« Les Voyages d’exploration en Afrique/01 » : différence entre les versions
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Un des hommes qui, dans la seconde moitié du dernier siècle, se sont le plus passionnés pour les voyages et les découvertes géographiques, avait dès son enfance résolu de consacrer sa vie à la recherche des sources du Nil. Il ne se laissa rebuter par aucune difficulté; il remonta le fleuve égyptien plus haut qu’on ne l’avait fait avant lui, puis il se dirigea avec une caravane à travers des régions inconnues, des tribus barbares. Il pénétra au sein de l’Abyssinie, vaste contrée que dix explorateurs célèbres ont vue de nos jours, mais que de pauvres jésuites portugais avaient seuls encore visitée. Enfin, après bien des peines et des fatigues, l’Anglais Bruce put croire qu’il avait touché le but de ses recherches. L’Europe proclama qu’il avait trouvé les sources mystérieuses, et lui-même se crut le droit d’écrire : « Enfin je suis parvenu à ce lieu qui a défié le génie, l’intelligence et le courage de tous les peuples anciens et modernes pendant plus de trente siècles. Des rois à la tête de leurs armées essayèrent de le découvrir, et tous échouèrent. Renommée, richesses, honneurs, ils avaient tout promis à celui de leurs sujets qui atteindrait ce but envié, et pas un n’a pu l’atteindre. »
Quatre-vingt-cinq ans se sont écoulés depuis que Bruce célébrait ainsi sa gloire et son triomphe, et ces sources du Nil, qu’il croyait avoir trouvées, nous les cherchons encore Bruce avait vu les sources du Nil-Bleu
Au midi du lieu où le voyageur français Frédéric Cailliaud retrouva en 1821 l’emplacement de l’antique Meroë, sous le 15e degré de latitude nord, le Nil, qui n’a encore reçu qu’un seul affluent, l’Atbara, sur sa rive droite, se divise en deux larges branches. L’une, la plus orientale, porte le nom de ''Bahr-el-Azrak''; elle coule en général sur un fond de roche, et sa limpidité lui a fait donner le nom de Nil-Bleu. L’autre, ''Bahr-el-Abiad'', roule ses eaux dans un lit argileux qui leur communique une couleur laiteuse : c’est le Nil-Blanc.
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Les habitans du Sennâr ne forment pas un peuple distinct : on retrouve en eux le mélange des Nubiens, des Arabes, des Égyptiens, avec les nègres indigènes; de là une grande diversité de nuances dans le sang et la couleur des habitans de toute cette région, et aussi une variété de physionomie résultant de ce que le nez est plus ou moins épaté, les lèvres plus ou moins saillantes, le front déprimé, les cheveux laineux. Il y a beaucoup de grands et beaux hommes, et la plupart des femmes sont admirablement bien faites. Le costume des deux sexes consiste dans une pièce de toile blanche attachée en ceinture à l’une de ses extrémités, puis ramenée et drapée sur tout le corps. Dans l’intérieur du logis, les femmes se contentent de porter un morceau de coton formant une sorte de jupe qui leur tombe sur les genoux. Les hommes ne sont pas mieux vêtus; c’est seulement pour sortir que les uns et les autres s’enveloppent dans leur toile. La plupart des pauvres gens n’en ont qu’une seule, et ne la quittent pour une autre que lorsqu’elle tombe en lambeaux. Des sandales en cuir, a bouts arrondis et quelquefois pointus, sont la chaussure usuelle, et comme la pièce de toile dont les Sennâriens s’enveloppent le corps, comme leur coiffure, comme le visage de la plupart d’entre eux, cette partie du costume n’a pas changé depuis trois ou quatre mille ans. Elle est telle encore qu’on la trouve dessinée sur les obélisques et les hypogées de Méroë et de la Nubie. Les cheveux sont réunis en une infinité de petites tresses avec lesquelles on en forme de plus grosses qui sont rassemblées sur le sommet de la tête. Pour objets de parure, les Sennâriennes portent de la verroterie de Venise et des bracelets d’argent, de fer ou d’ivoire. Les jeunes filles ont pour tout vêtement une ceinture appelée ''rahadh'', de laquelle pendent des lanières de cuir en guise de franges, et ornée de petites coquilles univalves vulgairement connues sous le nom de ''cauris'', ou monnaie de Guinée, et d’un gros coquillage dit ''peau de tigre'', qui est le symbole de leur virginité. Dès qu’elles deviennent nubiles, elles y ajoutent une touffe rouge en peau ou en soie.
La lance, le sabre à deux tranchans, le bouclier long de peau de crocodile ou de rhinocéros, sont les armes qu’emploient les Sennâriens. Toutefois un certain nombre d’entre eux commencent à posséder des fusils. Pour ces hommes, comme pour la plupart des autres peuples sauvages, le courage est la première des vertus. A l’époque où les Égyptiens exercèrent contre les habitans du Sennâr les plus cruelles représailles pour les punir de leur révolte, on vit un grand nombre d’entre eux déployer an milieu des tortures la même énergie que les Indiens de l’Amérique au temps de Pizarre et de Cortez. Beaucoup moururent sous le bâton ou sur le pal sans qu’on pût leur arracher une plainte. M. Cailliaud
Les superstitions sont nombreuses au Sennâr. Si quelqu’un, dans une famille, meurt subitement sans être tombé victime d’une vengeance ostensible, c’est qu’il a été tué par le ''sahar''. Le sahar est un sorcier qui peut, à sa fantaisie, revêtir la forme humaine la plus séduisante ou se transformer en crocodile et en hyène; il se nourrit de sang humain, et, pour faire mourir une personne, il lui dévore intérieurement le cœur, le foie ou les entrailles. Par bonheur, il y a les ''fakih'' ou ''angari'' qui connaissent à des marques certaines ces hommes-démons, et qui les désignent à la vengeance publique. Le Sennârien dont la femme est enceinte doit bien se garder de tuer un animal, car son enfant périrait dans le sein de sa mère. L’une des plus remarquables singularités de ce peuple lointain, c’est qu’on retrouve chez lui, dans certaines circonstances, une sorte de jugement de Dieu analogue à celui que les Germains introduisirent autrefois dans la Gaule. Avant l’invasion égyptienne, quand une femme en accusait publiquement une autre de se prostituer, celle-ci pouvait demander l’épreuve du feu. Trois fers de hache étaient jetés dans un brasier ardent, et chacune à son tour les tirait du feu. Celle que la souffrance faisait défaillir était jugée coupable, mise aussitôt à mort et enterrée sans pompe; l’autre au contraire recevait de nombreux présens.
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On appelle du nom de Fazogl toute la région montagneuse comprise entre le Nil-Bleu et le Toumat, l’un de ses affluens de la rive gauche. Ce pays n’est habité que par des nègres aux cheveux crépus, aux grosses lèvres, aux pommettes saillantes. La ville, ou pour mieux dire le village capital du Fazogl, s’appelait anciennement Kery ; depuis 1849, il s’appelle Méhémet ou Mohammed-Ali-Polis. Le vice-roi, voulant laisser un souvenir de son passage dans ce lieu qui marquait le terme de son expédition, lui donna son nom.
En 1848, Méhémet-Ali, renouvelant ses tentatives pour découvrir des mines d’or, chargea un officier russe, M. Koyalevski, de remonter non-seulement le fleuve Bleu; mais encore le Toumat, son affluent occidental. L’officier russe était accompagné d’un jeune Français, M. Trémaux
Au-delà de Kery, point extrême où Méhémet-Ali s’était arrêté, M. Kovalevski rencontra un hameau dont les masures grisâtres sont suspendues au sommet de rochers escarpés : c’est le village d’Akaro, qui jouit du singulier privilège de percevoir une taxe à son profit sur toutes les caravanes marchandes. Les chameaux chargés paient quatre piastres, et les ânes en paient deux. Tout le pays qui entoure les hameaux du Fazogl, est montagneux; boisé et pittoresque ; les hyènes, les zèbres, les girafes, les éléphans, se plaisent au milieu de ses bois. Epineux et sur les bords de ses cours d’eau. Caillaud a raconté qu’lsmaêl-Pacha eut un jour la fantaisie d’envoyer ses soldats à la chasse de trois de ces derniers animaux, qui traversaient paisiblement une clairière à portée de carabine. Les Egyptiens, confians dans la sûreté de leur tir, s’approchèrent et firent feu tous ensemble; les éléphans, seulement blessés et rendus furieux par cette agression, coururent à leurs ennemis; ils en écrasèrent cinq; trois autres, saisis avec les trompes, furent broyés et jetés par-dessus les arbres. Ceux qui eurent le bonheur d’échapper n’eurent rien de mieux à faire que de se cacher, et les éléphans, pour achever de passer leur rage, mirent les arbres en pièces et bouleversèrent toute cette partie de la forêt.
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Les voyageurs remontèrent le Toumat jusqu’à l’endroit où cette rivière se réduit aux proportions d’un simple ruisseau qui se perd dans la direction du sud, vers le 10e parallèle nord, et un peu à l’occident de Fadassy, ville située sur les confins de l’Abyssinie et du pays des Gallas. Fadassy est le principal marché des régions situées entre les deux Nils; il s’y fait un commerce considérable de chevaux, de bestiaux, de lances, de casse-têtes, de haches, de froment, de café, de miel, de légumes, de toiles de l’inde, d’or en poudre et en grains, de sel, de verroterie de Venise, etc. Quant à la ville, elle est formée d’un ensemble de huttes et de cabanes en terre et en bois dispersées sur les bords de l’Iabouss, affluent du Nil-Bleu, et derrière des hauteurs qui sont elles-mêmes dominées par la masse sévère des grandes montagnes de l’Abyssinie. Le plateau que franchit M. Kovalevski pour pénétrer jusqu’à Fadassy avait été récemment dépeuplé par une incursion des Gallas; les hommes en avaient disparu, et les éléplans s’étaient emparés de ces lieux devenus déserts. Ces animaux erraient en troupes immenses. On dit que pour se procurer de l’eau dans la saison sèche ces éléphans vont se coucher dans le lit desséché du Toumat. Peu à peu le poids de leur corps déprime les couches supérieures du sable et forme un creux; l’eau remplit bientôt ce bassin, et l’animal se désaltère à l’aise.
M. Kovalevski, jugeant que toute cette région n’avait pas une dénomination assez précise, lui donna, par patriotisme, le nom russe de ''Nicolaes-kaïa''; mais la géographie n’a pas ratifié cette décision, et elle continue à appeler Quamamyl le pays qui environne Fadassy du côté de l’ouest. C’est la partie la plus orientale de Dâr-Bertat
C’est entre les régions où M. Kovalevski vient de nous conduire et le golfe arabique que s’étend l’Abyssinie; ses limites extrêmes, du nord au sud, sont le 17e et le 8e parallèle nord environ. Cette contrée, qui semble destinée, par sa situation géographique et par l’intelligence de ses habitans, à obtenir une grande importance dans l’avenir commercial de l’Afrique, doit un climat tempéré à ses montagnes et à l’élévation de ses plateaux. La végétation, moins puissante que dans les autres régions de la zone tropicale, y est cependant encore d’une incomparable richesse. Les peuples d’Abyssinie comptent de longs siècles d’existence; leurs traditions historiques et religieuses racontent que la fameuse reine de Saba, qui dix siècles avant Jésus-Christ s’en alla dans Jérusalem rendre hommage à la gloire de Salomon, n’était autre que Makada, l’une de leurs souveraines. Couverte de colonies grecques au temps des Ptolémées, convertie plus tard au christianisme par le Grec d’Alexandrie Frumentius, qu’une tempête avait jeté sur ses rivages, l’Abyssinie connut de la sorte les deux élémens les plus actifs de la civilisation. Par malheur de longues discordes et les querelles religieuses l’empêchèrent de les mettre suffisamment en œuvre, et sa population intelligente et laborieuse, bien que fort avancée dans la civilisation, si on la compare au reste des peuples africains, n’en est pas moins très arriérée et très barbare encore aux yeux des Européens. L’Angleterre et la France ont également jeté les yeux, sur ce point de la côte d’Afrique, si avantageusement situé pour le commerce de la mer des Indes, et ce motif, joint aux recherches dont le but était de découvrir les sources du Nil, a fait de l’Abyssinie le théâtre de nombreux voyages. Ses diverses contrées, le Semiène, le Tigré, l’Amhara, le Choa, ont été, de 1839 à 1853, explorées par MM. Combes et Tamisier, Feret et Galinier, Lefebvre, Rochet d’Héricourt, d’Abbadie, et par un grand nombre de missionnaires et d’officiers anglais
M. Théophile Lefebvre, lieutenant de vaisseau, reçut du gouvernement français, en 1839, la mission d’étudier les mœurs, les usages, les institutions civiles et religieuses de l’Abyssinie, et de rechercher, les moyens d’ouvrir quelques relations à notre commerce dans ce pays. On lui adjoignit MM. Petit, médecin et zoologiste, Dillon, naturaliste, et Vignaud, dessinateur. Les résultats de cette expédition ont été publiés en 1846 sous les auspices du ministère de la marine
On doit à M. Rochet, avons-nous dit, de curieux détails sur les Gallas. C’est dans la partie méridionale de l’Abyssinie, du 8° degré de latitude nord à l’équateur et peut-être même au-delà, que sont répandues les peuplades belliqueuses des nègres gallas. Les individus de cette race sont des hommes grands et bien faits; leur peau est d’un brun olivâtre foncé; ils ont les cheveux crépus, mais non laineux comme les nègres à face déprimée du Sennâr. Par l’ouverture de leur angle facial, la vivacité de leur regard et les principaux caractères de la physionomie, ils ressemblent aux Abyssins. Leur culte est un paganisme mêlé de fétichisme; leurs mœurs sont plus violentes, plus rudes que celles de leurs voisins chrétiens; cultivateurs et guerriers, ils ont au plus haut degré la passion des armes et du pillage. Ils sont un objet de continuelle terreur pour leurs voisins, et sans les dissensions qui travaillent leurs innombrables tribus, ils auraient pu conquérir une grande portion de l’Afrique. Leur origine est sans aucun doute étrangère : le sang asiatique s’est mélangé chez eux au sang noir; de confuses traditions, qui vivent encore, disent qu’ils vinrent de l’autre côté des mers, et qu’un chef de leurs tribus, du nom d’Oullabou, contemporain de Mahomet, les conduisit en Afrique. ''Galla'', dans leur langue, signifie envahisseur. Les musulmans donnent une autre origine à leur nom : suivant eux, Mahomet envoya un messager à Oullabou pour l’engager à s’associer à son œuvre; Oullabou refusa. « Il a répondu non, ''ga la'', dit le messager au prophète. — Qu’il soit donc maudit, répondit Mahomet, et que ces mots ''ga la'' soient désormais le nom de la race qui n’a pas voulu croire aux révélations de l’ange Gabriel. »
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Dans leurs guerres, les Gallas dévastent les pays par lesquels ils passent, emmènent comme prisonniers et esclaves tous ceux qu’ils surprennent sans défense, égorgeant ceux qui résistent, afin de se procurer le trophée qui à leurs yeux, comme à ceux des Abyssins, est la plus grande preuve de la bravoure militaire. Ce signe de victoire, c’est l’organe de la virilité, et le nombre de ces hideuses dépouilles, conservées avec soin, témoigne de la valeur d’un guerrier et lui mérite des récompenses. Cette fureur est poussée si loin, que l’on voit parfois les Abyssins tuer leurs compatriotes pour se procurer frauduleusement le signe des exploits guerriers. Envers les ennemis, peu importe l’âge; le vieillard et même l’enfant dans les bras de sa mère ne sont pas épargnés.
Les armes des Gallas sont la lance et le couteau de chasse. Ils commençaient il y a une dizaine d’années, à connaître les armes à feu, mais ils n’en savaient pas encore tirer un bon parti. Habiles à manier la lance et à parer les coups avec le bouclier, ils considèrent comme un jeu le combat à l’arme blanche. Dans leurs guerres, ils se divisent en plusieurs corps et cherchent à envelopper l’ennemi; leur attaque est impétueuse, mais, une fois repoussés, ils ne savent pas se rallier et s’enfuient en désordre. Le roi de Choa (partie de l’Abyssinie qui confine aux pays gallas), Sahlé-Sallassi, auprès duquel M. Rochet fit, dans trois voyages consécutifs
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Au-delà de Bélénia, les rives du Nil continuent à être accidentées et couvertes de forêts de tamariniers, d’ébéniers et des plus belles variétés d’acacias. Ces arbres, toujours verts, entremêlés de lauriers-roses, forment des jardins naturels qui répandent la fraîcheur de leurs ombrages sur un soi fertile. Les villages des peuples riverains apparaissent tantôt étagés sur les hauteurs, tantôt groupés ou dispersés au milieu des admirables forêts de ces régions. Les Bary et quelques-uns de leurs voisins, privilégiés entré tous les habitans des bords du Nil, possèdent des salines. Il est vrai qu’ils les exploitent peu.
Sur la rive gauche, environ sous le 9° degré et sous le 7° degré de latitude nord, le Nil reçoit deux énormes affluens, dont MM. d’Arnaud et Brun ont reconnu les embouchures; M. d’Arnaud remonta même le cours de l’un de ces affluens pendant quelques jours, mais, craignant pour lui et ses compagnons les pernicieuses influences dés marécages au milieu desquels ces rivières se perdent, il redescendit vers le Nil. Deux français qui parcourent le Soudan oriental, MM. Vayssières et Malzac, ont recueilli quelques notions sur ces affluens dans la partie inférieure de leur cours; ils coulent de l’ouest à l’est et roulent un volume d’eau si considérable, qu’ils tripleraient le Nil, s’ils ne se perdaient en grande partie dans les vastes marécages de leurs embouchures. Le premier s’appelle Bahr-Keilak ou Miselad, et semble identique à la rivière que les cartes d’Afrique indiquaient d’une manière incertaine sous le nom de Bahr-el-Ghazal. Lé second porte le nom de Niébor et se jette dans le Nil par quatre bouches, à travers des marécages considérables, sous le 7e parallèle 1/2 (nord) environ. Reconnaître ces immenses tributaires du fleuve Blanc, en faire les grands chemins du Soudan central, tel est le problème qui se présentera lorsque celui des sources du Nil aura été complètement résolu
En continuant à remonter le cours du fleuve au-delà de Bélénia, on arrive à des cataractes et à une région semée d’écueils, où l’eau manque souvent aux barques les plus légères, qui touchent à chaque instant. Le fleuve Blanc fait ensuite un coude de douze heures à l’ouest-sud-ouest. Sur la rive droite sont les derniers villages des Bary, et sur la rive gauche ceux des Ouanguarah. L’un des compagnons de M. Brun, M. Ulivi, fit une partie de cette route sur un bateau conduit par huit rameurs. Arrivé au village de Garbo, dont les maisons sont bâties en terre et couvertes de chaume, il fut arrêté par une cataracte qu’il ne put franchir. Cette cataracte est formée par une lisière de rochers entre lesquels le Nil s’échappe en écumant. Quelques-uns de ces rochers forment des îlots couverts de joncs; ils sont dominés par une haute montagne boisée d’où l’œil peut suivre les sinuosités du Nil à travers le pays accidenté et souvent pittoresque qui s’ouvre à l’horizon. Tantôt on le voit disparaître derrière une montagne au pied de laquelle il serpente, tantôt il se dessine comme un ruban bleu entre les villages et les forêts échelonnés sur ses rives. M. Brun pense que cette cataracte, située sous le 3° degré de latitude, pourrait être franchie à l’époque des crues, mais on serait alors obligé, à cause des vents du sud, de remorquer les barques, et l’on aurait à craindre les hostilités des peuplades riveraines et les terribles ouragans de cette saison.
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A partir de cette cataracte, le Nil coule au sud-est. Sur ses deux rives sont répandus les nombreux villages des Makedo. Du pays des Makedo aux montagnes de Kombirat, situées à quelques lieues du sud de l’équateur, et qui sont le point extrême sur lequel M. Brun ait obtenu des renseignemens, il y a douze journées de route, de dix heures chacune, en suivant les contours que fait le fleuve. De nombreuses tribus, dont quelques-unes semblent appartenir à cette famille guerrière des Gallas, qui erre au sein des vastes régions comprises entre l’Abyssinie méridionale et la côte de Zanguebar, sont répandues sur les deux rives du Nil. Chez les Lougoufi et les Modi, à quatre journées des Makedo, le fleuve se resserre au point qu’on le traverse sur un tronc d’arbre jeté d’une rive à l’autre. Les indigènes font mention de hautes montagnes situées à l’est du fleuve, et d’où coulent plusieurs torrens au-dessus du confluent desquels le Nil n’est plus qu’un mince filet d’eau descendant lui-même de montagnes très éloignées. Us ont ajouté que du côté de l’ouest se trouvent de grands lacs d’où s’échappent des rivières inconnues; mais ces données ne sont pas assez précises pour que la géographie puisse les adopter encore.
Ainsi les explorations de M. Brun, de dom Knoblecher et des missionnaires de Khartoum nous ont conduits presque sous l’équateur. A cette lointaine distance, le Nil n’est plus le majestueux cours d’eau de l’Egypte et de la Nubie, il ne se présente plus que resserré dans un lit étroit, encombré de roches et de bancs de sable; mais il existe encore et continue à dérober à notre curiosité ses sources mystérieuses. Toutefois la question semble assez avancée aujourd’hui pour qu’on puisse espérer une solution définitive de l’expédition que vient d’organiser le vice-roi d’Egypte
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Dans ce même voyage, M. Krapf, remontant vers le nord, a fait la découverte d’une seconde montagne qui, dit-il, est plus étendue et plus élevée encore que le Kilimandjaro. On rappelle Kenia ou Kignea, suivant une orthographe plus récente. Les rivières Dana et Sabaki, qui se jettent dans l’Océan-Indien, y prennent naissance, et c’est de là aussi que découlent peut-être bien les sources qui forment le Nil à sa partie supérieure. Les habitans de la contrée au sein de laquelle s’élève cette montagne ont affirmé à M. Krapf que dans l’ouest et à une distance assez rapprochée du Kenia, il existe un volcan allumé. Au nord, c’est-à-dire très près de l’équateur, se trouve un lac. Les difficultés de toute nature que M. Krapf rencontra dans cette expédition, qu’il accomplit au moment où les Gallas et les Ouâkuafi étaient en guerre, l’empêchèrent de s’engager plus avant dans l’intérieur du pays. Il s’efforça de recueillir quelques notions sur les régions où il ne pouvait pas pénétrer, et apprit que dans l’ouest existaient de grands lacs qui, pour la plupart, sont navigables. Dans plusieurs localités, il entendit aussi répéter un fait singulier, qui déjà lui avait été rapporté dans le Choa, et qu’il avait accueilli comme une fable: c’est l’existence de pygmées hauts d’un mètre à un mètre trente centimètres, et auxquels les indigènes donnent le nom de ''wabilikimo''. Ils viennent quelquefois, lui dit-on, aux confins de l’Ousambara pour échanger du fer contre les verroteries. Les Niams-Niams ne sont pas, on le voit, les seuls êtres merveilleux dont il reste à vérifier l’existence.
Dans le désir d’étudier les faits géographiques qui avaient pu échapper à son premier examen, le docteur Krapf entreprit, au commencement de 1852, un second voyage au pays d’Ousambara. Il obtint de Kméri, roi de cette contrée, la permission d’y pénétrer, et celui-ci même l’envoya chercher par plusieurs de ses hauts fonctionnaires à Pangani, petite ville du rivage qui relève de son autorité, ainsi qu’une grande partie de la côte faisant face à l’île de Zanzibar. Le district de Pangani est arrosé par une rivière qui porte le même nom, et qui parait être celle dont l’embouchure est connue sous le nom de Houffou. Ce district produit une grande quantité de riz, et on y trouve l’ivoire en abondance; ses villages, construits sur le bord de la rivière, sont exposés à être submergés dans la saison pluvieuse. A quelque distance vers le nord s’élève une montagne que les indigènes appellent Tongué; tout le pays qui l’environne, renommé pour sa fertilité, était, il y a quelques années, peuplé d’un grand nombre de villages dont les habitans ont été expulsés par les tribus des Ouâsegua, qui font une guerre acharnée aux Ouâsambara
En quittant le district de Pangani, le docteur Krapf traversa la province montagneuse de Bondeï, qui a pour chef-lieu le village de Handeï, situé sur l’une de ses plus hautes montagnes, et il parvint au grand village de Djoumbi, près duquel s’élève le Pambiré, qui est le point culminant de la chaîne de montagnes du Bondeï. Au-delà de cette région montagneuse, vers le nord, coulent de grandes rivières dont la plus importante est appelée dans le pays Mgambo; ses bords sont pittoresques et couverts d’une belle forêt entrecoupée de hautes herbes et de marécages. Plus loin, sur le versant occidental de la haute montagne de Kambora, d’où la vue embrasse un magnifique panorama et s’étend jusqu’à la mer, le voyageur parvint aux limites du pays occupé par les Masaï, peuple redouté du roi d’Ousambara. Ces sauvages ne disposent cependant que de moyens d’agression tout primitifs; leurs armes n’ont consisté pendant longtemps que dans l’arc et les flèches, et le plus grand progrès qu’ils aient accompli jusqu’ici a été d’y substituer la lance et le bouclier de peau de rhinocéros ou d’éléphant. Les Souàhhely, autre peuple de cette région, doivent à leur contact avec les Asiatiques et les Européens des armes plus redoutables. Ces Souàhhely sont des indigènes mélangés d’Arabes et depuis longtemps convertis à l’islamisme: Leurs tribus, répandues sur une grande partie de la côte de Zanguebar, dépendent du roi d’Ousambara. Cependant ils prennent le nom de ''Ouâoungkouana'', qui signifie peuple libre, parce qu’ils jouissent d’un grand nombre de privilèges que n’ont pas les Ouâsambara. Ils doivent cet avantage autant à leur religion, qui, aux yeux des indigènes mêmes, les élève au-dessus des idolâtres, qu’à leurs relations commerciales avec l’Europe et l’Asie.
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Le missionnaire a recueilli bien des noms de peuplades outre ceux que nous avons mentionnés. Tant qu’une carte détaillée et précise de son voyage ne déterminera pas la place respective que chacune d’elles occupe, il sera inutile de produire ces noms, qui jusqu’ici étaient pour la plupart inconnus.
Après avoir obtenu de Kméri, en dépit des magiciens, l’autorisation d’établir une mission dans l’Ousambara, le docteur Krapf reprit la route de Rabai-Mpia par les montagnes de Bondeï. Il traversa le village de Mombo, vit des cantons riches en bananes et en cannes à sucre, franchit le désert de Kérenghé, couvert de hautes herbes, la montagne de Handeï, et arriva au village de ce nom, puis à celui de Djoumbi, et enfin à Pangani, bâti au milieu de plantations de cocotiers, de riz et de maïs, et composé principalement de cabanes en pieux couvertes de feuilles de cocotier; mais où un petit nombre de maisons en pierre s’aperçoivent cependant çà et là. Il s’embarqua pour Mombas, où il aborda le 14 avril 1852, et quelques jours après il se trouvait à Kisuludini, où la nouvelle maison des missions a été bâtie. L’année suivante, le délabrement de sa santé, causé par les fatigues qu’il avait endurées dans ses voyages, le força de revenir en Europe, d’où il est retourné depuis en Abyssinie. Quant à M. Rebmann, il est resté à la côte orientale d’Afrique. Dans le cours de 1855, plusieurs communications successives ont fait savoir à l’Europe que ce missionnaire et un nouveau collègue, M. Ehrardt, avaient eu connaissance de l’existence d’une nappe d’eau d’une étendue de 10 degrés en longueur et de 6 environ en largeur, à laquelle les indigènes donnent, entre autres noms, celui de Uniamesi, et qui serait une immense prolongation de ce lac Nyassi ou Maravi, dont l’existence a longtemps paru douteuse, et dont la position est toujours demeurée incertaine. Une carte détaillée d’une partie des rivages de cette mer a été envoyée en Europe par M. Ehrardt
Tels sont dans leur ensemble les travaux et les découvertes qui se rattachent plus ou moins directement à la recherche des sources du Nil, et qui préparent la voie dans laquelle la nouvelle expédition de M. d’Escayrac entre aujourd’hui. Deux voyageurs étrangers, M. Burton, l’intrépide explorateur de Harar et le jeune et heureux continuateur de Barth, M. Vogel, doivent, dit-on, converger par des points de départ différens vers les pays dans lesquels cette expédition s’engage, et étudier, selon que le leur permettront les circonstances, les pics gigantesques jetés sous l’équateur, le bassin de la mer Uniamesi ou les affluens et les premiers ruisseaux qui forment le Nil à sa naissance. On a lieu de compter d’ailleurs sur le zèle intelligent que le chef de l’expédition portera dans ses recherches. Un ouvrage publié il y a trois ans par M. d’Escayrac de Laulure, ''le Désert et le Soudan'', abonde en notions claires et précises sur les populations et la nature africaines. C’est avec une sorte de passion communicative pour les grandeurs de ces régions sauvages que M. d’Escayrac a parcouru une première fois l’Afrique, et cette passion l’animera sans doute encore dans sa nouvelle campagne. Les grands travaux géographiques qui vont se poursuivre dans l’Afrique orientale nous promettent donc d’importans résultats, et cela au moment même où le projet de percement de l’isthme de Suez appelle les regards des nations industrieuses et commerçantes de l’Europe sur les régions que cette partie de l’Afrique embrasse. Là cependant ne se bornent pas encore les explorations et les expéditions de toute sorte qui parcourent en tous sens et labourent pour ainsi dire au profit de la civilisation le sol rebelle de l’Afrique. Il faut ajouter à tous ces voyages cette admirable expédition dont deux membres sont tombés sans que le troisième, qui voyait la mort frapper ainsi ses deux compagnons, sentît faiblir un instant son courage. On sait que M. Barth a rapporté des documens du plus grand intérêt, que lui-même se prépare à publier. Quant à M. Livingston et à M. Andersson, ils ont traversé l’Afrique du sud à l’ouest après avoir exploré le N’gami et le bassin du Chobé, que l’on présume être le Haut-Zambèze.
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La voilà donc envahie par les quatre points de l’horizon, cette Afrique si longtemps impénétrable. Elle nous fait retrouver, à nous hommes du XIXe siècle, quelques-unes des émotions que devaient ressentir nos pères, il y a trois cents ans, au récit des découvertes dont un monde jusqu’alors inconnu était devenu tout à coup le théâtre; mais elle n’est pas un champ livré aux Pizarre, aux aventuriers sans frein et sans autre loi que leur cupidité et leur ambition. Des hommes éclairés, des missionnaires, parlent, les instrumens de la science ou l’Évangile à la main; ils bravent des fatigues ou des dangers sans nombre. Quand la mort frappe dans leurs rangs, de nouveau-venus remplacent ceux qui tombent, et toute leur ambition, à ces généreux soldats de la science, c’est la satisfaction d’une noble curiosité, la conquête d’intelligences et d’âmes obscurcies par les ténèbres de la plus profonde barbarie; c’est le désir d’ouvrir au commerce et à l’industrie des chemins nouveaux, c’est aussi l’espérance de faire participer un jour toute une race d’hommes longtemps maudits et misérables à ce bien-être, à cette amélioration sociale, à ce développement intellectuel que traduit et résume à lui seul le mot de civilisation.
===II. L’Afrique australe et les nouvelles routes du Soudan===
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:I. ''Lake N’gami, or Explorations and Discoveries during four years wanderings in the wlids of South-Wetlera Africa, with a map'', etc., by C. Andersson, 1 vol. in-8°; London 1856. — II. ''Narrative of an Exploring Voyage up the rivers Kwora and Binue [Niger and Tchadda) in 1854''. — III. ''Five Tears of a Hunter’s life m the far interior of south Africa'', by Gordon Camming, etc.
Du vingtième degré de latitude sud au cap de Bonne-Espérance se dessine une sorte de large trapèze, baigné à la fois par l’Atlantique et par la mer des Indes. Cette région mystérieuse, dont les Européens n’ont guère connu pendant longtemps que le littoral, est depuis quelques années le théâtre d’importantes découvertes. On peut comprendre sous le nom d’Afrique australe les divers territoires qui la composent. Tandis que l’activité des explorateurs scientifiques s’est particulièrement concentrée sur le centre et sur la partie orientale du continent africain
Il y a vingt ans déjà, le capitaine Harris, officier au service de la compagnie des Indes, s’en allait, au fond du pays des Cafres, livrer une guerre acharnée aux lions, aux éléphans, aux autruches; mais n’oublions pas que Levaillant, dès le siècle passé, avait cherché dans l’Afrique australe les émotions de la chasse et des courses lointaines. Le capitaine Harris ne faisait donc que suivre l’exemple donné par cet homme aventureux, et il trouva lui-même de nombreux imitateurs. Il y a quelque temps, on racontait ici même les curieux voyages du chasseur d’éléphans Wahlberg
Ces explorations, ces longs voyages, que les chasseurs ne pouvaient pas entreprendre, les missionnaires les ont accomplis en partie. Il n’y a pas, à vrai dire, un plus rude labeur que celui auquel se livrent les missionnaires européens en Afrique. Les missions établies jadis au cap de Bonne-Espérance par les frères moraves sont placées aujourd’hui sous la direction du culte évangélique. Bien que de temps en temps elles avancent de quelques lieues sur la terre sauvage, et paraissent reculer les dernières étapes de la civilisation, elles n’obtiennent que de bien minces résultats au milieu de peuplades barbares auxquelles les notions de morale et de religion sont tout à fait étrangères. L’un des missionnaires qui ont déployé en Afrique le plus d’activité, M. Moffat, a publié un ouvrage où l’on peut suivre les vicissitudes et les misères de cette vie d’abnégation et d’épreuves. M. Cumming, le dur chasseur dont les habitudes sont si étrangères à celles de ces hommes de paix et de religion, nous les représente de son côté comme voués à des fatigues sans nombre. « Il faut, dit-il, qu’à la foi vive, à l’indulgence chrétienne» ils joignent la vigueur de l’esprit et du corps, et qu’au besoin ils puissent se faire charpentiers, jardiniers, serruriers, maçons. » Le missionnaire déjà nommé, M. Moffat, avait dû abattre lui-même les arbres dont était faite sa cabane ; c’est lui qui avait tressé les nattes de jonc destinées à servir de toit. Il cultivait son enclos, il savait manier la pioche et la bêche, et quand un orage détruisait d’aventure sa chétive habitation, il n’avait à compter que sur la force de ses bras pour la reconstruire. Quant aux pauvres sauvages qu’il s’efforçait de catéchiser, quels tristes élèves. Ils venaient volontiers au prêche à la condition qu’il y eût à la fin du sermon distribution de verroteries ou de tabac. Quelques-uns cependant jugeaient préférable de mettre à profit le temps où le missionnaire était occupé hors de sa demeure pour aller lui dérober ses ustensiles de ménage. Quelquefois le prêtre, en voyant un de ses auditeurs plus attentif, croyait avoir conquis enfin une intelligence; mais quelque question d’une naïveté sauvage venait le désespérer tout à coup. Un jour, un Hottentot lui disait après l’avoir bien écouté : « Vos usages doivent être bons, mais je ne vois pas en quoi ils peuvent remplir l’estomac. Il est vrai que je suis vieux, et sans doute mes enfans comprendront mieux que moi. »
Il n’est pas étonnant qu’avec la vigueur morale et physique que développe en eux le genre de vie qu’ils pratiquent, avec le peu de satisfaction qu’ils trouvent dans leur tâche apostolique, beaucoup d’entre les missionnaires se soient adonnés à la passion des voyages. Au-delà du cercle étroit où s’accomplissent leurs pénibles devoirs, dans l’horizon mystérieux et immense qui se déroule à leurs yeux, que trouveront-ils? Les naturels interrogés parlent de fleuves, de lacs, de mers, que jamais n’a mentionnés carte européenne; bientôt une irrésistible curiosité entraîne vers l’inconnu ces hommes ardens et laborieux; on comprend qu’ils servent la science à défaut de l’Évangile, et c’est en effet ce qui arrive. Les découvertes les plus remarquables qu’on ait récemment faites dans l’Afrique australe sont dues à un missionnaire, M. Livingston, qui a frayé la route à d’autres courageux touristes, MM. Galton, Andersson, Oswell.
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Toute cette partie de l’Afrique est arrosée par des fleuves qui débordent à la saison des pluies. On y compte également nombre de lacs. Aussi le pays est-il fréquemment couvert par les eaux, qui, en se retirant, laissent derrière elles un sol fertile où se déploie une riche végétation. Les nègres qui peuplent la contrée sont divisés comme partout ailleurs en une foule de tribus dont les principales portent les noms de Barotsi, de Banyeti, de Batoko; la plus puissante de toutes est celle des Makololo. Les Barotsi sont habiles à travailler le bois; les Banyeti sont d’excellens forgerons et savent fort bien extraire le fer de leurs abondans minerais. D’autres tribus sont renommées pour les poteries qu’elles fabriquent. On voit que l’industrie n’est pas absolument étrangère à beaucoup de ces peuplades; toutes d’ailleurs se livrent à la culture de plusieurs sortes de blé. Beaucoup d’objets manufacturés en Europe ont pénétré jusqu’aux bords du Chobé par les côtes de l’est et de l’ouest; la plupart des Makololo possèdent des manteaux de flanelle et des étoffes imprimées. Les voyageurs apprirent que ces objets avaient été échangés contre des esclaves. Cet odieux trafic n’est cependant pas ancien dans le pays; il n’y date, à ce qu’affirme M. Livingston, que de 1850. Le chef Cébituane avait le premier consenti à faire trafic de marchandise humaine, à l’instigation d’un chef de la côte. Ce commerce d’esclaves, qui trouve ses débouchés au Mozambique, menace de prendre une grande extension, et il n’y a, dit M. Livingston, qu’un moyen de l’entraver : c’est d’établir dans le pays un commerce fondé sur des bases plus morales.
Encouragé par l’accueil que lui faisaient les populations hospitalières répandues du N’gami au Chobé, le révérend Livingston entreprit à la fin de 1852 une nouvelle expédition, et, donnant cette fois pleine carrière à son esprit d’aventures, il résolut de ne s’arrêter qu’à Saint-Paul de Loanda, à la côte occidentale. Sur ces entrefaites, la Société de géographie de Paris lui avait décerné sa grande médaille d’or pour la découverte du N’gami. La nouvelle de cette récompense vint le trouver sur les bords du Chobé, où la fièvre le contraignit à faire auprès du chef Sekelétu, fils de Cébituane, un séjour de quelque durée. Ne voulant pas alors même demeurer inactif, il se mit à prêcher l’Évangile aux peuplades qui l’avaient si bien reçu. À défaut de résultats plus sérieux, le révérend missionnaire recueillit du moins les témoignages d’un respect naïf qui le touchèrent. Délivré bientôt de la fièvre, il partit pour explorer le Sescheké ou Zambèze. La reconnaissance du cours de ce grand fleuve importait beaucoup à la science géographique. Le missionnaire, admirablement secondé par l’aménité de ses hôtes, organisa une flottille de trente-trois canots, montés par cent soixante hommes, et descendit le Chobé jusqu’à son confluent avec le fleuve. Parvenu, au Sescheké, il trouva un magnifique cours d’eau, large souvent de plus d’un mille
Le cours du Zambèze est interrompu par des cataractes et des rapides qui rendent en plus d’un endroit la navigation difficile. Parvenu au seizième parallèle, le voyageur vit les hautes rives boisées, qui jusque-là avaient dessiné le cours de la rivière, s’écarter, prendre la forme onduleuse de collines et courir de l’est à l’ouest en formant une vallée, de cent milles environ de largeur, qui est annuellement submergée, à l’exception de petits tertres et d’îlots sur lesquels la tribu des Barotsi a installé ses villages nombreux, mais peu considérables. Les pâturages de la vallée sont d’une étonnante richesse; on y voit des herbes hautes de douze pieds et dont la tige a un pouce de diamètre. Les arbres sont peu nombreux. Sur les hauteurs voisines, on cultive du blé, du maïs, des cannes à sucre, des patates, des ignames, du manioc et nombre d’autres plantes alimentaires. Aussi la vie est-elle facile dans toute cette partie de l’Afrique, et les indigènes y jouissent d’un bien-être qui a contribué au développement de leurs instincts bienveillans et de leur intelligence. Ces vallées, alternativement submergées par les eaux des fleuves et dévorées par les ardeurs du soleil, n’ont cependant pas échappé au terrible fléau de l’Afrique : elles sont insalubres et fiévreuses.
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Tels sont les renseignemens que le missionnaire Ehrardt a recueillis. On ne peut désormais contester l'existence et l'importance de la mer Uniamesi; mais il reste encore à y lancer une barque européenne pour la parcourir et la reconnaître d'une rive à l'autre. Une telle entreprise ne peut plus tarder beaucoup désormais, car l'Afrique n'est pas aussi inaccessible qu'on a eu lieu jusqu'ici de le craindre. Une grande expédition accomplie sur le Niger et le Tchadda montre qu'au prix de quelques précautions et d'une sage discipline, les missions européennes peuvent vaincre les obstacles d'un climat meurtrier aussi bien que les autres difficultés de ces régions sauvages et jusqu'à nous inconnues.
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OQru, Igbo, Igara, tels sont les noms des trois royaumes noirs que l’expédition de M. Baikie rencontra successivement sur sa route, au début de sa laborieuse campagne. Tous ces royaumes se ressemblent; celui d’Igara donnera une idée des autres. Le souverain, entouré d’une aristocratie de chefs puissans; les ''Abokos'', ne gouverne guère que de nom. Le pouvoir appartient aux ''Abokos''. La ville d’Idda, résidence du souverain d’Igara, était autrefois, assure-t-on, une cité considérable, mais elle est aujourd’hui sur le déclin de sa prospérité. Rien ne naît et ne meurt plus vite que ces villes africaines : parfois l’histoire de leur naissance semble rappeler les temps héroïques et présenter comme une vague analogie avec l’origine des villes de la Grèce primitive. Une des villes voisines du Niger, Agbédamma, fut fondée par une émigration des gens de ldda à la suite de querelles intestines; Izugbé, dans l’Igbo, fut fondé par un homme d’Abo, qui, il y a vingt ans, ayant tué une de ses femmes, dut s’exiler de cette ville. Ne se croirait-on pas transporté au temps d’Inachus ? Mais Agbédamma et Izugbé ne sont pas Argos ou Thèbes; une invasion passagère, un débordement du fleuve, un incendie, suffisent pour faire disparaître ces villes de terre et de chaume ; les habitans relèvent plus loin leurs toits sauvages, et le voyageur s’étonne de ne plus rien trouver là où ses prédécesseurs avaient signalé un marché florissant.
Le royaume d’Igara appelait primitivement Akpoto. Son nom actuel lui vient d’un conquérant, Yoruban, et n’a été imposé qu’à une partie du pays. Sous sa dénomination première d’Akpoto, il s’étend encore à une distance considérable du côté du Binue
M, Baikie insista pour avoir une entrevue avec le roi d’Igara. Il se rendit donc à Idda. Conduits de dignitaire en dignitaire jusqu’à un groupe de huttes qui sert de palais au prince nègre, les Anglais eurent à subir une heure et demie d’attente avant d’être admis devant l’''atta'' (c’est le nom du souverain d’Igara). On connaît toutes les puérilités de l’étiquette orientale; nous croyons donc inutile de reproduire, d’après M. Baikie, les détails de cette entrevue, qui n’ont rien de caractéristique, si ce n’est la sollicitude des courtisans veillant sur le chef nègre et sans cesse préoccupés de cacher leur souverain aux regards profanes des étrangers. Notons aussi le mode de communication employé entre le roi nègre et ses visiteurs. M. Baikie s’exprimait en anglais. Un premier interprète traduisait les paroles anglaises en mots tirés d’un dialecte très répandu parmi les riverains du Niger, le dialecte hausa; un second interprète, prosterné devant le roi, lui répétait les mêmes paroles en dialecte igara. Le souverain ne répondit aux complimens de M. Baikie que par un signe d’approbation, et les visiteurs furent congédiés.
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Résumons maintenant les résultats obtenus par l’expédition anglaise du Tchadda. Ces résultats ont un double intérêt. D’abord le Binue ou Tchadda a été reconnu sur un espace de cent vingt lieues environ au-delà du point atteint jusqu’à ce jour par les hommes d’Europe. Les mœurs des indigènes, étudiées attentivement, ont prouvé qu’il était possible d’entretenir avec eux des relations amicales. La route fluviale du Soudan a été en quelque sorte tracée, pendant que le docteur Barth explorait si courageusement la route terrestre de la même région. Telle est la part qui, dans la campagne de la ''Pleiad'', intéresse la science géographique; mais à un autre point de vue la tentative de M. Baikie n’est pas moins curieuse. — Elle a prouvé qu’en se soumettant à quelques règles hygiéniques, les Européens pouvaient affronter certaines régions de l’Afrique regardées jusque-là comme interdites à l’explorateur par les influences meurtrières du climat. Elle marque ainsi, on peut du moins l’espérer, le point de départ d’une ère nouvelle dans l’histoire, jusqu’à présent si funèbre, des explorations africaines.
===III. Expédition du docteur Barth===
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Rien de triste et de désolé comme ce misérable état de Tunis. Ce n’est pas que la nature lui ait refusé ses dons : loin de là, une superbe végétation y déploie souvent toute sa magnificence, et les Romains y ont laissé des vestiges de leur puissance et de leur grandeur; mais le luxe de la nature et les débris du passé ne font que rendre plus affligeant le contraste de la misère présente : peu ou pas d’industrie, quelques chétives demeures, une population misérable qui végète sous la dure oppression des soldats du bey. Il est surprenant de voir combien peu la proximité des peuples européens et le contact de la mer qui baigne les pays les plus civilisés du monde a profité aux états musulmans qui bordent le littoral de la Méditerranée. Toutefois M. Barth affirme que la régence de Tripoli est dans un état beaucoup moins déplorable que celle Je Tunis. Sur cette terre semée jadis de villes fameuses, les Romains ont tracé partout leur forte empreinte; on trouve des tronçons d’aqueducs, des tombeaux, des portiques non-seulement sur la côte, mais même bien avant dans le désert.
A Tripoli, où nos voyageurs arrivèrent après une navigation de quelques jours et un voyage par terre, qui ne furent ni sans ennui, ni sans périls, il fallut attendre pendant un mois M. Richardson, que les derniers préparatifs de l’expédition retenaient encore. Ce délai, les impatiens voyageurs l’employèrent en excursions dans un assez large rayon autour de la ville. Ils se dirigèrent dans le sud-ouest d’abord, à seize ou dix-huit milles
Plus loin vers l’est, en s avançant dans une plaine riche en vieux souvenirs, on rencontre un monument d’architecture étrange qui ne saurait être rapporté ni aux temps arabes, ni à la domination romaine : sur une base commune plantée dans la terre s’élèvent deux piliers quadrangulaires hauts de dix pieds, un peu inclinés l’un vers l’autre, et sur lesquels est jetée en travers une pierre massive longue de six pieds six pouces; d’autres pierres, les unes plates, les autres hautes et creusées à leur surface, gisent au pied du monument principal, dont l’ensemble présente une frappante analogie avec nos monumens celtiques. Selon toute présomption, ces constructions doivent leur origine à1 des croyances religieuses, et elles indiquent ou l’énorme extension d’une des vieilles familles du globe, ou seulement peut-être l’existence chez des peuples divers d’une religion simple et uniforme dans l’expression de ses croyances primitives. Quelques-unes laissent apercevoir des traces d’art; ce sont des mains romaines qui, plus tard, auront orné de quelques sculptures leur style rude et grossier. Plus loin, sur le bord d’un ravin, se dressent des colonnes du plus pur ionique; là où s’étendaient quelques rians ombrages, ou s’ouvrait un vallon, les grands personnages romains de l’Afrique se plaisaient à bâtir leurs monumens funéraires; le plus remarquable par ses proportions est celui qu’on appelle ''Kasr-Doga''; il n’a pas moins de quarante-sept pieds de long sur trente et Un de large; les Arabes en ont fait jadis un château. De ce point quelques journées de marche ramènent à la côte et conduisent à Lebda, l’antique et Illustre Leptis; de là, les voyageurs regagnèrent Tripoli en suivant le bord de la mer.
Sur ces entrefaites, les instrumens étaient arrivés d’Angleterre, précédant les armes, les présens désignés aux souverains et aux chefs de tribus et le reste du matériel, dans lequel était compris un bateau de fer démonté et destiné à naviguer sur le Tsad
Des plaines rocheuses ou calcaires coupées de montagnes sablonneuses dans lesquelles des torrens ont creusé de larges ravins presque constamment à sec, et que l’on appelle ''wadis''; des chaînes bouleversées d’où s’élancent des pics de formes bizarres, un aspect général de désolation; puis, de loin en loin, au milieu de ce paysage dévasté, un frais vallon, un site alpestre de toute beauté; partout où le sol est argileux et ne laisse pas filtrer l’eau, une verte oasis avec sa riante perspective de palmiers, de champs d’orge et de froment : tel est le désert; ce n’est pas une plaine uniforme et déprimée, comme on est porté à se le représenter. En y pénétrant par le nord, on monte toujours, et certains points au centre du Sahara ont jusqu’à deux mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Plus loin, dans les parties fertiles du Soudan, le sol s’abaisse pour se relever ensuite de nouveau, non plus cette fois en un large plateau, mais en une chaîne de hautes montagnes parallèle à la ligne de l’équateur, dont elle est voisine, et derrière laquelle l’Afrique dérobe les derniers et les moins pénétrables des mystères que lui arrache un à un et avec tant de difficultés la curiosité européenne. La petite oasis de Mizda, fa première que rencontrèrent les trois voyageurs, a été large et florissante; mais ses puits sont négligés, et la vie s’en retire. M. Barth pense qu’on doit l’identifier avec le Musti-Komè (GREC) oriental de Ptolémée; le Romains, les Arabes, les chrétiens même y ont laissé des traces de leur passage. Quel est l’apôtre ignoré qui vint prêcher dans ce coin du désert, l’architecte inconnu qui bâtit sur une pointe de rocher l’église; ou le couvent dont on voit encore les grands débris? Les voûtes mutilées, les pleins-cintres, les chapiteaux, dont les dessins bizarres ne sont pas sans ressemblance avec nos chapiteaux romans, peuvent seuls répondre. Cette église ou plutôt ce monastère a une abside, trois nefs, deux étages, dont le plus élevé est divisé en cellules, et l’ensemble, de l’édifice figure une sorte de carré de quarante-trois pieds de côté. M. Barth en reporte l’origine vers le XIIe siècle.
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C’est quelque chose d’assez bizarre que la situation du sultan d’Agadès. Son élection dépend, et il en était déjà ainsi au temps de Léon l’Africain, du caprice et des intrigues des chefs tawareks. La ville n’a même pas voix délibérative dans cette circonstance. Ces turbulens vassaux ont établi en principe que ce sultan serait choisi dans une famille de grande noblesse que la tradition veut être venue jadis de Stamboul, mais qui n’habite ni dans Agadès, ni même dans l’Aïr; on conçoit combien la position de ce chef est précaire et difficile au milieu de tribus toujours en guerre. Abd-el-Kader, sultan à l’investiture duquel M. Barth assista, avait déjà régné, puis il avait été déposé, et il le fut de nouveau trois ans après la visite du voyageur. Les revenus de ce triste souverain consistent dans le ''kulabu'' (c’est la contribution d’une peau de bœuf que doit lui offrir chaque famille à son avènement), puis en un tribut plus considérable, mais très incertain, prélevé sur la tribu dégradée des Imghad, ilotes de l’Aïr, en droits sur les charges de chameaux. entrant dans Agadès, les vivres exceptés, en un petit impôt sur le sel, grand article de commerce dans toute cette partie de l’Afrique, enfin en amendes imposées aux maraudeurs, aux tribus sans lois, et en général à tous ceux qui sont plus faibles que lui. Voici le personnel de sa cour : le ''kokoy-geré-geré'', sorte de vizir qui prélève la taxe sur les marchandises importées dans la place : il accompagne la caravane de sel qui va d’Agadès à Sokoto; le ''kokoy kaïna'', chef des eunuques; les ''fadawa-n-serki'', aides de camp; un kadi et des chefs de guerre.
Le sultan Abd-el-Kader était un homme bienveillant, de peu d’énergie, mais plein de dignité. Abd-el-Kerim, c’est-à-dire Barth, car l’Européen avait pris ce nom
En général, à part des accès de fanatisme excités par la présence d’un chrétien, la population d’Agadès se montra assez bienveillante : on s’aperçoit qu’au sang berbère se trouve mêlé celui de races plus douces. Barth trouva même parmi les habitans quelques hommes véritablement intelligens dont il put tirer des renseignemens utiles sur des contrées situées à une grande distance. Un des indigènes des vallées de l’Aïr, avec lequel il eut occasion de converser de l’Egypte, que celui-ci avait visitée dans un pèlerinage, reconnaissait la supériorité de civilisation de ce pays sur le sien; mais il avait observé aussi que la misère est plus fréquente dans les grands centres de population, et il ajoutait avec un certain orgueil que peu d’hommes en Aïr étaient aussi misérables que toute une classe de la population du Caire. Un autre, un ''mallem'' tolérant, qualité qui n’est pas ordinaire dans cette classe religieuse de lettrés musulmans, se plaisait, dans ses fréquentes conversations avec Barth, à amener l’entretien sur des sujets de religion. Il manifesta un jour son profond étonnement de voir tant d’inimitié entre musulmans et chrétiens, quand il existait tant de rapprochemens entre les points essentiels de leurs croyances. « C’est, lui répondit Barth, que partout les hommes attachent plus d’importance aux pratiques extérieures qu’aux dogmes mêmes de la religion. » Tous les jeunes garçons fréquentent les écoles et reçoivent de l’instruction, mais c’est l’instruction musulmane; elle consiste uniquement dans la lecture et l’étude du livre sacré. Bien des fois, en traversant la ville, Barth entendit résonner les voix perçantes d’une cinquantaine d’enfans répétant avec énergie et enthousiasme les versets du Koran que leur maître avait écrits pour eux sur des tablettes de bois.
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Après avoir bien visité Agadès et récolté une ample moisson de faits intéressans, le docteur Barth, muni des lettres de recommandation du sultan Abd-el-Kader, regagna, sous la protection de ses guides, Tiutellust par le chemin qu’il avait déjà suivi. Dans cette ville, il retrouva ses compagnons, avec lesquels il ne tarda pas à reprendre le chemin du sud.
<center>II. — Le Tsad</center>
La région dont le Tsad occupe le centre est habitée, dans la partie que traversèrent M. Barth et ses compagnons, par deux grandes l’aces : la race des Kanuris, qui confine au rivage occidental du lac, et celle des Hausas, qui s’étend à l’ouest de celle-ci. Cette distinction est d’autant plus utile à établir que ces races présentent entre elles de grandes différences morales et physiques, bien qu’également noires. Les Hausas sont gais, vifs, industrieux; leur langage, un des plus harmonieux, et des plus flexibles de ceux qui se parlent dans l’intérieur de l’Afrique, est répandu bien au-delà de leurs limites. Les Kanuris sont indolens, tristes, grossiers; leurs femmes sont laides, plates, elles ont les narines ouvertes et les os saillans. Les premiers ont perdu leur indépendance; leurs sept royaumes ont été subjugués par cette race des Fellani, Fulbés Fellatahs, Pulo, dont nous avons rencontré déjà les bandes envahissantes avec le docteur Baikie
Nous avons laissé les trois voyageurs dans le midi de l’Aïr. Les retards apportés à leur marche par les interminables délais de leurs compagnons indigènes les retinrent longuement dans les environs de Tintellust, et ce fut seulement en janvier 1851 qu’ils traversèrent par un temps froid, où plus d’une fois le thermomètre tomba presque à zéro, le Tagama, dont les habitans, bien que musulmans, venaient leur proposer leurs femmes ou leurs sœurs en échange de quelque présent, puis le Damergu, province tributaire de l’Asben, dont elle est le grenier. La fertilité, les productions, les animaux de ce pays le rattachent pleinement au Soudan. Les girafes y sont en assez grand nombre pour que les naturels mangent la chair de cet animal. Arrivés à la station de Tagelel, les trois voyageurs songèrent à se séparer pour multiplier le résultat de leurs travaux, Richardson résolut de se diriger par Zinder, dans l’est, vers le Tsad; Overweg dut pénétrer dans l’ouest jusqu’à Gober et à Mariadi; entre eux, Barth prit au sud la direction de Katsena et de Kano. La capitale du Bornu, Kukawa, qui devait être le centre de leurs voyages dans le Soudan, ainsi que jjadis elle l’avait été de ceux de Denham, Oudney et Clapperton, fut désignée comme lieu de rendez-vous général.
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Lorsque, délivré enfin des dangereuses importunités de son hôte de Katsena, le docteur Barth put se remettre en chemin, il arriva aux portes de Kano à travers un pays de toute beauté, alternativement couvert de bois épais et de larges cultures : des villages serrés l’un contre l’autre de chaque côté de la route, des piétons, des cavaliers, un mouvement ininterrompu, annonçaient l’approche d’une grande ville. Dès le lendemain de son arrivée, le voyageur, monté sur son petit cheval, fit, accompagné d’un guide, une longue promenade à travers les quartiers et les marchés; du haut de sa selle, il dominait les cours intérieures des maisons, car les murailles ne sont pas hautes, et la vie publique et privée des habitans se déroulait tout entière sous ses yeux. « C’est, dit-il, le tableau le plus animé d’un petit monde bien différent dans sa forme extérieure de tout ce que l’on voit dans les villes d’Europe, et qui néanmoins n’en diffère pas beaucoup par le fond. » C’étaient des rangées de boutiques abondamment approvisionnées, où se mêlaient et se pressaient des acheteurs et des vendeurs, de visages, de teint, de costumes variés, tous âpres au gain et s’efforçant de se tromper l’un l’autre ; sous un auvent, une foule d’esclaves entassés demi-nus, alignés comme du bétail, jetant des regards désespérés sur les acheteurs. Un riche gouverneur vêtu de soie s’avance sur un cheval fougueux, suivi d’une troupe d’esclaves insolens; riches et pauvres se coudoient. Ici un riche cottage; là, dans une cour ombragée par un arbre, une matrone drapée dans une belle robe de coton noir s’occupe à préparer le repas et presse ses esclaves femelles, tandis que des enfans tout nus sur le sable jouent avec des animaux; des écuelles de bois bien propres sont rangées dans un coin. Plus loin, une fille parée d’une façon qui attire l’œil, avec de nombreux colliers autour du cou, les cheveux capricieusement arrangés et surmontés d’un diadème, une robe de couleur tranchante et traînant sur le sable, provoque avec un rire lascif les passans, tandis qu’à deux pas de là un malheureux se traîne rongé d’ulcères ou d’éléphantiasis.
La population libre de Kano est estimée par M. Barth à trente mille âmes; le chiffre en est doublé de janvier en avril, dans la période d’activité commerciale, par les étrangers, qui y affluent de très loin, et le nombre des esclaves peut être de quatre mille environ; il est en général beaucoup moins considérable dans les villes que dans les campagnes. Les Fellani, après avoir assujetti Kano, s’y sont logés dans un quartier à part; ils se sont adjugé les emplois politiques et administratifs, plus une partie du territoire, mais ils ont laissé à la population indigène sa liberté et la faculté de s’enrichir par le commerce. L’étendue de la ville est considérable et tout à fait hors de proportion avec le chiffre de ses habitans à cause des champs et des cultures qui entourent les maisons. Celles-ci sont bâties en argile, de forme carrée, avec un seul étage surmonté d’une terrasse; elles ont toutes une cour rectangulaire entourée de murs dont l’élévation ne met pas leur intérieur à l’abri de la curiosité des passans. Il y a aussi des huttes circulaires composées d’un simple rez-de-chaussée et couvertes d’un toit de chaume conique. Au beau milieu de la ville se trouve une grande lagune malsaine à laquelle les habitans n’ont pas l’air de prendre garde, bien que son dessèchement dût certainement exercer une heureuse influence sur leur santé. La principale industrie de Kano consiste dans le tissage du coton et la teinture; cette ville exporte les robes qu’elle fabrique et qu’elle colore avec l’indigo à Murzuk, Ghat, Tripoli, Timbuktu, et jusqu’à la côte d’Arguin. Elle en fournit le Bornu malgré sa production indigène, le Igbira et le Igbo
Le gouverneur fellani de Kano est un des plus puissans entre les douze grands vassaux de l’émir suzerain de Sokoto. Toutefois son autorité n’est pas absolue : on peut appeler de ses jugemens à Sokoto. Il est vrai que c’est là un recours tout à fait illusoire par l’impossibilité d’en profiter à causa de la distance; mais le gouverneur est en outre entouré d’un conseil qu’il doit consulter dans les circonstances importantes. Les campagnes qui avoisinent la ville et qui l’alimentent d’indigo et de coton sont fertiles et bien cultivées; on les appelle le jardin de l’Afrique centrale. Les esclaves y sont très nombreux, mais là, ainsi que dans les autres états du Soudan et en général dans tous les pays musulmans, on les traite avec beaucoup de douceur.
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L’occasion d’une autre excursion bien plus considérable et plus importante ne tarda pas à être offerte à M. Barth : des envoyés du gouverneur fellani de l’Adamawa étaient venus présenter au cheik des réclamations relatives à un territoire en litige; ils repartaient pour Yola, capitale de leur pays, en compagnie d’un officier d’Omar chargé à son tour d’exposer au gouverneur les prétentions de son maître. La longue guerre entre les Fellani et les Bornouans était enfin apaisée : les premiers semblaient avoir renoncé à la conquête d’un pays énergiquement défendu, mais la bonne intelligence n’était pas pour cela pleinement rétablie, et Barth ne l’éprouva que trop. La région méridionale du Bornu, laquelle confine à l’Adamawa, est aride et triste. Des hommes d’une race particulière habitent la frontière ; on les appelle Shuwas : ce sont des Arabes qui, s’avançant graduellement de l’est par le Darfur, le Waday et le Bagirmi, ont pénétré jusque-là et s’y sont établis depuis plusieurs siècles sans se mêler aux peuplades qui les entourent. Les mœurs et le langage de leurs ancêtres se sont conservés plus purs au milieu d’eux que chez les Arabes nomades de l’Afrique. Ils sont puissans, car ils peuvent mettre sur pied jusqu’à vingt mille hommes de cavalerie légère, et, bien que nominalement sujets du Bornu, ils vivent en fort bonne intelligence avec les Fellani. Près d’eux, dans la région marécageuse qui précède les premières hauteurs de l’Adamawa, se trouvent quelques tribus païennes misérables, végétant dans des huttes dont l’ouverture n’a pas plus d’un pied de haut, et dans lesquelles on s’introduit en rampant. Ces pauvres gens sont de mœurs assez douces, mais d’un caractère d’autant plus sauvage que les Fellani et les Bornouans les pillent également et les emmènent par grands troupeaux en esclavage.
Du Bornu à l’Adamawa, le climat et la configuration du sol changent entièrement : à des plaines basses et coupées par des ''komadugus'', grands déversoirs naturels des cours d’eau, recevant leur trop plein dans la saison des pluies et leur rendant à la saison sèche les eaux qu’ils tenaient en réserve, succède une région montagneuse très fertile et arrosée par le Faro et le Binué, ces deux rivières considérables qui, après s’être réunies, vont grossir le Niger, et que nous avons déjà en partie suivies avec la ''Pleiad''
Les moyens de navigation employés par les naturels sur ces grands cours d’eau sont tout à fait primitifs : ils consistent en troncs d’arbres creusés, longs de vingt-cinq à trente pieds, hauts d’un pied seulement, et larges de seize pouces. C’est sur trois de ces barques informes que M. Barth et ses compagnons de voyage durent traverser les quatre cents mètres d’eau qui leur barraient le passage; quant aux chevaux et aux chameaux, ils passèrent à la nage, non sans courir de grands risques de se noyer, surtout les chameaux. Les rivières franchies, il n’y avait plus que trois petites marches pour atteindre Yola.
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Quant à Barth, il avait parcouru les régions les plus difficiles et vu tomber successivement ses deux compagnons; isolé, accablé de fatigues, il avait enfin droit au repos. Il avait découvert des routes nouvelles, noué des relations avec des chefs lointains, recueilli une ample moisson d’observations de toute nature; il avait assez fait pour sa gloire et bien rempli sa mission : il pouvait se tourner vers sa patrie, où l’appelaient ses amis et son vieux père ; mais dans l’ouest il y a encore un problème important à résoudre. Il s’agit de déterminer une portion du cours que suit le grand fleuve de l’Afrique occidentale, de voir Sokoto, de pénétrer dans Timbuktu, et, sans ostentation comme sans faiblesse, Barth détourne ses regards de l’Europe et prend la direction du Niger.
<center>III. — Le Niger</center>
Lorsque
Une des guerres qui désolent presque constamment ces régions rendant la route qui mène à Kano impraticable, le voyageur prit la direction de Zinder et de Katsena. Il entra heureusement dans Katsena le 6 mars 1853, et, sans presque s’y arrêter marcha sur Sokoto. A quelque distance de cette ville, M. Barth rencontra le puissant chef fellani qui s’intitule commandeur des croyans, émir Al-Moumenim, et dont l’autorité plus ou moins immédiate s’étend sur la plupart des provinces du Soudan occidental; je veux parler d’Aliyou, fils de Bello. Ce Bello avait accueilli, il y a une trentaine d’années, Clapperton et ses compagnons avec beaucoup de bienveillance. Il avait facilité leurs voyages, et s’était engagé à protéger de même tous les hôtes que lui enverrait l’Angleterre. Son successeur Aliyou se montra jaloux de remplir cet engagement. Il dit à Barth que, depuis deux ans, il avait reçu la lettre par laquelle le sultan d’Agadès lui faisait connaître la présence des voyageurs, qu’il n’avait cessé de suivre avec intérêt les mouvemens de l’expédition. Il ajouta quelques paroles touchant la mort de Richardson et d’Overweg, puis il accorda au voyageur l’autorisation de se rendre à Timbuktu, qui dépend de l’empire fellani, de visiter de nouveau et plus complètement l’Adamawa, si l’occasion s’en présentait à son retour, et promit en outre que sa protection serait acquise à tous les Anglais qui voudraient circuler et trafiquer dans les états soumis à sa puissance. Enfin il se montra très satisfait des présens qui lui furent offerts, et qui consistaient en des burnous de satin et de drap, un caftan, un tapis turc, des pistolets montés en argent, des miroirs, des rasoirs, des ciseaux, des aiguilles, et quelques autres de ces objets qui, vulgaires en Europe, acquièrent une importance et un prix considérable en pénétrant dans le centre de l’Afrique. Le voyageur reçut en échange le présent d’usage, consistant en têtes de bétail, et de plus cent mille de ces petites coquilles appelées cauris, dont, à Sokoto, sept environ équivalent à un centime.
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Dans ce continent, la France doit aussi prendre sa part : nous possédons la terre fertile qui fut un des greniers de Rome, et vingt-huit ans de lutte et d’efforts ont reculé notre domination jusqu’aux limites du désert; en outre nos couleurs flottent sur le Sénégal et plus loin, à l’embouchure de l’Assinie. Déjà le gouvernement a songé à relier Timbuktu à ces deux centres coloniaux. L’influence française portée en Egypte par la conquête s’y est maintenue à travers mille vicissitudes. Mehemet-Ali s’entourait d’ingénieurs et d’officiers français. C’est sous une direction en grande partie française que s’accomplissent les études qui doivent aboutir au percement de l’isthme de Suez, fait immense dont notre commerce plus que tout autre doit tirer profit. En effet, l’Abyssinie parcourue dans tous les sens par nos voyageurs, Mayotte, colonie récente, Madagascar destinée à redevenir française, Bourbon, dernier vestige de notre puissance dans les mers de l’Inde, ne seront plus, qu’à une courte distance de Marseille et de nos ports du midi. La France, voisine de l’Afrique, l’enserre à l’est, à l’ouest, au nord. Nous avons des points de départ heureusement choisis, des foyers d’où la civilisation, l’industrie, le commerce, tout ce qui fait la force et la grandeur des peuples peut rayonner jusque dans l’intérieur du continent. En un mot, nous sommes à même plus que personne de faire notre profit des découvertes que viennent d’accomplir ces hommes, missionnaires et voyageurs, qui ont confondu dans une œuvre commune leur nationalité, et dont la plupart ont payé de leur vie leurs pacifiques et glorieuses conquêtes.
ALFRED JACOBS.
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