« De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie » : différence entre les versions

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Je veux dire par là, et je ne veux pas dire autre chose, que l’idée souvent pénible d’être des épigones, si on l’imagine en grand, peut avoir de grands effets et donner, pour l’avenir, des garanties pleines d’espoir, aussi bien à l’individu qu’au peuple, et cela pour autant que nous nous considérons comme les héritiers et les descendants de puissances classiques et prodigieuses, voyant là pour nous un honneur et un aiguillon. Nous ne voulons donc pas être les rejetons tardifs, étiolés et dégénérés, de générations vigoureuses qui, en leur qualité d’antiquaires et de fossoyeurs de ces générations, prolongent leur vie précaire. Certes de pareils ê
 
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tres tard venus vivent d’une existence ironique : l’anéantissement suit de près leur carrière boiteuse ; ils frémissent, lorsqu’ils veulent se réjouir du passé, car ils sont des mémoires vivantes, et pourtant leur pensée sans héritiers est dépourvue de sens. Dès lors un obscur pressentiment les enveloppe, ils devinent que leur vie est une injustice, vu qu’aucun avenir ne pourra la justifier.
 
Imaginons cependant ces tardifs antiquaires, échangeant soudain leur outrecuidance contre cette résignation ironiquement douloureuse ; imaginons-les proclamant d’une voix retentissante que la race a atteint son apogée, car maintenant seulement la science la domine, maintenant seulement elle s’est révélée à elle-même. Alors nous nous trouverions en face d’un spectacle qui dévoilerait, comme dans un symbole, la signification énigmatique que possède pour la culture allemande une certaine philosophie très illustre. S’il y a eu des tournants dangereux dans la civilisation allemande de ce siècle, je crois qu’il n’y en a pas eu de plus dangereux que celui qui fut provoqué par une influence qui subsiste encore, celle de cette philosophie, la philosophie hégélienne. La croyance quel’on est un être tard-venu dans l’époque est véritablement paralysante et propre à provoquer la mauvaise humeur, mais quand une pareille croyance, par un audacieux renversement, se met à diviniser cet être tard-venu, comme s’il était véritablement
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le sens et le but de tout ce qui s’est passé jusqu’ici, comme si sa misère savante équivalait à une réalisation de l’histoire universelle, alors cette croyance apparaîtrait terrible et destructive. De pareilles considérations ont habitué les Allemands à parler d’un « processus universel », et à justifier leur propre époque, en y voyant le résultat nécessaire de ce processus universel. De pareilles considérations ont détrôné les autres puissances intellectuelles, l’art et la religion, pour mettre à leur place l’histoire, en tant qu’elle est le « concept qui se réalise lui-même », en tant qu’elle est : < la dialectique de 1’esprit des peuples » et le v÷"l~ « jugement de l’humanité » .
 
l « On a appelé par dérision cette interprétation r hégélienne de l’histoire la marche de Dieu sur la terre, lequel Dieu n’a du reste été créé lui-même que par l’histoire. Ce dieu des historiens n’est arrivé à une claire compréhension de lui-même que X dans les limites que lui tracent les cerveaux hégé-J liens ; il s’est déjà élevé par tous les degrés de son’être possible, au point de vue dialectique, jusqu’à cette auto-révélation : en sorte que, pour Hegel, le point culminant et le point ünal du processus universel coïncideraient avec sa propre existence ber’linoise. Hégel aurait même dû affirmer que toutes les choses qui viendraient après lui ne devraient être considérées exactement quecomme une réson— M nance musicale du rondeau universel, plus exactement
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encore comme quelque chose de superflu. Il n’a pas affirmé cela. Par contre, il a implanté dans les générations pénétrées de sa doctrine cette admiration pour la « puissance de l’histoire » qui, pratiquement, se transforme, à tout instant, en— une admiration toute nue du succès et qui conduit à l’idolâtrie des faits. Pour ce culte idolâtre, on a adopté maintenant cette expression très mythologique et de plus très allemande : « Tenir compte des faits. » Or, celui qui a appris à courber l’échine et à incliner la tête devant la « puissance de l’histoire », celui-là aura un geste approbateur et méca— J nique, un geste à la chinoise, devant toute espèce de puissance, que ce soit un gouvernement, ou l’opinion publique, ou encore le plus grand nombre. Il agitera ses membres d’après la mesure qu’adoptera à une « puissance » pour tirer ses ficelles. Si chaque succès porte en lui une nécessité raisonnable, si » tout événement est la victoire de la logique ou de l’idée » — eh bien ! qu’on se mette vite à genoux et que l’on parcoure ainsi tous les degrés du « succès » ! Comment, il n’y aurait plus de mythologies souveraines ? Comment, les religions seraient en train de s’éteindre ? Voyez donc la religion de la puissance historique, prenez garde aux prêtres de la mythologie des idées et à leurs genoux meurtris ! Toutes les vertus ne forment-elles pas, elles aussi, un cortège à cette nouvelle foi’? Ou bien n’est-ce pas du désintéressement quand l’homme
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historique se laisse transformer en miroir historique ? N’est-ce pas de la générosité que de renoncer à toute puissance au ciel et sur la terre, en adorant dans toute puissance la puissance en soi ? N’est-ce pas de la justice que de tenir toujours dans la main la balance des forces, en observant de quel côté elle penche ? Et quelle école de bienséance est une pareille manière d’envisager l’histoire ! Envisager tout au point de vue objectif, ne se fâcher de rien, ne rien aimer, tout comprendre, comme cela rend doux et souple ! Et lors même que quelqu’un qui aurait été élevé à cette école s’irriterait une fois publiquement, ou se mettrait en colère, on ne ferait que s’en réjouir, car l’on sait qu’il ne s’agit que du point de vue artistique et que si c’est avec ira et studium, c’est pourtant complètement sine ira et studio.
 
Que d’idées vieillies j’ai sur le cœur, en face d’un pareil complexus de mythologie et de vertu ! Mais il faut une fois que je les sorte, on aura beau rire. Je dirais donc que l’histoire enseigne toujours : « Il était une fois », la morale par contre : « Vous ne devez pas », ou bien « Vous n’auriez pas dû » . De la sorte, l’histoire devient un compendium de l’immoralité effective. Combien celui-là se tromperait qui considérerait en même temps l’histoire comme justicière de cette immoralité effective ? La morale est par exemple offensée de voir qu’un Raphaël a dû mourir à trente six ans. Un pareil être
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ne devrait pas mourir… Or, si vous voulez venir en aide à l’histoire en apologiste des faits, vous direz que Raphaël a exprimé tout ce qu’il avait en lui ; s’il avait vécu plus longtemps il n’aurait jamais pu créer que la beauté, mais une beauté semblable et non point une beauté nouvelle, etc. Vous êtes ainsi les avocats du diable. Vous l’êtes en faisant votre idole du succès, du « fait », alors que le fait est toujours stupide, ayant de tous temps ressemblé plus à un veau qu’à un dieu. Apologistes de l’histoire, l’ignorance vous inspire, car c’est seulement parce que vous ne savez pas ce que c’est qu’une natura naturae comme Raphaël que vous ne vous échauffez pas la ici à apprendre qu’elle a été dans le passé et qu’elle ne sera plus jamais dans l’avenir. Au sujet de Gœthe, quelqu’un a voulu nous enseigner récemment qu’avec ses quatre-vingt-deux ans celui-ci avait épuisé ses forces vitales. Et pourtant j’échangerais volontiers quelques années de ce Gœthe « épuisé » contre des voiturées entières d’existences jeunes et ultramodernes, pour avoir encore ma part à des conversations semblables à celles que Gœthe eut avec Eckermann, et pour que me soient épargnés les enseignements, conformes à l’époque, donnés par les légionnaires du moment. Combien peu de vivants, en face de pareils morts, ont en général le droit de vivre ! Le fait que ce grand nombre est en vie, alors que le petit nombre des hommes rares
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est mort, n’est autre chose qu’une vérité brutale, c’est-à-dire une bêtise irréparable, une lourde affirmation de « ce qui est » en face de la morale qui dit que « cela ne devrait pas être ainsi » . Certes, en face de la morale ! Car, quelle que soit la vertu dont on veuille parler, la justice, la générosité, la bravoure, la sagesse et la compassion — partout l’homme est vertueux lorsqu’il se révolte contre la puissance aveugle des faits, contre la tyrannie de la réalité et qu’il se soumet à des lois qui ne sont pas les lois de ces fluctuations de l’histoire. Il nage toujours contre le flot historique, soit qu’il combatte ses passions comme la plus proche réalité stupide de son existence, soit qu’il s’engage à la probité, alors que tout autour de lui le mensonge resserre ses mailles étincelantes. Si l’histoire n’était pas autre qu’un « système universel de passions et d’erreurs », l’homme devrait y lire de la même façon dont Gœthe conseillait de lire son Werther, à savoir : comme si l’histoire s’écriait : « Sois un homme et ne me suis pas ! » Heureusement qu’elle conserve aussi la mémoire des grandes luttes contre l’histoire, c’est-à-dire contre la puissance aveugle de la réalité et qu’elle se cloue elle-même au pilori, en mettant précisément en relief les véritables natures historiques qui se sont préoccupées de ce qui est pour obéir au contraire, avec une fierté joyeuse, à ce qui doit être. Ce qui pousse celles-ci à aller sans cesse de l’avant, ce n’est pas de porter en terre
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leur génération, mais de fonder une génération nouvelle. Et si ces hommes naissent eux-mêmes, tard venus dans leur époque, il y a une façon de vivre qui fera oublier leur caractère d’hommes tardifs. Les générations à venir ne les connaîtront alors que comme des premiers-nés.
 
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Notre époque est-elle peut-être une pareille époque de premiers-nés ? De fait, la véhémence de son sens historique est si grande et se manifeste d’une façon si universelle et si absolument illimitée, qu’en cela du moins les époques à venir loueront son caractère d’avant-garde — en admettant toutefois qu’il y ait en général des époques à venir, entendues au point de vue de la culture. Mais à ce point de vue précisément une lourde incertitude subsiste. À côté de la fierté de l’homme moderne se dresse son ironie à l’égard de lui-même, la conscience qu’il lui faut vivre dans un état d’esprit rétrospectif, inspiré par le soleil couchant, la crainte de ne rien pouvoir reporter sur l’avenir de ses espérances de jeunesse, de ses forces juvéniles. Çà et là, on va plus loin encore, dans le sens du cynisme, et l’on justifie la marche de l’histoire, même toute l’évolution du monde, pour l’ajuster à l’usage de l’homme moderne, selon le canon cynique : On dira qu’il fallait qu’il en fût ainsi, qu’il fallait que
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les choses allassent comme elles vont aujourd’hui, que l’homme devînt tel que les hommes sont maintenant. Personne n’a le droit de s’opposer à cette nécessité. Celui-là se réfugie dans le bien-être d’un pareil cynisme qui ne peut s’accommoder de l’ironie. C’est à lui que ces dix dernières années offrent, de plus, une de leurs plus belles inventions, c’est une formule complète et arrondie pour ce cynisme. Il appelle sa façon de vivre — façon conforme à l’époque et sans inconvénients — « le complet abandon de la personnalité au processus universel » ! La personnalité et le processus universel ! Le processus universel et la personnalité de la puce terrestre ! Hélas ! Pourquoi faut-il entendre sans cesse l’hyperbole des hyperboles, le mot univers, alors que chacun ne devrait sincèrement parler que de l’homme ! Héritiers des Grecs et des Romains ? Héritiers du christianisme ? Tout cela semble ne pas exister pour ces cyniques. Mais héritiers du processus universel ! Le sens et la solution de toutes les énigmes du devenir, exprimés dans l’homme moderne, le fruit le plus mûr sur l’arbre de la connaissance ! — C’est là ce que j’appelle un sentiment sublime ! Ce signe distinctif permet de reconnaître les premiers-nés de toutes les époques, bien qu’ils soient venus les derniers. Jamais les considérations historiques n’ont poussé si loin leur rôle, pas même en rêve, car maintenant l’histoire de l’homme n’est plus autre chose que la continuation
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de l’histoire des animaux et des plantes. Même dans les plus obscures profondeurs de la mer, l’universaliste de l’histoire trouve encore, sous forme d’organismes vivants, les traces de lui-même. En s’extasiant, comme s’il s’agissait d’un miracle, devant l’énorme chemin déjà parcouru par l’homme, le regard chavire lorsqu’il contemple ce miracle encore plus surprenant — l’homme moderne lui-même, capable d’embrasser ce chemin d’un seul coup d’œil. L’homme moderne se dresse fièrement sur la pyramide du processus universel. En plaçant au sommet la clef de voûte de sa connaissance, il semble apostropher la nature qui, autour de lui, est aux écoutes et lui dire : « Nous sommes au but, nous sommes le but, nous sommes l’accomplissement de la nature. »
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L’éparpillement frénétique et étourdi de tous les principes, la décomposition de ceux-ci en un flux et un reflux perpétuels, l’infatigable effilochage et l’historisation, par l’homme moderne, de tout ce qui a été, la grande araignée au centre de la toile universelle — cela peut occuper et préoccuper le moraliste, l’artiste, l’homme pieux et peut-être aussi l’homme d’État. Nous autres, nous voulons nous contenter de nous en amuser aujourd’hui, en voyant tout cela se refléter dans le splendide miroir magique du parodiste philosophe. Chez celui-ci le temps est arrivé à la conscience ironique de lui-même, avec une précision qui va « jusqu’à la scélératesse » (pour employer une expression de Gœthe). Hegel a une fois affirmé que « quand l’Esprit fait un soubresaut, nous autres philosophes, nous y sommes intéressés ». Notre époque a fait un soubresaut vers l’ironie de soi-même, et voici, déjà M. Eduard von Hartmann était là pour écrire sa célèbre philosophie de l’inconscient, ou pour parler plus exactement : sa philosophie de l’ironie inconsciente. Rarement nous avons lu une invention plus joyeuse et une friponnerie plus philosophique que celle de Hartmann. Celui que Hartmann n’éclaire pas sur le devenir, celui qu’il ne met pas de bonne humeur est vraiment mûr pour n’être plus. Le commencement et le but du processus universel,
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depuis les premiers balbutiements de la conscience jusqu’au retour dans le néant, y compris la tâche exactement définie de notre génération dans ce processus universel, tout cela représenté comme coulant de la source d’inspiration de l’inconscient, inventée avec tant d’esprit, et rayonnant dans une lumière apocalyptique, tout cela imité à s’y méprendre et avec un sérieux de brave homme, comme si c’était vraiment une philosophie pour de bon et non pas une philosophie pour rire : voilà un ensemble qui prouve que son créateur est un des premiers parodistes philosophiques de tous les temps. Sacrifions donc sur son autel, sacrifions-lui donc, à lui l’inventeur de la véritable médecine universelle, une boucle de cheveux, pour emprunter à Schleiermacher une de ses expressions admiratives. Car, quelle médecine serait plus salutaire contre l’excès de culture historique que les parodies de toute histoire universelle écrites par Hartmann ?
 
Si l’on voulait dire sèchement ce que Hartmann proclame du haut du trépied enfumé de l’ironie inconsciente, il faudrait affirmer que, selon lui, notre temps doit être tel qu’il est, pour que l’humanité en ait une fois sérieusement assez de cette existence. Nous le croirions volontiers. Cette effrayante ossification de notre époque, ce fiévreux clapotement de tous les os — tels que David Strauss nous les a décrits naïvement comme la plus belle réalité — Hartmann ne les justifie pas seulement
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après coup, ex causis efficientibus, mais encore d’avance, ex causa finali. Depuis le jour du jugement dernier, l’espiègle fait rayonner sa lumière en arrière sur notre temps et il se trouve alors que notre temps est parfait, parfait pour celui qui veut souffrir autant que possible des cruautés de la vie, pour celui qui ne saurait désirer assez vite la venue de ce jour du jugement. Il est ce que Hartmann appelle l’âge dont l’humanité s’approche maintenant, son « âge d’homme ». Mais, si nous en croyons sa propre description, c’est là l’état bienheureux, où il n’y aura plus que des « bonnes médiocrités », où l’art sera « ce qu’est, pour le boursier berlinois, la grosse farce de théâtre », où « les génies ne seront plus un besoin de l’époque, parce que ce serait là jeter les perles devant les pourceaux, ou encore parce que l’époque aura passé de la phase à laquelle convenaient les génies à une phase plus importante », à cette phase de l’évolution sociale où chaque travailleur, « avec un labeur qui lui laisse assez de loisir pour son développement intellectuel, mènera une existence confortable ».
 
Espiègle de tous les espiègles, tu exprimes le désir de l’humanité actuelle ! Mais tu sais également quel spectre se trouvera à la fin de cet âge viril de l’humanité, comme résultat de ce développement intellectuel vers une bonne médiocrité : le dégoût. Visiblement, tout va au plus mal, mais,
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dans l’avenir, tout ira plus mal encore, « visiblement l’Antéchrist étend de plus en plus son influence » — mais il faut qu’il en soit ainsi, il faut que tout cela arrive, car, avec tout cela, nous nous trouvons sur le meilleur chemin vers le dégoût de toute existence. « Donc, allons de l’avant dans le processus universel, en bons travailleurs dans le vignoble du Seigneur, car c’est ce processus seul qui peut mener au salut ! »
 
Le vignoble du Seigneur ! Le processus ! Mener au salut ! Qui donc n’entend pas là la voix de la culture historique, laquelle ne connaît que le mot « devenir », de la culture historique travestie avec intention en une monstrueuse parodie, pour dire, derrière son masque grotesque, les choses les plus folâtres à son propre sujet ? Car que demande en somme ce dernier appel espiègle aux travailleurs dans le vignoble ? Dans quelle tâche doivent-ils bravement aller de l’avant ? Ou, pour poser autrement la question : celui qui possède la culture historique, le moderne fanatique du processus qui nage et se noie dans le fleuve du devenir, que lui reste-t-il à faire, pour cueillir un jour la moisson de ce dégoût, l’exquis raisin de ce vignoble ? — Rien, sinon de continuer à vivre ainsi qu’il a vécu, de continuer à aimer ainsi qu’il a aimé, de continuer à haïr ainsi qu’il a haï, de continuer à lire le journal qu’il a lu jusqu’à présent. Pour lui, il n’existe qu’un seul péché — vivre autrement qu’il a vécu.
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Cependant comment il a vécu, une célèbre page imprimée en gros caractères nous l’enseigne, une page écrite en style lapidaire et qui a jeté tous les champions de la culture actuelle dans un ravissement aveugle, dans un fol accès d’enthousiasme, parce qu’ils croyaient lire dans ces phrases leur propre justification, éclairée par une lumière apocalyptique. Car, de chaque individu, l’inconscient parodiste réclame : « l’abandon complet de la personnalité en faveur du processus universel, pour atteindre le but de celui-ci qui est le salut universel ». Ou, avec plus de clarté encore : « L’affirmation de la volonté de vivre est proclamée provisoirement comme la seule chose raisonnable : car c’est seulement par le complet abandon à la Vie et à ses douleurs, et non par la lâche renonciation individuelle et par la retraite qu’il y a quelque chose à faire pour le processus universel... » « L’aspiration à la négation personnelle de la volonté est aussi insensée et inutile ou même plus insensée que le suicide... » « Le lecteur qui réfléchit comprendra, sans autres explications, comment s’organiserait une philosophie pratique, érigée sur ces principes, et aussi que cette philosophie ne saurait contenir aucun germe de division, mais qu’elle aboutit à une complète réconciliation avec la vie. »
 
Le lecteur qui réfléchit comprendra... et pourtant l’on pourrait mal interpréter Hartmann ! Et, comme il est infiniment réjouissant de voir qu’il a été mal
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compris ! Les Allemands actuels seraient-ils particulièrement subtils ? Un brave Anglais trouve qu’ils manquent de delicacy of perception ; il ose même dire in the german mind there does seem to be something splay, something blunt-edged, unhandy and infelicitous. — Le grand parodiste allemand serait-il tenté de protester ? Il est vrai que, d’après ses explications, nous approchons de « cet état idéal où l’espèce humaine fera son histoire avec conscience ». Mais il appert que nous sommes encore assez loin de cet état, peut-être plus idéal encore où l’humanité lira le livre de Hartmann avec conscience. Si nous en arrivons là, personne ne laissera plus passer sur ses lèvres le mot « processus universel », sans que ses lèvres se mettent à sourire. Car on se souviendra alors du temps où l’on écoutait l’évangile parodiste de Hartmann avec toute la probité de ce german mind, même avec « le sérieux contorsionné des hiboux », pour parler avec Goethe, du temps où non seulement on l’écoutait, où encore on l’absorbait, le combattait, le vénérait, l’étalait et le canonisait.
 
Il faut cependant que le monde aille de l’avant, son état idéal ne viendra pas en rêve, il faut le conquérir par la lutte, et c’est la joie qui mène au salut, à la délivrance de cet incompréhensible sérieux de hiboux. Il viendra un temps où l’on s’abstiendra sagement de tous les édifices du processus universel et aussi de vouloir faire l’histoire de l’humanité,
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un temps où l’on ne considérera plus les masses, mais où l’on reviendra aux individus, aux individus qui forment une sorte de pont sur le sombre fleuve du devenir. Ce n’est pas que ceux-ci continuent le processus historique, ils vivent au contraire en dehors des temps, contemporains en quelque sorte, grâce à l’histoire qui permet un tel concours, ils vivent comme cette « république des génies » dont parle une fois Schopenhauer ; un géant en appelle un autre, à travers les intervalles déserts des temps, sans qu’ils se laissent troubler par le vacarme des pygmées qui grouillent à leurs pieds, ils continuent leurs hautains colloques d’esprits. C’est à l’histoire qu’appartient la tâche de s’entremettre entre eux, de pousser toujours à nouveau à la création des grands hommes, de donner des forces pour cette création. Non, le but de l’humanité ne peut pas être au bout de ses destinées, il ne peut s’atteindre que dans ses types les plus élevés.
 
Il est vrai qu’à cela notre joyeux personnage répond, avec cette dialectique admirable qui est aussi vraie que ses admirateurs sont admirables : « Tout aussi peu qu’il y aurait harmonie avec l’idée de l’évolution si l’on attribuait au processus universel une durée infinie dans le passé, parce que alors toute évolution imaginable aurait déjà été parcourue — ce qui n’est pas le cas (ah le coquin !) — tout aussi peu nous pouvons concéder au processus une durée
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infinie dans l’avenir ; dans les deux cas l’idée de l’évolution vers un but serait supprimée (ah, encore une fois, le coquin !) et le processus universel ressemblerait au travail des Danaïdes. Mais la victoire complète de la logique sur l’illogisme (ah coquin des coquins !) doit correspondre à la fin terrestre du processus universel, au jour du jugement. »
 
Non, esprit clair et moqueur, tant que l’illogisme règne encore comme aujourd’hui, tant qu’il pourra par exemple être parlé encore, comme tu fais, de « processus universel », avec l’assentiment général, le jour du jugement sera encore loin. Car on se réjouit encore trop sur cette terre, plus d’une illusion fleurit encore, par exemple l’illusion que se font tes contemporains à ton sujet ; nous sommes loin d’être assez mûrs pour retomber dans ton néant, car nous croyons que ce sera encore plus gai ici-bas quand une fois on aura commencé à te comprendre, toi l’Inconscient incompris. Si pourtant le dégoût devait venir impétueusement, tel que tu l’as prophétisé à tes lecteurs, si tu devais garder raison avec tes descriptions du présent et de l’avenir — et personne ne les a méprisés tous deux, ne les a méprisés autant que toi, jusqu’au dégoût, — je serais tout prêt à voter avec la majorité, d’après la formule préconisée, une motion proposant que samedi soir, à minuit exactement, ton univers devra disparaître. Et que notre décret se termine par cette
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conclusion : à partir de demain, le temps n’existera plus et tous les journaux cesseront de paraître. Mais il se peut fort bien que notre démarche soit sans effet et que nous ayons décrété en vain. Eh bien alors, nous ne manquerons du moins pas de temps pour faire une plus belle expérience. Nous prendrons une balance et nous mettrons sur l’un des plateaux l’inconscient de Hartmann, sur l’autre le processus universel de Hartmann. Il y a des gens qui prétendent que, des deux côtés, nous aurions le même poids, car dans les deux plateaux, il resterait un mot, tous deux également mauvais, et une plaisanterie, toutes deux également bonnes. Quand une fois la plaisanterie de Hartmann aura été comprise, personne ne se servira plus du mot de Hartmann sur le « processus universel », autrement que pour... plaisanter. De fait, il est grandement temps d’entrer en campagne, avec le ban et l’arrière-ban des méchancetés satiriques, contre les débauches du sens historique, contre le goût excessif pour le processus, au détriment de l’être et de la vie, contre le déplacement insensé de toutes les perspectives. Et, il faut le dire à la louange de l’auteur de la Philosophie de l’inconscient, il a réussi à sentir violemment ce qu’il y a de ridicule dans la conception du « processus universel » et à le faire sentir plus violemment encore par le sérieux particulier de son exposition. À quoi sert le « monde », à quoi sert l’ « humanité » ? Cela ne
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doit provisoirement pas nous préoccuper, à moins que nous ne voulions nous amuser d’une petite plaisanterie ; car la présomption des petits reptiles humains est ce qu’il y a de plus drôle et de plus joyeux sur le théâtre de la vie. Mais à quoi tu sers, toi, l’individu ! demande-le-toi, et si personne d’autre ne peut te le dire, essaye donc de justifier le sens de ton existence, en quelque sorte a posteriori, en t’imposant à toi-même un but, un « service » supérieur et noble. Que ce service te fasse périr ! Je ne connais pas de meilleur but dans la vie que de se briser contre le sublime et l’impossible, animae magnae prodigus. Si, par contre, les idées du devenir souverain, de la fluidité de toutes les conceptions, de tous les types et de toutes les espèces, de l’absence de toute diversité entre l’homme et la bête — doctrines que je tiens pour vraies, mais pour mortelles, — avec la folie de l’enseignement qui règne aujourd’hui, sont jetées au peuple pendant une génération encore, personne ne devra s’étonner, si le peuple périt d’égoïsme et de mesquinerie, ossifié dans l’unique préoccupation de lui-même. Il commencera par s’effriter et par cesser d’être un peuple. À sa place, nous verrons peut-être apparaître, sur la scène de l’avenir, un enchevêtrement d’égoïsmes individuels, de fraternisations en vue de l’exploitation rapace de ceux qui ne sont pas des « frères », et d’autres créations semblables de l’utilitarisme commun.
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Pour préparer ces créations, il suffira de continuer à écrire l’histoire au point de vue des masses et de chercher, dans l’histoire, ces lois que l’on peut déduire des besoins de ces masses, c’est-à-dire les mobiles des couches les plus basses du limon social. Pour ma part, les masses ne me semblent mériter d’attention qu’à trois points de vue. Elles sont d’une part des copies diffuses des grands hommes, exécutées sur du mauvais papier et avec des plaques usées ; elles sont ensuite la résistance que rencontrent les grands et enfin les instruments dans la main des grands. Pour le reste, que le diable et la statistique les emportent ! Comment la statistique démontrerait-elle qu’il y a des lois dans l’histoire ? Des lois ? Certes, elle montre combien la masse est vulgaire et uniforme jusqu’à la répugnance. Faut-il appeler lois les effets des forces de gravité que sont la bêtise, la singerie, l’amour et la faim ? Fort bien ! Convenons-en ! Mais alors une chose est certaine, c’est que, pour autant qu’il y a des lois dans l’histoire, ces lois ne valent rien et l’histoire ne vaut pas davantage.
 
Mais c’est précisément cette façon d’écrire l’histoire qui jouit maintenant d’un renom universel, la façon qui considère les grandes impulsions de la masse comme ce qu’il y a de plus important et de plus essentiel dans l’histoire et qui tient tous les grands hommes simplement pour l’expression la plus parfaite de la masse, la petite bulle d’air qui
Mais c’est précisément cette façon d’écrire l’histoire qui jouit maintenant d’un renom universel, la façon qui considère les grandes impulsions de la masse comme ce qu’il y a de plus important et de plus essentiel dans l’histoire et qui tient tous les grands hommes simplement pour l’expression la plus parfaite de la masse, la petite bulle d’air qui devint visible dans l’écume des flots. C’est la masse qui devrait engendrer de son propre sein ce qui est grand, l’ordre devrait naître du chaos ? On finit alors généralement par entonner l’hymne à la louange de la masse qui engendre. Et l’on appelle « grand » tout ce qui, pendant un certain temps, a remué la masse, tout ce qui a été, comme on dit, « une puissance historique ». Mais n’est-ce pas là confondre volontairement la quantité avec la qualité ? Quand une masse grossière a trouvé qu’une idée quelconque, par exemple une idée religieuse, était bien adéquate à elle-même, quand elle l’a défendue âprement et l’a traînée après elle pendant des siècles, alors, et alors seulement, l’inventeur et le créateur de cette idée sera considéré comme grand. Pourquoi donc ? Ce qu’il y a de plus noble et de plus sublime n’agit pas du tout sur les masses. Le succès historique du christianisme, sa puissance, son endurance, sa durée historique, tout cela ne démontre heureusement rien, pour ce qui en est de la grandeur de son fondateur et serait, en somme, plutôt fait pour être invoqué contre lui. Entre lui et ce succès historique, se trouve une couche obscure et très terrestre de puissance, d’erreur, de soif de passions et d’honneurs, se trouvent les forces de l’empire romain qui continuent leur action, une couche qui a procuré au christianisme son goût de la terre, son reste terrestre. Ces forces qui rendirent possible la continuité du christianisme sur cette terre et lui donnèrent en quelque sorte sa stabilité. La grandeur ne doit pas dépendre du succès et Démosthène a de la grandeur bien qu’il n’eût point de succès. Les adhérents les plus purs et les plus véridiques du christianisme ont toujours mis en doute son succès temporel, ce que l’on a appelé sa « puissance historique » ; ils ont plutôt entravé ce succès qu’ils ne l’ont accéléré. Car ils avaient coutume de se placer en dehors du « monde », ne s’occupant point du « processus des idées chrétiennes », c’est pourquoi, la plupart du temps, ils sont demeurés, dans l’histoire, parfaitement inconnus. Pour m’exprimer au point de vue chrétien, je dirai que le diable gouverne le monde et qu’il est le maître du succès et du progrès. Dans toutes les puissances historiques, il est la véritable puissance, et, en somme, il en sera toujours ainsi, bien qu’il soit désagréable de se l’entendre dire, pour une époque habituée à diviniser le succès et la puissance historique. Car notre époque s’est précisément exercée à appeler les choses d’un nouveau nom et à débaptiser le diable lui-même. Nous nous trouvons certainement à l’heure d’un grand danger : les hommes semblent prêts à découvrir que l’égoïsme des individus, des groupes et des masses a été de tous temps, le levier des mouvements historiques. Mais, en même temps, on n’est nullement inquiété par cette découverte et l’on décrète que l’égoïsme doit être notre dieu. Avec cette foi nouvelle, on s’apprête, sans dissimuler ses intentions, à édifier l’histoire future sur l’égoïsme, on exige seulement que ce soit un égoïsme sage, un égoïsme qui s’impose quelques restrictions pour jeter des bases solides, un égoïsme qui étudie l’histoire précisément pour apprendre à connaître l’égoïsme peu sage. Cette étude a permis d’apprendre qu’à l’État incombe une mission toute particulière dans ce système universel de l’égoïsme qui est à fonder. L’État doit devenir le patron de tous les égoïsmes salués, pour protéger ceux-ci, par sa puissance militaire et policière, contre les excès de l’égoïsme peu sage. C’est pour réaliser le même but que l’histoire — sous forme d’histoire des hommes et d’histoire des animaux — est introduite soigneusement dans les couches populaires et dans les masses ouvrières, lesquelles sont dangereuses parce que sans raison, car l’on sait qu’un petit grain de culture historique est capable de briser les instincts et les appétits obscurs, ou de les amener dans la voie de l’égoïsme affiné.
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devint visible dans l’écume des flots. C’est la masse qui devrait engendrer de son propre sein ce qui est grand, l’ordre devrait naître du chaos ? On finit alors généralement par entonner l’hymne à la louange de la masse qui engendre. Et l’on appelle « grand » tout ce qui, pendant un certain temps, a remué la masse, tout ce qui a été, comme on dit, « une puissance historique ». Mais n’est-ce pas là confondre volontairement la quantité avec la qualité ? Quand une masse grossière a trouvé qu’une idée quelconque, par exemple une idée religieuse, était bien adéquate à elle-même, quand elle l’a défendue âprement et l’a traînée après elle pendant des siècles, alors, et alors seulement, l’inventeur et le créateur de cette idée sera considéré comme grand. Pourquoi donc ? Ce qu’il y a de plus noble et de plus sublime n’agit pas du tout sur les masses. Le succès historique du christianisme, sa puissance, son endurance, sa durée historique, tout cela ne démontre heureusement rien, pour ce qui en est de la grandeur de son fondateur et serait, en somme, plutôt fait pour être invoqué contre lui. Entre lui et ce succès historique, se trouve une couche obscure et très terrestre de puissance, d’erreur, de soif de passions et d’honneurs, se trouvent les forces de l’empire romain qui continuent leur action, une couche qui a procuré au christianisme son goût de la terre, son reste terrestre. Ces forces qui rendirent possible
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la continuité du christianisme sur cette terre et lui donnèrent en quelque sorte sa stabilité. La grandeur ne doit pas dépendre du succès et Démosthène a de la grandeur bien qu’il n’eût point de succès. Les adhérents les plus purs et les plus véridiques du christianisme ont toujours mis en doute son succès temporel, ce que l’on a appelé sa « puissance historique » ; ils ont plutôt entravé ce succès qu’ils ne l’ont accéléré. Car ils avaient coutume de se placer en dehors du « monde », ne s’occupant point du « processus des idées chrétiennes », c’est pourquoi, la plupart du temps, ils sont demeurés, dans l’histoire, parfaitement inconnus. Pour m’exprimer au point de vue chrétien, je dirai que le diable gouverne le monde et qu’il est le maître du succès et du progrès. Dans toutes les puissances historiques, il est la véritable puissance, et, en somme, il en sera toujours ainsi, bien qu’il soit désagréable de se l’entendre dire, pour une époque habituée à diviniser le succès et la puissance historique. Car notre époque s’est précisément exercée à appeler les choses d’un nouveau nom et à débaptiser le diable lui-même. Nous nous trouvons certainement à l’heure d’un grand danger : les hommes semblent prêts à découvrir que l’égoïsme des individus, des groupes et des masses a été de tous temps, le levier des mouvements historiques. Mais, en même temps, on n’est nullement inquiété par
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cette découverte et l’on décrète que l’égoïsme doit être notre dieu. Avec cette foi nouvelle, on s’apprête, sans dissimuler ses intentions, à édifier l’histoire future sur l’égoïsme, on exige seulement que ce soit un égoïsme sage, un égoïsme qui s’impose quelques restrictions pour jeter des bases solides, un égoïsme qui étudie l’histoire précisément pour apprendre à connaître l’égoïsme peu sage. Cette étude a permis d’apprendre qu’à l’État incombe une mission toute particulière dans ce système universel de l’égoïsme qui est à fonder. L’État doit devenir le patron de tous les égoïsmes salués, pour protéger ceux-ci, par sa puissance militaire et policière, contre les excès de l’égoïsme peu sage. C’est pour réaliser le même but que l’histoire — sous forme d’histoire des hommes et d’histoire des animaux — est introduite soigneusement dans les couches populaires et dans les masses ouvrières, lesquelles sont dangereuses parce que sans raison, car l’on sait qu’un petit grain de culture historique est capable de briser les instincts et les appétits obscurs, ou de les amener dans la voie de l’égoïsme affiné.
 
En résumé, pour parler avec Eduard von Hartmann, l’homme a maintenant « égard à une installation pratique et habitable de la patrie terrestre qui envisage l’avenir avec circonspection ». Le même écrivain dénomme une semblable période « l’âge viril de l’humanité », et ainsi il se moque de ce
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que l’on appelle aujourd’hui « homme », comme si par là il fallait seulement entendre l’égoïste désabusé. Il prophétise, de même, qu’après un pareil âge d’homme, viendra un âge de vieillesse qui le complétera, mais cette prophétie a visiblement le but d’accabler de ses lazzis nos vieillards actuels, car il parle de la maturité contemplative qu’ils mettent « à passer en revue les souffrances et les sombres orages de leur vie passée et la vanité de ce qu’ils considéraient jusqu’à présent comme le but de leurs efforts ».
 
Non, à l’âge viril d’un pareil égoïsme astucieux et de culture historique correspond une vieillesse attachée à la vie, avec une avidité répugnante et sans dignité, et, enfin, comme dernier acte qui termine « cette histoire singulièrement accidentée, ainsi qu’une seconde enfance, l’oubli complet, sans yeux, sans dents, sans goût et le reste ».
 
De quelque côté que viennent les dangers pour notre vie et notre civilisation, que ce soit de ces vieillards sauvages, privés de dents et de goût, ou de ces êtres qu’Hartmann dénomme des « hommes », en face de tous deux, nous voulons tenir à pleines dents aux droits de notre jeunesse, et ne pas nous lasser de défendre l’avenir, dans notre jeunesse, contre ces iconoclastes qui veulent briser les images de l’avenir. Mais cette lutte nous fait faire une constatation particulièrement grave : On active, on encourage et l’on utilise avec intention les débauches du sens historique dont souffre le présent.
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du sens historique dont souffre le présent.
 
Et, ce qui est plus grave, on l’utilise contre la jeunesse, pour dresser celle-ci à cette maturité de l’égoïsme vers quoi l’on tend partout, on l’utilise pour briser la répugnance naturelle de la jeunesse par une explication lumineuse, c’est-à-dire scientifico-magique de cet égoïsme, à la fois viril et peu viril. On sait de quoi est capable l’histoire, quand on lui donne une certaine prépondérance, on ne le sait que trop ! Elle extirpe les instincts les plus violents de la jeunesse, la fougue, l’esprit d’indépendance, l’oubli de soi, la passion ; elle tempère l’ardeur de son sentiment de justice ; elle étouffe ou elle refoule le désir d’arriver lentement à la maturité par le désir contraire d’être bientôt prêt, d’être bientôt utile, d’être bientôt fécond ; elle corrode, par le poison du doute, la sincérité et l’audace du sentiment. Oui, elle s’entend même à frustrer la jeunesse de son plus beau privilège, à lui enlever sa force d’accepter une grande idée, dans un élan de foi débordante, de faire naître du fond d’elle-même une idée plus grande encore.
 
L’excès des études historiques est capable de tout cela, nous l’avons vu, car cet excès déplace sans cesse, chez l’homme, les perspectives, transforme l’horizon, supprime l’atmosphère dont il est entouré, ce qui ne permet plus à l’homme d’agir et de sentir au point de vue non historique. L’homme abandonne dès lors l’horizon infini, pour se retirer en
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lui-même, dans le plus petit cercle égoïste, où il se dessèche. Il parviendra peut-être à l’habileté, jamais à la sagesse. Il laisse alors composer avec lui, il compte avec les faits dont il s’accommode, il ne s’emporte plus avec colère, mais il cligne de l’œil et s’entend à chercher son propre avantage ou l’avantage de son parti, dans l’avantage ou le préjudice des autres. Il désapprend la honte superflue et devient ainsi, petit à petit, ce que Hartmann appelle l’ « homme », ce que Hartmann appelle le « vieillard ».
 
Mais on veut qu’il devienne ainsi ; c’est là le sens de ce « plein abandon de la personnalité au processus universel » que l’on réclame avec tant de cynisme — on le veut, à cause de son but qui est la délivrance du monde, comme nous l’affirme Eduard von Hartmann, l’espiègle. Or, la volonté et le but de ces « hommes », de ces « vieillards » de Hartmann, peut être difficilement la délivrance du monde, car certainement le monde serait délivré, s’il était délivré de ces hommes et de ces vieillards. Car alors commencerait le règne de la jeunesse.
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En cet endroit, songeant à la jeunesse, je m’écrie : Terre ! Terre ! C’en est assez et plus qu’assez des recherches passionnées, des voyages à l’aventure, sur les mers sombres et étrangères ! Enfin la
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côte apparaît. Quelle que soit cette côte, c’est là qu’il faut atterrir, et le plus mauvais port de fortune vaut mieux que le retour dans l’infini sceptique et sans espoir. Tenons-nous-en toujours à la terre ferme ; plus tard nous trouverons déjà les ports hospitaliers et, à ceux qui viendront, nous faciliterons l’abordage.
 
Ce voyage a été dangereux et irritant. Combien nous sommes maintenant loin de la tranquille contemplation que nous mettions au début à regarder nos navires voguer vers le large ! Suivant à la piste les dangers de l’Histoire, nous avons été sans cesse exposés à en recevoir les coups. Nous-mêmes, nous portons les traces des souffrances qui ont accablé les hommes des temps modernes, par suite de l’excès des études historiques, et ce traité-ci, avec sa critique immodérée, la verdeur de son humanité, ses sauts fréquents de l’ironie au cynisme, de la fierté au scepticisme, montre bien, je ne voudrais pas le cacher, qu’il porte l’empreinte moderne, le caractère de la personnalité faible. Et pourtant, j’ai confiance en la puissance inspiratrice qui, à défaut d’un génie, conduit ma barque, j’ai confiance en la jeunesse et je crois qu’elle m’a bien guidé en me poussant maintenant à écrire une protestation contre l’éducation historique que les hommes modernes donnent à la jeunesse. En protestant, j’exige que l’homme apprenne avant tout à vivre et qu’il n’utilise l’histoire qu’au service de la vie apprise.
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Il faut être jeune pour comprendre cette protestation, et, avec la tendance à grisonner trop tôt, qui est le propre de notre jeunesse actuelle, on saurait à peine être assez jeune pour sentir contre quoi ici l’on proteste en somme.
 
Pour mieux me faire comprendre, je veux me servir d’un exemple. En Allemagne, il y a à peine plus d’un siècle s’éveilla, chez quelques jeunes gens, l’instinct naturel de ce que l’on appelle la poésie. S’imagine-t-on peut-être que la génération qui précéda celle-ci ne parla pas du tout, en son temps, d’un art dont la compréhension lui manquait et qui lui était étranger ? On sait que ce fut tout le contraire. On réfléchissait, discutait et écrivait alors tant que l’on pouvait au sujet « de la poésie », mais ce n’étaient là que des mots, des mots, des mots, gaspillés pour parler de mots. Ce réveil d’un mot à la vie n’entraîna pas, de prime abord, la fin de ces faiseurs de mots ; en un certain sens ils vivent aujourd’hui encore. Car si, comme le dit Gibbon, il ne faut que du temps, mais beaucoup de temps, pour faire périr un mot, il ne faut également que du temps, mais beaucoup plus de temps encore, pour faire périr, en Allemagne, le « pays du peu à peu », une fausse conception. Quoi qu’il en soit, il y a peut-être actuellement cent hommes de plus qu’il y a cent ans qui savent ce que c’est que la poésie ; peut-être que dans cent ans il y en aura encore cent de plus qui, d’ici là, auront appris ce que
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c’est que la culture et qui sauront que jusqu’à présent les Allemands n’ont pas eu de culture, quoi qu’ils en disent et quelle que soit la fierté dont ils fassent parade. À ceux-là la satisfaction générale que cause aux Allemands leur Bildung paraîtra tout aussi incroyable et niaise qu’à nous la « classicité » autrefois reconnue à Gottsched ou l’estime dont jouissait Ramler que l’on qualifiait du titre de « Pindare allemand ». Ils jugeront peut-être que cette culture n’a été qu’une façon de science de la culture, et de plus une science très fausse et très superficielle. Fausse et superficielle, parce que l’on supportait la contradiction entre la science et la vie, parce que l’on ne s’apercevait même pas de ce qu’il y avait de caractéristique dans la civilisation des peuples qui possèdent véritablement une culture. La culture ne peut naître, croître et s’épanouir que dans la vie, tandis que, chez les Allemands, on l’épingle comme une fleur de papier, on s’en couvre, comme d’une couche de sucre, ce qui fait qu’elle reste toujours mensongère et inféconde. Mais l’éducation de la jeunesse en Allemagne
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part précisément de cette conception fausse et inféconde de la culture. Son but, si on l’imagine pur et élevé, n’est pas du tout l’homme cultivé et libre, mais le savant, l’homme scientifique, plus exactement l’homme scientifique qui se rend utile aussitôt que possible, qui reste en dehors de la vie, pour connaître très exactement la vie ; son résultat, si l’on se place au point de vue vulgaire et empirique, c’est le philistin cultivé, le philistin esthético-historique ; c’est le grand bavard vieux jeune et jeune vieux qui vaticine au sujet de l’État, de l’Église, de l’Art ; c’est un sensorium de mille impressions de seconde main ; c’est un estomac repu qui ne sait pas encore ce que c’est que d’avoir véritablement faim, véritablement soif. Qu’une pareille éducation, avec de semblables buts et de semblables résultats, est contre nature, celui-là seul peut le sentir qui n’est pas encore arrivé à la fin, qui possède encore l’instinct de la nature, mais que cette éducation brisera artificiellement et brutalement. Celui, cependant, qui, à son tour, voudra briser cette éducation, devra être le porte-parole de la jeunesse, éclairer la répugnance inconsciente de celle-ci avec la lumière de ses conceptions et l’amener à une conscience qui parle haut et clair. Mais comment atteindre un but aussi étrange ?
 
Avant tout en détruisant une superstition, la croyance à la nécessité de cette éducation. Ne croirait-on pas qu’il n’y a pas d’autre possibilité que
Avant tout en détruisant une superstition, la croyance à la nécessité de cette éducation. Ne croirait-on pas qu’il n’y a pas d’autre possibilité que notre fâcheuse réalité d’aujourd’hui ? Que l’on prenne donc la peine d’examiner les ouvrages pédagogiques employés dans l’enseignement supérieur durant les dix dernières années. On s’apercevra, avec étonnement et déplaisir, combien, malgré toutes les variations dans les programmes, malgré la violence des contradictions, les intentions générales de l’éducation sont uniformes, combien l’ « homme cultivé », tel qu’on l’entend aujourd’hui, est considéré, sans hésitation, comme le fondement nécessaire et raisonnable de toute éducation future. Voici, à peu près, les termes de ce canon uniforme : le jeune homme commencera son éducation en apprenant ce que c’est que la culture, il n’apprendra pas ce que c’est que la vie, à plus forte raison, il ignorera l’expérience de la vie. Cette science de la culture sera infusée au jeune homme sous forme de science historique, c’est-à-dire que son cerveau sera rempli d’une quantité énorme de notions tirées de la connaissance très indirecte des époques passées et des peuples évanouis et non pas de l’expérience directe de la vie. Le désir du jeune homme d’apprendre quelque chose par lui-même et de faire grandir en lui un système vivant et complet d’expériences personnelles, un tel désir est assourdi et, en quelque sorte, grisé par la vision d’un mirage opulent, comme s’il était possible de résumer en soi, en peu d’années, les connaissances les plus sublimes et les plus merveilleuses de tous les temps et en particulier des plus grandes époques. C’est la même méthode extravagante qui conduit nos jeunes artistes dans les cabinets d’estampes et les galeries de tableaux, au lieu de les entraîner dans les ateliers des maîtres et avant tout dans le seul atelier du seul maître, la nature. Comme si, en promeneur hâtif dans les jardins de l’histoire, on pouvait apprendre des choses du passé, leurs procédés et leurs artifices, leur véritable revenu vital. Comme si la vie elle-même n’était pas un métier qu’il faut apprendre à fond, qu’il faut réapprendre sans cesse, qu’il faut exercer sans ménagement, si l’on ne veut pas qu’elle donne naissance à des mazettes et à des bavards ! Platon tenait pour nécessaire que la première génération de sa nouvelle société (dans l’État parfait) fût élevée à l’aide d’un vigoureux mensonge pieux ; les enfants devaient apprendre à croire qu’ils avaient tous déjà vécu en rêve sous terre, pendant un certain temps, et qu’ils y avaient été pétris et formés par le maître de la nature. Impossible de s’insurger contre ce passé, impossible de l’opposer à l’œuvre des dieux. Une loi inviolable de la nature affirme que celui qui est né philosophe a de l’or dans son corps, s’il est né garde ce sera de l’argent, s’il est né ouvrier, du fer et de l’airain. De même qu’il n’est pas possible de mêler ces métaux, explique Platon, de même il serait à jamais impossible de renverser l’ordre des castes. La foi en la vérité éternelle de cet ordre est le fondement de la nouvelle éducation et par là du nouvel État. — De même, l’Allemand moderne croit en la vérité éternelle de son éducation et de sa façon de culture. Et pourtant cette croyance tombe en ruine, comme l’État platonicien serait tombé en ruine, quand on oppose au pieux mensonge une pieuse vérité, à savoir que l’Allemand n’a pas de culture parce que, en vertu de son éducation, il ne peut pas en avoir. Il veut la fleur sans la racine ni la tige ; c’est donc en vain qu’il la veut. C’est là la vérité pure, une vérité désagréable et brutale, une vraie vérité pieuse.
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Avant tout en détruisant une superstition, la croyance à la nécessité de cette éducation. Ne croirait-on pas qu’il n’y a pas d’autre possibilité que notre fâcheuse réalité d’aujourd’hui ? Que l’on prenne donc la peine d’examiner les ouvrages pédagogiques employés dans l’enseignement supérieur durant les dix dernières années. On s’apercevra, avec étonnement et déplaisir, combien, malgré toutes les variations dans les programmes, malgré la violence des contradictions, les intentions générales de l’éducation sont uniformes, combien l’ « homme cultivé », tel qu’on l’entend aujourd’hui, est considéré, sans hésitation, comme le fondement nécessaire et raisonnable de toute éducation future. Voici, à peu près, les termes de ce canon uniforme : le jeune homme commencera son éducation en apprenant ce que c’est que la culture, il n’apprendra pas ce que c’est que la vie, à plus forte raison, il ignorera l’expérience de la vie. Cette science de la culture sera infusée au jeune homme sous forme de science historique, c’est-à-dire que son cerveau sera rempli d’une quantité énorme de notions tirées de la connaissance très indirecte des époques passées et des peuples évanouis et non pas de l’expérience directe de la vie. Le désir du jeune homme d’apprendre quelque chose par lui-même et de faire grandir en lui un système vivant et complet d’expériences personnelles, un tel désir est assourdi et, en quelque sorte, grisé par la vision d’un mirage opulent, comme s’il était possible de résumer en soi, en peu d’années, les connaissances les plus sublimes et les plus merveilleuses de tous les temps et en particulier des plus grandes époques. C’est la même méthode extravagante qui conduit nos jeunes artistes dans les cabinets d’estampes et les galeries de tableaux, au lieu de les entraîner dans les ateliers des maîtres et avant tout dans le seul atelier du seul maître, la nature. Comme si, en promeneur hâtif dans les jardins de l’histoire, on pouvait apprendre des choses du passé, leurs procédés et leurs artifices, leur véritable revenu vital. Comme si la vie elle-même n’était pas un métier qu’il faut apprendre à fond, qu’il faut réapprendre sans cesse, qu’il faut exercer sans ménagement, si l’on ne veut pas qu’elle donne naissance à des mazettes et à des bavards ! Platon tenait pour nécessaire que la première génération de sa nouvelle société (dans l’État parfait) fût élevée à l’aide d’un vigoureux mensonge pieux ; les enfants devaient apprendre à croire qu’ils avaient tous déjà vécu en rêve sous terre, pendant un certain temps, et qu’ils y avaient été pétris et formés par le maître de la nature. Impossible de s’insurger contre ce passé, impossible de l’opposer à l’œuvre des dieux. Une loi inviolable de la nature affirme que celui qui est né philosophe a de l’or dans son corps, s’il est né garde ce sera de l’argent, s’il est né ouvrier, du fer et de l’airain. De même qu’il n’est pas possible de mêler ces métaux, explique Platon, de même il serait à jamais impossible de renverser l’ordre des castes. La foi en la vérité éternelle de cet ordre est le fondement de la nouvelle éducation et par là du nouvel État. — De même, l’Allemand moderne croit en la vérité éternelle de son éducation et de sa façon de culture. Et pourtant cette croyance tombe en ruine, comme l’État platonicien serait tombé en ruine, quand on oppose au pieux mensonge une pieuse vérité, à savoir que l’Allemand n’a pas de culture parce que, en vertu de son éducation, il ne peut pas en avoir. Il veut la fleur sans la racine ni la tige ; c’est donc en vain qu’il la veut. C’est là la vérité pure, une vérité désagréable et brutale, une vraie vérité pieuse.
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des plus grandes époques. C’est la même méthode extravagante qui conduit nos jeunes artistes dans les cabinets d’estampes et les galeries de tableaux, au lieu de les entraîner dans les ateliers des maîtres et avant tout dans le seul atelier du seul maître, la nature. Comme si, en promeneur hâtif dans les jardins de l’histoire, on pouvait apprendre des choses du passé, leurs procédés et leurs artifices, leur véritable revenu vital. Comme si la vie elle-même n’était pas un métier qu’il faut apprendre à fond, qu’il faut réapprendre sans cesse, qu’il faut exercer sans ménagement, si l’on ne veut pas qu’elle donne naissance à des mazettes et à des bavards ! Platon tenait pour nécessaire que la première génération de sa nouvelle société (dans l’État parfait) fût élevée à l’aide d’un vigoureux mensonge pieux ; les enfants devaient apprendre à croire qu’ils avaient tous déjà vécu en rêve sous terre, pendant un certain temps, et qu’ils y avaient été pétris et formés par le maître de la nature. Impossible de s’insurger contre ce passé, impossible de l’opposer à l’œuvre des dieux. Une loi inviolable de la nature affirme que celui qui est né philosophe a de l’or dans son corps, s’il est né garde ce sera de l’argent, s’il est né ouvrier, du fer et de l’airain. De même qu’il n’est pas possible de mêler ces métaux, explique Platon, de même il serait à jamais impossible de renverser l’ordre des castes. La foi en la vé
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rité éternelle de cet ordre est le fondement de la nouvelle éducation et par là du nouvel État. — De même, l’Allemand moderne croit en la vérité éternelle de son éducation et de sa façon de culture. Et pourtant cette croyance tombe en ruine, comme l’État platonicien serait tombé en ruine, quand on oppose au pieux mensonge une pieuse vérité, à savoir que l’Allemand n’a pas de culture parce que, en vertu de son éducation, il ne peut pas en avoir. Il veut la fleur sans la racine ni la tige ; c’est donc en vain qu’il la veut. C’est là la vérité pure, une vérité désagréable et brutale, une vraie vérité pieuse.
 
Mais, dans cette vérité pieuse, notre première génération doit être élevée. Elle lui fera certainement endurer de grandes souffrances, car, par cette vérité, cette génération doit s’élever elle-même, s’élever elle-même contre elle-même, vers une nouvelle habitude et une nouvelle nature, en sortant d’une première nature et d’une vieille habitude. En sorte qu’elle pourrait se répéter le proverbe espagnol : Defienda me Dios de mi : que Dieu me garde de moi-même, c’est-à-dire de ma nature inculquée. Il faut qu’elle absorbe cette vérité, goutte à goutte, comme une médecine amère et violente. Et chaque individu de cette génération devra se surmonter pour porter sur lui-même un jugement qu’il supporterait plus aisément, s’il touchait d’une façon générale une époque toute entière : nous sommes
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sans éducation ; plus encore : nous sommes devenus inaptes à vivre, à voir et à entendre d’une façon simple et juste, à saisir avec bonheur ce qu’il y a de plus naturel, et jusqu’à présent nous ne possédons pas même la base d’une culture, parce que nous ne sommes pas persuadés qu’au fond de nous-mêmes nous possédons une vie véritable. Émietté et éparpillé çà et là ; décomposé, en somme, presque mécaniquement, en une partie intérieure et une partie extérieure ; parsemé de concepts comme de dents de dragons, engendrant des dragons-concepts ; souffrant de plus de la maladie des mots ; défiant de toute sensation personnelle qui n’a pas encore reçu l’estampille des mots ; fabrique inanimée, et pourtant étrangement active, de mots et de concepts, tel que je suis j’ai peut-être encore le droit de dire de moi : je pense, donc je suis, mais non point : je vis, donc je pense. L’ « être » vide m’est garanti, non point la « vie » pleine et verdoyante. Ma sensation primitive me démontre seulement que je suis un être pensant, mais non point que je suis un être vivant, que je ne suis pas un animal, mais tout au plus un cogital. Donnez-moi d’abord de la vie et je saurai vous en faire une culture ! — C’est le cri que poussera chaque individu de cette première génération. Et tous les individus se reconnaîtront les uns les autres à ce cri. Qui donc voudra leur donner cette vie ?
 
Ce ne sera ni un dieu ni un homme : mais seulement
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leur propre jeunesse. Déchaînez-la et, par elle, vous aurez délivré la vie. Car la vie était seulement cachée et emprisonnée, elle n’est pas encore desséchée et flétrie — demandez-le donc à vous-mêmes !
 
Mais elle est malade, cette vie déchaînée, et il faut la guérir. Elle est minée par bien des maux et ce n’est pas seulement le souvenir de ses chaînes qui la fait souffrir. Elle souffre, et c’est là surtout ce qui nous regarde ici, elle souffre de la maladie historique. L’excès des études historiques a affaibli la force plastique de la vie, en sorte que celle-ci ne sait plus se servir du passé comme d’une nourriture substantielle. Le mal est terrible, et, pourtant, si la jeunesse ne possédait pas le don clairvoyant de la nature, personne ne saurait que c’est un mal et qu’un paradis de santé a été perdu. Mais cette même jeunesse devine aussi, avec l’instinct curatif de la même nature, comment ce paradis peut être reconquis. Elle connaît les baumes et les médicaments contre la maladie historique, contre l’excès des études historiques. Comment s’appellent donc ces baumes et ces médicaments ?
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Eh bien ! Que l’on ne s’étonne pas s’ils ont des noms de poisons. Les contrepoisons pour ce qui est historique c’est le non-historique et le supra-historique. Avec ces mots nous revenons aux débuts de notre considération et à son point d’appui.
 
Par le mot « non-historique », je désigne l’art et la
Par le mot « non-historique », je désigne l’art et la force de pouvoir oublier et de s’enfermer dans un horizon limité. J’appelle « supra-historiques » les puissances qui détournent le regard du devenir, vers ce qui donne à l’existence le caractère de l’éternel et de l’identique, vers l’art et la religion. La science — car c’est elle qui parlerait de poisons — la science voit dans cette force, dans ces puissances, des puissances et des forces adverses, car elle considère seulement comme vrai et juste l’examen des choses, c’est-à-dire l’examen scientifique, qui voit partout un devenir, une évolution historique et non point un être, une éternité. Elle vit en contradiction intime avec les puissances éternisantes de l’art et de la religion, autant qu’elle déteste l’oubli, la mort du savoir, cherchant à supprimer les bornes de l’horizon, pour jeter l’homme dans la mer infinie et illimitée, la mer aux vagues lumineuses, du devenir reconnu.
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Par le mot « non-historique », je désigne l’art et la force de pouvoir oublier et de s’enfermer dans un horizon limité. J’appelle « supra-historiques » les puissances qui détournent le regard du devenir, vers ce qui donne à l’existence le caractère de l’éternel et de l’identique, vers l’art et la religion. La science — car c’est elle qui parlerait de poisons — la science voit dans cette force, dans ces puissances, des puissances et des forces adverses, car elle considère seulement comme vrai et juste l’examen des choses, c’est-à-dire l’examen scientifique, qui voit partout un devenir, une évolution historique et non point un être, une éternité. Elle vit en contradiction intime avec les puissances éternisantes de l’art et de la religion, autant qu’elle déteste l’oubli, la mort du savoir, cherchant à supprimer les bornes de l’horizon, pour jeter l’homme dans la mer infinie et illimitée, la mer aux vagues lumineuses, du devenir reconnu.
 
Si du moins il pouvait y vivre ! De même qu’un tremblement de terre dévaste et désole les villes, de sorte que c’est avec angoisse que les hommes édifient leur demeure sur le sol volcanique, de même la vie elle-même s’effondre, s’affaiblit et perd courage, quand le tremblement de concepts que produit la science enlève à l’homme la base de toute sa sécurité, de tout son calme, sa foi en tout ce qui est durable et éternel. Or, la vie doit-elle dominer la connaissance et la science, ou bien la connaissance doit-elle dominer la vie ? Laquelle des deux puissances
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est la puissance supérieure et déterminante ? Personne n’aura de doutes, la vie est la puissance supérieure et dominatrice, car la connaissance, en détruisant la vie, se serait en même temps détruite elle-même. La connaissance présuppose la vie, elle a donc, à la conservation de la vie, le même intérêt que tout être à sa propre continuation. Dès lors la connaissance a besoin d’une instance et d’une surveillance supérieures ; une thérapeutique de la vie devrait se placer immédiatement à côté de la science, et l’une des règles de cette thérapeutique devrait enseigner précisément : l’antihistorique et le supra-historique sont les antidotes naturels contre l’envahissement de la vie par l’histoire, contre la maladie historique. Il est possible que nous qui sommes malades de l’histoire nous ayons aussi à souffrir des antidotes. Mais ce n’est pas là une preuve contre la justesse du traitement choisi.
 
Et ici je reconnais la mission de cette jeunesse, de cette première génération de lutteurs et de tueurs de serpents qui souhaite une culture et une humanité plus heureuses et plus belles, sans posséder plus qu’un pressentiment de ce bonheur futur, de cette beauté de l’avenir. Cette jeunesse souffrira à la fois du mal et de l’antidote. Et pourtant, elle croit pouvoir se vanter de posséder une santé plus vigoureuse et, en général, une nature plus naturelle, que la génération qui la précède, celle des « hommes » et des « vieillards » cultivés d’à présent. Mais sa
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mission, c’est d’ébranler les notions de « santé » et de « culture » que possède ce présent et d’engendrer la moquerie et la haine contre ce monstre de concept hybride. Le signe distinctif et annonciateur de sa propre santé vigoureuse, devra être précisément que cette jeunesse ne pourra se servir, pour déterminer sa nature, d’aucune conception, d’aucun terme de coterie en usage dans le langage courant d’aujourd’hui, mais qu’elle se contentera d’être persuadée de sa puissance active et combative, de sa puissance d’élimination de la vie, à toute heure plus intense. On peut contester que cette jeunesse possède déjà de la culture — mais pour quelle jeunesse ce serait-il là un reproche ? On peut lui reprocher de la rudesse et de l’intempérance, mais elle n’est pas encore assez vieille et sage pour se modérer. Avant tout, elle n’a pas besoin de feindre et de défendre une culture achevée et elle jouit de toutes les consolations et de tous les privilèges de la jeunesse, avant tout du privilège de la loyauté brave et téméraire et de la consolation enthousiasmée de l’espérance.
 
Ces jeunes gens qui espèrent, je sais qu’ils comprennent de près toutes ces généralités et que leurs propres expériences leur permettront de les traduire en une doctrine personnelle. Que les autres se contentent, en attendant, de n’apercevoir que des vases fermés qu’ils pourraient bien croire vides,
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jusqu’à ce qu’ils voient de leurs propres yeux surpris que ces vases sont pleins et que des haines, des revendications, des instincts vitaux, des passions étaient enclos et resserrés dans ces généralités et que ces sentiments ne pouvaient pas rester longtemps cachés. Renvoyant ces incrédules au temps qui fait tout venir au jour, je m’adresse pour conclure à cette société de ceux qui espèrent, pour leur raconter, en une parabole, la marche de leur guérison, leur délivrance de la maladie historique, et par là leur propre histoire jusqu’au moment où ils seront de nouveau assez bien portants pour pouvoir recommencer à faire de l’histoire, pour se servir du passé à ce triple point de vue, au point de vue monumental, antiquaire ou critique. Parvenus à ce moment, ils seront plus ignorants que les gens « cultivés » du présent, car ils auront beaucoup désappris et auront même perdu toute envie de jeter encore un regard vers ce que ces gens cultivés veulent savoir avant tout. Ce qui les distingue c’est précisément, si l’on se place au point de vue de ces gens cultivés, leur indocilité, leur indifférence, leur réserve à l’égard de bien des choses célèbres et même de certaines bonnes choses. Mais, arrivés à ce point final de leur guérison, ils seront redevenus des hommes et ils auront cessé d’être des agrégats qui ressemblent seulement à des hommes. Et c’est déjà quelque chose ! Voici encore des espoirs ! Votre cœur ne déborde-t-il pas de joie, vous qui espérez ?
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cœur ne déborde-t-il pas de joie, vous qui espérez ?
 
Et comment arrivons-nous à ce but ? Me demanderez-vous. Le dieu delphique vous jette, dès le début de votre voyage vers ce but, sa sentence : « Connais-toi toi-même ! » C’est une douce sentence, car ce dieu « ne cache point et ne proclame point, mais ne fait qu’indiquer », comme a dit Héraclite. Où donc vous conduit-il ?
 
Il y a eu des siècles où les Grecs se trouvaient exposés à un danger analogue au nôtre, au danger d’être envahis par ce qui appartient à l’étranger et au passé, au danger de périr par l’ « histoire ». Jamais ils n’ont vécu dans une fière exclusivité. Leur culture fut, tout au contraire, longtemps un chaos de formes et de conceptions exotiques, sémitiques, babyloniennes, lydiennes et égyptiennes, et leur religion une véritable guerre des dieux de tout l’Orient, de même qu’aujourd’hui la « culture allemande » et sa religion sont un chaos agité, dans une lutte perpétuelle, de tout l’étranger, de tout le passé. Or, malgré cela, la culture hellénique ne devint pas un agrégat, grâce à leur sentence apollinienne. Les Grecs apprirent peu à peu à organiser le Chaos, en se souvenant, conformément à la doctrine delphique, d’eux-mêmes, c’est-à-dire de leurs besoins véritables, en laissant dépérir les besoins apparents. C’est ainsi qu’ils rentrèrent en possession d’eux-mêmes. Ils ne restèrent pas longtemps les héritiers surchargés et les épigones de tout
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l’Orient ; ils devinrent, après une lutte difficile contre eux-mêmes, par l’interprétation pratique de cette sentence, les heureux héritiers de ce trésor, sachant l’augmenter et le faire fructifier, précurseurs et modèles de tous les peuples civilisés à venir.
 
Ceci est une parabole pour chacun de nous. Il faut qu’il organise le chaos qui est en lui, en faisant un retour sur lui-même pour se rappeler ses véritables besoins. Sa loyauté, son caractère sérieux et véridique s’opposeront à ce que l’on se contente de répéter, de réapprendre et d’imiter. Il apprendra alors à comprendre que la culture peut être autre chose encore que la décoration de la vie, ce qui ne serait encore, au fond, que de la simulation et de l’hypocrisie. Car toute parure cache ce qui est paré.
 
Ainsi se révélera à ses yeux la conception grecque de la culture — en opposition à la culture romaine — la conception de la culture, comme d’une nouvelle nature, d’une nature améliorée, sans intérieur et extérieur, sans simulation et sans convention, de la culture comme d’une harmonie entre la vie et la pensée, l’apparence et la volonté. C’est ainsi qu’il apprendra, par sa propre expérience, que ce fut la force supérieure de la nature morale qui permit aux Grecs de vaincre toutes les autres cultures, et qu’il apprendra que toute augmentation de la véracité doit servir aussi à préparer et à activer la vraie civilisation, lors même que cette
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véracité pourrait nuire sérieusement à la discipline qui, dans le moment, jouit de l’estime générale, lors même qu’elle aiderait à renverser une culture purement décorative.
 
== Note du traducteur ==
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Nietzsche emploie pour la première fois l’expression « intempestif » dans une lettre qu’il écrivit, au cours de l’été, en 1869. Il y décrit Wagner : « Nous le voyons devant nous, enraciné par sa propre force, le regard élevé au-dessus de tout ce qui est éphémère, intempestif dans le meilleur sens du terme. » Mais c’est seulement quand Nietzsche revint de Bayreuth, au commencement de mai 1873, profondément chagriné et indigné par l’indifférence des Allemands à l’égard de l’art wagnérien et de l’entreprise de Bayreuth, que ce mot devint une sorte d’enseigne déployée. Le philosophe voulut soulager son cœur et manifester son indignation en écrivant les ''Considérations intempestives''.
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La série de ces traités fut close par le quatrième, ''Richard Wagner à Bayreuth'', bien que l’auteur se fût proposé d’en rédiger au moins treize. Certains projets qui ont été conservés en indiquent même vingt-quatre.
 
En mars 1874, après l’apparition de la seconde ''Considération intempestive'', Nietzsche écrivit : « Je sais bien que mes effusions sont celles d’un dilettante qui manque quelque peu de maturité, mais, pour moi, il importe avant tout d’amener au jour tout ce qui a un caractère polémique et négatif. Je veux commencer par parcourir toute l’échelle de mes inimitiésinimitié
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s, de haut en bas, et d’une façon assez excessive pour que la voûte en retentisse. Plus tard, dans cinq ans, je jetterai loin de moi toute polémique et je songerai à une "bonne œuvre". Aujourd’hui j’ai la poitrine trop oppressée par la répugnance et l’affliction. Il faut que cela sorte, bon gré, mal gré ; pourvu que cela soit définitif. J’ai encore à chanter onze de ces mélodies. »
 
La deuxième ''Considération intempestive'' fut composée à Bâle durant l’automne de 1873. L’impression, commencée en janvier 1874, à Leipzig, fut terminée en février. Erwin Rhode, le philologue ami de Nietzsche, l’aida à la correction des épreuves et proposa quelques changements qui furent presque tous utilisés. L’ouvrage parut chez E. W. Fritzsch à Leipzig.
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