« Les Finances des États-Unis » : différence entre les versions

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Rien ne peut être plus utile, pour éclairer ces redoutables problèmes, que des notions précises sur les faits économiques et financiers qui s’y rapportent. Que les ressources des États-Unis soient immenses, tout le monde le sait; mais il ne suffit pas qu’un pays soit riche pour qu’il puisse se livrer impunément à des dépenses exceptionnelles : il faut encore qu’il puisse emprunter, c’est-à-dire que les valeurs représentant les anticipations sur l’avenir trouvent à se classer dans la circulation, sans occasionner un cataclysme. A cet égard, l’Amérique est dans une situation très forte. Le crédit y joue un rôle si considérable qu’il est en tout temps un des principaux ressorts politiques. Dans le nord surtout, l’action du pouvoir suprême et celle du monde financier ne peuvent pas être séparées : la mésintelligence et l’isolement les tueraient l’un et l’autre. Réunis et agissant d’ensemble, ils ont une ampleur de ressources qui suffirait, à défaut d’autres raisons, pour assurer leur triomphe définitif. Commençons donc par étudier le mécanisme de ces banques américaines, sur le compte desquelles tant de préjugés existent chez nous.
 
Le public français en général est disposé à croire que la liberté des banques est illimitée aux États-Unis, et que le pouvoir d’y battre monnaie y est exercé sans frein ni mesure par d’audacieux spéculateurs. C’est une erreur. Il est vrai seulement qu’il n’y a pas de monopole exclusif pour l’émission des papiers fiduciaires. On y peut multiplier sans beaucoup d’obstacles les bureaux d’escompte et de circulation, et c’est ainsi que l’on y comptait en mars 1861, précisément aux jours où le déchirement a eu lieu, seize cent cinquante-six banques avec un capital nominal de 2,193,311,590 fr. <ref> (1) Tous les comptes seront exprimés dans ce travail en monnaie française, au change de 5 francs le dollar, ce qui permet de rétablir aisément les chiffres américains.</ref>, auxquelles il faut ajouter sept cent cinquante maisons particulières, souvent aussi puissantes que des compagnies. Toutefois la fondation et le régime de ces établissemens sont soumis par les autorités locales à des servitudes administratives qui varient d’état à état, de ville à ville. Il y a des contrées, comme le Rhode-Island, où l’indépendance des compagnies est presque sans limite, et ce sont celles où les désordres se produisent le moins. Il y a aussi des localités, surtout vers le sud, où la réglementation se complique au point de devenir oppressive. Il n’est donc pas exact de dire d’une manière absolue que la liberté des banques existe aux États-Unis. Là, aussi bien qu’en Europe, l’autorité publique a la prétention d’intervenir pour mettre un frein à la licence. Là aussi, elle croit devoir substituer ses propres lumières à la vigilance des intérêts privés. Si je faisais ici une étude théorique sur les banques, je démontrerais aisément que cette intervention administrative a été souvent la cause du mal dont on a rendu la liberté responsable.
 
Entre les divers types de banque usités dans l’Union américaine, le système qu’il importe de faire connaître en ce moment est d’abord celui de New-York, parce que la législation new-yorkaise, supérieure aux autres à beaucoup d’égards, tend à dominer dans les autres états, et ensuite parce crue New-York est dans le conflit actuel la grande place de guerre où se trempent pour le combat l’opinion et les armes.
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Ceux qui connaissent le monde financier des États-Unis vous diront que les capitalistes y vivent dans la crainte de ces accidens, comme l’homme une fois congestionné dans la crainte des apoplexies. Eh bien! les gigantesques opérations financières occasions-nées par la guerre civile vont avoir pour effet de modifier le régime et la pratique du crédit, et à certains égards ces changemens paraissent favorables aux corporations financières. Voilà pourquoi j’ai cru devoir expliquer le mécanisme des banques, et si la préface a été un peu longue, elle n’aura pas été inutile.
 
 
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<small> (1) Tous les comptes seront exprimés dans ce travail en monnaie française, au change de 5 francs le dollar, ce qui permet de rétablir aisément les chiffres américains.</small><br />
 
 
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Dans la lutte qui a déchiré l’Union, il est facile de voir que les états du sud ont débuté par la guerre révolutionnaire : c’est le secret de leur longue et énergique résistance. On n’emploie ces moyens désespérés que lorsqu’on ne peut pas faire autrement. Le nord avait des ressources incomparables pour la guerre régulière : il s’y est tenu jusqu’à présent. Il a voulu combiner les plus énormes sacrifices avec le ménagement des droits et des intérêts. La guerre révolutionnaire est une ressource suprême qui lui reste encore.
 
Ce fut en 1790 que l’Union américaine se constitua définitivement par l’alliance de quatorze états. On fit alors le relevé des dettes que l’on pouvait considérer comme collectives, et il se trouva qu’elles montaient à 377,317,380 francs <ref> (12) Il y avait eu, pendant la guerre de l’indépendance, des émissions désordonnées d’assignats dont on n’a pas tenu compte à la paix.</ref>. Tel fut le point de départ de la dette nationale : pour une population d’environ quatre millions d’individus libres, l’annuité à payer correspondait à 6 fr. par tête. Les systèmes financiers de l’Europe n’avaient pas jeté leurs fausses lueurs dans les esprits. On ne soupçonnait pas qu’il fût nécessaire d’établir des rentes perpétuelles pour procurer des moyens de placement aux gens économes et à l’état des ressources toujours renaissantes. On ne connaissait pas ces merveilleux systèmes d’amortissement qui donnent tant de facilité pour augmenter les dettes. Les compatriotes de Franklin avaient la simplicité de croire qu’un état doit être régi comme une ferme, qu’il faut emprunter le moins possible, rembourser le plus vite qu’on peut, amortir en réalité et au jour le jour par l’excédant des recettes sur les dépenses, refouler le capital économisé dans l’industrie, et ne le détourner des emplois reproducteurs que dans les cas de nécessité absolue. L’unification de la dette, l’élasticité du crédit et autres grands mots n’auraient pas été compris. Le trésor demandait strictement la somme dont il avait besoin au cours du jour en stipulant la date du remboursement. Chaque opération était ainsi représentée par un fonds particulier, différant des autres par le taux de l’intérêt et l’échéance.
 
Avec un tel système, le capital de la dette, en hausse ou en baisse alternativement, devient à la lettre un thermomètre politique. Pendant une quinzaine d’années, la république naissante doit pour ainsi dire pourvoir à ses frais de premier établissement; elle fait quelques appels de fonds, et le chiffre primitif de 377 millions est dépassé. On arrive en 1806 à 430 millions; mais, à partir de cette date, une veine de prospérité se déclare et fournit les moyens d’amortir. La dette est abaissée à 226 millions, lorsque l’Union se trouve engagée dans une guerre maritime pour le soutien du droit des neutres. Il faut, de 1812 à 1816, fondre des canons, armer des flottes, si bien que le jour où la nation fait ses comptes, elle s’effraie de devoir 637 millions de francs. Avec la paix revient le système, ou, pour mieux dire, la passion des économies. Pendant une vingtaine d’années, on applique religieusement l’excédant des ressources fiscales au remboursement ou au rachat anticipé des effets publics, et en 1835, au moment même où la grande crise des banques bouleverse le commerce et fait croire à l’Europe que l’Union américaine touche à sa ruine, la dette du trésor est réduite à 187,565 francs pour une population portée déjà à 14 millions d’âmes; une douzaine de mille francs suffît au paiement de la rente!
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On toucha à l’idéal sans l’atteindre. Au moment où il aurait été si facile d’effacer complètement la dette, les embarras commerciaux forcèrent le gouvernement de Washington à prendre la responsabilité de quelques petits emprunts. Vint la guerre du Mexique : il fallut lever des fonds pour les frais de la campagne et pour l’indemnité qu’on daigna payer aux vaincus en leur arrachant une partie de leur territoire. En 1852, la dette- fédérale était remontée à 338 millions de francs. Les avances faites par le trésor n’étaient d’ailleurs qu’un placement à gros intérêts. L’état entrait en possession d’un immense domaine qu’il allait revendre avec bénéfices. Vers 1855, l’argent affluait dans les caisses publiques à tel point que le gouvernement liquidait sa dette en rachetant les titres bien au-dessus du pair. On ne devait guère plus de 125 millions, lorsque les premiers symptômes de la crise actuelle vinrent multiplier les occasions de dépense. En définitive, en 1860, au moment où la guerre civile éclata, la dette fédérale sous toutes les formes, consolidée, temporaire ou flottante, s’élevait en capital à 375 millions de francs, comportant une annuité d’environ 22 millions, et remboursable par des paiemens échelonnés jusqu’en 1871.
 
On pourra dire qu’en Amérique chaque état a sa dette particulière à côté de la dette nationale et collective, et qu’il faudrait tenir compte de ces deux élémens pour établir une exacte comparaison avec les finances des pays européens. Les emprunts de cette catégorie ont généralement pour origine l’exécution des canaux et chemins de fer, ou la dotation des banques réclamées par les industries locales; ils s’élèveraient pour les trente-trois états au capital de milliard 310 millions de francs, si l’on s’obstinait à y comprendre les engagemens que certaines législatures ont annulés et l’accumulation des intérêts non servis. Quelle que soit d’ailleurs la situation de ces dettes locales, elle n’affecte en aucune façon le crédit du gouvernement, qui représente la loi et l’unité. Il y a plus : sur ce chiffre de 1 milliard 310 millions, la part des états libres, qui comprennent 22 millions d’âmes, est de 779 millions. Les sécessionistes, quatre fois moins nombreux <ref> (23) On a pu hésiter longtemps sur le classement des états sécessionistes. Le président Lincoln à fait cesser l’incertitude en déclarant coupables d’insurrection les districts où l’essai d’impôt direct a rencontré des obstacles : ce sont la Caroline du nord, celle du sud, la Floride, la Géorgie, l’Alabama, la Louisiane, le Texas, le Mississipi, l’Arkansas, le Tennessee et la Virginie, sauf la zone septentrionale, isolée par des montagnes, et dont on fera un état séparé où l’esclavage sera aboli. La confédération du sud comprend donc onze états avec 5 millions 1/2 d’habitans libres et 3 millions 1/2 d’esclaves. La cause unioniste a rallié 22 millions d’âmes.</ref>, si l’on ne compte parmi eux que les hommes libres, doivent 530 millions. Les produits des entreprises subventionnées au moyen des emprunts d’état sont ordinairement appliqués au paiement des intérêts. Dans le nord, où la vie industrielle n’a pas été suspendue, les dividendes sont servis comme de coutume, et les cours de ces fonds spéciaux n’ont pas été fortement ébranlés. Treize états unionistes ont même pu faire, depuis 1861, des emprunts pour la guerre, que le patriotisme maintient à un cours voisin du pair. Au sud, les banques ne fonctionnent plus, les chemins de fer ne transportent plus que des canons et des soldats. Il n’y a plus de marché pour les titres sécessionistes; les fonds du Tennessee, de la Virginie, de la Louisiane, autrefois estimés sur la place de New-York, s’y vendraient encore avec 50 pour 100 de perte; les autres n’y sont plus même cotés.
 
Dans tout pays menacé de guerre, la première chose que fait le gouvernement est d’emprunter s’il le peut et autant qu’il peut : la mesure de son crédit est donnée par le chiffre des dettes antérieures et par la facilité qu’on a d’augmenter encore les impôts. À cet égard, les finances des états unionistes étaient, comme on vient de le voir, dans une situation exceptionnelle. Les engagemens du trésor et les charges fiscales étaient si faibles qu’on s’en apercevait à peine : les ressources naturelles semblaient illimitées; l’énergie créatrice de la population était proverbiale. Les capitalistes de New-York et de Boston ne s’alarmèrent donc pas beaucoup des énormes dépenses que l’on pouvait prévoir. La guerre ayant éclaté, le public pourvut instinctivement aux premières nécessités en absorbant divers papiers de crédit émis par le pouvoir fédéral, et il attendit avec patience les plans financiers que l’on préparait à Washington.
 
Le rapport de M. Chase, le secrétaire de la trésorerie, parut dans les premiers jours de décembre 1861; à en juger par comparaison avec les budgets auxquels nous sommes habitués, il paraîtrait effrayant. En Europe, les préparatifs militaires pour lesquels on s’épuise trop souvent sont comme un fonds placé sans intérêts, mais dont on retrouve du moins le capital au jour du péril. Quand la guerre éclate, une bonne partie des dépenses à faire est ainsi payée à l’avance. Aux États-Unis, la force avait résidé jusqu’ici dans les milices locales; l’armée régulière, avec son modeste effectif de 13,000 hommes pour toutes les armes, la flotte de quatre-vingt-douze bâtimens, grands et petits, et portant seulement 2,290 canons, avaient été disloquées, anéanties avant la lutte par la violation clés arsenaux, par la désertion des officiers supérieurs attachés à la cause du sud. On a même soupçonné divers administrateurs d’avoir affaibli à, dessein le matériel et les cadres, suivant l’exemple donné par M. Jefferson Davis lorsqu’il était ministre du président Pierce. Il faut remarquer enfin que dans les états du nord on ne se décide pas aisément à violer les traditions de la liberté. Ce n’est qu’en ces derniers jours et avec de très grands ménagemens qu’on s’est résigné à essayer l’impôt forcé de la conscription. On attend tout du patriotisme des citoyens ou de leur cupidité, et assez souvent ces deux ressorts agissent à la fois. Chacun limite à son gré la durée de son service. On attiré les volontaires par l’offre d’une haute paie, par des primes d’engagement, par la promesse d’une alimentation dépassant de beaucoup l’ordinaire des soldats européens; c’est ainsi qu’on a improvisé une armée de 738,000 hommes <ref>(34), armée brave et solide d’ailleurs, qui s’est imprégnée si rapidementL’effectif de l’espritla militairepremière qu’elle fera certainement jaillir de son sein lesarmée chefsaméricaine quise luidécomposait ontainsi manqué: jusqu’ici.
 
Le peuple américain se préparait donc, comme un athlète vigoureux, à faire son entrée dans la carrière des gros budgets. Le poids qu’il assumait pour son premier début dépassait tout ce qu’on a supporté en Europe. Pour l’année fiscale courant du 1er juillet 1801 au 30 juin 1802, M. Chase évaluait la totalité des dépenses à 2,652,032,110 francs, en attribuant à l’armée et à la flotte plus dès quatre cinquièmes de cette somme. Quelles étaient les ressources disponibles? Le revenu ordinaire, dont l’estimation était évidemment enflée, devait donner 184 millions de francs. On attendait d’une taxe nouvelle, espèce d’impôt sur le revenu, un supplément d’une centaine de millions. Le compte du déficit était donc facile à établir : 2 milliards 433 millions; sur cette somme, 985 millions avaient été déjà obtenus par des émissions de papiers ou des dons patriotiques, et 227 millions accordés par le congrès restaient à négocier. Pour ajuster la balance, il n’y avait plus qu’à trouver une légère somme d’environ 1,100 millions.
 
Ce n’est pas tout. Le secrétaire de la trésorerie américaine ne paraît pas posséder, comme nos habiles praticiens, l’art précieux d’atténuer les chiffres, en les manipulant sous les yeux des assemblées, de les édulcorer, de les faire avaler à petites doses. Le rude financier américain ne se contente pas du coup qu’il frappe : il tient à montrer en perspective les sacrifices auxquels il faut se résigner pour l’année suivante. — Si la guerre civile se prolonge, dit-il, il y aura à dépenser pour le prochain exercice (du 1er juillet 1862 au 30 juin 1863), indépendamment de 115 millions pour le courant ordinaire des dépenses administratives, 1,800 millions pour la guerre, 225 pour la marine, plus de 200 pour payer les intérêts de la dette qui s’accumule, en tout 2 milliards 376 millions de francs. Les sources du revenu, tant anciennes que nouvellement ouvertes, donneront, à ce qu’on peut espérer, 479 millions, cinq fois moins que la somme nécessaire. — En définitive, après tous ces emprunts remplis, et en supposant que des calamités nouvelles ne commandassent pas de nouveaux sacrifices, la dette publique devait arriver au chiffre de 4 milliards 486 millions de francs à la date du 30 juin 1863.
 
Les révélations financières de M. Chase, cette perspective d’avoir à emprunter 4 milliards 1/2 eu deux ans et peut-être davantage, n’ont pas causé aux États-Unis la stupeur et les alarmes que nous supposons, parce qu’elles seraient peut-être légitimes chez nous; mais, dût notre orgueil national en souffrir, il faut reconnaître que l’Amérique a des ressources plus grandes que les nôtres. Le domaine national destiné à être revendu est incommensurable. La population dépassera dans dix ans celle des plus grands empires européens. Le capital industriel est déjà si fort qu’il peut être entamé sans péril, et d’ailleurs la somme à laver annuellement sous forme d’emprunt, et dont les intérêts constitueront des rentes au profit de ceux qui viendront au secours du trésor, n’est pas beaucoup plus forte que la somme à payer, à titre d’impôts, par les contribuables du vieux continent. Le fardeau n’est donc pas tel que la nation en soit accablée. Tout le péril est dans la transition. Il s’agit d’empêcher que la richesse, mobilisée tout à coup, et sans proportion avec les besoins, que ces flots de titres et de papiers qui vont grossir démesurément le cours de la circulation, ne déterminent un cataclysme commercial.
 
L’opinion publique ayant été habilement placée à ce point de vue, on examina sans trop d’émotion le plan financier dont l’exposé budgétaire de M. Chase n’était que la préface. Dans les emprunts par souscription, dont le système a été inauguré chez nous avec un succès si merveilleux, le gouvernement prend son temps pour opérer. Disposant d’un gros budget et du mécanisme de la dette flottante, soutenu et guidé par toutes les puissances financières, il proportionne les appels de fonds aux aptitudes dont il est exactement averti. Aux Etats-Unis, on était sous l’urgence la plus impérieuse. Il fallait battre monnaie immédiatement, incessamment, et pour des sommes colossales. Le seul procédé applicable était des émissions de papiers destinés à entrer d’autorité dans la circulation. M. Chase proposa deux combinaisons ; la première était de créer, sous la garantie de l’état, un papier-monnaie à cours forcé qui aurait fait disparaître devant lui, au moyen d’un impôt, les billets et mandats des banques particulières, et serait devenu le seul instrument des échanges. Ce système, qui a le tort de rappeler beaucoup trop nos assignats, aurait tué les banques par la paralysie. La seconde proposition tendait au contraire à leur communiquer une vitalité excessive : elle met les finances de l’état sous la protection des banques particulières; elle marie pour ainsi dire les opérations du trésor avec celles du commerce. Les établissemens de crédit deviennent les ressorts de la politique nationale. S’il y a là des périls pour les capitalistes, ils sont du moins glorieux et lucratifs. Dire que cette seconde combinaison a été préférée, ce serait rester au-dessous de la vérité : elle a reçu une adhésion sympathique. Un système financier accepté à la fois par les capitalistes et par la nation, c’est une grande force.
 
 
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<small> (1) Il y avait eu, pendant la guerre de l’indépendance, des émissions désordonnées d’assignats dont on n’a pas tenu compte à la paix.</small><br />
<small> (2) On a pu hésiter longtemps sur le classement des états sécessionistes. Le président Lincoln à fait cesser l’incertitude en déclarant coupables d’insurrection les districts où l’essai d’impôt direct a rencontré des obstacles : ce sont la Caroline du nord, celle du sud, la Floride, la Géorgie, l’Alabama, la Louisiane, le Texas, le Mississipi, l’Arkansas, le Tennessee et la Virginie, sauf la zone septentrionale, isolée par des montagnes, et dont on fera un état séparé où l’esclavage sera aboli. La confédération du sud comprend donc onze états avec 5 millions 1/2 d’habitans libres et 3 millions 1/2 d’esclaves. La cause unioniste a rallié 22 millions d’âmes.
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<small>(3) L’effectif de la première armée américaine se décomposait ainsi : </small><br />
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</ref>, armée brave et solide d’ailleurs, qui s’est imprégnée si rapidement de l’esprit militaire qu’elle fera certainement jaillir de son sein les chefs qui lui ont manqué jusqu’ici.
 
Le peuple américain se préparait donc, comme un athlète vigoureux, à faire son entrée dans la carrière des gros budgets. Le poids qu’il assumait pour son premier début dépassait tout ce qu’on a supporté en Europe. Pour l’année fiscale courant du 1er juillet 1801 au 30 juin 1802, M. Chase évaluait la totalité des dépenses à 2,652,032,110 francs, en attribuant à l’armée et à la flotte plus dès quatre cinquièmes de cette somme. Quelles étaient les ressources disponibles? Le revenu ordinaire, dont l’estimation était évidemment enflée, devait donner 184 millions de francs. On attendait d’une taxe nouvelle, espèce d’impôt sur le revenu, un supplément d’une centaine de millions. Le compte du déficit était donc facile à établir : 2 milliards 433 millions; sur cette somme, 985 millions avaient été déjà obtenus par des émissions de papiers ou des dons patriotiques, et 227 millions accordés par le congrès restaient à négocier. Pour ajuster la balance, il n’y avait plus qu’à trouver une légère somme d’environ 1,100 millions.
 
Ce n’est pas tout. Le secrétaire de la trésorerie américaine ne paraît pas posséder, comme nos habiles praticiens, l’art précieux d’atténuer les chiffres, en les manipulant sous les yeux des assemblées, de les édulcorer, de les faire avaler à petites doses. Le rude financier américain ne se contente pas du coup qu’il frappe : il tient à montrer en perspective les sacrifices auxquels il faut se résigner pour l’année suivante. — Si la guerre civile se prolonge, dit-il, il y aura à dépenser pour le prochain exercice (du 1er juillet 1862 au 30 juin 1863), indépendamment de 115 millions pour le courant ordinaire des dépenses administratives, 1,800 millions pour la guerre, 225 pour la marine, plus de 200 pour payer les intérêts de la dette qui s’accumule, en tout 2 milliards 376 millions de francs. Les sources du revenu, tant anciennes que nouvellement ouvertes, donneront, à ce qu’on peut espérer, 479 millions, cinq fois moins que la somme nécessaire. — En définitive, après tous ces emprunts remplis, et en supposant que des calamités nouvelles ne commandassent pas de nouveaux sacrifices, la dette publique devait arriver au chiffre de 4 milliards 486 millions de francs à la date du 30 juin 1863.
 
Les révélations financières de M. Chase, cette perspective d’avoir à emprunter 4 milliards 1/2 eu deux ans et peut-être davantage, n’ont pas causé aux États-Unis la stupeur et les alarmes que nous supposons, parce qu’elles seraient peut-être légitimes chez nous; mais, dût notre orgueil national en souffrir, il faut reconnaître que l’Amérique a des ressources plus grandes que les nôtres. Le domaine national destiné à être revendu est incommensurable. La population dépassera dans dix ans celle des plus grands empires européens. Le capital industriel est déjà si fort qu’il peut être entamé sans péril, et d’ailleurs la somme à laver annuellement sous forme d’emprunt, et dont les intérêts constitueront des rentes au profit de ceux qui viendront au secours du trésor, n’est pas beaucoup plus forte que la somme à payer, à titre d’impôts, par les contribuables du vieux continent. Le fardeau n’est donc pas tel que la nation en soit accablée. Tout le péril est dans la transition. Il s’agit d’empêcher que la richesse, mobilisée tout à coup, et sans proportion avec les besoins, que ces flots de titres et de papiers qui vont grossir démesurément le cours de la circulation, ne déterminent un cataclysme commercial.
 
L’opinion publique ayant été habilement placée à ce point de vue, on examina sans trop d’émotion le plan financier dont l’exposé budgétaire de M. Chase n’était que la préface. Dans les emprunts par souscription, dont le système a été inauguré chez nous avec un succès si merveilleux, le gouvernement prend son temps pour opérer. Disposant d’un gros budget et du mécanisme de la dette flottante, soutenu et guidé par toutes les puissances financières, il proportionne les appels de fonds aux aptitudes dont il est exactement averti. Aux Etats-Unis, on était sous l’urgence la plus impérieuse. Il fallait battre monnaie immédiatement, incessamment, et pour des sommes colossales. Le seul procédé applicable était des émissions de papiers destinés à entrer d’autorité dans la circulation. M. Chase proposa deux combinaisons ; la première était de créer, sous la garantie de l’état, un papier-monnaie à cours forcé qui aurait fait disparaître devant lui, au moyen d’un impôt, les billets et mandats des banques particulières, et serait devenu le seul instrument des échanges. Ce système, qui a le tort de rappeler beaucoup trop nos assignats, aurait tué les banques par la paralysie. La seconde proposition tendait au contraire à leur communiquer une vitalité excessive : elle met les finances de l’état sous la protection des banques particulières; elle marie pour ainsi dire les opérations du trésor avec celles du commerce. Les établissemens de crédit deviennent les ressorts de la politique nationale. S’il y a là des périls pour les capitalistes, ils sont du moins glorieux et lucratifs. Dire que cette seconde combinaison a été préférée, ce serait rester au-dessous de la vérité : elle a reçu une adhésion sympathique. Un système financier accepté à la fois par les capitalistes et par la nation, c’est une grande force.
 
 
===III. — Les emprunts et les impôts.===
 
L’idéal de M. Chase, approuvé par la corporation des banquiers et sanctionné par le congrès fédéral, consiste donc à créer un instrument de circulation (''circulating medium''), en introduisant dans les affaires un papier d’état destiné à jouer le rôle des billets de banque, et peut-être à remplacer ceux-ci par la suite. L’émission en doit être modérée de manière à ne pas chasser du marché la monnaie métallique : on espérait d’abord pouvoir la restreindre à 750 millions de francs, en évitant de faire descendre les coupures au-dessous de 25 francs; mais, dans la pratique, on a été bientôt poussé à sortir de ces limites <ref>(15) Il y a eu une certaine catégorie de bons, montant à 300 millions de francs, qui, étant admissibles pour le paiement des droits de douanes, ont bientôt fait prime. On les a considérés comme sortis de la circulation usuelle, et on les a remplacés par une émission de pareille somme non valable pour les douanes. </ref>. Ces bons de circulation ont cours forcé dans les transactions commerciales ; mais ils ne sont pas admissibles pour le paiement des rentes constituées, des intérêts hypothécaires. L’état les reçoit dans toutes ses caisses, la douane exceptée; mais il s’interdit de les imposer pour le paiement des rentes et intérêts dont il est. lui-même redevable. Ils sont immédiatement convertibles, à la volonté du porteur, en rentes personnelles sur l’état. Pour faciliter ces échanges, que le ministre pratique en raison des demandes et dans la mesure des besoins du trésor, on a mis à sa disposition un capital de 2 milliards 500 millions de francs. Les rentes de ce fonds transmises au pair portent 6 pour 100 d’intérêt, payables en espèces métalliques et affranchis de toute retenue : elles sont remboursables en vingt ans; toutefois l’état se réserve le droit de les racheter au pair après cinq ans, et il constitue à cet effet une réserve d’amortissement en or et en argent, équivalant à 1 pour 100 du capital nominal.
 
Le devoir des banques, dicté par la nécessité et d’ailleurs conforme à leurs intérêts, est de faciliter autant que possible les formidables émissions qui doivent résulter de ce système. À l’imitation de ce qu’a fait sous Pitt la Banque d’Angleterre, elles tendent à échanger contre des titres de la dette publique leur propre capital, qu’elles prêtent à l’état. Elles sont convenues de recevoir les bons du trésor en dépôt, comme argent comptant, et le ''clearing house'' de New-York, imité sans doute par les autres cités commerciales, établit ses balances au comptant en mêmes bons au pair.
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A propos des articles d’alimentation et d’utilité domestique éclate le principe social qui tranche la différence entre le Nouveau-Monde et l’ancien. En vertu d’un axiome qui remonte aux temps où la gabelle fut inventée, l’Europe prétend que les impôts, pour être productifs, doivent avoir pour base un besoin généralement ressenti, et elle s’applique à combiner les taxes avec ces impôts auxquels les plus pauvres ne peuvent pas se soustraire. La démocratie américaine en juge autrement. Même en ces jours de péril extrême où les mesures de salut public sont réclamées par le peuple, on ménage instinctivement les consommations populaires.
 
D’impôt sur les grains et la farine, on n’en parle pas, et on peut dire qu’ils sont absolument affranchis, puisqu’il y a immunité pour la terre. La viande se trouve atteinte seulement par une taxe d’abatage ainsi réglée : pour les bêtes à cornes, 1 franc 50 centimes par tête lorsqu’elles sont jeunes, et 5 francs lorsqu’elles ont pris tout leur développement; pour le mouton, 25 centimes par tête; pour le porc, 50 centimes : la consommation personnelle du propriétaire est exempte. Le vin paie 25 centimes par gallon, pas même 6 centimes 1/2 par litre; la bière, 3 centimes 1/2; les spiritueux, 23 centimes. Pour le sel, on ne paie pas 2 centimes 1/2 par kilo. Sur le sucre et le café, les droits seront trois ou quatre fois moins forts qu’en Angleterre ou en France. On pourrait dire du chauffage qu’il est exempté : le bois ne doit rien; la houille paie moins de 20 centimes par tonne de 1,000 kilogrammes. Le tabac parait imposé au tiers de son prix vénal, mais il se vend deux ou trois fois moins cher qu’en France. Ma dernière citation fiscale a la portée d’un trait de mœurs. A l’exception d’un droit général de 3 pour 100 sur le papier et d’une taxe proportionnelle de 3 pour 100 sur les annonces commerciales <ref>(26) Les journaux dont la circulation est inférieure à 2,000 exemplaires n’ont pas à acquitter le droit sur les annonces. Partout se montre la préoccupation de protéger le faible, pour lui donner le moyen de grandir. C’est bien souvent le contraire en Europe. </ref>, les livres et journaux sont préservés de toute contribution, même du timbre. Il y a plus : le colportage, qui est une industrie importante dans un pays immense, est soumis au paiement d’une licence assez forte; mais l’homme qui colporte la nourriture intellectuelle du pays, la Bible et les journaux, est exonéré de tous droits.
 
Le ''tax-bill'', avec le tarif Morrill, destiné à régler les droits de douane, forme donc à peu près toute la législation fiscale de l’Union américaine. Ces deux instrumens financiers ne sont, à ce qu’il me semble, que des machines de guerre : ils seront très probablement refondus et transformés après la pacification. Le tarif Morrill, concession faite par le parti républicain aux grands industriels de la Pensylvanie, dont dépendait l’élection de M. Lincoln, montre trop ses côtés faibles par les maigres résultats qu’il donne. Le ''tax-bill'', première ébauche d’une fiscalité à l’intérieur, va tellement contrarier les traditions du laisser-faire, qu’il sera battu en brèche dès qu’on n’en sentira plus l’absolue nécessité. On a peu de détails jusqu’à présent sur le mode à suivre pour la perception. Le président divise le territoire en régions fiscales, et envoie dans chacune d’elles un assesseur et un collecteur fédéraux, qui doivent s’entendre, pour la pratique, avec les autorités locales. Il est probable que la perception s’organisera spontanément dans chaque paroisse, et coûtera fort peu. Quant au produit du nouvel impôt, on en est encore aux conjectures. Les appréciations varient entre 500 millions et 1 milliard. L’important est qu’on arrive au chiffre nécessaire pour suffire à l’intérêt et au rapide amortissement de cette dette, qui augmente de jour en jour.
 
Chez M. Lincoln, le foyer de la passion est ardent, mais concentré à l’intérieur. Dans ses contacts avec autrui, il devient réservé et prudent : on dirait qu’il veut toujours rejeter la responsabilité de ses décisions sur la fatalité des événemens. De même qu’il a fait obstacle aux emportemens abolitionistes, il a d’abord opposé son ''veto'' à l’émission des papiers inférieurs à 25 francs. Il lui répugnait instinctivement d’en venir à ce point où les flots de la circulation ne rouleraient plus que du papier. Les demi-mesures en économie politique ont souvent des inconvéniens plus graves que les partis extrêmes. Quelque précaution qu’on prenne pour empêcher l’avilissement d’un papier-monnaie, il est à peu près impossible de le conserver au pair de l’or et de l’argent. Si l’assignat arrive à perdre 20 pour 100, exiger que tous les achats inférieurs à 25 francs soient soldés en monnaie métallique, c’est renchérir de 20 pour 100 toutes les consommations usuelles et paralyser le commerce de détail par un impôt désastreux. D’un autre côté, des assignats de très petite coupure, ayant cours forcé et non convertibles, auraient chassé complètement du marché l’argent et le cuivre. M. Chase, qui paraît unir beaucoup de décision à une véritable habileté, a résolu le problème par une innovation assez ingénieuse. Après avoir obtenu du congrès l’autorisation de couper en billets inférieurs à 25 francs une somme de 125 millions de francs, il met en circulation des espèces de timbres-poste de la valeur de 5 centimes (1 ''cent'' ou la centième partie du dollar), qui n’ont pas cours forcé entre particuliers, mais auxquels on substitue à volonté des timbres gommés pour les affranchissemens de lettres et de journaux : c’est une manière de rendre convertibles en espèces des billets d’une valeur imperceptible. Le petit commerce paraît disposé à accueillir cette innovation, qui doit être mise en pratique aujourd’hui même, 1er septembre 1862.
 
 
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<small>(1) Il y a eu une certaine catégorie de bons, montant à 300 millions de francs, qui, étant admissibles pour le paiement des droits de douanes, ont bientôt fait prime. On les a considérés comme sortis de la circulation usuelle, et on les a remplacés par une émission de pareille somme non valable pour les douanes. </small><br />
<small>(2) Les journaux dont la circulation est inférieure à 2,000 exemplaires n’ont pas à acquitter le droit sur les annonces. Partout se montre la préoccupation de protéger le faible, pour lui donner le moyen de grandir. C’est bien souvent le contraire en Europe. </small><br />
 
 
===IV. — Résultats financiers et politiques.===
 
Il est temps de dire ce que sont devenues les finances de l’Union sous les coups répétés de ces expédiens. Pour commencer par la dette publique, on y distingue trois catégories : 1° la dette inscrite et classée. Le capital, qui était de 329 millions de francs avant la guerre civile, dépasse actuellement 1,142 millions. L’intérêt, qui varie entre 5 et 7 fr. 30 c. pour 100, s’élève à 77 millions. La date la plus éloignée pour le remboursement intégral est 1881. — 2° La dette flottante : 1,093 millions, sans intérêts pour la plus grande partie et ne formant qu’une charge assez légère de 2,529,608 francs. — 3° Emprunts autorisés en émission. Quoique ce fonds de rentes ne soit probablement pas encore classé complètement, on peut des à présent l’ajouter au total de la dette, parce qu’il ne sera pas même suffisant. Le capital s’élève à 3 milliards 250 millions, supportant 6 pour 100 d’intérêt et remboursables en vingt ans au plus tard. En définitive, la réunion des trois espèces de dettes forme une charge de 5,484,759,200 francs en capital, et de 274,583,338 francs pour l’intérêt annuel; il y aura à ajouter un amortissement de 1 pour 100, ce qui représente environ 55 millions <ref> (17) Dette Publique des États-Unis. (Août 1862.).
 
Malheureusement on n’en restera pas là. L’expérience montre que le budget militaire présenté l’année dernière par M. Chase est loin de répondre aux besoins. Au lieu de 2 milliards 1/2, on dépensera peut-être Il milliards par année pendant la durée de la guerre. Une perspective pareille nous donnerait le vertige; les Américains la considèrent avec un stoïcisme froidement calculé. « Que la guerre, disent-ils, dure encore dix-huit mois à partir du jour où nous sommes, notre dette nationale pourra monter à 10 milliards de francs. Eh bien! même après tant de désastres, notre situation sera encore supérieure à celle de la France et de l’Angleterre. La France, avec sa dette perpétuelle et flottante, doit déjà plus de 10 milliards, dont l’intérêt arrive à près de 400 millions. L’Angleterre, en 1861, devait encore plus de 20 milliards, et payait de ce chef 670 millions d’intérêts. Quant aux ressources (ce sont toujours les Américains qui parlent), tout l’avantage est de notre côté. Nos impôts de guerre, on l’a vu par le ''tax-bill'' sont beaucoup moins lourds que les impôts de la paix en Europe. Dans vingt ans comme aujourd’hui, l’Angleterre et la France resteront avec leurs budgets irréductibles de 2 milliards. Quand nous serons revenus à l’état normal, nos dépenses administratives et militaires retomberont à 300 millions, et alors l’excédant du ''tax-bill'' nous procurera un amortissement énergique, qui fera disparaître rapidement notre dette.»
 
Lorsqu’il fut reconnu que la guerre était inévitable, l’Union se crut assez forte pour y faire face au moyen des emprunts patriotiques. Une noble émulation s’établit entre les administrations locales et les citoyens. Les états firent des emprunts spéciaux dont ils assumèrent les charges, et cinq états seulement (2) offrirent à la patrie commune 510 millions de francs. Les dons volontaires des citoyens ne restèrent pas beaucoup au-dessous de 200 millions. Certes il y a peu de pays capables d’un tel dévouement. Est-ce à dire que le sentiment patriotique est plus vif chez les républicains du Nouveau-Monde qu’en Europe? Non : c’est qu’ils sont plus riches.
 
La prospérité matérielle de la république au commencement de 1861 tenait véritablement du prodige. Entre les deux recensemens décennaux (1850-60), la population avait gagné 35 pour 100. Pendant cette même période, la richesse foncière s’était plus que doublée : de 35 milliards 332 millions de francs en capital, elle s’était élevée à 80 milliards 514 millions, si bien qu’avec dix ans encore d’une pareille progression la propriété immobilière d’un pays âgé à peine d’un siècle aurait dépassé la valeur estimative des biens-fonds en Angleterre et en France (3).
 
Pendant l’année 1861, le commerce a subi les plus dures épreuves. Indépendamment de la surcharge des impôts et du ralentissement des expéditions, le sud, débiteur du nord pour des sommes colossales, s’est empressé de renier ses dettes. L’ébranlement de crédit qui en est résulté n’a pourtant pas produit des désastres tels qu’on devait s’y attendre, et-dans le nord, qui était spolié, le nombre de faillites n’a pas été proportionnellement plus grand que dans le sud, qui faisait banqueroute. Le travail réparateur ne s’est pas arrêté, et dans certaines spécialités la guerre même lui a fourni des alimens. Les transports sur les ''railways'' et canaux qui aboutissent à New-York ont été estimés à 11 millions de tonnes d’une valeur mercantile d’environ 5 milliards.
 
Les faits dont on paraît avoir été particulièrement frappé en Europe sont la rapide dépréciation du papier-monnaie et l’élévation du change étranger. L’or, qui s’est coté jusqu’à 20 pour 100 au-dessus de la valeur nominale du papier, est encore à 16 pour 100 aujourd’hui, et pour toucher 100 en espèces sur la place de Londres, il a fallu donner 130 en papier à New-York. On a rêvé des assignats, et on a vu l’Union américaine précipitée dans l’abîme de la banqueroute. Lorsque le papier obtient cours forcé, il chasse nécessairement la monnaie métallique; l’or et l’argent cessent d’être mesures monétaires et marchandises, pour ne plus conserver que cette dernière qualité, et comme ils ont certaines utilités qui manquent au billet, ils font naturellement payer ce service. Si le billet de la Banque de France n’a rien perdu en 1848, c’est une exception phénoménale tenant à un ensemble de circonstances qui ne se reproduiront sans doute plus. Quand le papier de la Banque d’Angleterre remplaça la monnaie, la confiance dans l’avenir resta entière, et cependant la prime de l’or dépassa 40 pour 100. En 1813, on paya jusqu’à 111 shillings en ''bank-notes'' le quarter de blé, qu’on aurait pu avoir pour 74 shillings en or.
 
Les changes étrangers ne sont en définitive qu’un règlement de compte commercial. La cessation des ventes de coton a dérangé l’ancien équilibre et fait pencher la balance en faveur de l’Europe. Il est arrivé aussi, dans le premier moment de panique, que les détenteurs étrangers de rentes américaines ont fait vendre leurs titres et en ont retiré des espèces. De la, baisse des fonds publics, large exportation de lingots, rareté de l’or et élévation correspondante de la prime. Les Américains ont attribué ces mouvemens naturels à une hostilité systématique de leurs frères d’Angleterre, et ils paraissent en avoir gardé un assez vif ressentiment. On prévoit que la balance inclinera bientôt en sens inverse. Il y a une chose devenue aussi nécessaire à l’Europe que les cotons, ce sont» les étoffes de la nourriture,» les ''bread stuffs'', comme on dit en Amérique, et les états du nord ont le privilège de les produire. La récolte de cette année est excellente : les exportations ont pris, des le mois de juillet, une telle extension que le change sur Londres s’en est ressenti : la prime sur l’or tend à baisser. Il faut considérer aussi que les états unionistes sont producteurs de métaux précieux, et que les réserves métalliques de New-York se reforment incessamment, grâce aux richesses californiennes.
 
Ce qui est à craindre pour les États-Unis, c’est bien moins le ralentissement des affaires que l’''over-trading'', la surexcitation maladive du commerce sous l’influence d’un crédit trop facile. Si on se rappelle ce qui a été dit plus haut sur le système des banques new-yorkaises, types de la plupart des autres, on comprendra comment leur mécanisme financier devient tout naturellement une machine de guerre. Quand le besoin d’emprunter se fait sentir en Angleterre ou en France, on entre en négociation avec les grandes, puissances de la finance, ou bien l’on ouvre un emprunt par souscription. Ces procédés seraient-ils efficaces, s’il s’agissait d’obtenir 10 milliards en trois ans? Il est permis d’en douter. En Amérique, le déplacement du capital national, sa mise au service de l’état, se font en quelque sorte d’eux-mêmes. Les dépenses qui nécessitent les grands sacrifices se rangent presque toutes sous quatre titres : vivres, armemens, transports et solde des troupes. Le pays trouve en lui-même tous ces élémens de guerre : les lui demander, c’est lui procurer du travail. Quand une fourniture est faite, le secrétaire de la trésorerie délivre au vendeur un certificat constatant la dette : si celui-ci peut attendre, il transforme sa créance en inscription de rente à 6 pour 100 d’intérêt; s’il a besoin de réaliser pour continuer ses affaires, il dépose ses titres dans une banque, et le compte courant qui lui est ouvert devient pour lui de l’argent en caisse; si les banques existantes, saturées de capital, refusent de recevoir les dépôts à des conditions satisfaisantes, des banques nouvelles s’organisent en concurrence; en même temps se complète la transformation en nouveaux papiers d’état du capital propre aux anciens établissemens de crédit. Les formidables émissions sont ainsi absorbées peu à peu.
 
J’ai expliqué avec détail comment il se faisait que les banques américaines, au lieu de procéder, comme chez nous, par des émissions de leurs propres billets, remplaçaient le billet de banque par le chèque, combinaient une circulation hasardeuse au moyen des crédits à découvert, ne gardaient qu’un encaisse insuffisant et vivaient dans l’appréhension continuelle de ces crises monétaires qui engendrent les faillites et deviennent désastreuses pour les capitalistes. Du moment où l’or et l’argent peuvent être remplacés par ces bons de circulation qui ont cours forcé, il n’y a plus de raison pour que les encaisses des banques s’affaiblissent d’une manière périlleuse. Les directeurs pourront donner à leurs affaires une extension aussi large qu’ils le jugeront convenable sans craindre que les chèques, présentés trop abondamment aux guichets, ne fassent le vide dans les coffres. On peut même prévoir que la pratique des banques sera complètement modifiée, qu’on n’échangera pas longtemps du papier contre du papier, et que les bons de circulation émis par la trésorerie remplaceront peu à peu les billets émanant des banques. Ces établissemens deviendront ainsi, plus qu’ils ne le sont aujourd’hui, l’organisme essentiel de l’état.
 
Ce qu’un pareil régime peut amener d’imprévu et d’étrange, je ne me charge pas de le dire. Je me figure vaguement une de ces grandes machines, toutes-puissantes pour la production, mais auprès desquelles on n’est pas parfaitement tranquille, parce qu’on craint qu’elles n’éclatent. Il y a deux périls qu’on entrevoit : d’abord l’abus du crédit tendant à pousser l’esprit mercantile au dernier degré de la surexcitation, et déjà je remarque que les prêts et escomptes des cinquante-cinq banques de New-York-City ont passé de 600 à 720 millions : en second lieu, une dépréciation très rapide du papier ferait effondrer tout le système. Plusieurs circonstances rendent ce second danger moins grand en Amérique que partout ailleurs. Un assignat convertible à volonté en rente 6 pour 100 payable en argent ne peut jamais tomber au-dessous d’une certaine limite. Cette obligation même que prend le gouvernement de solder les intérêts en espèces est une garantie contre l’abus des émissions. Il faut considérer encore que l’usage du papier n’est pas en Amérique une innovation dont on s’effraie, que dans l’ouest, par exemple, l’argent n’est jamais employé que comme appoint, qu’en raison de l’emploi général des chèques on rencontrera plus souvent dans la circulation la signature des particuliers que celle de l’état. Il y aura sans doute une grande perturbation et beaucoup de victimes : c’est inévitable dans un si grand ébranlement social; mais en définitive, quand la paix sera rétablie, il se fera une liquidation très favorable pour les habiles qui auront surnagé. Le 6 pour 100, coté encore aujourd’hui à 98, est payé avec un papier perdant de 15 à 20 pour 100; l’achat se fait en réalité au prix de 80, c’est-à-dire au rendement de 7 1/2 : ce sera du patriotisme placé à bon intérêt. Quant à l’état, sa dette fût-elle après la guerre de 10 milliards, s’il peut économiser sur le ''tax-bill'' 200 millions pour les appliquer à l’amortissement, ce qui n’a rien d’improbable, il aura remboursé cette dette avant un quart de siècle.
 
Le nord a pu, grâce à sa richesse exubérante, soutenir une guerre gigantesque d’une manière normale, c’est-à-dire en ménageant les intérêts des citoyens. Il n’en a pas été de même pour le sud. Dépourvu de ressorts financiers, il est entré de plein bond dans la guerre révolutionnaire. Son premier acte, remontant à janvier 1861, a été d’interdire le paiement des dettes contractées envers les gens du nord, faisant ainsi un devoir civique de la banqueroute. Les banques ont été autorisées à suspendre leurs paiemens en espèces. Il est même probable qu’elles ont dû interrompre tout à fait leurs opérations, car ces banques étaient pour la plupart commanditées et dirigées par des capitalistes du nord, qui se retirent, ou patronnées par les autorités des états séparatistes, aujourd’hui sans crédit. A plusieurs reprises on a essayé d’emprunter, soit en constituant une espèce d’hypothèque avec des amas de coton que l’on vendrait plus tard à l’Europe, soit en offrant d’échanger des bons du trésor contre des rentes sur cette ''confédération'' qui n’est encore qu’un projet. On a voté une taxe de guerre de 1/2 pour 100 sur tout capital supérieur à 2,500 fr. Je ne saurais dire jusqu’à quel point ces emprunts ont réussi. L’avenir est escompté au hasard, au moyen d’un papier-monnaie dont les coupures ont été abaissées jusqu’à 10 centimes, et ces assignats, n’étant jamais rapprochés de leur valeur métallique, sont destinés au dernier avilissement.
 
J’ai signalé plus haut le prodigieux accroissement de l’ancienne Union en population et en richesses pendant les dix dernières années; mais quelle différence dans la marche progressive des deux groupes actuellement en lutte! Dans les onze états du sud, la population, blancs et noirs compris, est augmentée de 1,826,000 âmes, soit 25 pour 100. Dans les vingt et un états unionistes, le progrès est de 6,252,000 âmes, ou 39 pour 100. La plus-value de la propriété territoriale dans la région fédérale est évaluée à 101 pour 100 ; elle n’est que de 67 pour 100 dans les pays esclavagistes. De ce côté, à vrai dire, c’est le prix de l’esclave, considéré comme instrument, qui détermine la valeur de la terre, de sorte que si la guerre civile amenait l’abolition de l’esclavage sans indemnité, la richesse immobilière des gens du sud s’évanouirait en grande partie. Pour le nord, les résultats des grands mouvemens financiers, c’est l’excessive mobilisation du capital déjà acquis: la guerre devient une excitation au’ travail, et sera peut-être une cause nouvelle d’enrichissement. Pour le sud, la guerre est la destruction de son capital. Il a pour tactique de ne pas vendre ses récoltes, c’est-à-dire de se priver de son revenu. S’il accumulait les cotons pour les expédier plus tard, il travaillerait à l’avilissement de sa marchandise. Aussi a-t-on déjà remplacé les cultures industriell.es par celles des vivres destinés aux armées. Le commerce est anéanti. Le nègre, la grande richesse, n’est plus même une marchandise cotée.
 
On ne sait rien de précis sur l’organisation des armées du sud : il est infiniment probable qu’elles ne sont pas payées, qu’elles se pourvoient par des réquisitions, qu’elles se recrutent par la terreur, qu’elles sont retenues par la forte résolution de quelques chefs. La résistance souvent victorieuse des états esclavagistes s’explique néanmoins. On en était arrivé dans ces pays à rêver un régime dans lequel l’esclavage, fondement de la société, s’étendrait sans aucun obstacle. Cet idéal est fort compromis des à présent. On n’espère plus sans doute diviser le nord pour le dominer. Un arrangement qui limiterait l’expansion de l’esclavage, ce serait la déchéance à long terme; une défaite aboutissant à l’abolition, ce serait la ruine immédiate et absolue : avec une telle perspective, rien de plus naturel chez les gens du sud qu’une énergie voisine de la rage. Cette population a d’ailleurs l’avantage du tempérament militaire : la classe des grands planteurs, à laquelle se rattachent la plupart des officiers supérieurs de l’ancienne armée fédérale, forme une espèce d’aristocratie habituée aux armes; Les couches inférieures de la population, les petits blancs, comprennent en très grand nombre des aventuriers à mœurs violentes, pour qui l’apprentissage de la guerre n’est pas long. Repliée sur son propre territoire, l’armée des suddistes a pu y choisir ses positions : elle s’est formée tout d’abord par un appel de toutes les milices, c’est-à-dire par une espèce de levée en masse; elle n’a pas de réserve. Le nord, après toutes ses pertes, va avoir plus de 800,000 hommes à mettre en ligne, et ce ne sera pas encore la moitié de ceux qu’il pourrait appeler.
 
Où aboutira le gigantesque conflit dont les contre-coups sont ressentis si douloureusement en Europe? Bien hardi qui le dirait. Si je ne m’abuse toutefois, la situation est éclairée par les renseignemens financiers consignés ici, et il y a certaines éventualités qu’on peut prévoir. Si après une grande bataille l’armée qui défend Richmond est franchement battue, sa déroute sera celle de la confédération esclavagiste. Si au contraire le sort des armes est défavorable aux fédéraux, la guerre prendra du côté du nord le caractère révolutionnaire. Le pouvoir directeur passera des mains indécises aux mains vigoureuses, et le ''salus populi'' restera comme la seule et unique loi. Plus que jamais l’Europe verra ses intérêts compromis par la prolongation de la lutte, et peut-être cédera-t-elle à la dangereuse tentation d’intervenir. S’il en est ainsi, les fédéraux exaspérés, se jugeant en état de légitime défense, rejetteront sur l’Europe la responsabilité d’une mesure terrible devant laquelle ils ont reculé jusqu’ici; ils proclameront l’affranchissement général et immédiat des noirs, et déchaîneront sur leurs adversaires les horreur? d’une guerre servile. Les états négriers tomberont dans le chaos. L’Europe n’aura pas plus de coton qu’aujourd’hui, et elle aura compromis pour longtemps les débouchés américains, sans lesquels elle ne peut vivre.
 
Ces prévisions sont tristes. N’y a-t-il aucun moyen de conjurer tant de malheurs ? La guerre cesserait bientôt, si le sud perdait l’espoir d’être soutenu et si les gouvernemens européens proclamaient, comme c’est leur droit et leur devoir, qu’en aucun cas ils ne toléreront le rétablissement de la traite, ni les expéditions furtives dans les pays voisins pour y implanter l’esclavage. Quels désastres on aurait épargnés à l’Amérique et à l’Europe, si ces déclarations avaient été faites dès les premiers jours!
 
 
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<small> (1) Dette Publique des États-Unis. (Août 1862.)</small><br />
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<small>(2) New-York, Pensylvanie, Massachusetts, Illinois et Ohio. </small><br />
 
<small> (3) Il ne s’agit pas ici d’une estimation arbitraire des immenses territoires possédés par les États-Unis, mais des portions déjà utilisées. On fait tous les dix ans une évaluation de la propriété foncière exploitée, parce qu’elle est la base de certaines taxes locales. Par ménagement pour les contribuables, les assesseurs fiscaux font sciemment des estimations très basses. Aussi le chiffre officiel qu’ils ont donné pour 1860 ne monte qu’à 53 milliards ; mais en même temps le ministre des finances a publié le chiffre réel, qu’il affirme être celui de 80 milliards énoncé plus haut. </small><br />
Malheureusement on n’en restera pas là. L’expérience montre que le budget militaire présenté l’année dernière par M. Chase est loin de répondre aux besoins. Au lieu de 2 milliards 1/2, on dépensera peut-être Il milliards par année pendant la durée de la guerre. Une perspective pareille nous donnerait le vertige; les Américains la considèrent avec un stoïcisme froidement calculé. « Que la guerre, disent-ils, dure encore dix-huit mois à partir du jour où nous sommes, notre dette nationale pourra monter à 10 milliards de francs. Eh bien! même après tant de désastres, notre situation sera encore supérieure à celle de la France et de l’Angleterre. La France, avec sa dette perpétuelle et flottante, doit déjà plus de 10 milliards, dont l’intérêt arrive à près de 400 millions. L’Angleterre, en 1861, devait encore plus de 20 milliards, et payait de ce chef 670 millions d’intérêts. Quant aux ressources (ce sont toujours les Américains qui parlent), tout l’avantage est de notre côté. Nos impôts de guerre, on l’a vu par le ''tax-bill'' sont beaucoup moins lourds que les impôts de la paix en Europe. Dans vingt ans comme aujourd’hui, l’Angleterre et la France resteront avec leurs budgets irréductibles de 2 milliards. Quand nous serons revenus à l’état normal, nos dépenses administratives et militaires retomberont à 300 millions, et alors l’excédant du ''tax-bill'' nous procurera un amortissement énergique, qui fera disparaître rapidement notre dette.»
 
Lorsqu’il fut reconnu que la guerre était inévitable, l’Union se crut assez forte pour y faire face au moyen des emprunts patriotiques. Une noble émulation s’établit entre les administrations locales et les citoyens. Les états firent des emprunts spéciaux dont ils assumèrent les charges, et cinq états seulement <ref>(28) New-York, Pensylvanie, Massachusetts, Illinois et Ohio. </ref> offrirent à la patrie commune 510 millions de francs. Les dons volontaires des citoyens ne restèrent pas beaucoup au-dessous de 200 millions. Certes il y a peu de pays capables d’un tel dévouement. Est-ce à dire que le sentiment patriotique est plus vif chez les républicains du Nouveau-Monde qu’en Europe? Non : c’est qu’ils sont plus riches.
 
La prospérité matérielle de la république au commencement de 1861 tenait véritablement du prodige. Entre les deux recensemens décennaux (1850-60), la population avait gagné 35 pour 100. Pendant cette même période, la richesse foncière s’était plus que doublée : de 35 milliards 332 millions de francs en capital, elle s’était élevée à 80 milliards 514 millions, si bien qu’avec dix ans encore d’une pareille progression la propriété immobilière d’un pays âgé à peine d’un siècle aurait dépassé la valeur estimative des biens-fonds en Angleterre et en France <ref> (39) Il ne s’agit pas ici d’une estimation arbitraire des immenses territoires possédés par les États-Unis, mais des portions déjà utilisées. On fait tous les dix ans une évaluation de la propriété foncière exploitée, parce qu’elle est la base de certaines taxes locales. Par ménagement pour les contribuables, les assesseurs fiscaux font sciemment des estimations très basses. Aussi le chiffre officiel qu’ils ont donné pour 1860 ne monte qu’à 53 milliards ; mais en même temps le ministre des finances a publié le chiffre réel, qu’il affirme être celui de 80 milliards énoncé plus haut. </ref>.
 
Pendant l’année 1861, le commerce a subi les plus dures épreuves. Indépendamment de la surcharge des impôts et du ralentissement des expéditions, le sud, débiteur du nord pour des sommes colossales, s’est empressé de renier ses dettes. L’ébranlement de crédit qui en est résulté n’a pourtant pas produit des désastres tels qu’on devait s’y attendre, et-dans le nord, qui était spolié, le nombre de faillites n’a pas été proportionnellement plus grand que dans le sud, qui faisait banqueroute. Le travail réparateur ne s’est pas arrêté, et dans certaines spécialités la guerre même lui a fourni des alimens. Les transports sur les ''railways'' et canaux qui aboutissent à New-York ont été estimés à 11 millions de tonnes d’une valeur mercantile d’environ 5 milliards.
 
Les faits dont on paraît avoir été particulièrement frappé en Europe sont la rapide dépréciation du papier-monnaie et l’élévation du change étranger. L’or, qui s’est coté jusqu’à 20 pour 100 au-dessus de la valeur nominale du papier, est encore à 16 pour 100 aujourd’hui, et pour toucher 100 en espèces sur la place de Londres, il a fallu donner 130 en papier à New-York. On a rêvé des assignats, et on a vu l’Union américaine précipitée dans l’abîme de la banqueroute. Lorsque le papier obtient cours forcé, il chasse nécessairement la monnaie métallique; l’or et l’argent cessent d’être mesures monétaires et marchandises, pour ne plus conserver que cette dernière qualité, et comme ils ont certaines utilités qui manquent au billet, ils font naturellement payer ce service. Si le billet de la Banque de France n’a rien perdu en 1848, c’est une exception phénoménale tenant à un ensemble de circonstances qui ne se reproduiront sans doute plus. Quand le papier de la Banque d’Angleterre remplaça la monnaie, la confiance dans l’avenir resta entière, et cependant la prime de l’or dépassa 40 pour 100. En 1813, on paya jusqu’à 111 shillings en ''bank-notes'' le quarter de blé, qu’on aurait pu avoir pour 74 shillings en or.
 
Les changes étrangers ne sont en définitive qu’un règlement de compte commercial. La cessation des ventes de coton a dérangé l’ancien équilibre et fait pencher la balance en faveur de l’Europe. Il est arrivé aussi, dans le premier moment de panique, que les détenteurs étrangers de rentes américaines ont fait vendre leurs titres et en ont retiré des espèces. De la, baisse des fonds publics, large exportation de lingots, rareté de l’or et élévation correspondante de la prime. Les Américains ont attribué ces mouvemens naturels à une hostilité systématique de leurs frères d’Angleterre, et ils paraissent en avoir gardé un assez vif ressentiment. On prévoit que la balance inclinera bientôt en sens inverse. Il y a une chose devenue aussi nécessaire à l’Europe que les cotons, ce sont» les étoffes de la nourriture,» les ''bread stuffs'', comme on dit en Amérique, et les états du nord ont le privilège de les produire. La récolte de cette année est excellente : les exportations ont pris, des le mois de juillet, une telle extension que le change sur Londres s’en est ressenti : la prime sur l’or tend à baisser. Il faut considérer aussi que les états unionistes sont producteurs de métaux précieux, et que les réserves métalliques de New-York se reforment incessamment, grâce aux richesses californiennes.
 
Ce qui est à craindre pour les États-Unis, c’est bien moins le ralentissement des affaires que l’''over-trading'', la surexcitation maladive du commerce sous l’influence d’un crédit trop facile. Si on se rappelle ce qui a été dit plus haut sur le système des banques new-yorkaises, types de la plupart des autres, on comprendra comment leur mécanisme financier devient tout naturellement une machine de guerre. Quand le besoin d’emprunter se fait sentir en Angleterre ou en France, on entre en négociation avec les grandes, puissances de la finance, ou bien l’on ouvre un emprunt par souscription. Ces procédés seraient-ils efficaces, s’il s’agissait d’obtenir 10 milliards en trois ans? Il est permis d’en douter. En Amérique, le déplacement du capital national, sa mise au service de l’état, se font en quelque sorte d’eux-mêmes. Les dépenses qui nécessitent les grands sacrifices se rangent presque toutes sous quatre titres : vivres, armemens, transports et solde des troupes. Le pays trouve en lui-même tous ces élémens de guerre : les lui demander, c’est lui procurer du travail. Quand une fourniture est faite, le secrétaire de la trésorerie délivre au vendeur un certificat constatant la dette : si celui-ci peut attendre, il transforme sa créance en inscription de rente à 6 pour 100 d’intérêt; s’il a besoin de réaliser pour continuer ses affaires, il dépose ses titres dans une banque, et le compte courant qui lui est ouvert devient pour lui de l’argent en caisse; si les banques existantes, saturées de capital, refusent de recevoir les dépôts à des conditions satisfaisantes, des banques nouvelles s’organisent en concurrence; en même temps se complète la transformation en nouveaux papiers d’état du capital propre aux anciens établissemens de crédit. Les formidables émissions sont ainsi absorbées peu à peu.
 
J’ai expliqué avec détail comment il se faisait que les banques américaines, au lieu de procéder, comme chez nous, par des émissions de leurs propres billets, remplaçaient le billet de banque par le chèque, combinaient une circulation hasardeuse au moyen des crédits à découvert, ne gardaient qu’un encaisse insuffisant et vivaient dans l’appréhension continuelle de ces crises monétaires qui engendrent les faillites et deviennent désastreuses pour les capitalistes. Du moment où l’or et l’argent peuvent être remplacés par ces bons de circulation qui ont cours forcé, il n’y a plus de raison pour que les encaisses des banques s’affaiblissent d’une manière périlleuse. Les directeurs pourront donner à leurs affaires une extension aussi large qu’ils le jugeront convenable sans craindre que les chèques, présentés trop abondamment aux guichets, ne fassent le vide dans les coffres. On peut même prévoir que la pratique des banques sera complètement modifiée, qu’on n’échangera pas longtemps du papier contre du papier, et que les bons de circulation émis par la trésorerie remplaceront peu à peu les billets émanant des banques. Ces établissemens deviendront ainsi, plus qu’ils ne le sont aujourd’hui, l’organisme essentiel de l’état.
 
Ce qu’un pareil régime peut amener d’imprévu et d’étrange, je ne me charge pas de le dire. Je me figure vaguement une de ces grandes machines, toutes-puissantes pour la production, mais auprès desquelles on n’est pas parfaitement tranquille, parce qu’on craint qu’elles n’éclatent. Il y a deux périls qu’on entrevoit : d’abord l’abus du crédit tendant à pousser l’esprit mercantile au dernier degré de la surexcitation, et déjà je remarque que les prêts et escomptes des cinquante-cinq banques de New-York-City ont passé de 600 à 720 millions : en second lieu, une dépréciation très rapide du papier ferait effondrer tout le système. Plusieurs circonstances rendent ce second danger moins grand en Amérique que partout ailleurs. Un assignat convertible à volonté en rente 6 pour 100 payable en argent ne peut jamais tomber au-dessous d’une certaine limite. Cette obligation même que prend le gouvernement de solder les intérêts en espèces est une garantie contre l’abus des émissions. Il faut considérer encore que l’usage du papier n’est pas en Amérique une innovation dont on s’effraie, que dans l’ouest, par exemple, l’argent n’est jamais employé que comme appoint, qu’en raison de l’emploi général des chèques on rencontrera plus souvent dans la circulation la signature des particuliers que celle de l’état. Il y aura sans doute une grande perturbation et beaucoup de victimes : c’est inévitable dans un si grand ébranlement social; mais en définitive, quand la paix sera rétablie, il se fera une liquidation très favorable pour les habiles qui auront surnagé. Le 6 pour 100, coté encore aujourd’hui à 98, est payé avec un papier perdant de 15 à 20 pour 100; l’achat se fait en réalité au prix de 80, c’est-à-dire au rendement de 7 1/2 : ce sera du patriotisme placé à bon intérêt. Quant à l’état, sa dette fût-elle après la guerre de 10 milliards, s’il peut économiser sur le ''tax-bill'' 200 millions pour les appliquer à l’amortissement, ce qui n’a rien d’improbable, il aura remboursé cette dette avant un quart de siècle.
 
Le nord a pu, grâce à sa richesse exubérante, soutenir une guerre gigantesque d’une manière normale, c’est-à-dire en ménageant les intérêts des citoyens. Il n’en a pas été de même pour le sud. Dépourvu de ressorts financiers, il est entré de plein bond dans la guerre révolutionnaire. Son premier acte, remontant à janvier 1861, a été d’interdire le paiement des dettes contractées envers les gens du nord, faisant ainsi un devoir civique de la banqueroute. Les banques ont été autorisées à suspendre leurs paiemens en espèces. Il est même probable qu’elles ont dû interrompre tout à fait leurs opérations, car ces banques étaient pour la plupart commanditées et dirigées par des capitalistes du nord, qui se retirent, ou patronnées par les autorités des états séparatistes, aujourd’hui sans crédit. A plusieurs reprises on a essayé d’emprunter, soit en constituant une espèce d’hypothèque avec des amas de coton que l’on vendrait plus tard à l’Europe, soit en offrant d’échanger des bons du trésor contre des rentes sur cette ''confédération'' qui n’est encore qu’un projet. On a voté une taxe de guerre de 1/2 pour 100 sur tout capital supérieur à 2,500 fr. Je ne saurais dire jusqu’à quel point ces emprunts ont réussi. L’avenir est escompté au hasard, au moyen d’un papier-monnaie dont les coupures ont été abaissées jusqu’à 10 centimes, et ces assignats, n’étant jamais rapprochés de leur valeur métallique, sont destinés au dernier avilissement.
 
J’ai signalé plus haut le prodigieux accroissement de l’ancienne Union en population et en richesses pendant les dix dernières années; mais quelle différence dans la marche progressive des deux groupes actuellement en lutte! Dans les onze états du sud, la population, blancs et noirs compris, est augmentée de 1,826,000 âmes, soit 25 pour 100. Dans les vingt et un états unionistes, le progrès est de 6,252,000 âmes, ou 39 pour 100. La plus-value de la propriété territoriale dans la région fédérale est évaluée à 101 pour 100 ; elle n’est que de 67 pour 100 dans les pays esclavagistes. De ce côté, à vrai dire, c’est le prix de l’esclave, considéré comme instrument, qui détermine la valeur de la terre, de sorte que si la guerre civile amenait l’abolition de l’esclavage sans indemnité, la richesse immobilière des gens du sud s’évanouirait en grande partie. Pour le nord, les résultats des grands mouvemens financiers, c’est l’excessive mobilisation du capital déjà acquis: la guerre devient une excitation au’ travail, et sera peut-être une cause nouvelle d’enrichissement. Pour le sud, la guerre est la destruction de son capital. Il a pour tactique de ne pas vendre ses récoltes, c’est-à-dire de se priver de son revenu. S’il accumulait les cotons pour les expédier plus tard, il travaillerait à l’avilissement de sa marchandise. Aussi a-t-on déjà remplacé les cultures industriell.es par celles des vivres destinés aux armées. Le commerce est anéanti. Le nègre, la grande richesse, n’est plus même une marchandise cotée.
 
On ne sait rien de précis sur l’organisation des armées du sud : il est infiniment probable qu’elles ne sont pas payées, qu’elles se pourvoient par des réquisitions, qu’elles se recrutent par la terreur, qu’elles sont retenues par la forte résolution de quelques chefs. La résistance souvent victorieuse des états esclavagistes s’explique néanmoins. On en était arrivé dans ces pays à rêver un régime dans lequel l’esclavage, fondement de la société, s’étendrait sans aucun obstacle. Cet idéal est fort compromis des à présent. On n’espère plus sans doute diviser le nord pour le dominer. Un arrangement qui limiterait l’expansion de l’esclavage, ce serait la déchéance à long terme; une défaite aboutissant à l’abolition, ce serait la ruine immédiate et absolue : avec une telle perspective, rien de plus naturel chez les gens du sud qu’une énergie voisine de la rage. Cette population a d’ailleurs l’avantage du tempérament militaire : la classe des grands planteurs, à laquelle se rattachent la plupart des officiers supérieurs de l’ancienne armée fédérale, forme une espèce d’aristocratie habituée aux armes; Les couches inférieures de la population, les petits blancs, comprennent en très grand nombre des aventuriers à mœurs violentes, pour qui l’apprentissage de la guerre n’est pas long. Repliée sur son propre territoire, l’armée des suddistes a pu y choisir ses positions : elle s’est formée tout d’abord par un appel de toutes les milices, c’est-à-dire par une espèce de levée en masse; elle n’a pas de réserve. Le nord, après toutes ses pertes, va avoir plus de 800,000 hommes à mettre en ligne, et ce ne sera pas encore la moitié de ceux qu’il pourrait appeler.
 
Où aboutira le gigantesque conflit dont les contre-coups sont ressentis si douloureusement en Europe? Bien hardi qui le dirait. Si je ne m’abuse toutefois, la situation est éclairée par les renseignemens financiers consignés ici, et il y a certaines éventualités qu’on peut prévoir. Si après une grande bataille l’armée qui défend Richmond est franchement battue, sa déroute sera celle de la confédération esclavagiste. Si au contraire le sort des armes est défavorable aux fédéraux, la guerre prendra du côté du nord le caractère révolutionnaire. Le pouvoir directeur passera des mains indécises aux mains vigoureuses, et le ''salus populi'' restera comme la seule et unique loi. Plus que jamais l’Europe verra ses intérêts compromis par la prolongation de la lutte, et peut-être cédera-t-elle à la dangereuse tentation d’intervenir. S’il en est ainsi, les fédéraux exaspérés, se jugeant en état de légitime défense, rejetteront sur l’Europe la responsabilité d’une mesure terrible devant laquelle ils ont reculé jusqu’ici; ils proclameront l’affranchissement général et immédiat des noirs, et déchaîneront sur leurs adversaires les horreur? d’une guerre servile. Les états négriers tomberont dans le chaos. L’Europe n’aura pas plus de coton qu’aujourd’hui, et elle aura compromis pour longtemps les débouchés américains, sans lesquels elle ne peut vivre.
 
Ces prévisions sont tristes. N’y a-t-il aucun moyen de conjurer tant de malheurs ? La guerre cesserait bientôt, si le sud perdait l’espoir d’être soutenu et si les gouvernemens européens proclamaient, comme c’est leur droit et leur devoir, qu’en aucun cas ils ne toléreront le rétablissement de la traite, ni les expéditions furtives dans les pays voisins pour y implanter l’esclavage. Quels désastres on aurait épargnés à l’Amérique et à l’Europe, si ces déclarations avaient été faites dès les premiers jours!
 
 
ANDRE COCHUT.
 
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