« Historiens modernes de la France/Augustin Thierry » : différence entre les versions

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{{journal|Historiens modernes de la France. - Augustin Thierry|[[Auteur:Charles Magnin|Charles Magnin]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.26, 1841}}
 
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Lorsqu’il y a vingt ans environ une sorte de réaction et de révolte éclata tout à coup contre la pâle et terne littérature que nous avait léguée l’empire, on ne se borna pas à demander le rajeunissement du système poétique; on s’efforça encore de faire pénétrer la réforme dans la méthode historique. En effet, le règne de Napoléon n’avait pas été plus favorable à l’histoire qu’à la poésie. Pendant que le nouveau Charlemagne promenait son épopée ossianique de l’Escurial au Kremlin, écrivant l’histoire avec la pointe de son épée sur la carte de l’Europe, la préoccupation des esprits fascinés par ce spectacle était si complète, qu’il ne restait plus nulle part en France, sauf peut-être dans la seconde classe de l’Institut, d’attention à reporter sur le passé. Comme les individus dans les grandes crises de passions ne sentent que la peine ou la joie présente, la France pendant ce paroxisme de gloire, fut absorbée tout entière par l’effort ou l’émotion de la lutte. Mais quand, après le dénouement funeste de ce drame prodigieux, elle fut retombée dans le calme et eut repris le courant des traditions nationales, elle se trouva, par la conscience même des grandes choses auxquelles elle avait, assisté ou concouru, mieux préparée qu’auparavant à l’intelligence des évènemens de même nature qui se sont accomplis dans l’histoire. Cette active génération de la république et de l’empire qui avait vu des transformations sociales, des démembremens d’états, des chutes et des restaurations de dynasties, des chocs violens de castes et de peuples, cette génération qui avait fait ou avait vu faire, de l’histoire et de la poésie en action, sentit, dans son repos plein de souvenirs, le besoin d’une littérature plus poétique et d’une histoire plus réelle. Les compilations sans couleur de Velly, Garnier, Millot, Anquetil, ne lui parurent qu’une solennelle et insipide déception. La jeunesse surtout se prit d’un dégoût immense pour ces récits uniformes, glacés par l’étiquette moderne, et où toutes les nuances de lieux, de temps et de races disparaissaient sous des formules banales et convenues. Le même besoin d’émotions qui demandait à la poésie de nous donner une plus saisissante et plus vive perception du beau, demandait non moins impérieusement à l’histoire une plus franche et plus sensible manifestation du vrai. Alors aussi Walter Scott dans ''Waverley'' et dans ''Ivanhoe'', et, long-temps avant, un écrivain qu’on trouve toujours sur le seuil des grandes idées de notre siècle, M. de Châteaubriand, par ''les Martyrs'', avaient ajouté l’autorité de leurs exemples à l’impulsion déjà si puissante qui provenait de la disposition des esprits.
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Mais dresser un pareil bilan, ce ne serait rien moins qu’écrire l’histoire littéraire de la première moitié du XIXe siècle. Une plume dont tout le monde reconnaît l’autorité en matière de goût (un pinceau plein de finesse et d’éclat, devrais-je dire), a commencé dans cette ''Revue'' et a fort avancé la première partie de cette tâche, en composant une série de portraits consacrés à nos principaux poètes et romanciers. Il y aurait, si je ne me trompe, une série analogue à faire de nos principaux historiens. J’émets ce vœu avec l’espoir que de plus habiles et de plus compétens que moi l’entendront et l’accompliront. Sans doute, les difficultés d’une pareille œuvre seraient très grandes : il faudrait, dans la communauté d’instincts, de tendance et de but, qui a présidé au rajeunissement de toutes les branches de notre histoire, distinguer soigneusement les diversités d’esprit, de méthode et de manière. Quand on aurait bien établi ce qui forme le fonds commun, et, pour ainsi dire, le capital social de la nouvelle école historique, il faudrait tenir compte de chaque apport particulier, et s’appliquer à mettre en saillie chaque physionomie individuelle ; il faudrait au milieu de tant de problèmes historiques, isolément ou collectivement résolu attribuer à chaque écrivain sa juste part de démonstration ou de découverte : partage épineux et délicat vis-à-vis de chacun et vis-à-vis de soi-même.
 
L’histoire, suivant les temps et suivant les hommes, se produit sous des aspects indéfiniment variés; cependant on peut, je crois, ramener toutes les diversités de formes à deux principales. Il y a, d’une part, la discussion, l’interprétation des faits, en un mot, la dissertation; d’une autre part, il y a l’exposition animée, naïve, pittoresques c’est-à-dire le récit. M. de Barante a donné comme on sait, un bel exemple de narration historique dans son ''Histoire des ducs de Bourgogne''. M. Guizot, dans trois célèbres cours improvisés à la Faculté des Lettres (1)<ref>En 1821 et 822 et de 1828 à 1830.</ref>, et auxquels répondent trois ouvrages éminens de philosophie historique, les ''Essais sur l’histoire de France, l’Histoire de la civilisation européenne, l’Histoire de la civilisation française'', a jeté sur les principales révolutions de la société en Gaule les lumières de l’érudition la plus ingénieuse et de la critique la plus savante. M. Augustin Thierry, dont nous allons essayer d’exposer les travaux, a su passer alternativement, et avec une égale fermeté de jugement et de touche, de l’histoire interprétative et philosophique à l’histoire proprement dite.
 
Quiconque a vu M. Augustin Thierry, ce champion invaincu, quoique mutilé, de la réforme historique, ce Milton jeune encore de l’érudition et de la science, dont la vue s’est usée sur les vieux textes; quiconque a contemplé cette tête si sereine et si forte qui domine un corps et des membres si affaiblis, n’a pu que sentir redoubler son admiration pour une gloire si chèrement achetée. A la sympathie respectueuse qu’inspirent toujours les hommes éminens se joint l’intérêt qui s’attache à un grand malheur. Certes, elle devait être bien riche et bien puissante cette organisation dont la sève à demi épuisée, ou plutôt refoulée tout entière dans le siége de l’intelligence, produit chaque jour des œuvres d’une portée plus haute, d’un éclat plus vif, d’une raison plus ferme et plus éclairée, comme si, par une compensation providentielle, M. Thierry, à mesure que s’affaiblit l’énergie extérieure de ses organes, sentait croître au dedans de lui l’énergie de cette seconde vue, qui est le génie véritable et la lumière intime de l’historien.
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« J’achevais, dit-il, mes classes au collége de Blois, lorsqu’un exemplaire des ''Martyrs'', apporté du dehors, circula dans le collége ce fut un grand évènement pour ceux d’entre nous qui ressentaient déjà le goût du beau et l’admiration de la gloire. Nous nous disputions le livre; il fut convenu que chacun l’aurait à son tour, et le mien vint un jour de congé, à l’heure de la promenade. Ce jour-là, je feignis de m’être fait mal au pied, et je restai seul à la maison ; je lisais ou plutôt je dévorais les pages, assis devant mon pupitre, dans une salle voûtée, qui était notre salle d’études et .dont l’aspect me semblait alors grandiose et imposant. J’éprouvai d’abord un charme vague et comme un éblouissement d’imagination; mais quand vint le récit d’Eudoxe, cette histoire vivante de l’empire à. son déclin, je ne sais quel intérêt plus actif et plus mêlé de réflexion m’attacha au tableau de la ville éternelle, de la cour d’un empereur romain, de la marche d’une armée romaine dans les fanges de la Batavie, et de sa rencontre avec une armée de Francs.
 
« J’avais lu dans l’histoire de France, à l’usage des élèves de l’école militaire, notre livre classique: « Les Francs ou Français, déjà maîtres de Tournay et des rives de l’Escaut, s’étaient étendus jusqu’à la Somme... Clovis, fils du roi Childéric, monta sur le trône en 481, et affermit par ses victoires les fondemens de la monarchie française... » Toute mon archéologie du moyen-âge consistait dans ces phrases et quelques autres de même force, que j’avais apprises par cœur: ''Français, trône, monarchie'', étaient pour moi le commencement et la fin, le fond et la forme de notre histoire nationale. Rien ne m’avait donné l’idée de ces terribles Francs de M. de Châteanbriand, « auprés de la dépouille des ours, des veaux marins, des urochs et des sangliers'', de ce camp ''retranché avec des bateaux de cuir et des chariots attelés de grands bœufs'', de cette armée rangée en triangle ''où l’on ne distinguait qu’une forêt de framées, des peaux de bêtes et des corps demi-nus''. A mesure que se déroulait à mes yeux le contraste si dramatique du guerrier sauvage et du soldat civilisé, j’étais saisi de plus en plus vivement; l’impression que fit sur moi le chant de guerre des Francs, eut quelque chose d’électrique. Je quittai le place où j’étais assis, et, marchant d’un bout à l’autre de la salle, je répétai à haute voix et en faisant sonner mes pas sur le pavé: « Pharamond! Pharamond! nous avons combattu avec l’épée! – Nous avons lancé la francisque à deux tranchans ; la sueur tombait du front des guerriers et ruisselait le long de leurs bras. Les aigles et les oiseaux aux pieds jaunes poussaient des cris de joie ; le corbeau nageait dans le sang des morts ; tout l’Océan n’était qu’une plaie ; les vierges ont pleuré long-temps. – Pharamond ! Pharamond ! nous avons combattu avec l’épée (2)<ref>Voyez '' les Martyrs'', livre VI, tome V des œuvres choisies, pg, 268-271. </ref> ! » Ce moment d’enthousiasme fut peut-être décisif pour ma vocation à venir ; je n’eus alors aucune conscience de ce qui venait de se passer en moi ; mon attention ne s’y arrêta pas, je l’oubliai même pendant plusieurs années ; mais lorsqu’après d’inévitables tâtonnemens pour le choix d’une carrière, je me fus livré tout entier à l’histoire, je me rappelai cet incident de ma vie et ses moindres circonstances avec une singulière précision ; aujourd’hui, si je me fais lire la page qui m’a tant frappé, je retrouve mes émotions d’il y a trente ans (3)<ref>Voy, ''Récits des temps mérovingiens'', préf., pag. XVIII et suiv. </ref>. »
 
Le collège de Blois, M. Thierry passa à l’Ecole Normale, cette oasis intellectuelle, où, malgré la consigne impériale, la haute parole de M. Royer-Collard faisait germer l’indépendance. Témoin des excès du gouvernement militaire et des souffrances inouies que la France eut à subir pendant les dernières années de l’empire, M. Thierry a dû vraisemblablement à cette expériences personne, autant peut-être qu’à la fermeté de sa raison, l’avantage de ne s’être jamais incliné devant ce despotisme impitoyable, et de n’avoir jamais cédé aux entraînemens de béate admiration où sont tombés de nobles esprits, faute d’avoir senti le poids de ce régime qu’ils croient si regrettable. En 1814, M. Thierry dut, comme tout ce qui aimait la liberté, trouver en partie l’expression de ses sentimens dans le livre de Benjamin Constant, ''De l’Esprit de conquête''. Malgré l’horreur que lui inspira, en 1815, la double violations de notre territoire, il ne vit dans Bonaparte revenant, sans coup férir, de l’île d’Elbe aux Tuileries, qu’un nouveau Guillaume III, expulsant, par la connivence de l’armée, un autre Jacques II (4)<ref>Voy. ''Censeur européen'', n° du 17 novembre 1819, et ''Dix ans d’études historiques, 3 édit., pag. 145.</ref>, moins dans un intérêt national que pour rassurer, contre l’avidité des émigrés, les barons de l’empire et les barons de la république. Préoccupé, depuis 1814 jusqu’à 1817, des problèmes les plus ardus de l’organisation sociale, M. Thierry retira de sa coopération aux travaux d’un économiste alors aussi injustement ignoré, que plus tard démesurément et follement exalté, l’habitude des études graves et des méditations sérieuses. Il avait; d’ailleurs, instinctivement l’aversion des tyrannies, même révolutionnaires, la haine des prétentions nobiliaires ou sacerdotales, un désir ardent de garanties individuelles, sans préférence marquée pour aucune forme de gouvernement, et, ce qui était plus rare alors, un dégoût très prononcé pour les institutions anglaises, dont la charte octroyée par la monarchie deux fois restaurée ne lui paraissait qu’une hypocrite et ridicule singerie.
 
Attaché, en 1817, à la rédaction du ''Censeur européen'', la plus grave et la plus intelligente des publications libérales de cette époque il s’y distingua par le mérite de ses articles et la variété des sujets qu’il y traita.
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Et qu’on ne dise pas que dans cette lutte il n’a montré de sympathie que pour la bourgeoisie des villes, et qu’il a oublié ceux qui avaient eu à supporter la plus grande part de souffrances Non, cette accusation n’est pas fondée. M. Thierry n’a établi aucune distinction dans la sympathie qu’il éprouve pour toute la masse roturière soit de condition libre, soit de condition serve. Relisez ces mots écrits en 1820 dans le ''Censeur'' à propos des ''Mélodies irlandaises'' de Thomas Moore : « ...Nous qu’on appelle des hommes nouveaux, sachons nous rallier par des souvenirs populaires aux hommes qui, avant nous, ont voulu ce que nous voulons, aux hommes qui ont comme nous les libertés de la terre de France.... Mais ne nous y trompons pas, ce n’est point à nous qu’appartiennent les choses brillantes du temps passé; ce n’est point à nous de chanter la chevalerie; nos héros ont des noms plus obscurs; nous sommes les hommes des cités, les hommes des communes, les hommes de la glèbe, les fils de ces paysans que les chevaliers massacrèrent près de Meaux, les fils de ces bourgeois qui firent trembler Charles V, les fils des révo1té de la Jacquerie.... »
 
Mais M. Thierry n’était pas doué seulement du, génie de la polémique; il possédait, et à un plus haut degré, le sentiment et le génie de l’histoire. A l’emportement sauvage et à l’érudition de seconde main de M. le comte de Montlosier, le jeune patriote résolut d’opposer des textes et de la science de bon aloi. Une partie de l’année 1819 fut employée à lire et à extraire tout ce qui avait été publié sur l’ancienne monarchie française, Pasquier, Fauchet, Mably, Thouret et les jurisconsultes, et les feudistes, et les commentateurs du droit coutumier, tous ces écrits froids, secs, insipides et durs, qu’il faut pourtant dévorer, selon l’expression de Montesquieu, comme la fable dit que Saturne dévorait les pierres. De plus, il étudia à fond, dans l’admirable glossaire de Du Cange, la langue politique du moyen-âge, et s’efforça même de remonter par la connaissance de l’allemand et de l’anglais modernes aux anciens idiomes germaniques et scandinaves. Enfin, 1820, il aborda la grande collection des historiens originaux de la France et des Gaules. De ce moment, le passé, le présent, l’avenir, tout prit à ses yeux un nouvel aspect ; sa vocation était trouvée. Il ne demanda plus que subsidiairement aux vieilles annales de l’Europe des preuves et des argumens pour les besoins journaliers de la discussion politique; il se prit à aimer le passé pour lui-même, pour en jouir d’abord, puis pour le ranimer et le faire revivre aux yeux de tous. Les deux grandes questions qui l’avaient préoccupé dès son entrée dans la carrière, la persistance de l’hostilité entre les races conquérantes et conquises, et le soulèvement et l’affranchissement des communes, restèrent toujours les deux points culminans de ses recherches, en se dépouillant, toutefois, peu à peu de ce que la polémique y avait mêlé d’exagération. En effet, pour M Thierry l’horizon s’était agrandi; un rayon de la réalité historique l’avait illuminé. Sans peut-être discerner bien nettement encore comment et dans quelle mesure il est permis d’atteindre à la vérité de l’histoire, il sentait vivement, et non sans un mouvement de colère, tout ce qui manquait d’érudition et de talent aux historiens que l’ignorance et le mauvais goût publics plaçaient au rang de classiques (5)<ref>M. Thierry reconnaissait, pourtant, dès-lors de grandes et honorables exceptions. Il rendait, entre autres, pleinement justice, dans un article du ''Censeur européen'' du 21 juin 1819, aux qualités éminentes de l’''Histoire de Cromwell'', de M. Villemain.</ref>. Un morceau ''sur quelques erreurs de nos historiens modernes'', à propos d’une histoire de France à l’usage des colléges, parut en 1820 dans le ''Censeur''. C’était le prélude d’une série d’articles que M. Thierry préparait sur nos origines nationales, et le signal de la guerre à outrance qu’il comptait entreprendre dans ce recueil contre les mesquines compilations extraites de Velly et de ses continuateurs. La censure, qui fut rétablie alors, en mettant fin à I’honorable entreprise de MM. Comte et Dunoyer, obligea M. Thierry à chercher une autre tribune, pour y exposer ses opinions sur notre histoire et sur la meilleure manière de l’écrire. Cette tribune fut le ''Courrier français''.
 
Depuis le mois de juillet 1820 jusqu’au mois de janvier 1821, M. Thierry inséra hebdomadairement dans ''le Courrier'' des lettres qui, par le jour tout nouveau dont elles éclairaient les rapports des conquérans germains et de la population gallo-romaine, eurent le plus grand succès auprès de tous les lecteurs sérieux et amis de la science. Mais l’espèce d’apaisement politique qui gagnait M. Thierry, à mesure que croissait son amour pour l’histoire, l’amenait à traiter de préférence des points d’une érudition de plus en plus spéciale. Exposé, d’une part, aux tracasseries de la censure, qui se faisait l’auxiliaire de la presse anti-libéra1e, et s’apercevant, d’une autre part, que ses dissertations scientifiques ne répondaient pas suffisamment aux besoins de la presse militante, M. Thierry crut devoir, au mois de janvier 1821, discontinuer ces publications, qui dans les colonnes d’un journal ne se trouvaient pas, il faut le dire, à leur véritable place.
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Un projet de publication qui, malgré un commencement d’exécution, est demeuré à l’état de projet, fut alors sur le point de réunir dans un même travail deux hommes également éminens, quoique d’un esprit fort dissemblable M. Thierry et M Mignet s’associèrent pour la mise en œuvre d’une pensée commune Il s’agissait d’extraire du texte des chroniques et des mémoires contemporains un récit continu d’histoire de France. M. Thierry rédigea un premier volume; mais les difficultés que présentait cette entreprise étaient, sans doute, insurmontables, puisqu’elles découragèrent deux esprits aussi fermes. Et aussi clairvoyans.
 
Forcé de choisir un autre sujet d’ouvrage, M. Thierry songea à. étendre, à corriger, à compléter les ''Lettres sur l’Histoire de France'' qu’il avait adressées autrefois au ''Courrier Français''. Mais, depuis que M. Thierry avait commencé à prêcher la réforme historique, cette révolution s’était à peu près accomplie. D’une part MM. Guizot, Sismondi, de Barante, d’une autre MM. Thiers et Mignet, avaient ou achevé ou commencé de publier leurs grands travaux. M. Trognon avait, dans deux ingénieux essais (6)<ref>Ces deux morceaux ont été réunis sous le titre suivant: ''Manuscrit de l’ancienne abbaye de Saint-Julien à Brioude ; Histoire du Franc Harderard et de la vierge Aurelia'', légende du VIIe siècle, et le ''Livre des Gestes du roi Childebert III'', chronique du VIIIe siècle, retrouvées et traduites par un amateur d’antiquités françaises. Paris, Briére, 1824, 2 vol. in 12. </ref>, tenté de faire revivre les parties les parties effacées de l’époque mérovingienne; M. Michelet avait traduit la ''Science nouvelle'' de Vico, et préludait déjà, dans une remarquable préface, à l’histoire idéaliste. M. Monteil venait de faire paraître les premiers volumes de son ''Histoire des Français des divers états''; M. Amédée Thierry émule de son frère, mettait sous presse Son ''Histoire des Gaulois''. Ce fut donc bien moins la partie polémique et, en quelque sorte, révolutionnaire des lettres adressées en 1820 au ''Courrier Français'', que leur partie scientifique et positive, que M. Thierry se proposa d’étendre et de perfectionner. Ses études, de plus en plus solides, sur l’histoire des deux dynasties franques, et son talent de narration, accru encore et assoupli par la pratique, lui permirent de faire de ses douze premières lettres la meilleure et la plus savante introduction à la véritable histoire de France, à cette histoire qui ne commence à mériter ce nom qu’à l’avènement de la troisième race. Dans les treize autres lettres qui paraissaient pour la première fois dans ce volume de 1827, l’affranchissement des communes, ce problème qui préoccupait M. Thierry depuis 1817, est traité ''ex professo'', avec calme et gravité, bien qu’avec une passion qui, pour être contenue, n’en est pas moins profonde. Trois grands récits de révolutions communales, l’insurrection de Laon, celle de Reims, celle de Vézelay, sont, indépendamment de leur extrême importance historique, des chefs-d’œuvre de narration, comparables, sinon supérieurs, aux plus belles pages qu’ait laissées en ce genre l’auteur des ''Puritains d’Écosse'' et de ''la Prison d’Édimbourg''. Dès l’année suivante (1828), la réimpression de ces lettres, qui comptent aujourd’hui six éditons, permit à l’auteur de se livrer à un nouvel et complet remaniement de son ouvrage.
 
De si grands travaux recommandaient leur auteur à l’estime et à la reconnaissance publiques Presque aussitôt après la publication de ''l’Histoire de la Conquête de l’Angleterre par les Normands'', le gouvernement du roi Charles X s’honora en prenant, en faveur du jeune historien, l’initiative d’une rémunération qui fut approuvée de tous. Au commencement de 1830, la classe d’histoire de l’institut (l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres) appela M. Thierry, dont les souffrances s’étaient aggravées et qui vivait retiré depuis 1828 dans une ville de province, à une place de membre titulaire vacante dans son sein. Après la révolution de juillet, il fut attaché, quoique absent, à la maison du jeune duc d’Orléans par un titre littéraire. Enfin, en 1831, et ce n’est pas ce qui dut lui être le moins sensible, il fut loué presque sans réserve dans le dernier chef-d’œuvre imprimé de M. de Châteaubriand, dans la préface des ''Etudes historiques''.
 
M. Augustin Thierry signale l’année 1829 comme ayant été la fin de sa carrière d’activité et de jeunesse, et le commencement d’une carrière nouvelle, où il regrette de ne pouvoir avancer que d’une marche beaucoup plus lente. Quant à moi, si je ne me trompe, cette seconde carrière qui, après un temps d’arrêt, s’est rouverte avec éclat, en 1833, par l’insertion dans cette ''Revue'' d’une nouvelle série de ''Lettre sur l’Histoire de France'', me paraît plus belle encore que la première et dans un progrès continu. En effet, de retour à Paris dans une disposition d’esprit, de plus en plus calme et résigné à ses souffrances, ayant, comme il le dit si éloquemment lui-même, fait amitié avec les ténèbres, entouré de toutes les compensations que peuvent fournir l’estime universelle, les affections de famille et les soins d’une compagne digne de le comprendre et quelquefois de l’imiter (7)<ref>On n’a pas oublié sans doute des fragmens pleins de vérité d’observation et d’une grande finesse de pensée qui ont été insérés dans cette ''Revue'', par Mme Augustin Thierry sous le titre de ''Philippe de Morvelle''. Ces morceaux, recueillis et complétés, ont paru en un volume in-8°, sous le titre de ''Scènes de mœurs aux dix-huitième et dix-neuvième siècles. </ref>, M. Thierry, dans la demi-solitude que lui ont faite à la fois sa situation et ses habitudes de travail, partage la puissance de son esprit entre plusieurs grandes tâches, dont il poursuit l’accomplissement, et dont il nous reste à montrer la direction et l’importance. D’abord il s’occupa avec une persévérance qu’on ne peut trop admirer, de la correction et de la révision définitive de ''l’Histoire de Conquête de l’Angleterre par les Normands''. Faisant ensuite un choix parmi ses mélanges, il les recueillit, en un volume, sous le titre de ''Dix ans d’Études historiques''. C’était, en quelque sorte, la liquidation de son passé; une série nouvelle de travaux allait réclamer son zèle.
 
A la fin de 1836, M. Thierry fut appelé par la juste confiance de l’autorité à la surveillance d’une entreprise immense et qu’on pourrait appeler bénédictine, devant laquelle son dévouement à la science n’a pas reculé. M. Guizot, qui, professeur d’histoire moderne à la Sorbonne, avait acquis tant de titres à la reconnaissance des lettres, en publiant, vers 1824, la traduction des mémoires relatifs à l’histoire de France, depuis la fondation de la monarchie jusqu’au XIIIe siècle, ministre de l’instruction publique en 1833, pensa avec raison que les efforts isolés de quelques particuliers ne pouvaient suffire à la mise en lumière des pièces innombrables qui intéressent notre histoire et que renferment les bibliothèques, les archives et les divers dépôts publics du royaume. Il institua près le ministère de l’instruction publique, à la fin de 1834, un comité chargé de la cherche et de la publication des monumens inédits de l’histoire de France. Ce comité reconnut bientôt la nécessité de former une collection des chartes des communes et des statuts municipaux des villes de France, collection assez complète pour rivaliser avec les grands recueils consacrés à l’histoire de la noblesse et du clergé, et se trouver à la hauteur de la fortune politique de ce troisième ordre, le dernier en date, long-temps le moindre en pouvoir, mais que la Providence, dit M. Thierry, destinait à vaincre les deux autres et à les absorber dans une seule masse nationale, désormais compacte et homogène (8)<ref>Voy. ''Rapport au ministre de l’instruction publique'', 10 mars 1837. </ref>. Désigné par la nature de ses travaux à la direction de cette entreprise, M. Augustin Thierry fut ainsi amené vers cette importante question des communes par laquelle nous l’avons vu entrer dans la carrière de l’histoire. Mais, à présent, ce ne sera pas avec un nombre plus ou moins limité d’exemples et de documens partiels, c’est en présence de tous les titres originaux, recueillis de toutes les parties du royaume, qu’il va porter sur ce problème un jugement complet et solennel Dans ces modifications, ou, pour mieux dire, dans cet agrandissement progressif de sa pensée, on ne peut qu’admirer la force d’intelligence, l’impartialité d’esprit et la parfaite bonne foi de l’écrivain Laissons le parler :
 
«Il y a, certes, un grand mérite d’à-propos dans l’intention de recueillir et de rassembler en un seul corps tous les documens authentiques de l’histoire de ces familles sans nom, mais non pas sans gloire, d’où sont sortis les hommes qui firent la révo1ution de 1789 et celle de 1830.... De grandes leçons et de beaux exemples pour le siècle présent peuvent sortir de la révélation de cette face obscure et trop négligée des dix derniers siècles de notre histoire nationale. Il y avait chez nos ancêtres de la bourgeoisie, cantonnés dans leurs mille petits centres de liberté et d’action municipales, des mœurs fortes, des vertus publiques, un dévouement naïf et intrépide à la loi commune et à la cause de tous; surtout ils possédaient à un haut degré cette qualité du vrai citoyen et de l’homme politique qui nous manque peut-être aujourd’hui, et qui consiste à savoir nettement ce qu’on veut, et à nourrir en soi des volontés longues et persévérantes.
 
« Dans tout l’étendue de la France actuelle, pas une ville importante qui n’ait eu sa loi propre et sa juridiction municipale, pas un bourg ou simple village qui n’ait eu ses chartes de franchise et ses privilèges communaux; et, parmi cette foule de constitutions d’origine diverse, produit de la lutte ou du bon accord entre les seigneurs et les sujets, de l’insurrection populaire ou de la médiation royale, d’une politique généreuse ou de calculs d’intérêts, d’antiques usages rajeunis ou d’une création neuve et spontanée (car il y a de tout cela dans l’histoire des communes), quelle admirable variété d’inventions, de moyens, de précautions, d’expédiens politiques ! Si quelque chose peut faire éclater la puissance de l’esprit français, c’est la prodigieuse activité des combinaisons sociales, qui, durant quatre siècles, du XIIe au XVIe, n’a cessé de s’exercer pour créer, perfectionner, modifier, réformer partout les gouvernemens municipaux, passant du simple au complexe, de l’aristocratie à la démocratie, ou marchant en sens contraire, selon le besoin des circonstances et le mouvement de l’opinion. Voilà quel spectacle digne d’intérêt et de méditation m’ont présenté les deux mille pièces ou sommaires de pièces authentiques dont j’ai déjà pris connaissance (9)<ref>Voy. le ''Rapport'' du 10 mars 1837. </ref>... »
 
Mais, comme on le pense bien, le triage et le classement méthodique des pièces de cette vaste collection, où l’art ne peut entrer que pour peu de chose, ne suffisaient pas aux besoins d’une pensée et d’une imagination aussi actives que celles de M. Thierry. Il entreprit donc parallèlement un autre travail, dont il a terminé et publié, l’année dernière, la première moitié. Je veux parler des deux volumes intitulés ''Récits des temps mérovingiens'', livre de science et de style, le plus achevé, suivant moi, qui soit sorti de cette plume si habile, et qui a reçu des mains de l’Académie française la couronne historique que le legs de M. le baron Gobert a autorisé cette compagnie à décerner.
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Ce dernier ouvrage se compose de deux sections bien distinctes. La première, qui remplit presque un volume, consiste en de nouvelles ''Considérations'' sur nos origines sociales; la seconde contient six ''Récits'' ou épisodes, destinés à faire revivre la Gaule du VIe siècle.
 
Il ne s’agit point ici, comme on voit, de la première invasion ni de la fougueuse arrivée des conquérans germains sur notre sol. Cette peinture, après M. de Châteaubriant (10)<ref>:Voy. ''les Martyrs'', livres VI et VII, et les ''Etudes historiques'', étude sixième, Mœurs des barbares. </ref>, n’était plus à faire, et M. Thierry lui-même a raconté ailleurs plusieurs des scènes les plus caractéristiques de cette terrible collision (11)<ref>Voy. les ''Lettres sur l’histoire de France'', lettres VI , VII et VIII. </ref>. Ce qu’il veut peindre dans ces ''Récits'', c’est la seconde période de la conquête franque, celle où commence une sorte d’échange de mœurs ou plutôt de vices entre les deux races ; c’est ce moment de civilisation indécise et complexe où la physionomie germanique et la physionomie gallo-romaine semblent se confondre dans un état intermédiaire, qui n’est ni la franche barbarie du Nord, ni la vieille corruption romaine, situation nouvelle, qu’on pourrait appeler la barbarie gallo-franque.
 
Ces ''Récits'' n’offrent point une histoire continue des évènemens arrivés sous la première race. A la suite exacte des faits et à l’unité de composition, très difficiles à conserver au milieu des complications politiques de cette époque, M. Thierry a préféré le récit par masses détachées, ayant chacune pour fil la vie ou les aventures de quelque personnage célèbre. L’auteur n’a donné, dans les deux volumes déjà publiés, que six tableaux épisodiques; il ne lui faut pas moins de deux nouveaux volumes pour compléter cette histoire ou plutôt cette série d’histoires disposées par groupes et fractionnées par petits centres d’action, à peu près comme l’était elle-même la société mérovingienne.
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Il ressort de l’ensemble des ''Considérations'' de M. Thierry non-seulement une foule de vérités particulières, mais une vérité plus générale, que l’auteur n’a pas expressément formulée, mais qui est la conclusion et en quelque sorte la morale de son ouvrage. C’est que les réformes ne sont pas, comme on le croit quand on les commence, une rupture complète avec toutes les traditions du passé. Non, une réforme n’est pas un sentier fantastique à travers le vide; ce n est pas le pont de Milton jeté sur le chaos. Au contraire, une reforme légitime est presque toujours la reprise d’une voie antérieurement suivie et délaissée à tort. En 1825, par exemple, quand je terrain manquait sous les pas des imitateurs de la tragédie de Voltaire, on aurait voulu voir la nouvelle école retourner avec audace aux libertés du drame antique ou du moins au dialogue si net et si nerveux de Corneille. En un mot, une réforme n’est pas nécessaire ment un élan vers l’inconnu. Ce peut être, et souvent ce doit être un retour à de grandes lignes, qu’on reprend au point où elles ou été abandonnées, pour les conduire et les prolonger par-delà. Pourquoi n’en serait-il pas des révolutions de la poésie et de l’histoire comme de celles du commerce et de la navigation du monde? Après avoir quitté au XVe siècle la route de l’Inde par l’Égypte, et avoir appris à doubler le cap de Bonne-Espérance, l’Europe n’est-elle pas à la veille de délaisser la voie ouverte par Gama, et de reprendre, en l’accélérant, celle de l’Egypte, frayée par Alexandre? La nouvelle école ne pouvait remonter à un sentier plus sûr que celui qu’avait indiqué Fréret. Aujourd’hui, grace à tant de travaux et d’efforts, elle est bien loin du point de départ. Au reste, tous nos lecteurs auront été, je l’espère, frappés, comme nous le sommes, de marche ascendante qu’a suivie, d’un pas si ferme, le talent de M. Thierry; ils auront admiré cette perfection croissante de jugement et de style, cette vocation précoce, cette impartialité qui est née et qui a grandi au milieu des orages politiques, ce génie presque divinatoire dont le souffle a rendu la vie à toutes les populations obscures qui ont, sans presque laisser de traces, foulé le sol de l’Angleterre et de la France. Plusieurs de nos contemporains se sont illustrés par l’histoire; mais nul, je le crois, n’a considéré le passé sous autant d’aspects divers. M Thierry a traité l’histoire en publiciste, en critique, en philologue, en artiste. Ajoutons que personne ne s’est plus religieusement renfermé dans le cercle de la science; personne ne s’est consacré plus pieusement au culte de l’histoire nationale; personne n’a donné à la réforme historique une impulsion plus efficace. A Dieu ne plaise que j’aie la prétention d’assigner des rangs, ou que je veuille diminuer en rien les statues qui nous restent à élever ; je désire seulement que l’on comprenne bien comment, au moment d’ouvrir une galerie des historiens modernes, le nom de M. Thierry s’est présenté le premier à notre plume.
 
 
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<small>(1) En 1821 et 822 et de 1828 à 1830.</small><br />
<small>(2) Voyez '' les Martyrs'', livre VI, tome V des œuvres choisies, pg, 268-271. </small><br />
<small>(3) Voy, ''Récits des temps mérovingiens'', préf., pag. XVIII et suiv. </small><br />
<small>(4) Voy. ''Censeur européen'', n° du 17 novembre 1819, et ''Dix ans d’études historiques, 3 édit., pag. 145.</small><br />
<small>(5) M. Thierry reconnaissait, pourtant, dès-lors de grandes et honorables exceptions. Il rendait, entre autres, pleinement justice, dans un article du ''Censeur européen'' du 21 juin 1819, aux qualités éminentes de l’''Histoire de Cromwell'', de M. Villemain.</small><br />
<small>(6) Ces deux morceaux ont été réunis sous le titre suivant: ''Manuscrit de l’ancienne abbaye de Saint-Julien à Brioude ; Histoire du Franc Harderard et de la vierge Aurelia'', légende du VIIe siècle, et le ''Livre des Gestes du roi Childebert III'', chronique du VIIIe siècle, retrouvées et traduites par un amateur d’antiquités françaises. Paris, Briére, 1824, 2 vol. in 12. </small><br />
<small>(7) On n’a pas oublié sans doute des fragmens pleins de vérité d’observation et d’une grande finesse de pensée qui ont été insérés dans cette ''Revue'', par Mme Augustin Thierry sous le titre de ''Philippe de Morvelle''. Ces morceaux, recueillis et complétés, ont paru en un volume in-8°, sous le titre de ''Scènes de mœurs aux dix-huitième et dix-neuvième siècles. </small><br />
<small>(8) Voy. ''Rapport au ministre de l’instruction publique'', 10 mars 1837. </small><br />
<small>(9) Voy. le ''Rapport'' du 10 mars 1837. </small><br />
<small>(10):Voy. ''les Martyrs'', livres VI et VII, et les ''Etudes historiques'', étude sixième, Mœurs des barbares. </small><br />
<small>(11) Voy. les ''Lettres sur l’histoire de France'', lettres VI , VII et VIII. </small><br />