« Rome et son nouvel historien » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Zoé (discussion | contributions)
Nouvelle page : {{TextQuality|75%}}<div class="text"> {{journal|Rome et son nouvel historien|Charles de Remusat|Revue des Deux Mondes T.41, 1862}} : ''L’Histoire romaine à Rome'', par M....
 
Zoé (discussion | contributions)
mAucun résumé des modifications
Ligne 13 :
C’est toujours un plaisir de surprendre la poésie en accord avec l’histoire, et l’on voudrait qu’en effet Virgile eût revêtu de splendeur et d’harmonie des traditions vraies ; mais si la relation du bon Évandre contient des faits analogues à ceux que la science constate ou conjecture, il n’en est pas de même de l’entretien et de la visite qui amènent ses récits, et il est assez bien établi que la venue d’Énée et des Troyens aux ''champs de Lavinie'' est une fable littéraire adoptée fort tard par les Romains, à une époque où les beaux esprits voulaient rattacher toutes choses aux traditions épiques de la Grèce. Cette prétention ne peut sembler étrange à des gens qui ont, comme nous, voulu descendre de Francus, fils d’Hector.
 
Si, comme on peut le croire, la petite vallée où tant de peuplades se sont rencontrées a été le centre primitif du ''Latium'', si c’est dans cette retraite que l’âge d’or s’était caché (''latuit'') <ref> (1) Je doute beaucoup de cette étymologie, malgré la double autorité de Vairon et de Virgile.</ref>, ce ne fut certes pas pour y régner longtemps, car le mont de Saturne n’était autre chose que le mont Tarpéien ou Capitolin; la Rome carrée était sur le mont Palatin, les Étrusques sur le Janicule et le Vatican, les Sabins un peu partout, mais principalement sur le Quirinal et l’Esquilin. Or ces noms à coup sûr ne rappellent pas uniquement les souvenirs de la vie pastorale, et dès que chacune de ces collines est désignée dans l’histoire, c’est comme un lieu de défense et de combat. La guerre fut le sanglant berceau où se forma l’unité ou plutôt l’association de ces diverses tribus pressées dans un si étroit espace. Jamais lieux aussi célèbres n’ont été aussi voisins, car le Capitolin, il ne faut pas l’oublier, n’est pas à 400 mètres du Palatin; il est peut-être à 600 du Quirinal et de l’Esquilin, à 1,000 du Janicule, et le Palatin forme, avec l’Aventin qui le touche au midi, comme une pointe avancée du territoire des Albains. Le mont Vatican est le plus éloigné : aussi est il presque inconnu dans l’antiquité.
 
Telle est dans ses traits les plus généraux, et en négligeant les détails qui donneraient à l’ensemble l’exactitude et la précision, la contrée où M. Ampère fait commencer l’histoire romaine par cet enfant abandonné sur les bords marécageux du Vélabre et qui a nom Romulus.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small> (1) Je doute beaucoup de cette étymologie, malgré la double autorité de Vairon et de Virgile.</small><br />
 
 
Ligne 51 ⟶ 47 :
Je suppose que nous avons pris gîte dans quelqu’une des comfortables auberges où nous conduira la plus à gauche des trois rues, c’est-à-dire aux environs de la place d’Espagne; mais, dans notre soif archéologique, nous n’avons rien de plus pressé que de regagner le ''Corso'' et de le suivre d’un bout à l’autre; c’est-à-dire que nous parcourons du nord au sud, à peu près dans toute sa longueur, la Rome habitable, la Rome des voyageurs, la Rome du XIXe siècle. Ici il faut s’attendre à dire comme feu mon honorable collègue M. Fulchiron, auteur d’un instructif voyage en Italie : «On doit l’avouer, Rome a un air provincial.» La ville des césars n’a rien d’auguste. Le ''Corso'' n’a gardé nul souvenir de la voie Flaminia. Ce n’en est pas moins la plus longue et la plus grande rue de Rome, quelque chose comme la rue Saint-Honoré un peu rétrécie, deux files de boutiques et de cafés entremêlés d’églises et de palais. Les cafés sont un peu sombres, les magasins aussi malgré un étalage assez souvent brillant. Les églises les plus importantes n’intéressent guère plus que Saint-Roch, excepté Santa Maria ''in via lata''. Sa jolie façade passe pour le chef-d’œuvre de Pierre de Gortone, et l’on dit qu’elle occupe la place de la maison où, suivant les Actes des apôtres, saint Paul logeait et enseignait librement. Cette tradition d’un fait certain peut être vraie, mais rien de visible ne l’atteste. Quant aux palais, ce ne sont pas comme œuvres d’art les plus beaux de la ville, et la voie n’est pas si large qu’on puisse reculer assez pour voir en perspective leurs lourdes façades. Cette rue enfin a l’air riche et animé. On s’y croit bien dans le quartier des affaires et des plaisirs. La circulation est toujours fort active, les équipages ont quelquefois assez bonne mine. Point d’autre rue à Rome où l’on retrouve les signes de la civilisation moderne. Seulement rien n’est à remarquer dans le genre sérieux, rien du passé enfin, si l’on ne rencontrait sur la droite la place Colonna. C’est la disposition de la place Louvois sur la rue Richelieu, avec une fontaine qui ne fait nul tort assurément à l’œuvre de Visconti; mais au centre une colonne de marbre donne son nom à la place. C’est la colonne Antonine. Érigée en l’honneur de Marc-Aurèle, elle rappelle la colonne Trajane, dont elle nous donne un avant-goût. Elle en offre à peu près les dimensions, mais elle lui est inférieure pour les proportions et les sculptures, et le temps l’a dégradée davantage. Sur le piédestal, changé par Fontana, on lit que Sixte-Quint a ''purifié'' de toute idolâtrie ce monument qu’il croyait dédié à Antonin le Pieux. En conséquence, une statue de saint Paul couronne la colonne Antonine, comme une statue de saint Pierre la Trajane. Il ne faut pas trop nous formaliser de ''cette purification'', sans laquelle nous n’aurions peut-être pas conservé ce monument d’une gloire et d’une vertu païennes. Où serait le Panthéon d’Agrippa, si Boniface IV n’avait eu l’heureuse idée d’en faire, il y a quatorze cents ans, l’église de tous les martyrs?
 
Au bout du Corso, on trouve la place de Venise. C’est une de celles en petit nombre qui, dérogeant à l’air un peu bourgeois dès quartiers habités, offrent une apparence assez aristocratique. Elle le doit au palais de Venise, qui ressemble à une forteresse, position militaire occupée en conséquence par l’ambassade d’Autriche. On passe de là par un ou deux bouts de rues assez boueuses, et sans s’arrêter devant la coquette et pimpante église des Jésuites, qui ont là comme partout quelque chose d’analogue pour le style à la chapelle de Versailles, on débouche sur une place ou grande rue courte, et irrégulière fermée par deux escaliers en perron soudés obliquement l’un à l’autre. C’est la place d’''Ara-Coeli''. Un des escaliers monte à l’église de ce nom, et l’autre au ''Campidoglio'' <ref> (12) Champ d’huile.</ref>. Ce nom burlesque est la parodie de celui de Capitole, et à ce mot nous nous hâtons d’ouvrir le premier volume de M. Ampère.
 
Mais c’est ici que les mécomptes, les doutes et surtout les perplexités commencent. C’est ici que l’on reconnaît combien il a fallu d’ingénieuse et patiente sagacité pour retrouver sur les flancs de cette taupinière les vestiges de la plus majestueuse des histoires.
Ligne 58 ⟶ 54 :
 
L’escalier de la cour du Capitole dont nous avons parlé est couronné par deux statues de Castor et Pollux avec leurs chevaux, et deux trophées qui, malgré leur, nom, ne sont pas ceux de Marius, mais d’Alexandre Sévère. Ces marbres, que le temps n’a pas ménagés, forment, avec deux statues de Constantin et de son fils et deux colonnes milliaires, la bordure de cette place en terrasse du côté de l’entrée. Au milieu, une statue en bronze jadis doré, celle de Marc-Aurèle haranguant ses soldats, a échappé aux vengeances de l’orthodoxie du moyen âge, parce qu’on l’a prise pour l’image de Constantin. C’est Michel-Ange qui, du pied de l’arc de Septime-Sévère, l’a portée où elle est en disant au cheval qu’il admirait beaucoup : «Et maintenant marche!» Au fond de la cour, on monte chez le sénateur par un perron, au pied duquel les deux statues si connues du Nil et du Tibre sont couchées de chaque côté d’une Minerve de marbre blanc drapée en porphyre, celle peut-être que Catulus fit placer au Capitole lorsqu’il l’eut rebâti après l’incendie du temps de la guerre de Marius et de Sylla. Toutes ces sculptures ont été posées là comme ornemens par les modernes, et si nous entrions dans un de ces trois palais municipaux, combien trouverions-nous encore de statues, de bas-reliefs, de bustes, d’antiquités de toute sorte! Certes il y a plaisir à voir ces choses et à les voir à Rome; mais elles sont là rassemblées comme elles pourraient l’être à Paris, à Londres, à Munich. Souvenons-nous que nous sommes ici moins en artistes qu’en historiens. C’est le sens plus que la beauté des antiques qui nous occupe. Or au milieu de toutes ces richesses l’attention se trouble, les souvenirs se confondent. Rien de tout ce que nous verrions dans ces salles n’est à sa place, à sa date. C’est un labyrinthe de belles choses où le fil de l’histoire nous manque. N’entrons donc pas encore, et restons au pied de la statue de Marc-Aurèle; mais là nous ne nous doutons pas de ce qui est au-delà. Ce palais du sénateur bouche la vue. La construction de Michel-Ange n’est guère qu’un placage qui recouvre une bâtisse épaisse et carrée, de tout âge et de tout style, surmontée d’une tour quadrangulaire en forme de beffroi municipal. On peut de droite ou de gauche contourner ce massif hôtel de ville. A gauche, on lui trouverait l’air d’un château du moyen âge; à droite au contraire, c’est un bâtiment tout administratif, et c’est pourtant le côté qu’il nous faut prendre, car nous avons à découvrir la porte des bureaux. Entrons, nous trouverons un escalier de service qu’une inscription en lettres d’or célèbre comme une création de la munificence pontificale. Montons très haut, frappons souvent, sonnons longtemps, cherchons partout, et il n’est pas impossible que nous rencontrions quelqu’un à qui nous demanderons le Tabularium. Alors on nous fera redescendre au-dessous du plus bas étage des bureaux et pénétrer dans un portique souterrain qui ressemblerait aujourd’hui à une belle cave, s’il n’était éclairé à l’exposition du sud-est par de larges ouvertures cintrées ou des portes de toute sa hauteur. Sous de fortes voûtes qui supportent tout le poids de la partie antérieure du Capitole administratif, autour des forts piliers qui leur servent d’appui, s’étend un vaste ensemble de salles et de galeries que Lutatius Catulus fit reconstruire l’an de Rome 676, et qui servait au Capitole antique d’''atrium publicum'', de premier vestibule, et de ''Tabularium'', c’est-à-dire de dépôt des tables d’airain où les lois étaient gravées. Ce ''Tabularium'', archives publiques du plus célèbre, gouvernement du monde et la plus grande construction de ce genre qui subsiste du temps de la république, n’a été pour ainsi dire découvert ou du moins compris que depuis une date assez récente. Ce n’est qu’en entrant dans le ''Tabularium'' qu’on se croit enfin dans l’ancienne Rome. Sur des substructions de grands blocs, volcaniques, ses seize piliers doriques s’élevaient surmontés d’un étage de colonnes ioniques dont il ne reste que des débris. Ils ont été avec d’autres fragmens d’antiquité réunis dans ces galeries où Nicolas V faisait emmagasiner du sel. Là gît un entablement tombé de quelque monument du Forum, et dont il me semble qu’on ne peut approcher sans éprouver la sensation du sublime; mais il faut s’avancer sous un de ces arceaux ouverts au grand jour et demander ce qu’on a devant soi.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small> (1) Champ d’huile.</small><br />
 
 
Ligne 80 ⟶ 72 :
Voilà presque tous ceux des monumens du Forum qui sont tout à fait déblayés. Ne nous plaignons pas trop de ce qu’il faut, pour la plupart, les regarder dans un trou. C’est un progrès, car c’est un déblaiement. Il suffit de consulter des gravures antérieures au XIXe siècle pour voir encore l’arc de Sévère enterré jusqu’au tiers de sa hauteur. Il faut lire dans les lettres du président De Brosses les lamentations que lui arrachait l’état abandonné du Forum. Les choses ont peu changé jusqu’aux travaux de 1803, qui ont précédé les travaux plus sérieux de 1810. La visite des armées françaises et le traité de Tolentino avaient rappelé à l’indifférence et à l’incurie le prix des richesses dont les siècles les avaient rendues dépositaires; puis notre exemple pendant une domination de deux ou trois années n’a pas été tout à fait perdu. Jusque-là, tout avait marché à la destruction ; ainsi ce temple de Saturne que le Pogge a encore vu entier en 1425 avait disparu à son second voyage, et aujourd’hui même il n’a plus ses huit colonnes redressées que grâce à la plus maladroite restauration. Les fouilles entreprises par les Français ont fait apparaître les socles enfouis, le pavé des temples, les marches brisées des portiques, quelques soubassemens qu’on a pu mesurer, et l’affleurement d’anciens édifices est maintenant à découvert. Des souverains de Rome, deux seulement, Pie VII et le pape régnant, ont ordonné des travaux que peuvent avouer l’antiquaire et l’artiste; mais combien il reste à faire! Et ce qui reste à faire ne serait ni dispendieux ni difficile.
 
On remarquera que le temple de Saturne est, de toutes les ruines qui viennent d’être nommées, la seule à laquelle le livre de M. Ampère nous ait préparés. Il occupe en effet la place de ce monument saturnien qui datait peut-être de l’époque fabuleuse des premiers Latins, qui de bonne heure du moins en consacra le souvenir. La montée triomphale ne fut que sous la république, là où nous l’avons placée. A gauche, l’emplacement des temples de Vespasien et de la Concorde était une plate-forme où l’on érigea un autel à Vulcain. Sur le bord était dressée en arc de cercle, comme les chaires des églises italiennes, la tribune aux harangues. Si l’on s’y transporte par la pensée, au lieu de cette confusion de rues et de maisons vieilles et modernes que de là on verrait aujourd’hui sur la gauche, il faut se représenter d’abord, sur un terrain un peu élevé, un édifice quadrangulaire, la curie, le palais du sénat, à la place de l’église de Saint-Adrien; au-dessous et un peu plus près, le ''Comitium'', enceinte découverte où délibéraient les patriciens; enfin, dans l’axe du Capitule, à droite et au-delà du ''Comitium'', le Forum, l’assemblée du peuple, la place des plébéiens. Ainsi un orateur d’une voix puissante pouvait se faire entendre de la curie, du Comitium et du Forum. Cette disposition générale remontait au temps des rois contemporains de la formation des grandes divisions de la société romaine; mais elle se marqua davantage et se conserva longtemps sous la république, qui dissémina dans cet espace quelques édifices particuliers. Par exemple on croit qu’au-dessus de la tribune Camille éleva le temple de la Concorde, où le sénat se réunit plus d’une fois. Un lieu d’attente fut ménagé tout auprès pour recevoir les Grecs, c’est-à-dire les ambassadeurs. Des statues votives consacrèrent de nobles ou précieux souvenirs. Toute cette description, l’aspect des lieux ne nous la suggérerait pas; c’est de M. Ampère que nous l’avons apprise, et nous ne la voyons que par ses yeux : avant lui, il y avait encore de l’incertitude sur cette topographie pour ainsi dire constitutionnelle de Rome politique. Avec lui, il suffit de se rappeler les lieux pour qu’elle se dessine avec netteté. Et cependant de quels tristes hors-d’œuvre cet espace consacré par l’histoire n’est-il pas encombré! L’empire a élevé sur les fondations d’un autre âge ses monumens de vanité ou d’adulation, que le moyen âge a encore dépouillés ou dégradés, faisant un grenier à sel du ''Tabularium'' et un bastion de l’arc de Septime-Sévère, jusqu’à ce qu’enfin le sans-façon des derniers siècles ait tout rempli de maisons bourgeoises, de logis d’ouvriers, de boutiques infimes, et fait vendre du poisson dans le portique d’Octavie. Enfin dans les parties les plus dégagées, dans le Forum, là où du temps d’Évandre, du temps de la sibylle, les taureaux mugissaient et les vaches ''paissaient les palais herbus'' <ref> (13) ''Pascebanl herbosa palatia vaccœ''. Tibul., II, 5.</ref>, la barbarie moderne combinant le vulgaire et l’utile, a:établi un marché aux bœufs.
 
::Carpite nunc, tauri, de septem montibus herbas.
Ligne 94 ⟶ 86 :
Si l’on suit la rue latérale au Campo-Vaccino, et que l’on croit parallèle à la ligne présumée des ''Novœ Tabernœ'', on passera devant plusieurs églises. Une des premières, SS. Côme et Damien, est précédée d’une rotonde, ancien temple des dieux pénates que le pape Félix IV lui a donné pour vestibule. Sa crypte, où l’on a trouvé le plan de Rome gravé sur des tables de martre dont les morceaux sont conservés au musée du Capitole, indique assez que le sol du temple était plus bas, et qu’il était déjà enterré quand il a reçu la consécration chrétienne. Que perdrait ce monument à être isolé? J’en dis autant de S. Laurent, qui le précède, et qui, moins curieux par lui-même, sert à protéger l’ancien péristyle et deux pans de mur du temple d’Antonin et de Faustine. Huit colonnes de marbre cipolin, monolithes de plus de 13 mètres et supportant une frise où se lit encore l’ancienne dédicace, forment un beau porche qui gagnerait apparemment à être déblayé jusqu’au bas des vingt et un degrés de marbre par lesquels on y montait autrefois.
 
Une vaste ruine n’est pas loin. Ces trois grandes voûtes, dépouillées maintenant de toute parure, comparables aux tribunes de nos plus grandes églises, terminaient les trois nefs parallèles de la basilique commencée par Maxence sur les ruines du temple de la Paix et achevée par Constantin. Une de ses colonnes, une seule, dont le fût, en marbre blanc, a 14 mètres de long, a été sous Pie V transportée par Charles Maderno devant Sainte-Marie-Majeure, pour recevoir l’image de la Vierge, et elle est telle qu’il a été écrit que cette colonne isolée était la plus belle chose en architecture qui existât dans tout l’univers <ref>(24) Le président De Brosses. </ref>. Donc elle n’est pas du temps de Constantin. Ainsi il date du temps des empereurs (et Adrien en avait largement profité), cet usage, trop imité par les papes, de dépouiller les anciens monumens au profit des nouveaux.
 
Cet Adrien avait dessiné lui-même le temple de Vénus et de Rome, dont un vaste hémicycle, richement orné à la voûte, se soutient encore tout seul. On dit qu’il se composait de deux sanctuaires adossés, l’un faisant face au Forum, l’autre au Colisée. Par une vanité singulière, l’Asiatique Adrien le fit bâtir pour montrer à l’architecte Apollodore, l’auteur de la basilique et de la colonne de Trajan, qu’il en savait autant que lui sans avoir rien appris. Il daigna même lui faire voir ses plans et lui demander son avis. L’artiste eut l’ingénuité de répondre qu’ils étaient assez bons pour des plans d’empereur. Apollodore en fut quitte pour la perte de la vie. ''Ce sont là jeux de prince''.
 
Voilà l’esquisse monumentale de la région du Forum, et, quoiqu’elle soit riche encore en précieuses antiquités, on ne peut se défendre de penser à ce que ces lieux deviendraient s’ils étaient traités à la manière des ruines de Pompéi, c’est-à-dire méthodiquement déblayés, si une main savante et hardie rasait toutes ces baraques odieuses qui offusquent tout, et creusait le sol jusqu’au niveau des fondations de tout ce que les Romains ont élevé de Romulus à Constantin. Supposez que l’on commençât par délivrer le ''Tabularium'' de ce gros quadrangle sans style, sans date, sans apparence d’architecture, qui surcharge l’auguste voûte, et qu’au lieu de ce vulgaire bâtiment digne d’une municipalité vulgaire, une large terrasse le couronnât, servant au levant de pendant à la cour du nord-ouest, et devînt la plate-forme centrale d’où l’observateur contemplerait ce cœur de l’antique Rome. Puis on irait nivelant devant soi à perte de vue, ne respectant que les inégalités et les pentes de l’ancien pavage romain, considéré comme le terrain naturel, en sorte que les monumens, ou plutôt ce qui en reste debout, pourraient être vus des points où les voyaient ceux qui les ont bâtis. Consalvi voulait faire abattre les deux églises qui avaient arrêté les Français dans leur partielle restauration du Forum de Trajan, la plus belle toutefois que l’on ait faite à Rome; mais, sans imiter un homme d’esprit à qui ses successeurs en trouvaient trop, on peut beaucoup abattre et beaucoup déterrer en respectant ces églises, qui, renfermant souvent elles-mêmes des fragmens d’antiquités, forment les monumens composites des époques, des pensées et des civilisations les plus diverses. Qui empêcherait de nettoyer tout l’espace encombré de masures où, non loin de l’ancien Comitium, point de départ du patriciat romain, on place le ''Secretarium Senatus'' la ''Basilica AEmilia'' le Forum de Jules César, fallût-il aller jusqu’aux ruines du temple de Mars Vengeur, pour retirer les magnifiques colonnes du portique de Pallas Minerva ou du ''Forum Tramitorium'' des trois ou quatre mètres de boue dans lesquels elles restent plongées? Tout cet ensemble confus de ruines qui viennent du Forum de Nerva, quoique mutilées encore au XVIIe siècle par Paul V, qui abattit le portique du temple, se détacherait dans le vide, et irait rejoindre sans interruption la basilique Ulpienne et la colonne Trajane.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small> (1) ''Pascebanl herbosa palatia vaccœ''. Tibul., II, 5.</small><br />
<small>(2) Le président De Brosses. </small><br />
 
 
Ligne 146 ⟶ 133 :
cent quarante cinquième année de la fondation de Rome. Et d’où vient-il d’ailleurs? Il n’a point d’âge; il ne me ramène à aucun monument; il est à l’hôtel de ville de Rome comme il pourrait être au Louvre. Tel qu’il est cependant; il reste au moins le Brutus symbolique qu’honoraient les Romains. Peut-être est-ce une copie faite après la mort de César, alors que l’action du second Brutus ravivait dans les âmes la gloire du premier.
 
Entrez au palais Spada. Il est un des moindres de Rome, et l’architecture de Borromini vous paraîtra fatigante et puérile. Une portière déguenillée vous conduit dans un intérieur négligé. Elle vous ouvre une grande salle où sont peintes assez pauvrement, des colonnes en grisaille et des fenêtres feintes donnant sur des jardins de théâtre; mais elle vous montre à droite une statue colossale d’un travail rude et qui représente un Romain à la mine guerrière. L’attitude est simple et mâle. Le front exprime une fermeté calme, et l’habitude plus que l’inspiration du commandement. Quels sont ces traits ? quelle est cette image ? Pas moins que l’image de Pompée, celle peut-être au pied de laquelle Jules César est allé tomber tout sanglant <ref> (15) ''Peut-être'' est même ici de trop. Lo président De Brosses, lord Byron et son commentateur, enfin M. Ampère, n’ont aucun doute.</ref>. Voilà donc un marbre qu’ont souvent contemplé Brutus et Caton. C’est la statue qu’avant de mettre la main sur son poignard Cassius invoqua du regard en secret, quoiqu’il fût, dit Plutarque, dans les sentimens d’Épicure.
 
Mais aucune de ces sculptures vénérables n’est à sa place. Il semble que les antiquités attachées au sol parlent plus éloquemment à l’imagination. On voudrait voir une statue historique encore entourée des ruines auxquelles elle appartient. Le même regret me poursuivait à l’aspect d’un des débris d’un héroïque passé les plus propres à produire la pensée la plus élevée et l’émotion la plus profonde. Quand on s’arrête au Vatican, dans le musée Pio Clementino, devant un grand tombeau d’une pierre grise, d’une exécution grossière, mais correcte, d’un style dorique pur, orné seulement de rosaces, de volutes et de triglyphes, on lit sur la pierre, dans un latin archaïque, que ce sépulcre contient les restes d’un édile, d’un censeur, d’un consul, qui a conquis le Samnium et soumis toute la Lucanie, d’un homme fort et sage, l’image de la vertu, QVOIVS. FORMA. VTRTVTEI. PARISVMA. FVIT., et ce consul n’est pas moins que Lucius Scipion Barbatus, l’arrière-grand-père de l’Africain. Figurez-vous ce monument à sa vraie place. On a encore la relation d’un de ceux qui ont assisté en 1781 à l’ouverture du sarcophage. Le squelette était entier, et un des doigts portait un anneau. Les ossemens sont aujourd’hui à Padoue et Vanneau en Angleterre. Mais peu de sépultures ont l’authenticité de celle de la famille des Scipions, une des familles romaines qui ne brûlaient pas leurs morts. Dans une vigne à gauche du chemin qui conduit à la voie Appienne, il y a quatre-vingts ans, on a guidé par des inscriptions longtemps suspectes, pratiqué des excavations qui ont mis à découvert une construction dorique dont les chambres, creusées dans le tuf volcanique, renfermaient plusieurs épitaphes et six tombeaux. Partout se lisait le nom de Scipion, et un buste couronné de laurier ne pouvait être que celui d’Ennius, car ils avaient voulu, ces glorieux amis des lettres, Tite-Live nous l’apprend, que l’image du poète parât leur mausolée.
Ligne 152 ⟶ 139 :
Je n’ai pénétré dans aucune sépulture dont la vue m’ait touché autant que celle-là. C’est le plus grand nom de l’Histoire romaine, quoique l’Africain, mort en exil, n’ait pas voulu reposer dans sa patrie ingrate; on ne plaça dans le tombeau de famille que sa statue. Puis c’est l’art de la république près de trois siècles avant Auguste, un art énergique et sévère qui s’accorde merveilleusement avec les souvenirs qu’il atteste, mais un art déjà grec, encore grec peut-être, car on ne peut dire s’il vient de ces Étrusques, éclairés par quelques rayons du soleil hellénique, ou si les Romains l’avaient emprunté à la Grèce, en lui demandant, cent ans auparavant, les lois de Solon. Enfin c’est bien là, on n’en saurait douter, la tombe du vainqueur des Samnites, la sépulture d’une famille de héros. Et ces reliques de la gloire ont attendu plus de deux mille ans pour apparaître en plein jour!
 
C’était une noble et touchante idée aux Scipions que de vouloir associer leur nom à celui du poète qui avait chanté le vainqueur de Carthage. Ils croyaient réunir ainsi deux immortalités, et Horace comptait sur celle du poète pour faire durer la gloire du héros. Pour lui, ''les Muses de Calabre'' les vers d’Ennius, devaient plus illustrer celui à qui l’Afrique domptée avait donné son nom que les inscriptions taillées dans le marbre, qu’Annibal menaçant forcé à reculer d’une fuite rapide, que l’incendie de Carthage impie <ref> (26) ''Ad Censorinum'', IV, 8.</ref>; mais le poème de la guerre punique n’est plus, et le tombeau des Scipions a conservé le buste d’Ennius. Le tombeau du héros a plus duré que les vers du poète. Il est vrai qu’Horace lui-même promettait à ses propres chants d’être redits seulement tant que le pontife monterait les degrés du Capitole avec la vestale silencieuse :
 
::……… Dum Capitolium
::Scandet cum tacita virgine pontifex,
::Dicar <ref> (37) Ibid., IV, 24. </ref>...
 
et sur les degrés écroulés du Capitole la vestale et le pontife ont des longtemps disparu, tandis que le monument intellectuel du poète a défié « les pluies rongeantes et les vents impétueux, la succession innombrable des années et la fuite des temps.»
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small> (1) ''Peut-être'' est même ici de trop. Lo président De Brosses, lord Byron et son commentateur, enfin M. Ampère, n’ont aucun doute.</small><br />
<small> (2) ''Ad Censorinum'', IV, 8.</small><br />
<small> (3) Ibid., IV, 24. </small><br />
 
CHARLES DE REMUSAT.
 
<references/>