« Entretien d’un père avec ses enfants » : différence entre les versions

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[[Catégorie:XVIIIe siècle]]
 
 
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Mon père, homme d’un excellent jugement, mais homme pieux, était renommé dans sa province pour sa probité rigoureuse. Il fut, plus d’une fois, choisi pour arbitre entre ses concitoyens ; et des étrangers qu’il ne connaissait pas lui confièrent souvent l’exécution de leurs dernières volontés. Les pauvres pleurèrent sa perte lorsqu’il mourut. Pendant sa maladie, les grands et les petits marquèrent l’intérêt qu’ils prenaient à sa conservation. Lorsqu’on sut qu’il approchait de sa fin, toute la ville fut attristée. Son image sera toujours présente à ma mémoire ; il me semble que je le vois dans son fauteuil à bras, avec son maintien tranquille et son visage serein ; il me semble que je l’entends encore. Voici l’histoire d’une de nos soirées, et un modèle de l’emploi des autres.
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— Mon père, à quoi rêvez-vous ?
 
— Je rêve, lui répondit-il, que la réputation d’homme de
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bien, la plus déplorable de toutes, a ses périls, même pour celui qui la mérite.
 
Puis, après une courte pause, il ajouta :
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Eh bien ! ses héritiers, gens pauvres et dispersés sur les grands chemins, dans les campagnes, aux portes des églises, où ils mendiaient leur vie, m’envoyèrent une procuration qui m’autorisait à me transporter sur les lieux, et à pourvoir à la sûreté des effets du défunt curé leur parent. Comment refuser à ces indigents un service que j’avais rendu à plusieurs familles opulentes ? J’allai à Thivet ; j’appelai la justice du lieu ; je fis apposer les scellés, et j’attendis l’arrivée des héritiers. Ils ne tardèrent pas à venir ; ils étaient au nombre de dix à douze. C’étaient des femmes sans bas, sans souliers, presque sans vêtements, qui tenaient contre leur sein des enfants entortillés de leurs
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mauvais tabliers ; des vieillards couverts de haillons, qui s’étaient traînés jusque-là, portant sur leurs épaules, avec un bâton, une poignée de guenilles enveloppées dans une autre guenille : le spectacle de la misère la plus hideuse. Imaginez, d’après cela, la joie de ces héritiers à l’aspect d’une dizaine de mille francs qui revenait à chacun d’eux, car, à vue de pays, la succession du curé pouvait aller à une centaine de mille francs au moins. On lève les scellés. Je procède tout le jour à l’inventaire des effets. La nuit vient ; Ces malheureux se retirent ; je reste seul. J’étais pressé de les mettre en possession de leurs lots, de les congédier et de revenir à nies affaires. Il y avait sous un bureau un vieux coffre sans couvercle, et rempli de toutes sortes de paperasses ; c’étaient de vieilles lettres, des brouillons de réponses, des quittances surannées, des reçus de rebut, des comptes de dépenses et d’autres chiffons de cette nature ; mais,en pareil cas, on lit tout, on ne néglige rien. Je touchais à la fin de cette ennuyeuse révision, lorsqu’il me tomba sous les mains un écrit assez long, et cet écrit, savez-vous ce que c’était ? Un testament, un testament signé du curé ! un testament dont la date était si ancienne, que ceux qu’il en nommait exécuteurs n’existaient plus depuis vingt ans ! un testament où il rejetait les pauvres qui dormaient autour de moi, et instituait légataires universels les Frémyn, ces riches libraires de Paris, que tu dois connaître, toi. Je vous laisse à juger de ma surprise et de ma douleur ; car que faire de cette pièce ? La bruler ? Pourquoi non ? N’avait-elle pas tous les caractères de la réprobation ? Et l’endroit où je l’avais trouvée, et les papiers avec lesquels elle était confondue et assimilée, ne déposaient-ils pas assez fortement contre elle, sans parler de son injustice révoltante ? Voilà ce que je me disais en moi-même ; et, me représentant en même temps la désolation de ces pauvres malheureux héritiers spoliés, frustrés de leur espérance, j’approchai tout doucement le testament du l’eu ; puis d’autres idées croisaient les premières ; je ne sais quelle frayeur de me tromper dans la décision d’un cas aussi important, la méfiance de mes lumières, la crainte d’écouter plutôt la voix de la commisération, qui criait au fond do mon cœur, que celle de la justice, m’arrêtaient subitement, et je passai le reste de la nuit à délibérer sur cet acte inique que je tins plusieurs fois au-dessus de la flamme, incertain si
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je le brûlerai ou non. Ce dernier parti l’emporta ; une minute plus tôt ou plus tard, c’eût été le parti contraire. Dans ma perplexité, je crus qu’il était sage de prendre le conseil de quelque personne éclairée, Je monte à cheval dès la pointe du jour, je m’achemine à toutes jambes vers la ville, je passe devant la porte de ma maison sans y entrer, je descends au séminaire, qui était alors occupé par des oratoriens, entre lesquels il y en avait un distingué par la sûreté de ses lumières et la sainteté de ses mœurs ; c’était un P. Bouin, qui a laissé dans le diocèse la réputation du plus grand casuiste. Je lui expose le fait. Le P. Bouin me dit: « Rien n’est plus louable, monsieur, que le sentiment de commisération dont vous êtes touché pour ces malheureux héritiers. Supprimez le testament, secourez-les, j’y consens, mais c’est à la condition de restituer au légataire universel la somme précise dont vous l’aurez privé, ni plus ni moins… » Le P. Bouin ajouta : « Et qui est-ce qui vous a autorisé à ôter ou à donner de la sanction aux actes ? Qui est-ce qui vous a autorisé à interpréter les intentions des morts ? — Mais P. Bouin, et le coffre ? — Qui est-ce qui vous a autorisé à décider si ce testament a été rebuté de réflexion, ou s’il s’est égaré par méprise ? Ne vous est-il jamais arrivé d’en commettre de pareilles, et de retrouver au fond d’un seau un papier précieux que vous y aviez jeté d’inadvertance ? — Mais, P. Bouin, et la date et l’iniquité de ce papier ? — Qui est-ce qui vous a autorisé à prononcer sur la justice ou l’injustice de cet acte, et à regarder le legs universel comme un don illicite, plutôt que comme une restitution ou telle autre œuvre légitime qu’il vous plaira d’imaginer ? — Mais, P. Bouin, et ces héritiers immédiats et pauvres, et ce collatéral éloigné et riche ? — Qui est-ce qui vous a autorisé à peser ce que le défunt devait à ses proches, que vous ne connaissez pas davantage ? — Mais, P. Bouin, et ce tas de lettres du légataire que le défunt ne s’était pas seulement donné la peine d’ouvrir !… » Une circonstance que j’avais oublié de vous dire, ajouta mon père, c’est que, dans l’amas de paperasses entre lesquelles je trouvai ce fatal testament, il y avait vingt, trente, je ne sais combien des lettres de Frémyn, toutes cachetées « II n’y a, dit le P. Bouin, ni coffre, ni date, ni lettres, ni P. Bouin, ni si, ni mais qui tiennent ; il n’est permis à personne d’enfreindre les lois, d’entrer dans la pensée des morts et de disposer du bien d’autrui. Si la Providence a résolu de châtier ou l’héritier, ou le légataire, ou le défunt, car on ne sait lequel, par la conservation fortuite de ce testament, il faut qu’il reste. » Après une décision aussi nette, aussi précise de l’homme le plus éclairé de notre clergé, je demeurai stupéfait et tremblant, songeant en moi-même à ce que je devenais, à ce que vous deveniez, mes enfants, s’il me fût arrivé de brûler le testament, comme j’en avais été tenté dix fois ; d’être ensuite tourmenté de scrupules, et d’aller consulter le P. Bouin. J’aurais restitué ; oh ! j’aurais restitué ; rien n’est plus sûr, et vous étiez ruinés.
 
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Ensuite, pâle comme la mort, tremblant sur mes jambes, ouvrant la bouche et ne trouvant aucune parole, m’asseyant, me relevant, commençant une phrase et ne pouvant l’achever, pleurant, tous ces gens effrayés m’environnant, s’écriant autour de moi : « Eh bien ! mon cher monsieur, qu’est-ce qu’il y a ? — Qu’est-ce qu’ilqu’
=== no match ===
il y a, repris-je ?… Un testament, un testament qui vous déshérite. » Ce peu de mots me coûta tant à dire, que je me sentis presque défaillir.
 
<div align="center">'''{{sc|ma sœur}}.'''</div>