missions diverses travaillant paisiblement, librement, à la propagation de la foi chrétienne; mais c’est un spectacle difficile, délicat, périlleux, qui ne peut durer qu’à la condition qu’il sera protégé par la bonne intelligence, par l’harmonie des deux grands gouvernemens sous l’empire desquels ces missions s’exercent. Le jour où cette bonne intelligence aura cessé, du milieu de cet océan il sortira des tempêtes; ces missions religieuses, catholiques et protestantes, deviendront des principes de querelle, des causes de guerre. Si donc vous voulez que cette grande œuvre, aussi salutaire que belle, continue et réussisse, appliquez-vous à maintenir l’harmonie entre les deux puissans gouvernemens qui la protègent. Et quand ces deux gouvernement sont eux-mêmes d’accord sur ce point, quand ils se promettent l’un à l’autre, quand ils se donnent effectivement l’un à l’autre, dans les régions dont je parle, toutes les libertés, toutes les garanties dont l’œuvre que je rappelle a besoin, ne souffrez pas qu’il dépende de la volonté d’un homme, quelque honorable, quelque courageux, quelque dévoué à son pays qu’il soit, et ce n’est pas moi qui contesterai à l’amiral Dupetit-Thouars aucun de ces mérites, ne souffrez pas, dis-je, qu’il dépende de la volonté d’un seul homme de venir troubler un pareil spectacle, et rompre entre les deux grands pays qui le donnent la bonne intelligence et l’harmonie qui peuvent seules assurer sa durée et son succès. »
 
Mise franchement en pratique et adoptée par les chambres après de violens débats, cette politique eut dans le cabinet anglais l’effet que nous étions en droit d’en attendre. Dès qu’on sut que nous n’avions pas ratifié la prise de possession souveraine de Taïti, et que nous nous en tenions au protectorat accepté dix-huit mois auparavant par les indigènes, les humeurs et les méfiances se dissipèrent sir Robert Peel s’empressa de rendre hommage à notre loyale modération; lord Aberdeen ne rencontra plus parmi ses collègues ni doute ni objection aux mesures qu’il se proposait de prendre pour éloigner de Taïti les agens qui pouvaient nous y susciter de nouveaux embarras. L’affaire semblait terminée.
 
Mais les affaires ne finissent pas si aisément ni si vite, lorsqu’après avoir traité avec la politique d’un gouvernement, on demeure encore en présence de la liberté et de la foi d’un peuple. Beaucoup plus préoccupées de leur œuvre que des principes du droit des gens et des ménagemens entre les états, les sociétés de missions anglaises ne se résignaient pas à voir Taïti passer sous l’empire d’une puissance étrangère et catholique. Nous promettions à leurs missionnaires liberté et protection; mais elles doutaient de l’efficacité permanente de nos promesses. Elles perdaient à la fois la domination et la sécurité. Soit de propos prémédité, soit par entraînement, elles s’engagèrent dans un ardent travail pour faire échouer, à Taïti même, ce protectorat français dont elles n’avaient eu ni le droit ni le pouvoir d’empêcher l’établissement. Jusqu’à quel point leurs directeurs et leurs patrons à Londres entrèrent eux-mêmes dans ce dessein, je l’ignore et ne m’inquiète point de le savoir; la passion qui animait ces sociétés n’avait nul besoin, pour agir, des ordres préalables ou du concours avoué de leurs chefs, et ne les attendait pas ; leurs agens et leurs amis, missionnaires attachés à leur service ou marins dévoués à leur cause, résistaient naturellement, spontanément, au protectorat français, et s’unissaient dans leurs efforts, publics ou secrets, isolés ou concertés, pour l’entraver ou le détruire. A Taïti, plusieurs des missionnaires anglais établis dans l’île, ou plus modérés, ou plus exclusivement préoccupés de leur tâche religieuse, et plus exempts de passion humaine, se tinrent en dehors de ces menées, déclarant hautement que, « comme ministres de l’Évangile de paix, c’était, à leurs yeux, leur impérieux devoir d’exhorter la population de ces îles au maintien de la paix et à la soumission envers le pouvoir de fait, soumission conforme à l’intérêt des Taïtiens, et surtout commandée par la loi de Dieu, qu’ils étaient, eux, missionnaires chrétiens, spécialement chargés d’inculquer. » Mais cette pieuse résignation de quelques hommes n’arrêtait point la lutte engagée contre l’établissement français. M. Pritchard, à la fois agent des missions et consul d’Angleterre à Taïti, était à la tête de cette lutte. Je ne connais point M. Pritchard, et ne veux commettre, sur lui et son caractère personnel, ni erreur ni injustice : ce qui est certain, c’est qu’appelé à rechercher avec quelque soin ce qu’il avait été et ce qu’il avait fait auparavant, je l’ai trouvé, dès 1836, résidant à Taïti, actif, remuant, influent, passionnément hostile contre toute intervention, toute action, contre la moindre apparition française et catholique dans l’île. Il en était absent en septembre 1842, quand l’amiral Dupetit-Thouars établit le protectorat; il y revint le 26 février 1843, et dès qu’il y fut de retour, la fermentation anti-française, jusque-là faible et obscure, devint vive et continue. Quand les incidens de cette lutte décidèrent l’amiral Dupetit-Thouars, le 5 novembre suivant, à prendre dans Taïti la souveraineté au lieu du protectorat, M. Pritchard amena aussitôt son pavillon, et déclara qu’il cessait ses fonctions de consul, n’étant pas accrédité, à ce titre, par le gouvernement anglais, auprès d’une colonie française; mais en abdiquant son caractère public, il n’en continua pas moins ses efforts pour susciter dans l’île, contre les autorités françaises, la résistance ou même la sédition, et au bout de quatre mois, le 3 mars 1844, en l’absence du gouverneur, appelé sur un point éloigné par un mouvement d’insurrection, le capitaine d’Aubigny, commandant provisoire à Papeiti, crut indispensable de faire brusquement arrêter M. Pritchard, et de l’enfermer dans un blockhaus, au secret. Rentré à Papeiti quelques jours après, M. Bruat, en rendant compte de cet incident, le 21 mars, au ministre de la marine, lui disait: « Dans l’agitation où se trouvait le pays, cette mesure était nécessaire; mais je n’ai dû approuver ni la forme ni le motif de l’arrestation. Cependant la gravité des événemens était telle que je ne pouvais revenir sur ce qui avait été fait sans décourager notre parti et raffermir les révoltés. A mon arrivée, j’ai tout de suite fait transférer M. Pritchard du blockhaus à bord de ''la Meurthe'', en donnant au commandant Guillevin l’ordre de le recevoir à sa table... J’ai écrit aussi au capitaine anglais du ''Cormoran'' pour l’engager à quitter Papeiti, où il n’avait aucune mission, et à emmener M. Pritchard, que j’ai promis de mettre à sa disposition dès que le bâtiment quitterait le port. »
 
Quand M. Pritchard arriva le 26 juillet en Angleterre, racontant lui-même son arrestation et probablement en atténuant les causes, mais non pas les ennuis, tous les sentimens suscités depuis l’origine de l’affaire de Taïti, et qui jusque-là s’étaient un peu contenus, firent explosion dans les clubs, dans les journaux, dans les salons, dans les chambres . Interpellé le 31 juillet par sir Charles Napier, sir Robert Peel répondit sur-le-champ, du moins selon le compte-rendu des journaux : « Nous avons reçu des rapports de Taïti, et comptant sur l’exactitude de ces rapports, que je n’ai aucune raison de mettre en doute, je n’hésite pas à dire qu’un grossier outrage, accompagné d’une grossière indignité, a été commis sur le consul britannique dans cette île. Le gouvernement de sa majesté a reçu cette nouvelle lundi, et nous avons saisi la première occasion pour faire au gouvernement français les communications que nous jugions commandées par les circonstances.... Présumant que les nouvelles sont exactes, je pense que le gouvernement français fera la réparation que nous croyons que l’Angleterre a droit de demander. »
 
A la lecture des journaux qui rapportaient ces paroles, ma surprise fut grande et l’émotion dans nos chambres très vive. Nous n’avions reçu du gouvernement anglais aucune communication; au moment où sir Robert Peel avait parlé, nous ne lui en avions encore fait aucune; ni de part ni d’autre les faits n’avaient été examinés et contrôlés : comment avait-il pu s’exprimer avec une âpreté si précipitée et si inexacte? Interpellé à mon tour dans l’une et l’autre chambre, je résolus de rester dans la plus complète réserve. « Il y a ici, répondis-je, des questions de fait et de droit à éclaircir entre les deux gouvernemens. Les questions de politique extérieure ont des phases diverses, et elles ne sauraient, à toutes ces phases indifféremment, entrer dans cette chambre. La porte ne leur en doit pas être ouverte toutes les fois qu’elles viennent y frapper. Il y a un moment où la discussion porte la lumière dans ces questions; il y en a d’autres où elle y mettrait le feu. Il ne se peut pas que les tribunes de l’une et de l’autre chambre ressemblent à des journaux, qui, tous les matins, disent et discutent ce qu’ils savent sur les affaires pendantes entre les gouvernemens. Convaincu comme je le suis que, pour les intérêts généraux du pays, et pour la question même dont il s’agit, il y aurait des inconvéniens graves à la débattre en ce moment, je m’y refuse absolument. Quand elle aura suivi son cours naturel, quand l’opinion et la conduite du gouvernement du roi auront été mûrement arrêtées, quand les faits et les droits auront été éclaircis entre les deux gouvernemens, alors je serai prêt, je serai le premier à venir dire et discuter ici ce qu’a fait le gouvernement et quels ont été ses motifs. Jusque-là je garderai le silence. » C’était évidemment la seule attitude sensée et utile. La clôture de notre session me la rendit plus facile qu’elle ne l’eût été quelques semaines plus tôt. Je n’ai garde de m’arrêter plus longtemps ici sur une affaire qui fit un bruit alors si grave et aujourd’hui si ridicule. Je ne saurais non plus convenablement raconter la délicate négociation à laquelle elle donna lieu entre lord Aberdeen et moi. Toutes ces vivacités, toutes ces difficultés, tous ces périls, accompagnement naturel d’un régime de liberté, et dont on s’arme si souvent contre ce régime, aboutirent à des résultats justes en soi, honorables pour les deux cabinets et salutaires pour les deux pays. Averti de l’inopportunité et de l’inexactitude de ses premières paroles, sir Robert Peel me fit dire qu’il ne reconnaissait comme correcte aucune des versions qu’en avaient publiées les journaux. Quand les faits eurent été bien éclaircis et débattus, le cabinet français main tint d’une part son droit d’éloigner de tout établissement colonial tout résident étranger qui troublerait l’ordre, d’autre part sa conviction que les autorités françaises à Taïti avaient eu de légitimes motifs de renvoyer de l’Ile M. Pritchard. Il reconnut en même temps qu’on avait usé envers lui de procédés inutiles et fâcheux, et il en exprima son improbation et son regret. Il offrit de lui accorder, à raison des dommages et des souffrances que ces procédés avaient pu lui faire éprouver, une indemnité dont le règlement fut remis aux deux amiraux français et anglais près de partir pour aller prendre dans l’Océan-Pacifique le commandement des deux stations. Le cabinet anglais, de son côté, ne contesta plus les principes ni les faits soutenus par le cabinet français; il renonça à toute idée de faire reparaître M. Pritchard à Taïti et de nous demander le rappel de l’officier qui l’en avait éloigné. L’affaire reçut ainsi, non-seulement une conclusion officielle, mais une fin équitable et sincèrement acceptée comme telle des deux parts, en sorte que je pus dire avec vérité, le 21 janvier suivant, dans la chambre des députés : « On appelle cela de l’entente cordiale, de la bonne intelligence, de l’amitié, de l’alliance. Il y a ici quelque chose de plus rare, de plus nouveau et de plus grand que tout cela. Il y a aujourd’hui, en France et en Angleterre, deux gouvernemens qui croient qu’il y a place dans le monde pour la prospérité et pour l’activité matérielle et morale des deux pays, deux gouvernemens qui croient qu’ils ne sont pas obligés de regretter, de déplorer, de craindre leurs progrès mutuels, qu’ils peuvent, en déployant librement leurs forces de toute nature, s’entr’aider au lieu de se nuire. Et les deux gouvernemens qui croient qu’ils peuvent cela croient aussi qu’ils doivent le faire, qu’ils le doivent à l’honneur comme au bien-être de leur pays, à la paix et à la civilisation du monde. Et ce qu’ils croient possible et de devoir pour eux, ces deux gouvernemens le font réellement; ils mettent ces idées en pratique, ils se témoignent, en toute occasion, un respect mutuel des droits, un ménagement mutuel des intérêts, une confiance mutuelle dans les intentions et dans les paroles. Voilà ce qu’ils font, et voilà pourquoi les incidens les plus délicats, les plus graves, n’aboutissent pas entre eux à la rupture, ni même au refroidissement des relations des deux pays. »
 
J’avais plein droit de tenir ce langage, car lord Aberdeen et la reine d’Angleterre elle-même le tenaient comme moi et avant moi. Lord Aberdeen écrivait le 6 septembre 1844 à lord Cowley : « Ma conviction est que le sincère désir que ressentent les deux gouvernemens de cultiver la meilleure et la plus cordiale entente rend presque impossible que des incidens de cette nature, s’ils sont vus sans passion et traités dans un esprit de justice et de modération, puissent aboutir autrement qu’à une issue amicale et heureuse. » Et le 5 septembre, en venant clore, au nom de la reine, la session du parlement, le lord-chancelier avait dit : « Sa majesté s’est trouvée naguère engagée dans des discussions avec le gouvernement du roi des Français sur des événemens de nature à interrompre la bonne entente et les relations amicales entre ce pays et la France. Vous vous réjouirez d’apprendre que, grâce à l’esprit de justice et de modération qui a animé les deux gouvernemens, ce danger a été heureusement écarté. »
 
Sans émouvoir le public anglais aussi profondément que l’avait fait notre occupation de Taïti, notre guerre avec le Maroc, qui éclata à la même époque, vint aggraver les embarras de la politique inter nationale. L’Angleterre s’accoutumait lentement et péniblement à croire que notre établissement en Algérie fût un fait accompli et définitif; mais, tout en le regardant comme précaire, elle en redoutait fort l’extension, surtout vers l’ouest, aux dépens de l’empire marocain, en face de Gibraltar. Les vanteries frivoles provoquent les terreurs crédules. Cette trop célèbre parole : « La Méditerranée doit être un lac français, » troublait en Angleterre beaucoup d’esprits. Quand ils virent une armée française, sous les ordres du gouverneur général de l’Algérie, entrer dans le Maroc, et une escadre française, commandée par un fils du roi, paraître devant Tanger, l’inquiétude fut grande, et sir Robert Peel, toujours très attentif aux impressions publiques, s’en préoccupa vivement. Des instructions pressantes partirent de Londres, ordonnant au consul-général anglais à Tanger de peser de tout le poids de l’Angleterre sur l’empereur du Maroc pour qu’il fît droit aux réclamations de la France et arrêtât le cours de la guerre. Le cabinet anglais aurait, au fond, désiré que nous lui laissassions le soin de nous faire obtenir la justice que nous demandions, et il ne s’y fût pas épargné; mais il nous convenait de prouver au Maroc notre force, en nous faisant justice nous-mêmes. Autant nous souhaitions peu défaire en Afrique de nouvelles conquêtes, autant nous étions décidés à mettre celles que nous y possédions hors de page, en n’admettant pas que personne vînt nous y troubler, ni que nous eussions besoin d’aucun appui étranger. M. le prince de Joinville, en frappant, dans l’espace de dix jours, les deux principales villes du Maroc sur ses côtes, Tanger et Mogador, et le maréchal Bugeaud, en dispersant d’un seul coup l’armée marocaine sur les rives de l’Isly, portèrent rapidement la politique française au but qu’elle se proposait. M. le prince de Joinville accomplit l’œuvre avec autant de sagacité que de prudence, en prenant sur lui d’engager sur-le-champ la négociation de la paix aussi résolument qu’il avait poussé la guerre, et la question du Maroc fut vidée, sans que notre bonne entente avec l’Angleterre en reçût aucune atteinte, sous les yeux de ses marins et au milieu des allées et venues de ses agens, empressés de nous prêter leurs bons offices, que nous acceptions volontiers en pouvant nous en passer.
 
L’Europe chrétienne a raison de ne pas vouloir qu’aucune ambition particulière précipite la chute de ces états musulmans délabrés qui languissent et tombent en ruine à ses portes. Les intérêts de l’ordre européen passent avant toute question d’avenir, et il ne convient pas à la politique de justice et de paix de donner, même envers la barbarie et le chaos, l’exemple de la violence astucieuse ou agressive. Cependant la Providence a des décrets visibles, et c’est notre droit de les pressentir et de nous y tenir prêts, si nous n’avons pas celui de les hâter dans un dessein égoïste. Les Turcs sortiront d’Europe. Les Barbaresques perdront ce qui leur reste d’empire dans le nord de l’Afrique, à l’est et à l’ouest de ce qu’ils ont déjà perdu. La foi et la civilisation chrétiennes ne renonceront point à leur vertu expansive. A quel moment et par quelles combinaisons rentreront-elles en possession de ces belles contrées qu’elles serrent chaque jour de plus près? Nul ne le sait; mais nul ne peut douter que cet avenir ne leur appartienne. C’est, pour tous les états chrétiens, un acte de prévoyance comme de sens moral d’en tenir grand compte dans leur politique, et de ne pas se mettre en lutte directe et permanente avec, des faits qui éclateront infailliblement un jour, et qui seront, quand ils éclateront, un triomphe pour l’humanité.
 
En septembre 1844, trois ans après l’avènement du cabinet de sir Robert Peel, au moment où sa troisième session parlementaire atteignit son terme, deux des affaires qui avaient failli troubler les bons rapports de l’Angleterre avec la France, celles de Taïti et du Maroc, étaient réglées; la troisième, celle du droit de visite, s’acheminait vers une solution amicalement concertée. Dans le même laps de temps, le cabinet britannique avait victorieusement terminé la guerre et conclu la paix avec la Chine. Après avoir réparé, par une campagne vigoureuse, les échecs des armes anglaises dans l’Afghanistan, il avait, avec une fermeté franche et sage, renoncé à une conquête difficile à faire, difficile et compromettante à garder, si elle eût été faite. Par un traité signé le 9 août 1842 à Washington, il avait réglé avec les États-Unis d’Amérique la délimitation des frontières des deux puissances dans le nord et le mode de leur concours pour la répression de la traite; leur différend sur la possession de l’Orégon restait seul en suspens. Sir Robert Peel et lord Aberdeen avaient ainsi, en trois ans, sans atteinte à la paix, sans perturbation grave entre les puissances, en maintenant ou rétablissant au contraire partout les bons rapports, résolu toutes les questions de politique extérieure qu’ils avaient trouvées engagées quand ils avaient pris les affaires, et toutes celles qui s’étaient élevées pendant leur administration. Et ils n’en avaient suscité eux-mêmes aucune; ils n’avaient cherché dans aucun événement prématuré, dans aucune complication factice, de la force ou de l’éclat pour leur pouvoir. Ils avaient suffi à tout et n’avaient rien provoqué. C’est là le vrai caractère, le caractère sensé et moral de la bonne politique extérieure. Elle ne considère pas les peuples comme des instrumens dont elle dispose pour le succès de ses propres inventions et des combinaisons de sa pensée ambitieuse ou inquiète; elle fait leurs affaires au dehors à mesure qu’elles se présentent naturellement et appellent une solution nécessaire, regardant toujours la paix comme son but et le droit comme sa loi. Ce fut à cette époque l’heureuse condition de la France et de l’Angleterre que les deux gouvernemens fussent animés du même esprit et se prêtassent loyalement, pour le faire prévaloir, un mutuel appui.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small(1) Ces six grandes sociétés des missions anglaises sont :> </small><br />
<small> 1° La Société pour la Propagation du Christianisme'', fondée en 1698. — Elle avait en 1846 : </small><br />
{{entête tableau charte alignement|center}}
!
! liv. st.
! fr.
|-----
| Revenu
| 97,559
| 2,438,975
|-{{ligne grise}}
| Dépense
| 93,550
| 2,348,750
|}
<small> 2° La ''Société des Missions de l’Eglise anglicane'', fondée en 1701. — Elle avait en 1846 : </small><br />
{{entête tableau charte alignement|center}}
!
! liv. st.
! fr.
|-----
| Revenu
| 115,259
| 2,881,474
|-{{ligne grise}}
| Dépense
| 93,846
| 2,346,150
|}
<small Ses missions sont réparties entre seize diocèses, savoir :> </small><br />
{{entête tableau charte alignement|center}}
!
! évêque
! missionnaires
|-----
| Nouvelle-Écosse
| 1
| 43
|-{{ligne grise}}
| Nouveau-Brunswick
| 1
| 35
|-----
| Québec
| 1
| 53
|-{{ligne grise}}
| Toronto
| 1
| 90
|-----
| Terre-Neuve
| 1
| 27
|-{{ligne grise}}
| La Jamaïque
| 1
| 11
|-----
| Les Barbades
| 1
| 15
|-{{ligne grise}}
| Antigoa
| 1
| 5
|-----
| La Guyane
| 1
| 9
|-{{ligne grise}}
| Calcutta
| 1
| 13
|-----
| Madras
| 1
| 21
|-{{ligne grise}}
| Ceylan
| 1
| 3
|-----
| Bombay
| 1
| 2
|-{{ligne grise}}
| Australie
| 1
| 37
|-----
| Nouvelle-Zélande
| 1
| 3
|-{{ligne grise}}
| Tasmanie
| 1
| 11
|-----
| Total
| 16
| 378
|}
<small> 3° La ''Société des Missions baptistes'', fondée en 1792. — Elle avait en 1846 : </small><br />
{{entête tableau charte alignement|center}}
!
! liv. st.
! fr.
|-----
| Revenu
| 22,886
| 564,650
|-{{ligne grise}}
| Dépense
| 27,589
| 689,725
|}
<small > En activité 200 stations et 150 missionnaires, avec un grand nombre d’aides. </small><br />
<small> Les baptistes ont en outre quatre sociétés de missions spéciales, qui avaient en 1846 :</small><br />
{{entête tableau charte alignement|center}}
!
! liv. st.
! fr.
|-----
| Revenu
| 14,654
| 366,350
|-{{ligne grise}}
| Dépense
| 14,210
| 355,250
|}
<small> 4° La ''Société des Missions de Londres'' fondée en 1795. — Elle avait en 1846 :</small><br />
{{entête tableau charte alignement|center}}
!
! liv. st.
! fr.
|-----
| Revenu
| 79,545
| 1,988,625
|-{{ligne grise}}
| Dépense
| 74,497
| 1,862,425
|}
<small> Elle entretenait 70 stations et 244 missionnaires.</small><br />
<small> 5° La ''Société des Missions de l’Eglise anglicane en Afrique et dans l’Orient'', fondée en 1800. — Elle avait en 1846 : </small><br />
{{entête tableau charte alignement|center}}
!
! liv. st.
! fr.
|-----
| Revenu
| 106,059
| 2,651,475
|-{{ligne grise}}
| Dépense
| 96,662
| 2,416,550
|}
<small> Elle entretenait 105 stations et plus de 600 missionnaires.</small><br />
<small> 6° La ''Société des Missions wesleyennes''. Ses travaux ont commencé en 1786; elle a été organisée en 1816. — Elle avait en 1846: </small><br />
{{entête tableau charte alignement|center}}
!
! liv. st.
! fr.
|-----
| Revenu
| 112,823
| 2,820,575
|-{{ligne grise}}
| Dépense
| 112,056
| 2,801,400
|}
<small> Elle entretenait 263 stations principales, et 364 missionnaires, sans compter un très grand nombre d’aides-missionnaires, maîtres d’école, etc.</small><br />
<small>(3) Les signataires de cette lettre étaient : le marquis de Cholmondeley, l’évoque de Chester, l’évèque de Chichester, le comte de Galloway, lord Bexley, lord Asbley-Cooper (aujourd’hui le comte de Shaftesbury), lord Sandon (aujourd’hui le comte Harrowby), lord Teignmouth, sir George Grey, sir Thomas Baring et sir Robert Inglis. </small><br />
 
 
 
===Troisème partie===
 
 
GUIZOT.