« Un Réformateur italien de la Renaissance, Jérôme Savonarole » : différence entre les versions

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{{journal|Un réformateur italien au temps de la Renaissance - Jérome Savonarole|[[A. Geffroy]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.45, 1863}}
 
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Quant à son rôle politique, on ne lui a pas suffisamment rendu justice. Il montre là une liberté d’esprit et une habileté pratique singulières, et par là encore il est bien de son temps. En inaugurant ce mouvement de centralisation administrative qui s’opéra dans tous les états de l’Europe occidentale au double profit des communes et de la royauté unies contre la noblesse, le XVe siècle fut assurément inspiré de l’esprit moderne, et Savonarole se trouva le véritable fils de ce siècle lorsque, entraîné par son ardeur et sa charité même à prendre en main la conduite des affaires après l’expulsion des Médicis, il déploya un génie d’organisation politique entièrement dégagé de la tradition féodale.
 
On conçoit que, pour qui veut démêler un caractère si complexe, mais si entièrement d’accord avec son époque, la connaissance profonde de cette époque même soit absolument nécessaire. M. Perrens a donné de la vie de Savonarole un récit déjà fort complet, et dont les Italiens, jusque dans leurs derniers travaux, reconnaissent l’autorité; mais, depuis qu’il a paru, de nouveaux documens ont vu le jour; l’intéressante publication de trois volumes inédits de Guichardin, faite à Florence il y a peu d’années, et dont on attend avec impatience la suite, a donné un signal. En France même, les études sur la renaissance se sont multipliées, et, pour l’histoire de Savonarole en particulier, l’Italie a dans ces derniers temps produit plusieurs curieux volumes. M. le comte Charles Capponi, descendant d’une famille qui a été fort mêlée à cette histoire, et dans laquelle la vénération, j’allais dire le culte, du grand dominicain est héréditaire, a livré à l’impression, avec un soin parfait, plusieurs des ouvrages inédits dont les manuscrits étaient en sa possession <ref> (1) ''Del dispregio del mondo'', ouvrage latin de la jeunesse de Savonarole. — ''Il Savonarola e i Lucchesi'', documens nouveaux avec une lettre inédite de Savonarole. — Sermon inédit de Savonarole. — Poésies de Savonarole. — Toutes ces publications sont datées de Florence, 1862. Il faut y ajouter un curieux ''Officio proprio'', dont nous aurons occasion de reparler. — Quant aux publications françaises sur la renaissance, sur l’organisation fort curieuse et souvent difficile à bien comprendre de l’état florentin, ainsi que sur les projets de réforme dont elle fut l’objet jusqu’au temps de Guichardin, il faut consulter d’abord un volume de M. Eugène Benoist : ''Guichardin historien et homme d’état''. C’est une fort sérieuse étude sur le temps qui suivit la tentative de Savonarole, dont toutefois l’auteur ne nous semble pas avoir suffisamment tenu compte. Il en resta quelque chose. On n’a qu’à voir la place que tient le souvenir de ce réformateur, même au point de vue politique exclusivement, dans le souvenir de Guichardin. M. Lannau-Rolland vient aussi de donner une première traduction complète des poésies de Michel-Ange avec un tableau intéressant des rapports du grand artiste avec Vittoria Colonna. Nous avons nous-même fait connaître ici les trois volumes inédits de Guichardin : voyez ''un Politique italien de la renaissance, — Guichardin et ses œuvres inédites'', — dans la ''Revue'' du 15 août 1861.</ref>. M. Villari enfin vient de se recommander au public savant par une nouvelle biographie de Savonarole, en deux volumes, qui épuise le sujet. M. Villari a le grand mérite de replacer mieux qu’on ne l’a fait jusqu’à ce jour le réformateur italien de la renaissance au milieu de son temps, et, malgré quelque partialité pour son héros, il a donné, on peut le croire, une appréciation définitive. L’Italie se fait grand honneur par de tels travaux, entrepris, au milieu même de ses agitations actuelles, sur les époques et les hommes qui l’ont le plus honorée dans le passé. Nous-mêmes nous ne pouvons mieux témoigner nos sympathies envers un peuple auquel des liens si étroits nous unissent qu’en signalant ces travaux à l’attention publique. Un retour sur le grand rôle de Savonarole avec les lumières nouvelles qui nous sont offertes ne sera pas inutile d’ailleurs pour la connaissance de ce génie italien qui ne s’est montré que trop flexible et trop habile, dans le passé, aux combinaisons politiques, et auquel n’ont pas manqué non plus, avec les infortunes de tout genre, les leçons pratiques de l’expérience.
 
 
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<small> (1) ''Del dispregio del mondo'', ouvrage latin de la jeunesse de Savonarole. — ''Il Savonarola e i Lucchesi'', documens nouveaux avec une lettre inédite de Savonarole. — Sermon inédit de Savonarole. — Poésies de Savonarole. — Toutes ces publications sont datées de Florence, 1862. Il faut y ajouter un curieux ''Officio proprio'', dont nous aurons occasion de reparler. — Quant aux publications françaises sur la renaissance, sur l’organisation fort curieuse et souvent difficile à bien comprendre de l’état florentin, ainsi que sur les projets de réforme dont elle fut l’objet jusqu’au temps de Guichardin, il faut consulter d’abord un volume de M. Eugène Benoist : ''Guichardin historien et homme d’état''. C’est une fort sérieuse étude sur le temps qui suivit la tentative de Savonarole, dont toutefois l’auteur ne nous semble pas avoir suffisamment tenu compte. Il en resta quelque chose. On n’a qu’à voir la place que tient le souvenir de ce réformateur, même au point de vue politique exclusivement, dans le souvenir de Guichardin. M. Lannau-Rolland vient aussi de donner une première traduction complète des poésies de Michel-Ange avec un tableau intéressant des rapports du grand artiste avec Vittoria Colonna. Nous avons nous-même fait connaître ici les trois volumes inédits de Guichardin : voyez ''un Politique italien de la renaissance, — Guichardin et ses œuvres inédites'', — dans la ''Revue'' du 15 août 1861.</small><br />
 
 
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Il ne faut pas chercher d’autre explication à son entrée dans la vie religieuse; cette vie nouvelle le marquait du caractère nécessaire à l’accomplissement de sa mission et lui ouvrait la chaire chrétienne. Élevé dans Ferrare par un oncle bel esprit et en faveur à la cour d’Este, Savonarole pouvait, avec son intelligence vive et précoce, devenir un professeur illustre dans la célèbre université de Padoue ou bien un courtisan heureux dans sa propre ville; mais de bonne heure l’étude assidue de saint Thomas l’avait détourné des sciences profanes aussi bien que des élégances frivoles, et l’horreur du paganisme renaissant était venue ensuite le dévouer à la vie du cloître. Le 24 avril 1475, il se présentait au couvent de Saint-Dominique, à Bologne, pour y prendre l’habit; il avait alors vingt-trois ans. Quelque temps après, en 1482, il était envoyé à Florence, dans cette maison de Saint-Marc sur laquelle il devait répandre un si grand éclat. C’était déjà une demeure privilégiée. Côme l’ancien l’avait fait construire par le célèbre architecte Michelozzo Michelozzi et l’avait dotée d’une belle collection de manuscrits précieux, en attendant les peintures de fra Angelico da Fiesole; mais la plus grande gloire de la sainte maison aux yeux de Savonarole était le souvenir de son fondateur religieux, san Antonino, justement vénéré dans Florence pour d’innombrables institutions de charité, dont une fort célèbre, celle des ''buoni uomini'', subsiste encore de nos jours.
 
Laurent de Médicis était à l’apogée de sa puissance; tous ses ennemis étaient morts prisonniers ou languissaient dans l’exil. Au milieu d’une paix profonde, les Florentins ne songeaient qu’à des fêtes et paraissaient avoir oublié jusqu’au nom de la liberté. La situation intellectuelle et morale de ce peuple offrait le singulier contraste d’un paganisme croissant en présence d’une insatiable curiosité d’esprit et d’un incomparable amour des arts. La tyrannie des Médicis ayant détruit toute activité politique, le grand commerce et l’industrie, jadis si prospères à Florence, étaient tombés dans le néant. Toutes les forces vives de la nation semblaient s’être réduites dans une soif immodérée des jouissances intellectuelles et matérielles indifféremment confondues. Le vice et la débauche se déployaient à l’aise, l’intrigue et le meurtre dominaient; toute foi religieuse et philosophique semblait être morte : le doute raisonné eût été lui-même trop fatigant pour les âmes; on leur avait préparé une bizarre doctrine qui prétendait concilier toutes les croyances en imaginant un olympe où les divinités du paganisme, remises en honneur par les études classiques, admettaient Jésus-Christ comme un nouvel hôte dans leurs rangs. Suivant Marsile Ficin, la principale autorité philosophique de ce temps, Platon lui-même avait annoncé que sa doctrine durerait jusqu’à la venue de celui qui ouvrirait les fontaines de toute vérité; les dieux avaient déclaré le Christ excellemment pieux et religieux, et comme eux immortel, « rendant ainsi témoignage de lui avec beaucoup de bienveillance. » A côté de cette indifférence et de cet oubli du christianisme, le zèle était incroyable à recueillir les manuscrits ou les statues antiques ; on discutait avec passion les questions grammaticales, philologiques ou érudites; au mépris de mille difficultés, on entreprenait des voyages en Orient à la recherche des objets d’art, des livres latins ou grecs, et c’était fête publique à Florence ou à Venise lorsqu’un Giovanni Aurispa, un Guarino de Vérone, un Francesco Filelfo revenait de Constantinople rapportant quelque débris antique <ref> (12) Le premier rapporta à Venise deux cent trente-huit manuscrits, après avoir consacré à cette recherche toute sa fortune; le second se vit enlever par un naufrage un butin pareil, et le chagrin blanchit ses cheveux.</ref>. Cette ardeur intempérante et cette passion païenne semblaient surtout exalter Florence, dont le génie paraissait se modeler sur celui du prince qui l’avait asservie. Laurent de Médicis, du palais où il venait de signer l’abolition d’un dernier vestige de liberté ou bien quelque sentence de confiscation, d’exil ou de mort, passait avec une parfaite égalité d’humeur à cette fameuse académie platonicienne qui rédigeait des litanies en l’honneur de Socrate et demandait à Rome de canoniser Platon; il y dissertait de la vertu et de l’immortalité de l’âme. De là il se rendait au milieu d’une jeunesse perdue et en partageait les débauches, qu’il encourageait et excitait par ses chants ''carnavalesques (''canti carnascialeschi''), à la fois raffinés et obscènes. Il allait se reposer de ses fatigues dans ce fameux jardin de Saint-Marc où il avait réuni un grand nombre d’antiques; un Benvenuto Cellini les lui interprétait, ou bien ce Michel-Ange dont il avait deviné le génie, et il achevait la journée en réunissant à sa table Ange Politien, Pulci, d’autres beaux esprits encore, à qui il récitait les vers qu’il venait de composer. Il se livrait si complètement dans ces occupations diverses que chacune semblait avoir dû être l’unique ou la principale de toute sa vie.
 
C’en était assez de ce brillant paganisme pour inspirer à une âme ardente et généreuse comme celle de Savonarole la pensée d’une expiation nécessaire et celle d’un suprême dévouement. Le mal qui s’offrait à ses yeux et qu’il détestait, il le combattit d’abord par son propre exemple jusque dans le cloître, où la contagion avait pénétré, puis au dehors par la plus éloquente prédication. Recueillie sur-le-champ par ses auditeurs mêmes, cette prédication peut bien aujourd’hui nous sembler étrange, entachée de mauvais goût et d’excès; il est d’autant plus curieux de remarquer qu’elle sembla, lors de sa première apparition, timide et décolorée, parce qu’elle ne s’appuyait que sur la Bible et n’invoquait le secours d’aucune grâce mondaine. Le prédicateur à la mode était un franciscain nommé Mariano Gennazzano, dont Politien louait « la voix sonore, les paroles choisies, les.périodes harmonieusement cadencées. » Savonarole n’avait à la vérité aucun de ces mérites, et la première fois qu’il monta en chaire : « Père, lui dit un de ses auditeurs, on ne peut nier que votre doctrine ne soit bonne et utile; mais votre exposition manque de grâce, surtout si on la compare à celle du frère Mariano. » Peu de temps après, Florence tout entière était suspendue aux lèvres du nouveau prédicateur, et, découvrant en lui par surcroît un grand patriote, elle allait remettre en ses mains toute autorité.
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<small> (1) Le premier rapporta à Venise deux cent trente-huit manuscrits, après avoir consacré à cette recherche toute sa fortune; le second se vit enlever par un naufrage un butin pareil, et le chagrin blanchit ses cheveux.</small><br />
 
 
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La première mesure du grand conseil une fois constitué fut de sanctionner la paix universelle proclamée par le réformateur. Toutefois ce n’était pas assez pour Savonarole : l’amnistie effaçait le passé, elle n’assurait pas l’apaisement de l’avenir. En vue de cette dernière œuvre, il eut recours à une autre institution : il imagina une nouvelle forme d’appel. Souvent, au milieu des effervescences de la guerre civile et dans tout l’essor des vengeances réciproques, des citoyens avaient été conduits sur-le-champ devant la seigneurie ou devant le tribunal des huit, et on les avait vus interrogés, condamnés, exécutés quelquefois le même jour, dans l’espace d’une heure, sous la pression de l’aveugle multitude ou sous la terreur imposée par quelques nobles confédérés. D’illustres victimes avaient péri de la sorte. Ce fut pour rendre désormais impossibles de tels excès que Savonarole fit adopter une loi aux termes de laquelle tout habitant de Florence (''cittadino'') condamné pour crime d’état par la seigneurie ou par quelque autre tribunal, soit à la mort, soit à une peine corporelle, à un emprisonnement, ou à une amende de plus de 200 florins, ou bien à la peine de l’admonition, entraînant la perte des droits politiques, pouvait, pendant un délai de quinze jours, interjeter appel devant le grand conseil lui-même. Il voulut même que cet appel ne fût déféré qu’à la commission des quatre-vingts et non pas à l’assemblée des mille ; la première proposition qu’il en fit rencontra une vive résistance de la part de beaucoup d’hommes puissans à qui ce nouvel ordre enlevait une arme terrible ; toutefois, après plusieurs jours de discussions ardentes, elle passa, « car, dit encore Guichardin, tout ce qui venait du frère avait une force plus qu’humaine. » Savonarole avait par là ménagé aux passions le temps de se calmer et créé un contre-poids à l’excès de l’aristocratie ou de la démocratie.
 
L’abolition des assemblées ''à parlement'' couronna son œuvre constitutive en lui assurant des conditions de durée. La loi, fort ancienne, qui autorisait ces assemblées avait consacré, à vrai dire, et organisé la révolution permanente; elle avait été, sous les Médicis, le plus puissant instrument de leur despotisme; elle redevenait après leur chute, aux mains de leurs partisans, ou dans celles d’une démocratie sans frein, la menace la plus redoutable. Cette loi autorisait le gonfalonier et les membres, toujours peu nombreux, de la seigneurie, à convoquer sans annonce préalable le peuple sur la grand’place au son de la grosse cloche du Palais-Vieux, et à lui faire acclamer quelque résolution, qui devenait ainsi légale. Or on comprend qu’à ces convocations subites la populace remplaçait aisément les vrais citoyens, et qu’il était trop facile aux factieux d’organiser des bandes en vue de ces occasions pour leur faire voter les mesures les plus révolutionnaires. Les Médicis s’étaient bien gardés de faire disparaître un tel usage, et plus d’une fois des assemblées ''à parlement'' leur avaient décerné une dictature temporaire, pendant laquelle ils pouvaient modifier les lois ou faire disparaître ceux des citoyens qui les gênaient. Jamais la parole du frère ne fut plus ardente ni plus vive que lorsqu’il entreprit de faire abroger cette loi d’anarchie ou de despotisme. Il se laissa même entraîner en cette occasion jusqu’à une violence de langage qui ne s’explique que par son intime conviction que là était en réalité la pierre d’achoppement de toute son œuvre et de toutes ses patriotiques espérances : « Prends garde, ô Florence, qu’on ne fasse encore un seul parlement! Sachez bien tous que celui qui parle d’assemblée à parlement n’a d’autre but que de dépouiller le peuple de tous ses droits. Gardez cela dans vos esprits et enseignez-le à vos fils... Quelqu’un vous propose-t-il de faire sonner les cloches pour un parlement, si c’est un simple citoyen, qu’il soit déclaré rebelle, et que tous ses biens soient confisqués. » Savonarole parlait ainsi le 28 juillet 1495; quinze jours après, la loi qui supprimait l’usage de ces parlemens était votée, et il commençait à considérer avec quelque sécurité, non pas certes son avenir à lui-même, mais celui des réformes qu’il avait fait accepter. Le texte de la loi nouvelle promettait 300 florins à quiconque dénoncerait l’auteur d’un projet contraire;, et contré l’auteur même elle décrétait la peine de mort. A ceux qui penseraient trouver ici une autre sorte de violence dont ils pourraient finalement charger Savonarole, il convient de rappeler de nouveau le jugement du froid et politique Guichardin : « Si l’on veut que dure le gouvernement libre, dit-il dans ses ''Discorsi'' <ref> (13) ''OEuvres inédites'', t. II, p. 299.</ref>, il faut que dure aussi cette loi contre les assemblées ''à parlement''. Avec elles, il est par trop facile de dissoudre l’état populaire, car leur effet est d’obliger par la terreur le peuple à voter tout ce qu’on lui propose, afin de donner à croire ensuite que ce qui a été fait représente la volonté et l’œuvre de tous. »
 
On n’attend pas que nous donnions ici une analyse complète des différentes lois que Savonarole fit adopter. Ce serait un long et minutieux travail qui nous engagerait trop loin. Qu’il nous suffise de dire qu’en résumé Savonarole avait donné à Florence, par l’institution du grand conseil, le meilleur gouvernement qu’elle eût encore connu. Les Florentins enviaient la constitution de Venise jusqu’à ce point qu’ils allaient par les rues, dans leurs jours d’agitations politiques, en criant : « La liberté comme à Venise ! » curieux et irréfutable témoignage de la majesté de cette aristocratie vénitienne; mais les hommes réfléchis savaient bien que ce vœu n’était pas réalisable, qu’il devait être impossible d’importer dans un état démocratique tel que Florence, d’où la noblesse, comme classe privilégiée, avait disparu, et dans lequel, en un mot, l’égalité triomphait, des institutions si contraires, et Savonarole, qui l’avait compris, avait trouvé sans doute le meilleur instrument de gouvernement pour un tel peuple dans un système qui paraissait appeler aux affaires toute une partie notable des citoyens, mais qui n’en admettait en réalité qu’un nombre assez restreint. Le gouvernement qu’il avait institué se maintint après sa mort et ne fut renversé que par la force ouverte, lorsque les Médicis furent rentrés, en 1512. Machiavel, qui n’aimait pas Savonarole, et qui, dans une de ses premières lettres, le traite de fourbe, reconnaît cependant plus tard, dans ses ''Discorso'', que d’un si grand homme (ce sont ses propres expressions) il ne faut parler qu’avec respect, et quand son sujet l’amène à l’examen des institutions dues au célèbre dominicain, il est obligé d’en confesser l’importance, comme dans son ''Discorso'' au pape Léon X, où il dit formellement qu’on ne pouvait rétablir l’état florentin que par ce grand conseil, qu’il n’y a jamais eu de république solide sans une satisfaction accordée au grand nombre des citoyens, et que le pape devait bien savoir que si quelqu’un parlait jamais de restaurer le grand conseil, celui-là était un factieux, dont le seul but était de renverser le gouvernement des Médicis. Guichardin , lui aussi, témoigne de son admiration pour le régime institué par le frère à chaque page de ses œuvres inédites, bien différentes sur ce point comme sur beaucoup d’autres de sa grande ''Histoire d’Italie''. Il avait écrit ce dernier ouvrage pendant une époque fort hostile au souvenir de Savonarole, et il n’avait pas été assez hardi pour être sincère. Dans ses écrits inédits au contraire, — écrits non destinés peut-être à la publicité, — dans le silence du cabinet et sous la pression de la conscience, il ne dissimule pas sa secrète approbation. « Les Florentins, dit-il, ont pris si fort à cœur ce gouvernement libre de 1494, que les Médicis ne pourront ni par douceur ni par ruse le faire oublier. La liberté jadis n’appartenait qu’à un petit nombre, à qui on la ravissait aisément; depuis le grand conseil, elle est devenue la propriété de tous. » Et dans son livre sur le gouvernement de Florence : « Nous avons, dit-il, une grande obligation à ce frère, qui, sans verser une goutte de sang, a su accomplir ce qui, à son défaut, se serait fait au prix de beaucoup de sang et de désordre. Florence eût eu d’abord un gouvernement restreint d’''ottimati'', puis tous les excès d’un gouvernement populaire, qui aurait enfanté l’anarchie et la violence, et eût peut-être amené finalement une restauration de Pierre de Médicis. Lui seul a su, dès le principe, être libéral sans lâcher la bride. » Dans son ''Histoire de Florence'' enfin, le froid et sceptique Guichardin exalte la prudence ainsi que le génie politique et pratique de Savonarole, et ne fait pas difficulté de l’appeler le sauveur de la patrie. De tels témoignages suffisent assurément pour montrer que, si Savonarole est resté l’homme du moyen âge quand il s’est laissé asservir par la scolastique, il a du moins réussi, grâce à une intelligence des nécessités pratiques digne des temps modernes, à ne compromettre qu’une moitié de la tâche qu’il s’était imposée, mais précisément, il est vrai, celle dans laquelle il voulait avant tout réussir. Il prétendit se servir de la politique pour affermir sa réforme morale et religieuse; les Florentins au contraire parurent n’avoir adopté pour un temps ses préceptes religieux et moraux qu’en vue des changemens politiques dont ils pressentaient qu’il deviendrait l’instrument.
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S’il est démontré que Savonarole, par tout un aspect de son rôle historique, est l’homme des temps modernes, il y a lieu d’examiner à nouveau un certain reproche qui lui a été longtemps adressé, et que l’on répète aujourd’hui à tort sans nul examen. On prétend que, partisan aveugle d’un passé qui ne pouvait plus renaître, il opposa au libre développement des lettres et des arts toute l’énergie de son despotisme monacal et du fanatisme passagèrement inspiré par lui aux Florentins. Cette accusation ne s’appuie que sur un seul épisode de sa vie mal interprété, et M. Villari a le mérite, ici encore, d’avoir rétabli la vérité.
 
Le carnaval de 1497 venait de commencer; les ''arrabbiati'' avaient fait revivre les anciennes orgies, les scandales du temps des Médicis, et particulièrement ce célèbre jeu à coups de pierre, ''giuoco dei sassi'', auquel ils savaient le menu peuple plus attaché qu’à tout autre plaisir. Rien ne pouvait affliger davantage Savonarole, car ces jeux barbares, qui mêlaient le sang à de vulgaires désordres, étaient la raine même de son œuvre morale. Il résolut de les empêcher à tout prix. Toutefois il connaissait bien le peuple auquel il avait affaire, et savait parfaitement qu’il ne fallait pas laisser sans objet son imagination active. Il inventa donc, de concert avec un frère Dominique de Pescia, qui le remplaçait en chaire pendant qu’il écrivait les opuscules destinés à répandre sa doctrine, une fête nouvelle à substituer aux débauches habituelles du carnaval. Telle fut l’origine du fameux ''bruciamento delle vanità'' <ref>(24) Brûlement des objets de vanité. </ref>. Les enfans étaient, suivant la coutume traditionnelle, enrégimentés à l’avance pour aller mendier ou exiger même dans les différens quartiers de la ville, jusque dans l’intérieur des maisons, l’argent nécessaire aux orgies qui suivaient leur fête ordinaire. Il ne fallait pas songer à faire disparaître subitement des habitudes invétérées ; Savonarole crut plus à propos de tourner l’obstacle, et se servit de l’organisation qu’il trouvait toute préparée en la faisant dévier de son but accoutumé. Instruits par ses prédications, on vit les enfans, non plus aller quêter dans les maisons des deniers pour la débauche, mais y réclamer ce que Savonarole, dans son langage énergique, appelait les ''vanités'' ou les ''anathèmes'', c’est-à-dire les objets d’une parure insensée ou quelquefois obscène ; puis, au dernier jour du carnaval, une grande pyramide de bois fut dressée sur la place du palais, au-dessus d’un bûcher. Au sommet de la pyramide, on voyait une figure monstrueuse représentant le personnage même de Carnaval; à ses quatre côtés étaient suspendues les innombrables ''vanità''. C’étaient, dit un contemporain, des habits de déguisement et des masques, de fausses barbes, des grelots, des parfums, tous les attributs de la volupté ou des vulgaires plaisirs, puis des instrumens de musique, des objets d’art et des livres. Une immense procession, composée d’abord des enfans, puis de tout le peuple, portant des croix rouges et des rameaux d’olivier, parcourut, après avoir entendu la messe et communié, les rues de la ville en chantant des cantiques. Cette foule se rangea sur la place, soit autour de la pyramide, soit sur la ''ringhiera'' ou balustrade qui régnait alors en avant du Palais-Vieux, soit enfin sous la loge des ''Lanzi''. A un signal convenu, quatre hommes mirent le feu aux quatre coins du bûcher, et la flamme s’éleva dans les airs pendant que les fanfares des clairons de la seigneurie et le bruit des cloches se mêlaient aux cris de la multitude.
 
Nul auteur contemporain n’accuse Savonarole à propos de cet auto-da-fé; l’époque de Marsile Ficin et d’Ange Politien ne saurait pourtant être taxée d’indifférence pour les arts, et l’éloquent dominicain, s’il subjuguait pour un temps le peuple de Florence, n’en comptait pas moins, dans Florence même, de nombreux ennemis. Ce fut plus tard seulement, lorsque, l’ardeur diminuant pour la création d’œuvres nouvelles, l’admiration s’accrut pour les œuvres antiques, ce fut alors que le ''bruciamento delle vanità'', rappelé, commenté sous l’influence de traditions malveillantes pour Savonarole, fournit à quiconque était tenté de médire de l’histoire de Florence après l’expulsion des Médicis un argument facile à répéter. Savonarole devint un ennemi déclaré des lettres et des arts, un véritable iconoclaste. Un manuscrit s’était-il perdu, une édition de Boccace était-elle devenue rarissime, même une statue ou un fragment antique ne se retrouvait-il pas : c’était, à n’en point douter, le ''bruciamento'' qui les avait anéantis !
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A. GEFFROY.
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<small> (1) ''OEuvres inédites'', t. II, p. 299.</small><br />
<small>(2) Brûlement des objets de vanité. </small><br />
 
<references/>
 
A. GEFFROY.