« La Morale de Nietzsche » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Ia -> la
II > Il
Ligne 233 :
=== X ===
 
IIIl y a un art qui correspond à cette philosophie ; le Romantisme. L'art classique est l’art des maîtres*
 
Négatrice et contemptrice de la Terre, on a vu de quels dehors la philosophie servile pare son nihilisme, et on comprend la séduction qu'elle doit exercer sur l'élite des générations de déca-^ dence. II semble qu'elle représente, en toute question, la thèse libre et généreuse, qu'elle ne ruine les cités particulières que pour rendre possible une cité humaine universelle, qu'elle fasse passer sur les décombres des civilisations le vent purificateur de la Nature. Elle met la foi et l'ardeur de son côté. Elle éveille des espérances obscures, mais énormes. Elle annonce de grands commencements. En détachant la partie pensante des peuples de toute discipline, de toute tradition, on dirait qu'elle ramène l'humanité tà la fraîcheur des origines. Elle est une source de lyrisme. Elle suscite ses poètes et ses prophètes, lesquels, affranchis de toute loi particulière de tenue et de beauté dans leurs imaginations, en éprouvent tout d'abord une impression de libération et de rajeunissement. Le romantisme naît de l'enthousiasme provoqué par les idéaux vides, mais grandioses, de la philosophie servile chez des hommes dont c'est l'ardent et secret besoin d'échapper, à tout prix, au sentiment cruel de la décadence qui, par eux, s'accomplit.
Ligne 298 :
=== I. NIETZSCHE EN FRANCE ===
 
IIIl y a longtemps que le nom de Nietzsche circule en France. A peine commence-t-on à se douter de ce qu'il signifie. L'excellent livre de M. Lichtenberger (''La Philosophie de Nietzsche''), en excitant la curiosité de quelques « intellectuels », avait eu aussi ce mérite de couper court à des légendes et à des travestissements fabuleux, dont profitait l'instinctive hostilité de beaucoup d'autres. Mais il était nécessaire qu'une bonne traduction achevât d'ouvrir aux Français l'accès d'une doctrine vraisemblablement destinée à obtenir chez eux tant de sympathie. Cette tâche a été entreprise par M. Henri Albert, avec le concours de la société du Mercure de France. M. H. Albert et ses collaborateurs font parler à Nietzsche un excellent et brillant français.
Nietzsche est sans conteste le plus grand (i), j'allais écrire Tunique prosateur de son pays. Le premier, il a introduit dans la prose allemande cette perfection, ce serré — (signes essentiels de la maturité philosophique d'une nation) — qui régnent depuis plus de trois siècles dans la prose française et en ont fait pendant ce temps la bonne école, jamais impunément négligée, de l'esprit européen. Voilà, sans doute, la cause la plus certaine du succès réservé à Nietzsche en France : son style. Au fond, prose ou poésie, musique même, c'est la grande vertu intellectuelle du Français de n'entendre que ce qui est bien écrit, et, entre les mille formes du mal écrire, de répugner surtout au mou, au traînant, au diffus, à cette germanique lenteur, faite de conscience intellectuelle autant que de paresse musculaire, qui s'épand sans cesse et de tous côtés, pour ne se ramasser jamais complètement. Nietzsche a resserré la prose allemande. Il l'a passée au feu. Il l'a desséchée de tous les éléments aqueux qui, jusque chez Gœthe, la rendent flasque. Il est souverainement clair. Comment ne serait-il pas clair et tout au grand jour, cet ennemi de toutes les profondeurs illusoires, cet inquisiteur des souterrains mystiques de la conscience? S'il n'y avait pas d'écrivain allemand qui exigeât de son interprète dans une langue étrangère plus de supériorité, il n'y en avait pas non plus qui se prêtât à être traduit dans la nôtre avec plus de bonheur.
Ligne 318 :
Quand on lit Montaigne, la Rochefoucauld, La Bruyère, Fontenelle (particulièrement dans les Dialogues des morts), Vauvenargues, Chamfort, on est plus prés de l'antiquité qu'avec n'importe quel groupe de six auteurs d'un autre peuple... Leurs livres s'élèvent par-dessus les vicissitudes du goût national et de ces couleurs philosophiques dont scintille et doit scintiller, pour devenir célèbre, tout livre d'aujourd'hui ; ils contiennent plus de pensées réelles que tous les livres des philosophes allemands ensemble, des pensées de cette espèce... qui fait que ce sont des pensées, et que je suis embarrassé pour définir ; il suffît, je vois en eux des auteurs qui n'ont pas écrit pour des enfants ni pour des enthousiastes, ni pour des vierges ni pour des chrétiens, ni pour des Allemands ni pour... me voilà encore embarrassé pour finir ma liste. Mais voici une louange bien intelligible : écrits en grec, ils auraient aussi été compris par des Grecs. Combien, au contraire, un Platon lui-même aurait-il pu comprendre des écrits de nos meilleurs penseurs allemands, par exemple de Gœthe et de Schopenhauer ! pour ne rien dire de la répugnance que lui eût inspirée leur façon d'écrire... Gœthe, comme penseur, a plus volontiers étreint le nuage qu'on ne le souhaiterait. Et quant à Schopenhauer, ce n'est pas impunément que son esprit se meut parmi des allégories des choses, non parmi les choses elles-mêmes. Quelle clarté, quelle charmante décision, au contraire, chez ces Français ! Voilà un art que les plus fins d'oreille parmi les Grecs eussent pu fêter. Et il est une chose qu'ils eussent vue avec éton-nement et adorée, la malice française de l'expression. (''Menschliches, Allzumenschliches'', Band II, p. 310.)
 
Je n'ai pas besoin de prévenir le lecteur que, parmi tous nos écrivains du xixe siècle, un très petit nombre continuent la tradition de l'art français, sont français au goût de Nietzsche. La Révolution et le Romantisme n'ont pas renversé, comme on le prétend, mais corrompu la sensibilité et l'imagination en France. Ce ne sont pas des produits nationaux, mais plutôt les dérèglements et les gestes fous d'une nation fine et nerveuse, intoxiquée par le pesant alcool d'idées étrangères à demi barbares. Tout ce qui, dans les lettres, en procède, même grandiose, est frelaté, même génial, est de mauvais goût, se force et ment. Il faut suivre dans la monumentale cohue de nos génies littéraires depuis Rousseau, parmi les piliers de stuc colossaux, surchargés, vaniteux, emphatiques, dontl'énor-mité assemble la foule, la voie de marbre pur et solide, autrefois royale, aujourd'hui délaissée et presque secrète, mais où Ton est du moins assuré de cheminer avec les meilleurs. « IIIl y a une France du goût, dit Nietzsche; maisûl faut savoir la trouver. » Et ailleurs : « IIIl y a toujours eu en France le « petit nombre » et cela a rendu possible une musique de chambre de la littérature qu'on chercherait vainement dans le reste de l'Europe », enfin une littérature de purs psychologues. De tous nos modernes, ne devine-t-on pas que le préféré de Nietzsche ne pouvait être que Stendhal, ce Stendhal dont l'Allemagne hier encore ignorait jusqu'au nom !
 
====II====
Ligne 328 :
L'idée qu'on s'est faite de Nietzsche pendant les dix ou douze années qui séparent la première apparition de son nom dans nos journaux des premiers propos sérieux publiés sur son compte, fut généralement celle de l'anarchiste et du nihiliste le plus forcené. C'est fort curieux. Non seulement Nietzsche n'est pas du tout ce personnage. Mais il en est l'extrême, le violent antipode. D'une aussi étrange méprise je vois plusieurs causes. La principale, c'est la haine de Nietzsche contre le christianisme. Pour beaucoup de personnes sans instruction (et notamment pour les anarchistes), christianisme, gouvernement, ordre public, code pénal, code militaire, gendarmerie, tout cela ne fait qu'un. Qui ruine l'un ébranle l'autre. Une revue « libertaire »,que je crois être — sans pouvoir l'affirmer — VHumanité nouvelle^ paraissant alors sous un autre nom, donna la traduction de VAntéchrist. Elle prenait l'auteur pour un des siens.
Deux écrivains considérables ont adopté fort décidément cette interprétation de Nietzsche et fait ce qu'ils pouvaient pour la propager. Auteur d'un très beau livre sur le Lied en Allemagne et des premiers jugements raisonnables publiés en France sur Richard Wagner, M. Edouard Schuré ne pouvait manquer de dire son mot sur le grand adversaire du wagnérisme. Il l'a fait avec plus de passion que de clairvoyance. Idéaliste et mystique — très noblement d'ailleurs — romantique également, aussi enclin à croire à toutes les mythologies de la « conscience » et du sentiment que scandalisé, je le crains, par des dieux de marbre — on ne pouvait attendre de M. Schuréune sereine appréciation. II a traité Nietzsche un peu comme les polémistes cléricaux faisaient Renan, après la Vie de Jésus. Ces quelques lig-nes donneront l'idée de sa thèse :
IIIl y a dans la vie de certaines âmes de brusques volte-face où, prises d'une haine violente contre l'objet de leur culte, elles brûlent ce qu'elles ont adoré et adorent ce qu'elles ont brûlé. En pareil cas, l'idole renversée n'est qu'une occasion qui fait éclater la vraie nature et jaillir du fond de l'homme l'ange ou le démon. Il y a eu un de ces points tournants dans la vie intime dé Nietzsche; ce fut sa rupture avec Richard Wagner. A partir de ce moment, la maladie de l'orgueil qui couvait en lui se développa en proportions gigantesques pour le conduire à un athéisme féroce et jusqu'au suicide intellectuel. ( « L'individualisme et l'anarchisme en littérature », Revue des Deux-Mondes, i5 août 1895, p. 777.)
 
Que Nietzsche ait pu être sincèrement désanchanté du caractère, des idées et de la musique de Wagner, et cela pour des raisons qui tiennent à la délicatesse de sa nature morale, à la hauteur de sa philosophie et à la perfection de son esthétique, M. Schuré n'y songe pas un instant. Ce fut une apostasie. Elle éteignit chez Nietzsche « toute la lumière de la sympathie ». Et elle l'entraîna de chute en chute jusqu'au crime.