« Une Thèse sur le mariage en deux romans » : différence entre les versions

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Arthur Wilkinson s'aperçut sans doute, de ce muet dévouement. L'apprécia-t-il tout ce qu'il valait? Espérons-le pour son honneur; mais c'était un cœur faible, une intelligence harcelée de scrupules pusillanimes. Il n'osa pas étendre la main vers le trésor qui s'offrait à lui. Tandis qu'il délibérait, qu'il attendait, qu'il balançait, la mort, qui n'attend ni ne délibère, vint trancher la question qu'il débattait vainement depuis quelques mois. Le digne recteur fut subitement enlevé à sa famille. Ainsi qu'il arrive presque toujours en pareil cas, il laissait les siens dans une misère absolue. Ce fut donc pour eux un coup du ciel que la bonne volonté inattendue du noble personnage à qui revenait le droit de disposer du bénéfice vacant. Bonne volonté n'est pas tout à fait le mot. Lord Stapledean, à qui les Wilkinson étaient parfaitement indifférent, n'offrit au fils la dévolution du ''living'' paternel que pour se dispenser de l'accorder à un de ses collègues de la pairie, qui le sollicitait vivement et à qui on ne pouvait le refuser sans un prétexte honnête. Arthur dut à ce généreux sentiment le vicariat de Hurst-Staple avec le salaire y attaché; c'est-à-dire cinq cents bonnes livres sterling par an. Par malheur, il ne reçut pas sans conditions ce don magnifique. Lord Stapledean, prenant ses précautions pour le lui rendre aussi peu agréable que possible, avait exigé de lui la promesse formelle qu'il ne se regarderait, quoique ''vicar'' en titre, que comme le ''curate'' du bénéfice, et qu'une fois payé de ses peines, c'est-à-dire après avoir prélevé cent cinquante livres sur le revenu total, il remettrait le surplus à sa mère. Arthur comprenait bien que cette condition, ''sine quâ non'', allait le maintenir à jamais dans un état de dépendance incompatible avec les : devoirs d'un chef de famille; mais comment s'y refuser sans encourir une responsabilité effrayante? Comment suffire aux besoins de ces trois femmes désormais groupées autour de lui, et qu'il ne saurait abandonner? Adela, son dévouement, son chaste et fidèle amour, sont dans un des plateaux de la balance, avec une pauvre dot de deux mille livres sterling. Dans l'autre, il y a la servitude, le dégoût d'une existence subie à contre-cœur, mais un bon revenu bien assuré, l'absence de soucis rongeurs, un état passif, mais commode. Il y a aussi, remarquerez-vous peut-être, la honte d'un contrat quelque peu entaché de simonie. Soit, mais il faut vivre : nécessité première qui domine toutes les autres dans les âmes non héroïques. Arthur se décide donc, et, fort triste, légèrement penaud, plus embarrassé qu'il n'oserait en convenir, il abdique à mots couverts, devant l'élue de son cœur, les droits qu'elle lui avait reconnus tacitement, et que, noblement obstinée, elle ne voudra pas reprendre, même après cette abdication humiliante pour tous deux.
 
Et George Bertram, que devenait-il? L'impétueux jeune homme jouissait de sa liberté nouvelle. En attendant qu'il choisisse une carrière, — toutes sont ouvertes devant un ''double first'' d'Oxford, — incertain encore s'il sera général, évêque, lord-juge ou même premier ministre, George voyage. L'éducation brillante qu'il a reçue, il la doit à son oncle, un austère négociant, riche à millions, dur comme un sac d'écus, despote quand il rencontre l'obéissance, muet ou frondeur amer en face de l'indocilité. George au fond, malgré son indiscipline étourdie, a trouvé le chemin de ce cœur plus clos en apparence que le coffre-fort d'un avare: mais il ne peut guère s'en douter, et ne s'en doute pas effectivement, malgré les insinuations discrètes d'un bienveillant commis qui lui indique à chaque instant la voie à suivre pour s'assurer le splendide héritage du vieux ''merchant''. « Cinq cent mille livres sterling!... un demi-million (1)<ref>Un demi-million sterling équivaut à 12,500,000 francs.</ref>, cher monsieur George! » lui répète à chaque instant avec un soupir le sage et mélancolique Pritchett; mais notre étourdi n'y prend pas garde. Il est dans ce bel âge où les cœurs généreux dédaignent le culte de Mammon. Dût cette magnifique fortune ne lui coûter qu'une humble prière, il ne fléchirait pas le genou; à plus forte raison n'entrera-t-il pas dans la maison de banque où son oncle voudrait le placer. Il n'entend être asservi ni par les bienfaits ni par les espérances, esprit entier et altier, confiant outre mesure dans sa force, et ne redoutant pas assez l'extrême mobilité qui atténue chez lui en grande partie ces facultés éminentes dont il ne sait ni régler ni concentrer l'emploi.
 
George voyage, nous l'avons dit, et il est en ce moment à Jérusalem auprès de son père. Soldat de fortune et diplomate de hasard, le colonel Lionel Bertram est aussi avenant, aussi gracieux, aussi séduisant que son frère est déplaisant, hargneux, rude à manier; mais si la forme est plus agréable, le fond n'a pas, il s'en faut de tout, une valeur égale. Après avoir payé le premier semestre de l'éducation de George, le brillant colonel, envoyé en mission dans de lointaines contrées, ne s'est plus occupé de son fils. Son frère, à qui on s'est adressé, a largement pourvu aux frais de cette éducation coûteuse. Il l'a fait de mauvaise grâce, d'accord; il a tenu note des moindres dépenses et envoyé régulièrement le compte de ses avances à son débiteur, — c'est-à-dire son frère, — qui, très régulièrement aussi, jetait au panier, sans y prendre garde, cette correspondance commerciale. Le vieux ''merchant'' a payé néanmoins, et tout à l'heure encore il a garni de ''bank-notes'' le portefeuille de George, dont le voyage en Orient lui semblait une fantaisie déplacée. Le colonel, lui, n'a pas consacré depuis dix ans une guinée à son fils bien-aimé. En revanche, quand il le retrouve brillant d'esprit, cou¬ronné des palmes d'Oxford, promis peut-être à de grands succès, il le presse fort tendrement sur son cœur, déploie pour lui plaire toutes les grâces de la diplomatie, l'abandon flatteur, l'indulgence aimable dont il a pris l'habitude en promenant de pays en pays sa souplesse officielle. Gomment résister, quand il s'est mis en tête de gagner votre cœur, à un père aussi bien doué? George se laisse fasciner, étourdir, et sa généreuse candeur, sa confiance filiale, ne seront pas même effleurées le jour où le colonel, en se séparant à regret de son cher enfant, lui laissera payer seul leur dépense com¬mune.
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Arthur Wilkinson était depuis longtemps déjà le mari d'Adela Gauntlet. Méritait-il ce bonheur? Était-il digne d'un pareil trésor, d'une femme si dévouée, si fidèle?... A coup sûr, nous ne le pensons pas, M. Trollope non plus, et il est sur ce point très explicite. Pourtant ce qu'il ne dit pas, — réservant sans doute à ses lecteurs le soin de tirer cette conclusion médiocrement philanthropique, — c'est que tant de vertus, tant d'abnégation, tant de tendresse vouées à une idole pareille laissent penser que l'admirable Adela était véritablement un peu... bête!
 
 
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<small> (1) Un demi-million sterling équivaut à 12,500,000 francs.</small><br />
 
 
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Tout ceci était parfaitement démontré, parfaitement « acquis au débat, » comme disent les gens du barreau, lorsque la situation, étrangement compliquée, changea d'aspect une fois encore. Un légiste habile, devenu le patron de Herbert Fitzgerald après avoir été longtemps l'agent de sir Thomas, avait pris à cœur de vérifier tout ce qui concernait ces deux intéressans coquins, Matthew et Abraham Mollett. L'identité du premier avec le prétendu Talbot ne pouvait être raisonnablement mise en doute. Le mariage de Talbot et de miss Wainwright était encore un point malheureusement trop certain. Restait à savoir si ce mariage remplissait toutes les conditions qui font la validité d'un tel acte. Or il n'en était pas ainsi, et cela justement par la même raison qui faisait croire nul le second mariage de lady Fitzgerald. Le prétendu Talbot, déjà marié, déjà père, avait commis, en épousant la plus belle fille du Dorsetshire, un de ces crimes que rend si fréquens chez nos voisins l'excessive facilité apportée par le clergé à la célébration des mariages. Ce secret, découvert quelques années plus tôt, eût sauvé la vie de sir Thomas; mis trop tard en lumière, il ne pouvait plus que rendre à Herbert son riche héritage, récompenser ainsi la constance de lady Clara Desmond, et faire probablement regretter à l'ambitieuse comtesse d'avoir inutilement abaissé à d'avilissans conflits la grandeur native de son caractère.
 
Ce drame domestique se déroule au sein d'un drame public bien autrement poignant, et qui, — tel art qu'on ait mis à les fondre, à subordonner le second au premier, — ne laisse pas de tenir l'intérêt en suspens. La fiction profite quelquefois du voisinage de la réalité; mais, dans le dernier ouvrage de M. Trollope, les souffrances de l'Irlande pendant la grande famine de 1846-47 dominent, et de trop haut, la question assez puérile de savoir si le second amour de lady Clara sera de taille à supporter la réaction des événemens et les souvenirs de sa première tendresse. Le livre fermé, quand on interroge sa mémoire, ce n'est ni le long martyre de sir Thomas Fitzgerald, ni les odieuses machinations des Mollett, ni le secret penchant de la belle douairière pour le brillant Owen, qui reviennent à l'esprit : c'est l'image de ce peuple tout entier livré à la fois aux tortures de la faim et aux angoisses du désespoir; ce sont ces millions d'êtres humains surpris tout à coup dans leur misère en apparence inexpugnable par une catastrophe impossible à prévoir; ces foules frémissantes, où la peur et la colère circulent à la fois, à peine désarmées par l'immense effort des classes riches pour leur venir en aide, maudissant la main qui les nourrit, foulant aux pieds le pain qu'on leur jette. M. Trollope, que ses fonctions administratives (1)<ref>Comme employé au ''post-office'' de Dublin. </ref> ont appelé à vivre dans ce pays si longtemps opprimé, a su peindre une fois de plus, sinon avec des couleurs très nouvelles, du moins avec une rare et précieuse exactitude de dessin, la population au milieu de laquelle il habite. Dans le portrait qu'il a tracé de « Paddy, » nous avons retrouvé strictement, équitablement balancés, le bien et le mal qu'on peut dire de l'Irlandais, ses instincts généreux, son incurable étourderie, son indolence et son courage, sa vivacité d'esprit et ses préjugés stupides, sa verve railleuse et sa superstitieuse crédulité. L'antagonisme des deux églises nationales, l'antipathie soupçonneuse vouée par les prêtres catholiques aux ministres protestans, les méfiances de ceux-ci et leur prosélytisme sournois, sont aussi esquissés avec une impartialité remarquable, dont le fond nous semble être un éclectisme très large, sinon une indifférence toute philosophique. A la façon dont il met en présence son «''father'' Barney » et son « parson Townsend, » tous deux braves gens au fond et charitables, et pourtant armés en guerre l'un contre l'autre sans trop savoir pourquoi, on devine un esprit très libéral, très dégagé de préoccupations de secte, et qui, ne les pouvant détruire, s'en moque du moins à cœur-joie.
 
De la ''potato-rot'' en revanche, de ce terrible fléau qui mit aux abois l'Irlande affamée et l'Angleterre saisie de terreur, M. Trollope ne parle pas avec la même légèreté familière ; sobre de détails, ceux qu'il donne sont empreints d'une vérité saisissante. Qu'on lise le chapitre intitulé : ''The last stage'' (2)<ref> ''Castle-Richmond'', tome III, pages 69 à 81.</ref> ; il y a là une douzaine de pages qui font frémir et laissent dans l'esprit une empreinte ineffaçable.
 
 
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<small>(1) Comme employé au ''post-office'' de Dublin. </small><br />
<small> (2) ''Castle-Richmond'', tome III, pages 69 à 81.</small><br />
 
 
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E.-D. FORGUES.
 
<references>