« Écrivains modernes de la France – Gustave Planche » : différence entre les versions

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De bonne foi, que reste-t-il aujourd’hui des accusations de malignité portées par ses ennemis contre ses jugemens? En fin de compte, le monde littéraire et le monde non littéraire les ont si bien acceptés, que les plus sévères, ceux qui à l’origine durent paraître les plus outrecuidans, sont devenus à l’heure qu’il est de véritables ''truisms'', des vérités trop vraies, de purs lieux-communs. A l’origine, ils n’en étaient pas moins d’une singulière nouveauté, et il fallait certes un grand courage pour oser les prononcer. On lui reprochait d’attaquer par envie et impuissance toutes les gloires de la France : cette accusation mérite d’être examinée. Voyons un peu quelles sont les victimes de Gustave Planche. Ce n’est pas Mme Sand; elle lui a inspiré quelques-unes de ses pages les plus éloquentes. Ce n’est pas M. Mérimée, car son admiration pour cet observateur incisif et profond n’a pas fléchi un seul jour. Certes, s’il est une nature littéraire qui fût contraire à la sienne, c’était celle de M. Sainte-Beuve; il a cependant toujours parlé de lui avec une grande sympathie. M. Cousin, M. Villemain, M. Augustin Thierry, ont toujours été présentés par lui comme des modèles presque classiques. Il avait pour Béranger une admiration exagérée. S’il a blâmé l’abus que M. de Lamartine a fait de ses dons heureux, il a proclamé son génie avec le plus vif enthousiasme, et il l’a toujours placé à la tête des poètes de notre temps. Combien d’autres noms célèbres nous pourrions citer : Auguste Barbier, Alfred de Vigny, Brizeux, Victor de Laprade, Jules Sandeau, M. Augier lui-même ! Si nous récapitulons les noms illustres de la peinture et de la sculpture, nous arriverons au même résultat. M. Delacroix, M. Ingres, M. Decamps, Pradier, Barye, David, seraient-ils par hasard au nombre de ses victimes? Bien loin de chercher des réputations à démolir, il cherchait au contraire à venger les talens méconnus, et appelait l’attention du public sur les artistes qu’on semblait négliger ou mal comprendre. Il nous suffira de citer les articles qu’il a consacrés ici même à deux artistes remarquables, un peu solitaires tous les deux, et qui, par le fait de cette solitude, n’ont pas eu toute la renommée qu’ils méritaient : M. Charles Gleyre et M. Paul Chenavard. Puisque tous ces talens glorieux et incontestés ont été par lui admirés, loués, recommandés, quelles sont donc les victimes qu’il a traîtreusement immolées? Avec un peu de soin, on reconnaîtra que ce sont précisément les artistes, et les poètes justement condamnés aujourd’hui par l’opinion des lettrés. C’est Casimir Delavigne par exemple. Il l’a exécuté sans pitié, cela est vrai; lui en fait-on un crime? Son jugement a pu paraître sévère à l’origine; mais qui ne sait aujourd’hui que les tragédies de Casimir Delavigne sont plus illisibles que ''la Henriade''? Il a toujours repoussé M. Scribe, ou, pour employer son langage, il n’a jamais voulu reconnaître que M. Scribe, malgré son ingénieuse fécondité, eût rien à démêler avec l’art. Les jeunes poètes et les jeunes critiques qui, lorsqu’ils parlent de l’auteur de ''la Camaraderie'', dépassent trop souvent aujourd’hui la mesure que nous imposent les plus simples convenances, oseront-ils accuser Gustave Planche d’injustice? Il a toujours parlé d’Alexandre Dumas avec peu de sympathie; mais qui donc s’abuse aujourd’hui sur la valeur de cet illustre ''tempérament'', dont l’œuvre la plus remarquable, ''Angèle'', est un monument d’immoralité sans grâce et sans poésie? Dans les arts, ses victimes sont moins nombreuses encore; j’ai beau chercher, je n’en trouve que deux : M. Clésinger et M. Couture. Eh bien! je le demande de bonne foi, qui donc aujourd’hui n’est pas fixé sur le mérite véritable de ces deux habiles ouvriers?
 
Reste donc Victor Hugo; mais Victor Hugo a-t-il été réellement la victime du critique? Non. Sa gloire se porte à merveille; toutes les jeunes générations qui se succèdent lisent ses livres et sortent de cette lecture enivrées par la musique de ses vers, éblouies par l’éclat de ses images. Le grand magicien n’a rien perdu de sa puissance d’évocation, et aujourd’hui comme en 1830 ses créations se dressent devant l’œil du lecteur comme des apparitions nées du cauchemar, ou appelées par la force d’un sortilège irrésistible. Jamais Gustave Planche n’a songé à nier cette toute-puissance d’évocation; il a toujours proclamé le poète, et sans se faire prier, roi absolu du royaume des sons, des couleurs et des rêves. Seulement il niait quelques-unes de ses prétentions, les prétentions dramatiques par exemple; il consentait à accepter les créations de Victor Hugo comme des créations fantastiques et des apparitions, il niait qu’elles fussent des personnages vivans et humains. Il leur reconnaissait la puissance d’étonner et d’effrayer, il niait qu’elles eussent la puissance d’émouvoir. Qui ne pense de même aujourd’hui? Rendons-nous compte, s’il vous plaît, des impressions que nous éprouvons lorsqu’il nous arrive de relire ''Angelo, Marie Tudor'' ou ''Lucrèce Borgia''. N’est-il pas vrai que, tant que dure la lecture, nous sommes en proie à un cauchemar que nous essayons en vain de secouer, mais qui cesse avec la dernière page, comme un mauvais rêve cesse au réveil? Certes, en faisant cette observation, il n’entre pas dans ma pensée de rabaisser la gloire de Victor Hugo, que j’admire plus que personne, et que je qualifierais volontiers si cela était permis à un contemporain, d’une épithète plus haute que celle d’illustre. Il a rendu un trop grand service à l’imagination française pour que nous ne lui en soyons pas reconnaissans. J’ajouterai même qu’il est du devoir des jeunes générations de le défendre contre les attaques sournoises des derniers partisans de l’ancien régime littéraire, aussi dangereux qu’ils sont malveillans, et de maintenir en toute occasion les conquêtes qu’il a faites pour nous, de peur de voir reparaître à la lumière les spectres odieux de la lamentable tragédie, de l’ennuyeux poème didactique, de l’insupportable épître en vers. Ces sortes d’apparitions ne sont pas rares dans ce beau pays de France, aussi intolérant que routinier, et où parlent et se promènent librement une foule de mauvais vampires qui sucent le sang précieux de la nation. La tragédie est un de ces vampires, comme le vieil esprit de la ligue, comme l’ancien régime, comme le jacobinisme, toutes choses très diverses en apparence, mais qui sont au fond une chose une et identique (1)<ref> Il y aurait à faire un bel essai et très piquant sur les dangers politiques que présente la tragédie. Soyez sûr que dès que vous voyez apparaître ce spectre, quelque autre apparition n’est pas loin. Je n’ose pas dire que nous en avons fait déjà l’expérience, on crierait au paradoxe; mais j’ai toujours considéré le succès de ''Lucrèce'' comme le digne avant-coureur de la révolution de février. Évidemment un pareil succès ne pouvait s’expliquer que par un commencement de paralysie de l’esprit français, et la paralysie morale de la nation a été précisément la cause de la révolution de février. Je ne m’étonnai plus de cet étrange événement, lorsque j’appris plus tard que les hommes politiques les plus considérables de la France avaient applaudi à outrance cette malencontreuse tragédie, et donné le signal d’une réaction qui devait nous coûter si cher. Leurs préférences littéraires furent récompensées; la révolution de février eut une unité complète de temps et de lieu. Nous espérons revenir sur ce chapitre : M. Ponsard achève, dit-on, une nouvelle tragédie; nous saisirons cette occasion avec empressement. </ref>. Nous ne serons donc pas suspect de malveillance envers le grand poète, si nous faisons certaines réserves, les mêmes précisément que Gustave Planche crut devoir faire. Non, jamais il n’entra dans sa pensée, comme on l’a dit sottement, d’être injuste envers Victor Hugo. S’il eût voulu en faire une victime, il n’eût été que ridicule, et n’eût pas blessé aussi profondément. Il a contesté certaines applications du génie de Hugo, et ses appréciations sont restées l’expression un peu dure, il est vrai, mais franche, de la vérité. Toutes ses prédictions ont été réalisées à la lettre. Depuis des années, il avertissait l’école romantique qu’elle faisait fausse route et qu’elle ne tarderait pas à sombrer; l’accomplissement de la prophétie ne se fit pas attendre. Son dernier avertissement date de 1838 (représentation de ''Ruy Blas''), et coïncide pour ainsi dire avec le dernier soupir de l’école romantique. Lorsqu’il revint d’Italie en 1845, la déroute était complète : l’école avait eu son Waterloo dans la représentation des ''Burgraves'', elle avait perdu sa force militante, et ses soldats, dispersés et sans lien désormais, assistaient, tristes comme les débris de la vieille garde, à la restauration de la tragédie détestée. Gustave Planche avait donc été un prophète de malheur, si l’on veut, mais un prophète après tout. En face de l’accomplissement de ses prédictions, que signifiaient les colères qu’il avait soulevées? L’événement prouvait qu’il avait eu trop raison, et si, comme on l’en accusait, il avait été animé par un esprit de haine, il fallait avouer que sa haine l’avait bien inspiré. Cette accusation de haine n’est cependant pas mieux fondée que les autres. Je n’ai aucune envie de rechercher les causes d’une querelle qui est connue de tout le monde littéraire, et dont il est inutile d’instruire le public. Tout ce que je dirai, c’est que si par hasard Gustave Planche nourrissait en secret des ressentimens contre le poète, ces ressentimens n’entrèrent jamais pour rien dans ses critiques et dans ses jugemens. Il fit même tout ce qu’il put pour faire entendre au poète, dans des articles que le public ne dut comprendre qu’à demi, que son animosité personnelle n’influençait pas son esprit, et qu’ami ou ennemi, son jugement n’eût pas changé. C’est là le sens secret de plusieurs articles publiés à des intervalles considérables, les ''Royautés littéraires, Moralité de la Poésie, les Amitiés littéraires'', où il s’efforce de faire entendre à voix basse qu’il n’a ni haine, ni colère, et que ses critiques ne sont pas des représailles.
 
Il entra toujours autant d’étourderie que de méchanceté dans les reproches dont Gustave Planche fut accablé. Ainsi on l’a accusé d’avoir brûlé ce qu’il avait adoré, d’avoir trahi ceux qu’il avait d’abord flattés, — en termes plus clairs, d’avoir réagi contre l’école romantique après avoir combattu dans ses rangs. Rien n’est plus léger, plus étourdi que ce reproche. Planche n’a jamais, à proprement parler, appartenu à l’école romantique : il l’a servie et soutenue tant qu’il a cru que les intérêts généraux de l’art pouvaient être compromis dans sa chute; mais il n’a pas pris part à ses luttes à outrance, il n’a poussé aucun bélier contre la citadelle des classiques, il n’a ouvert aucune tranchée, n’a participé à aucun assaut. Dans les luttes littéraires du romantisme, il a joué le rôle d’un spectateur actif qui juge à haute voix le combat sans participer à la mêlée, ou bien encore, — si l’on veut à toute force qu’il ait pris part au combat, — le rôle presque passif du chœur dans la tragédie grecque. Il s’était chargé de réprimander le vice, d’encourager la vertu, et de tirer la moralité de la pièce qu’on représentait sous les yeux du public. Planche ne croyait pas aux écoles poétiques, ou plutôt il considérait l’art comme supérieur à toutes les écoles, et comme devant être jugé par conséquent selon un critérium plus large que le critérium exclusif de telle qu telle école. Juger un poème ou une œuvre d’art d’après les formules d’une secte ou d’une coterie lui semblait justement le moyen de juger avec une partialité involontaire sans doute, mais non moins funeste que la mauvaise foi. En un mot, Gustave Planche était, en matière de critique, ce que les églises protestantes appellent un indépendant; il n’admettait aucune autorité et ne croyait qu’au jugement privé. Il avait peu de goût pour les systèmes, regardait comme inutiles les poétiques et les préfaces dogmatiques, fort à la mode en 1830, et ne s’en cachait pas. Ce sentiment se révèle à diverses reprises dans les articles qu’il écrivit alors qu’on pouvait le compter parmi les défenseurs du romantisme, notamment dans les articles sur M. de Vigny et M. Mérimée. Citons un fragment entre dix autres : « Malgré la prodigieuse dépense d’esprit grâce à laquelle les athénées littéraires de la restauration ont su pendant dix ans occuper leur auditoire, j’ai quelque raison de croire que ces éternelles dissertations sur le goût et le génie, sur Boileau et Shakspeare, sur le moyen âge et l’antiquité, sur la génération logique et la génération historique des formes poétiques, ont porté à l’art plus de dommage que de profit. Si la régénération du théâtre est prochaine, je pense que le plus sûr moyen de la hâter n’est pas de savoir si Sophocle procède d’Homère, si Rabelais et Callot n’ont pas trouvé dans Aristophane le type éternel de la bouffonnerie, qu’on attribue, je ne sais pourquoi, au développement du christianisme..... Ne valait-il pas mieux cent fois, comme fit Alfred de Vigny, vivre de poésie et de solitude, chercher la nouveauté du rhythme dans la nouveauté des sentimens et des pensées, sans s’inquiéter de la date d’une strophe et d’un tercet, sans savoir si tel mètre appartient à Baïf, tel autre à Coquillard? Que des intelligences nourries de fortes études examinent à loisir et impartialement un point d’histoire littéraire, rien de mieux; mais se faire du passé un bouclier pour le présent, emprunter au XVIe siècle l’apologie d’une rime ou d’un enjambement, transformer des questions toutes secondaires en questions vitales, c’est un grand malheur à coup sûr, une décadence déplorable, une voie fausse et périlleuse. » On voit par ce court extrait que si par hasard Gustave Planche a fait partie de l’église romantique, il n’a jamais accepté son ''credo'', sa liturgie et sa discipline.
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Gustave Planche a déjà trouvé, il trouvera davantage encore dans l’avenir la récompense de son courage et de ses travaux. Quand bien même les prochaines générations, de plus en plus affairées et distraites, n’auraient plus de temps pour lire ses écrits, son nom ne périrait pas. Il fait désormais partie de l’histoire littéraire contemporaine, et dans l’avenir on ne pourra écrire cette histoire sans mentionner son nom, sans tenir compte de son influence, sans raconter la vigoureuse réaction qu’il opposa aux excès de l’école romantique. Il a beaucoup lutté, beaucoup souffert pour affirmer son indépendance et faire reconnaître les droits de sa liberté, et ses efforts n’ont pas été vains. Nous recueillons aujourd’hui le fruit de ses travaux, car il a fait pour nous une précieuse conquête : il a affranchi complètement la critique, il l’a tirée de la servitude, il l’a soustraite au patronage des patriciats littéraires. Dire la vérité à l’époque où il s’avisa, pour son malheur, d’avoir cette audace, était un acte de grand courage moral qui, comme toutes les résistances légitimes, fut d’abord traité de rébellion et de révolte. Les poètes et les artistes étaient alors en train de transformer la république des lettres en une oligarchie exclusive et une monarchie despotique. Dans la nouvelle organisation qu’on préparait, les publicistes et les critiques devaient représenter l’ordre des chevaliers ou la classe des affranchis. On inventait pour le poète une nouvelle théorie du droit divin. Les abus qui caractérisent le règne des aristocraties sans contrôle s’étaient déjà manifestés : on qualifiait d’insolence le droit de remontrance et de pétition; la franchise était considérée comme une révolte, et le critique assimilé au pamphlétaire et au libelliste. Gustave Planche se leva seul en face de cette tyrannie agressive et violente, et organisa une vigoureuse résistance démocratique. Plus d’une fois il sentit les forces lui manquer; mais il ne se découragea pas, et compta sur le droit et sur le temps pour faire triompher sa cause. Dire la vérité n’est plus chose aussi dangereuse, et mal venu serait le poète ou l’artiste qui croirait pouvoir se soustraire à la loi commune. C’est en vain qu’il voudrait faire gronder sa foudre poétique et rassembler ses nuages; le ridicule Jupiter tomberait bientôt sous les sifflets. Nous pouvons dire franchement ce que nous pensons, sans avoir à craindre des insolences trop hautaines ou des menées trop ténébreuses; mais lorsque nous usons aujourd’hui de nos droits de critique dans le calme et dans la paix, exempts de craintes et rassurés contre les persécutions, n’oublions pas que c’est à Gustave Planche plus qu’à tout autre que nous devons le libre exercice de ce droit.
 
 
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<small>(1) Il y aurait à faire un bel essai et très piquant sur les dangers politiques que présente la tragédie. Soyez sûr que dès que vous voyez apparaître ce spectre, quelque autre apparition n’est pas loin. Je n’ose pas dire que nous en avons fait déjà l’expérience, on crierait au paradoxe; mais j’ai toujours considéré le succès de ''Lucrèce'' comme le digne avant-coureur de la révolution de février. Évidemment un pareil succès ne pouvait s’expliquer que par un commencement de paralysie de l’esprit français, et la paralysie morale de la nation a été précisément la cause de la révolution de février. Je ne m’étonnai plus de cet étrange événement, lorsque j’appris plus tard que les hommes politiques les plus considérables de la France avaient applaudi à outrance cette malencontreuse tragédie, et donné le signal d’une réaction qui devait nous coûter si cher. Leurs préférences littéraires furent récompensées; la révolution de février eut une unité complète de temps et de lieu. Nous espérons revenir sur ce chapitre : M. Ponsard achève, dit-on, une nouvelle tragédie; nous saisirons cette occasion avec empressement. </small><br />
 
 
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V. DE MARS.
 
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