« Hester Lynch Piozzi » : différence entre les versions
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Quand on plaça la statue de George Canning auprès de Westminster-Hall, un respectable magistrat, présent à la cérémonie, remarqua judicieusement que Canning n’était pas en réalité «aussi grand» que ce bronze gigantesque destiné à éterniser sa mémoire... — Non certes, ''ni aussi vert'', lui répondit du plus grand sérieux un mauvais plaisant, alors simple avocat, mais qui siège présentement à la chambre des lords, et à qui, pour cette excellente raison, nous accordons les bénéfices de l’anonyme. Nous serions tenté de retourner le mot à l’usage de cette petite pléiade de beaux-esprits qui se groupèrent un moment autour de mistress Hester Lynch Piozzi, et, après avoir pu se croire quelque chose, après avoir manifesté la velléité de briguer les honneurs et les ridicules d’une académie, virent s’évanouir un matin ce rêve doré, cette brume aux brillans reflets. Le soleil se levait. Burns, Grabbe, les ''lakistes'' allaient frayer la voie à Byron et à Walter Scott. Nos ''della Curscans'' (on leur décerna ce sobriquet ironique) s’éclipsèrent et furent à l’instant même oubliés. Il ne resta debout que l’idole aux pieds de laquelle ils avaient grandi, le chêne qui avait alimenté ces végétations parasites : — le grand docteur Johnson, ce ''quarantième'' article du symbole anglican, ce Behemoth, ce Léviathan littéraire dont la perruque olympienne, toujours de travers, et le regard fulminant, quoique myope, inspirent encore aux plus hardis ce respect traditionnel, inébranlable, qui est à la fois le vice et la vertu des races vouées à la domination aristocratique. — Eh bien! de ce groupe, de cette coterie éphémère, nous dirions volontiers (parodiant la plaisanterie de lord ***) que ses membres n’étaient ni aussi ''grands'', ni aussi ''bleus'', c’est-à-dire aussi ridicules que tour à tour on les a faits. D’un excès d’honneur passés tout à coup à un excès d’indignité, leur véritable place serait, selon nous, à mi-chemin de l’un et de l’autre. Examinez-les de près, vous trouverez qu’ils eurent, comme tant d’autres, leur dose de bon sens, de savoir, d’esprit même et de goût... relatif, mêlée, en proportions peut-être un peu insuffisantes, à une vanité risible, à des prétentions excessives, à une subtilité, une délicatesse outrées.
Dans ce groupe, immédiatement au-dessous de l’idole énorme, farouche, imposante et grotesque, se dessinent le profil accentué, la taille naine, les grands yeux expressifs de mistress Thrale (en secondes noces mistress Piozzi), l’amie de Johnson, la protectrice de miss Burney, la rivale de lady Montague. Encensée, adulée en Angleterre presque autant que l’était Corinne à Paris, chantée par tous les ppétereaux de l’époque, gâtée, malgré une mésalliance notable, par une portion de l’aristocratie, elle joua pendant quinze ans le rôle si difficile et si périlleux de bel-esprit à la mode; puis l’expiation suivit le triomphe, et, pour avoir voulu affronter les préjugés de ce monde élégant dont, mieux que personne, elle avait pu apprécier la faiblesse, elle se vit en butte au plus formidable ''crescendo'' de calomnies et d’injures dont on ait jamais accablé une tête innocente. Elle y opposa cette obstination stoïque, cette résignation sereine que toute femme d’un certain âge puise sans peine dans son dévouement à quelque tardif amour : elle vainquit, elle dompta l’opinion déchaînée, et vécut heureuse, quoique déchue. Enfin, veuve une seconde fois, elle sut encore se rattacher à la vie par le besoin même qu’elle avait de vivre et l’énergie propre d’une riche nature. Telle fut en résumé l’existence que nous voudrions esquisser rapidement. Elle n’a guère été appréciée jusqu’ici que sous deux aspects tout à fait différens et qu’on semble avoir jugés inconciliables : l’éloge immodéré, le ridicule extrême. Lord Macaulay lui-même, cet historien si volontiers équitable, ce biographe si fréquemment impartial, ne nous semble pas avoir pesé mistress Thrale, — cette ombre impalpable et légère, — dans ses balances les mieux équilibrées; il l’a sacrifiée sans pitié à la mémoire de Samuel Johnson <ref> Relire, dans ses ''Œuvres diverses'' (
Hester Lynch Salusbury était de noble race. Sa généalogie remonte jusqu’à un certain Adam de Saltzbourg (fils d’Alexandre, duc et prince de Bavière), lequel vint s’établir en Angleterre avec Guillaume le Conquérant. Elle appelle agréablement cet ancêtre « le père Adam,» et ne se fit pas faute, passant à Saltzbourg au retour d’un voyage en Italie, de montrer ses parchemins au collège héraldique de cette ville, qui les reconnut pour bons et valables. Venait ensuite, à quatre ou cinq générations de là, un Salusbury (Henri le Noir), fait chevalier sur le champ de bataille par Richard Cœur de Lion, et qui, en mémoire des trois émirs prisonniers dont la capture lui avait valu cet honneur, avait placé trois croissans sur ses armoiries. Ce fut lui qui, revenu des croisades, s’établit dans le pays de Galles et y construisit le manoir de famille, Llewenney-Hall
Après des fortunes diverses, compliquées d’alliances illustres et de grands revers, cette antique famille se trouvait, au premier tiers du XVIIIe siècle, représentée par un cousin et une cousine qui se marièrent l’un à l’autre. Le cousin était bon vivant et dépensier. La dot de la cousine (10,000 livres sterling, belle dot pour ce temps-là) suffit à peine à éteindre les dettes que son mari avait contractées avant de l’épouser; ceci fait, les jeunes époux, complètement apauvris, et réduits pour vivre, en attendant certains héritages, à une annuité viagère de 125 livres constituée sur la tête de la femme, allèrent s’enfermer dans un ''cottage'' du Caernarvonshire. Là naquit d’eux, au mois de janvier 1741 (cette date a été terriblement controversée), la future amie de Samuel Johnson. Le docteur était alors déjà dans sa trente-deuxième année, et frayait péniblement sa voie dans les plus obscurs bas-fonds de la littérature marchande.
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Celle-ci continuait à Londres sa carrière d’enfant prodige chez les amis de la famille, apparentée aux plus grands personnages. L’acteur Quin lui apprenait, pour qu’elle le récitât chez la duchesse de Leeds, «le discours de Satan au soleil» dans le ''Paradise lost''. Aux feux d’artifice tirés à l’occasion de la paix d’Aix-la-Chapelle, assise sur les genoux de David Garrick, elle lui expliquait le mot français ''gerbes'', écrit sur le programme de la fête, et dont il ne se rendait pas bien compte. Puis un beau jour son père partit pour la Nouvelle-Ecosse, dont la colonisation absorbait les soins de lord Halifax, alors à la tête du ''Board of trade'', la mère et la fille demeurèrent à Londres, sinon sans pain, du moins sans aucunes ressources pécuniaires. Heureusement la parenté vint à leur aide ; on les invitait de tous côtés, et jamais elles n’avaient mené une existence plus splendide que depuis le départ du père d’Hester, qui, toujours aventureux, toujours mauvaise tête, leur donnait à chaque instant de nouvelles inquiétudes. Hester cependant aimait l’étude avec passion. Chez une de ses tantes, qui s’était éprise d’elle et soignait son éducation, elle apprit le latin, l’italien et même l’espagnol, ce qui, avec le français, dont elle était déjà pourvue, lui faisait une érudition assez exceptionnelle, même à notre époque, et qui devait l’être encore bien plus il y a cent ans.
Cette précieuse tante (Anna-Maria Salusbury) avait une écurie aussi bien montée que sa bibliothèque. On venait de vingt lieues à la ronde y admirer des ''racers'', des ''hunters'' de premier mérite et de prix énorme. En même temps qu’elle les faisait valoir aux yeux des amateurs éblouis, — presque tous ''gentlemen'' de bonne race et bien pourvus de fortune, — la tante ne négligeait pas de leur montrer Hester et de vanter ses talens fort divers. A ceux qu’on en jugeait dignes, on lisait ses poésies; devant les autres, on la faisait galoper, on lui faisait franchir maint et maint «obstacle.» La petite folle, riant intérieurement de ces exhibitions, s’y prêtait de son mieux, quitte à se moquer ensuite de tous ces admirateurs en compagnie d’un vieux professeur qui lui enseignait le latin, la logique, la rhétorique, et à qui, dans des conditions analogues, elle portait un peu plus que l’amitié de Mme de Sévigné pour l’illustre Ménage. La spirituelle marquise ne nous apprend en effet nulle part que Ménage eût pu empêcher, s’il avait voulu l’en détourner, le mariage de sa belle écolière, et la mère d’Hester, quand il fut question de l’unir à M. Thrale, jugea bon d’écarter ce professeur sexagénaire, dont elle était littéralement jalouse, et qui avait su acquérir sur l’esprit de son élève un ascendant presque absolu
Enfin, après force coquetteries bien peu dangereuses entre cet Adonis de soixante-quatre ans et cette ''doctoresse'', qui, lorsqu’elle le connut, venait d’en avoir seize, — après force petits vers commis, sous le voile de l’anonyme, dans les ''magazines'' de l’époque, — apparut sur la scène un personnage nouveau, qui allait, de par la toute-puissance de l’or, changer complètement la face des choses.
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Fils de parvenu, Thrale avait été élevé avec cette recherche particulière que mettent en Angleterre les plébéiens enrichis à placer leurs enfans sur le même pied que ceux des plus fiers représentans de la haute caste. Ses prétentions n’en parurent pas moins tout d’abord très extraordinaires à la noble Hester et même à son père, qui ne voulait pas, disait-il, ''échanger sa fille contre un baril de porter''... L’oncle s’entêtant de son côté, une brouille s’ensuivit entre les deux beaux-frères. Hester fut ramenée à Londres, et le docteur Thomas épousa l’aimable voisine dont il s’était épris. Nouveau déboire, nouveau désespoir, querelles de famille, et sur ces entrefaites le père d’Hester trépasse subitement. M. Thrale n’avait point discontinué ses visites, adressées tout spécialement à la mère d’Hester, et durant lesquelles il avait grand soin de ne point offrir à la fille un hommage trop direct, qu’elle eût peut-être définitivement repoussé. Grâce à cette tactique habile, lorsqu’elle se trouva subitement privée de son protecteur naturel et pourvue d’une dot médiocre (5,000 livres données par l’oncle Thomas, et pareille somme hypothéquée sur le domaine patrimonial laissé à mistress Salusbury), il put se présenter à peu près à coup sûr, et fut effectivement accepté (1763).
Thrale n’avait pour sa femme aucune sorte d’affection. Elle remplaçait à son compte la ''coat-of-arms'' qu’il eût voulu pouvoir mettre sur la façade de son hôtel et les panonceaux de ses carrosses. Pour répondre à ses espérances, il fallait qu’elle attirât chez lui les gens titrés parmi lesquels elle avait beaucoup de parens et de relations. Il exigeait qu’elle ne se mêlât jamais ni de ses affaires de commerce ni même de son ménage. Mise à la dernière mode, au courant de tous les plaisirs ''fashionables'', attrayante pour les célébrités de tout genre qui viendraient à se produire en ce Londres badaud, la terre des ''lions'' et des ''étoiles''
Une fois cette image entrée dans notre esprit, force nous est de faire sa place au docteur. Ce fut en 1764, un an après le mariage d’Hester Salusbury, que Murphy, auteur dramatique, un des amis particuliers de Thrale, demanda la permission de lui présenter Samuel Johnson. Johnson était alors à la tête de la littérature. Renonçant à ses préjugés jacobites, il avait récemment accepté les bienfaits de la maison de Hanovre, et une pension de 300 livres sterling l’avait enfin arraché au joug toujours détesté, parfois insupportable, de ces éditeurs insolens, dont l’un fut si vertement bâtonné par l’irascible poète. En même temps que la fortune lui souriait, comme si l’aiguillon de la misère lui eût été indispensable, ce vieil athlète, usé par trente années du plus rude travail, se sentait envahi par une insurmontable torpeur. «Une sorte d’étrange oubli, écrivait-il justement à cette époque
Mme d’Arblay (miss Burney), qui se lia plus tard avec mistress Thrale, nous a conservé de cet établissement de Streatham-Park, où Johnson passait la belle saison chez ses amis, des scènes du plus haut comique, et qu’elle a su mettre en relief avec la courtoisie un peu maligne, l’ironie timide et adroitement ménagée d’une jeune personne appelée à faire son chemin dans le monde. C’est dans son ''Journal'', non dans la ''Biographie de Johnson'' par Boswell
Peu à peu, tout en conservant à Londres et son logement, et l’étrange ''ménagerie'' d’êtres humains qui s’y étaient successivement installés
En leurs voyages, les Thrale emmenaient avec eux leur ours familier. Or il n’aimait, à vrai dire, que la vie de Londres, le brouillard de Londres, la fumée de Londres. Du voyage au contraire, il ne goûtait que le mouvement de la voiture : «la vie n’a pas beaucoup de choses meilleures que celle-ci,» s’écriait-il quand les chevaux de poste prenaient le galop. Et dans une autre occasion, avec cette pompe d’expression qui caractérisait et ses écrits et sa causerie : «Si je n’avais aucuns devoirs et ne tenais aucun compte de l’avenir (''futurity''), je voudrais passer ma vie dans un équipage lancé à fond de train, et en tête à tête avec une jolie femme ; mais je la voudrais capable de me comprendre, et aussi qu’elle mît du sien dans la conversation.» Ceci nous remet en mémoire son apostrophe solennelle à David Garrick, qui l’avait conduit un soir dans le foyer des acteurs. On nous permettra pourtant de ne la citer qu’en anglais, et cela pour bien des raisons, mais principalement parce qu’elle perd trop à être traduite : — ''I’ll come no more behind your scènes, Davy, for the silk stockings and while bosoms of your actresses excite my amorous propensities''.
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::Liber ne esse velim, suasisti, pulchra Maria :
::Ut maneam liber, pulchra Maria, vale
Mistress Thrale lui inspira aussi force madrigaux anglais ou latins (et grecs peut-être), mais on ne voit pas que le docteur ait jamais été en coquetterie réglée avec elle, ni, qu’elle ait eu la moindre prétention sur ce cœur si aisément accessible. En somme, Floretta semble être restée, autant qu’on puisse le démêler, une femme sans peur et sans reproche. Nous devons lui en savoir d’autant plus de gré, qu’elle eût pu, comme tant d’autres, s’autoriser, et de l’indifférence, et même de l’inconstance de son mari. M. Thrale, même quand elle l’eut forcé de lui accorder son estime et sa confiance, garda pour d’autres qu’elle tout un ordre de sentimens beaucoup plus affectueux et passionnés. Dans les dernières années de sa vie surtout, il se laissa complètement subjuguer par une de ces belles sirènes que leur invincible chasteté, jointe au goût pervers des dominations illégitimes, rend si dangereuses pour l’honneur et le bonheur des familles.
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Ce genre de consolation, Sophy ne le refusait guère à ses amis, et Thrale ne mourut pas sans avoir été assisté jusqu’au bout par cette espèce d’ange équivoque, qui avait des larmes à volonté, des sourires à profusion, et se baignait avec volupté, sans en ressentir l’atteinte, dans les flammes dont elle se plaisait à redoubler, l’ardeur. Thrale mourut cependant pour n’avoir pas su modérer ses penchans gastronomiques, et presque à l’agonie demandant «s’il y avait déjà des lamproies.» Il mourut rêvant un hôtel qui devait lui coûter un million, des élections qui auraient achevé sa ruine, des voyages auxquels ses forces n’auraient pas suffi. Il mourut, et presque tous ceux qui l’entouraient bénirent la mort de ce tyran domestique, froid, poli, inflexible, qui jusqu’à sa dernière heure voulut être obéi sans réserve et sans observations. Il avait exigé qu’on envoyât, pour le jour même où la mort allait venir le prendre, des invitations à « toute la ville de Londres.» Il fallut, pour vaquer à ses funérailles, contremander les invités et renvoyer les violons.
Dix-huit années d’esclavage sans amour laissaient mistress Thrale altérée d’indépendance et d’affection. Son âge lui donnait droit au premier de ces biens, mais semblait lui interdire le second. Néanmoins, quand les affaires d’intérêt eurent été réglées par les quatre exécuteurs testamentaires de son mari (Johnson était l’un d’eux et s’en enorgueillissait), quand la grande brasserie eut été vendue au fameux quaker Barclay, — ''Barclay and Perkins''! — moyennant quelque chose comme 3 millions de francs (135,000 livres sterling), mistress Thrale se sentit incapable de jouir seule de la situation libre et riche qui lui était faite. Elle restait avec trois filles, dont l’aînée (depuis mariée à l’amiral Keith) n’avait jamais accordé une bien vive sympathie à sa mère. On ne voit pas que les deux autres aient tenu jamais grande place dans l’affection de mistress Thrale. Tous les yeux d’ailleurs étaient tournés vers la veuve bel-esprit. Qu-allait-elle faire de sa précieuse personne et de son douaire opulent? Le fameux Whitbread, brasseur lui aussi, et homme politique beaucoup plus notable que M. Thrale, se crut des droits à cette partie de la succession, et vint s’offrir comme prétendant. Il fut éconduit sans trop de cérémonie. On se mit alors à répandre le bruit que le docteur Johnson était sur les rangs : fantaisie absurde, calomnie chimérique, nous assure mistress Thrale; ni elle, ni le vieux docteur ne songeaient à ce bizarre hyménée. Aux mauvaises plaisanteries les calomnies commençaient à se mêler. Les journaux de cette époque étaient bien autrement qu’ils ne le sont maintenant les échos des médisances du monde, et mistress Thrale, pour son malheur, était de ces femmes que leur renommée place en dehors des convenances ordinaires. Le public, à tort ou à raison, se croyait le droit de haute et basse justice sur les moindres démarches de sa vie privée. Ennuyée, excédée de tous ces méchans propos qui planaient sur elle, la riche et spirituelle veuve cherchait, paraît-il, a les oublier. Son amie, miss Burney, avec ce tact, ce pressentiment des choses du cœur qui n’appartiennent qu’à une femme et vis-à-vis d’une autre femme, lui avait indiqué dès le mois d’août 1780, comme devant faire diversion aux chagrins dont elle était accablée (car son mari déjà se mourait), un chanteur italien du nom de Piozzi
Sacchini resta sur le continent. Piozzi revint en Angleterre. Johnson après la mort de Thrale avait conservé les mêmes rapports d’intimité avec sa veuve. Il habitait l’été Streatham-Park. La mère et les filles allaient-elles à Brighton, il les y accompagnait. Cependant Johnson vieillissait. Son humeur devenait de plus en plus âpre, ses caprices de plus en plus incommodes. Il forçait parfois les amis de la maison, révoltés de son despotisme, à lui céder la place. Piozzi au contraire se montrait doucement, affectueusement assidu, et sa voix, de plus en plus chère (''cara voce'', écrivait mistress Thrale dès les premiers jours de 1782), contrastait agréablement avec les rudes éclats, l’emphatique déclamation, le perpétuel grondement dont Johnson emplissait la maison. Le docteur ne s’inquiétait guère de ce rival obscur. Un Italien, un chanteur! Il en parle dans ses lettres, à cette époque, avec un laisser-aller dédaigneux. «Piozzi arrive... Nous allons être deux à vous aimer, », écrit-il. On parlait d’un voyage en Italie, Streatham-Park ayant été loué à lord Shelburne, et Johnson comptait bien partir avec son amie. A raison même de ceci peut-être, le voyage fut contremandé. On continua de vivre, comme par le passé, l’hiver à Londres, l’été à Brighton ou à Bath, et Piozzi, lentement, sûrement, gagnait du terrain. Enfin, au printemps de 1783, la trop sensible veuve, après avoir combattu de son mieux, et très sincèrement, le penchant vainqueur, finit par s’engager formellement à épouser Piozzi. A peine le secret de cette promesse fut-il deviné, qu’une véritable tempête s’éleva sur tous les points de l’horizon : articles de journaux, pamphlets, caricatures, épigrammes commencèrent à pleuvoir, et avec un si formidable ensemble, que la pauvre femme sur qui venait s’abattre l’orage ne se crut pas de force à y tenir tête. Ses filles l’accusaient de les déshonorer; Piozzi était représenté comme un de ces «chasseurs de dot,» qui, chez nos voisins, sont à peu près mis au niveau des coupeurs de bourse. Il recula, lui aussi. Il offrit de rendre lettres, billets, engagemens, tout ce qu’on voudrait. Mistress Thrale accepta ses offres. Sur sa demande <ref> Elle déclare expressément dans ses commentaires manuscrits sur sa ''correspondance'' qu’elle avait prié Piozzi de s’éloigner, afin d’apaiser les journaux (
«Madame, lui disait-il, si j’ai bien compris votre lettre, vous êtes ignominieusement mariée. Si la chose est toujours à faire, causons-en, je vous prie, encore une fois. Si vous avez abandonné vos enfans et votre religion, Dieu vous pardonne ce grave méfait ! Si vous avez abdiqué votre pays et votre réputation, puisse votre folie ne pas vous entraîner plus loin! Si l’acte définitif n’est pas accompli, moi qui vous aimais, qui vous estimais, qui vous respectais, qui vous ai longtemps servie, moi qui vous ai crue longtemps la première de votre sexe, je vous supplie, avant que votre destin soit irrévocablement fixé, de me recevoir encore une fois, moi qui fus, qui fus autrefois, madame, bien sincèrement à vous
La réponse fut plus polie, mais tout aussi catégorique. Mistress Thrale refusait nettement l’entrevue proposée, bien que «l’acte» fatal ne fût point accompli, et déclarait ne vouloir plus accepter une correspondance devenue injurieuse. «Mon second mari, ajoutait-elle, est par sa naissance l’égal du premier. Ses sentimens sont aussi élevés, sa profession n’est pas plus avilissante, et sa supériorité dans l’art qu’il exerce est connue du monde entier. C’est donc, à votre avis, son défaut de fortune qui rend cette union ignominieuse?... La religion dont il a toujours été un adhérent zélé lui enseignera, je l’espère, à pardonner des injures qu’il n’a point méritées; la mienne, je l’espère aussi, me les fera supporter à la fois avec patience et avec dignité. Entendre dire que j’ai «abdiqué ma réputation» est véritablement la plus cruelle insulte que j’aie jamais reçue. Ma réputation est pure comme la neige (''as unsullied as snow''). Je me regarderais sans cela comme indigne de l’homme sous la protection duquel je vais la placer...»
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La réplique de Johnson débute ainsi : «Je puis déplorer ce que vous avez fait, chère madame; mais je n’ai aucun prétexte de vous en vouloir, puisque vous ne m’avez fait aucun tort personnel. Je me bornerai donc à pousser un dernier soupir de tendresse, peut-être inutile, sincère à coup sûr, etc.» Puis il engageait le nouveau ménage à ne point quitter l’Angleterre. Il y vivrait avec plus de dignité, plus de sécurité qu’en Italie. «Vous y serez classés plus haut, et votre fortune sera surveillée de plus près.» Enfin il se comparait à l’archevêque de Saint-André, tentant, mais en vain, d’arrêter Marie Stuart au moment où elle allait franchir l’''irréméable'' bras de mer qui séparait son royaume de celui d’Elisabeth. Ce dernier conseil en effet ne fut pas mieux écouté que l’autre; mais avant de s’embarquer, mistress Piozzi adressa une bonne et affectueuse lettre à ce vieil ami qu’elle avait paru trahir.
Lord Macaulay connaissait-il à fond tous les détails de cette affaire quand, en écrivant la biographie de Johnson, il lançait un si terrible anathème à la mémoire de mistress Piozzi <ref> «... Au moment où il s’affaissait sous une complication de maux (
Si elle l’eût prévue, elle en eût pris son parti. Une fois mariée à Piozzi et bien décidée à être heureuse coûte que coûte, elle le fut en effet; non qu’elle ne ressentît et l’abandon des amis sur lesquels elle avait compté le plus (les Burney plus particulièrement), et les dédains affectés du monde, et la froide rancune que ses filles paraissent lui avoir gardée ; mais elle opposa un front serein à toutes ces attaques dont elle était l’objet. La plus pénible pour elle fut sans contredit l’interprétation toute brutale qu’on donnait à son aveugle affection pour son second époux. On s’en aperçoit à certaines tirades indignées qui lui échappent de temps en temps, et dans lesquelles elle exprime naïvement sa surprise de ce qu’on n’admet pas, de femme à homme, une amitié dévouée sans arrière-pensée d’un autre ordre : — «L’amour et l’amitié sont pourtant, s’écrie-t-elle, des sentimens fort distincts, et je me jetterais au feu pour plus d’un homme que la seule crainte du feu m’obligerait à recevoir dans mon lit (''whom nothing less than fire would force me to go to bed to'').» Cette rudesse de langage, chez une précieuse adonnée aux plus excessifs raffinemens du beau style, indique une exaspération peu ordinaire.
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En 1828, Conway, alors en Amérique et passant de New-York à Charlestown, se laissa tomber à la mer, et périt victime d’un accident ou d’un suicide. Ses effets se vendirent à New-York. On y retrouva un exemplaire des ''Nuits'' d’Young, présent sinistre de sa vieille amie. On y retrouva aussi ''''sept lettres qu’un spéculateur américain se hâta d’acheter, et qui ont été publiées à Londres, en 1842, sous ce titre alléchant : ''Love letters of Mistress Piozzi, written when she was eighty'' ! Les lettres d’amour d’une octogénaire à un comédien, quelle trouvaille pour un éditeur!
Comme écrivain, mistress Piozzi n’existe pas. La vogue passagère dont elle a pleinement joui ne lui donne aucun titre à un examen sérieux. Elle entreprit d’introduire dans ses ouvrages écrits <ref> ''Anecdotes sur le docteur Johnson'' (
E.-D. FORGUES.▼
▲::<small> A quoi donc sert, Molly, de prêcher avec feu </small><br />
▲::<small> La liberté que tes yeux nous ravissent? </small><br />
▲::<small> Il est bien temps que ces luttes finissent, </small><br />
▲::<small> Et si tu veux que je sois libre,... adieu ! </small><br />
▲<small> Properce, avant Johnson, avait dit :</small><br />
▲::<small> Nullus liber erit, si quis amare volet.</small><br />
▲<small> (XXIII. — ''De Amoris servitute''.)</small><br />
<references/>
▲E.-D. FORGUES.
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