« L’économie rurale en Angleterre » : différence entre les versions

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{{journal|L’économie rurale en Angleterre|[[L. de Lavergne]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.1 1853}}
 
===* [[L’économie rurale en Angleterre/01| I - Les Animaux domestiques===]]
15 janvier 1853
* [[L’économie rurale en Angleterre/02| II. Les Cultures anglaises comparées à celles de la France]]
 
* [[L’économie rurale en Angleterre/03| III. La Constitution de la propriété et de la culture]]
===II. Les Cultures anglaises comparées à celles de la France===
* [[L’économie rurale en Angleterre/04| IV. Les Révolutions agricoles de l’Angleterre et la Réforme de sir Robert Peel]]
 
* [[L’économie rurale en Angleterre/05| V - Le Meeting agricole de Glocester]]
<center>I</center>
* [[L’économie rurale en Angleterre/06| VI. La Vie agricole des comtés du sud de la Grande-Bretagne]]
 
* [[L’économie rurale en Angleterre/07| VII. Les Comtés du centre et du nord le pays de Galles et les îles]]
Toute culture a pour but de produire la plus grande quantité possible d'alimentation humaine sur une surface donnée de terrain; mais pour arriver à ce but commun, on peut suivre des voies très différentes. En France, les cultivateurs se sont surtout préoccupés de la production des céréales, parce que les céréales servent immédiatement à la nourriture de l'homme. En Angleterre, au contraire, on a été amené, d'abord par la nature du climat, ensuite par la réflexion, à prendre un chemin détourné qui ne conduit aux céréales qu'après avoir passé par d'autres cultures, et il s'est trouvé que le chemin indirect était le meilleur.
 
Les céréales en général, et surtout le froment, sont sans doute un des plus beaux produits du travail agricole, mais elles ont un grand inconvénient qui n'a pas assez frappé le cultivateur français : elles épuisent le sol qui les porte. Ce défaut est peu sensible avec certaines terres privilégiées qui peuvent porter du froment presque sans interruption; il peut être d'un faible effet tant que les terres abondent pour une population peu nombreuse : on est libre alors de ne cultiver en blé que les terres de première qualité, ou de laisser reposer les autres pendant plusieurs années avant d'y ramener la charrue; mais quand la population s'accroît, tout change. Si l'on ne s'occupe pas sérieusement des moyens de rétablir et même d'accroître la fécondité du sol à mesure que la production des céréales la réduit, il arrive un moment où les terres, trop souvent sollicitées à porter du blé, s'y refusent. Même avec les climats et les terrains les plus favorisés, l'ancien système romain, qui consistait à cultiver le blé une année et à laisser le sol en jachère l'année suivante, finit par devenir insuffisant; le blé ne donne plus que des récoltes sans valeur.
 
La terre s'épuise plus vite par la production des céréales dans le Nord que dans le Midi; de cette infériorité de leur sol, les Anglais ont su faire une qualité. Dans l'impossibilité où ils étaient de demander aussi souvent que d'autres du blé à leurs champs, ils ont dû rechercher de bonne heure les causes et les remèdes de cet épuisement. En même temps, leur territoire leur présentait une ressource qui s'offre moins naturellement aux cultivateurs méridionaux : c'est la production spontanée d'une herbe abondante pour la nourriture du bétail. Du rapprochement de ces deux faits est sorti tout leur système agricole. Le fumier étant le meilleur agent pour renouveler la fertilité du sol après une récolte céréale, ils en ont conclu qu'ils devaient s'attacher avant tout à nourrir beaucoup d'animaux. Outre que la viande est un aliment plus recherché des peuples du Nord que de ceux du Midi, ils cherchent dans cette nombreuse production animale le moyen d'accroître par la masse des fumiers la richesse du sol et d'augmenter ainsi leur produit en blé. Ce simple calcul a réussi, et, depuis qu'ils l'ont adopté, l'expérience les a conduits à l'appliquer tous les jours de plus en plus.
 
Dans l'origine, on se contentait des herbes naturelles pour nourrir le bétail; une moitié environ du sol restait en prairies ou pâturages, l'autre moitié se partageait entre les céréales et les jachères. Plus tard, on ne s'est pas contenté de cette proportion, on a imaginé les prairies artificielles et les racines, c'est-à-dire la culture de certaines plantes exclusivement] destinées à la nourriture des animaux, et le domaine des jachères s'est réduit d'autant. Plus tard encore, la culture des céréales a elle-même diminué; elle ne s'étend plus, même en y comprenant l'avoine, que sur un cinquième du sol, et ce qui prouve l'excellence de ce système, c'est qu'à mesure que s'accroît la production animale, la production du blé s'augmente aussi : elle gagne en intensité ce qu'elle perd en étendue, et l'agriculture réalise à la fois un double bénéfice.
 
Le pas décisif dans cette voie a été fait il y a soixante ou quatre-vingts ans. Au moment où la France se jetait dans les agitations sanglantes de sa révolution politique, une révolution moins bruyante et plus salutaire s'accomplissait dans l'agriculture anglaise. Un autre homme de génie, Arthur Young, complétait ce que Bakewell avait commencé. Pendant que l'un enseignait à tirer des animaux le meilleur parti possible, l'autre apprenait à en nourrir la plus grande quantité possible sur une étendue donnée de terrain. De grands propriétaires, que d'immenses fortunes ont récompensés de leurs efforts, favorisaient la diffusion de ces idées en les pratiquant eux-mêmes avec succès. C'est alors que le fameux assolement quadriennal, connu sous le nom d'assolement de Norfolk, du comté où il a pris naissance, a commencé à se propager. Cet assolement, qui règne aujourd'hui avec quelques variantes dans toute l'Angleterre, a transformé complètement les terres les plus ingrates de ce pays et créé de toutes pièces sa richesse rurale.
 
Je ne referai pas ici la théorie de l'assolement, qui a été faite cent fois. Tout le monde sait aujourd'hui que la plupart des plantes fourragères, puisant surtout dans l'atmosphère les élémens de leur végétation, ajoutent au sol plus qu'elles ne lui prennent, et contribuent doublement, soit par elles-mêmes, soit par leur transformation en fumier, à réparer le mal fait par les céréales et les cultures épuisantes en général; il est donc de principe de les faire au moins alterner avec ces cultures; c'est ce que fait l'assolement de Norfolk. De grands efforts ont été tentés aussi en France, dès le commencement du siècle, par des agronomes éminens, pour y répandre cette pratique salutaire, et des progrès réels ont été accomplis dans cette voie; mais les Anglais ont été beaucoup plus vite que nous, et par là s'est accru sans cesse entre leurs mains ce précieux capital de fertilité que tout bon cultivateur ne doit jamais perdre de vue.
 
Près de la moitié du sol cultivé a été maintenue en prairies permanentes; le reste forme ce qu'on appelle les terres arables et est divisé en quatre soles, d'après l'assolement de Norfolk : - 1re année : racines et notamment navets ou turneps; - 2e année : céréales de printemps (orge et avoine) ; - 3e année : prairies artificielles (notamment trèfle et ''ray-grass'') ; - 4e année : blé.
 
Depuis, on a généralement ajouté une année à la rotation en laissant les prairies artificielles occuper la terre pendant deux ans, ce qui rend l'assolement quinquennal. Ainsi, sur une terre de 70 hectares par exemple, 30 seraient en prairies permanentes, 8 en pommes de terre et navets, 8 en orge et avoine, 8 en prairie artificielle de première année, 8 en prairie artificielle de seconde année, et 8 en blé. Dans les parties du pays les plus favorables à la végétation herbacée, la proportion des prairies est encore accrue, et celle du blé réduite; dans celles qui ne se prêtent pas autant à la végétation des racines et des prés, on substitue aux turneps les féveroles, et on étend les soles de céréales aux dépens des autres récoltes, mais dans l'ensemble ces exceptions se compensent à peu près, au moins pour la Grande-Bretagne. En Irlande, tout est différent : la culture des navets n'a pas fait de progrès, le froment et l'orge sont peu répandus, les grandes cultures sont l'avoine et la pomme de terre.
 
En somme, déduction faite des 11 millions d'hectares incultes que renferment les îles britanniques, les 20 millions d'hectares cultivés se décomposent à peu près ainsi :
 
{{entête tableau charte alignement|center}}
!
! Hectares
|-----
| Prairies naturelles
| 8,000,000
|-{{ligne grise}}
| Prairies artificielles
| 3,000,000
|-----
| Pommes de terre, turneps, fèves
| 2,000,000
|-{{ligne grise}}
| Orge
| 1,000.000
|-----
| Avoine
| 2,500,000
|-{{ligne grise}}
| Jachères
| 500,000
|-----
| Froment
| 1,800,000
|-{{ligne grise}}
| Jardins, houblon, lin, etc.
| 200,000
|-----
| Bois
| 1,000,000
|-{{ligne grise}}
| Total
| 20,000,000
|}
 
En France, nous avons aussi 11 millions d'hectares incultes sur 53; les 42 millions restans se décomposent ainsi :
 
{{entête tableau charte alignement|center}}
!
! Hectares
|-----
| Prés naturels
| 4,000,000
|-{{ligne grise}}
| Prés artificiels
| 3,000,000
|-----
| Racines
| 2,000,000
|-{{ligne grise}}
| Avoine
| 3,000,000
|-----
| Jachères
| 5,000,000
|-{{ligne grise}}
| Froment
| 6,000,000
|-----
| Seigle, orge, maïs, sarrasin
| 6,000,000
|-{{ligne grise}}
| Cultures diverses
| 3,000,000
|-----
| Vigne
| 2,000,000
|-{{ligne grise}}
| Bois
| 8,000,000
|-----
| Total
| 42,000,000
|}
 
De la comparaison entre ces deux tableaux ressort toute la différence des deux agricultures.
 
Il semble au premier abord que la France ait l'avantage sur le royaume-uni pour la proportion des terres incultes aux terres cultivées; mais les terres délaissées par nos voisins sont incultivables, elles se trouvent presque toutes dans la Haute-Ecosse, le nord de l'Irlande et le pays de Galles, tout ce qui ailleurs était susceptible d'être défriché l'a été, tandis que, chez nous, la plupart des terres en friche seraient susceptibles de culture. Nous avons du reste beaucoup plus de bois que nos voisins; en ajoutant nos terrains forestiers aux terres incultes, nous trouvons 19 millions d'hectares sur 53 soustraits en France à la culture proprement dite; c'est à peu près la même proportion. Grâce à leurs mines de charbon, qui leur fournissent en abondance un combustible excellent et à bon marché, grâce aussi à leur climat, qui leur rend l'abri des arbres moins utile qu'à nous, les Anglais ont pu se défaire des grands bois qui couvraient autrefois leur île, et racheter ainsi leur infériorité sous d'autres rapports. Il ne reste plus aujourd'hui des anciennes forêts que quelques vestiges tous les jours menacés de destruction.
 
Le véritable domaine agricole se compose donc, d'une part de 19 millions d'hectares, et de l'autre de 34. Nous trouvons à première vue que, sur les 19 millions d'hectares anglais, 15 sont consacrés à la nourriture des animaux, et 4 tout au plus à la nourriture de l'homme; en France, le nombre des hectares consacrés aux cultures améliorantes est de 9 millions, tandis que les cultures épuisantes en couvrent le double; le domaine des jachères est encore énorme, et dans leur état actuel elles ne peuvent être que d'une faible ressource pour renouveler la fertilité de la terre. L'examen des détails ne fera que confirmer ce que fait pressentir ce premier aperçu.
 
D'abord s'offrent les prairies naturelles, représentées chez nous par 4 millions d'hectares et dans les îles britanniques par 8. Ici moins du huitième, là presque la moitié du sol cultivé; il est vrai que, dans les prés anglais, figurent ceux qui ne sont que pâturés, mais ces pâturages valent pour le produit nos prairies fauchées.
 
C'est à coup sûr une des plus frappantes originalités de la culture britannique, du moins jusqu'ici, que cette extension du pâturage. On fait peu de foin en Angleterre, la nourriture d'hiver des animaux est surtout demandée aux prairies artificielles, aux racines, et même aux céréales. Depuis quelque temps, des systèmes nouveaux dont je parlerai ailleurs tendent à substituer la stabulation, même en été, à l'antique tradition nationale; mais ces tentatives ne sont encore et n'étaient surtout il y a cinq ans que des exceptions. L'usage à peu près universel est au contraire de n'enfermer le bétail que le moins possible. Les trois quarts des prés anglais sont pâturés, et comme la moitié des prairies artificielles le sont aussi, surtout dans la seconde année, comme les turneps eux-mêmes sont en grande partie consommés sur place par les moutons, comme enfin les terres incultes ne peuvent être utilisées que par le parcours, les deux tiers du sol total sont livrés au bétail. C'est ce qui fait le charme particulier des campagnes britanniques. Hors de la Normandie et de quelques autres provinces où le même usage s'est conservé, notre territoire présente rarement le spectacle riant qu'offre partout l'Angleterre avec ses vertes pelouses peuplées d'animaux en liberté.
 
L'attrait de ce paysage s'accroît par l'effet pittoresque des haies vives, souvent plantées d'arbres, qui entourent chaque champ. L'existence de ces haies est aujourd'hui fort attaquée, mais jusqu'ici elles ont été considérées comme un accessoire obligé du système général de culture. Chaque pièce de terre étant pâturée à son tour, il est commode de pouvoir y parquer en quelque sorte les animaux et les y laisser sans gardien. Avec nos habitudes nationales, il nous paraît étrange de voir des bestiaux, surtout des moutons, complètement livrés à eux-mêmes dans les pâturages et quelquefois assez loin des habitations. Il faut se rappeler que les Anglais ont détruit les loups dans leur île, qu'ils ont, par des lois terribles sur la police rurale, défendu la propriété contre les déprédations humaines, et qu'enfin ils ont eu soin de clore exactement tous leurs champs, pour comprendre cette sécurité générale. Ces belles haies apparaissent alors comme une défense utile aussi bien que comme une riche parure, et on s'étonne qu'il puisse être question de les supprimer.
 
La pratique du pâturage a, aux yeux du très grand nombre des cultivateurs anglais, plusieurs avantages; elle épargne la main-d'œuvre, ce qui n'est pas pour eux une petite considération; elle est favorable, ils le croient du moins, à la santé des herbivores; elle permet de tirer parti de terrains qui ne seraient autrement que d'un faible produit et qui s'améliorent à la longue par le séjour du bétail; elle fournit une nourriture toujours renaissante et dont la somme finit par être égale, sinon supérieure, à celle qui aurait été obtenue par la faux. En conséquence, ils attachent un grand prix à avoir dans chaque ferme une étendue suffisante de bonnes pâtures; même dans les prés qu'ils fauchent, ils intercalent souvent une année de pâturage entre deux années de fenaison. Aussi, quand nos pâturages sont en général négligés, les leurs sont, au contraire, soignés admirablement, et quiconque a un peu étudié ce genre de culture, le plus attrayant de tous, sait quelle immense distance peut exister entre un pâturage inculte et sauvage et un pâturage cultivé.
 
On peut affirmer hardiment que les 8 millions d'hectares de prés anglais donnent trois fois autant de nourriture pour les animaux que nos à millions d'hectares de prés et nos 5 millions d'hectares de jachères. La preuve en est dans le prix vénal de ces différentes espèces de terrains. Les prés anglais se vendent en moyenne, qu'ils soient fauchés ou non, environ 4,000 fr. l'hectare; on en trouve qui valent 10,000, 20,000 et jusqu'à 50,000 francs. Les bons herbages de la Normandie sont parmi nous les seuls qui puissent rivaliser avec quelques-uns de ces prix; nos prés valent en moyenne les trois quarts environ de ce que valent les prés anglais, et quant à nos jachères, elles en sont à une grande distance. Nulle part l'art d'améliorer les prés et pacages, de les assainir par des conduits d'écoulement, de les fertiliser par des irrigations, par des engrais habilement appropriés, par des défoncemens, des épierremens, des terrassemens, des amendemens de toute sorte, d'y multiplier les plantes nutritives et d'en exclure les mauvaises, qui s'y propagent si facilement, n'a été poussé plus loin; nulle part on ne regarde moins à la dépense de création et d'entretien quand on la considère comme utile. Ces soins intelligens, favorisés par le climat, ont produit de véritables merveilles.
 
Ensuite viennent les racines et les prairies artificielles. - Les racines universellement cultivées en Angleterre sont les pommes de terre et les turneps. Les betteraves, si usitées en France, le sont encore très peu de l'autre côté du détroit, et commencent à peine à s'y répandre. Les pommes de terre y étaient fort en honneur avant la maladie : on sait que, dans les habitudes nationales, elles servent plus qu'en France à la nourriture des hommes, et on en consacre en même temps d'immenses quantités à la nourriture du bétail ; mais ce qui est encore plus que la pomme de terre un des élémens caractéristiques de l'agriculture anglaise, ce qui en forme en quelque sorte le pivot, c'est la culture de la rave, navet pu turneps. Cette culture, qui couvre à peine chez nous quelques milliers d'hectares et qui est peu connue hors de nos provinces montagneuses, est pour les Anglais le signe le plus sûr, l'agent le plus actif du progrès agricole; partout où elle s'introduit et se développe, la richesse la suit; c'est par elle que les anciennes landes ont été transformées en terres fertiles; le plus souvent la valeur d'une ferme se mesure à l'étendue du terrain qu'on y consacre. Il n'est pas rare de rencontrer, en traversant le pays, des centaines d'hectares en raves d'un seul morceau; partout, dans la saison, on voit briller leur belle verdure.
 
La sole de raves est le point de départ de l'assolement de Norfolk; de son succès dépend tout l'avenir de la rotation. Non-seulement elle doit assurer les récoltes suivantes par la quantité de bétail qu'elle permet de nourrir à l'étable et qui y laisse un abondant fumier, non-seulement elle produit beaucoup de viande, de lait et de laine par cette large alimentation qu'elle fournit à tous les animaux, domestiques; mais encore elle sert à nettoyer la terre de toutes les plantes nuisibles par les nombreuses façons qu'elle exige et par la nature de sa végétation. Aussi n'est-il point de culture, même celle qui produit directement le froment, qui soit plus perfectionnée. Les cultivateurs anglais n'y épargnent aucune peine. C'est pour elle qu'ils réservent presque tous les fumiers, les sarclages les plus complets, les soins les plus assidus. Ils obtiennent en moyenne cinq à six cents quintaux métriques de navets par hectare, ou l'équivalent de cent à cent vingt quintaux métriques de foin, et ils arrivent quelquefois jusqu'au double. Les turneps exigent un sol léger et des étés humides, ce qui les rend si propres à réussir en Angleterre.
 
On comprend ce qu'une pareille ressource, qui n'a que peu d'analogues en France, doit ajouter au produit des prairies naturelles. Les févéroles remplissent le même office dans certains terrains, et dans tous, les prairies artificielles complètent le système.
 
Dans la statistique officielle de la France, l'étendue des prairies artificielles n'est portée qu'à 1,500,000 hectares; j'ai pensé que cette indication n'était plus exacte, attendu le progrès constant que fait parmi nous ce genre de culture, et je l'ai portée au double, c'est-à-dire à 3 millions d'hectares, en réduisant d'une quantité équivalente l'étendue des jachères. Même après cette augmentation, nous sommes encore loin des Anglais; ils ont, sur les 15 millions d'hectares de l'Angleterre, l'Irlande et l'Ecosse laissées de côté, la même surface en prairies artificielles que nous sur 53. Il est vrai que nos prairies artificielles valent bien les leurs ; leur sol se prête peu à la luzerne; ils n'ont guère que du trèfle et du ''ray-grass'', et le produit de ces deux plantes, quelque beau qu'il soit, ne dépasse pas le produit des espèces supérieures que nous possédons; c'est déjà beaucoup que de l'égaler. Depuis quelque temps, ils obtiennent, avec le ''ray-grass'' d'Italie, de magnifiques résultats.
 
La dernière culture consacrée à la nourriture des animaux est celle de l'avoine. La France ensemence tous les ans environ 3 millions d'hectares en avoine; les îles britanniques n'en ensemencent pas autant, et on y obtient une récolte bien supérieure. Le produit moyen de l'avoine en France, semence déduite, doit être de 18 hectolitres par hectare; il est du double dans le royaume-uni, ou de cinq quarters par acre (1), et il s'élève quelquefois jusqu'à dix. Les mêmes différences se retrouvent en France entre les pays où la culture de l'avoine est bien entendue, bien appropriée au sol, et ceux où elle ne l'est pas; c'est d'ailleurs, de toutes les céréales, celle qui prospère le plus naturellement sous les climats du Mord. La nation écossaise tout entière n'avait pas autrefois d'autre nourriture, d'où était venu à l'Ecosse le surnom de terre des gâteaux d'avoine, ''land of cakes'', comme on donnait à l'Irlande celui de terre des pommes de terre, ''land of potatoes''.
 
Ainsi, sur une surface totale de 31 millions d'hectares, réduite à 20 par les terres incultes, les îles britanniques produisent beaucoup plus de nourriture pour les animaux que la France entière avec une étendue double. La masse des fumiers est donc proportionnellement trois ou quatre fois plus forte, indépendamment des produits animaux qui servent directement à la consommation, et cette masse d'engrais n'est pas encore considérée comme suffisante. Tout ce qui peut accroître la fertilité du sol, les os, le sang, les chiffons, les tourteaux, les résidus de fabrication, tous les débris animaux et végétaux, les minéraux qui sont considérés comme contenant quelques principes fécondans, le plâtre, la chaux, etc., sont recueillis avec soin et enfouis dans la terre. Les vaisseaux britanniques vont chercher en outre des supplémens d'engrais jusqu'au bout du monde. Le guano, cette matière si riche et si chère, arrive par nombreuses cargaisons des mers les plus lointaines. La chimie agricole fait d'incessans efforts pour découvrir soit de nouveaux engrais, soit ceux qui conviennent le mieux à chaque culture spéciale, et au lieu de mépriser ces recherches, les cultivateurs les encouragent par leur concours actif, Tous les ans, dans les dépenses de chaque ferme, figure un chiffre assez rond pour l'achat de matières fécondantes; plus on peut en payer, plus on en a. La vente de ces engrais supplémentaires donne lieu à un commerce énorme.
 
Ce n'est pas tout. La terre ne demande pas seulement des engrais et des amendemens, elle a encore besoin d'être creusée, ameublie, nivelée, sarclée, assainie, travaillée dans tous les sens, pour que l'eau la traverse sans y séjourner, pour que les gaz atmosphériques la pénètrent, pour que les racines des plantes utiles s'y enfoncent et s'y ramifient aisément. Une foule de machines ont été imaginées pour lui donner ces diverses façons. On a pu se convaincre de l'immense importance de l'industrie des machines aratoires en Angleterre, et des débouchés qu'elle rencontre, par l'étendue qu'elle occupait à l'exposition universelle; on comptait près de trois cents exposans de cette catégorie, venus de tous les points du royaume-uni, et parmi eux il en est, comme les Garrett et les Ransome, dans le comté de Suffolk, qui emploient des milliers d'ouvriers, et font tous les ans pour des millions d'affaires. Ces machines économisent singulièrement la main-d'œuvre et suppléent à des millions de bras.
 
Deux céréales profitent de tous ces travaux et de toutes ces dépenses: l'une est l'orge, qui donne la boisson nationale, et l'autre la plante-reine, le froment.
 
L'orge occupe tous les ans un million d'hectares environ : c'est à peu près autant qu'en France, où cette plante n'a pas la même importance relative; mais, comme pour l'avoine, le produit moyen est environ le double de ce qu'il est chez nous; ce produit est de 15 hectolitres en France, il est de 30 en Angleterre, ou d'un peu plus de 4 quarters par acre. Une moitié environ de cette récolte sert à la fabrication de la bière; le droit perçu sur le ''malt'' ou orge germé constate tous les ans l'emploi de 14 à 15 millions d'hectolitres; l'autre moitié offre une ressource de plus pour la nourriture et l'engraissement du bétail. Les hommes consomment aussi un peu d'orge comme ils consomment un peu d'avoine, mais l'usage de ces grossières nourritures diminue de jour en jour.
 
Outre l'orge et l'avoine, les Anglais mangeaient autrefois beaucoup de seigle. Le seigle est en effet, avec les céréales de printemps, le grain qui s'accommode le mieux des courts étés du Nord. Tout le nord de l'Europe ne cultive et ne mange que du seigle. En Angleterre, il a presque complètement disparu; il ne sert guère plus qu'à produire du fourrage vert au printemps, et son prix, qui est ordinairement fort bas, n'est coté sur les marchés qu'à l'époque des semailles. L'importation en est nulle, comme la production. La plupart des terres qui ne portaient autrefois que du seigle portent aujourd'hui du froment; celles qui s'y sont absolument refusées ont été utilisées autrement. Les Anglais ont justement pensé que cette culture, qui donne autant de peiné et consomme presque autant d'engrais que le froment pour des produits bien inférieurs, ne méritait pas l'intérêt quelle obtient dans le reste de l'Europe et même en France. C'est encore là une de ces idées justes en économie rurale qui suffisent pour transformer la physionomie agricole d'un pays. Il en est de l'abandon du seigle comme de l'abandon du travail par les bœufs, de l'extension du nombre des moutons, et de toutes les autres parties du système agricole anglais.
 
Le seigle est encore cultivé en France sur 3 millions d'hectares environ, en y comprenant la moitié des terres emblavées en méteil. C'est en général une production misérable qui ne donne pas plus en moyenne de cinq ou six pour un, et qui paie à peine les frais de culture. Il y aurait avantage à y renoncer, mais ce n'est pas toujours possible : il ne suffit pas d'abandonner le seigle, il faut encore être en état de produire autre chose avec succès, et tout le monde n'est pas en mesure de forcer la nature. Pour arriver à leur production actuelle en froment, les Anglais ont dû faire violence à leur sol et à leur climat. C'est l'emploi de la chaux comme amendement qui les y a surtout aidés, et le même moyen a produit les mêmes effets sur plusieurs points de la France. En même temps, il ne faut pas perdre de vue cet autre principe qu'ils ont également posé, que s'il n'est presque jamais avantageux de faire du seigle, il n'y a profit à faire du froment que dans de bonnes conditions. 10 hectares en bon état valent mieux pour la production du blé que 20 ou 30 mal réparés et mal travaillés.
 
Quand le quart presque de notre sol est en céréales pour la consommation humaine, moins du seizième du territoire britannique, soit 1,800,000 hectares sur 31, est en blé; mais aussi, quand sur nos 11 millions d'hectares, déduction faite de l'orge et de l'avoine, 5 portent des grains inférieurs, les 1,800,000 hectares anglais ne portent que du froment. On évalue à 70 millions d'hectolitres de froment, 30 de seigle, 7 de maïs et 8 de sarrasin, la production totale de la France en grains, déduction faite des semences; celle des îles britanniques est de 45 millions d'hectolitres de froment, sans mélange de seigle et d'autres grains.
 
Le produit moyen doit être chez nous de 12 hectolitres de froment ou de 10 hectolitres de seigle à l'hectare, semence déduite; en y ajoutant le maïs et le sarrasin, et en répartissant le tout sur le nombre d'hectares ensemencés, on trouve un résultat moyen pour chaque hectare d'un peu plus de 6 hectolitres de froment, un peu moins de 3 hectolitres de seigle et un peu plus de 1 hectolitre de maïs ou de sarrasin, soit en tout environ 11 hectolitres. En Angleterre, ce même produit est de 25 hectolitres de froment ou d'un peu moins de 4 quarters par acre; c'est bien plus du double en quantité et trois fois autant en valeur vénale. Cette supériorité n'est certes pas due, comme on peut le supposer pour les prairies naturelles et artificielles, pour les racines, et jusqu'à un certain point pour l'avoine et l'orge, à la nature du sol et du climat, mais à la supériorité de la culture, qui se manifeste surtout par la réduction du sol emblavé à l'étendue qu'il est possible de bien mettre en état. Quant au maïs et au sarrasin, au lieu d'être des causes d'infériorité, ils devraient être des richesses, car ces deux grains sont doués par la nature d'une bien plus grande puissance de reproduction que les deux autres, et ce qu'on en retire chez nous sur quelques points montre ce qu'on pourrait en retirer ailleurs.
 
L'Ecosse et l'Irlande sont comprises dans ces chiffres. Si l'on se borne à la seule Angleterre, on arrive à des résultats bien plus frappans. Ce petit pays, qui n'est pas plus grand qu'un quart de la France, produit à lui seul 38 millions d'hectolitres de froment, 16 d'orge et 34 d'avoine. Si la France produisait proportionnellement autant, elle récolterait, semence déduite, 150 millions d'hectolitres de froment, et 200 d'orge, d'avoine ou d'autres grains, c'est-à-dire le double au moins de sa production actuelle. C'est, comme on voit, la même proportion que pour les produits animaux; les uns sont la conséquence des autres, et nous devrions obtenir beaucoup plus d'après la nature de notre sol et de notre climat, plus favorables aux céréales que le sol et le climat anglais. Ainsi se vérifie par les faits cette loi agronomique - que, pour recueillir beaucoup de céréales, il vaut mieux réduire qu'étendre la surface emblavée, et qu'en consacrant la plus grande place aux cultures fourragères, on n'obtient pas seulement un plus grand produit en viande, lait et laine, mais encore un plus grand produit en blé. La France atteindra les mêmes effets quand elle aura couvert de racines et de fourrages ses immenses jachères, et réduit de plusieurs millions d'hectares sa sole de céréales.
 
Voilà toute la culture anglaise. Rien n'est plus simple. Beaucoup de prairies soit naturelles, soit artificielles, pour la plupart utilisées par le pâturage; deux racines, la pomme de terre et le turneps; deux céréales de printemps, l'orge et l'avoine, et une céréale d'hiver, le froment; toutes ces plantes enchaînées entre elles par un assolement alterne, c'est-à-dire par l'intercalation régulière des céréales dites récoltes blanches, ''white crops'', avec les plantes fourragères dites récoltes vertes, ''green crops'', et débutant par des racines ou plantes sarclées pour finir par le froment; - c'est tout. Les Anglais ont écarté toutes les autres cultures, comme la betterave à sucre, le tabac, les oléagineux, les fruits, les unes parce que leur climat s'y oppose, les autres parce qu'ils les ont trouvées trop épuisantes, et qu'ils n'aiment pas en général à compliquer leurs moyens de production. Deux seules ont échappé à cette exclusion, le houblon en Angleterre, et en Irlande le lin. Là où ces deux plantes sont cultivées, elles le sont avec un grand succès. La récolte du lin atteint en Irlande une valeur de 1,000 fr. l’hectare ; mais elle ne s’étend que sur 100,000 acres ou 40,000 hectares. Le houblon est un produit plus riche encore, mais qui ne s’obtient que sur 20,000 hectares environ.
 
Les jardins et vergers occupent relativement beaucoup moins de place qu’en France, et leurs produits sont loin de valoir les nôtres. Les Anglais mangent en général peu de légumes et de fruits, et ils ont raison, car les uns et les autres sont chez eux sans saveur. Tout se concentre, dans leur régime alimentaire comme dans leur production, sur un petit nombre d’articles obtenus avec une extrême abondance.
 
Comme pour les produits animaux, la France peut invoquer un certain nombre de cultures à peu près inconnues chez nos voisins, et dont les produits viennent s’ajouter chez nous à ceux des cultures similaires. Telle est d’abord la vigne, cette richesse spéciale de notre sol, qui ne couvre pas mois de 2 millions d’hectares et ne produit pas moins de 250 francs par hectare ; tels sont encore le colza, le tabac, la betterave à sucre, la garance, le mûrier et l’olivier ; tels sont enfin les jardins et vergers, qui ne comprennent pas moins d’un million d’hectares et d’où sortent en abondance des fruits, des légumes et des fleurs. Tous ces produits réunis ont une valeur annuelle d’un milliard au moins.
 
Ce sont là des trésors incontestables qui rachètent en partie notre infériorité, et qui pourraient la racheter plus encore, car leur avenir est indéfini. La diversité de nos climats et, mieux encore, notre génie national, qui tend naturellement à la qualité dans la vérité, comme le génie anglais à la quantité dans l’uniformité, nous promettent des progrès immenses dans ces cultures, qui tiennent de l’art. Nous sommes loin d’avoir dit notre dernier mot à ce sujet, et nos ouvriers ruraux, comme nos ouvriers d’industrie, peuvent compenser de plus en plus par la perfection et l’originalité ce qui nous manque pour la masse des produits. L’art de l’horticulture, qui crée de si grandes valeurs sur une petite étendue de terrain, doit, en se répandant, accroître beaucoup nos richesses ; il en est de même des procédés perfectionnés pour la fabrication des vins et eaux-de-vie, pour la production du sucre, de la soie, de l’huile, etc.
 
Cependant il est impossible de se dissimuler que, dans l’état actuel des choses, avec leurs deux ou trois cultures appliquées en grand, les Anglais obtiennent, par la généralité et la simplicité des moyens, des résultats d’ensemble bien supérieurs, résultats que nous obtenons nous-mêmes dans les parties de la France qui suivent les mêmes méthodes. Ceux de nos départemens qui ressemblent le plus à l’Angleterre pour la nature et la proportion des cultures sont encore ceux où l’on arrive en somme aux meilleurs résultats, et s’ils restent sur quelques points au-dessous de la moyenne anglaise, c’est que la proportion des cultures épuisantes y est encore plus forte, malgré les progrès faits depuis cinquante ans par les cultures améliorantes.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small>(1) L'acre anglais équivaut à 40 ares 46 centiares, et le quarter à 2 hectolitres 90 litres. </small><br />
 
 
<center>II</center>
 
Essayons maintenant d’évaluer la production totale des deux agricultures. Cette évaluation est fort difficile, surtout quand il s’agit d’une comparaison.
 
Les statistiques les mieux faites et les plus officielles contiennent des doubles emplois. Ainsi, dans la statistique de la France, le produit des animaux figure trois fois : d’abord comme revenu des prés et pâturages, ensuite comme revenu des animaux vivans, enfin comme revenu des animaux abattus. Ces trois n’en forment qu’un : c’est le revenu des animaux abattus qu’il faut prendre, en y ajoutant le produit du laitage pour les vaches, celui de la laine pour les moutons, et le prix des chevaux vendus en dehors de la ferme pour des usages non agricoles. Tout le reste n’est qu’un série de moyens de production qui s’enchaînent pour arriver au produit réel, c’est-à-dire à ce qui sert à la consommation humaine, soit dans la ferme elle-même, soit en dehors. Ainsi encore il n’est pas rationnel de porter en compte la quantité qui sert à renouveler les semences ; les semences ne sont pas un produit, c’est un capital ; la terre ne les rend qu’après les avoir reçues. Ainsi enfin il est impossible de compter, comme le font quelques statistiques, la valeur des peilles et fumiers ; les fumiers sont bien évidemment, sauf une exception importante dont je parlerai plus bas, un moyen de production, et, quant aux pailles, elles ne constituent un produit qu’autant qu’elles servent hors de la ferme, par exemple à nourrir les chevaux employés à d’autres usages.
 
Tout ce qui se consomme dans la ferme pour obtenir la production, comme la nourriture des animaux de travail et même des animaux en général, les litières, les fumiers, les semences, doit figurer dans les moyens de production et non dans les produits. Il n’y a de véritables produits que ce qui peut être vendu ou donné en salaires. Sous ce rapport, les statistiques anglaises sont beaucoup mieux faites que les nôtres ; les notions économiques étant plus répandues en Angleterre que chez nous, on y sépare nettement ce qui doit être séparé, et les produits réels, les denrées exportables, sont comptés à part des moyens de production. Nous devons d’autant mieux faire de même que, les moyens de production étant beaucoup plus multipliés chez nos voisins que chez nous, la comparaison serait encore plus à notre désavantage, si nous les comprenions dans le calcul.
 
Cette première difficulté levée, nous en trouvons d'autres. - Les propriétaires français se sont plaints d'erreurs et d'omissions dans la statistique officielle; ces imperfections sont réelles, quoiqu'elles n'aient pas une aussi grande importance qu'on pourrait le croire; je les ai indiquées déjà, et j'ai essayé de les réparer. Ce n'est pas là l'embarras le plus grave; la véritable pierre d'achoppement, c'est la différence des prix. Rien n'est variable comme les prix, soit d'une année à l'autre dans le même lieu, soit d'un point à l'autre du même territoire, à plus forte raison quand il s'agit de mettre en regard des contrées aussi dissemblables. Même en France, les anomalies sont nombreuses; les prix ruraux ne sont pas ceux des marchés, les prix de la Provence ne sont pas ceux de la Normandie, les prix de 1850 ne sont pas ceux de 1847; il en est absolument de même de l'autre côté du détroit, et quand, pour sortir de là, on a recours à des moyennes, on trouve que la moyenne générale du royaume-uni n'est pas la même que la moyenne générale de la France.
 
Malgré ces causes d'hésitation, il n'est pas absolument impossible de se faire une idée, au moins approximative, de la masse de valeurs créées annuellement dans les deux pays par l'agriculture. En déduisant les produits qui ne sont que des moyens de production, en réparant autant que possible les omissions de la statistique officielle, et en ramenant les prix à la moyenne des années antérieures à 1848, on trouve que la valeur annuelle de la production agricole française devait être, il y a cinq ans, d'environ 5 milliards, divisés à peu près comme il suit :
 
<center> PRODUITS ANIMAUX</center>
 
{{entête tableau charte alignement|center}}
!
! Millions
|-----
| Viande de bœuf, de porc et de mouton
| 800
|-{{ligne grise}}
| Laines, peaux, suifs, abats
| 300
|-----
| Lait, beurre, fromage
| 100
|-{{ligne grise}}
| Volailles et œufs
| 200
|-----
| Chevaux, ânes et mulets de trois ans
| 100
|-{{ligne grise}}
| Soie, miel, cire et autres produits
| 100
|-----
| Total
| 1,600
|}
 
<center>PRODUITS VÉGÉTAUX</center>
 
millions.
{{entête tableau charte alignement|center}}
!
! Millions
|-----
| Céréales pour la consommation humaine
| 3,500
|-{{ligne grise}}
| Pommes de terre
| 400
|-----
| Vin et eau-de-vie
| 500
|-{{ligne grise}}
| Bière et cidre
| 100
|-----
| Foin, paille et avoine pour les chevaux non agricoles
| 300
|-{{ligne grise}}
| Lin et chanvre
| 150
|-----
| Sucre, garance, tabac, huiles, fruits, légumes
| 500
|-{{ligne grise}}
| Bois
| 250
|-----
| Total
| 3,400
|}
 
Soit en moyenne, pour les 50 millions d'hectares de notre sol, déduction faite de 3 millions d'hectares occupés par les chemins, les rivières, les villes, etc., un produit brut de 100 francs par hectare, terrains incultes et terrains cultivés tout compris. Le minimum est dans les terres incultes et dans les terrains forestiers, qui rapportent, les uns dans les autres, de 15 à 20 francs; le maximum est obtenu dans les jardins, les vignobles estimés, les terres qui portent le lin, le houblon, le mûrier, le tabac ou la garance, et dont le produit brut s'élève jusqu'à 1,000, 2,000, 3,000 francs et au-delà; en retranchant à la fois ces deux extrêmes, on retrouve pour la grande majorité des terres cultivées, soit 32 millions d'hectares environ, la moyenne générale de 100 francs par hectare.
 
En partageant la France en deux moitiés égales, l'une au nord, l'autre au midi, on arrive pour la moitié septentrionale à un produit brut moyen de 120 francs l'hectare, et pour la partie méridionale de 80.
 
Cette disproportion est d'autant plus regrettable, que la région méridionale pourrait être la plus riche; sur quelques points, comme aux environs d'Orange et d'Avignon, dans les vignobles de Cognac et du Bordelais, dans les cantons qui produisent l'huile ou la soie, etc., on arrive à des rendemens magnifiques; mais les landes et les montagnes, qui couvrent un quart du sol, n'ont presque pas été mises en valeur, et, dans la plus grande partie du reste, la culture languit, sans capitaux et sans lumières. Le nord l'emporte par la même raison qui met l'Angleterre au-dessus de nous, parce que la bonne culture y est plus générale.
 
Enfin, si l'on compare entre eux les divers départemens pris dans leur ensemble, les départemens les plus productifs paraissent toujours être ceux du Nord, du Pas-de-Calais, de la Somme, de l'Oise, de la Seine-Inférieure, où la moyenne du produit brut est de 200 fr. par hectare. Le département du Nord produit au moins 300 francs, mais il est le seul à ce taux. Ceux au contraire qui produisent le moins sont ceux des Landes, de la Lozère, des Hautes et Basses-Alpes, et surtout de la Corse. Le produit brut moyen de ces départemens doit être de 30 fr.; en Corse, il est tout au plus de 10. Le reste de la France s'échelonne entre ces deux points extrêmes.
 
On arrivait aussi à un total brut de 5 milliards de francs pour la production agricole du royaume-uni avant 1848. Ce total se divisait à peu près ainsi : 3,250 millions pour l'Angleterre proprement dite, 1 milliard pour l'Irlande, 250 millions pour le pays de Galles, et 500 pour l'Ecosse. Réparti par hectare de la superficie totale, ce revenu donnait le résultat suivant :
 
{{entête tableau charte alignement|center}}
!
! Francs
|-----
| Angleterre
| 250
|-{{ligne grise}}
| Irlande, Basse-Ecosse et Galles
| 125
|-----
| Haute-Ecosse
| 12
|-{{ligne grise}}
| Moyenne générale
| 165
|}
 
Ce résultat, si énorme en comparaison, puisqu'il se maintient pour l'ensemble, malgré l'extrême stérilité d'une portion de l'Irlande et de toute la Haute-Ecosse, à plus d'un tiers en sus du produit moyen de la France, était obtenu avec un petit nombre de produits. Voici comment il se divisait :
 
<center> PRODUITS ANIMAUX</center>
 
{{entête tableau charte alignement|center}}
!
! Millions
|-----
| Viande de bœuf, de mouton et de porc
| 1,700
|-{{ligne grise}}
| Laines, peaux, suifs, abats
| 300
|-----
| Lait, beurre, fromage
| 400
|-{{ligne grise}}
| Chevaux de trois ans
| 100
|-----
| Volailles
| 25
|-{{ligne grise}}
| Total
| 2,525
|}
 
<center> PRODUITS VÉGÉTAUX</center>
 
{{entête tableau charte alignement|center}}
!
! Millions
|-----
| Froment
| 1,100
|-{{ligne grise}}
| Pommes de terre pour la consommation humaine
| 300
|-----
| Orge, avoine, ibid
| 400
|-{{ligne grise}}
| Foin, paille, avoine pour les chevaux non agricoles
| 400
|-----
| Lin, chanvre, légumes, fruits
| 200
|-{{ligne grise}}
| Bois
| 75
|-----
| Total
| 2,475
|}
 
La comparaison de ces deux totaux fait ressortir les résultats suivans : France, 1,600 millions de produits animaux et 3,400 millions de produits végétaux; royaume-uni, 2 milliards et demi de produits animaux et 2 milliards et demi de produits végétaux. Le bois figure d'une part pour 250 millions, et de l'autre pour 75 seulement.
 
Je dois me hâter de dire que la disproportion n'était pas en réalité aussi grande qu'elle le paraît d'après ces chiffres. Le calcul qui précède repose sur les prix courans anglais avant 1848; or ces prix étaient en moyenne de 20 pour 100 au-dessus des prix français. Quand le blé était chez nous à 20 francs l'hectolitre, il était chez eux à 25; quand la viande se payait chez nous 1 franc le kilo, elle se vendait chez eux un shilling, et ainsi de suite. Pour établir une comparaison exacte, il faut ramener les prix anglais aux prix des denrées similaires en France, c'est-à-dire réduire les 5 milliards de 20 pour 100. Nous nous trouvons alors en présence d'un total de 4 milliards, qui paraît représenter bien réellement la valeur de la production anglaise comparée à la nôtre. Réparti par hectare, ce total donnait, le résultat suivant :
 
{{entête tableau charte alignement|center}}
!
! Francs
|-----
| Angleterre
| 200
|-{{ligne grise}}
| Irlande, Basse-Ecosse et Galles
| 100
|-----
| Haute-Ecosse
| 10
|-{{ligne grise}}
| Moyenne générale
| 135
|}
 
Voilà, je crois, la vérité, autant du moins qu'on peut l'obtenir au moyen d'évaluations aussi générales. On voit que la moyenne de production la plus élevée, celle de l'Angleterre proprement dite, était atteinte et même dépassée dans quelques-uns de nos départemens. Les différences qui existent sur notre propre sol doivent donc nous aider à comprendre la distance générale entre les deux pays. Ce produit de 200 francs par hectare, qui était obtenu dans le royaume-uni sur une moitié du territoire, ne l'est chez nous que sur un dixième environ; quatre autres dixièmes se tiennent au niveau de l'Irlande et de la Basse-Ecosse; c'est la dernière moitié qui abaisse surtout la moyenne, bien que l'équivalent de la Haute-Ecosse ne s'y trouve pas.
 
Cette supériorité de produits se démontre d'ailleurs par deux faits qui servent à contrôler les chiffres donnés par la statistique : le premier est l'état de la population, le second le prix vénal des terres.
 
Lors du dénombrement de 18Al, la population totale du royaume-uni était de 27 millions d'âmes, et celle de la France de 34. Ainsi, quand le royaume-uni nourrissait presque une tête humaine par hectare, la France en nourrissait une seulement par hectare et demi : en supposant la consommation égale des deux parts, ce qui doit être exact dans l'ensemble, car si la population anglaise consomme en général plus que la population française, la population irlandaise consomme moins, nous retrouvons à peu près le même résultat que par l'examen comparatif des deux agricultures; la balance penche même un peu du côté du royaume-uni : c'est l'importation des denrées alimentaires qui rétablit l'équilibre.
 
Si nous divisons les deux populations par régions, la comparaison nous donnera encore les mêmes résultats.
 
L'Angleterre proprement dite, même en y comprenant le pays de Galles, nourrissait en 1841 quatre têtes humaines sur 3 hectares, ce qui se retrouve en France dans les départemens où la production est aussi forte; l'Ecosse prise dans son ensemble n'avait qu'une tête sur 3 hectares, et notre région du centre et de l'est une sur 2; l'Irlande comptait une tête par hectare, et notre région du sud-ouest une sur 2, ce qui indiquerait pour l'Irlande une production double mais la malheureuse population irlandaise étant beaucoup moins bien nourrie que la nôtre, le rapport se rétablit.
 
Quant à la valeur moyenne des terres, qui se proportionne en général à la quantité des produits obtenus, elle était, pour les terrains de l'Angleterre proprement dite, de 1,000 francs l'acre ou 2,500 francs l'hectare, et pour le reste du royaume-uni, non compris la Haute-Ecosse, de la moitié environ de ce chiffre, ou 1,250 francs. La Haute-Écosse avec ses terres incultes valait tout au plus 125 francs l'hectare. En retranchant 20 pour 100 de ces prix, on arrive à une moyenne de 2,000 francs pour l'Angleterre, de 100 francs pour la Haute-Ecosse, et de 1,000 francs pour le reste du pays, soit en moyenne générale 1,350 francs.
 
En France, les terrains cultivés de la moitié septentrionale doivent valoir en moyenne 1,500 francs l'hectare, et ceux de la moitié méridionale 1,000 francs. En évaluant les 8 millions d'hectares de terres incultes à 125 francs, et les 8 millions de terrains forestiers à 600 fr. l'hectare, on trouve pour moyenne générale 1,000 francs.
 
Ainsi l'examen comparatif des produits agricoles, le chiffre de la population, la valeur vénale des terres, tout se réunit pour prouver, même avec les estimations les plus réduites, que le produit de l'agriculture britannique pris dans son ensemble était, il y a cinq ans, au produit de l'agriculture française, à surface égale, comme 135 est à 100, et qu'en comparant la seule Angleterre à la France entière, la première produisait au moins le double de la seconde. Cette démonstration me paraît avoir acquis le caractère de l'évidence.
 
L'Irlande elle-même participait à cette grande production; ses souffrances lui viennent d'autres causes. On évaluait, avant 1848, à près de 600 millions sa production en avoine et en pommes de terre seulement, dont la plus grande partie servait à la nourriture des habitans, et ses exportations pour l'Angleterre en blé et en viande étaient considérables. J'ai donc eu raison de dire en commençant que l'Irlande, à surface égale, produisait plus que notre midi, bien que les deux tiers de son sol seulement soient cultivables.
 
A ces produits, il faut, pour être complètement exact, en ajouter un autre qu'il est fort difficile d'apprécier, mais qui n'en est pas moins des plus importans : c'est la fertilité qui s'accumule dans le sol par les fumiers, les amendemens, les travaux de toute sorte, quand les récoltes annuelles n'en épuisent pas les effets. C'est pour en tenir compte que la plupart des statisticiens ont été entraînés à mentionner les fourrages, pailles et fumiers, dans les produits; mais il y a dans cette façon de calculer une exagération évidente, puisque les récoltes absorbent annuellement la plus grande partie de la puissance acquise par ces moyens. Ce qui en reste est le seul produit vrai, mais comment le mesurer? Un seul élément peut nous l'indiquer avec quelque sûreté : c'est l'augmentation de la valeur du sol; cette augmentation de valeur peut elle-même être amenée par d'autres causes, mais la plus constante et la plus active est l'accroissement de fertilité qui résulte de la bonne culture. On peut l'évaluer en moyenne, chez nos voisins, à 1 pour 100 de la valeur par an, soit 10 à 15 francs par hectare pour l'ensemble des trois royaumes, et 20 francs pour l'Angleterre proprement dite. En France, il doit être en moyenne de 1/2 pour 100, soit 5 francs par hectare; dans nos départemens les mieux cultivés, il doit atteindre la moyenne anglaise, mais dans d'autres il est presque nul.
 
Bien que cette évaluation ne soit et ne puisse être qu'hypothétique, elle peut suffire pour expliquer la supériorité de produit des terres en Angleterre, malgré l'infériorité naturelle du sol et du climat; la fertilité acquise y supplée. Elle a déjà constitué un capital foncier proportionnellement très supérieur et qui grossit toujours.
 
Trois sortes de capitaux concourent au développement de la richesse agricole : 1° le capital foncier, qui se forme à la longue par les frais de tout genre faits pour mettre la terre en bon état; 2° le capital d'exploitation, qui se compose des animaux, des machines, des semences, et qui s'accroît en même temps; 3° le capital intellectuel, ou l'habileté agricole, qui se perfectionne par l'expérience et la réflexion. Ces trois capitaux sont beaucoup plus répandus en Angleterre qu'en France. Pourquoi? Nous nous le demanderons bientôt, et nous nous étonnerons alors que la supériorité des Anglais ne soit pas encore plus marquée. Nous avons racheté par la fécondité naturelle de notre sol, par le travail persévérant de notre population et par l'esprit d'invention individuelle qui la distingue, une partie de ce qui nous a manqué. « Mon Dieu, disait Arthur Young dans son langage original, en traversant en 1790 nos pauvres campagnes, donne-moi patience pour voir un pays si beau, si favorisé du ciel, traité si mal par les hommes. » Il ne dirait pas tout à fait la même chose aujourd'hui, ou du moins il ne pourrait le dire que des portions les plus arriérées de notre territoire. On pourrait lui montrer des provinces entières presque aussi bien cultivées que sa chère Angleterre, et partout les élémens du progrès prêts à éclater. Malheureusement le plus grand nombre végète encore; mais ce sont les circonstances favorables qui ont fait défaut.
 
 
<center>III</center>
 
Pour donner le dernier trait à ce tableau, il reste à nous demander comment se partageait, avant 1848, le produit brut que nous venons d'indiquer, c'est-à-dire quelle était, sur ces 5 milliards de valeur nominale, déduction faite de l'impôt et des frais accessoires, la part qui revenait aux propriétaires du sol, ou ''la rente'', - celle qui payait les peines et rétribuait le capital des fermiers, ou ''le profit'', - et celle qui servait à rémunérer le travail manuel proprement dit, ou le salaire. Quand nous aurons fait le même travail pour la France, notre comparaison entre les deux agricultures sera complète.
 
Avant tout, la part qui se prélève pour les dépenses générales de la société, ou l'impôt. - Beaucoup d'erreurs ont été répandues et sont encore accréditées en France sur le système d'impôts qui règne en Angleterre. On croit assez généralement, sur une fausse apparence, que la terre anglaise est à peu près affranchie d'impôts, et que les taxes indirectes y forment tous les revenus publics. C'est une grande: méprise. Nulle part, au contraire, la terre ne supporte un aussi lourd fardeau qu'en Angleterre. Seulement, ce n'est pas l'état qui perçoit ce que la terre paie directement, ou du moins il n'en revenait presque rien à l'état avant l'établissement de l’''income tax''. L'impôt direct à son profit n'était représenté que par une taxe insignifiante que les propriétaires ont rachetée en grande partie, le ''land tax''; mais si les taxes indirectes forment presque tout le revenu de l'état, les impôts directs n'en existent pas moins sous la forme de taxes locales.
 
Ces impôts sont au nombre de trois, la taxe des pauvres, les taxes de paroisse et de comté, qui équivalent à nos revenus des communes et des départemens, et la dîme de l'église. La taxe des pauvres s'élevait encore, il y a cinq ans, malgré tous les efforts qui avaient été faits pour la réduire, à 6 millions sterling ou 150 millions de francs pour la seule Angleterre. Les taxes de paroisse et de comté, pour les chemins, les ponts, la police, les prisons, etc., dépassent encore, pour l'Angleterre seule, 4 millions sterling ou 100 millions de francs, en tout 250 millions. La propriété rurale paie à elle seule plus des deux tiers de cette somme. En y joignant la partie non rachetée du ''land tax'', qui s'élève pour l'Angleterre à 25 millions de francs, et enfin la troisième charge de la propriété rurale anglaise, la dîme, autrefois variable et arbitraire dans sa perception, et qui, depuis sa commutation en une rente à peu près fixe, atteint au moins 175 millions, on trouve un total de 375 millions, soit, pour les 15 millions d'hectares de l'Angleterre et du pays de Galles, une moyenne de 25 francs par hectare, ou 8 shillings par acre.
 
Cette moyenne elle-même ne donne qu'une idée inexacte du fardeau qui pèse sur certains points du sol anglais. Une partie de la dîme ayant été rachetée aussi bien qu'une partie du ''land tax'', la taxe des pauvres étant aussi très inégalement répartie, puisqu'elle n'est point centralisée et quelle suit les variations du paupérisme d'après les localités, il s'ensuit que certaines régions sont fort au-dessous de la moyenne, et certaines autres fort au-dessus. Il n'est pas rare de trouver en Angleterre des terres qui paient jusqu'à 50 fr. l'hectare de taxes de toute sorte.
 
L'Irlande et l'Ecosse sont moins surchargées, l'Ecosse surtout; la plupart des taxes anglaises y sont inconnues. L'Ecosse paie environ 12 millions de francs, et l'Irlande 38. Voilà 425 millions pour le; royaume-uni payés par la terre proprement dite.
 
L'impôt foncier sur le sol, déduction faite des propriétés bâties, s'élève en France, en principal et centimes additionnels, et en y comprenant la prestation en nature pour les chemins, à 250 millions en tout, ou 5 francs par hectare; cet impôt est donc le cinquième environ, en valeur nominale, de ce qu'il est en Angleterre.
 
Aces chiffres, il faut ajouter l’''income tax'', qui a quelque analogie avec notre contribution personnelle et mobilière, et qui emporte encore environ 3 pour 100 du revenu net clés propriétaires et 1 1/2 pour 100 de celui des fermiers. Les impôts sur les propriétés bâties, dont les propriétaires ruraux supportent leur part, sont dans la même proportion que ceux qui portent sur la terre proprement dite. Enfin les taxes indirectes, outre qu'elles réduisent en fait le revenu des propriétaires en élevant le prix de toutes les denrées, pèsent lourdement sur quelques-uns des produits agricoles, notamment sur l'orge, qui sert à la fabrication de la bière et qui ne paie pas moins de 125 millions de francs; il a été récemment question de réduire cet impôt, mais rien n'est encore décidé. Notre impôt des boissons produit, comme on sait, 100 millions.
 
La propriété rurale anglaise est, il est vrai, affranchie en partie d'une charge qui atteint largement la terre en France, l'impôt sur les successions, les mutations et les hypothèques; mais cette franchise, qui n'est réelle que pour les terres île franc-aleu ou ''freeholds'', et qui manque aux terres soumises aux droits seigneuriaux ou ''copyholds'', perd beaucoup de son importance, quand on songe aux frais de tout genre qu’entraîne l'incertitude de la propriété anglaise par l'absence d'un bon système d'enregistrement.
 
Voilà donc un premier résultat de cette grande production anglaise, l'élévation possible de l'impôt. Je ne m'arrêterai pas à montrer la richesse qui en résulte pour le pays en général et pour l'agriculture elle-même, qui profite la première des dépenses faites avec son argent. Il est bien évident que, si la propriété rurale française pouvait payer beaucoup plus d'impôt, la face de nos campagnes changerait bien vite : elles se couvriraient de chemins ruraux, de ponts, d'aqueducs, de travaux d'art, qui leur manquent aujourd'hui faute de fonds, et qui abondent chez nos voisins.
 
Après l'impôt viennent les frais accessoires de la culture : tels sont les achats d'engrais artificiels, l'entretien des machines aratoires, les renouvellemens de semences et d'animaux reproducteurs, etc.; c'est tout au plus si le cultivateur français peut consacrer en moyenne 4 ou 5 francs par hectare à ces dépenses si productives, tandis qu'on ne pouvait pas les évaluer, même avant 1848, à moins de 25 francs par hectare en moyenne pour tout le royaume-uni, et à moins de 50 francs pour l'Angleterre proprement dite. C'est, comme on voit, de huit à dix fois plus qu'en France, même avec la réduction de 20 pour 100. Tel est le second effet de cette production supérieure : plus on produit, plus on peut consacrer de ressources à l'accroissement de la production, et la richesse se multiplie par elle-même.
 
Malgré cette part faite à l'impôt et aux frais accessoires, quand ce qui reste du produit brut se divisait entre ceux qui avaient concouru à le former par leur capital, leur intelligence et leurs bras, la part qui revenait à chacun d'eux était plus grande en Angleterre qu'en France.
 
D'abord la rente du propriétaire ou le revenu du capital foncier. - L'idée de la rente n'est pas aussi généralement dégagée en France qu'en Angleterre, elle se confond avec le profit de l'exploitant et le revenu du capital d'exploitation, quand le propriétaire dirige lui-même la culture, et même avec le salaire proprement dit, quand il cultive son bien de ses propres mains. On peut cependant évaluer à 30 francs par hectare la rente moyenne des terres en France, c'est-à-dire le revenu net du capital foncier, déduction faite de tout revenu du capital d'exploitation, de tout salaire et de tout profit, soit en tout 1,500 millions pour nos 50 millions d'hectares cultivés ou non. On sait plus exactement, par suite de l'organisation de la culture anglaise, qui sépare presque toujours la propriété de l'exploitation, quelle était avant 1848 la rente des propriétés rurales dans les diverses parties du royaume-uni.
 
Le ''minimum'' de la rente se trouve à l'extrémité nord de l'Ecosse, dans le comté de Sutherland et dans les îles voisines, où elle descend jusqu'à 1 franc 25 centimes par hectare de valeur nominale, soit 1 franc de valeur comparative. L'ensemble des ''highlands'', qui comprend, avons-nous dit, bien près de 4 millions d'hectares, ne rapporte en moyenne que 3 francs par hectare à ses propriétaires. Le ''maximum'' est obtenu dans quelques prairies des environs de Londres et d'Edimbourg, qui se louent jusqu'à 2,000 francs l'hectare; les rentes de 500 francs, 300 francs, 200 francs, ne sont pas rares dans les Lothians et dans les parties de l'Angleterre qui avoisinent les grandes villes. Toute la partie centrale de l'île, qui comprend, outre le comté de Leicester, le plus central de tous, ceux qui l'environnent, rapporte en moyenne 100 francs par hectare; c'est sans comparaison la région la plus riche des trois royaumes. A mesure qu'on s'éloigne de ce cœur du pays, la rente descend; au sud, elle tombe en moyenne, dans les comtés de Sussex, de Surrey et de Hants, à 50 francs l'hectare; au nord, dans ceux de Cumberland et de Westmoreland, à 30 francs, et à l'ouest, dans les plus mauvaises parties du pays de Galles, à 10. Pour l'Angleterre entière, la moyenne est 75 francs.
 
Dans la Basse-Ecosse, le million d'hectares qui entoure les deux embouchures du Forth et du Tay rapporte presque autant que le comté de Leicester et ses annexes; mais, à mesure aussi qu'on s'éloigne de ces terres privilégiées, la rente descend, et la moyenne de la Basse-Ecosse est égale en somme à celle de ses voisins d'Angleterre, les comtés de Gumberland, de Westmoreland et le pays de Galles.
 
En Irlande, nous trouvons dans le comté de Meath, en Leinster, et dans les comtés annexes de Louth et de Dublin, un autre million d'hectares dont la rente est aussi élevée que dans le centre de l'Angleterre, mais nous trouvons en même temps dans les montagnes de l'ouest et dans le Connaught presque tout entier une moyenne beaucoup plus basse.
 
En résumé, en adoptant pour la classification des rentes les mêmes divisions que pour l'appréciation générale du produit brut, voici le résultat qu'on obtient :
 
{{entête tableau charte alignement|center}}
!
! Rente moyenne par hectare.
|-----
| Angleterre
| 75 francs.
|-{{ligne grise}}
| Basse-Ecosse et Galles
| 30
|-----
| Haute-Ecosse
| 3
|-{{ligne grise}}
| Trois quarts de l'Irlande
| 50
|-----
| Nord-ouest de l'Irlande
| 25
|-{{ligne grise}}
| Moyenne générale.
| 50 francs
|}
''
 
Tous ces chiffres doivent être réduits de 20 pour 100 d'après la base que nous avons adoptée; ils deviennent alors les suivans :
 
{{entête tableau charte alignement|center}}
!
! Rente moyenne par hectare.
|-----
| Angleterre
| 60 francs
|-{{ligne grise}}
| Basse-Écosse et Galles
| 24
|-----
| Haute-Ecosse
| 2 fr. 40 cent.
|-{{ligne grise}}
| Trois quarts de l'Irlande
| 40
|-----
| Nord-ouest de l'Irlande
| 20
|-{{ligne grise}}
| Moyenne générale
| 40 francs
|}
 
En France, dans le département du Nord, la rente atteint en moyenne 100 francs l'hectare, ce qui le maintient au niveau et même au-dessus des meilleurs comtés anglais. Dans ceux qui le touchent de plus près, elle est encore de 80 francs, et elle descend progressivement jusqu'aux départemens de la Lozère et des Hautes et Basses-Alpes, où elle tombe à 10 francs. Dans l'île de Corse, elle est tout au plus de 3, comme dans les ''highlands''.
 
En second lieu, le bénéfice des exploitans. - On l'évaluait généralement en Angleterre à la moitié de la rente, soit 25 francs par hectare pour tout le royaume-uni ou en valeur réduite 20 fr. Cette richesse se divise en deux parts : le revenu des capitaux engagés dans la culture, et le profit proprement dit, ou la rémunération de l'industrie agricole. Le revenu des capitaux étant évalué à 5 pour 100, la part du profit doit être en général égale, ce qui porte à 10 pour 100 le revenu du capital engagé. Le capital d'exploitation devait être alors pour les trois royaumes de 250 francs par hectare en moyenne ou 200 francs de valeur réduite. Ce capital appartenant presque universellement à des fermiers, c'est à eux que revenait à peu près en totalité cette part du produit brut. Dans l'Angleterre proprement dite, le revenu moyen cl es fermiers devait être de 40 francs par hectare en valeur nominale, ce qui supposait un capital d'exploitation de 400 francs ou en valeur réduite 320.
 
En France, c'est tout au plus si l'équivalent de ce bénéfice s'élève à 10 francs par hectare, c'est-à-dire à la moitié de la moyenne du royaume-uni et au tiers de celle de l'Angleterre proprement dite. Il n'y a que le nord de l'Ecosse et l'ouest de l'Irlande qui soient au-dessous de la moyenne française; le reste est généralement fort au-dessus. Il est d'ailleurs aussi difficile de distinguer en France le bénéfice que la rente. Un quart seulement du sol est affermé, et dans les trois autres quarts le bénéfice est confondu soit avec la rente, soit avec le salaire. En somme, la moyenne du capital d'exploitation peut être évaluée chez nous à 100 francs l'hectare. Là est un clés plus grands signes de notre infériorité, car en agriculture, comme dans toute espèce d'industrie, le capital d'exploitation est un des agens principaux de la production.
 
Les fermiers de l'Angleterre proprement dite possédaient donc, à surface égale, le même revenu que nos propriétaires français au moins. Le fermier d'une terre de cent hectares, par exemple, avait l'équivalent de 3,000 fr. de revenu net; le propriétaire d'une terre de même étendue, dans les conditions moyennes, n'aurait pas eu davantage chez nous. Dans les parties les plus riches, les fermiers gagnaient 50, 60, jusqu'à 100 francs par hectare; on en trouvait qui jouissaient de 10,000, 20,000, 30,000 francs de revenu. De là l'importance sociale de cette classe qui n'est pas moins assise sur le sol que la propriété elle-même. On les appelle des gentilshommes fermiers, ''gentlemen farmers''. Ils vivent pour la plupart dans une aisance modeste, mais comfortable; ils sont abonnés aux journaux et aux revues, et peuvent faire paraître de temps en temps sur leur table la bouteille de claret et de Porto; leurs filles apprennent à jouer du piano. Quand on visite les campagnes en Angleterre, on est parfaitement reçu, pour peu qu'on ait quelques lettres d'introduction, dans ces familles cordiales et simples, qui cultivent souvent la même ferme depuis plusieurs générations. L'ordre le plus parfait règne dans la maison; on y sent à chaque pas cette régularité d'habitudes qui révèle le long usage. L'aisance est venue peu à peu par le travail héréditaire, c'est surtout depuis le temps d'Arthur Young quelle s'est développée, on en jouit comme d'un bien honnêtement et laborieusement acquis. J'ai vu un jour dans un des comtés d'Angleterre les moins fertiles, le Nottinghamshire, une réunion de fermiers après un marché; des pairs d'Angleterre n'auraient pas mieux dîné. Aucun d'eux ne songe à devenir propriétaire, leur condition est bien meilleure; pour avoir 3,000 francs de revenu comme propriétaire, il faut au moins 100,000 francs de capital, tandis qu'il suffit de 30,000 fr. pour les avoir comme fermier.
 
Viennent enfin les salaires» - Ici l'avantage paraît être du côté de la France, en ce sens que la France emploie en salaires une part du produit brut plus considérable que le royaume-uni; mais cette question des salaires est très complexe, et, quand on l'examine de près, on voit que l'avantage revient encore à nos voisins, au moins en ce qui concerne les trois quarts du pays. Seulement leur supériorité était moins marquée sur ce point que sur les autres avant 1848, et c'était là la partie la plus faible de leur organisation rurale. Sur quelques points du territoire, le mal était sérieux et profond, et il menaçait de le devenir pour le reste.
 
Quand on cherche à se rendre compte de la répartition des salaires avant 1848, soit en France, soit dans les diverses parties du royaume-uni, on trouve, en laissant pour le moment l'Ecosse de côté à cause des phénomènes particuliers qu'elle présente, qu'en Angleterre on ne consacrait aux salaires que le quart environ du produit brut, soit l'équivalent de 50 francs par hectare ou à peu près, tandis qu'en France et en Irlande on en employait la moitié, soit encore 50 francs par hectare ou l'équivalent; mais le revers de la médaille n'est pas loin, c'est le nombre des travailleurs exigé de part et d'autre pour la production. En Angleterre, ce nombre avait été réduit autant que possible; en France, il était déjà beaucoup plus grand, et en Irlande beaucoup plus encore; voici quel était approximativement le chiffre de la population rurale dans les trois pays :
 
{{entête tableau charte alignement|center}}
!
! millions d’âmes
! population totale
|-----
| Angleterre
| 4
| 16
|-{{ligne grise}}
| France
| 20
| 35
|-----
| Irlande
| 5
| 8
|}
 
D'où il suit que la population rurale formait en Angleterre le quart seulement de la population totale, en France les quatre septièmes, et en Irlande les deux tiers ; la répartition sur la surface du sol donnait les résultats suivans : Angleterre, 30 têtes par 100 hectares, France, 40 têtes, Irlande, 60.
 
Tout s'explique par le rapprochement de ces chiffres. Bien que l'Angleterre n'employât en salaires que l'équivalent de 50 francs par hectare, tandis que la France et l'Irlande en employaient autant, le salaire effectif devait être plus considérable en Angleterre qu'en France et en France qu'en Irlande, parce qu'il se répartissait sur un moindre nombre de têtes.
 
Nous pouvons en même temps y trouver la mesure de l'organisation du travail dans les trois pays : en Angleterre, 30 personnes suffisaient pour cultiver 100 hectares et leur faire rapporter l'équivalent de 200 francs par hectare, tandis qu'en France il en fallait 40 pour n'obtenir qu'un produit moyen de 100 fr., et en Irlande 60; d'où il suit que le travail en Angleterre devait être beaucoup plus productif qu'en France, et en France qu'en Irlande.
 
Ces données générales sont confirmées par les faits de détail. En Angleterre, la moyenne du salaire rural pour les hommes était, avant 1848, de 9 à 10 shillings par semaine ou 2 francs par jour de travail, et en valeur réduite, 1 franc 60 centimes. Sur les points les plus riches, cette moyenne s'élevait à 12 shillings ou 2 francs 50 centimes par jour de travail, et en valeur réduite, 2 francs. Sur les points les moins riches, elle tombait à 8 shillings, ou un peu plus de 1 franc 50 centimes par jour, et en valeur réduite, 1 franc 25.
 
Dans la Basse-Ecosse et le pays de Galles, la moyenne des salaires était de 8 shillings par semaine ou de 1 franc 25 centimes, valeur réduite, par jour de travail. Dans la Haute-Ecosse et les trois quarts de l'Irlande, la moyenne était de 6 shillings par semaine, ou, en valeur réduite, 1 franc par jour de travail. Dans l'ouest de l'Irlande, la moyenne tombait à 4 shillings, soit 70 centimes par jour.
 
En France, la moyenne du salaire rural des hommes doit être de 1 franc 25 centimes à 1 franc 50 par jour de travail. Sur certains points, il s'élève à la hauteur du salaire anglais; sur d'autres, il tombe au niveau du salaire irlandais.
 
Des considérations de l'ordre le plus grave se rattachent à cette question des salaires; j'y reviendrai. Il me suffit pour le moment de constater que, grâce à la réduction de main-d'œuvre, qui forme une des bases de leur système agricole, les Anglais avaient pu élever chez eux le niveau des salaires en même temps que celui des rentes, des profits, des impôts et des frais accessoires, mais dans une moindre proportion. L'Irlande et l'Ecosse faisaient exception.
 
En sus de la somme annuellement consacrée aux salaires, et qui s'élevait, pour la seule Angleterre, à plus de 700 millions de valeur nominale, les classes ouvrières rurales de ce pays trouvaient encore une grande ressource dans la taxe des pauvres, qui n'est, en définitive, qu'un supplément de salaire, et qui venait accroître de 150 millions leur dotation annuelle.
 
Du reste, il suffit d'entrer, en Angleterre, dans un ''cottage'' de paysan, et de le comparer à la chaumière de la plupart de nos cultivateurs, pour sentir une différence dans l'aisance moyenne des deux populations. Bien que le paysan français soit souvent propriétaire et ajoute ainsi un peu de rente et de profit à son salaire, il vit moins bien en général que le paysan anglais. Il est moins bien vêtu, moins bien logé, moins bien nourri ; il mange plus de pain, mais ce pain est assez généralement fait avec du seigle, avec un supplément de maïs, de sarrasin et même de châtaignes, tandis que le pain du paysan anglais est de froment, avec un faible supplément d'orge ou d'avoine; il boit quelquefois du vin ou du cidre, ce qui manque au paysan anglais, qui n'a que de l'eau ou un peu de petite bière, mais il n'a pas de viande, et le paysan anglais en a.
Malgré ces avantages, la question des salaires était, même en Angleterre, une question brûlante avant 1848. Il est vrai que la race, le climat et les habitudes donnent aux ouvriers ruraux anglais plus de besoins qu'aux nôtres. La contrée d'Angleterre où les salaires sont le plus bas est la pointe sud de l'île qui forme les comtés de Dorset, de Devon et de Cornwall. Dans cette région, le salaire était l'équivalent de 1 franc 25 centimes par jour, et, bien qu'il fût au niveau de la plupart de nos salaires français, il était généralement regardé comme insuffisant. Dans les parties de l'Irlande et de l'Ecosse où il tombait au-dessous de la moyenne française, la misère était infiniment plus grande que chez nous, à taux égal. L'équivalent de 20 sous par jour, dont se contentent en France beaucoup de nos paysans, fait jeter les hauts cris; quand on arrive à 70 centimes, comme dans les Hébrides et le Connaught, l'existence paraît absolument impossible. Hélas! je connais des contrées en France où Ton vit encore à ce prix-là, et sans trop se plaindre; il est vrai que cette pauvreté, déjà si pénible par elle-même, n'est pas aggravée par la rudesse d'un climat hyperboréen, et, ce qui est pis encore, par le sentiment d'une inégalité excessive. L'équivalent de 70 centimes par jour, c'est partout un maigre salaire; mais il doit plus qu'ailleurs paraître intolérable dans un pays où le salaire courant des ouvriers ruraux est sur quelques points de 2 francs 50, et où celui des ouvriers d'industrie s'élève en moyenne encore plus haut.
 
Voici, d'après ce qui précède, comment se partageait approximativement le produit brut en France et en Angleterre proprement dite :
 
<centre> FRANCE</center>
 
{{entête tableau charte alignement|center}}
!
! par hectare
|-----
| Rente du propriétaire
| 30 fr.
|-{{ligne grise}}
| Bénéfice de l'exploitant
| 10
|-----
| Impôts
| 5
|-{{ligne grise}}
| Frais accessoires
| 5
|-----
| Salaires
| 50
|-{{ligne grise}}
| Total
| 100 fr.
|}
 
<center> ANGLETERRE (valeur nominale)</center>
 
{{entête tableau charte alignement|center}}
!
! par hectare
|-----
| Rente du propriétaire
| 75 fr
|-{{ligne grise}}
| Bénéfice du fermier
| 40
|-----
| Impôts
| 25
|-{{ligne grise}}
| Frais accessoires
| 50
|-----
| Salaires
| 60
|-{{ligne grise}}
| Total
| 250 fr.
|}
 
Et avec la réduction de 20 pour 100 :
 
{{entête tableau charte alignement|center}}
!
! fr. par hectare
|-----
| Rente
| 60
|-{{ligne grise}}
| Bénéfice
| 32
|-----
| Impôt
| 20
|-{{ligne grise}}
| Frais
| 40
|-----
| Salaires
| 48
|-{{ligne grise}}
| Total
| 200 fr.
|}
 
Toutes les parties prenantes, sauf le salaire, avaient donc une part plus grande en Angleterre qu'en France; même en réduisant tous les prix, la rente était double, le bénéfice plus que triple, l'impôt quadruple; le salaire lui-même, quoique égal ou à peu près en quantité absolue, était relativement un peu plus élevé. Le reste du royaume-uni offrait des résultats moins satisfaisans, mais presque toujours supérieurs aux nôtres.
 
Tels sont les faits, ou du moins tels ils étaient il y a cinq ans. J'examinerai plus tard quels sont les changemens survenus depuis, soit en France soit dans le royaume-uni; ces changemens sont considérables, surtout chez nos voisins, où une révolution plus légitime, plus réfléchie et surtout plus féconde que notre révolution de 1848, s'est accomplie paisiblement, pendant que nous remontions avec effort la pente de l'abîme où nous nous étions jetés. Quelque chose de pareil à ce qui s'est passé en France et en Angleterre de 1790 à 1800 s'est reproduit pendant ces cinq années, si stérilement pénibles pour nous, si utilement actives pour eux. Pendant que nous posions bruyamment beaucoup de questions sans les résoudre, ils les résolvaient sans les poser, et nous sommes sortis les uns et les autres de l'épreuve, eux fortifiés et nous affaiblis.
 
Mais avant de raconter cette crise respective qui a augmenté encore la distance déjà si grande que nous venons de constater, il importe de rechercher les causes de la supériorité agricole anglaise jusqu'à 1847. Ces causes dérivent de l'histoire et de l'organisation entière des deux pays. La situation agricole d'un peuple n'est pas un fait isolé, c'est une part du grand ensemble. La responsabilité de l'état imparfait de notre agriculture ne revient pas à nos cultivateurs exclusivement; son progrès ultérieur ne dépend pas uniquement d'eux, ou, pour mieux dire, ce n'est pas en fixant leurs regards sur le sol qu'ils peuvent arriver à se rendre tout à fait compte des phénomènes qu'il présente, c'est en essayant de remonter aux lois générales qui régissent le développement économique des sociétés.
 
===III. La Constitution de la propriété et de la culture===
 
<center>I</center>
 
On attribue assez généralement la supériorité de l'agriculture anglaise à la grande propriété; cette opinion est vraie à certains égards, mais il ne faut pas la pousser trop loin. D'abord il n'est pas exact que la propriété soit aussi concentrée en Angleterre qu'on se l'imagine communément. Il y a sans doute dans ce pays d'immenses fortunes territoriales; mais ces fortunes, qui frappent les regards de l'étranger et même du régnicole, ne sont pas les seules. À côté des colossales possessions de la noblesse proprement dite se trouvent les domaines plus modestes de la ''gentry''. Dans la séance de la chambre des communes du 19 février 1850, M. Disraeli a affirmé, sans être contredit, qu'on pouvait compter dans les trois royaumes 250,000 propriétaires fonciers. Or, comme le sol cultivé est en tout de 20 millions d'hectares, c'est une moyenne de 80 hectares par famille, et, en y ajoutant les terrains incultes, de 120. Le même orateur, en évaluant, comme nous, à 60 millions sterling ou 1,500 millions de francs le revenu net de la propriété rurale, a trouvé, à raison de 250,000 copartageans, une moyenne de 6,000 fr. de rente, soit 4,800 fr. en valeur réduite.
 
Il est vrai que, comme toutes les moyennes, celle-ci ne donne qu'une idée fort incomplète des faits. Parmi ces 250,000 propriétaires, il en est un certain nombre, 2,000 tout au plus, qui ont à eux seuls un tiers des terres et du revenu total, et, dans ces 2,000, il en est 50 qui ont des fortunes de princes. Quelques-uns des ducs anglais possèdent des provinces entières et ont des millions de revenu. Les autres membres de la pairie, les baronnets d'Angleterre, d'Ecosse et d'Irlande, les grands propriétaires qui ne font pas partie de la noblesse, s'échelonnent à leur suite. En partageant entre ces 2,000 familles 10 millions d'hectares et 500 millions de revenu, on trouve 5,000 hectares et 250,000 francs de rente par famille.
 
Mais plus la part de l'aristocratie est considérable, plus celle des propriétaires du second ordre se trouve réduite. Ceux-là cependant possèdent les deux tiers du sol, et jouent conséquemment dans la constitution de la propriété anglaise un rôle deux fois plus important. Leur lot moyen tombe à 80 hectares environ, et leur revenu foncier à 4,000 francs; en appliquant à ce revenu la réduction de 20 pour 100, il n'est plus que de 3,200. Comme il y a nécessairement beaucoup d'inégalité parmi eux, on doit en conclure que les propriétés de 1,000, 2,000, 3,000 francs de rente ne sont pas aussi rares en Angleterre qu'on le croit, et c'est en effet ce qu'on trouve quand on y regarde de près.
 
Un autre préjugé qui repose également sur un fait vrai, mais exagéré, c'est la persuasion où l'on est généralement que la propriété foncière ne change pas de mains en Angleterre. Cependant, si la propriété y est beaucoup moins mobile que chez nous, elle est loin d'être absolument immobilisée. Ici encore c'est un fait spécial qui a été généralisé outre mesure. Certaines terres sont frappées de substitutions ou autres droits, mais le plus grand nombre est libre. Il ne faut que parcourir les immenses colonnes d'annonces des journaux quotidiens, ou entrer un moment dans un de ces offices pour les ventes des immeubles si nombreux à Londres et dans toutes les grandes villes, et on restera convaincu de ce fait, que les propriétés rurales de 50 à 500 acres, c'est-à-dire de 20 à 200 hectares, ne sont pas rares en Angleterre, qu'il s'en vend même journellement.
 
Dans les journaux, ces annonces sont généralement rédigées ainsi : - A vendre, une propriété de tant d'acres d'étendue louée à un fermier solide, ''substantial''! avec une résidence élégante et comfortable, un bon ruisseau à truites, une belle chasse, des jardins potagers et d'agrément, à proximité d'un chemin de fer et d'une ville, dans un pays pittoresque, etc. - Dans les offices, on vous montre en outre un plan de la terre et une vue peinte assez bien faite de la maison et de ses alentours. C'est toujours un joli bâtiment presque neuf, parfaitement entretenu, avec des ornemens extérieurs d'assez mauvais goût, mais d'une disposition intérieure simple et commode, situé au milieu d'une pelouse plus ou moins grande, avec des bouquets d'arbres à droite et à gauche, et quelques vaches qui paissent sur le premier plan. Il y a deux cent mille résidences de ce genre réparties sur la verte surface des îles britanniques.
 
Malgré le goût très vif des Anglais pour la possession de la terre, qui les porte tous à devenir ''landlords'' dès qu'ils le peuvent, le prix des propriétés rurales n'est pas plus élevé qu'en France proportionnellement au revenu. On achète généralement à raison de trente fois la rente, c'est-à-dire sur le pied d'environ 3 pour 100. Dès qu'un homme un peu enrichi dans les affaires a quelques milliers de livres sterling à mettre dans une maison de campagne, dix domaines d'une valeur de 100,000 francs à 1 million se disputent son choix. Dans un pays où l'hectare de terre vaut en moyenne 2,500 francs, il ne faut pas plus de 20 hectares pour constituer une propriété de 100,000 fr., il n'en faut pas plus de 300 pour faire 1 million, en y comprenant la valeur de l'habitation et de ses dépendances.
 
Assurément la terre est, en France, beaucoup plus divisée : tout le monde connaît le chiffre célèbre des onze millions et demi de cotes foncières qui semble indiquer le même nombre de propriétaires; mais tout le monde doit savoir aussi maintenant, depuis les recherches de M. Passy, à quel point ce chiffre est trompeur. Non-seulement il arrive souvent qu'un seul contribuable paie plusieurs cotes, ce qui suffit déjà pour mettre une incertitude à la place d'un fait en apparence si positif; mais les propriétés bâties des villes figurent au nombre des recensées, ce qui réduit le nombre réel des propriétés rurales à 5 ou 6 millions au plus.
 
Ce n'est pas tout. Le taux des cotes a bien aussi sa valeur, et de même qu'il faut écarter en Angleterre, pour connaître l'état le plus général de la propriété, ces vastes possessions de quelques grands seigneurs qui font illusion pour le reste, de même il faut en France réduire à leur rôle véritable cette multitude de petits propriétaires qui abaisse tant la moyenne. Sur onze millions et demi de cotes, cinq millions et demi sont au-dessous de 5 francs, deux millions sont de 5 à 10 francs, trois millions de 10 à 50 francs, six cent mille de 50 à 100, cinq cent mille seulement sont au-dessus de 100 fr. ; c'est dans ce demi-million que réside la propriété de la plus grande partie du sol. Les onze millions de cotes au-dessous de 100 fr. peuvent s'appliquer à un tiers environ de la surface totale, ou 18 millions d'hectares; les deux autres tiers, ou 32 millions d'hectares, appartiennent à quatre cent mille propriétaires, déduction faite de ceux qui ne sont qu'urbains, ce qui donne une moyenne de 80 hectares par propriété.
 
Ainsi, en retranchant d'une part les très grandes propriétés et de l'autre les très petites, qui occupent dans les deux pays un tiers environ du sol, la moyenne serait en France, pour les deux autres tiers, égale en étendue à la moyenne anglaise. Cette égalité apparente cache une disproportion, en ce que le revenu est, à surface égale, bien plus élevé en Angleterre que chez nous; mais, tout compte fait, la différence réelle n'est pas ce qu'on suppose. Il y a en France environ 100,000 propriétaires ruraux qui paient au-delà de 300 francs de contributions directes, et dont les fortunes sont égales en moyenne à celles de la masse des propriétaires anglais; 50,000 d'entre eux paient 500 francs et au-dessus. Des terres de 500, 1,000, 2,000 hectares se rencontrent encore assez souvent, et les fortunes territoriales de 25 à 100,000 fr. de rente et au-delà ne sont pas tout à fait inconnues. On peut trouver environ un millier de propriétaires par département qui rivalisent, pour l'étendue de leurs domaines, avec la seconde couche des ''landlords'' anglais, celle qui est de beaucoup la plus nombreuse. Ce qui est vrai, c'est que nous en avons proportionnellement moins que nos voisins, et qu'à côté des châteaux de notre ''gentry'' fourmille l'armée des petits propriétaires, tandis que la ''gentry'' anglaise a derrière elle les immenses fiefs de l'aristocratie. Dans cette mesure, mais dans cette mesure seulement, il est exact de dire que la propriété est plus concentrée en Angleterre qu'en France.
 
Cette concentration est favorisée par la loi de succession, qui, à défaut de testament, fait passer les immeubles du père de famille sur la tête du fils aîné, - tandis qu'en France les immeubles se divisent également entre les enfans; mais l'application de ces deux législations, si opposées en principe, n'a pas dans la pratique des effets aussi radicalement contraires. Le père de famille peut, dans les deux pays, changer par sa dernière volonté les dispositions de la loi, et il profite quelquefois de cette liberté; d'autres causes plus puissantes et plus générales agissent aussi. En France, les mariages refont en partie par la dot des filles ce que la loi de succession défait; en Angleterre, si les immeubles ne sont pas partagés, les biens meubles le sont, et dans un pays où la fortune mobilière est si considérable, cette division ne peut manquer d'exercer, par des ventes et achats, son influence sur la répartition de la propriété immobilière. Le progrès de la population, beaucoup plus rapide chez nos voisins que chez nous, est à son tour, quoi qu'on fasse, un élément de division. En fait, beaucoup de propriétés se divisent en Angleterre, et tous les jours de nouvelles résidences de campagne se construisent pour de nouveaux ''country-gentlemen''; en même temps, beaucoup de propriétés se recomposent en France, et on a remarqué, dans le mouvement des cotes foncières, que les grosses s'accroissaient plus vite que les petites.
 
De même qu'on s'exagère en général la concentration de la propriété en Angleterre, de même on s'exagère l'influence que la grande propriété y exerce sur le développement de l'agriculture. Cette influence est réelle comme l'existence même de la concentration; mais, comme elle aussi, elle a ses limites. Qui dit grande propriété ne dit pas toujours grande culture. Les plus grandes propriétés peuvent se diviser en petites exploitations. Il importe assez peu que 10,000 hectares soient possédés par un seul, s'ils se partagent, par exemple, en 200 fermes de 50 hectares chacune. Nous verrons tout à l'heure, en traitant de la culture proprement dite, que c'est en effet ce qui arrive le plus souvent; l'influence de la grande propriété est alors à peu près nulle. Reconnaissons cependant qu'à prendre les choses dans leur ensemble, la grande propriété est favorable à la grande culture, et que sous ce rapport elle a une action directe sur une partie du sol anglais; cette action est-elle aussi féconde que l'ont cru quelques publicistes? et tout ce qui n'est pas elle est-il aussi nuisible qu'ils l'ont affirmé? Voilà la question.
 
Nous avons vu que dans le royaume-uni il y a en quelque sorte deux catégories de propriétés : les grandes et les moyennes. Les grandes ne s'étendant que sur un tiers du sol, et une portion de ce tiers étant divisée en petites fermes, il s'ensuit que l'action de la grande propriété ne se fait sentir que sur un quart environ. Ce quart est-il le mieux cultivé? Je ne le crois pas. Les terres immenses de l'aristocratie britannique se trouvent principalement dans les régions les moins fertiles. Le plus grand propriétaire foncier de la Grande-Bretagne, le duc de Sutherland, possède d'un seul bloc plus de 300,000 hectares dans le nord de l'Ecosse, mais ces terres valent 50 francs l'hectare; un autre grand seigneur, le marquis de Breadalbane, possède dans une autre partie du même pays presque autant de terres qui ne valent guère mieux. En Angleterre, les vastes propriétés du duc de Northumberland sont situées en grande partie dans le comté de ce nom, un des plus montueux et des moins productifs; celles du duc de Devonshire, dans le comté de Derby, et ainsi de suite. C'est surtout dans de pareils terrains que la grande propriété est à sa place; elle seule peut y produire de bons effets.
 
Les parties les plus riches du sol britannique, les comtés de Lancaster, de Leicester, de Worcester, de Warwick, de Lincoln, sont un mélange de grandes et de moyennes propriétés. Dans le plus riche de tous, même au point de vue agricole, celui de Lancaster, c'est la moyenne et presque la petite propriété qui dominent. En somme, on peut affirmer, surtout si l'on fait entrer l'Irlande dans le calcul, que les terres les mieux cultivées des trois royaumes ne sont pas celles qui appartiennent aux plus grands propriétaires. Il y a sans doute des exceptions éclatantes, mais telle est la règle. On peut même trouver, non pas précisément en Angleterre, mais dans une possession anglaise, l'Ile de Jersey et ses annexes, un pays où fleurit exclusivement la petite propriété. Les lois normandes sur la succession, qui prescrivent le partage égal des terres entre les enfans, n'ont pas cessé d'y être en vigueur. « L'effet inévitable de cette loi, dit David Low, agissant depuis plus de neuf cents ans dans les étroites limites de cette petite île, a été de réduire tout le sol du pays en petites possessions. A peine pourrait-on trouver dans l'Ile entière une seule propriété de 40 acres (16 hectares); beaucoup varient de 5 à 15, et le plus grand nombre a moins de 15 acres (6 hectares). » L'agriculture en est-elle plus pauvre? Non assurément. La terre ainsi divisée est cultivée comme un jardin; elle est affermée en moyenne de 4 à 5 livres sterling par acre (de 260 à 300 fr. par hectare), et, dans les environs de Saint-Hélier, jusqu'à 8 et 12 livres (de 500 à 750 francs par hectare).
 
Malgré ces fermages énormes, les cultivateurs vivent dans une abondance modeste sur des étendues qui seraient insuffisantes partout ailleurs pour faire subsister le laboureur le plus pauvre. Ajoutons que le sol de Jersey est granitique et maigre, et qu'il a fallu beaucoup d'industrie pour le rendre aussi productif. L'aspect de l'île a quelque chose de charmant : on dirait une forêt d'arbres fruitiers, entrecoupée de prairies et de petits champs cultivés, avec une foule d'habitations élégantes tapissées de vignes et de myrtes, et des sentiers qui serpentent sous les ombrages. David Low remarque en même temps que le morcellement du sol, qui semblerait devoir être infini à la suite de tant de générations, dans une île aussi petite et aussi populeuse, s'est limité de lui-même en vertu d'arrangemens pris dans les familles pour l'arrêter quand il devient onéreux. Cet exemple doit rassurer de plus en plus ceux qui craignent de voir le sol français tomber en poussière.
 
En France, il y a aussi deux catégories de propriétés, les moyennes et les petites. Les pays où la culture est le plus avancée sont en général ceux où dominent les petites. Tels sont les départemens du Nord et du Bas-Rhin, et presque tous les cantons riches des autres départemens. C'est par la division îles propriétés que le progrès se manifeste habituellement chez nous. Ainsi le veut le génie national. Le même fait se reproduit dans d'autres pays, en Belgique, dans l'Allemagne rhénane, dans la Haute-Italie, et jusqu'en Norvège. Partout ailleurs qu'en Angleterre, c'est-à-dire en Espagne, en Allemagne, en Hongrie, les très grandes propriétés ont fait plus de mal que de bien à l'agriculture. Le seigneur féodal vit en général loin de ses domaines; il ne les connaît que par les revenus qu'il en retire, et qui, avant d'arriver jusqu'à lui, passent par les mains d'une foule de domestiques et d'intendans, plus occupés de leurs propres affaires que de celles du maître. La terre, dépouillée sans relâche par des mains avides, ne recevant jamais les regards qui pourraient la féconder, abandonnée à des tenanciers aussi pauvres qu'ignorans, languit dans l'inculture, ou ne donne que les maigres produits qu'elle ne peut s'empêcher de livrer. En Angleterre, il n'en est pas tout à fait ainsi; beaucoup de grands seigneurs tiennent à honneur de gérer eux-mêmes leurs domaines, et de consacrer à l'amélioration du sol la plus grande partie de ce qu'ils en retirent; mais le vice essentiel des très grandes propriétés n'est pas absolument détruit, et pour ceux qui remplissent admirablement leur devoir de ''landlord'', combien en est-il qui négligent leur héritage!
 
Est-il donc à propos, comme on l'a fait, de vanter exclusivement la grande propriété, de vouloir la transporter partout, et de proscrire la petite? Évidemment non. En ne considérant la question qu'au point de vue agricole, le seul qui doive nous occuper ici, les résultats généraux plaident beaucoup plus en faveur de la petite; propriété que de la grande. Ce n'est pas d'ailleurs chose facile que de changer artificiellement la condition de la propriété dans un pays. Cette condition tient à un ensemble de causes anciennes, essen¬tielles, qu'on ne détruit pas à volonté. Attribuer à la grande propriété en Angleterre un rôle exclusif, en faire le principal et presque le seul mobile du progrès agricole, prétendre l'imposer à des nations qui la repoussent, c'est s'exposer à se donner tort quand on peut avoir raison, et poser en principe que le développement de la culture ne peut avoir lieu qu'à la condition d'une révolution sociale impos¬sible, ce qui est heureusement faux.
 
Je n'en reconnais pas moins que l'état de la propriété en Angleterre est plus favorable en général à l'agriculture que l'état de la propriété française; je n'ai voulu combattre (pie l'exagération.
 
La question a été mal posée par suite d'une confusion. Ce qui importe à la culture, ce n'est pas que la propriété soit grande, mais qu'elle soit riche, ce qui n'est pas tout a fait la même chose. La richesse est relative : on peut être pauvre avec une grande propriété et riche avec une petite. Entre les mains de mille propriétaires qui n'ont chacun que 10 hectares et qui y dépensent 1,000 fr. par hectare, la terre sera deux fois plus productive qu'entre les mains d'un homme qui possède à lui seul 10,000 hectares et qui n'y dépense que 500 fr. Tantôt c'est la grande propriété qui est la plus riche, tantôt c'est la petite, tantôt c'est la moyenne; tout dépend des circonstances. La meilleure organisation de la propriété rurale est celle qui attire vers le sol le plus de capitaux, soit parce que les détenteurs sont plus riches relativement à l'étendue de terre qu'ils possèdent, soit parce qu'ils sont naturellement entraînés à y dépenser une plus grande partie de leurs revenus. Or il n'est pas douteux que, dans l'état actuel des choses, nos propriétaires français sont moins riches en général que les propriétaires anglais, et conséquemment moins disposés à faire des avances au sol. Les plus petits sont parmi nous ceux qui traitent le mieux la terre, et c'est une des raisons qui ont fait prendre tant de faveur à la petite propriété. En Angleterre, au contraire, si ce n'est pas précisément la très grande propriété, c'est du moins la meilleure moitié de la propriété moyenne qui peut être et qui est en effet la plus généreuse envers le sol. Les terres les mieux cultivées et les plus productives sont celles dont les possesseurs jouissent en moyenne de 1,000 livres st. de revenu. Là en effet se rencontrent habituellement à la fois et le capital, qui manque trop souvent aux propriétaires inférieurs, et le goût des améliorations agricoles, l'intelligence des intérêts ruraux, qui manquent quelquefois aux trop grands propriétaires, faute de communications suffisantes avec les champs.
 
Quand cet amour des intérêts ruraux se rencontre chez un très grand propriétaire, c'est la perfection. Toute l'Angleterre se souvient avec reconnaissance des immenses services que le duc de Bedford, le duc de Portland, lord Leicester, lord Spencer, lord Yarborough et plusieurs autres ont rendus à l'agriculture nationale. Dès que la volonté de faire le bien est unie à la puissance que donnent le rang le plus élevé et la plus colossale fortune, de véritables merveilles deviennent possibles. La famille de Bedford, entre autres, a doté son pays de magnifiques entreprises agricoles. Par elle, des comtés entiers ont été conquis sur les eaux de la mer, d'autres qui n'offraient que dévastes landes sont devenus riches et productifs. L'héritier de cette noble maison jouit de 100,000 livres sterling ou 2 millions et demi de revenu en biens-fonds, et il est cligne, par l'usage qu'il en fait, de succéder au grand agronome, son ancêtre, dont la statue orne un des squares de Londres, appuyée sur un soc de charrue.
 
Il est sans doute regrettable que cet élément nous manque, et les causes qui ont détruit chez nous la très grande propriété sont plus regrettables encore que cette destruction même; mais il faut savoir se résigner aux faits irréparables, il faut éviter surtout de se grossir la gravité du mal. Les avantages de la très grande propriété peuvent être en partie remplacés par l'action de l'état, par une bonne administration des impôts locaux, par l'esprit d'association; c'est ce qui arrive déjà sur beaucoup de points. Même en Angleterre, où l'aristocratie a tant fait pour la gloire et la prospérité nationales, sous tous les rapports, ce n'est pas elle qui a le plus fait, et, si éclatans que soient ses services, ils ne doivent pas rendre injustes pour ceux plus nombreux et plus efficaces que rend tous les jours le corps honorable de la ''gentry''.
 
En France, où les habitudes d'économie sont plus générales qu'en Angleterre, une moyenne de 25,000 fr. de rente n'est pas nécessaire. Pour que la propriété bourgeoise soit chez nous dans de bonnes conditions, il suffit que le possesseur jouisse de 5 à 6,000 fr. de revenu au moins. Sur ce revenu, une famille de propriétaires ruraux peut vivre convenablement dans l'état actuel de nos mœurs, et mettre de côté tous les ans pour des dépenses productives. Au-dessous commencent les embarras, à moins que l'économie ne s'accroisse en proportion. Quant à la petite propriété, comme le possesseur est en même temps cultivateur, elle prospère dans des conditions beaucoup plus humbles. Une famille de paysans peut très bien vivre d'ordinaire avec un revenu de 1,200 francs, et pourvu qu'elle ait un excédant de quelques centaines de francs, la terre ne souffre pas entre ses mains, au contraire; nulle part elle n'est l'objet de soins plus assidus, nulle part elle ne rend avec plus d'usure les embrassemens affectueux qu'elle reçoit.
 
Il n'est pas nécessaire d'ailleurs, et c'est là une des principales causes de l'erreur où tombent les partisans exclusifs de la grande propriété, que le revenu du détenteur lui vienne tout entier de la terre elle-même. Une portion notable de ce revenu peut sortir de toute autre source, d'une fonction quelconque ou d'une rente mobilière chez le bourgeois, d'un salaire extérieur chez le paysan. Dans ce cas, plus la propriété rurale est petite relativement au revenu, plus elle peut recevoir l'infusion féconde du capital. Presque toujours la propriété n'est négligée que parce qu'elle est trop grande pour le revenu du possesseur. C'est ce qui arrive surtout quand celui-ci est endetté; dans ce cas, plus la propriété est étendue, plus sa condition est mauvaise; ce n'est plus alors qu'une fausse apparence, une illusion funeste.
 
Le grand fléau de la propriété, c'est la dette, non celle qui a été contractée pour faire valoir son bien et qui est presque toujours avantageuse, quoique rare, mais celle beaucoup plus commune qui porte sur le fonds lui-même, et qui laisse le propriétaire nominal sans ressources pour l'entretenir en bon état. Voilà le mal réel de la propriété française, non la division du sol proprement dite. Il se peut même que le remède à ce mal soit, dans beaucoup de cas, une plus grande division. La plupart de nos plus grands propriétaires gagneraient à posséder moins de terre et plus d'argent. En même temps, ceux qui ont au-dessous de 5 à 6,000 francs de revenu net auraient presque tous avantage à renoncer au sol, et parmi les petits, il en est un grand nombre aussi qui feraient mieux de ne plus s'acharner à résoudre un problème insoluble. Que cette liquidation, si elle avait lieu, dût profiter à la grande, à la moyenne ou à la petite propriété, c'est ce qu'on ne pourrait dire d'avance et ce qui importe en réalité fort peu.
 
La dette du sol fait moins de mal en Angleterre qu'en France, non qu'elle y soit précisément moindre, elle y est au contraire supérieure, puisqu'on l'évalue à la moitié de la valeur totale, mais parce qu'elle porte en général sur des familles plus riches. L'intérêt de la dette payé, il reste encore aux propriétaires anglais un revenu net plus élevé qu'aux nôtres. L'immense quantité de valeurs mobilières qu'ils possèdent pour la plupart contribue, avec la plus grande valeur du sol, à accroître considérablement leur richesse moyenne. Cependant l'attention publique a été attirée aussi, de l'autre côté du détroit, sur les inconvéniens de la dette hypothécaire; on commence à s'en préoccuper sérieusement, et si jamais on prend des mesures pour en diminuer le poids, la révolution qui en sortira sera plutôt défavorable qu'avantageuse à la grande propriété. C'est en effet la plus grande propriété qui est la plus obérée, et une liquidation, en appelant plus largement à la possession du sol les fortunes commerciales et industrielles, diminuerait d'autant la part actuelle des fortunes exclusivement territoriales. Cette révolution a déjà commencé en Irlande, et elle y marche à grands pas, en vertu d'une législation spéciale.
 
Je reconnais que le droit d'aînesse est pour quelque chose dans la supériorité de richesse des propriétaires anglais, en ce qu'il empêche la division forcée des terres; mais la substitution, qu'on présente aussi comme favorable à la culture, n'a que de mauvais effets, parce qu'elle met obstacle à la libre transmission. Il est sans doute fâcheux qu'une propriété sorte des mains qui la possèdent héréditairement, et la mobilité de la propriété en France, surtout avec les lois fiscales qui grèvent chaque changement, est un de ses plus grands vices; mais ce qui est déplorable, c'est la cause qui pousse le propriétaire à vendre, ce n'est pas la vente elle-même. Dès qu'un propriétaire est endetté, appauvri, il est à désirer, pour le bien commun, que sa propriété sorte de ses mains le plus tôt possible : elle ne peut plus y prospérer. Sous ce rapport, la loi française, qui ne met que peu d'obstacles à la transmission, vaut mieux que la loi anglaise. Quant aux successions, c'est différent. La division obligatoire des immeubles est un mal réel, et le jour viendra, je l'espère, où, dans un intérêt économique, on corrigera ce qu'elle a d'excessif. De leur côté, les Anglais seront probablement conduits, par le progrès de la richesse rurale, à supprimer la substitution; ils en ont déjà beaucoup atténué dans la pratique les fâcheux embarras, et il n'est nullement impossible de s'en affranchir quand on le veut bien. Telles qu'elles sont, les qualités et les défauts des deux législations se balancent à peu de chose près, et la supériorité du système anglais, bien que réelle, n'est pas très sensible. Ce n'est pas là la cause la plus puissante du progrès agricole.
 
Cette question méritait d'être posée dans ses véritables termes; elle a été obscurcie par trop de passions et de préjugés qui n'ont rien de commun avec l'économie rurale. Si jamais il doit être question en France de donner au père de famille plus de latitude dans ses dispositions testamentaires, ou de faciliter l'indivision des immeubles dans les successions ''ab intestat'', on fera bien de ne pas y mêler des considérations sur la grande propriété, qui ne sont d'aucune application. Ce n'est pas la loi qui a réduit en France la grande propriété, c'est la révolution, et non-seulement tout retour artificiel à la grande propriété est impossible, mais, avec le cours qu'ont pris les choses, il serait fort douteux qu'il fût utile.
 
 
<center>II</center>
 
La seconde cause qu'on donne généralement à la prospérité agricole de l'Angleterre, c'est la grande culture. Cette cause a, comme la première, quelque réalité; mais là encore il y a dans les esprits beaucoup d'exagérations.
Le sol britannique n'est pas plus partagé en fermes immenses qu'en immenses propriétés. Il y a sans doute de très grandes exploitations, comme il y a de très grands domaines; mais ce n'est pas la majorité. On y trouve en même temps une foule de fermes plus que modestes, qui passeraient pour telles en France même, et le nombre des petits tenanciers y est infiniment plus grand que celui des petits propriétaires. On ne compte pas moins de 200,000 fermiers dans la seule Angleterre, ce qui donne une moyenne de 60 hectares par ferme. Dans certaines parties, comme les plateaux de Wilts, de Dorset, de Lincoln et d'York, les fermes de plusieurs centaines et même de plusieurs milliers d'hectares ne sont pas rares; mais dans certaines autres, comme les districts manufacturiers en général, celles de 10 à 12 hectares sont les plus communes. Dans le comté de Chester, on en trouve beaucoup au-dessous de 10 acres ou 4 hectares. Sur ces 200,000 fermiers, la moitié environ cultivent par leurs propres bras et ceux de leur famille.
 
En Ecosse, le nombre des fermiers dépasse 50,000. La Haute-Ecosse contient des fermes de 10,000 hectares; mais dans les ''low-lands'', leur étendue moyenne n'est pas plus grande qu'en Angleterre. Quant à l'Irlande, c'est un pays de petite culture si jamais il en fut. Il n'y avait pas moins de 700,000 fermiers avant 1848; la moyenne des fermes était de 7 à 8 hectares seulement, et on en comptait 300,000 au-dessous de 2 hectares.
 
Nous avons en France l'équivalent de l'Irlande dans nos cinq ou six millions de petites exploitations au-dessous de 7 ou 8 hectares, mais nous avons en même temps l'équivalent de la Grande-Bretagne dans les quatre ou cinq cent mille qui ont une étendue moyenne de 50 à 60. Les fermes de plusieurs centaines d'hectares ne sont pas chez nous tout à fait sans exemple; on en trouve notamment dans les environs de Paris qui présentent le plus beau et le plus complet spécimen de la grande culture. Il ne nous manque que ces fermes immenses peu nombreuses en Angleterre, qui ne se rencontrent que dans les parties les plus stériles, comme les déserts de la Haute-Ecosse ou les plateaux crayeux du sud, uniquement bons à servir de pâturages à moutons. Ce n'est donc pas précisément par l'étendue des fermes que la culture anglaise l'emporte sur la nôtre. Le rapprochement est même plus grand sous ce rapport que sous celui de la propriété. La véritable supériorité de cette constitution agricole, au moins pour la Grande-Bretagne, car l'Irlande demande à être examinée à part, se manifeste par deux signes principaux : 1° l'usage à peu près universel du bail à ferme, qui fait de l'agriculture une industrie spéciale; 2° la quantité de capital que possèdent les fermiers et qu'ils ne craignent pas d'engager dans la culture.
 
Les avantages du bail à ferme sur les autres modes d'exploitation du sol, et en particulier sur le métayage, se font sentir dans les parties de la France où il est usité. C'est le grand principe de la division du travail appliqué à l'agriculture. Une classe particulière d'hommes voués de bonne heure au métier des champs, y consacrant leur vie entière, se forme par-là. Ces hommes ne sont pas précisément des ouvriers; ils sont plus aisés, plus éclairés, et ils portent le poids d'une responsabilité plus grande. Pour eux, la culture est une profession, avec toutes les chances de perte et de gain, et si les chances de perte sont suffisantes pour tenir leur attention éveillée, les chances de gain suffisent aussi pour exciter leur émulation. L'Angleterre est pleine de fortunes faites dans la culture; ces exemples font de cette carrière une des plus recherchées pour le profit en même temps qu'elle est une des plus agréables, des plus honorées, des plus saines pour l'esprit et pour le corps.
 
Les partisans exclusifs de la grande propriété ont prétendu que c'était elle qui était la cause déterminante du bail à ferme; c'est une erreur. Le bail à ferme ne se trouve pas partout où est la grande propriété, et il se rencontre où elle n'est pas. En Russie, en Espagne, en Hongrie, il y a de grands propriétaires qui ont des métayers, des paysans de corvée, et point de fermiers; en France, dans les départemens qui avoisinent Paris, c'est la propriété moyenne qui domine, et il y a des fermiers. Le bail à ferme se concilie plus aisément avec la grande propriété qu'avec toute autre, mais il est possible avec toutes les espèces de propriété, même avec la petite. On dit que les longs baux sont nécessaires pour faire fleurir le fermage, et que la grande propriété peut seule en faire de pareils: c'est encore une erreur. Les longs baux sont utiles sans doute, mais ils ne sont pas nécessaires. En Angleterre, ils sont à peu près inconnus, ou, pour mieux dire, il arrive assez souvent qu'on n'ait pas de bail du tout. Les trois quarts des fermiers sont ce qu'on appelle ''at will'', à volonté, c'est-à-dire que de part et d'autre on peut se quitter en se prévenant six mois d'avance. Je ne dis pas que ce soit là le meilleur contrat, je sais qu'il n'est praticable que dans certains cas, je sais même que dans ce moment-ci la tendance est en Angleterre à faire des baux et de longs baux; mais je dis, ce qui ne saurait être contesté, que la prospérité agricole de ce pays a été obtenue avec des fermiers qui n'avaient pour la plupart que des baux annuels.
 
On sait déjà quel est le capital dont ces fermiers disposent. On évaluait en Angleterre, avant 1848, à 8 liv. sterl. par acre ou 500 fr. par hectare le capital nécessaire à un bon fermier. Beaucoup sans doute n'en avaient pas autant, mais quelques-uns en avaient davantage. Tous font des avances à la terre avec une confiance absolue. Dans ce pays où l'industrie et le commerce sollicitent de tous côtés les capitaux et leur promettent une brillante rémunération, il en est un grand nombre qui aiment mieux se porter sur l'agriculture. Pendant que nos cultivateurs tondent, comme ils Je disent eux-mêmes, sur un œuf, et considèrent ce qui est épargné comme le premier gagné, c'est à qui mettra en Angleterre le plus d'argent sur le sol. Cette confiance tient bien par quelque chose à la grande culture. C'est surtout par la grande culture que les dépenses considérables ont commencé, c'est elle qui donne tous les jours les plus frappans exemples de l'esprit d'industrie appliqué à l'exploitation du sol; mais la moyenne et la petite la suivent de près. Le petit fermier qui n'a que quelques milliers de francs pour patrimoine n'hésite pas plus que le grand capitaliste qui en a dix fois, cent fois davantage. Les uns et les autres se lancent en même temps, et le plus souvent sur la foi d'un simple bail annuel, dans des dépenses qui paraîtraient énormes chez nous et que des propriétaires seuls voudraient entreprendre; quand on demande de longs baux, c'est pour pouvoir se livrer avec sécurité à ces avances toujours croissantes.
 
On attribue généralement à la grande culture le remplacement des bœufs par les chevaux et des bras par les machines pour le travail des champs. Il en est de même des grands achats d'engrais et d'amendemens, des dépenses pour l'établissement et l'entretien des chemins et des clôtures, des travaux de nivellement, de défoncement, d'assainissement, d'irrigation, etc. Nouvelle confusion. L'usage de ces procédés perfectionnés, c'est-à-dire l'emploi intelligent du capital, est un signe de culture riche et éclairée plutôt que de grande culture. Petits et moyens fermiers en comprennent les avantages tout aussi bien que les grands, soit en Angleterre, soit partout où la culture est aussi avancée; on ne les trouve méconnus que par les cultivateurs pauvres et ignorans. Or, si la culture anglaise est riche, elle n'est pas moins éclairée et habile. Les fermiers anglais, même les plus petits, ont toute sorte de moyens de se tenir au courant des moindres progrès qui se font dans leur art. Ils mettent volontiers leurs enfans en apprentissage chez ceux d'entre eux qui se distinguent par une habileté particulière, et ils ne craignent pas de payer pour eux des pensions qui feraient reculer les nôtres bien loin. Ils tiennent de fréquens ''meeting'' où ils se communiquent mutuellement le résultat de leurs réflexions et de leurs expériences. Ces concours d'animaux et de charrues, que le gouvernement est obligé d'instituer et de défrayer en France, sont établis depuis longtemps sur une foule de points du royaume-uni au moyen de souscriptions particulières. Les plus grands seigneurs, à commencer par les princes du sang et par le mari même de la reine, tiennent à honneur de présider ces concours et ces assemblées agricoles, de prendre part aux discussions et de disputer les prix. Une foule de journaux spéciaux en rendent compte, et les grands journaux eux-mêmes enregistrent avec soin toutes les nouvelles qui peuvent intéresser la première des industries. Pas plus que la pauvreté, l'ignorance n'est considérée dans ce pays-là comme l'attribut de la profession agricole.
 
En France, la culture n'est pas une industrie à proprement parler; on y compte peu de fermiers, et la plupart de nos cultivateurs, qu'ils soient propriétaires, fermiers ou métayers, n'ont qu'un capital insuffisant. Voilà nos vrais maux. On peut, avec quelque apparence de raison, en accuser la petite propriété. Un cultivateur qui possède quelque chose aime mieux en général, chez nous, être propriétaire que fermier. C'est le contraire qui arrive en Angleterre. Il y avait autrefois beaucoup de petits propriétaires dans ce pays; ils formaient une classe importante dans l'état; on les appelait les ''yeomen'', pour les distinguer des gentilshommes campagnards, qu'on appelait des ''squires''. Ces ''yeomen'' ont disparu à peu près complètement, et il faut bien se garder de croire que ce soit une révolution violente qui les ait détruits. Ils se sont transformés volontairement, un à un, sans que le moment précis de leur disparition puisse être indiqué nulle part. Ils ont vendu leurs biens pour se faire fermiers, parce qu'ils ont trouvé qu'ils y avaient plus d'avantage, et comme ils ont presque tous réussi, la plupart de ceux qui survivent ne tarderont probablement pas à faire de même.
 
Pourquoi beaucoup de nos petits propriétaires ne prennent-ils pas le même parti? C'est qu'ils n'y ont pas encore un intérêt immédiat. Les ''yeomen'' anglais ont, eux aussi, attendu longtemps avant de se décider. Cette transformation a besoin de circonstances favorables qui ne se sont pas encore généralement présentées, et il ne suffit pas de désirer les révolutions agricoles pour les accomplir. Aussi bien est-ce moins l'extension du bail à ferme proprement dit que celle du capital d'exploitation qui est désirable parmi nous. La supériorité du bail à ferme n'est sensible que dans le cas où les propriétaires qui cultivent par eux-mêmes n'ont pas un capital suffisant. Là où la culture est une profession pour les propriétaires et où ils possèdent tout ce qu'il leur faut, leur action vaut bien celle des fermiers : ils ont un intérêt direct, permanent, héréditaire, à l'amélioration du sol. Seulement ils ont besoin d'un double capital qui se rencontre rarement, un premier comme propriétaires, et un second comme cultivateurs. Quand cette double condition est remplie, et qu'elle vient se joindre à l'expérience traditionnelle, à l'activité qu'excitent l'esprit de famille et ce qu'on a justement appelé le démon de la propriété, il n'y a pas de mode d'exploitation qui puisse lutter contre celui-là, en même temps il n'y a pas pour un état de classe d'hommes plus morale et mieux trempée, ce qui n'est pas à dédaigner. Tout est donc dans ces deux mots : le capital et l'habileté. La grande culture sans habileté et sans capital vaut moins que la petite avec l'un et l'autre, et réciproquement. Il peut y avoir des cas où le capital et l'habileté se rencontrent surtout avec la grande culture, et d'autres où ils se rencontrent surtout avec la petite. Ces différences doivent décider.
 
Il viendra certainement un moment où bon nombre de petits et même de moyens propriétaires français comprendront qu'il y a avantage pour eux à sortir plus ou moins de la propriété pour s'adonner davantage à la culture. Le capital placé en terre rapportant tout au plus 2 ou 3 pour 100, et le capital placé dans la culture devant rapporter de 8 à 10, quand il est bien employé, le calcul est facile à faire. Ce jour-là disparaîtront une foule de petites et de moyennes propriétés qui sont aujourd'hui dans des conditions déplorables; mais cette révolution ne sera jamais générale, et il n'est pas utile qu'elle le soit. La petite culture est, comme la petite propriété, plus conforme à notre génie. Les capitaux étant plus divisés chez nous qu'en Angleterre, il est nécessaire, pour que le capital d'exploitation soit suffisant, que les exploitations soient plus petites. Beaucoup de nos propriétaires aimeront mieux diviser leurs propriétés que s'en séparer tout à fait, et même, en supposant la transformation complète, bien peu d'entre eux pourront réaliser assez d'argent pour exploiter convenablement de grandes fermes.
 
L'étendue des fermes se détermine d'ailleurs par d'autres causes, comme la nature du sol ou du climat et les espèces de cultures dominantes. La France est encore destinée par ces causés à être, plus que l'Angleterre, un pays de petite culture. Beaucoup de ses industries agricoles exigent un grand nombre de bras et rendent la division des exploitations nécessaire. La grande ressource du pâturage est moins généralement à notre portée. Presque partout la terre de France peut répondre au travail de l'homme, et presque partout il est avantageux à la communauté que le travail de l'homme la remue avec énergie. Je connais des parties de notre pays où la petite culture est un fléau; j'en connais d'autres où c'est un bien inestimable, que la grande ne pourrait jamais suppléer.
 
Plaçons-nous au centre de la France, dans les montagnes du Limousin. Nous y trouvons un sol pauvre, granitique, un climat pluvieux et froid; les céréales y viennent mal et ne paient pas leurs frais de culture; toutes les cultures industrielles sont impossibles : c'est le seigle qui domine, et il ne donne que de faibles produits. Les herbes et les racines prospèrent au contraire. Les irrigations sont rendues faciles par l'abondance des sources, la qualité fécondante des eaux et les pentes du terrain: l'élève et l'engraissement des animaux peuvent se faire dans d'excellentes conditions. C'est, à peu de chose près, le sol et le climat de la plus grande partie de l'Angleterre. Tout y appelle la grande culture : malheureusement, par suite de circonstances étrangères à la question agricole, c'est la petite qui règne; elle y est nécessairement peu productive. Les céréales épuisent le sol que ne répare pas un engrais insuffisant. La main-d'œuvre est excessive pour le résultat obtenu; les bestiaux, mal nourris et exténués par le travail, ne donnent aucun profit; la rente est presque nulle, le salaire misérable.
 
Transportons-nous, au contraire, dans les grasses plaines de la Flandre, sur les bords du Rhin, de la Garonne, de la Charente, du Rhône; nous y retrouvons la petite culture, mais bien autrement riche et productive. Toutes les pratiques qui peuvent féconder la terre et multiplier les effets du travail y sont connues des plus petits cultivateurs et employées par eux, quelles que soient les avances qu'elles supposent. Sous leurs mains, des engrais abondans, recueillis à grands frais, renouvellent et accroissent incessamment la fertilité du sol, malgré l'activité de la production; les races de bestiaux sont supérieures, les récoltes magnifiques. Ici c'est le froment et le maïs, là c'est le tabac, le lin, le colza, la garance, ailleurs c'est la vigne, l'olivier, le prunier, le mûrier, qui demandent, pour prodiguer leurs trésors, un peuple de travailleurs industrieux. N'est-ce pas aussi à la petite culture qu'on doit la plupart des produits maraîchers obtenus à force d'argent autour de Paris?
 
On a vu que, même en Angleterre, elle n'a pas tout à fait cédé le terrain. Tout cependant paraît contribuer à la proscrire; elle n'a pas, comme en France, le point d'appui de la petite propriété et de la division des capitaux; elle a contre elle les théories des agronomes et le système général de culture. Depuis Arthur Young, elle est en baisse, et les progrès modernes de l'agriculture nationale ont été obtenus par des voies opposées. Elle persiste cependant, et tout porte à croire que, sur quelques points au moins, elle persistera. L'industrie des fromages, par exemple, s'en accommode parfaitement. C'est une industrie toute domestique : le soin de dix à douze vaches suffit pour occuper avec fruit une famille de cultivateurs qui se servent rarement de secours étrangers. Rien n'est charmant comme l'intérieur de ces humbles cottages, si propres, si bien tenus, où respirent la paix, le travail et la bonne conscience, et on aime à s'imaginer qu'ils ne sont pas menacés de périr.
 
Même dans les conditions les plus favorables à son développement, la grande culture a des bornes, posées par la nature même des choses. Les trop grandes fermes anglaises sont sujettes à des inconvéniens reconnus, à moins qu'elles ne soient exclusivement en pâtures. Dès que les céréales font partie de l'exploitation, les distances à parcourir par les hommes, les chevaux et les instrumens, même avec les moyens perfectionnés inventés de nos jours, deviennent des pertes notables de temps et de force. Un seul chef peut difficilement porter son attention sur tous les points à la fois. J'ai vu de ces fermes appartenant à des grands seigneurs, et conduites directement parleurs agens, qu'on appelle des fermes de réserve, ''home farms'', et qui frappent l'imagination par leur caractère grandiose, mais où le gaspillage atteint aussi des proportions homériques. Les possesseurs attachent un orgueil héréditaire à ces gigantesques établissemens, monumens de richesse et de puissance; mais le plus souvent ils gagneraient beaucoup à les réduire pour en louer une partie à de véritables fermiers.
 
Si la nécessité d'employer tous les jours un capital plus considérable à la culture, pour répondre par l'accroissement de la production à l'accroissement de la consommation, doit certainement diminuer encore le nombre des petites fermes, elle ne peut manquer d'avoir aussi pour effet de réduire l'étendue des plus grandes. On commence à parler couramment en Angleterre de 1,000 francs de capital d'exploitation par hectare, et ce n'est pas trop pour les procédés nouveaux que le progrès de l'art agricole suggère tous les jours. Or, s'il est difficile à beaucoup de cultivateurs qui exploitent par eux-mêmes de fournir une pareille somme, il ne l'est pas moins, même en Angleterre, de trouver des entrepreneurs de culture qui aient un capital de plusieurs centaines de mille francs. Il est donc probable que le nombre des grandes et des petites fermes diminuera à la fois, et que les moyennes, celles de 50 à 100 hectares, 125 à 250 acres, les plus répandues déjà, se multiplieront. Cette dimension paraît la meilleure pour le genre de culture le plus généralement adopté, mais ce n'est pas là de la grande culture, à proprement parler.
 
Il est probable aussi qu'en France une révolution du même genre se produira, à mesure qu'il deviendra possible de consacrera la culture un plus grand capital. Les petites exploitations disparaîtront là où-elles supposent la pauvreté, et il s'en formera de nouvelles là où elles indiquent la richesse. En somme, l'étendue moyenne pourra être, sans inconvénient, inférieure de beaucoup à la moyenne anglaise; dans l'organisation de la culture, comme dans celle de la propriété, une transformation radicale n'est pas à désirer. Encore un coup, là n'est pas la véritable question. Pourquoi la culture et la propriété sont-elles, non pas précisément plus grandes, mais plus riches en Angleterre qu'en France? Voilà ce qu'il faut rechercher.
 
 
<center>III</center>
 
Selon moi, cette richesse agricole dérive de trois causes principales. Celle qui se présente la première, et qui peut être considérée comme le principe des deux autres, est le goût de la portion la plus opulente et la plus influente de la nation pour la vie rurale.
 
Ce goût ne date pas d'hier; il remonte à toutes les origines historiques, et ne fait qu'un avec le caractère national. Saxons et Normands sont également enfans des forêts. Avec le génie de l'indépendance individuelle, les races barbares dont le mélange a formé la nation anglaise avaient toutes l'instinct de la vie solitaire. Les peuples latins suivent d'autres idées et d'autres habitudes : partout où l'influence du génie romain s'est conservée, en Italie, en Espagne, et jusqu'à un certain point en France, les villes l'ont de bonne heure emporté sur les campagnes. Les campagnes romaines avaient été abandonnées aux esclaves; tout ce qui aspirait à quelque distinction affluait vers la ville. Le nom seul de campagnard, ''villicus'', était un terme de mépris, et le nom de la ville se confondait avec celui de l'élégance et de la politesse, ''urbanitas''. Dans les sociétés néo-latines, ces préjugés ont survécu. De nos jours encore, la campagne est pour nous, et encore plus pour les Italiens et les Espagnols, une sorte d'exil. C'est à la ville que tous veulent vivre; c'est là que sont les plaisirs de l'esprit, les belles manières, la vie en commun, les moyens de faire fortune. Chez les peuples germains, et surtout en Angleterre, ce sont les mœurs contraires qui règnent : l'Anglais est moins sociable que le Français; il a toujours en lui quelque chose des sauvages dont il est descendu; il répugne à s'enfermer dans les murs des villes, et le grand air est son élément naturel.
 
Quand les peuplades barbares tombèrent de tous côtés sur l'empire romain, elles se répandirent dans les campagnes, où chaque chef, presque chaque soldat essaya de se fortifier à part. C'est de cette disposition universelle que naquit le régime féodal, et il n'est pas de pays qui ait reçu plus fortement que l'Angleterre l'empreinte de ce régime. Le premier soin des conquérans fut de s'assurer de grandes étendues de terres où ils pussent vivre sans contrainte, comme dans leurs forêts natales, ajoutant aux plaisirs de la chasse l'abondance des biens que donne la culture. Les rois barbares ne se distinguaient de leurs vassaux que par l'étendue de leurs domaines. Même en France, les rois des deux premières races n'étaient que de grands propriétaires, vivant dans de vastes fermes, aussi fiers du nombre de leur bétail et de la quantité de leurs récoltes que de la foule des hommes d'armes qui marchaient à leur voix. Le plus grand de tous, Charlemagne, n'a pas été moins remarquable comme administrateur de ses propriétés rurales que comme chef d'un immense empire.
 
En Angleterre, cette tendance, commune à toutes les races du Nord, se donna d'autant plus carrière, que le pays était moins peuplé, moins civilisé, moins modifié par la domination romaine. Comme il n'y avait pas de populations savantes et lettrées qui pussent lutter en faveur de la vie policée, comme les villes bretonnes n'étaient que des villages pauvres qui n'offraient rien à piller, la possession des campagnes fut seule enviée. Ces peuplades n'avaient que le sol pour tout bien, et ne pouvaient lutter que pour l'usage du sol. « Non, chantaient les poètes cambriens en se réfugiant dans les montagnes galloises contre les attaques des Saxons, nous ne céderons jamais à nos ennemis les terres fertiles qu'arrose la Wye. » A leur tour, c'est pour la défense de leurs terres que les Saxons combattirent contre les Normands, et le premier effet de la grande conquête du XIe siècle fut le partage des terres des vaincus entre les vainqueurs.
 
L'importance exclusive attachée par les Normands à la propriété du sol se révèle par ce monument extraordinaire du génie des conquérans, qui est resté unique, propre à l'Angleterre, et qui a exercé une si grande influence sur le développement ultérieur de ce pays. Je veux parler du relevé général des propriétés exécuté, vers 1080, par ordre de Guillaume, et qui a reçu des Saxons dépossédés le nom de ''livre du dernier jugement (Domesday-Book''), parce qu'il consacrait définitivement l'expropriation à peu près universelle de leur race. Ce livre, conservé jusqu'à nos jours à l'échiquier, est devenu le point de départ de la propriété foncière anglaise; aujourd'hui encore il n'y a de propriété absolue, véritablement légale, que celle qui peut remonter incontestablement à cette souche commune. Aucune nation ne peut se vanter de posséder un cadastre aussi ancien, aussi détaillé, aussi authentique.
 
Quinze ans environ s'étaient écoulés depuis la bataille d'Hastings, quand le ''Domesday-Book'' fut entrepris. Les nouveaux propriétaires s'étaient depuis plusieurs années établis sur leurs domaines, et la plupart d'entre eux s'occupaient déjà d'agriculture. Ils élevaient en grand nombre des chevaux et du bétail; ''multum agriculturœ deditus'', dit la vieille chronique en parlant de l'un d'eux, ''ac injumentorum et pecorum midiitudine plurimùm delectatus''. Le travail ordonné par le roi avait pour but, non-seulement de recueillir les noms des possesseurs, mais de faire connaître avec détail le nombre des mesures de terre ou ''hydes'', comme on les appelait alors, la quantité des animaux domestiques et des charrues, etc. L'enquête dura six ans, et constata un développement agricole assez avancé. Elle comprit tous les pays véritablement soumis à la domination normande, c'est-à-dire l'Angleterre entière jusqu'au-delà d'York. Les montagnes du Northumberland furent seules exceptées.
 
Toute l'histoire d'Angleterre au moyen âge est remplie des luttes des barons pour s'assurer la possession de leurs terres, contestée par la couronne. Une première fois, en 1101, ils obtiennent de Henri Ier un édit ainsi conçu : « Je concède en don propre à tous les chevaliers qui se défendent parle casque et l'épée la possession sans redevances des terres cultivées par leurs charrues seigneuriales, afin qu'ils se munissent d'armes et de chevaux pour notre service et la défense du royaume. » Un siècle après, en 1215, ils profitent de la faiblesse du roi Jean pour lui arracher la grande charte, qui confirme leur droit de propriété et leur donne le moyen de le défendre dans des assemblées souveraines. Forcés de s'appuyer, pour vaincre la résistance des rois, sur la population tout entière, ils avaient dû stipuler en même temps quelques droits en faveur des communes, et c'est ainsi que l'origine de la liberté politique s'est confondue en Angleterre avec la consécration de la propriété féodale.
 
Depuis le roi Jean jusqu'à nos jours, c'est toujours dans les campagnes que se trouve la nation véritable, la nation armée; les villes ne sont rien. Les rois eux-mêmes, cédant à l'esprit national, cherchent moins qu'ailleurs à diminuer la puissance des seigneurs féodaux. Quand Henri VIII supprime les couvens, il se croit obligé, malgré l'autorité absolue dont il jouit, de distribuer entre les nobles une partie des dépouilles des moines. C'est de là que tirent leur origine les immenses propriétés de quelques maisons. Quand sa fille Elisabeth voit les mêmes nobles sortir de leurs châteaux pour affluer à sa cour, elle les engage elle-même à revenir dans leurs terres, où ils auront plus d'importance : « Voyez, leur dit-elle, ces vaisseaux accumulés dans le port de Londres; ils y sont sans majesté, sans utilité, les voiles abattues et les flancs vides, confondus et pressés les uns contre les autres; supposez qu'ils enflent leurs voiles pour se disperser sur l'immensité des mers, chacun d'eux sera libre, puissant et superbe. » Comparaison pittoresque et vraie, mais que Henri IV, contemporain d'Elisabeth, et son petit-fils Louis XIV n'auraient jamais faite.
 
Dans les révolutions du XVIIe siècle et les agitations politiques du XVIIIe, la noblesse de campagne ne cesse pas de tenir la tête; c'est elle qui fait l'établissement de 1688, qui maintient la maison de Hanovre sur le trône, qui soutient la lutte contre la révolution française; c'est elle qui forme à peu près à elle seule les deux chambres du parlement, jusqu'au moment où le bill de réforme donne une plus large place aux représentans des villes, devenues riches et populeuses; c'est encore elle qui, dans ce moment même, travaille avec énergie à maintenir sa suprématie menacée, et tient en échec les nouveaux réformateurs. Tous les grands et glorieux souvenirs de l'histoire nationale se rattachent à cette classe. De là le respect séculaire dont elle jouit; non-seulement la vie rurale est recherchée pour elle-même, pour la liberté, l'aisance, l'activité paisible, le bonheur domestique, ces biens si chers aux Anglais, mais elle donne encore la considération, l'influence, le pouvoir, tout ce que désirent les hommes quand leurs premiers besoins sont satisfaits.
 
A la possession des propriétés rurales se rattachent certains privilèges. Le plus riche propriétaire d'un comté est en général lord-lieutenant, titre plus honorifique qu'utile, mais qui donne à quiconque en est revêtu un reflet de l'éclat paisible et incontesté de la royauté anglaise. Les plus riches après le lord-lieutenant sont juges de paix, c'est-à-dire les premiers et presque les seuls magistrats administratifs et judiciaires, les représentans de l'autorité publique. En France, les fonctionnaires sont presque tous étrangers au département qu'ils administrent, ils ne tiennent par aucun lien aux intérêts locaux. En Angleterre, ce sont les propriétaires eux-mêmes qui sont fonctionnaires dans leur pays, et quoique la couronne les nomme en apparence, ils sont fonctionnaires par ce seul fait qu'ils sont propriétaires. Il n'y a peut-être pas d'exemple qu'une commission déjuge de paix ait été refusée à un propriétaire riche et considéré.
 
On comprend quelle importance une pareille organisation donne à la résidence. En France, quand un propriétaire a l'ambition de jouer un rôle, il faut qu'il quitte sa terre et son manoir; en Angleterre, il faut qu'il y reste. Aussi, dans ce pays de commerce et d'industrie, tout tend vers la propriété rurale; quiconque a fait fortune achète une terre; quiconque travaille à s'enrichir n'aspire qu'à suivre un jour le même chemin. Le préjugé va si loin sous ce rapport, que, quand on a eu le malheur de naître à la ville, on le cache tant qu'on peut; tout le monde veut être né à la campagne, parce que la vie de campagne est la marque d'une origine aristocratique, et quand on n'y est pas né, on veut au moins y mourir, pour transmettre à ses enfans le noble baptême. Lisez la liste des membres de la chambre des lords dans les publications officielles : ce n'est jamais leur adresse à Londres qui suit l'indication de leur nom, c'est leur résidence à la campagne. Le duc de Norfolk est porté comme résidant à Arundel-Castle, dans le comté de Sussex; le duc de Devonshire, à Chatsworth-Palace, dans le comté de Derby; le duc de Portland, à Welbeck-Abbey, dans le comté de Nottingham, et ainsi de suite. Chaque Anglais connaît au moins le nom de ces habitations seigneuriales aussi illustres que les noms mêmes des grandes familles qui les possèdent. Outre la magnificence qu'y déploient leurs propriétaires, quelques-unes d'entre elles ont une origine qui se lie à la gloire nationale. Le nom du duc de Marlborough est inséparable de celui de Blenheim, magnifique château donné par l'Angleterre au vainqueur de Louis XIV, et une même origine associe le manoir de Strathfieldsaye au souvenir des victoires du duc de Wellington.
 
Il en est des membres des communes comme des lords. Quiconque possède une habitation rurale ne manque pas de l'indiquer comme sa résidence habituelle. Personne n'ignorait, par exemple, le nom de la maison de campagne de sir Robert Peel, - Drayton-Manor. L'apparence est ici parfaitement d'accord avec la réalité. Les membres des deux chambres n'ont guère à Londres qu'un pied à terre, où ils ne viennent que pour la saison du parlement. Ils passent le reste de leur temps à la campagne ou en voyage. C'est pour la campagne que chacun réserve son luxe; c'est là surtout qu'on se visite, qu'on se donne des fêtes, des rendez-vous de plaisir.
 
La littérature nationale, expression des mœurs et des habitudes, porte partout les traces de ce trait distinctif du génie anglais. L'Angleterre est le pays de la poésie descriptive, presque tous ses poètes ont vécu aux champs et ont chanté les champs. Même au temps où la poésie anglaise essayait de se modeler sur la nôtre, Pope célébrait la forêt de Windsor et écrivait des pastorales; si son style était peu rural, ses sujets l'étaient. Avant lui, Spencer et Shakspeare avaient eu des élans admirables de poésie champêtre; le chant de l'alouette et du rossignol retentit encore, après des siècles, dans les ravissans adieux de Juliette à Roméo. Milton, le sectaire Milton, a consacré ses plus beaux vers à la peinture du premier jardin, et au milieu des révolutions et des affaires, ses rêves le portaient vers la campagne idéale du ''Paradis perdu''. Mais c'est surtout après la révolution de 1688, quand l'Angleterre, devenue libre, peut être tout à fait elle-même, que l'amour de la vie rurale pénètre profondément tous ses écrivains. Alors paraissent Gray et Thompson. Le premier dans ses élégies célèbres et entre autres dans le ''Cimetière de Campagne'', le second dans son poème des ''Saisons'', font résonner avec délices cette corde favorite de la lyre britannique. Les Saisons abondent en descriptions admirables; il suffit de citer la fenaison, la moisson, la tonte des moutons, qui était déjà une grande affaire pour l'Angleterre au temps de Thompson, et parmi les plaisirs de la campagne la pêche de la truite. Les membres actuels du club des pêcheurs peuvent trouver dans ce petit tableau de genre tous les détails de leur art chéri. Partout on sent l'impression vive et spontanée, l'enthousiasme réel et profond pour les beautés de la nature et les joies du travail. Thompson y joint cette douce exaltation religieuse qui accompagne presque toujours la vie solitaire et laborieuse en présence du prodige éternel de la végétation. Son poème tout entier en est imprégné, surtout dans cette éloquente conclusion où il assimile le réveil de l'âme humaine après la mort au réveil de la nature après l'hiver.
 
Thompson chantait ainsi les charmes et les vertus de la vie champêtre vers 1730, c'est-à-dire au moment où la désertion des campagnes avait atteint en France ses dernières limites. Les grands seigneurs, attirés à la cour par Richelieu et Louis XIV, avaient fini de perdre dans les orgies de la régence tout souvenir des terres paternelles. L'agriculture, exténuée par les exigences insensées du luxe de Versailles, perdait peu à peu toute âme et toute vie, et la littérature française, occupée d'autre chose, n'avait encore consacré aux cultivateurs que cette terrible page de La Bruyère qui restera comme un cri de remords du grand siècle : « On voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible; ils ont comme une voix articulée, et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d'eau et de racines; ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont semé. »
 
On a dit avec raison que, dans ''la Henriade'', qui parut vers le même temps que ''les Saisons'', il n'y avait même pas d'herbe pour les chevaux. Cet oubli complet de la nature physique s'est maintenu jusqu'au moment où l'imitation des idées anglaises fit irruption de toutes parts dans la littérature et dans la société, c'est-à-dire jusqu'aux vingt-cinq années qui précédèrent la révolution de 1789.
 
Les romans anglais du XVIIIe siècle touchent tous par quelque côté à la vie rurale. Pendant que la France en était aux contes de Voltaire et aux romans de Crébillon fils, l'Angleterre lisait ''le Vicaire de Wakefield, Tom Jones'' et ''Clarisse''. « Le héros de cette histoire, disait Goldsmith lui-même de M. Primrose, réunit en lui les trois caractères les plus respectables de la société : il est prêtre, agriculteur et père de famille. » Cette phrase résume tout un ordre d'idées particulier à l'Angleterre protestante et agricole. Le roman tout entier n'en est que le commentaire; c'est le tableau d'un intérieur de famille au fond d'un pauvre presbytère de campagne. Le ministre protestant, ayant une femme et des enfans, a d'autres devoirs que le prêtre catholique; il faut qu'il fasse vivre les siens, et cette nécessité le force à mêler quelques travaux temporels à ses occupations spirituelles. La ferme que M. Primrose a louée n'est pas bien grande, elle n'a que vingt acres ou huit hectares; mais elle suffit à son ambition. Il la cultive avec amour et avec fruit, aidé de son fils Moïse, pendant que sa femme, ''qui n'a pas sa pareille pour le vin de groseilles'', prépare le modeste repas du ménage. Le dimanche, quand le temps est beau, la famille va s'asseoir, après l'office divin, sur un banc ombragé d'aubépine et de chèvrefeuille; on met la nappe sur un tas de foin, et on dîne gaiement en plein air, pendant que deux merles se répondent en chantant d'une haie à l'autre, et que le rouge-gorge familier vient becqueter des miettes de pain dans les belles mains des filles du vicaire. C'est au milieu d'une de ces scènes heureuses que vient tomber le cerf poursuivi par les chiens, et qu'apparaît sur son cheval de chasse le gentilhomme du manoir voisin.
 
Les héros des autres romans vivent tous à la campagne. M. Western, entre autres, est le type du ''squire'', grand chasseur et grand buveur, tel que toutes les traditions nous l'ont conservé. A mesure qu’on se rapproche de notre temps, l'amour de la nature champêtre devient de plus en plus un lieu commun. Tous les arts s'en emparent. Les poètes ne chantent plus que les beautés du paysage anglais; les peintres ne représentent que des intérieurs de ferme. Une école spéciale, celle des lacs, s'inspire des scènes les plus agrestes. Plus la guerre déploie ses fureurs sur le continent, plus l'imagination nationale aime à se transporter, par un de ces contrastes naturels à l'homme, dans le calme et la sécurité de la vie rurale. C'est surtout quand les révolutions balaient le monde que l'âme cherche à respirer la fraîcheur de l'éternelle idylle. L'Angleterre savoure à longs traits ce bonheur; un même sentiment de protestation et de salut la ramène vers les idées conservatrices et vers les habitudes agricoles.
 
Ecoutez, entre autres, les vers de Coleridge, qui expriment si bien cette félicité nationale, défendue par l'Océan :
 
::O Albion î o my native isle ! etc.
::Fille des mers, dans tes riches vallons,
::Un doux soleil éclaire tes gazons ;
::Sur tes coteaux aux pentes ondulées
::L'écho ne dit que la voix des troupeaux ;
::Tout rit et dort, tes monts et tes vallées,
::Sous le rempart des rochers et des eaux ;
::Et l'immense Océan, dans son fracas sauvage,
::Ne parle que de paix à ton calme rivage.
 
Un homme d'esprit disait en parcourant L'Angleterre il y a quarante ans : « Je ne conseille pas aux chaumières de s'insurger ici contre les châteaux, elles seraient bien vite écrasées, car les châteaux sont vingt contre un.» Il le dirait bien plus encore aujourd'hui, car le nombre des habitations aisées s'est toujours accru. Le même observateur remarquait qu'en Angleterre « on balaie les pauvres comme des ordures, pour les mettre en tas dans un coin. » Ce mot, d'un pittoresque brutal, mais vrai, peint parfaitement l'aspect des campagnes anglaises, où la pauvreté ne paraît à peu près nulle part. On l'a balayée vers la ville, qui est le coin où on la dépose. Comme on soigne partout ailleurs les beaux quartiers des grandes cités, ainsi on soigne la campagne en Angleterre; on la nettoie de tout ce qui peut blesser l'œil et l'âme, on ne veut y trouver que des tableaux de paix et de contentement.
 
Quand on voyage dans l'intérieur, on est frappé à chaque pas de ce contraste entre la ville et la campagne, si opposé à celui que présentent la France et le continent en général. Les plus grandes villes, comme Birmingham, Manchester, Sheffield ou Leeds, ne sont habitées que par des ouvriers et des commerçans; leurs immenses quartiers ont pour la plupart un aspect pauvre et triste. Peu ou point de monumens, peu ou point de luxe; on n'entend que le bruit des métiers, on ne voit que clés gens affairés. L'étranger comme l'habitant a hâte de sortir de cette fumée et de cette boue, pour respirer au dehors un air plus pur et pour échapper au spectacle de ce travail incessant qui ne conjure pas toujours la misère. Même à Londres, on cherche plus à travailler qu'à jouir, et c'est ce qui dépayse si fort nos bons Parisiens quand ils y vont : ils n'y retrouvent plus leurs habitudes.
 
Je n'ai jamais si bien senti cette différence qu'un jour où je quittai Chatsworth pour me rendre à Sheffield. Chatsworth est la plus belle de ces fastueuses résidences où les chefs de l'aristocratie anglaise déploient un luxe de roi. Un parc immense, de plusieurs lieues de tour, tout peuplé de cerfs, de daims, de moutons et de vaches qui paissent pêle-mêle, entoure de ses pelouses et de ses ombrages un palais magnifique. Des eaux jaillissantes, des cascades artificielles, des bassins ornés de statues, qui rivalisent avec les décorations célèbres de Versailles et de Saint-Cloud; une serre immense en fer et en verre, qui a servi de modèle pour le palais de l'exposition universelle, et où les arbres des tropiques forment une haute forêt; un village entier construit par le maître pour loger ses ouvriers, et composé d'élégans cottages pittoresquement groupés; une véritable rivière, la Derwent, traversant le parc avec des contours gracieux qu'on dirait dessinés par l'art, et autour de ce tableau déjà si grand, les montagnes du Derbyshire., formant comme à souhait une ceinture de merveilleux horizons: - tout dans ce lieu respire le loisir opulent et la puissance satisfaite. Vous franchissez le faîte aride qui vous sépare du comté d'York, et vous arrivez à la ville voisine; tout change : ce ne sont que fourneaux allumés, marteaux frappant sur l'enclume, cheminées vomissant des flots épais; un peuple de forgerons noirs et ruisselans s'agitent comme des spectres au milieu de ces flammes; on dirait l'enfer à la porte du paradis.
 
Ce que le château du duc de Devonshire est en grand, toutes les résidences des gentilshommes campagnards le sont en petit. Il n'est pas de propriétaire un peu aisé qui ne veuille avoir son parc; le parc, diminutif de l'ancienne ''forêt'', est le signe de la possession féodale, l’accessoire obligé de l'habitation. Le nombre des parcs est énorme en Angleterre, depuis ceux qui embrassent plusieurs milliers d'hectares jusqu'à ceux qui n'en comprennent que quelques-uns. Les plus grands, les plus anciens, ceux qui méritent seuls légalement le nom de ''parcs'', sont marqués sur toutes les cartes. Dans ces enceintes closes, même les plus modestes, on entretient du gibier de toute espèce, on nourrit des animaux au pâturage. De sa fenêtre et de son perron, l'heureux propriétaire a sous les yeux une scène pastorale; il peut, quand il lui plaît, galoper dans ses allées ou se donner le plaisir de la chasse à quelques pas de son manoir. C'est là qu'il aime à vivre avec sa famille, loin des agitations vulgaires, imitant l'existence du grand seigneur, comme le fermier imite à son tour celle du gentilhomme.
 
On connaît la passion des Anglais pour les exercices qui s'allient naturellement à la vie rurale, et qu'on appelle le ''sport'', l'élégance suprême. Ceux des ''country gentlemen'' qui ne peuvent pas avoir de meute à eux se réunissent pour en entretenir une par souscription, Le jour où doit avoir lieu la chasse à courre est indiqué d'avance dans les journaux; les souscripteurs arrivent à cheval au rendez-vous. A des époques précises de l'année, la mode appelle sur certains points de l'Angleterre ou de l'Ecosse des milliers de chasseurs en habit rouge qui courent de véritables dangers pour se livrer à cet amusement. Tantôt c'est le renard qu'on va poursuivre à Melton-Mowbray, dans le comté de Leicester; tantôt ce sont les ''grouses'' qu'on va chercher sur les sommets les plus inaccessibles des ''highlands''. Toute l'Angleterre s'en occupe; les journaux insèrent les noms des plus adroits tireurs et des plus habiles cavaliers, ainsi que le nombre des «pièces tuées. Quand vient le temps des grandes chasses, le parlement vaque. Les femmes elles-mêmes préfèrent ces plaisirs à tous les autres; donnez à une jeune fille anglaise le choix entre une promenade à cheval et une soirée au bal, son choix ne sera pas douteux ; elle aussi aime affranchir les,haies et à courir comme le vent.
 
Quand on a le malheur de n'avoir pas de campagne à soi, on veut au moins en avoir l'apparence. Toutes les villes ont des parcs publics, qui sont tout simplement de grandes prairies avec de beaux arbres. On voit à Londres des vaches et des moutons pâturer librement sur les pelouses de Green-Park et de Hyde-Park, au bruit incessant des voitures qui roulent dans Piccadilly. Celui que ses affaires entraînent sans relâche peut au moins apercevoir en passant un coin de l’Éden. Chacun cherche à se loger le plus loin possible du centre de la ville, pour être plus près des champs. L'été, on s'échappe dès qu'on peut pour visiter un ami dans sa ferme ou pour passer quelques jours en voyage dans une contrée renommée pour ses beautés naturelles. Tous les sites un peu pittoresques du pays sont parcourus tous les ans par une foule qui en jouit avec cette joie sereine et silencieuse particulière aux Anglais. Le grand bonheur est d'aller jusqu'en Ecosse, pour respirer à l'aise la senteur des bruyères et rêver de la vie vagabonde des caterans de Walter Scott.
 
Les monarques anglais donnent les premiers l'exemple de cette prédilection universelle; ils n'habitent la ville que lorsqu'ils ne peuvent pas faire autrement. Ce qui ne fut qu'un jeu gracieux et court pour Louis XVI et Marie-Antoinette, dans la ferme artificielle de Trianon, est une douce réalité pour la reine Victoria et le prince Albert. Le prince dirige à Windsor une vraie ferme où naît et s'engraisse le plus beau bétail des trois royaumes. Ses produits gagnent ordinairement les premiers prix dans les concours. A Osborne, où elle passe la plus grande partie de l'année, la reine surveille elle-même une basse-cour dont elle est fière, et tous les journaux ont annoncé dernièrement qu'elle venait de découvrir un remède à la maladie des dindonneaux quand ils prennent le rouge. Ce qui chez nous prêterait au ridicule est pris très au sérieux par nos voisins, et ils ont cent fois raison. Heureuse et sage entre toutes la nation qui aime à voir ses princes se livrer à ces utiles délassemens!
 
On devine sans peine ce que peut avoir d'effets pour la richesse des campagnes ce séjour habituel des premières familles du pays. Tandis qu'en France le travail des champs sert à payer le luxe des villes, en Angleterre le travail des villes sert à payer le luxe des champs. Là se dépensent presque tous les trésors que le plus industrieux des peuples sait produire. Il en revient une bonne partie à la culture. Plus le propriétaire touche de près sa terre, plus il est disposé à l'entretenir en bon état. L'amour-propre, ce grand stimulant, est sans cesse en jeu. On ne veut pas montrer à ses voisins des bâtimens en ruines, des chemins impraticables, des attelages défectueux, des animaux chétifs, des champs négligés; on met son orgueil à des dépenses productives, comme ailleurs à des dépenses frivoles, par la contagion de l'exemple. On a une terre bien tenue, comme à Paris un bel hôtel et un riche mobilier.
 
L'impôt lui-même, qui est en France une machine à épuisement pour les campagnes, n'a pas du tout en Angleterre le même caractère. Tout l'impôt direct se dépense sur les lieux mêmes où il est payé. La taxe des pauvres, la dîme de l'église, sont à peine sorties des mains du cultivateur, qu'elles y rentrent par l'achat de ses denrées. Les autres taxes servent uniquement à des travaux d'intérêt local. La moitié des impôts indirects étant absorbée par le paiement de la dette publique, qui appartient en grande partie aux propriétaires du sol, il en revient encore beaucoup à la vie rurale. Quand un tiers au moins du budget français se condense à Paris et un autre tiers dans les grandes villes de province, les trois quarts des dépenses publiques se répandent en Angleterre sur les campagnes et contribuent, avec les revenus des propriétaires et fermiers, à y répandre l'abondance et la vie.
 
Nous sommes, hélas! bien loin de ces mœurs; espérons que nous nous en rapprocherons peu à peu. Depuis quelques années, tout semble y conspirer. L'encombrement de la classe aisée dans les villes, l'incertitude des carrières qu'on venait y chercher, l'air fiévreux qu'on y respire, tendent à rejeter vers la vie rurale les ambitions déçues et les imaginations lassées. Quiconque a de quoi vivre honorablement à la campagne est bien près de comprendre que le plus sûr, comme le plus digne, est d'y rester, et ceux qui ne le comprennent pas encore sont bien près d'y être contraints par la difficulté toujours croissante de trouver à la ville un débouché. Une circonstance nouvelle vient d'ailleurs changer complètement les conditions de la vie champêtre; le perfectionnement continu des communications, et surtout l'extension des chemins de fer, en rapprochant les distances les plus éloignées, font que le séjour habituel des champs devient conciliable avec les plaisirs de la société, l'importance politique, la culture de l'esprit et tous les agrémens de la civilisation. Là est le principe d'une révolution salutaire pour nos campagnes délaissées. Nous ne serons probablement jamais aussi ruraux que les Anglais, nos villes ne deviendront jamais autant que les leurs de simples ateliers de commerce et d'industrie; mais, pourvu qu'une portion toujours plus grande de la société aisée vienne repeupler nos manoirs déserts, ce sera toujours un bienfait.
 
Quant à l'impôt, il ne sera pas moins difficile de détourner le courant qui le porte vers Paris et les grandes villes; mais, si quelque chose peut atténuer cette perpétuelle aspiration, c'est la résidence à la campagne des propriétaires influens, qui défendraient un peu plus leurs intérêts, s'ils les voyaient habituellement de plus près.
 
===IV. Les Révolutions agricoles de l’Angleterre et la Réforme de sir Robert Peel===
 
<center>I</center>
 
On a vu que l’attachement de la portion la plus riche, la plus éclairée et la plus puissante de la nation anglaise pour la vie rurale était la cause principale du développement agricole de ce pays ; mais ce n'est pas la seule, ou plutôt elle n'agit pas toujours directement : une autre cause qui ne fait qu'un au fond avec elle, mais qui s'en distingue dans l'application, c'est l'excellent esprit public des Anglais, qui, depuis plus d'un siècle et demi, les a préservés à la fois des abus du pouvoir absolu et des désordres révolutionnaires, tous deux si funestes à toute espèce de travail. Rien de comparable à la dernière moitié du règne de Louis XIV, au règne entier de Louis XV et aux tourmentes de la révolution n'a affligé cette nation heureuse; le XVIIIe siècle, si désastreux pour nous d'un bout à l'autre, a été pour elle une époque de développement continu, et, quand nous avons repris notre essor interrompu, elle avait sur nous l'avance de trois quarts de siècle.
 
Il y a deux cents ans, c'était la France qui, sous le rapport agricole comme sous tout autre, était la plus avancée des deux. Les douze ans qui s'écoulèrent de la paix de Vervins a la mort de Henri IV forment peut-être la plus belle de ces périodes de prospérité, si courtes et si rares, qui apparaissent de loin en loin dans le sombre et sanglant tissu de notre histoire. L'annaliste a peu d'événemens à enregistrer pendant ces années si vides en apparence, elles n'offrent ni guerres ni scènes dramatiques; mais la popularité de Henri IV, le seul roi que la nation ait aimé, montre assez ce qu'elles ont été. Certes Sully avait bien des défauts. Son orgueil, sa cupidité, son avarice, l'auraient rendu insupportable s'il avait vécu de nos jours; même pour son temps, il avait des préjugés excessifs : il détestait le commerce et l'industrie, qui commençaient à poindre, et il échoua heureusement dans ses efforts pour empêcher l'introduction de la soie en France; mais, au milieu de ses erreurs, il avait eu une idée juste : il comprit l'importance de l'agriculture, s'il méconnut celle du commerce, et ses encouragemens suffirent pour provoquer une expansion agricole inouïe pour le temps. Un écrivain contemporain, Olivier de Serres, nous a laissé un livre admirable, témoignage éloquent de l'élan universel : le ''Théâtre d'agriculture'' parut en 1600. L'auteur était un noble protestant, seigneur du Pradel en Vivarais, qui avait vécu retiré au milieu de ses champs pendant les convulsions religieuses et politiques. Son écrit, qu'il dédia à Henri IV, est à la fois le meilleur et le plus ancien traité d'agriculture qui existe dans aucune langue moderne. Son nom est une des gloires de la France: les temps qui suivirent l'ont oublié, et, quand il fut ramené au jour, il y a cinquante ans, après une autre paix générale qui avait donné le même essor au travail, ce fut une véritable résurrection; ainsi nous récompensons nos grands hommes. Toutes les bonnes pratiques agricoles étaient connues du temps d'Olivier, il donne des préceptes qui pourraient encore aujourd'hui suffire à nos cultivateurs; aussi la production fit-elle de rapides progrès en peu d'années, ''au grand profit de votre peuple'', dit-il lui-même en s'adressant au roi dans sa dédicacé, ''lequel demeure en sûreté sous son figuier, cultivant sa terre, et comme à l'abri de votre majesté, qui a à ses côtés la justice et la paix''.
 
Le fatal génie qui préside à nos destinées ne permit pas longtemps ce calme fécond : l'assassinat de Henri IV replongea la France dans le chaos; mais les conséquences de ce rapide moment d'espérance se firent sentir dans tout le cours du siècle, et la grandeur de Richelieu et de Louis XIV a été due en partie aux germes de richesse déposés alors dans le sol. Tous les renseignemens historiques attestent qu'à cette époque nos campagnes étaient habitées par une nombreuse noblesse qui confondait ses intérêts avec ceux des populations rurales; la funeste séparation qui a tout perdu n'a eu lieu que plus tard.
 
La civilisation, au moyen âge, va toujours du sud au nord. L'agriculture, comme tous les arts, a fleuri d'abord en Italie. La Provence et le Languedoc furent de bonne heure les parties de la France les mieux cultivées, comme les plus rapprochées du foyer lumineux. Olivier de Serres était né sur les confins de ces deux provinces. La Grande-Bretagne, située beaucoup plus loin, ne reçut que plus tard l'impulsion. Après le règne d'Elisabeth, on y était encore en pleine barbarie. Guichardin évalue à 2 millions d'âmes seulement la population de l'Angleterre proprement dite de son temps; d'autres la portent à 4 millions; elle en compte aujourd'hui 16. Les trois quarts du pays restaient en friche. Des bandes de vagabonds dévastaient les campagnes. La nation inquiète, profondément agitée, cherchait à se constituer; mais elle devait passer par une longue série de révolutions avant de trouver sa forme définitive, et, en attendant, l'agriculture souffrait comme le reste. Pendant tout, le cours du XVIIe siècle, la France vendait du blé à la Grande-Bretagne. Après 1688, tout change. Les ombres s'étendent sur la France épuisée par les folies de Louis XIV. L'Angleterre, au contraire, renouvelée et rajeunie, prend un essor qui ne doit plus s'arrêter. La population de la France descend au lieu de s'accroître; celle de l'Angleterre monte rapidement. Boisguillebert, Vauban, tous les documens du temps, constatent la décadence progressive de l'agriculture française. L'Angleterre au contraire, qui ne produisait pas, sous les Stuarts, assez de grains pour se nourrir, devient, cent ans après, le grenier de l'Europe. Bien qu'elle eût une population double à alimenter, et que cette population vécût beaucoup mieux que par le passé, elle vendait tous les ans un ou deux millions d'hectolitres de blé à l'étranger, ce qui est énorme pour les moyens de transport connus à cette époque. On a calculé que, dans la dernière moitié du XVIIIe siècle, elle vendit à ses voisins, et notamment à la France, pour un milliard de francs de céréales.
 
Mais aussi que de succès pour elle, et que de revers pour nous pendant cette fatale période! D'abord la terrible guerre de la succession, les cruelles défaites de Blenheim, de Ramillies et de Malplaquet, l'existence même de la France compromise et sauvée comme par miracle à Denain ; ensuite la guerre, plus désastreuse encore, de sept ans, la défaite de Rosbach, nos flottes et nos colonies perdues, le ministère de lord Chatam élevant sur nos ruines la grandeur de son pays; le crédit de la nation britannique fondé par une longue série de succès; le nôtre détruit par les extorsions des traitans et les extravagances du système de Law; le peuple anglais, heureux et fier de son gouvernement, s'attachant à lui de plus en plus, et se livrant au travail avec confiance, sous la protection de ses lois et de ses victoires; le nôtre, au contraire, ruiné, humilié, opprimé, désertant les travaux utiles, dont le fisc dévorait les produits, et ne sentant plus pour ses maîtres que haine et mépris.
 
L'agriculture, comme l'industrie, a besoin avant tout de sécurité et de liberté; de tous les fléaux qui peuvent l'accabler, il n'en est pas de plus mortel qu'un mauvais gouvernement. Les révolutions et les guerres laissent du répit; le mauvais gouvernement n'en laisse pas. Nous possédons un document assez sûr pour constater l'état où était tombée l'agriculture française, il y a un siècle, sous l'influence délétère d'un régime détesté, dans les articles ''grains'' et ''fermiers'' de l’''Encyclopédie'', écrits vers 1750 par le créateur de l'économie politique, le docteur Quesnay. Le territoire total, - la Corse et une partie de la Lorraine n'appartenant pas alors à la France, - est évalué par Quesnay à cent millions d'arpens de 51 ares, ce qui est conforme au cadastre de nos jours. Sur ces cent millions d'arpens, il évalue à 36 millions seulement, ou 18 millions d'hectares, le sol cultivé, dont 3 millions tenus par ce qu'il appelle la grande culture, et 15 par la petite. Il entend par ''grande culture'' celle des fermiers qui employaient des chevaux pour le labour, et qui suivaient l'assolement triennal, blé – avoine - jachère, et par '' petite'' celle des métayers qui se servaient de bœufs et qui suivaient l'assolement biennal, blé - jachère. Cette division devait être parfaitement exacte; elle correspond encore aujourd'hui aux faits existans. Encore aujourd'hui, la France est partagée en deux régions distinctes : l'une, au nord, où dominent le bail à ferme, le travail par les chevaux et l'assolement triennal plus ou moins amélioré; l'autre, au midi, où dominent le métayage, la travail par les bœufs et l'assolement biennal. Seulement, depuis 1750, la première a gagné du terrain, et la seconde en a perdu.
 
Quesnay évalue à 5 setiers de 156 litres, semence prélevée, le produit moyen en blé d'un arpent en grande culture, et à 2 setiers 1/2 celui de la petite, soit 15 hectolitres par hectare pour l'une et 7 1/2 pour l'autre, ou en tout, pour le million d'hectares emblavé de la grande culture et les 7 millions 1/2 de la petite, 70 millions d'hectolitres. Sous ce nom de ''blé'' sont compris, avec le froment, les grains inférieurs, comme le seigle et l'orge; la même confusion est encore usitée dans beaucoup de parties de la France. Le seigle étant plus généralement cultivé à cette époque que le froment, on peut diviser approximativement ces 70 millions d'hectolitres ainsi qu'il suit : 25 millions en froment et 45 en seigle et orge. Quesnay y ajoute, pour la sole d'avoine, 7 millions de setiers, ou 11 millions d'hectolitres environ. Aujourd'hui la production de froment a presque triplé, celle du seigle et de l'orge est restée la même, celle de l'avoine a quadruplé, et ce n'est pas tout : en 1750, la pomme de terre n'existait pas; le précieux supplément qu'elle fournit pour l'alimentation des animaux et des hommes manquait absolument. On cultivait peu les légumes secs, et plusieurs autres produits, qui aujourd'hui sont des richesses, étaient inconnus.
 
Le nombre des bêtes bovines était, d'après Quesnay, de 5 millions : c'est la moitié de ce qui existe aujourd'hui. Quant à la qualité, elle était bien inférieure. On abattait tous les ans 4 ou 500,000 têtes pour la boucherie : on en abat aujourd'hui dix fois plus; et le bétail de cette époque, forcé de chercher lui-même sa subsistance dans des friches arides, des jachères nues, des prés marécageux, ne pouvait être comparé, comme poids moyen, au bétail d'aujourd'hui, nourri dans de bons prés ou alimenté à la crèche avec des racines et des fourrages artificiels. Les bœufs de quelques régions montagneuses où l'ancien système de pâturage grossier et inculte est encore en vigueur peuvent donner une idée de tout le bétail d'alors. Les moutons n'étaient certes ni plus nombreux ni meilleurs en proportion. Le nombre des porcs devait être proportionnel à la population. Quant aux chevaux, on sait que Turgot, voulant réorganiser les postes en 1776, ne put se procurer les 6,000 chevaux de trait dont il avait besoin. Quesnay ne dit qu'en passant un mot de la vigne; Beausobre évaluait en 1764 la récolte annuelle du vin à 13 millions d'hectolitres, ou le tiers de ce qu'elle est aujourd'hui. Somme toute, en évaluant les produits d'alors aux prix de notre temps, on trouve tout au plus une valeur de 1,250 millions pour la production totale de l'agriculture française en 1750.
 
Aussi la population, bien qu'elle ne fût que de 18 millions d'âmes, était-elle arrivée à un degré de misère qui passe toute croyance. La condition du peuple proprement dit était affreuse, et les classes supérieures ne souffraient guère moins de la pauvreté commune. Vauban a fait dans sa ''Dîme royale'' une analyse de la société française qui fait frémir. D'après le calcul de Quesnay, le revenu net des propriétaires, qui est aujourd'hui de 1,500 millions, s'élevait en tout à 76 millions de livres, et celui des fermiers à 26; la livre d'alors valait à peu près le franc d'aujourd'hui. Les fermes étaient louées dans la grande culture 5 livres l'arpent, et dans la petite 20 à 30 sous, soit, pour la première, 10 francs, et pour la seconde de 2 à 3 francs l'hectare. Un contemporain de Quesnay, Dupré de Saint-Maur, dit même que, dans le Berry, une partie de la Champagne, du Maine et du Poitou, elles ne se louaient que 15 sous l'arpent, ou 1 franc 50 cent, l'hectare, et, à ce prix, les fermiers avaient beaucoup de peine à vivre. Un témoignage effrayant, entre mille autres, de ce dénûment général se trouve dans les mémoires du marquis d'Argenson, qui écrivait en 1739, cinq ans avant d'être nommé ministre des affaires étrangères par Louis XV : « Le mal véritable, celui qui mine le royaume et ne peut manquer d'entraîner sa ruine, est que l'on s'aveugle trop à Versailles sur le dépérissement des provinces. J'ai vu, depuis que j'existe, la gradation décroissante de la richesse et de la population en France. On a présentement la certitude que la misère est parvenue généralement à un degré inouï. Au moment où j'écris; en pleine paix, avec les apparences d'une récolte, sinon abondante, du moins passable, les hommes meurent tout autour de nous comme des mouches, de pauvreté, et broutant l'herbe. Les provinces du Maine, Angoumois, Touraine, Haut-Poitou, Périgord, Orléanais, Berry, sont les plus maltraitées; cela gagne les environs de Versailles. Le duc d'Orléans porta dernièrement au conseil un morceau de pain de fougère que nous lui avions procuré. Il le posa sur la table du roi, disant : ''Sire, voilà de quoi vos sujets se nourrissent''.
 
C'est de ce profond abîme que la France a dû sortir pour remonter au jour. Il n'est pas étonnant qu'au bout d'un siècle d'efforts elle n'ait pas pu panser complètement ses plaies. Dans ce siècle, l'agriculture a quadruplé ses produits, la population a doublé, la rente des terres s'est élevée de 76 millions à 1,500, c'est-à-dire dans la proportion de 1 à 20. Ce sont là des progrès énormes, et si le point de départ n'était pas si bas, ils auraient suffi et au-delà pour maintenir notre rang. Aucun autre peuple, excepté l'Angleterre, n'en a fait de pareils dans le même laps de temps, et cependant les circonstances n'ont pas toujours été favorables. Sur ces cent années, cinquante environ ont été troublées par des révolutions horribles ou des guerres sanglantes. Nous n'avons eu de véritable bon temps que le règne de Louis XVI, le consulat, et les trente-deux ans de la monarchie constitutionnelle.
 
Le mouvement de régénération commence à se faire sentir après la paix de 1763, par les prédications des économistes en faveur de la liberté du commerce des grains. Dans ses articles de l’''Encyclopédie'', Quesnay, en montrant l'étendue du mal, avait indiqué les remèdes. Tous les progrès ultérieurs de l'agriculture nationale sont pressentis dans ces deux articles. Il fallut quelque temps pour que la doctrine nouvelle se répandit et fit école. En attendant, la vieille société achevait de se dissoudre. A l'avènement de Louis XVI, les aspirations du pays vers un état meilleur se firent jour de tous les côtés. Turgot porta la première main à l'édifice chancelant. Avant 1789, de grandes réformes étaient déjà faites : le travail avait été affranchi, la liberté du commerce des grains proclamée. Les premières délibérations de l'assemblée constituante achevèrent ce qui avait été si bien commencé. La nation respirait enfin. Si la France de 1789 avait su s'arrêter, comme l'Angleterre en 1655, nul doute que la richesse publique n'eût pris dès lors un accroissement prodigieux. L'épouvantable bouleversement qui succéda à ces jours d'espérance comprima le progrès naissant, Après dix ans d'épreuves, le consulat rendit au pays quelques heures de repos, et on vit le mouvement, suspendu par les orages révolutionnaires, éclater de nouveau avec une irrésistible puissance. Les beaux jours de la paix de Vervins étaient revenus. Malheureusement, un nouveau fléau vint encore retarder cet élan : les guerres funestes de l'empire arrivèrent; les capitaux furent encore une fois dispersés, la population fut encore une fois décimée sur les champs de bataille. Il semblait que les grands principes posés sous Louis XVI ne parviendraient jamais à porter leurs fruits; la France n'avait entrevu la paix et la liberté que pour les perdre. Ce n'est vraiment qu'à partir de 1815 que le travail national a pu se développer sans obstacles, et on sait ce qui en est sorti.
 
Il faut remonter jusqu'au règne de Charles Ier pour trouver chez les Anglais quelque chose de pareil à ce qu'était la France cent ans après. Dès 1750, le progrès était sensible. Le gouvernement représentatif était fondé, et la richesse rurale avait grandi avec lui. Ce pays, qui produisait à peine deux millions de quarters de blé sous les Stuarts, en récoltait déjà le double en 1750, et devait s'élever progressivement jusqu'à treize, qu'il produit aujourd'hui. La viande, la bière, la laine, toutes les denrées agricoles, suivaient le même mouvement; mais aussi, quand le reste de l'Europe languissait dans l'oppression, la liberté et la sécurité se répandaient comme une douce lumière dans les campagnes britanniques. Dès les premières années du XVIIIe siècle, Thompson chante avant tout ces biens sacrés, qui sont le principe de tous les autres : « La liberté, dit-il, règne ici jusque dans les cabanes les plus reculées et y porte l'abondance. » Ailleurs il s'écrie, en s'adressant à l'Angleterre : « Tes contrées abondent en richesses dont la propriété est assurée au laboureur satisfait. » Depuis cent soixante ans, les nobles institutions qui défendent la liberté et la sécurité des personnes et des propriétés ont régné sans interruption, et depuis cent soixante ans la prospérité les accompagne.
 
A la fin du XVIIIe siècle, au moment où a commencé la guerre de la révolution, l'agriculture anglaise était déjà plus riche que la nôtre aujourd'hui. Plusieurs documens l'attestent, entre autres les recherches de Pitt pour l'établissement de l’''income-tax'' et les travaux d'Arthur Young et de sir John Sinclair. Pitt évaluait en 1798 la rente totale des terres, pour l'Angleterre et le pays de Galles, à 25 millions sterling ou 625 millions de francs, et le revenu des fermiers à 18 millions sterling ou 450 millions. C'est une moyenne de 40 francs par hectare pour la rente et de 30 francs pour le profit. Il est fort douteux que, même en prenant la plus riche moitié de la France, on trouvât aujourd'hui un pareil résultat. A la même époque, la moyenne des salaires ruraux était de 7 shillings 3 deniers ou 9 francs par semaine, soit 1 franc 50 cent, par jour de travail, et sur beaucoup de points elle montait jusqu'à 9 et 10 shillings ou 2 francs par jour. Il est encore douteux que, même dans la meilleure moitié de la France, les salaires ruraux soient en ce moment aussi élevés, et le prix des denrées alimentaires était alors en Angleterre plutôt au-dessous qu'au-dessus de ce qu'il est en France. La valeur des propriétés bâties s'élevait, d'après le docteur Beeke, à 200 millions sterl. ou 5 milliards; celle des terres, d'après la même autorité, à 600 millions sterling ou 15 milliards, soit 1,000 francs par hectare, et à ce prix elles donnaient un revenu moyen de 4 pour 100.
 
Tels étaient les fruits d'un siècle de développement libre et régulier, malgré quelques désastres partiels comme la guerre d'Amérique. Dans le demi-siècle qui a suivi, de 1800 à 1850, la population a encore doublé, et la production agricole a suivi presque la même progression, malgré l'effroyable lutte qui a rempli les quinze premières années. Non-seulement c'est l'Angleterre constitutionnelle qui a fini par vaincre le despotisme et le génie armés de toutes les forces d'une nation plus nombreuse et infiniment plus guerrière, mais l'accroissement paisible de la richesse intérieure n'a pas été sensiblement retardé par la violence du combat. Jamais les bills d’''inclosure'' pour la mise en valeur des terres incultes n'avaient été plus nombreux que pendant la guerre contre la France; c'est le temps où l'assolement de Norfolk a fait ses plus grandes conquêtes, où les doctrines de Bakewell et d'Arthur Young se sont généralisées, où le duc de Bedfbrd, lord Leicester et plusieurs autres ont tiré un si heureux parti de la grande propriété.
 
L'Ecosse et l'Irlande avaient moins prospéré en 1798, parce qu'elles avaient été moins bien gouvernées. Pitt évaluait la richesse de l'Ecosse à un huitième de celle de l'Angleterre. La Haule-Ecosse ne devant figurer à peu près pour rien dans ce calcul, ce serait pour la Basse-Ecosse une moyenne de 22 francs pour la rente et de 12 francs pour le profit par hectare. L'Ecosse ne jouissait d'un peu d'ordre et de liberté que depuis cinquante ans. Jusqu'à la bataille de Culloden, en 1746, elle n'avait été qu'un camp. Depuis 1800, c'est-à-dire depuis qu'elle s'est associée plus intimement à la vie anglaise, c'est peut-être la partie de la Grande-Bretagne qui a fait les progrès les plus merveilleux, sans en excepter la Haute-Ecosse, dont la transformation a été complète. Dans l'une et l'autre partie, la population a doublé, et son bien-être moyen s'est encore plus accru.
 
Quant, à l'Irlande, il suffira de rappeler ici, pour le sujet qui nous occupe, que cette île contient en quelque sorte deux peuples distincts, l'un libre et riche, le peuple conquérant, l'autre opprimé et pauvre, le peuple conquis.
 
Il demeure donc parfaitement constaté que, soit en France, soit en Angleterre, le développement agricole a suivi le bon gouvernement. La même transformation rurale qui s'est accomplie en France de 1760 à 1848 avait déjà eu lieu en Angleterre de 1650 à 1800; les mêmes causes avaient amené les mêmes effets. Il y a entre l'Angleterre des Stuarts et celle de Pitt la même différence qu'entre la France de Louis XV et celle de Louis-Philippe. Ce n'est pas là d'ailleurs un fait particulier à la France et à l'Angleterre. Dans les temps anciens comme dans les modernes, la richesse agricole arrive et s'en va avec les mœurs politiques. Rome républicaine cultive admirablement ses champs, Rome asservie les laisse incultes; l'Espagne du moyen âge fait des prodiges de culture, l'Espagne de Philippe II ne travaille plus. Le Suisse et le Hollandais fertilisent d'âpres montagnes et des marais impraticables; le Sicilien meurt de faim sur le sol le plus fertile. « Les pays, dit Montesquieu dans ''l'Esprit des Lois'' ne sont pas cultivés en raison de leur fertilité, mais en raison de leur liberté. »
 
La liberté a été d'autant plus féconde en Angleterre qu'elle n'y a point été accompagnée de ces désordres qui l'ont trop souvent souillée, et décriée ailleurs. Malgré ces agitations apparentes qu'entraîne toujours chez le peuple le plus sage l'exercice des droits politiques, le fond de la société anglaise est resté calme. Les transformations que le temps amène et qui sont la vie même des peuples se sont opérées insensiblement, sans ces secousses violentes qui détruisent toujours beaucoup de capitaux; l'événement de 1688 lui-même n'a eu que le moins possible le caractère révolutionnaire. On fait généralement honneur de cette modération nationale à l'esprit aristocratique. Sans doute l'aristocratie y est pour quelque chose, mais seulement pour la part correspondante au rôle qu'elle joue dans la société. Depuis longtemps, le gouvernement britannique est plus aristocratique en apparence qu'en réalité, et cette apparence elle-même diminue de jour en jour. Le véritable lest du corps politique, l'arôme qui pénètre la société tout entière et la préserve de toute convulsion, c'est l'esprit rural : cet esprit est sans doute très favorable à l'aristocratie, mais il n'est pas l'aristocratie elle-même; la domination aristocratique peut exister sans lui, il peut à son tour exister sans elle. L'aristocratie britannique a fait cause commune avec l'esprit rural, et c'est ce qui a fait sa force; l'aristocratie française s'en est séparée, et c'est ce qui a fait sa faiblesse. En Angleterre, la vie rurale des classes supérieures a produit d'abord les mœurs énergiques et fières d'où est sortie la constitution; elle a ensuite, par ces mêmes mœurs, préservé la liberté de tout excès. En France, cet élément à la fois libéral et conservateur nous a manqué. De nos jours, comme autrefois, l'abandon des campagnes par les propriétaires a fait, même en politique, presque tout le mal, et voilà comment ces deux causes de prospérité, distinctes en apparence, la liberté sans révolutions et l'esprit rural, n'en font qu'une en réalité.
 
 
<center>II</center>
 
J'arrive enfin à la plus immédiate, la plus effective des causes qui ont concouru au développement de l'agriculture britannique; c'est le développement simultané de la plus puissante industrie et du plus riche commerce du monde. Au fond, cette cause ne fait encore qu'une avec les précédentes, car l'industrie et le commerce sont, comme l'agriculture elle-même, des enfans de la liberté, de l'ordre et de la paix, et ces conditions premières étant en grande partie l'œuvre de la nation rurale, tout découle de cette source commune. Mais, de même que les conséquences de la liberté et de la paix se distinguent dans les faits de celles de la vie rurale proprement dite, de même celles du développement industriel et commercial peuvent se constater à part, et ce sont les plus actives. S'il était possible d'établir dans une nation un grand commerce et une grande industrie sans sécurité ni liberté, cette cause suffirait à elle seule pour amener une grande richesse agricole, et s'il était possible qu'une nation fût libre et tranquille sans devenir par ce seul fait industrielle et commerciale, la liberté et la paix ne suffiraient pas, même avec l'aide des mœurs rurales, à produire également cette richesse.
 
Quelques esprits, plus frappés des apparences que du fond des choses, ont cru voir dans le commerce et l'industrie des ennemis et des rivaux pour l'agriculture. Cette erreur fatale est notamment répandue en France : on ne saurait trop la combattre, car il n'en est pas de plus nuisible aux intérêts agricoles. En réalité, la distinction entre l'agriculture et l'industrie est fausse : c'est aussi une industrie que la mise en valeur du sol; c'est aussi un commerce que le transport, la vente et l'achat des produits ruraux. Seulement, cette industrie et ce commerce, étant tout à fait de première nécessité, peuvent un peu plus se passer d'habileté et de capital que les autres, mais alors ils restent dans l'enfance, et, quand ces deux puissans secours ne leur manquent pas, ils deviennent cent fois plus féconds. Même en admettant la distinction que l'usage met entre les termes, il ne peut pas y avoir de riche agriculture sans riche industrie. C'est là une vérité en quelque sorte mathématique, car le commerce et l'industrie peuvent seuls fournir avec abondance à l'agriculture les deux plus puissans agens de production qui existent : des débouchés et des capitaux.
 
Dès le règne de la reine Anne, l'Angleterre prend visiblement le pas sur la France pour l'industrie et le commerce, c'est-à-dire pour tout, car ce progrès suppose et renferme tous les autres. Après la guerre d'Amérique, quand la nation affligée d'avoir perdu sa principale colonie se replie sur elle-même pour chercher dans son propre sein des dédommagemens, son essor devient tout à fait sans rival; alors parait Adam Smith, qui scrute dans un livre immortel les causes de la richesse et de la grandeur des nations; alors paraissent les grands inventeurs, comme Arkwright et Watt, qui semblent les instrumens d'Adam Smith pour réaliser ses théories dans la pratique industrielle; alors parait William Pitt, qui porte le même esprit dans l'administration des affaires publiques; alors enfin paraissent Arthur Young et Bakewell, qui ne font à leur tour qu'appliquer à l'agriculture les idées nouvelles.
 
Le système d'Arthur Young est fort simple; il se résume dans un seul mot dont Adam Smith venait de fixer le sens, ''le marché''. Jusque-là, les cultivateurs anglais avaient, comme tous ceux du continent, peu travaillé en vue du marché. La plupart des denrées agricoles se consommaient sur place par les producteurs eux-mêmes, et quoiqu'il s'en vendit plus en Angleterre qu'ailleurs, ce n'était pas l'idée des débouchés qui dominait la production. Arthur Young est le premier qui ait fait comprendre aux agriculteurs anglais l'importance naissante du marché, c'est-à-dire de la vente des denrées agricoles à une population qui ne contribue pas à les produire. Cette population non agricole, peu considérable jusqu'alors, commençait à se développer, et depuis, sa multiplication a été immense, grâce à l'expansion de l'industrie et du commerce.
 
Tout le monde sait quels progrès énormes l'emploi de la vapeur comme moteur a fait faire depuis cinquante ans à l'industrie et au commerce britanniques. Le siège principal de cette activité prodigieuse est dans le nord-ouest de l'Angleterre, le comté de Lancastre et son voisin le West-Riding du comté d'York ; c'est là que Manchester met en œuvre le coton, Leeds la laine, Shellield le fer, et que le port de Liverpool alimente, par un courant continu d'exportations et d'importations, une production infatigable; c'est là que se fouille sans relâche ce monde souterrain que les Anglais ont si justement nommé leurs ''Indes noires'', cet immense réservoir de charbon qui couvre de ses ramifications plusieurs comtés et vomit de toutes parts d'inépuisables trésors. On estime à 40 millions de tonnes, valant, à 10 shillings la tonne, 500 millions de francs, l'extraction annuelle du charbon, ce qui fait supposer une production industrielle gigantesque, puisque le charbon est la matière première de toutes les industries.
 
Sous cette impulsion, la population de la Grande-Bretagne s'est élevée, de 1801 à 1851, de 10 millions d'âmes à 20; celle du comté de Lancastre et du West-Riding a triplé; elle a passé de 1,200,000 âmes à 3 millions et demi, et comme ils forment à eux deux une étendue totale d'un million d'hectares seulement, ce n'est rien moins que 3 têtes et demie par hectare; il n'y a peut-être pas dans le monde entier de population plus condensée. La France n'offre nulle part un spectacle pareil : dans le même laps de temps, sa population totale n'a augmenté que d'un quart; elle a passé de 27 millions à 36, et ses départemens les plus peuplés, ceux du Rhône et du Nord, après celui de la Seine, qui fait exception ainsi que Londres, ne comptent que 2 têtes humaines par hectare. Plus le pays est peuplé, plus le rapport de la population agricole à la population totale descend. Vers la fin du siècle dernier, le rapport du nombre des agriculteurs au chiffre total devait être à peu près le même qu'aujourd'hui chez nous, c'est-à-dire d'environ 60 pour 100. Depuis, à mesure que la foule des hommes a grossi, on a vu cette proportion baisser, non que la population rurale ait diminué, elle s'est au contraire un peu accrue, mais parce que la population industrielle a monté avec une bien autre rapidité. On comptait en 1800, dans la Grande-Bretagne, environ 900,000 familles agricoles; on en compte peut-être aujourd'hui un million. En 1811, le nombre des familles non agricoles était déjà de 1,600,000, en 1821 de 2 millions, en 1841 de 2 millions et demi; elle doit être aujourd'hui de 3 millions. En général, la population rurale forme le quart de l'ensemble; mais sur certains points elle est fort au-dessous. Dans le comté de Middlesex, il y a 2 cultivateurs pour 100 habitans; dans le Lancashire, 6; dans le West-Riding, 10; dans les comtés de Warwick et de Straffbrd, 14.
 
La France ne présente nulle part, pas même dans le département de la Seine, une pareille disproportion. Comme population urbaine, qu'est-ce que Paris, avec son million d'âmes, auprès de la gigantesque métropole de l'empire britannique, qui ne compte pas moins de deux millions et demi d'habitans? Qu'est-ce que Lyon, même avec l'annexe de Saint-Etienne, auprès de cette foule de villes manufacturières qui se groupent autour de Liverpool et de Manchester, et qui forment ensemble une agglomération de trois millions d'âmes? Le tiers de la nation anglaise est rassemblé dans ces deux centres : Londres au sud, les villes manufacturières du Lancashire et du West-Riding au nord.
 
Ces fourmilières humaines sont aussi riches que nombreuses. Beaucoup d'ouvriers d'industrie gagnent en Angleterre de 5 à 10 fr. par jour; la moyenne de leurs salaires peut être évaluée à 3 fr. Où vont les 2 ou 3 milliards de salaires que reçoit tous les ans cette masse de travailleurs? Ils servent avant tout à payer le pain, la viande, la bière, le lait, le beurre, le fromage, que fournit directement l'agriculture, et les vêtemens de laine et de chanvre qu'elle fournit indirectement. De là une demande constante de produits que l'agriculture a peine à satisfaire, de là pour elle une source en quelque sorte indéfinie de bénéfices. La puissance de ces débouchés se fait sentir sur tous les points du territoire; quand ce n'est pas une ville manufacturière que le cultivateur a près de lui pour écouler ses produits, c'est un port, et quand il n'est près ni de l'un ni de l'autre de ces marchés, il est mis en rapport avec eux par un canal ou une ligne de chemin de fer, souvent même par plusieurs à la fois. Ces voies perfectionnées ne servent pas seulement à emporter rapidement et à bon marché ce que vend le cultivateur, elles lui apportent aussi aux mêmes conditions ce dont il a besoin. De ce nombre sont les engrais et amendemens, comme le guano, les os, les chiffons, la chaux, le plâtre, la suie, les tourteaux, etc., toutes marchandises lourdes, encombrantes, qui ne peuvent circuler aisément qu'avec de pareils moyens, et dont l'abondance suppose un développement industriel très actif. De ce nombre aussi sont le fer et le charbon, dont l'agriculture se sert tous les jours de plus en plus, et qui représentent en quelque sorte l'industrie elle-même. Quelque chose de plus productif encore que le charbon, le fer et les matières animales ou minérales, l'esprit de spéculation, voyage avec eux, des centres industriels où il est né, dans les campagnes, où il trouve de nouveaux alimens, et il y entraîne à sa suite les capitaux, échange fécond qui enrichit l'industrie par l'agriculture et l'agriculture par l'industrie.
 
Malgré l'extrême facilité des transports par les bateaux à vapeur et les chemins de fer, une différence sensible existe encore, pour le produit brut et le produit net agricoles, entre les comtés qui sont agricoles exclusivement et ceux qui sont en même temps manufacturiers. La région manufacturière par excellence, qui commence au sud par le comté de Warwick et finit au nord par le West-Riding du comté d'York, est celle où les rentes, les profits et les salaires ruraux sont les plus élevés. La moyenne des rentes y est de 30 shillings par acre ou de 90 francs l'hectare, et celle des salaires ruraux de 12 shillings ou 15 francs par semaine, tandis que, dans la région exclusivement agricole qui s'étend au sud de Londres, la moyenne des rentes n'est que de 20 shillings par acre ou 60 francs par hectare, et celle des salaires de 8 shillings ou 10 francs par semaine. Les comtés intermédiaires se rapprochent plus ou moins de ces deux extrêmes, suivant qu'ils sont plus ou moins manufacturiers, et en général le taux de la rente et du salaire agricole est un signe certain du degré de développement industriel local.
 
Il y a mieux. On croit assez généralement que le paupérisme se développe dans les cantons manufacturiers plutôt que dans les autres. C'est une erreur complète. Il résulte d'un tableau publié par M. Caird, dans ses excellentes lettres sur l'agriculture anglaise, que dans le West-Riding, les comtés de Lancastre, de Chester, de Stafford et de Warwick, la taxe des pauvres est d'environ 1 shilling par livre ou de 3 à 4 shillings par tête, et le nombre des pauvres de 3 à 4 pour 100 de la population totale, tandis que dans les comtés agricoles de Norfolk, Suffolk, Burks, Bedford, Berks, Sussex, Hants. Wilts, Dorset, etc., elle dépasse 2 shillings par livre ou 10 shillings par tête, et que le nombre des pauvres est de 13, 14, 15 et même 15 pour 100 de la population. La cause de cette différence se comprend aisément; le nombre des pauvres est d'autant plus grand el la taxe des pauvres d'autant plus forte que le taux moyen des salaires est plus bas. Bien que la population ouvrière soit trois ou quatre fois plus pressée dans les districts manufacturiers que dans les autres, sa condition y est meilleure parce qu'elle produit davantage.
 
Ce qui nous a frappés jusqu'ici comme une série de problèmes se trouve maintenant, si je ne me trompe, parfaitement expliqué.
 
L'organisation de la culture d'abord. Ce qui caractérise, on le sait, l'économie rurale anglaise, c'est moins la grande culture proprement dite que l'érection de la culture en industrie spéciale et la quantité de capital dont disposent les cultivateurs de profession. Ces deux caractères sont dus l'un et l'autre à l'immense débouché de la population non agricole.
 
Si nous nous transportons en France, dans les départemens les plus arriérés du centre et du midi où règne le métayage, qu'y trouvons-nous? Une population clair-semée, égale tout au plus en moyenne au tiers de la population anglaise, une tête humaine seulement au lieu de trois pour deux hectares, et cette population est agricole à peu près exclusivement; peu ou point de grandes villes, peu ou point d'industrie, le commerce strictement nécessaire pour suffire aux besoins bornés des habitans; les centres de consommation sont éloignés, les moyens de communication coûteux et difficiles, les frais de transport absorberaient la valeur entière des produits. Le cultivateur ne peut trouver rien ou presque rien à vendre. Pourquoi travaille-t-il? Pour se nourrir lui et son maître avec ses produits. Le maître partage avec lui en nature et consomme sa part : si c'est du froment et du vin, maître et métayer mangent du froment et boivent du vin; si c'est du seigle, du sarrasin, des pommes de terre, maître et métayer mangent du seigle, des pommes de terre et du sarrasin. La laine et le chanvre se partagent de même et servent à faire les étoffes grossières dont se vêtissent également les deux associés. S'il reste quelques moutons mal engraissés dans les chaumes, quelques cochons nourris de débris, quelques veaux élevés à grand'peine par des vaches exténuées de travail et dont on leur dispute le lait, on les vend pour payer l'impôt.
 
On a beaucoup blâmé ce système; c'est le seul possible là où manquent les débouchés. Dans un pareil pays, l'agriculture ne peut pas être une profession, une spéculation, une industrie; pour spéculer, il faut vendre, et on ne peut pas vendre là où personne ne se rencontre pour acheter. Quand je dis personne, c'est pour forcer l'hypothèse, car ce cas extrême se présente rarement; il y a toujours en France, même dans les cantons les plus reculés, quelques acheteurs en petit nombre; c'est tantôt un dixième, tantôt un cinquième, tantôt un quart de la population qui vit d'autre chose que de l'agriculture, et à mesure que le nombre de ces consommateurs s'accroît, la condition du cultivateur s'améliore, à moins qu'il ne paie lui-même les revenus de ces consommateurs sous forme de frais de justice ou d'intérêts usuraires, ce qui arrive au moins pour quelques-uns; mais le dixième, le cinquième, même le quart, ce n'est pas assez pour fournir un débouché suffisant, surtout si cette population n'est pas elle-même composée de producteurs, c'est-à-dire de commerçans ou d'industriels.
 
Dans cet état de choses, comme il n'y a pas d'échanges, le cultivateur est forcé de produire les denrées les plus nécessaires à la vie, c'est-à-dire des céréales; si le sol s'y prête peu, tant pis pour lui, il n'a pas le choix, il faut faire des céréales ou mourir de faim. Or il n'est pas de culture plus chère que celle-là dans les mauvais terrains, même dans les bons elle ne tarde pas à devenir onéreuse, si l'on n'y prend garde; mais dans cette organisation agricole, personne n'a jamais pu songer à se rendre compte des frais de culture : on ne travaille pas pour le profit, on travaille pour vivre; coûte que coûte, il faut du blé, ou tout au moins du seigle. Tant que la population est rare, le mal n'est pas trop grand, parce que la terre ne manque pas ; grâce aux longues jachères, on peut s'en tirer; mais dès que la population s'accroît un peu, le sol ne suffit plus, et il arrive vite un moment où la population souffre profondément faute de subsistance.
 
Passons maintenant dans la partie de la France la plus peuplée et la plus industrieuse, celle du nord occidental : nous n'y trouvons pas encore tout à l'ait l'analogue de la population anglaise, une tête par hectare seulement au lieu d'une tête et demie; mais c'est déjà le double de ce que nous avons vu ailleurs, et la moitié de cette population est adonnée au commerce, à l'industrie, aux professions libérales ; les champs proprement dits ne sont pas plus peuplés que dans le centre et le midi, mais il s'y trouve en sus des villes nombreuses, riches, manufacturières, et parmi elles, la plus grande et la plus opulente de toutes, Paris. Il s'y fait un grand commerce de denrées agricoles; de toutes parts, les blés, les vins, les bestiaux, les laines, les volailles, les œufs, le lait, se diligent des campagnes vers les villes, qui les paient avec le produit de leur industrie. Dès lors, le bail à ferme y est possible, et en effet il s'y produit. Voilà la vraie cause du bail à ferme, son existence est l'indice infaillible d'une situation économique où la vente des denrées est la règle, et où conséquemment la culture peut devenir l'objet d'une industrie.
 
Cette industrie commence dès que s'ouvre le débouché régulier, c'est-à-dire dès que la population industrielle et commerciale excède une certaine proportion, soit qu'elle se trouve immédiatement sur les lieux, soit que la distance soit assez faible et le moyen de communication assez perfectionné pour que les frais de transport n'absorbent pas les bénéfices; elle devient de plus en plus florissante à mesure que le débouché devient plus large et plus rapproché, c'est-à-dire dans les environs immédiats des grandes villes ou des grands centres de fabrication. Là le débouché est suffisant pour donner naissance à des bénéfices qui accroissent rapidement les capitaux, la culture devient de plus en plus riche, et tend vers son ''maximum''. Tels sont les départemens les plus voisins de Paris. La moitié de la France à peu près est plus ou moins dans ces conditions, l'autre moitié languit sans débouchés certains; rien n'est plus facile que de les reconnaître au premier coup d'oeil; dans l'une domine le bail à ferme, dans l'autre le métayage.
 
En Angleterre, la moitié sans débouchés n'existe plus depuis longtemps, partout la population rurale se trouve près d'une autre population, partout le débouché est aussi large que dans les meilleures portions de la France, et dans quelques-unes il va bien au-delà; de là toute la différence entre les deux agricultures. Prenez les parties de la France et celles de l'Angleterre où le débouché est égal et aussi ancien, car il faut faire entrer aussi le temps dans la comparaison; vous trouverez à coup sûr le même développement agricole, quelles que soient d'ailleurs les conditions de la propriété et de la culture. Toute autre considération est accessoire devant celle-là.
 
Dès que la vente des déniées est possible sur une grande échelle, l'attention du producteur se trouve naturellement appelée sur des questions tout à fait indifférentes jusque-là. Quel est le produit qui se vend le plus cher, relativement à son prix de revient? quels sont les moyens de réduire le prix de revient pour augmenter le profit net? Toute la révolution agricole est là. La première conséquence est l'abandon des cultures qui, dans une situation donnée, ne paient pas leurs frais, et la concentration de tous les efforts du producteur sur celles qui les paient le mieux; la seconde est la recherche des méthodes qui peuvent abréger, simplifier le travail en le rendant plus productif. Pourquoi, par exemple, le cultivateur anglais s'attache-t-il à produire avant tout de la viande? Ce n'est pas seulement parce que les animaux entretiennent par leur fumier la fertilité de la terre, c'est encore parce que la viande est un produit très demandé et qui se vend dans toute l'Angleterre avec la plus grande facilité. Si nos producteurs français pouvaient fournir tout d'un coup autant de viande, le prix tomberait au-dessous des frais de revient, parce que la demande n'est pas suffisante. Notre population n'est pas dès à présent assez riche pour payer la viande ce qu'elle vaut. Il faut attendre que l'industrie et le commerce aient fait des progrès suffisans pour fournir des moyens d'échange. A mesure que ces progrès se feront, la demande augmentera, et nos producteurs se mettront en mesure d'y satisfaire; il serait insensé de l'exiger d'eux plus tôt. Sans Arkwright et Watt, Bakewell eût été impossible; il est arrivé juste au moment où l'élan donné à la production industrielle augmentait rapidement la demande de viande. Nous n'avons pas besoin d'aller jusqu'en Angleterre pour voir la production de cet aliment devenir abondante dès que le débouché est suffisant. Les pays où il s'en produit le plus chez nous sont ceux où elle est le plus chère, c'est-à-dire le plus demandée; elle est à bon marché dans le midi, et le midi n'en produit presque pas. En 1770, la viande se vendait en Angleterre 3 deniers ou 30 centimes la livre anglaise, elle s'est vendue jusqu'à ces derniers temps, même après tout ce qui a été fait pour augmenter le rendement de toute espèce de bétail, 6 deniers ou 60 centimes, c'est-à-dire le double : ces chiffres disent tout.
 
Pour le laitage, est-il étonnant qu'on ait multiplié les vaches laitières, quand le lait se vend couramment, dans la plus grande partie de l'Angleterre, de 20 à 30 centimes le litre? Les ouvriers anglais consomment beaucoup de lait; près des villes manufacturières, le produit moyen d'une vache laitière est évalué à 20 livres sterling ou 500 fr.; il n'est pas rare d'en trouver qui rapportent jusqu'à 1,000. Le beurre, qui se vendait en 1770 6 deniers, ou 60 centimes la livre anglaise, se vend aujourd'hui un shilling ou 1 fr. 25 c. Lui aussi a doublé. Mettez tous nos cultivateurs dans des conditions pareilles, et vous verrez s'ils ne sauront pas avoir de bonnes vaches et les bien soigner. Voyez ce que la proximité du marché de Paris a fait faire aux producteurs de Gournay et d'Isigny.
 
La suppression du seigle, son remplacement par le froment, sont d'autres conséquences du même principe. La suppression du seigle est tout simplement impossible dans les cantons français les plus éloignés des marchés. Avant tout, la subsistance du métayer. Il faut être près d'un marché pour faire autre chose, même quand la terre se prête le moins aux céréales et le plus à d'autres cultures, car il faut pouvoir vendre le nouveau produit et acheter du blé. Le remplacement du seigle par le froment présente les mêmes difficultés. Cette substitution exige des avances pour chantages et autres frais. A quoi bon les faire si le froment n'est que peu ou point demandé ? Partout où la demande de froment s'accroît, c'est-à-dire où se trouve une population qui peut payer son pain assez cher, la transformation s'opère, même en France. Elle s'est opérée partout en Angleterre, parce que les ouvriers des manufactures gagnent tous assez pour avoir du pain blanc.
 
L'emploi des chevaux au lieu de bœufs pour le travail, l'usage des machines pour économiser des bras, tout vient de là. Le grand principe économique de la division du travail est mis en pratique sous toutes les formes. Le cultivateur sans débouchés s'applique surtout à ne pas dépenser d'argent, parce qu'il n'a aucun moyen de s'en procurer; le cultivateur qui est sûr de bien vendre ne recule pas devant les dépenses utiles.
 
Ce qui arrive pour l'organisation de la culture arrive aussi pour l'état de la propriété. La petite propriété, là où elle n'est point avantageuse, a pour cause principale l'absence de débouchés. Le petit capitaliste n'a aucun intérêt à devenir fermier, quand le profit est faible et incertain. Lui aussi se préoccupe avant tout de se nourrir sans bourse délier, et quel meilleur moyen d'assurer sa subsistance, quand les échanges n'offrent aucune ressource, que de placer son petit avoir dans un morceau de terre qu'on travaille soi-même? Il en a été ainsi en Angleterre tant que les grands débouchés n'ont pas été ouverts. Les ''yeomen'' n'ont trouvé leur bénéfice à devenir fermiers que quand le mouvement industriel s'est prononcé. Arthur Young a été le théoricien de cette révolution, il n'en a pas été le véritable promoteur. C'est encore Watt et Arkwright qui l'ont faite.
 
Les mêmes causes qui font monter le profil font monter la rente. Nous avons vu la rente naître en quelque sorte en France, sous Louis XVI, quand le commerce des denrées agricoles est devenu libre; nous l'avons vue s'élever progressivement de 30 sols l'hectare à 30 francs, à mesure que la richesse industrielle et commerciale a fait des progrès ; nous la voyons aujourd'hui atteindre 100 francs et au-delà dans les départemens où la population non agricole abonde, et tomber à 10 dans ceux où elle manque. Si nous avions partout les mêmes débouchés qu'en Angleterre, nul doute que la rente moyenne ne devînt bien vite ce qu'elle est chez nos voisins, c'est-à-dire le double de son taux actuel. Or doublez la rente, et même sans rien changer à la constitution actuelle de la propriété, beaucoup de nos propriétaires malaisés deviennent par ce seul fait de riches propriétaires; l'équivalent complet de la ''gentry'' anglaise se trouve constitué immédiatement.
 
Il y a d'ailleurs deux espèces de propriétés : l'immobilière, qu'on appelle en Angleterre la propriété réelle, ''real property'', et la mobilière, qu'on appelle la propriété personnelle, ''personal propetly''. On évalue le revenu de la propriété réelle, pour les trois royaumes, à 120 millions sterling ou 3 milliards de francs. La terre proprement dite n'y figure que pour la moitié; le reste est représenté par les propriétés bâties, les mines, les carrières, les canaux, les ''rail-ways'', les pêcheries, etc. Les maisons seules valent presque autant que la terre elle-même. Dans la Grande-Bretagne, le revenu de la terre étant de 46 millions sterling, celui des maisons est de 40. Le revenu de la propriété mobilière peut être en même temps évalué à 80 millions sterling ou 2 milliards de francs, déduction faite du revenu des créances hypothécaires, qui fait double emploi avec celui des propriétés hypothéquées. Il s'ensuit que la rente de la terre, si élevée relativement, ne forme pas même le tiers du revenu des propriétaires anglais.
 
On voit maintenant pourquoi ils sont en moyenne plus riches que les nôtres. D'abord ils sont beaucoup moins nombreux proportionnellement, et il y a quelque chose de vrai, quoique fort exagéré, dans les idées répandues à cet égard; ensuite, et c'est là la plus forte raison, ils ont à se partager une masse de revenu beaucoup plus grande. Chez nous, la rente de la terre, déjà moindre proportionnellement que la rente de la terre anglaise, est égale à la moitié du revenu total, tant mobilier qu'immobilier. Pour peu que les autres valeurs se distribuent dans d'autres mains, il en reste très peu pour les propriétaires du sol. En Angleterre au contraire, il y a peu de propriétaires ruraux qui ne joignent à leur revenu en terre un autre revenu souvent égal, souvent supérieur, en maisons, actions de chemins de fer, rentes sur l'état, etc. Beaucoup d'entre eux possédaient des houillères; l'extraction du charbon leur a rapporté et leur rapporte tous les jours des sommes immenses. D'autres avaient des terrains où l'on a construit des usines, des quartiers de villes, des canaux, des chemins de fer; ils ont profité de la plus-value. Tout le monde sait que lord Westminster, le duc de Bedford et quelques autres, sont propriétaires d'une grande partie du sol de Londres, loué par bail emphytéotique. Il en est de même dans presque toutes les villes anglaises. Depuis 1800, 1,500,000 maisons nouvelles ont été construites dans la seule Angleterre, 10,000 kilomètres de chemins de fer ont été ouverts, un nombre énorme de mines de charbon et autres ont été mises en exploitation. Voilà bien des milliards dont la meilleure partie est revenue aux propriétaires du sol; et ce ne sont pas seulement les grands propriétaires qui se sont partagé cette bonne aubaine, moyens et petits en ont eu leur part.
 
Il est enfin un dernier moyen qui fait refluer vers la propriété du sol une grande partie des capitaux créés par l'industrie : c'est l'acquisition des propriétés rurales par des commerçans enrichis. Ces acquisitions, plus nombreuses qu'on ne parait le croire en France, ajoutent beaucoup à la richesse moyenne de la propriété, et contribuent à la rendre plus libérale envers le sol. Les nouveaux propriétaires portent dans l'administration de leurs biens ruraux une largeur de ressources et une hardiesse de spéculation qui se rencontrent rarement au même degré chez d'autres. En voici un exemple entre mille. Un riche manufacturier de Leeds, M. Marshall, a acheté, il y a quelques années, une terre de 2000 acres ou 400 hectares à Padrington, près de l'embouchure de l'Humber, dans l'East-Riding du comté d'York. Les énormes dépenses qu'il y a faites aussitôt en reconstructions de bâtimens, établissemens de machines à vapeur, drainage, chaulage, etc., sont célèbres dans toute l'Angleterre.
 
Ces exemples sont peut-être plus frappans encore en Ecosse. L'Ecosse, étant un pays beaucoup plus neuf, tente davantage l'esprit d'entreprise. Dans un de ses intéressans récits d'excursions agricoles, un agronome voyageur, M. de Gourcy, cite un spéculateur anglais qui, après avoir fait fortune dans les Indes, a acheté du duc de Gordon, dans le comté d'Aberdeen, une propriété à peu près inculte, de 9,000 hectares, pour près de 3 millions, et qui y dépense 1,500 fr. par hectare en travaux de toute sorte, c'est-à-dire cinq fois le prix d'achat. Ces travaux consistent surtout en défoncemens. La propriété étant presque partout hérissée de rochers de granit, on les fait sauter à la mine et on les emporte; on aplanit le sol ainsi déblayé, on le draine, on le chaule, on le divise en fermes de 150 hectares environ chacune, et M. de Gourcy affirme que ces fermes sont louées pour dix-neuf ans à raison de 5 pour 100 de ce qu'elles ont coûté. L'opération aura absorbé en tout de 15 à 20 millions. Un autre spéculateur encore plus hardi, M. Mathieson, a acheté la plus grande des Hébrides, l'île de Lewis tout entière, qui a environ 500,000 acres anglais, ou 200,000 hectares d’étendue, et y a commencé un cours d'améliorations qui doit la transformer.
 
Des phénomènes analogues se produisent en France tous les jours, avec moins d'intensité sans doute, parce que l'industrie est moins productive, mais avec les mêmes caractères et dans les mêmes conditions. Que de fortunes ont été faites depuis cinquante ans dans les terrains de Paris et des autres villes de France! Que de riches indemnités déjà payées pour des chemins de fer, des canaux, des mines, des usines! Que de rentes doublées par l'ouverture de nouveaux moyens de communication ou le développement dans le voisinage de grands ateliers industriels! Enfin que de terres qui passent tous les jours des mains de propriétaires obérés et pauvres aux mains d'acquéreurs plus riches! C'est le mouvement naturel d'une société en progrès, mouvement qui s'accélère par lui-même quand aucune catastrophe politique ne vient l'arrêter.
 
Réduite à ces termes, la question agricole n'est plus qu'une question de prospérité générale. Si la société française, retardée dans son essor par tous les obstacles qu'elle a elle-même suscités, pouvait jamais avoir devant elle cinquante années semblables à celles qui se sont écoulées de 1815 à 1848, nul doute qu'elle ne regagnât, en agriculture comme en tout, la distance qui la sépare de sa rivale. Le plus difficile est fait. Nous disposons, aussi bien que les Anglais, de ces moyens puissans qui multiplient aujourd'hui l'action du travail, et qui, appliqués à une terre presque neuve, peuvent précipiter à l'infini le progrès de la richesse. Nulle part les chemins de fer, par exemple, ne sont appelés à produire une révolution plus profonde et plus lucrative que chez nous. En Angleterre, ces voies merveilleuses ne rapprochent que des pays déjà rapprochés par d'autres moyens de communication, et dont les produits se ressemblent. Chez nous, elles auront pour effet de réunir des régions toutes différentes de climats et de produits parfaitement distincts, et qui n'ont encore entre elles que des communication imparfaites. Nul ne peut dire d'avance ce qui doit sortir d'une transformation aussi radicale. Seulement il importe que nos propriétaires et cultivateurs se rendent bien compte des seuls moyens qui peuvent les enrichir, afin qu'ils n'apportent pas eux-mêmes des entraves à leur prospérité. Leur opposition n'empêcherait pas le cours naturel des choses, mais elle pourrait le rendre lent et pénible. Toute jalousie des intérêts agricoles contre les intérêts industriels et commerciaux ne peut faire que du mal aux uns comme aux autres. Voulez-vous encourager l'agriculture, développez l'industrie et le commerce qui multiplient les consommateurs, perfectionnez surtout les moyens de communication qui rapprochent les consommateurs des producteurs; le reste suivra nécessairement. Il en est du commerce et de l'industrie à l'égard de l'agriculture en général, comme de la culture des plantes fourragères et de la multiplication des animaux à l'égard de la production céréale ; il semble d'abord qu'il y ait opposition, et au fond il y a un tel enchaînement que l'un ne peut faire de progrès sérieux sans l'autre.
 
Les débouchés, voilà le plus grand et le plus pressant intérêt de notre agriculture; les procédés à suivie pour augmenter la production ne viennent qu'après. J'ai indiqué les principaux procédés suivis en Angleterre, j'en indiquerai bientôt d'autres. L'agriculture nationale peut y trouver des exemples utiles, mais je suis loin de les donner comme des modèles à imiter partout. Chaque sol et chaque climat a ses exigences et ses ressources; le midi de la France, par exemple, n'a presque rien à emprunter aux méthodes anglaises; son avenir agricole est pourtant magnifique. Il n'y a qu'une loi qui ne souffre pas d'exception et qui porte partout les mêmes conséquences, la loi du débouché.
 
 
<center>III</center>
 
Nous avons en quelque sorte assisté à la génération de la richesse agricole anglaise; son principe est dans la prédilection de la classe riche pour la vie rurale; outre les avantages directs qui en résultent pour les campagnes, ces mœurs ont produit la liberté politique et l'ont préservée du contact impur des révolutions; la liberté sans révolutions a produit un immense développement industriel et commercial, et le développement industriel et commercial a produit à son tour une grande prospérité agricole; l'impulsion féconde est revenue à son point de départ. Il nous reste à nous rendre compte d'un événement récent qui parait contraire à ces prémisses, et qui n'en est pourtant qu'une conséquence; je veux parler de la réforme douanière de sir Robert Peel et de la crise qui l'a suivie.
 
Au milieu de ses grandeurs et de ses richesses, l'Angleterre est toujours en présence d'un immense danger qui est la conséquence de sa richesse même, l'excès de population. Voilà déjà un demi-siècle qu'un de ses plus illustres enfans, Malthus, a poussé le cri d'alarme pour la prévenir; depuis cette époque, elle a eu plusieurs fois de tristes avertissemens dans des soulèvemens causés par la disette. Quelle que soit la rapidité du développement agricole, il a peine à suivre le mouvement plus rapide encore de la population. La hausse des subsistances est l'effet certain de cette agglomération d'hommes. Dans une certaine mesure, cette hausse a été utile en ce qu'elle a excité les progrès de l'agriculture; mais elle a des inconvéniens à d'autres égards, et il est un point où elle devient tout à l'ait nuisible, c'est quand elle atteint un prix de disette, ''scarcity price''; alors la souffrance d'une portion notable de la population réagit sur tout le reste, et l'ensemble de la machine sociale ne fonctionne plus que péniblement.
 
Dans l'état de production que nous avons indiqué; et avec une population de 28 millions d'habitans, la répartition égale des subsistances obtenues par l'agriculture dans les trois royaumes donnait le résultat suivant : - viande, 50 kilos par tête; froment, 1 hectolitre et demi; orge et avoine, 1 hectolitre et demi; lait, 72 litres; pommes de terre, 5 hectolitres; bière, 1 hectolitre; valeur totale, 150 francs, d'après les prix anglais, et avec la réduction de 20 pour cent, 120. En France, la même répartition donnait le résultat suivant : - viande, 28 kilos; volaille et œufs, l'équivalent de 6 kilos de viande environ; lait, 30 litres; froment, 2 hectolitres; seigle et autres grains, 1 hectolitre et demi ; pommes de terre, 2 hectolitres; légumes et fruits, une valeur de 8 francs: vin, 1 hectolitre; bière et cidre, 1 demi-hectolitre; valeur totale, 120 francs.
 
L'alimentation moyenne était donc, à peu de chose près, équivalente dans les deux pays. Les îles britanniques avaient l'avantage pour la viande, le lait et les pommes de terre; la France, à son tour, reprenait le dessus pour les céréales, les légumes, les fruits, et la qualité comme la quantité de la boisson. A égalité de besoins, la situation des deux populations aurait été à peu près la même; mais soit pour une cause, soit pour une autre, l'Anglais consomme plus que le Français. La population anglaise proprement dite attirait à elle presque toute la viande et presque tout le froment des deux îles, et ne laissait à la grande majorité de la population écossaise et irlandaise que l'orge, l'avoine et les pommes de terre, et cependant, malgré la grande supériorité de production de la terre anglaise, malgré les nombreuses importations d'animaux et de grains d'Ecosse et d'Irlande, la demande des denrées alimentaires était encore telle en Angleterre, que les prix s'y maintenaient en moyenne d'environ 20 pour 100 au-dessus de nos prix français; ils auraient même monté au-delà, si l'importation venue du continent ne les avait contenus à ce taux.
 
Dans une telle situation, la question des approvisionnemens a toujours été pour les hommes d'état anglais une question de premier ordre. Dans un pays où la population est aussi condensée, où un tiers environ des habitans est réduit au strict nécessaire et où les deux autres tiers, quoique les mieux partagés du monde, ne se trouvent pas encore assez bien nourris, le moindre déficit de récolte peut amener des embarras formidables. C'est en effet ce qui est arrivé à diverses époques, notamment au plus fort de la guerre contre la France; on a vu le blé monter alors à des prix excessifs, 4, 5 et jusqu'à 6 livres sterling le quarter, c'est-à-dire 30, 40 et 50 francs l'hectolitre. Depuis 1815, les progrès de la culture et de l'importation avaient progressivement ramené le prix du froment à un peu moins de 3 liv. sterling le quarter ou 25 francs l'hectolitre, il était même tombé en 1835 à 2 livres sterling, ou 17 francs; mais depuis 1837 il tendait à se relever, et il avait déjà plusieurs fois dépassé le cours de 30 francs. On en était là quand est survenu un fléau qui a menacé dans son existence même un des principaux élémens de l'alimentation nationale : je veux parler de la maladie des pommes de terre. Ce fléau, qui a produit en Irlande une véritable famine, a eu, même en Angleterre, des effets désastreux, et il a été bientôt suivi de craintes sérieuses sur la récolte des céréales, craintes qui n'ont été que trop justifiées par les mauvaises récoltes de 1845 et 1846.
 
D'autres raisons appelaient encore sur le prix des subsistances l'attention des esprits prévoyans. Tout l'échafaudage de la richesse et de la puissance britannique repose sur l'exportation des produits industriels. Jusqu'à ces derniers temps, l'industrie anglaise avait peu de rivaux: mais peu à peu les manufactures ont fait des progrès chez les autres peuples, et les produits anglais ne sont plus les seuls à abonder sur les marchés de l'Europe et de l'Amérique. Les marchands anglais ne peuvent donc soutenir la concurrence universelle que par le bon marché, et ce bon marché n'est lui-même possible qu'autant que les salaires des ouvriers ne sont pas trop élevés. Or les ouvriers anglais, bien que les mieux payés du monde, ne sont pas ou du moins n'étaient pas, il y a cinq ans, satisfaits de leurs salaires. Le vent qui a souillé en 1848 et 1849 sur le continent avait commencé à se faire sentir en Angleterre, et de sourdes rumeurs annonçaient l'approche des orages.
 
Voici donc comment se présentait le problème à résoudre, problème terrible qui portait dans ses flancs la vie et la mort d'un grand nombre d'hommes, et peut-être aussi la vie et la mort d'un grand empire : d'une part, la disette ravageant déjà une partie du territoire britannique et menaçant de s'étendre sur le reste, et en conséquence le prix des denrées alimentaires menaçant de hausser indéfiniment; de l'autre, la nécessité de maintenir les salaires, malgré l'élévation probable du prix des subsistances, à un taux qui permit et facilitât l'exportation des produits manufacturés, et, pour compléter la difficulté, une aspiration ardente des classes laborieuses vers une augmentation de bien-être au moment même où les vivres allaient peut-être leur manquer et où la mortalité causée par la famine commençait en Irlande. C'est alors que l'homme éminent chargé du gouvernail dans ces temps difficiles prit tout à coup la résolution hardie et généreuse qui a tout sauvé. Jusque-là, la législation anglaise sur les grains avait été calculée de manière à maintenir autant que possible le prix du blé à 25 francs l'hectolitre au moyen du système ingénieux, mais compliqué et plus efficace en apparence qu'en réalité, de l'échelle mobile. Sir Robert Peel comprit, après bien des hésitations et des recherches, que le moment était venu d'adopter une mesure plus grande et plus radicale; il se décida donc à supprimer complètement les droits perçus à rentrée des denrées alimentaires, et ce qui est plus admirable encore que cette résolution, c'est qu'il se soit trouvé dans les deux chambres, composées en très grande partie de propriétaires ruraux, une majorité pour la transformer en loi. Jamais parlement anglais n'avait donné plus grande preuve d'intelligence politique.
 
La perturbation causée par cette réforme a été grande sans doute, mais elle n'est rien à coté des catastrophes qu'on a évitées. L'intensité du besoin qu'où en avait s'est manifestée immédiatement par les immenses quantités de grains et farines importées, et qui s'élèvent, pour la seule année 1849, à 13 millions d'hectolitres de froment, 6 de maïs, 4 d'orge, 4 d'avoine, 3 de farine de froment, etc., sans compter le beurre, le fromage, la viande, le lard, les volailles, et jusqu'à 4 millions de douzaines d'œufs. Par là seulement l'Angleterre a pu échapper à la disette qui la menaçait et dont il a été impossible de préserver l'Irlande. Pour l'avenir, l'approvisionnement est assuré, puisque le consommateur anglais a le monde entier pour pourvoyeur. Le prix des denrées alimentaires a baissé en moyenne de 20 pour 100, et on est garanti autant que possible contre toute hausse par la libre importation. De cette façon, sans qu'il ait été nécessaire d'augmenter le taux nominal des salaires, le bien-être des classes inférieures s'est accru d'un cinquième, et l'exportation, qui fait la fortune de l'Angleterre, étant restée florissante, la demande de main-d'œuvre s'est encore accrue, le nombre des pauvres qui reçoivent des secours publics a diminué.
 
Un seul intérêt paraissait devoir souffrir de cette crise, l'intérêt de la culture et de la propriété rurale. Des réclamations bruyantes n'ont pas manqué de s'élever de ce côté, et ont mis en doute pendant quelque temps l'avenir de la réforme douanière. Aujourd'hui la question est résolue, et la réforme est désormais acceptée par ceux-là même qui l'avaient combattue avec le plus d'acharnement. On s'est mieux rendu compte de ses effets, et les exagérations du premier moment ont disparu.
 
D'abord on a vu que l'agriculture proprement dite était moins en cause que le revenu de la propriété. Le haut prix des denrées sert avant tout à l'élévation de la rente, et pourvu que la rente baisse en proportion de la baisse des prix, le cultivateur proprement dit est à peu près désintéressé. Cette simple distinction a suffi pour séparer l'intérêt des fermiers de celui des propriétaires. ''Abaissez vos rentes''! criait-on de toutes parts à la propriété, et la culture n'aura pas à souffrir. L'argument était d'autant plus puissant que depuis cinquante ans la hausse des prix avait surtout profité aux rentes, et que, même après une réduction notable, elles devaient se trouver encore au-dessus de ce qu'elles étaient en 1800. Dans le langage passionné du moment, on appelait cette baisse une restitution partielle de ce qui avait été perçu indûment depuis cinquante ans sur la subsistance publique par les propriétaires.
 
En second lieu, on a fait le raisonnement suivant. Ce qui cause, a-t-on dit, la fortune de la propriété rurale, c'est la richesse industrielle et commerciale. Or, si le prix des subsistances s'élève, ou seulement s'il se maintient au taux établi, c'est-à-dire beaucoup plus haut que partout ailleurs, les salaires devront s'élever pour satisfaire aux exigences nouvelles de la population laborieuse; l'industrie anglaise ne pourra plus soutenir la concurrence étrangère, l'exportation diminuera, et la souffrance de l'industrie et du commerce réagira sur l'agriculture, qui ne pourra plus vendre ses produite. La baisse redeviendra donc inévitable, mais ce sera une baisse terrible, produite par la pauvreté; on reverra les émeutes populaires des jours les plus sinistres, et devant les populations affamées il faudra céder. Mieux vaut céder d'avance quand le temps est encore serein, quand une concession faite à propos peut non-seulement empêcher une interruption dans la production manufacturière, mais en accroître l'activité. Le progrès de la population et de la richesse rendra bientôt à l'agriculture plus qu'elle n'aura perdu, en augmentant à la fois le nombre et les ressources des consommateurs non agricoles.
 
A ces démonstrations appuyées sur les faits est venue peu à peu se joindre la conviction que le mal n'était pas tout à fait universel et irrémédiable, qu'un bon nombre de propriétaires et de fermiers n'en étaient que faiblement atteints, et qu'il y avait, pour les autres, des moyens de combler le déficit des prix par l'augmentation de la production. Dès ce moment, la cause de la réforme a été gagnée, car la nation anglaise est une nation d'économistes instinctifs, et tout le monde y comprend très bien les avantages du bon marché quand il est possible. Il y a eu sans doute et il y aura encore beaucoup de souffrances individuelles; mais dans l'ensemble, on le sait maintenant, cette secousse, qui semblait devoir être si fatale à la culture anglaise, lui fera faire au contraire un nouveau pas, et à l'immense avantage de faire disparaître toute crainte sur l'approvisionnement national, à l'avantage non moins grand de supprimer toute cause d'infériorité pour l'industrie anglaise sur le marché universel, viendra s'ajouter un accroissement notable dans la production agricole. Ce qu'a fait la hausse dans d'autres temps, la baisse l'aura fait aujourd'hui; cette contradiction apparente n'en est pas une, car elles ont toutes deux un principe commun, la richesse.
 
L'Angleterre peut être partagée en deux bandes à peu près égales par une ligne qui la traverse du nord au sud; la moitié occidentale étant infiniment plus humide et pluvieuse que la moitié orientale, la culture des herbages y domine; dans la moitié orientale, au contraire, c'est la culture des céréales. La baisse ayant été beaucoup moins forte et moins générale sur les produits animaux que sur le blé, la crise a été moins sensible dans la moitié occidentale que dans l'autre, on peut même dire que sur beaucoup de points elle a été nulle La moitié orientale se partage à son tour en deux régions distinctes, l'une au nord, où dominent les terres légères et où règne l'assolement de Norfolk, l'autre au sud, où dominent les terres argileuses ou argilo-calcaires, et où la culture des racines a fait moins de progrès. Dans la première, les céréales n'étant pas encore le produit principal, la crise a été réelle, mais tolérable; dans la seconde, où les céréales occupent le premier rang, elle a été profonde. Beaucoup de propriétaires de l'ouest et du nord ont pu conserver leurs rentes intactes; d'autres ont pu se borner à des réductions de rentes de 10 à 15 pour 100. Dans le sud-est et dans les cantons argileux en général, c'est-à-dire sur un quart environ de la surface totale de l'Angleterre, la réduction, pour être efficace, a dû être de 20 à 25 pour 100, et, sur quelques points, les fermiers ont tout à fait abandonné la partie. Ces sortes de terres étaient déjà les moins bien cultivées et les moins productives du sol britannique, celles qui donnaient à surface égale les renies les plus basses, les plus faibles salaires et les plus faibles profits.
 
Devant une pareille épreuve, l'esprit industrieux de nos voisins s'est mis à l'oeuvre: les causes qui avaient fait, depuis l'introduction de l'assolement de Norfolk, l'infériorité relative des terres argileuses, regardées autrefois comme les plus fertiles, ont été étudiées avec soin, et des systèmes nouveaux ont pris naissance pour y porter remède. Outre les propriétaires et les fermiers intéressés, une nouvelle classe d'hommes s'en est mêlée, celle des partisans du ''fret trade''; ils ont tenu à prouver que, même dans les plus mauvaises conditions, l'agriculture nationale pouvait survivre et prospérer. Des commerçons ont acheté des terres tout exprès dans les contrées les plus éprouvées, et s'y sont livrés à toute sorte d'essais. Les premiers résultats n'ont pas été bons en général, mais peu à peu les nouveaux principes se sont dégagés, et on peut affirmer hardiment aujourd'hui que les terres argileuses sont destinées à reprendre leur ancien rang. Les Anglais échouent rarement dans ce qu'ils entreprennent, parce qu'ils y portent une persévérance que rien n'abat. Il y a plus : les procédés imaginés pour transformer les terres fortes ont paru applicables dans une certaine mesure aux autres terres, et les améliorations provoquées par la nécessité sur quelques points tendent plus ou moins à se généraliser. Le sol tout entier profitera ainsi du remède sans avoir également souffert du mal.
 
Parmi ces innovations, la plus considérable sans aucun doute, celle qui devient maintenant en Angleterre une pratique universelle et qui restera comme l'effet le plus utile de cette grande commotion, c'est le procédé d'assainissement connu sous le nom de ''drainage''. Drainage, en anglais, signifie écoulement. De tout temps l'écoulement des eaux surabondantes a été pour l'agriculture anglaise, et surtout dans les sols tenaces, la principale difficulté. On n'avait jusqu'ici employé, pour s'en débarrasser, que des moyens imparfaits; le problème est aujourd'hui tout à fait résolu. « Prenez ce pot de fleurs, disait dernièrement en France le président d'un comice; pourquoi ce petit trou au fond? pour renouveler l'eau. Et pourquoi renouveler l'eau? parce qu'elle donne la vie ou la mort : la vie, lorsqu'elle ne fait que traverser la couche de terre, car elle lui abandonne les principes fécondans qu'elle porte avec elle, et rend solubles les alimens destinés à nourrir la plante; la mort au contraire, lorsqu'elle séjourne dans le pot, car elle ne tarde pas à se corrompre et à pourrir les racines, et elle empêche l'eau nouvelle d'y pénétrer. » La théorie du drainage est tout entière dans cette image pittoresque. L'invention nouvelle consiste à employer, pour effectuer l'écoulement des eaux, au lieu de fossés ouverts et de tranchées remplies de pierres ou de fascines, procédés connus même des anciens, des tuyaux cylindriques de terre cuite, de quelques décimètres de longueur, et placés bout à bout au fond de rigoles recouvertes de terre. On ne comprend pas d'abord, quand on n'a pas vu l'effet de ces tuyaux, comment l'eau peut s'y rendre et s'échapper; mais, dès qu'on a vu une terre drainée, on ne peut plus conserver le moindre doute. Les tuyaux font l'office du petit trou toujours ouvert au fond du pot de fleurs; ils appellent l'eau, qui y arrive de toutes parts, et la portent au dehors, soit dans des puisards, soit dans des rigoles d'écoulement, quand la pente du terrain s'y prête. Ces tuyaux sont faits avec des machines qui en rendent la fabrication peu dispendieuse. On les choisit d'un diamètre plus ou moins large, on les pose dans des rigoles plus ou moins profondes et plus ou moins rapprochées, suivant la nature du sol et la quantité des eaux à écouler. L'ensemble du travail, pour achat et pose, coûte en moyenne 250 fr. par hectare; il est maintenant généralement reconnu que c'est de l'argent placé à 10 pour 100, et les fermiers ne refusent à peu près nulle part d'ajouter à leur bail 5 pour 100 par an de la somme consacrée par leurs propriétaires au drainage de leurs champs.
 
Les effets du drainage ont quelque chose de magique. Prairies et terres arables s'en trouvent également bien. Dans les prairies, les herbes marécageuses disparaissent, le foin devient à la fois plus abondant et de meilleure qualité; dans les terres arables, même les plus argileuses, céréales et racines poussent plus vigoureuses et plus saines; il faut moins de semence pour plus de récolte. Le climat lui-même y gagne sensiblement; la santé des hommes devient meilleure, et, partout où un drainage énergique a été pratiqué, les brouillards de l'île brumeuse semblent moins épais et moins lourds. Il y a dix ans qu'on a parlé du drainage pour la première fois, et un million d'hectares au moins est aujourd'hui drainé; tout annonce que, d'ici à dix ans, l'Angleterre presque entière le sera. L'île semble sortir des eaux une nouvelle fois.
 
La seconde amélioration générale qui datera de ces dernières années est un nouveau progrès dans l'emploi des machines, et en particulier de la vapeur. Il y a cinq ans, très peu de fermes possédaient une machine à vapeur; on peut affirmer encore que, dans dix ans, celles qui n'en auront pas seront l'exception. De tous les cotés, on voit dans les champs s'élever et fumer des cheminées. Ces machines servent à battre le blé, à hacher les fourrages et les racines, à broyer les céréales et les tourteaux, à élever et à répandre les eaux, à battre le beurre, etc.; leur chaleur n'est pas moins utilisée que leur force, et sert à préparer les alimens des hommes et des animaux. D'autres machines à vapeur sont mobiles; elles se louent de ferme en ferme comme un ouvrier pour faire la grosse besogne. On a inventé de petits ''rail-ways'' portatifs dont on se sert pour conduire les fumiers dans les champs et pour rapporter les récoltes. Des machines à faucher, à faner, à moissonner, à défoncer, sont à l'essai. On a même entrepris de labourer à la vapeur, et on ne désespère pas d'y réussir. On s'attache à fouiller le sol à des profondeurs inouïes jusqu'ici, afin de donner à la couche arable infiniment plus de puissance. Partout le génie mécanique cherche à transporter dans l'agriculture les prodiges qu'il a réalisés ailleurs.
 
Jusqu'ici, les nouveaux procédés ne sont que des applications nouvelles d'anciens principes; mais voici qui est en opposition avec toutes les habitudes et qui rencontre plus de résistances. J'ai dit combien la nourriture des animaux au pâturage était estimée des cultivateurs anglais : l'école nouvelle supprime le pâturage du bétail et le remplace par la stabulation permanente; mais cette stabulation perfectionnée diffère autant de la stabulation imparfaite usitée sur le continent que le pâturage cultivé différait du patinage grossier de nos régions pauvres. Rien n'est plus hardi, plus ingénieux, plus caractéristique de l'esprit d'entreprise des Anglais, que le système actuel de stabulation tel qu'il a été pratiqué d'abord dans la région argileuse par les novateurs, et qu'il tend à se répandre partout.
 
Qu'on se figure une étable parfaitement aérée, le plus souvent en planches à claire voie, avec des nattes de paille qui s'élèvent ou s'abaissent à volonté pour défendre au besoin les animaux du vent, du soleil et de la pluie. Les bœufs, qui appartiennent en général à la race à courtes cornes dite de Durham, y sont enfermés, sans être attachés, dans des loges où ils vivent depuis leur naissance jusqu'à leur mort. Sous leurs pieds est un plancher percé de trous, qui laisse tomber leurs déjections dans une fosse creusée au-dessous; auprès d'eux est une eau abondante dans des auges de pierre, et dans d'autres auges de la nourriture à discrétion. Cette nourriture se compose, tantôt de racines coupées, de féveroles broyées, de tourteaux concassés, tantôt d'un mélange de foin et de paille hachés et d'orge moulu, le tout plus ou moins cuit dans de grandes cuves chauffées par la machine à vapeur et fermenté pendant quelques heures dans des coffres fermés. Cette alimentation extraordinaire, dont l'aspect confond un agriculteur français, les fait grandir et engraisser avec une extrême rapidité. Les vaches laitières elles-mêmes peuvent être soumises à cette réclusion : on voit déjà des exemples de stabulation jusque dans les comtés les plus renommés par leurs pâturages, comme ceux de Chester et de Glocester; on les y nourrit au vert, et on redouble de soins pour que les étables soient parfaitement aérées, parfaitement éclairées, parfaitement propres, chaudes en hiver, fraîches en été, à l'abri de toutes les variations de température et de tout ce qui peut agiter et troubler les vaches, qui y vivent, dans un bien-être perpétuel, extrêmement favorable à la sécrétion lactée.
 
Le fumier qui s'accumule dans la fosse n'est mêlé d'aucune espèce de litière; on a pensé qu'il était beaucoup plus profitable de faire manger la paille par les animaux. Ce fumier est d'ailleurs très riche à cause de la quantité de matières grasses contenues dans la nourriture donnée, et dont une partie n'est pas assimilée par la digestion, malgré tous les efforts faits pour les rendre essentiellement assimilables. On ne l'enlève que tous les trois mois, quand on a besoin de s'en servir; en attendant, il n'est ni lavé par la pluie, ni brûlé par le soleil, comme le sont trop souvent les tas de fumier exposés au grand air dans les cours de ferme; une légère addition de terre ou d'autres absorbans empêche ou ralentit le dégagement de l'ammoniaque et sa déperdition dans l'atmosphère. On est frappé, en entrant dans ces étables, de n'y sentir aucune odeur. Le fumier y conserve tous les élémens fertilisans qui se volatilisent ailleurs et qui empoisonnent l'air respirable au lieu de féconder le sol. On l'emploie, tantôt à l'état solide pour les céréales, tantôt à l'état liquide pour les prairies; après l'avoir préalablement mélangé d'eau.
 
Les cochons, comme les bœufs, sont nourris sans sortir, dans des loges fermées et sur des planchers percés; leur alimentation est la même. Les moutons seuls sortent encore, mais on les cloître aussi tant qu'on peut. On ne s'est pas encore aperçu que cette séquestration rigoureuse eût aucun effet fâcheux sur la santé des uns et des autres; pourvu qu'ils jouissent dans leur prison d'un air constamment pur, et qu'ils aient l'espace nécessaire pour se mouvoir, c'est-à-dire un mètre carré par mouton et par porc et de deux à trois mètres carrés par bœuf, on affirme qu'ils se portent à merveille. L'exercice au grand air, qui avait été considéré jusqu'ici comme nécessaire, est regardé maintenant comme une perte qui se manifeste par une diminution de poids.
 
On ne peut se défendre d'un sentiment pénible en voyant ces pauvres bêtes, dont les congénères peuplent encore les immenses pâturages de la Grande-Bretagne, ainsi privées de mouvement et de liberté, et en songeant qu'un jour viendra peut-être où tout le bétail anglais, qui aujourd'hui s'ébat si joyeusement dans l'herbe verte, sera claquemuré dans ces tristes cloîtres, d'où il ne sort que pour marcher à l'abattoir. Ces fabriques de viande, de lait et d'engrais, où l'animal vivant est traité absolument comme une machine, ont quelque chose de rebutant comme un étal de boucher, et quand on a visité une de ces prisons cellulaires où se confectionne si crûment le principal aliment du peuple anglais, on est rassasié de viande pour plusieurs jours. Mais la grande voix de la nécessité parle; il faut à toute force nourrir cette population qui s'accroît sans cesse, et dont les besoins s'augmentent plus vite encore que le nombre; il faut baisser autant que possible le prix de revient de la viande pour s'accommoder aux prix nouveaux et y trouver encore des bénéfices. Adieu donc aux scènes pastorales dont l'Angleterre était si fière et que la poésie et la peinture célébraient à l'envi; deux seules chances leur restent, c'est que quelque inventeur nouveau trouve un moyen d'élever les produits du pâturage à la hauteur de ceux qu'on obtient par la stabulation, ou que quelque danger de cette réclusion du bétail se révèle par l'expérience. Déjà des plaintes s'élèvent sur la qualité de la viande qu'on fabrique si abondamment par ce moyen; on dit que les tourteaux lui communiquent un mauvais goût, et que l'excès de graisse des bœufs Durham et des moutons Dishley ne rend leur chair ni très agréable ni très nourrissante. Il est possible que le nouveau système pèche par-là, et que le pâturage, battu pour la quantité, se défende par la qualité de ses produits; il est possible aussi que quelque maladie nouvelle se développe tout à coup parmi ces races inertes et obèses, et force à leur infuser de nouveau un sang plus énergique. On peut compter, dans tous les cas, que l'ancienne tradition du pâturage ne cédera la place qu'après combat; si elle est destinée à disparaître, c'est qu'il n'y aura pas eu moyen de faire autrement. Le plus probable est l'adoption d'un système mixte qui cherche à concilier les avantages des deux méthodes.
 
Non-seulement, et ceci est grave, les animaux nourris à l'étable donnent plus de produits; mais quand par le pâturage perfectionné on parvenait tout au plus à entretenir convenablement une tête de gros bétail ou l'équivalent par hectare en culture, ce qui était déjà beaucoup plus qu'en France, on prétend aujourd'hui, par la stabulation, en entretenir deux et même trois, et accroître encore considérablement le produit en céréales. Tout devient terre arable alors, et l'assolement de Norfolk peut être appliqué sur l'étendue du domaine, au lieu d'être réduit à la moitié. Telles sont les révolutions des choses humaines; l'agriculture y est sujette comme le reste. C'est jusqu'ici la pratique du pâturage qui, en augmentant la quantité de bétail et en réduisant la sole de céréales, a grossi le rendement moyen du sol emblavé. C'est aujourd'hui la réduction ou l'abolition du pâturage qui, en augmentant encore la quantité du bétail, donne de nouveaux moyens d'accroître la fertilité du sol et par suite la production du blé pour la consommation humaine
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Nous avons dit que, dans l'état actuel des choses, sur une ferme de 70 hectares prise dans des conditions moyennes, 30 seraient en prés et pâturages naturels, 8 en racines et féveroles, 8 en orge et avoine, 16 en prairies artificielles et 8 en blé. Par le nouveau système poussé à ses dernières conséquences, les prairies naturelles disparaîtraient, et les 70 hectares seraient divisés ainsi : 14 en racines ou féveroles, 14 en orge ou avoine, 28 en prairies artificielles, et 14 en blé. La proportion des cultures améliorantes aux cultures épuisantes, qui était dans le premier cas de 54 contre 16, serait dans le second de 42 seulement contre 28; mais cette différence est, dit-on, plus que compensée par la masse des engrais nouveaux, puisqu'au lieu de nourrir 70 têtes de bétail ou en nourrit 150 ou l'équivalent, et qu'il ne se perd pas un atôme de fumier.
 
L'extension des racines, des féveroles et des prairies artificielles aux dépens des prairies naturelles peut-elle réellement, comme on l'affirme, donner deux ou trois fois plus de nourriture pour les animaux? Cette question est déjà, sur un grand nombre de points, résolue par les faits. Toutes ces cultures sont perfectionnées à la fois, et, avec l'aide du drainage et des machines, portées à leur ''maximum''; la culture du turneps en lignes, dite à la Northumberland, en double à peu près le produit moyen; les ''rutabagas'' ou navets de Suède, qu'on lui substitue dans les terrains argileux, donnent un résultat encore supérieur, et ce qui grossit encore plus que le reste, c'est le produit des prairies artificielles depuis que deux nouveaux moyens ont été imaginés pour eu rendre la végétation plus active : le premier est l'emploi d'une espèce particulière de ''ray-grass'' qu'on appelle ''ray-grass'' d'Italie, le second, un mode perfectionné de distribution de l'engrais liquide. Le ''ray-grass'' d'Italie est une plante extraordinaire pour la promptitude de sa végétation; il ne dure que deux ans, mais, quand il se trouve dans de bonnes conditions, il peut être coupé jusqu'à huit fois par an; son foin est dur, mais il est excellent à consommer en vert. Il prospère, malgré son nom et son origine, jusque dans les régions les plus froides, et son usage se propage rapidement, soit en Angleterre, soit en Ecosse. Si ce qu'on en dit se confirme, il parait supérieur même à la luzerne.
 
Quant au mode de distribution de l'engrais liquide, c'est sans contredit la partie la plus originale et la plus curieuse du système. Il a été inventé par M. Huxtable, dans le comté de Dorset, le principal promoteur de la nouvelle révolution agricole, et tend aujourd'hui à se répandre partout. Voici en quoi il consiste. Les déjections des animaux, une fois tombées dans la fosse pratiquée sous les étables, se rendent par des conduits dans un réservoir où elles se mêlent avec de l'eau et des matières fécondantes; de là partent d'autres conduits souterrains qui se prolongent dans tous les sens jusqu'aux extrémités du domaine. Tous les 50 mètres environ sont placés des tuyaux verticaux qui s'élèvent du tuyau de conduite jusqu'à la surface du sol et dont l'orifice est fermé par un couvercle. Quand on veut fumer une partie du terrain, on enlève le couvercle d'un des tuyaux verticaux, on y adapte un tube en ''gutta-percha'' une pompe mise en mouvement par la machine à vapeur refoule le liquide dans les tuyaux, et l'ouvrier qui tient le tube mobile arrose autour de lui comme un pompier dans un incendie. Un bomme et un enfant suffisent pour fumer ainsi 2 hectares par jour. On donne de six à douze arrosages par an, suivant les circonstances. Les frais d'établissement des tuyaux et des pompes reviennent à 100 francs par hectare quand on emploie des tuyaux en terre cuite, et à 250 francs quand ils sont en fonte. La construction des réservoirs et l'établissement de la machine à vapeur constituent une dépense à part et qui ne doit pas entrer en ligne de compte, puisque l'un et l'autre sont désormais indispensables dans toute ferme bien tenue. La pose des tuyaux devient alors une économie plutôt qu'une dépense; on a bien vite regagné en épargne de main-d'œuvre et de temps ce qu'on peut dépenser pour frais d'établissement et d'entretien, et les résultats qu'on obtient sont admirables. Les plantes s'assimilent avec une extrême promptitude l'engrais ainsi divisé et distribué en pluie; son effet est en quelque sorte immédiat, et il peut sans inconvénient être épuisé sans cesse, puisqu'il est sans cesse renouvelé.
 
Cette ingénieuse invention est évidemment destinée au plus grand succès. M. Huxtable a commencé sur 25 hectares, mais il y a aujourd'hui des fermes, notamment dans le comté d'Ayr en Ecosse, où les conduits s'étendent sur 200. Elle a le mérite de se concilier avec tous les systèmes de culture, et peut même servir à sauver les pâturages; elle est réalisable sous tous les climats, et pourrait être transportée dans les pays chauds, où elle produirait bien d'autres merveilles. Elle parait d'une application plus générale encore que le drainage, et on ne saurait trop appeler sur elle l'attention des cultivateurs français.
 
Grâce à ce surcroît d'engrais, fortifié encore par tous les engrais artificiels que l'imagination peut découvrir, le rendement des céréales peut s'élever dans la même proportion que les produits animaux. Le rendement moyen est porté, dans les terres cultivées par les nouvelles méthodes, à 40 hectolitres de froment, 50 d'orge et 60 d'avoine par hectare; comme en même temps l'étendue emblavée est fort accrue, le produit total est plus que doublé. Ce ne sont pas là des spéculations et des hypothèses, ce sont des faits réalisés sur beaucoup de points du royaume-uni. Dans chaque comté, il y a au moins une ferme où quelque riche propriétaire ne craint pas de faire ces essais; la masse des cultivateurs observe, étudie, et, dans la mesure de ses ressources, imite ce qui a réussi.
 
L'ensemble du système ne peut être avantageusement mis en pratique que dans les pays les plus favorables à la production des céréales, c'est-à-dire dans la région du sud-est, la plus travaillée de toutes par la crise. Dans l'ouest et le nord, on le simplifie généralement par la suppression à peu près complète des céréales. La division du travail fait ainsi un nouveau pas : la culture des céréales s'étend dans les terres qui s'y prêtent le plus; elle se resserre dans celles qui s'y prêtent le moins. Il ne parait pas que dans l'ensemble la proportion des terres emblavées doive changer sensiblement. Les autres parties du système font des progrès dans les régions où l'on se borne de plus en plus à nourrir du bétail, et on en obtient des résultats sinon plus beaux, au moins plus assurés. Je n'en veux citer qu'un exemple, la ferme de Cunning-Park, dans le comté d'Ayr. Cette ferme, qui n'a que 20 hectares de superficie, était il y a cinq ans dans les conditions moyennes de l'Angleterre : la rente n'y dépassait pas 75 fr. par hectare et le produit brut 250 fr.; aujourd'hui le produit brut atteint 1,500 fr. par hectare, et le produit net est d'au moins 500. On ne fait pourtant que du lait et du beurre à Cunning-Park; mais, grâce aux nouveaux procédés, on y entretient quarante-huit vaches au lieu de dix, et chacune de ces vaches est beaucoup plus productive.
 
Tels sont les traits généraux de la révolution agricole actuelle, ce qu'on appelle le ''high farming'', la haute culture. Il est impossible d'entrer ici dans plus de détails. Je veux pourtant signaler encore un point qui peut servir à caractériser de plus en plus le système : la guerre faite aux haies et au gibier. Quand le principe de la culture anglaise était le pâturage, les grandes haies avaient leur utilité. Avec le progrès de la stabulation, cette utilité diminue; elles peuvent d'ailleurs être remplacées par des haies basses ou d'autres clôtures. Telles qu'elles sont, les cultivateurs ne leur trouvent plus que des inconvéniens : elles occupent par elles-mêmes une place énorme, elles nuisent doublement par leur ombrage et par leurs racines aux fruits de la terre, elles servent de refuge à des multitudes d'oiseaux qui dévorent les semences. La plupart des propriétaires résistent encore, d'abord parce que l'émondage et la coupe des arbres leur donnaient un revenu, ensuite parce que ces haies contribuaient singulièrement à la beauté du paysage: mais quelques-uns d'entre eux se sont déjà exécutés, et le reste devra céder plus ou moins, car l'opinion publique, saisie de la question, se prononce tous les jours de plus en plus en faveur des fermiers, et l'opinion est souveraine. Le même sort est évidemment réservé au gibier, dont la sévérité des lois sur la chasse a jusqu'ici favorisé la multiplication, et qui fait un mal réel aux récoltes. L'opinion, si favorable en Angleterre à la grande propriété, mais en même temps si exigeante pour elle, commence à faire aux riches ''landlords'' un devoir de sacrifier leurs plaisirs aux nécessités nouvelles de la production.
 
En assistant à cette lutte pacifique dont l'issue ne saurait être douteuse, on ne peut s'empêcher de se rappeler que des abus du même genre ont été une des causes de la révolution française. Pour se préserver des ravages des lièvres et des lapins seigneuriaux, nos cultivateurs n'ont pas trouvé de meilleur moyen que de démolir les châteaux el de tuer ou d'expulser leurs propriétaires. Les cultivateurs anglais sont plus patiens et plus calmes: ils n'en finiront pas moins par atteindre leur but, sans bouleversement et sans excès. Leur arme unique est la reproduction obstinée de leurs griefs; ils calculent gravement combien d'acres de terre sont enlevées à la culture par les grandes haies, combien il faut de lièvres pour consommer la subsistance d'un mouton. C'est maintenant parmi eux un lieu-commun de dire et de répéter sans cesse qu'ils sont obligés de payer trois rentes, la première à leur propriétaire sous forme de fermage, la seconde à ses haies, et la troisième à son gibier. Dans quelques cantons, on les a vus se cotiser pour acheter la chasse et entreprendre en grand l'extermination des lièvres, qui vaut mieux que celle des hommes.
 
Tous ces travaux de drainage, de construction de bâtimens pour la stabulation, d'établissement de machines à vapeur, etc., imposent de grands sacrifices. On peut évaluera à 500 fr. environ par hectare en moyenne ou 8 livres sterling par acre la dépense qu'ils exigeront des propriétaires, et à 250 fr. celle des fermiers. Dans les terres fortes il faudra sans doute beaucoup plus, mais dans les terres légères il suffira de beaucoup moins. Cette avance féconde faite et bien faite, nul doute que la rente et le profit, même sur les points où ils ont paru le plus compromis par la baisse, ne remontent au-delà du taux antérieur, et ne donnent ainsi un revenu suffisant des nouveaux capitaux absorbés par le sol. Alors le pays fournira au moins un tiers en sus de denrées alimentaires; le produit brut moyen, qui était l'équivalent de 200 francs par hectare, sera de 300, la rente moyenne montera probablement jusqu'à 100, et le bénéfice des fermiers jusqu'à 50. L'unique question n'est plus que celle-ci : les propriétaires et les fermiers sont-ils en état de fournir ce supplément d'avances? Il ne s'agit de rien moins que de 10 à 12 milliards pour l'Angleterre et la Basse-Ecosse seulement. Pour tout autre pays que le royaume-uni, l'entreprise serait impossible ; même pour le royaume-uni, elle est difficile, mais elle n'est que difficile. La nation qui a dépensé 6 milliards en un quart de siècle pour la seule entreprise des chemins de fer peut bien en employer le double à renouveler son agriculture.
 
Le gouvernement a senti la nécessité de donner l'exemple. Dès 1846, au moment où il se décidait à provoquer la baisse des prix, il se départissait de la règle qu'il s'impose habituellement de ne point intervenir dans les intérêts privés, et proposait aux propriétaires de leur prêter 75 millions de francs pour travaux de drainage, à des conditions d'intérêt et d'amortissement qui ressemblent beaucoup à celles de notre société générale de crédit foncier, 6 1/2 pour 100 d'annuité amortissant la dette en capital et intérêts au bout de vingt-deux ans. Ce premier prêt ayant réussi, le gouvernement en a fait d'autres, et un grand nombre de propriétaires des trois royaumes en ont aujourd'hui profité. Les capitaux privés ont suivi l'impulsion. Ceux des propriétaires atteints qui possédaient des capitaux mobiliers, ou dont le bien était assez liquide pour servir de gage à des emprunts, sortiront de la crise avec honneur; mais ceux dont la position était déjà embarrassée se débattent péniblement. Un dixième environ des propriétaires anglais est dans ce cas. Pour ceux-là, les économistes et les agronomes n'ont pas trouvé de meilleur remède que de leur faciliter la vente ou la division de leurs immeubles.
 
Ces opérations sont aujourd'hui difficiles et coûteuses à cause de L'incertitude de la propriété. Un peuple d'hommes d'affaires vit de l'examen des titres et de la confusion qui y règne. Il s'agit d'adopter un système d'enregistrement analogue au notre, qui régularise et facilite les transmissions; les idées émises à ce sujet sont des plus radicales. On va jusqu'à demander que la propriété de la terre puisse se transmettre, comme les rentes sur l'état ou les autres valeurs mobilières, et on ne sollicite rien moins que l'ouverture d'un grand livre de la propriété immobilière dont les litres soient des extraits légalisés transmissibles par endossement. Nous sommes bien loin, comme on le voit, des anciennes idées sur l'immobilisation absolue de la propriété, et ce ne sont pas des rêveurs chimériques qui proposent cette réforme, ce sont des écrivains sérieux et justement considérés; le gouvernement lui-même s'en occupe.
 
Pour les fermiers, on demande des baux de vingt et un ans qui leur permettent de faire les avances exigées avec la certitude de s'en rembourser; on réclame en même temps la suppression des trop petites fermes dont les tenanciers n'ont pas un capital suffisant, et la division des trop grandes, pour le même motif. Ceux d'entre les fermiers qui n'avaient pas assez de ressources font comme les propriétaires obérés, ils disparaissent; ceux qui restent serrent les rangs comme dans un combat, et bientôt il n'y paraîtra plus.
 
Tout cela constitue sans doute une immense révolution. La culture change de nature, elle devient de plus en plus industrielle : chaque champ sera désormais une sorte de métier, travaillé dans tous les sens par la main de l'homme, percé en dessous de toute sorte de canaux, les uns pour écouler l'eau, les autres pour apporter l'engrais, et qui sait? peut-être aussi pour conduire de l'air chaud ou frais suivant les besoins, et offrant à sa surface les transformations les plus rapides; la vapeur déroule, sur les verts paysages chantés par Thompson, ses noires spirales de fumée; le charme spécial des campagnes anglaises menace de disparaître avec les pâturages et les haies; le caractère féodal s'altère par la destruction du gibier: les parcs eux-mêmes sont attaqués comme enlevant de trop vastes espaces a la charrue; en même temps la propriété tend à se déplacer, à se diviser, à passer en partie dans des mains nouvelles, et le fermier tend à s'affranchir par de longs baux de l'autorité du ''landlord''. Il y a là plus qu'une question agricole, l'ensemble de la société anglaise parait en jeu. Il ne faut pas croire que les Anglais ne fassent pas de révolutions, ils en font beaucoup au contraire, ils en font toujours, mais à leur manière et sans se presser; ils ne tentent ainsi que ce qui est possible et véritablement utile, et on peut être sûr qu'en fin de compte le présent aura complète satisfaction, sans que le passé soit tout à fait détruit.
 
Ces changemens s'accomplissent surtout au profit des classes moyennes, déjà si nombreuses et si puissantes en Angleterre, et qui, là comme partout, dominent de plus en plus la société; mais ils profitent aussi aux classes laborieuses et populaires. Celles-ci s'en contentent pour le moment, car ce qui n'est pas moins admirable en Angleterre que l'esprit de concession chez les uns, c'est l'esprit de patience chez les autres. On a pu croire un moment que le taux des salaires ruraux baisserait; l'opinion les a défendus, et ils ont résisté; ils profitent donc de toute la baisse obtenue dans le prix des denrées de première nécessité. On a pu croire aussi que la somme de main-d'œuvre agricole diminuerait; tout annonce en effet qu'elle sera réduite sur quelques points par l'extension de la vapeur et des machines perfectionnées; mais sur d'autres elle sera accrue par le progrès de la stabulation et la transformation des prairies en terres arables. En résumé, elle restera au moins égale à ce qu'elle était auparavant. En même temps l'opinion commande de nouvelles améliorations en faveur des classes populaires; on veut que les lois sur la résidence en matière de taxe des pauvres soient révisées, afin que les ouvriers puissent aisément se déplacer et se rendre des points où le salaire est le plus bas dans ceux où il est le plus élevé, sans rien perdre de leurs droits aux secours publics ; on veut que les propriétaires s'occupent paternellement de leurs journaliers, qu'ils veillent à leur instruction et à leur moralité comme à leur bien-être matériel, et les plus grands seigneurs tiennent à honneur de remplir ce devoir. Beaucoup d'entre eux font bâtir des cottages sains et commodes qu'ils louent à des prix raisonnables : le prince Albert, qui veut être le premier à donner tous les bons exemples, avait fait exposer sous son nom, à l'exhibition universelle, un modèle de ces sortes de constructions. On y joint en général un petit lot de jardin où le locataire puisse faire venir des légumes frais; c'est ce qu'on appelle ''allotmens''. Dans tous les grands domaines, le maître fait construire en outre des chapelles et des écoles, et encourage les associations mutuelles qui ont un but d'utilité commune.
 
Ainsi a été prévenue la guerre des classes, et, sans autres secousses que celles qui étaient absolument inévitables, l'Angleterre a fait un grand pas, même au point de vue agricole. Voilà pourquoi, quand Robert Peel est mort, l'Angleterre entière à pris spontanément le deuil : le grand citoyen avait été compris.
 
Je ne m'arrêterai pas à faire ressortir la différence entre la crise anglaise de 1848 et la crise française de la même époque. L'intérêt rural est aussi chez nous celui qui a le plus souffert, mais il n'a pas été le seul à souffrir, et tous les intérêts ont été ébranlés à la fois. On a vu le prix des denrées baisser rapidement; non pas comme en Angleterre, parce qu'il était trop élevé, mais parce que le travail industriel et commercial s'étant arrêté, la classe non agricole n'avait plus le moyen d'acheter de quoi vivre. La consommation dans toutes les branches, au lieu de s'accroître comme chez nos voisins, s'est réduite au strict nécessaire, et dans un pays où l'alimentation moyenne en viande et en blé était à peine suffisante, il s'est encore trouvé trop de viande et de blé pour les ressources d'une population appauvrie. La culture et la propriété éperdues n'ont pas trouvé comme en Angleterre l'appui des capitaux, puisqu'un grand nombre avaient été détruits, et que le reste épouvanté émigrait ou se cachait. Heureusement que, par une faveur spéciale de la Providence, les fruits de la terre ont été abondans pendant cette épreuve, car si le moindre doute avait pu s'élever dans les esprits sur l'approvisionnement, au milieu du désordre général, nous aurions vu les horreurs de la famine se joindre comme autrefois aux horreurs de la guerre civile.
 
Un premier retour de confiance répare en partie ces désastres. La France montre encore une fois ce qu'elle a montré si souvent, notamment après l'anarchie de 93 et les deux invasions, qu'il n'est pas en son pouvoir de se faire un mal incurable. Plus elle reparaît pleine de ressources malgré les pertes immenses qu'elle a faites, plus on est frappé des progrès qu'elle aurait réalisés dans ces cinq ans, si elle n'avait pas elle-même arrêté violemment son essor. Les recettes des contributions indirectes, un des signes les plus certains de la prospérité publique, qui étaient de 825 millions en 1847, et qui ont remonté péniblement, après une baisse énorme, à 810 millions en 1852, auraient atteint dans cette même année de 950 millions à 1 milliard, si l'impulsion qu'elles avaient reçue s'était soutenue, et toutes les branches de la richesse publique répondraient à ce brillant symbole.
 
Du reste, si j'ai dû raconter, pour compléter mon sujet, ce qui s'est passé en Angleterre depuis cinq ans, il ne faut pas en conclure qu'une révolution du même genre me paraisse nécessaire, désirable ou même possible en France. Nous sommes dans des conditions différentes sous tous les rapports. Il ne peut être question chez nous d'établir le bon marché des subsistances; nous l'avons, puisque l'Angleterre, après tous ses efforts, n'a pas pu descendre plus bas que les plus élevés de nos prix courans, et sur la moitié du territoire nous ne l'avons que trop. Il ne faut pas confondre les pays riches et peuplés à l'excès avec ceux qui ne le sont pas; les besoins des uns ne sont pas du tout ceux des autres. Nous ne ressemblons pas à l'Angleterre de 1846, mais à l'Angleterre de 1800. Ce n'est pas la production qui manque chez nous à la consommation, c'est encore la consommation qui, dans la moitié de la France du moins, manque à la production. Au lieu de voir partout le blé à 25 francs l'hectolitre et la viande à 1 franc 25 centimes le kilogramme, nous avons des pays entiers où le producteur n'obtient guère de ses denrées plus de la moitié de ces prix. Pour ceux-là, ce n'est pas la baisse qu'il leur faut, mais la hausse, et ils sont encore bien loin du temps où ils pourront souffrir de l'excès de demande des denrées agricoles et de l'élévation des prix.
 
===V - Le Meeting agricole de Glocester===
 
<center>A M. le directeur de la Revue des Deux Mondes.</center>
 
::Londres, 25 juillet.
 
Permettez-moi, monsieur, d'interrompre un moment mes études commencées sur l'économie rurale en Angleterre, en Ecosse et en Irlande, pour vous adresser le récit d'un épisode récent qui se rattache à ce sujet :je veux parler du ''meeting'' annuel de la ''Société royale d'agriculture'' d'Angleterre, qui vient de se tenir à Glocester pour 1853, et auquel j'ai eu le plaisir d'assister.
 
La Société royale d'agriculture est une de ces sociétés, si nombreuses en Angleterre, qui existent uniquement par elles-mêmes, ne reçoivent aucun secours du gouvernement, et qui cependant disposent de sommes considérables qu'elles doivent aux contributions volontaires de leurs membres. Fondée en I838, elle compte à peine quinze ans d'existence, et elle couvre de ses ramifications tout le sol du royaume. Elle se compose de membres à vie et de souscripteurs annuels. Parmi ses membres à vie figure presque toute l'aristocratie de l'Angleterre et la fleur des ''country gentlemen''; ses souscripteurs annuels se recrutent parmi les petits propriétaires, et les simples fermiers; elle ne compte pas moins de 5,000 membres pour la seule Angleterre (car l'Ecosse et l'Irlande sont en dehors), dont 1,000 environ à vie et 4,000 annuels. Le taux le plus commun de la souscription annuelle est d'une livre sterling, ou 25 francs; celui de la souscription à vie est de 10 livres, et pour ce qu'on appelle les ''gouverneurs'', de 50.
 
Avec ces ressources, la vente d'un journal et quelques autres accessoires, la Société royale jouit d'un revenu annuel de 10,000 livres ou 250,000 francs. Elle s'en sert uniquement pour activer les progrès de l'agriculture nationale. Elle tient des séances hebdomadaires où se discutent toutes les questions agricoles à l'ordre du jour; elle ouvre des concours spéciaux sur ces questions; elle publie un recueil excellent où sont réunis les mémoires qui lui paraissent dignes de l'impression; elle paie des professeurs pour faire des cours de sciences appliquées à l'agriculture, et entre autres, un chimiste spécialement chargé des analyses de terres ou d'engrais qui lui sont demandées. Nous avons aussi à Paris une Société nationale et centrale d'agriculture qui fait quelque chose de pareil, mais avec moins de largeur, parce qu'elle a moins d'argent. Cette société, composée d'hommes éminens, a trop le caractère d'une académie, sa base n'est pas assez large. Elle se complétait par une autre institution, le ''Congrès central d'agriculture'', beaucoup plus accessible à tous, mais qui aujourd'hui n'existe plus, de sorte qu'en réalité nous n'avons rien en France qui corresponde exactement à la Société royale d'Angleterre, ce, qui est regrettable assurément, car il n'y a pas d'institution plus utile et plus nationale.
 
La Société royale, et c'est là le but principal de sa fondation, ouvre chaque année un grand concours de bestiaux et de machines aratoires, où elle convoque tous les producteurs de l'Angleterre. Le lieu où se tiennent ces concours change tous les ans, afin que toutes les parties du pays aient successivement des facilités spéciales pour en profiter. Le premier a eu lieu en 1839, à Oxford, qui est la ville la plus centrale du sud de l'Angleterre; en 1840, on a choisi Cambridge, qui est le centre des comtés de l'est; en 1841, la grande cité commerciale de Liverpool; en 1842, un autre grand port de l'ouest, Bristol; en 1843, Derby, capitale du comté montueux du même nom; en 1844, Southampton, le port bien connu de la Manche; en 1845, Shrewsbury, sur la frontière du pays de Galles; en 1846, Newcastle, le grand port du nord; en 1847, Northampton ; en 1848, York; en 1849, Norwich, capitale du comté agricole de Norfolk; en 1850, Exeter, capitale du Devonshire; en 1851, à cause de l'exposition universelle, Windsor, à la porte de Londres; en 1852, Lewes, près de Brighton, dans le comté de Sussex; cette année enfin, Glocester. Il n'est pas un seul point de l'Angleterre où l'on ne puisse aujourd'hui, grâce au réseau des chemins de fer, arriver en quelques heures des lieux les plus éloignés. Pour favoriser les concours de la Société royale, tous les ''railways'' transportent les bestiaux de concours ''gratuitement'', et les machines à moitié prix. Des convois spéciaux transportent également les personnes à des prix réduits et avec des vitesses exceptionnelles.
 
Depuis plus de quinze jours, tous les murs de Londres et des autres villes d'Angleterre étaient couverts de grandes affiches annonçant pour le 13 de ce mois l’''agricultural show'' de Glocester. Tous les .journaux en avaient d'avance parlé avec détail. On s'en entretenait presque autant que du camp de Chobham et de la grande revue passée par la reine. Ici. dès qu'il s'agit de l'agriculture, toutes les attentions sont éveillées; ceux même, qui ne s'y intéressent pas veulent avoir l'air de s'y intéresser, pour obéir à la mode, il y a bien peu de familles riches qui ne comptent au moins un membre dans la Société royale, et dans le monde le plus élégant, l'agriculture est un des sujets de conversation les mieux goûtés. La période de transition et de crise que l’agriculture anglaise vient de traverser ajoute à l'intérêt habituel qu'elle inspire. Tout le monde veut savoir si de nouveaux perfectionnemens sont introduits dans la production du bétail, et surtout si l'emploi des machines, que l'on considère comme devant avoir un jour pour la culture les mêmes conséquences que pour l'industrie, fait des progrès. Rien ne manquait donc à l’''attraction'' de la fête, comme disent nos voisins.
 
Glocester est une ville d'environ 40,000 âmes, à 114 milles anglais ou 45 lieues de Londres. On y va par le ''great Western Railway''. Parti de Londres à huit heures et demie du matin, j'étais à Glocester vers une heure de l'après-midi. Le Chemin de fer remonte la vallée de la Tamise jusque près de sa source; on traverse les comtés de Bucks et de Berks, on passe sur les limites de ceux de Wilts et d'Oxford. Jusqu'à Reading, c'est l'argile tenace des environs de Londres; après Reading, la chaîne crayeuse qui court du comté de Cambridge à celui de Wilts; après Didcot, le terrain oolilique du sud-ouest; on arrive à Glocester par les plateaux ou ''costwolds''. Sur tout ce parcours, notamment dans la partie crayeuse, le sol est généralement plus que médiocre. Le paysage n'est cependant pas sans charme; partout ce sont les mêmes champs carrés, entourés de haies, où se succèdent les cultures de l'assolement quadriennal ; ici le sol prépar » pour les turneps ; plus loin, de l'orge ou de l'avoine, puis du trèfle, et enfin du froment; de distance en distance, quelques prairies qui venaient d'être fauchées et dont le foin blanchissait sous la pluie, et de nombreux pâturages livrés au bétail.
 
La ville de Glocester avait bien fait les choses. Toutes les rues ornées d'arcs de triomphe de feuillage, toutes les maisons pavoisées de drapeaux aux couleurs nationales, les guirlandes de fleurs formant des devises appropriées à la circonstance: ''Honneur à l'agriculturel Dieu protège la charrue''! Le mot ''welcome'', bienvenue, inscrit de toutes parts, la population entière sur pied, les saltimbanques, les théâtres ambulans, les chanteurs des rues, les marchands de bruits et de ''ginger beer'', tout avait un air de fête. Après avoir jeté un coup d'oeil sur la cathédrale, qui a une grande réputation, et qui la mérite, je m'acheminai avec le nombreux concours de curieux arrivés en même temps que moi vers le théâtre de l'exposition, situé à un mille anglais de la ville. La route était couverte d'omnibus, de voitures, de cavaliers, de piétons, qui allaient et venaient sans cesse.
 
Suivant l'usage éternellement suivi en Angleterre, on payait à la porte pour entrer dans l'enceinte, une demi-couronne ou un peu plus de 3 francs pour voir les machines, le lendemain une autre demi-couronne pour voir les animaux, un shilling pour acheter chacun des deux catalogues, en tout 9 francs que tout visiteur devait payer à la Société. J'ai calculé combien chacun des étrangers venus à Glocester avait dû dépenser pour son voyage, et j'ai trouvé au moins 100 francs par tête; le lit seul coûtait pour une nuit une demi-guinée ou 13 francs. Je doute qu'en France l'amour de l'agriculture attirât beaucoup de monde dans de pareilles conditions. J'ai ouï dire qu'au dernier concours d'Orléans, dont le gouvernement avait pourtant fait tous les frais, et qui n'était qu'à trente lieues de Paris, il n'y avait pas une bien nombreuse assistance; à Glocester, plus de 40 mille personnes ont payé à la porte pour entrer. Cet empressement des Anglais est d'autant plus remarquable, que le concours de la Société royale n'est pas le seul; il n'y a presque pas de comté qui n'ait sa société particulière et ses concours spéciaux, dont le public volontaire paie également la dépense. La chose commence même à être poussée à l'excès, et cette succession si rapide de ''meetings'' et d’''exhibitions'' impose aux cultivateurs qui veulent se tenir au courant un véritable sacrifice de temps et d'argent.
 
L'exhibition de la Société royale était divisée en deux parties, les machines et les animaux; les produits agricoles n'y sont pas appelés, je ne sais pourquoi. Il me paraîtrait utile de comparer aussi les blés, les orges, les avoines, les racines, les fromages, les beurres, etc.
 
Le département des machines, de beaucoup le plus important, couvrait dix acres anglais ou quatre hectares de terrain. En 1839, à la première exposition de la Société royale, il y avait en tout 23 instrumens, et dans ce temps-là les ''gentlemen farmers'' protestaient en toute occasion qu'ils ne s'étaient jamais servis et ne se serviraient jamais que des instrumens connus de leurs pères. Cette année, plus de 2 mille machines, envoyées par 121 exposans, prenaient part au concours. Sans doute plusieurs sont encore à l'essai, et ce sont les plus dispendieuses; mais le plus grand nombre est devenu d'un usage courant, et d'un bout à l'autre de la Grande-Bretagne les fabricans en vendent des quantités considérables. Les prix des plus recherchées baissent d'année en année, ce qui indique un débit croissant ; ainsi, le célèbre rouleau de Crosskill, qui se vendait dans l'origine 20 livres, se donne aujourd'hui pour 14, avec six mois de crédit ou 5 pour 100 d'escompte, et quand on en prend trois à la fois, l'escompte est de 15 pour 100. 14 livres sterling ou 350 fr., c'est encore beaucoup pour un rouleau, sans compter les frais de port qui peuvent être énormes, car c'est une lourde machine qui ne peut être traînée, que par trois chevaux; il n'en est pas moins remarquable, pour quiconque la connaît, qu'on puisse la donner pour ce prix-là, surtout avec la hausse du fer.
 
On retrouvait à Glocester tous les instrumens dont l'expérience de ces dernières années a éprouvé l'utilité, et qui font partie aujourd'hui de toute ferme bien tenue : tels sont, avec le rouleau brise-mottes de Crosskill, la herse de Norvège du même fabricant, qui coûte le même prix que son rouleau; les semoirs de Garrett, qui se vendent jusqu'à 1,000 et 1,200 fr.; la houe à cheval du même, du prix de 400 fr.; la charrue de Ransome, du prix de 100 fr., le scarificateur de Biddell, de 500 fr.; celui de Bentall, qui n'en coule que 170; les machines à fabriquer les tuyaux de drainage, les hache-pailles, les coupe-racines, etc., etc. L'attention se détournait de ces excellens instrumens, maintenant généralement connus, pour se porter sur les instrumens nouveaux, comme un distributeur d'engrais exposé par Garrett, une machine fort compliquée fabriquée par le même pour éclaircir les turneps, et par-dessus tout les machines à moissonner et les machines à vapeur. 12 machines à moissonner. 23 machines à vapeur, attestaient, par leur nombre et leur importance, l'intérêt qui s'attache aujourd'hui en Angleterre à ces nouveaux progrès de l'art agricole; tous les grands fabricans d'instrumens aratoires avaient tenu à honneur d'envoyer leur contingent.
 
On sait le bruit que fit en 1851, lors de son apparition à l'exposition universelle, la machine américaine à moissonner de Mac-Cormick, venue du fond de l'Illinois. Je l'avais vue, alors fonctionner dans une ferme près de Londres, et j'avais pu apprécier ce qu'elle avait à la fois d'ingénieux et d'incomplet. Parfaitement à sa place dans un pays comme l'Illinois, où la terre est pour rien et la main-d'œuvre hors de prix, elle ne répondait pas encore suffisamment aux besoins d'un pays comme l'Angleterre, où la perfection du travail n'est pas moins à considérer que la promptitude; mais l'imagination des agronomes anglais avait été frappée du résultat obtenu: il était désormais évident qu'une machine à moissonner était possible, il ne s'agissait plus que de la perfectionner. Or, l'utilité d'une pareille machine devient de plus en plus sensible depuis que les troupes d'Irlandais faméliques qui venaient tous les ans couper les blés en Angleterre sont éclaircies et probablement bientôt seront supprimées par l'émigration, et que la demande croissante de travail pour le commerce, les manufactures et l'agriculture elle-même fait monter les salaires en quelque, sorte à vue d'oeil.
 
On attache donc un grand prix au succès de la machine à moissonner, ''reaping machine''. J'ai fait le voyage de Londres à Glocester avec de simples fermiers, non des millionnaires qui se ruinent à cultiver pour leur agrément, mais des cultivateurs praticiens ayant de lourdes rentes à payer, qui faisaient leurs cinquante lieues uniquement pour voir par eux-mêmes si le problème était résolu : tous disaient que la difficulté de trouver des moissonneurs devenait un sérieux embarras. Je n'ai pas besoin d'ajouter qu'ils étaient déjà munis de machines à battre, ''thrashing machines''. Ces sortes d'instrumens, qui coûtent en moyenne un millier de francs, sont maintenant très répandus; il y eu avait vingt-quatre à l'exposition de Glocester. Mes compagnons de voyage disaient qu'avec leur secours, ce qui coûtait autrefois des ''shillings'' s'obtenait aujourd'hui avec des ''pence'', et ils espéraient bien que la machine à moissonner finirait un jour ou l'autre par leur donner les mêmes avantages. Je le souhaite, car ils m'avaient l'air de bien braves gens et tout entiers à leur affaire. Ils n'ont pas dit un mot pendant tout le voyage qui ne s'appliquât à des questions agricoles; ils paraissaient fort au courant de tout ce qui se fait en culture d'un bout à l'autre de l'Angleterre, et doivent être des lecteurs assidus du ''Mark lane Express'' et du ''Farmer's Magazine''.
 
Le prix de 20 souverains (500 francs) promis par la Société royale pour la meilleure ''reaping machine'' n'a pas été encore décerné; on veut attendre l'époque de la moisson pour essayer sur place celles qui ont été envoyées au concours. On s'est borné à en choisir six sur douze pour les admettre à l'épreuve définitive. Celle qui parait avoir le plus de chances de l'emporter pour toutes sortes de raisons est celle dite de Bell. Au moment où la machine américaine de Mac-Cormick excitait la plus grande rumeur, il y a deux ans, on apprit tout à coup qu'un Écossais nommé Bell avait déjà inventé un instrument du même genre et s'en servait obscurément dans sa ferme depuis environ douze ans. De là une vive émotion dans toute la Grande-Bretagne. L'orgueil national, qui venait de subir plusieurs échecs de la part des ''Yankees'', notamment dans la fameuse régate de l'île de Whigt où un ''yacht'' américain avait si complètement battu l'élite des ''yachts'' anglais, s'est attaché à la machine de Bell pour l'opposer à celle de Mac-Cormick et à toutes les autres qui sont venues d'Amérique depuis. Elle a déjà obtenu le prix de la Société d'agriculture d'Ecosse au dernier ''meeting'' de Perth, et le grand fabricant d'instrumens aratoires du Yorkshire, William Crosskill, s'en étant emparé pour l'importer en Angleterre, elle y paraît destinée au même succès.
 
Outre son origine nationale, la machine de Bell parait avoir une véritable supériorité sur ses rivales d'Amérique; elle est beaucoup plus chère, puisqu'elle coûte 12 livres sterl., tandis que celle de Hussey n'en coûte que 15, et de plus elle parait plus lourde; mais elle n'emploie qu'un homme, tandis que les autres en exigent généralement deux. Outre le charretier qui conduit les chevaux, la machine de Mac-Cormick a besoin d'un ouvrier qui ramasse avec un râteau les épis sciés par l'appareil tranchant, tandis que dans celle de Bell cette besogne est faite par la machine elle-même. Quant à la précision du travail, on la dit plus grande, et c'était bien nécessaire; car la machine de Mac-Cormick, la seule, que j'aie vue marcher, laissait encore beaucoup de paille et souvent beaucoup d'épis sur le sol. L'inventeur affirme que, dans sa pratique, elle moissonne parfaitement 12 acres anglais ou près de cinq hectares de froment, orge ou avoine par jour : l'expérience décidera. Je n'essaie pas ici de la décrire; une description sans figures serait tout à fait inintelligible.
 
La Société royale avait promis en même temps un prix de 10 souverains pour la meilleure machine à faucher, ''mowing machine''; le prix n'a pas été donné, bien que onze instrumens aient concouru : les juges n'ont pas trouvé que le résultat désirable fût suffisamment obtenu.
 
Arrivons aux machines à vapeur, ''steam engines''. Voilà, plus encore que la machine à moissonner, la grande question actuelle de l'agriculture anglaise. Ici seulement la question change, un peu de nature; pour le ''reaper'', c'est la valeur même de l'instrument qui est en cause. Pour le ''steam engine'', l'utilité n'est pas douteuse : toute la difficulté est dans le prix. Sous ce rapport même, le progrès est sensible. A l'exposition de Norwich, en 1849, la meilleure machine à vapeur pour les usages agricoles était celle de Garrett, qui consommait 11,50 livres anglaises de charbon par cheval de vapeur et par heure. A Exeter, en 1850, Hornsby avait déjà réduit celle consommation à 7,56 liv. En 1851, à la grande exposition, le même la réduisit à 6,79, et en 1852, à Lewes, à 4,66; cette année, c'est Clayton qui a obtenu le prix avec 4,32. Voilà en quatre ans une économie de près de deux tiers sur la consommation du charbon, et il est probable qu'on ne s'arrêtera pas là. Tels sont les effets de la libre concurrence.
 
Le 6 juin dernier, à la dernière séance d'une autre association agricole, le club des fermiers de Londres, car les sociétés de ce genre foisonnent en Angleterre, une conversation fort intéressante a eu lieu sur les mérites comparatifs des machines à vapeur fixes et des portatives pour l'agriculture. Un des principaux fabricans d'instrumens aratoires du comté de Suffolk, M. Ransome, a pris la parole. Dans un discours parfaitement technique, qui a été rapporté par tous les journaux agricoles, et qui suppose dans ceux qui l'écoutaient des connaissances assez étendues en mécanique, il est entré dans les détails les plus précis sur la construction des machines à vapeur, et, après avoir longuement parlé de haute et basse pression, de bouilleurs, etc., il a conclu que les machines fixes, étant les plus économiques, devaient être préférées toutes les fois que l'exploitation était assez considérable et assez concentrée pour les occuper, mais que dans les moindres fermes la machine portative valait mieux, parce qu'elle permettait à plusieurs cultivateurs de s'associer pour en avoir une, et de participer ainsi aux avantages de son emploi. Cette opinion a été partagée par le club, et la Société royale s'y est ralliée, car elle a primé en même temps une machine fixe et une portative; c'est Clayton qui a eu les deux prix.
 
Voilà donc la machine à vapeur tout à fait naturalisée dans l'agriculture. C'était un beau et curieux spectacle que de voir à l'exposition de Glocester ces 23 machines mises pour la plupart en mouvement par le souffle de feu qui les anime, et accomplissant sous les yeux du public leurs principaux travaux, ballant le blé, hachant la paille, broyant les fèves et les tourteaux, etc. La machine portative de Clayton, de la force de 6 chevaux, consommant 30 livres anglaises de charbon par heure, ou 13 kilos 600 grammes, coûte 220 livres sterling ou 5,500 francs; une autre, de la force de 4 chevaux seulement, consommant 24 livres anglaises de charbon par heure, coûte 180 liv. ou 4,500 francs. La machine fixe, de la force de 6 chevaux, coûte 165 livres ou 4,125 francs. Ces prix sont sans doute élevés; mais, tels qu'ils sont, ils ne sont pas inabordables pour un grand nombre de fermiers anglais, et ils se réduiront sans doute. Même en Angleterre, les plus utiles machines n'entreront largement dans les habitudes qu'autant qu'elles seront à bon compte. En Amérique, elles sont généralement à meilleur marché qu'en Angleterre, et les consommateurs anglais se plaignent avec raison de cette différence, qui ne peut pas durer.
 
Ce que j'en dis n'est pas pour engager les cultivateurs français à adopter aveuglément toutes ces machines. Pour les neuf dixièmes de la France au moins, c'est un progrès qui ne peut s'accomplir qu'après avoir été précédé par beaucoup d'autres. Tout se lient dans l'organisation agricole d'un pays, et l'organisation agricole elle-même n'est qu'une part de l'ensemble économique et social. Même dans cette portion du territoire français qui se trouve dans des conditions économiques analogues à celles de l'Angleterre, l'importation des machines anglaises ne peut se faire utilement qu'avec de grands ménagemens. Le haut prix du fer, l'inexpérience de nos fabricans, la mauvaise volonté de nos ouvriers ruraux, moins accoutumés que les Anglais à l'usage des machines, la diversité de nos cultures, la division plus grande de nos exploitations, le défaut de capital chez beaucoup de nos cultivateurs, la densité de notre population agricole, tout met des obstacles à cette importation. A mesure qu'on s'éloigne de Paris et des autres centres de consommation, les conditions défavorables vont en s'aggravant. Dans quelques années, la population agricole proprement dite sera en Angleterre le sixième seulement de la population totale; en France, elle descend rarement au-dessous de la moitié, et, sur beaucoup de points, elle dépasse encore les trois quarts; il y a peu de place pour les machines là où les bras abondent à ce point.
 
Mais les révolutions vont vite de nos jours, et si l'emploi des machines aratoires n'est pas encore une nécessité chez nous comme en Angleterre, le temps n'est peut-être pas loin où elles commenceront à le devenir. A l'heure qu'il est, une épargne subite et notable de main-d'œuvre amènerait dans nos compagnes, surchargées de familles pauvres, un véritable bouleversement; il est donc heureux à beaucoup d'égards que d'autres causes rendent un large emploi des machines à peu près impossible. Cependant, à mesure que les débouchés s'ouvriront, que le trop plein des campagnes s’écoulera, que la demande croissante de produits exigera un surcroît de production, que les procédés perfectionnés s'introduiront dans la pratique pour y faire face, que les rentes, les profits et les salaires tendront à s'élèvera la fois par l'effet d'une plus grande richesse rurale et d'une meilleure distribution du travail, les machines arriveront peu à peu, non exactement semblables à celles de l'Angleterre, parce que la diversité de nos sols, de nos climats et de nos cultures exigera toujours des changemens, mais conformes au même principe économique. Nous voyons déjà depuis quelques années, dans les régions les plus avancées, s'introduire avec succès la machine à battre, le coupe-racines, le hache-paille, les rouleaux perfectionnés, les semoirs, etc.
 
Tout annonce d'ailleurs en Angleterre de prochains et immenses perfectionnemens. Un petit livre récemment publié sous ce titre bizarre, ''Talpa'', contient à cet égard, sous des formes piquantes et humoristiques, des aperçus qui, pour être hardis jusqu'à l'étrangeté, n'en sont pas moins dignes d'attention. L'auteur fait le procès à la bêche, à la charrue, à la herse, à tous les instrumens usités jusqu'à ce jour pour travailler la terre, et qu'il considère comme l'enfance de l'art. Selon lui, le type du bon cultivateur, c'est, le croirait-on? la taupe, ce petit travailleur souterrain que la plupart d'entre nous proscrivent sans miséricorde. Déjà les plus éclairés commençaient à s'apercevoir que cet animal si détesté, si poursuivi, n'était pas aussi dangereux qu'il en avait l'air, et qu'à la seule condition d'étendre avec soin les taupinières, il nous apportait, en fouillant la terre sans relâche, un véritable secours. On avait même, sur cette donnée, inventé en Angleterre une espèce de charrue à sous-sol fort ingénieuse, qu'on avait appelée ''charrue-taupe'', parce qu'elle imitait jusqu'à un certain point l'œuvre ténébreuse de l'infatigable mineur; mais personne n'avait songé jusqu'ici à faire de cette humble bête le modèle complet de l'agriculture perfectionnée. Cette initiative était réservée à l'auteur anonyme de ''Talpa'', et en vérité, en le lisant, on se sent porté à croire qu'il pourrait bien y avoir beaucoup de vrai dans ses idées. Nous en avons tant vu en fait d'inventions originales, que rien ne nous parait plus impossible.
 
Voici comment l'auteur justifie son assertion : « Ce que recherchent les cultivateurs, dit-il, c'est le moyen de réduire la terre en poussière, afin d'en extirper les plantes adventices, et de la rendre complètement perméable aux engrais et aux influences atmosphériques; or c'est précisément ce que fait la taupe, et l'idéal de la bonne culture serait de réduire le sol entier d'un champ à l'état où se trouve la terre des taupinières. Pour cela, que faut-il? Imiter la taupe, s'armer comme elle de griffes et gratter la terre, de manière à la pulvériser. La bâche et la charrue sont des instrumens arriérés; ce qu'il faut, ce sont des multitudes de pattes de taupes mises en mouvement par une lame assez puissante pour vaincre la résistance des terres les plus compactes. Cette force, on ne l'avait pas jusqu'ici; mais aujourd'hui on la possède, c'est la vapeur, éminemment propre à produire un mouvement de rotation en avant, et à fouiller le sol avec des griffes de fer comme elle bat déjà l'eau avec des roues. »
 
Cette idée renferme peut-être le terme d'une révolution radicale. Plusieurs indices montrent déjà que le génie mécanique est sur la voie. A l'exposition de Glocester, le jury a décerné une médaille à une machine nouvelle nommée machine à piocher [''digging machine''), qui repose exactement sur ce principe. Encore un pas, et les mille pattes de taupe seront trouvées. On commence même à dire vaguement qu'elles le sont, et qu'un inventeur américain a résolu le problème en combinant la force de la vapeur avec celle des chevaux. La grande difficulté qui empêchait jusqu'ici le labourage à la vapeur serait ainsi tournée. Ce ne serait pas précisément du labourage, mais ce serait mieux; toutes les façons successives qui se donnent aujourd'hui à la terre se donneraient à la fois et par un même instrument, immense économie de temps et de force. Avant peu, l'expérience sera faite; un des plus grands constructeurs d'instrumens aratoires de l'Angleterre s'en occupe, dit-on, car on va vite dans ce pays-là, et les idées n'y restent pas longtemps à l'état théorique. Nous verrais bien. Si la tentative réussit, nous dirons que, nous aussi, nous en avions trouvé le germe dans la ''défonceuse'' de M. Guibal, couronnée deux fois au concours de Versailles, et nous aurons quelque, raison; mais hélas! le germe n'a pas été fécondé.
 
Le département des animaux contenait à Glocester plus de ''mille têtes''. Voilà encore des chiffres qui montrent une véritable émulation chez les éleveurs. Les belles espèces de bétail sont maintenant généralement répandues en Angleterre. Je visitais, il y a quelques jours, un des coins du comté de Bucks; dans les plus petites fermes, j'ai trouvé des taureaux courtes-cornes, des vaches d'Ayrshire et d'Alderney. L'exposition de cette année, malgré le nombre et la beauté des animaux exposés, n'a pourtant pas complètement satisfait les amateurs. On a remarqué une diminution dans le nombre sur les années précédentes; il y avait eu à Windsor, en 1851, plus de 1,200 têtes de bétail. On a trouvé aussi que, pour la qualité, certaines espèces, surtout les bœufs courtes-cornes, laissaient à désirer. Cet affaiblissement tient à plusieurs causes, d'abord le trop grand nombre d'expositions et de concours qui se tiennent presque à la fois sur tous les points du territoire, ensuite le degré de perfection où l'on est arrivé pour l'élève du bétail et qui ne parait pas susceptible d'être dépassé; on pourrait plutôt remarquer un mouvement en arrière, un commencement de réaction contre les races qui prennent la graisse trop vite et trop abondamment, et qui pourrait bien aboutir à une dégénérescence.
 
Lord Ducie, qui vient de mourir après avoir rendu tant de services à l'agriculture anglaise, avait fait décider par la Société royale que les animaux trop gras pour faire de bons reproducteurs ne seraient pas admis au concours de Glocester. Cette réforme était devenue nécessaire; pour obtenir les prix, les éleveurs poussaient leurs animaux de concours à un tel état d'obésité, que quelques-uns pouvaient à peine se soutenir. Outre que ces prétendus reproducteurs n'étaient plus bons qu'à abattre, les consommateurs commencent à s'insurger contre l'excès de graisse que présente quelquefois la viande de boucherie. Les Anglais aiment plus que nous la viande grasse, mais il y a une borne à tout, et le but allait évidemment être dépassé. L'exclusion prononcée sur la proposition de lord Ducie a donc satisfait à un besoin de l'opinion, mais elle n'a pas été aussi bien reçue parmi les éleveurs. Plusieurs d'entre eux, et des plus éminens, n'ont pas paru au concours sous prétexte qu'il était fort difficile de saisir le point précis où un animal était assez gras pour avoir toute sa beauté, sans l'être trop aux yeux de la Société royale. De là la froideur qui s'est fait sentir à l'exposition de Glocester, comme il arrive toujours dans les momens de transition. Il est possible aussi que la pluie diluvienne, une de ces pluies comme on n'en voit qu'en Angleterre, et dans l'ouest de l'Angleterre, qui n'a cessé de tomber pendant trente-six heures, et qui avait rendu impraticables les abords de l'exposition, ait eu son influence sur les dispositions des curieux.
 
Rien n'est plus difficile que la rédaction d'un bon programme pour un concours d'animaux. Toute sorte de questions s'y rattachent. Les races de bétail sont multiples, elles varient suivant les natures du sol et les besoins économiques, la plupart de leurs qualités s'excluent mutuellement, et il est à peu près impossible de les ramener à un type unique de perfection. Voyez, par exemple, le bétail à cornes: on peut lui demander principalement, suivant les lieux, ou du travail, ou du lait, ou de la viande; or, les meilleures races de travail étant peu laitières et peu propres à la production rapide de la viande, si vous primez le travail, vous excluez les grandes qualités du laitage et de la boucherie, et si vous primez celles-ci, vous excluez le travail. Il y a plus, même en primant à part chaque qualité spéciale, comme le travail, la viande ou le lait, il y a des races qui sont plus travailleuses, plus laitières et plus propres à la boucherie que les autres, et comme il n'est pas possible d'avoir ces races partout, parce qu'elles ne s'accommodent pas également de tous les climats et de toutes les autres conditions de culture, si vous les admettez au concours là où elles ne sont pas naturalisées, vous excluez par ce seul fait les races du pays qui leur sont inférieures, mais mieux appropriées qu'elles aux circonstances locales, et si vous ne les admettez pas, vous ne présentez pas au cultivateur des types supérieurs à ceux qu'il possède, vous ne le poussez pus dans la voie du progrès.
 
La Société royale a pris son parti, elle prime par races. Ainsi, pour les bêtes à cornes, elle admet quatre catégories qui concourent pour des prix spéciaux, les ''courtes-cornes'', les Hereford, les Devon et toutes les autres races réunies ensemble; à Glocester, elle a fait en outre une catégorie spéciale pour les races du pays de Galles, à cause du voisinage de cette région exceptionnelle; pour les moutons, elle admet trois catégories, les Leicester d'abord, les ''Southdown'' et les autres races à laine courte ensuite, et enfin les races à longue laine autres que les Leicester. Je ne puis pas dire que ce programme me satisfasse complètement; je trouve d'abord que la qualité laitière, la première de toutes à mon avis dans le gros bétail, est trop sacrifiée dans cette qualification aux qualités de boucherie: je sais bien que dans chaque catégorie on prime avec, le plus beau taureau, la plus belle vache et la plus belle génisse, mais ce n'est pas assez, et je voudrais voir les meilleures laitières primées à part, surtout quand la scène se passe à Glocester, c'est-à-dire au centre d'un pays qui tire toute sa richesse agricole de ses fromageries; je trouve ensuite que, même au point de vue de la boucherie, la division par race, excellente en soi et parfaitement conforme à un ordre considérable de laits, ne devrait pas être exclusive, et qu'après avoir donné lieu à des concours particuliers toutes ces races devraient concourir entre elles pour un prix principal.
 
Cette distinction par races, ainsi posée d'une manière absolue, a cet inconvénient entre autres, qu'elle semble écarter les croisemens. La Société royale semble poser en principe qu'il faut chercher uniquement à améliorer les races par elles-mêmes, sans y introduire de sang étranger. Si le principe contraire était posé avec la même rigueur, je le repousserais également; je crois qu'il y a des cas où les croisemens sont utiles, d'autres où ils doivent être évités avec soin, pour s'en tenir aux races locales dans toute leur pureté, d'autres enfin où le mieux est d'abandonner la race locale et de la remplacer immédiatement par une autre ; tout dépend des circonstances, je ne repousse qu'un principe absolu, quel qu'il soit. Nous avons vu en France de grands efforts faits dans un sens contraire; on a tenté systématiquement d'introduire partout le sang anglais parmi les chevaux et le sang Durham parmi les bêles à cornes; ces tentatives ont échoué, c'est ce qui devait être : on ne défait pas en un jour l’oeuvre des siècles, et les races locales ont leur raison d'être, qui sait bien se faire respecter; mais cela n'empêche pas que le cheval anglais ne soit le meilleur cheval de course et le bœuf Durham le meilleur bœuf de boucherie qui existe, et partout où se rencontrent à la fois et une demande suffisante de chevaux de course ou de bœufs de boucherie, et un moyeu suffisant de les produire dans des conditions marchandes, il vaut mieux adopter ces types perfectionnés que rester dans l'ornière, il vaut mieux même, si l'on ne peut pas les avoir purs, s'en servir pour des croisemens là où ces croisemens peuvent se faire dans de bonnes conditions.
 
Cette question des programmes est un peu moins compliquée en Angleterre qu'en France, parce qu'un des principaux élémens de la difficulté chez nous, le travail, disparaît chez eux à peu près complètement. Je ne doute pas cependant que la Société royale ne soit amenée un jour à modifier son programme. En revanche, une partie de ce programme, qui me parait excellente et qu'il serait bien à désirer de voir introduire dans nos propres concours, c'est celle qui consiste à primer des femelles. Ce n'est pas assez que d'avoir de bons reproducteurs mâles, il faut aussi de bonnes femelles : tous les éleveurs savent parfaitement que, tant que la mère est défectueuse, le produit n'est pas bon, quelle que soit la valeur du père. Il y avait à Glocester autant de prix pour les jumens, les vaches, les brebis et les truies que pour les taureaux, les étalons, les béliers et les verrats; on avait même primé à part, ce qui me paraît moins nécessaire, les meilleurs élèves dans les deux sexes. Les porcs étaient partagés en grandes et petites races, division qui n'est peut-être pas parfaitement logique, car ici, le but étant le même pour tous les individus, rien n'oblige à avoir une race plutôt qu'une autre; ce qui importe, c'est la quantité et la qualité de la viande qu'on obtient avec une quantité donnée de nourriture, que la race soit grande ou non.
 
Le prix pour les bœufs ''courtes-cornes'' ou de Durham a été obtenu par lord Berners; c'est la partie du concours qui a paru la plus faible. Les Hereford, dont le pays est très voisin de Glocester, étaient magnifiques; c'est encore, un lord, lord Berwick, qui a eu le prix. M. George Turner a obtenu, comme d'ordinaire, tous les prix pour la race du Devonshire. Les races galloises ont excité peu d'intérêt. Pour les moutons, ce sont encore les vainqueurs habituels qui l'ont emporté. La Société royale, ne prime pas les chevaux de course; elle n'accorde de prix qu'aux chevaux de trait employés par l'agriculture et à ce qu'on appelle les ''roadsters'', chevaux de route, trotteurs. Bien qu'ici les prix ne fussent pas accordés par races, c'est la race de Suffolk qui a eu, comme toujours, le prix pour les chevaux agricoles; l'ancienne supériorité de cette race ne se dément pas. Les porcs étaient presque tous admirables.
 
Une dernière exhibition fermait la marche, celle des volailles. Les Anglais attachent tous les jours un plus grand prix à avoir de belles volailles, bien que leur climat s'y prête peu; nul doute qu'ils ne finissent par en venir à bout. La race cochinchinoise, la favorite du moment, a cédé cette fois à la race nationale dite de Dorking, nom d'un district du comté de Surrey, dont elle est originaire C’est le capitaine Hornby, de la marine royale, qui a eu le prix pour un coq et deux poules vraiment magnifiques. Je voudrais bien savoir ce qu'on dirait en France si un officier de marine occupait ses loisirs à élever des poules; je ne vois pourtant pas que la marine royale d'Angleterre en soit plus mauvaise pour cela.
 
Plus de mille personnes ont assisté au dîner qui termine d'ordinaire ces sortes de solennités, bien que le prix du billet fut de 10 shillings ou 12 francs 50 centimes. Un immense pavillon, dressé par les soins de la Société royale, contenait un nombre suffisant de tables, dominées, suivant l'usage anglais, par la ''high table'', où ont pris place les personnes de marque. Le président était lord Ashburton, ayant à sa droite le lord-maire de la ville de Glocester, et à sa gauche le ministre des États-Unis; parmi les assistans, on remarquait lord Powis, lord Harrowby, lord Leicester, le marquis de Bath, le comte de Jersey et d'autres membres de la pairie, un grand nombre de membres de la chambre des communes, les professeurs du collège loyal agricole de Cirencester, les fermiers et éleveurs les plus connus de l'Angleterre, et parmi les étrangers le général Arista, ancien président du Mexique, et le célèbre juge de la Nouvelle-Ecosse, Halliburton, l'auteur de ''Sam stick'', dont la ''Revue'' a déjà plusieurs fois entretenu ses lecteurs (1). Le dîner se composait de viandes froides avec une pinte de ''sherry''; tout s'est passé dans cet ordre parfait naturel aux Anglais. Nul n'a touché aux plats placés devant lui avant que le présidant ait prononcé les quelques mois du ''benedicite'' anglais qui donnent le signal du repas; nul n'a continué après que le président a prononcé les quelques mots qui remplacent les ''grâces''. J'admirais dans mon coin ces usages religieux universellement respectés, cette patience d'une telle foule en présence d'un service nécessairement insuffisant, et surtout cette bienveillance générale qui se lisait sur ces bonnes figures de cultivateurs.
 
Le moment des toasts était venu; le président a commencé par porter suivant l'usage, au milieu d'un profond silence, le toast national à la reine et à la famille royale; l'assemblée entière, debout, y a répondu par l'enthousiasme traditionnel et avec les dix salves de hourras requises en pareil cas. Voilà déjà bien des fois que j'assiste à l'accomplissement de cette formalité indispensable de toute réunion anglaise, et ce n'est jamais sans émotion que je vois ce grand peuple renouveler avec orgueil cet acte de respect et d'amour pour la personnification de la majesté nationale. Le nom de la reine représente pour tout Anglais l'ensemble de cette organisation politique qui fait à la fois la puissance du pays et la liberté de chacun de ses membres, et certes cette démonstration n'est jamais mieux à sa place que quand il s'agit de l'agriculture, qui doit toute sa prospérité au régime constitutionnel dont l'histoire se confond avec celle de la maison de Hanovre.
 
Après les toasts ''loyaux'', comme on les appelle, les toasts particuliers et les discours. M. Ingersoll, ministre des États-Unis, a répondu au toast dont il a été l'objet avec l'aplomb et la facilité dont il a déjà fait preuve dans plusieurs réunions semblables. C'est encore un des excellens usages de l'Angleterre que cette habitude d'appeler les étrangers de distinction, aussi bien que les personnages importans du pays, à ces grandes assemblées. La nation peut ainsi connaître personnellement, outre ses propres chefs, ceux qui représentent auprès d'elle les nations étrangères. M. Ingersoll n'est pas seulement le ministre des États-Unis auprès du gouvernement anglais, il a eu déjà plusieurs fois l'occasion de parler publiquement à des ''meetings'', et ses discours, reproduits par tous les journaux, sont lus dans l'Angleterre entière. Tout le monde aujourd'hui connaît M. Ingersoll et ses argumens en faveur de l'émigration anglaise en Amérique. Il en est de même d'Halliburton. Sans cette occasion, la plupart de ceux qui étaient présens n'auraient jamais vu l'honnête visage de Sam Slick et entendu sa parole pleine d'une bonhomie facétieuse. Aujourd'hui l'auditoire, qu'il a amusé par ses saillies et qui a ri de si bon cœur en l'écoutant, ne l'oubliera plus, et je suis pour mon compte heureux de l'avoir vu.
 
Le discours du président, lord Ashburton, me parait particulièrement digne de remarque au milieu de tous ceux qui ont été prononcés. Le noble lord a développé cette idée, que, de toutes les industries britanniques, l'agriculture était la plus florissante, la plus perfectionnée, et il a eu raison. « D'autres nations, a-t-il dit, peuvent nous disputer la palme pour les manufactures et le commerce : la France produit de plus belles soieries, la Suisse de meilleures cotonnades, l'Amérique nous égale pour la navigation; mais le produit de l'agriculture anglaise est sans égal. Le monde entier vient apprendre l'agriculture à notre école. » L'orateur s'est d'autant plus félicité de ce succès qu'eu égard aux risques de tout genre qui menacent le cultivateur, l'agriculture lui parait le plus difficile, le plus chanceux de tous les arts, celui qui fait le plus grand honneur à l'énergie humaine. L'existence du cultivateur ne lui parait comparable qu'à celle du marin qui conduit sa barque au milieu des tempêtes de l'océan. « Comme le marin, s'est-il écrié, vous luttez sans cosse contre les vicissitudes des élémens. Vous ne pouvez arrêter les déluges de pluie, mais vous écoulez par le drainage l'humidité surabondante; vous ne pouvez prévenir la sécheresse, mais vous pulvérisez la terre par vos machines à une telle profondeur, vous donnez une telle vigueur aux plantes par vos engrais, que vous la défiez; vous ne pouvez empêcher la multiplication des insectes nuisibles, mais vous pressez par des moyens artificiels la végétation de vos turneps de manière à leur échapper. Vous avez inventé des races d'animaux qui vous permettent de faire un bœuf dans vingt mois et un mouton dans quinze; vous avez appelé la vapeur à vous aider dans votre œuvre, et la vapeur vous a obéi; en un mot vous avez ôté à l'agriculture son caractère empirique pour en faire la première des sciences et le premier des arts, ralliant sous une direction unique, dans une intime coopération, les travaux du chimiste, du physiologiste et du mécanicien. Oui, nous les cultivateurs d'Angleterre, plus contrariés qu'aucune autre industrie par la nature, accablés en outre de lourdes charges, nous avons par notre courage et notre persévérance élevé notre profession au premier rang; ''nous avons fait de grands et généreux sacrifices au bien public, et après ces sacrifices, nous avons fait de plus grands progrès que ceux mêmes qui nous les avaient demandés''! »
 
Ces derniers mots résument parfaitement la situation actuelle des esprits en Angleterre, et notamment dans la classe agricole. Bien différens des Français, qui se plaignent toujours, les Anglais n'aiment pas à se plaindre; ils ne se plaignent jamais longtemps. Habitués de temps immémorial à ne compter que sur eux-mêmes, ils sont mal à l'aise dans l'opposition. Leur système de gouvernement étant à leurs yeux le meilleur qui existe, quiconque est en définitive condamné par la majorité doit avoir tort, et une libre carrière étant ouverte à tous les efforts individuels, quiconque ne sait pas faire ses affaires doit être un maladroit. Ils tiennent donc à réussir dans ce qu'ils font, autant par amour-propre que par intérêt, et plus ils rencontrent d'obstacles devant eux, plus ils sont jaloux de les surmonter. Après l'abolition des ''corn laws'', il y a eu parmi les agriculteurs un moment de découragement à peu près universel. Tant qu'on a cru possible de revenir sur la mesure, on a jeté les hauts cris; mais dès qu'on a vu que c'était impossible, on a pris son parti, et peu à peu l'optimisme naturel est revenu. Vous rencontrez aujourd'hui nombre de gens qui vous disent que les ''corn laws'' ont fait le plus grand tort à l'agriculture nationale et que ses véritables progrès vont dater de leur abolition, ce qui est très exagéré sans doute, mais avec un fonds de vérité, au moins pour ce qui concerne l'avenir.
 
Dans ce pays, où la terre produit déjà en moyenne deux fois plus qu'en France, il est maintenant généralement reconnu qu'on peut doubler encore la production. Les cultivateurs eux-mêmes en conviennent. Le progrès n'est pas encore réalisé, mais on le sent, on le voit venir, on en possède tous les élémens; cela suffit. L'agriculture reprend le haut ton et réclame de nouveau sa place, par la voix de lord Ashburton, à la tête des industries nationales. Noble et frappant spectacle assurément et qui fait le plus grand honneur à cette nation vigoureuse ! « Nous nous endormions dans la protection, vous disent aujourd'hui de simples fermiers, nous ne faisions pas tout ce que nous pouvions faire; nous avions d'ailleurs toujours devant nous un inconnu, nous n'osions pas nous lancer dans la crainte que l'abolition des ''corn laws'', réclamée par tant de puissans intérêts, ne vint nous surprendre; aujourd'hui le nuage est dissipé, le monstre que nous redoutions est venu, nous l'avons mesuré, et nous avons vu qu'il n'était pas si terrible; le sol est affermi sous nos pas, nous n'avons plus rien à craindre, nous ne dépendons plus que de Dieu et de nous.»
 
Une circonstance inattendue pour beaucoup de monde, quoique depuis longtemps prévue et prédite, est venue depuis quelque temps fortifier cette confiance, on avait travaillé dans la persuasion que les prix des denrées agricoles resteraient ce qu'ils étaient depuis 1848, c'est-à-dire d'environ 25 pour 100 au-dessous des anciens, et au moment où l'on espérait regagner par une culture perfectionnée cette différence sur le prix de revient, les prix ont recommencé à monter. Depuis six mois environ, malgré l'accroissement continu de la production nationale, malgré les importations de blé et de viande, que le monde entier envoie en Angleterre, une hausse persistante s'est déclarée. L'immense essor que le ''ftee trade'' a donné au commerce et qui se manifeste par les rapports officiels sur les importations et exportations, la prodigieuse prospérité qui en résulte pour toutes les classes de la nation et qui se révèle à son tour par les états du revenu public, ont augmenté la consommation à un tel point, que les moyens d'approvisionnement redeviennent insuffisans. Les pluies continues de l'été, en donnant des inquiétudes sérieuses sur la récolte, ont précipité le mouvement. Dans le seul marché de lundi dernier, à Londres, le blé a monté de 3 shillings; le quarter de froment, qui se vendait 40 shillings il y a un an, en vaut aujourd'hui 54, soit 23 fr. l'hectolitre au lieu de 17. La viande avait déjà subi une augmentation analogue, et le troisième des grands produits agricoles anglais, la laine, avait dû au redoublement d'activité des manufactures, à la diminution des arrivages de l'Australie depuis la fièvre de l'or, une hausse non moins forte.
 
Ainsi, l'agriculture gagne à la fois des deux mains; elle augmente ses produits, elle diminue ses frais, et elle vend aussi cher qu'autrefois. Cette hausse, qui lui est si avantageuse, n'a d'ailleurs rien d'artificiel et de forcé; c'est la conséquence de la nature des choses et non d'un privilège légal, l'agriculture peut en profiter eu toute sûreté de conscience. Elle sera sans doute suivie d'une nouvelle baisse, car de toutes parts le génie commercial est en quête de nouveaux moyens d'approvisionnement; le besoin qu'on a des blés de la Mer-Noire et de la Baltique est la grande cause qui arrête la guerre contre la Russie; on va jusqu'en Amérique chercher d'énormes quantités de farine et de maïs. La concurrence réduit partout les frais de transport; aujourd'hui un bœuf vient du centre de l'Irlande à Londres pour 25 francs, la distance est de 511 milles anglais ou plus de 200 lieues; de Rotterdam à Londres, le port d'un bœuf est de 18 francs, celui d'un veau de 6 francs, celui d'un mouton de 3 fr. Malgré ces facilités, il ne parait pas probable que la baisse future soit jamais aussi forte qu'après 1848. Bien que, depuis trente-huit ans, 3 millions et demi d'Anglais, Ecossais ou Irlandais, aient quitté le royaume-uni pour les régions les plus lointaines ; bien que l'émigration se soit élevée l'année dernière à 1,000 personnes par jour, le flot de la population monte toujours, au moins dans la Grande-Bretagne, et la demande de travail inouïe plus vite encore. Au train qu'ont pris les choses, on ne serait pas surpris de voir bientôt la viande, à Londres à 1 shilling la livre anglaise, ou 3 fr. le kilo. Quel immense surcroît de consommation une pareille hausse suppose!
 
Le colonel Challoner a porté un toast à l'union de l'agriculture, des manufactures et du commerce, ce qui était, sous une autre forme, la reproduction des opinions émises par lord Ashburton. Lord Harrowby en a porté à son tour un aux classes laborieuses, qu'il a accompagné de quelques nobles paroles, et qui n'était encore que l'expression de cette grande idée, que tous les intérêts bien entendus sont solidaires, ceux des classes Inférieures avec ceux des classes supérieures, aussi bien que ceux de l'agriculture avec ceux de l'industrie et du commerce. Quand une nation en est là, tout devient possible pour elle, el un avenir indéfini s'ouvre pour la grandeur nationale comme pour la prospérité des individus. Il y a déjà longtemps qu'on s'en doute en Angleterre, car Pope, l'a dit un des premiers dans un vers admirable, ''toute discorde n'est qu'une harmonie incomprise'' :
 
::All discord harmony not understood.
 
Tel est le résumé rapide de cette belle fête. L'année prochaine, le ''meeting'' de la Société royale se tiendra à Lincoln, au centre du Comté le plus florissant peut-être sous le rapport agricole. Ceux qui ont fait cette année le voyage de Glocester pour voir l'exposition ont pu compléter leur excursion en visitant, à peu de distance de cette ville, le collège royal agricole de Cirencester. Ce collège a été fondé en 1845 par une société de souscripteurs, sous le patronage du prince Albert; les plus grands noms de l'aristocratie anglaise figurent parmi les souscripteurs comme parmi ceux de la Société royale. On y enseigne les sciences au point de vue de la culture. Une ferme de 700 acres ou 280 hectares, louée à lord Bathurst, y est annexée; les bâtimens sont disposés pour recevoir 200 élèves. Le collège royal de Cirencester a été fondé quelques années avant notre institut agronomique, et il lui a survécu, bien que les pertes, s'il y en avait, dussent être supportées par des bourses privées. Voilà encore une l> cou que nous donnent nos voisins.
 
Agréez, etc.
 
 
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<small>(1) Voyez sur Halliburton la ''Revue'' du 15 avril 1841 et du 15 février 1850. </small><br />
 
===VI. La Vie agricole des comtés du sud de la Grande-Bretagne===
 
 
<center>I</center>
 
En poursuivant notre voyage agronomique en Angleterre, nous sommes arrivés à la région du centre. Les premiers comtés qui s'offrent à nous à l'ouest de Londres sont, ceux de Buckingham, de Berks et d'Oxford, qui n'offrent aucun trait bien saillant, et dont l'agriculture n'est ni au-dessus ni au-dessous de la moyenne.
 
Le Buckingham contient 190,000 hectares, et sa population n'est que de 150,000 âmes, ce qui révèle au premier abord en Angleterre un pays exclusivement agricole. Le partage des terres entre les diverses cultures, entre les grandes, les petites et les moyennes fermes, est à peu près égal ; il en est de même des plaines et des collines, des terres fortes et des terres légères. Au milieu du comté est située la vallée d'Aylesbury, qui passe pour une des plus fertiles du royaume. Le sol de cette vallée est tout en herbages. Les fermes y sont plus grandes que dans le reste du comté; la rente y est aussi deux fois plus élevée. Un tiers à peu près de ces pâturages est consacré a l'engraissement des moutons, un tiers à l'engraissement, du gros bétail, un tiers à la nourriture dos vaches laitières. Un des produits les plus estimés d'Aylesbury est une espèce magnifique de canards blancs, qu'on élève surtout dans les ''cottages'' des petits cultivateurs, et qui font, avec John Hampden, l'orgueil du comté de Buckingham.
 
Le Berkshire touche au comté de Surrey, en remontant la Tamise. La nature du sol y est très variée; à l'est, c'est le même terrain sablonneux et pauvre que dans les comtés de Surrey et de Hants : là se trouvent la forêt de Windsor et des étendues de landes incultes ; ailleurs, ce sont des collines calcaires ou ''downs'', de la même nature que ceux de Sussex et de Dorset, - et au nord de ces ''downs'', une vallée renommée par sa fertilité, qu'on appelle la ''Vallée du Cheval blanc'', parce qu'on a cru trouver la forme d'un cheval dans une des collines crayeuses qui la bordent. La principale industrie de la vallée est la fabrication du fromage qui passe dans le commerce pour fromage de Glocester. Les collines calcaires nourrissent des troupeaux de moutons qui appartiennent à l'espèce des ''sotih-downs'', originaires de dunes analogues. Du côté de Faringdon, on engraisse beaucoup de cochons, la race du comté de Berks étant une des meilleures de l'Angleterre. On y trouve peu de grandes fermes et beaucoup de petites, il reste même quelques ''yeomen'' ou petits propriétaires cultivant eux-mêmes.
 
Parmi les novateurs, on parle avec éloges d'une ferme dirigée près de Reading, par sir John Conroy, gentilhomme nourri dans les camps et dans les cours, qui s'est adonné à la culture depuis quelques années seulement, et qui parait, avoir obtenu un grand succès. Cette ferme a 320 acres ou 128 hectares; sir John a commencé par un travail général de drainage et de défoncement qui lui a coûté 750 fr. par hectare; ce début doit faire juger de ce qui a dû suivre. Mais la ferme la plus célèbre du Berkshire est celle de M. Pusey, membre du parlement, président actuel de la société d'agriculture d’Angleterre. Cette ferme contient environ 150 hectares; toutes les parties de la culture y sont également soignées, mais on admire surtout ce qui est fait pour l'élève et l'engraissement des moutons. Le troupeau se compose de 800 têtes, dont moitié de brebis portières. L'hiver, il est nourri de racines, et l'été dans des prairies arrosée. Ces prairies sont ce qu'il y a de plus remarquable chez M. Pusey. Il a fait venir du Devonshire un irrigateur expérimenté; les travaux lui ont coûté environ 350 francs par hectare. Le produit parait énorme, puisque sur une étendue de 2 acres ou 80 arcs, il prétend nourrir pendant les cinq mois d'été 73 beaux moutons ''south-down'', ou 90 par hectare. Les moutons sont enfermés sur les prairies dans des parcs : on déplace les parcs quand l'herbe est mangée, on en ôte l'eau avant d'y mettre les mourons, et on l'y remet dès qu'ils sont sortis. M. Pusey affirme que, nourris ainsi et finis ensuite à l'étable avec des grains et des tourteaux, ils sont gras à un an et vendus à un haut prix pour la boucherie. Malgré ces beaux produits et ceux obtenus dans les autres branches, l'opinion générale est que M. Pusey ne fait pas de bénéfices. Il n'en rend pas moins de grands services à l'agriculture. Il est arrivé, tout le monde le reconnaît, à quadrupler le nombre des moutons engraissés et à doubler la quantité des céréales produites dans sa ferme; d'autres chercheront à obtenir des résultats semblables par des moyens plus économiques, et y réussiront probablement.
 
La rente moyenne dans le comté d'Oxford est la même que dans le Bucks et le Berks, et présente, suivant les districts, les mêmes inégalités. Nulle part peut-être dans la Grande-Bretagne, le sol n'offre tant de diversité. La rente des terres légères atteint en moyenne 100 francs, mais, l'argile d'Oxford étant au moins aussi tenace que celle de Londres, la rente des terres argileuses arrive à peine à 25. Quelques fermes ont même été abandonnées, depuis la baisse des prix, à cause des frais qu'elles exigeaient, et qui ne pouvaient être avancés pour le moment ni par les propriétaires ni par les fermiers. L'assolement suivi dans ces terres argileuses est encore l'ancien assolement triennal : blé, avoine, jachère; - dans les terres légères, c'est l'assolement de Norfolk, que la richesse accompagne comme toujours. L'ouest du comté en est la plus mauvaise partie. On y trouve, entre autres grandes propriétés, celle de Blenheim, appartenant au duc de Marlborough. Le château donné par la nation au vainqueur de Louis XIV passe avec raison pour un des plus beaux monumens de l'Angleterre; le parc a plus de 1,000 hectares, et les terres s'étendent bien au-delà. Pendant la dernière crise, presque tous les fermiers ont déserté, le duc actuel s'étant refusé à toute concession sur les rentes, et il a été forcé de faire exploiter lui-même par des agens. Cette conduite a été sévèrement jugée en Angleterre, où l'opinion impose aux ''landlords'' une grande bienveillance envers leurs fermiers; il est d'ailleurs plus que probable que le duc n'a pas fait ses frais. Le long de la Tamise et des autres rivières s'étendent d'excellentes prairies qui fournissent du beurre pour le marché de Londres. Entre le comté d'Oxford et celui de Buckingham s'élève encore une chaîne de collines calcaires ou ''downs'', nommée les ''chiltern-hills''.
 
En somme, quiconque veut voir comme un résumé de l'agriculture et du sol de l'Angleterre doit aller visiter le comté d'Oxford et ses voisins. D'autres motifs y attirent le voyageur : la ville d'Oxford est assurément une des plus curieuses des trois royaumes, et le château de Blenheim, avec sa magnifique collection de tableaux, mérite d'être visité. On trouve dans ce comté comme un échantillon de toutes les cultures, de toutes les terres, de toutes les rentes, de tous les modes d'exploitation, et l'ensemble donne une moyenne conforme à la moyenne générale. Ajoutez qu'Oxford est aujourd'hui aux portes de Londres et qu'on y va en très peu d'heures par le chemin de fer. Il n'y a que l'Angleterre industrielle et commerçante qui y manque, et le voisinage de Londres et de Bristol n'en tient lieu qu'imparfaitement.
 
Le comté de Wilts se divise en deux parties fort distinctes, le nord et le sud. Les productions agricoles de ces deux moitiés diffèrent comme leur constitution géologique : le nord, formé de fraîches vallées où coulent les affluens de l'Avon, est un pays d'herbages et de vacheries; le midi, qui se compose de grands plateaux calcaires comme le Dorset, est une région à céréales et à moutons; on y trouve le fameux plateau connu sous le nom de ''plaine de Salisbury'', où s'élève le monument druidique de Stone-Henge. Dans le nord, la rente monte jusqu'à 100 francs l'hectare et au-delà; dans le midi, elle tombe au-dessous de 50. Dans le nord, les fermes n'ont qu'une étendue plutôt petite que grande, de 25 à 100 hectares par exemple; dans le midi, elles sont immenses; on en trouve de 1,000 et 2,000 hectares; le plus grand nombre est d'environ 500. Les fermiers du nord, n'exploitant que de petites fermes, sont en général des hommes sans capital, travaillant par leurs bras et ceux de leurs familles; ceux du midi sont au contraire pour la plupart de riches spéculateurs, et cependant la prospérité du nord n'a pas reçu d'atteinte, tandis que le sud a été un des pays les plus travaillés par la crise.
 
C'est que dans le sud la culture des céréales avait pris trop de développement. La plaine de Salisbury présente à l'œil l'aspect d'un vaste désert où quelques fermes se cachent de loin en loin dans des plis de terrain, et où s'étendent à l'infini des champs de blé sans arbres et sans clôtures. Ces immensités maigres et brûlantes servaient uniquement autrefois de pâturages à moutons, mais le haut prix des grains avait peu à peu entraîné à les transformer en terres arables, et cette transformation, bien que lucrative au premier abord, n'avait pas toujours été judicieuse. C'est surtout à ces sortes de terres que pense Ricardo quand il affirme que l'on commence par cultiver en blé les bonnes terres, puis les médiocres, puis enfin les mauvaises, et que la demande croissant toujours avec la population, c'est la denrée la plus chèrement obtenue qui règle le prix du marché. Cet axiome mathématique, vrai au moment et pour le pays où il a été émis, a été démenti plus tard dans plus d'une circonstance. L'Angleterre est en train de le reprendre à rebours, en abandonnant successivement la culture des céréales dans les terres mauvaises ou médiocres, et le sud du Wiltshre en sait quelque chose. C'est une détestable condition, en économie rurale comme en économie industrielle, que de produire plus chèrement que tout autre, même quand on commande accidentellement le marché, et le plus prudent est de ne pas s'y fier.
 
On paraît d'ailleurs avoir fait dans cette région une application excessive et mal entendue du principe de la grande culture. La grande culture est excellente quand elle diminue les frais de production, elle ne vaut rien quand elle les accroît. Il n'y a rien d'absolu dans ce monde. Les deux parties de l'Angleterre qui souffrent le plus sont le ''Weald'' de Susses et le sud du Wiltshire; dans l'une, le mal vient principalement de ce que les fermes sont trop petites; dans l'autre, de ce qu'elles sont trop grandes. Le meilleur système de culture est tout uniment celui qui, dans une situation donnée, paie à la fois les meilleures rentes, les meilleurs profils et les meilleurs salaires; or ce n'est pas pour le moment l'état du sud du Wiltshire, avec ses fermes démesurées, car propriétaires, fermiers et ouvriers, tout le monde souffre; nulle part en Angleterre, les salaires ne sont plus bas, nulle part le nombre des pauvres n'est plus grand. Un des premiers remèdes indiqués est la division de ces vastes fermes qui exigent l'emploi d'un trop grand capital et entraînent des pertes notables de temps et de force; le second sera probablement la réduction de la sole de céréales et le retour à une économie rurale mieux appropriée à la nature du sol.
 
Un tout autre spectacle nous attend dans les comtés du centre proprement dits : ceux de Warwick, Worcester, Rutland, Leicester et Stafford. Placés entre la région de l'ouest ou des herbages et celle de l'est où domine l'assolement quadriennal, cette région présente l'heureuse association de ces deux systèmes; c'est le plus riche pays de culture de l'Angleterre.
 
Commençons par le comté de Warwick, où se révèle au premier abord la principale cause de cette grande prospérité rurale. Nous n'avons visité jusqu'ici que des pays exclusivement agricoles ou du moins peu industriels, où les débouchés abondent sans doute plus que dans les trois quarts de notre France, à cause du voisinage de l'immense ville de Londres et des nombreux ports de la côte, mais où la surexcitation que donnent les manufactures manque presque absolument. En mettant le pied dans le comté de Warwick, nous entrons dans la région industrielle, et nous nous trouvons, pour commencer, en face de Birmingham et de ses annexes. La population du comté a plus que doublé depuis cinquante ans : elle dépasse aujourd'hui deux têtes humaines par hectare. Les quatre cinquièmes de cette population se livrent à des travaux industriels, d'où il suit qu'un hectare est sollicité à produire la nourriture de deux personnes, qu'un agriculteur qui porte ses produits sur le marché y trouve quatre consommateurs pour se les disputer, et que ces consommateurs, gagnant tous de forts salaires, ont de quoi payer les denrées qu'ils achètent un prix élevé. Comment l'agriculture ne prospérerait-elle pas dans de pareilles conditions?
 
Il ne faut pas s'imaginer que le sol du Warwick soit partout excellent. Tout le nord du comté était autrefois une immense lande couverte de bruyères et de bois, ce qu'on appelait une forêt. Aujourd'hui la moitié des terres est en herbages et l'autre moitié en terres arables, soumises, autant que possible, à l'assolement de Norfolk ; un quant seulement du sol produit ainsi des céréales pour la nourriture de l'homme, et la fertilité de ce quart, ainsi que du reste des terres, est constamment accrue, non-seulement par l'engrais qu'y dépose une immense quantité d'animaux, mais par des masses d'engrais supplémentaires achetés dans les villes manufacturières, et transportés à peu de frais par les canaux et les chemins de fer qui traversent le pays. Il ne faut pas s'imaginer non plus que la grande culture domine dans le Warwick et dans les autres comtés industriels; la moyenne des fermes est d'environ 60 hectares: il y en a beaucoup plus au-dessous qu'au-dessus. Enfin ce n'est pas la longueur des baux qui a beaucoup influé sur le développement agricole ; les fermes sont généralement louées à l'année; le ''tevant right'' lui-même est inconnu. Les fermiers n'en font pas moins de grands sacrifices pour améliorer le sol qu'ils cultivent, et bien que la rente ait doublé depuis 1770, ils ne se plaignent pas de leurs propriétaires. Tout s'arrange aisément quand on gagne de part et d'autre. Les salaires profitent à leur tour de cette prospérité; ils sont en moyenne de 2 fr. par jour de travail.
 
Un fermier de Warwick, dans les conditions les plus ordinaires, exploite une ferme de 60 hectares ou 150 acres, dont il paie 6,000 fr. de loyer, acquitte en outre les taxes qui s'élèvent à 1,500 fr., donne à ses ouvriers d'excellens salaires, et se fait à lui-même, sans beaucoup de peine et de souci, un revenu de 3,000 francs. Ce n'est pas sans doute un aussi grand seigneur que les opulens fermiers du Lincoln et du Norfolk; mais pour nous, Français, qui aimons avant tout la richesse moyenne, cette organisation rurale, a quelque chose de plus satisfaisant encore, en ce qu'elle associe un plus grand nombre de familles à la prospérité commune. La terre est plus productive en somme; le produit brut et le produit net sont l'un et l'autre un peu plus élevés, et une population plus condensée jouit d'une aisance moyenne au moins égale. Une promenade dans ce riant comté est un enchantement perpétuel; les châteaux historiques de Kenilworth et de Warwick, les bords pittoresques de l'Avon, donnent un attrait de plus à cette excursion, que peut couronner l'immense étude des manufactures dé Birmingham; et pour que rien ne manque à ce résumé des merveilles de l'Angleterre, la grande ombre de Shakspeare vous accompagne dans ce pays, où il est né.
 
Dans l'état actuel de nos campagnes, il n'y a peut-être aucune partie de la France qui puisse soutenir la comparaison avec le comté de Warwick; notre sol n'est a peu près nulle part aussi soigneusement paré par la main de l'homme. Ces Anglais connaissent d’ailleurs toutes leurs richesses, tandis que nous ne connaissons pas les nôtres. Il n'y a pas de paysage anglais un peu plus frais ou un peu plus fertile que les autres qui n'ait immédiatement sa renommée, et qui ne soit connu au moins de nom par tout le monde. Chez nous au contraire, que de riantes vallées, de plaines fécondes et de coteaux aux gracieux contours, qui étalent au soleil leurs splendeurs ignorées sans qu'aucun œil curieux vienne les visiter! Nos voisins sont fiers à juste titre des magnifiques châteaux qui peuplent leur île; mais, même sous ce rapport, nous ne sommes pas aussi inférieurs qu'on pourrait le croire : nos campagnes n'ont pas toujours été aussi désertées par les familles opulentes que depuis un siècle environ, et avant 1789 nous étions au moins aussi riches qu'eux en belles résidences rurales. Après toutes les démolitions accomplies tantôt par la rage révolutionnaire, tantôt par une sauvage spéculation, on pourrait encore, en cherchant bien, retrouver chez nous assez de châteaux des trois derniers siècles pour les opposer aux plus célèbres manoirs anglais; seulement les notres tombent en ruines, tandis que les leurs, conservés avec un soin religieux, agrandis de génération en génération, vénérés de tous comme un patrimoine national, restent debout et impérissables. Leurs ruines mêmes, quand ils en ont, ce qui est rare, sont entretenues avec amour; ils vont jusqu'à en simuler quand ils en manquent, et le goût des constructions dans le style aigu et tourmenté, qui a reçu le nom de Tudor, est poussé jusqu'au ridicule.
 
Ce que je viens de dire du Warwickshire s'applique également aux comtés de Worcester et de Leicester, ses voisins. La vallée de l'Avon se continue dans le Worcester avec les mêmes grâces et la même fécondité. Le Leicester est peut-être plus riche encore. C'est surtout dans les terrains de lias que les herbages réussissent, et il y a beaucoup de terrains de ce genre dans le Leicester. La petite ville de Melton-Mowbray est dans la belle saison le rendez-vous des amateurs de la chasse au renard ; elle doit ce privilège à la configuration de son sol, légèrement accidenté, où de molles rivières, coulant à pleins bords, serpentent paresseusement au milieu de grasses prairies entrecoupées de haies; toutes les conditions exigées pour le ''steeple-chase'' se trouvent réunies. C'est aussi dans ce comté que se fabrique le laineux fromage de Stilton, et que se trouve la ferme de Dishley-Grange, autrefois occupée par Rakewell, d'où est sorti le grand principe de la transformation des animaux domestiques, une des plus utiles conquêtes du génie humain. Malgré sa prospérité traditionnelle, le Leicester n'a pas été tout à fait à l'abri de la crise. Comme la plupart des pays d'herbages, il s'était endormi dans son succès; comme eux aussi, il s'était trop laissé envahir par la petite propriété et la petite culture : petits propriétaires et petits fermiers se sont trouvés également sans défense contre la baisse. Quelques changemens de personnes sont devenus nécessaires, et s'effectuent assez rapidement. Le petit comté de Rutland, qui n'a pas 40,000 hectares, ressemble en tout au Leicester.
 
Le comté de Stafford est peut-être le plus grand exemple qui existe en Angleterre, avec le comté de Lancastre, de la puissante influence que le voisinage de l'industrie exerce sur le développement agricole. Ce pays est naturellement aride et sauvage, à l'exception de la vallée de la Trent et de quelques autres. Les montagnes qui le traversent s'élèvent à 1,000 pieds anglais au-dessus du niveau de la mer. Les districts industriels sont situés précisément dans les parties les moins fertiles; ils se divisent en deux groupes : les poteries au nord, qui s'approchent du comté de Lancastre, et les usines métalliques au sud, qui vont jusqu'aux portes de Birmingham. Grâce aux progrès sans exemple qu'ont faits et que font tous les jours ces industries, la population du comté est aujourd'hui de plus de 600,000 âmes sur une étendue totale de 300,000 hectares. Quand une pareille population est rassemblée sur un point, il faut que la terre soit bien rebelle pour qu'elle ne soit pas forcée de produire. Aussi la rente dans le Stafford s'élève-t-elle en moyenne presque aussi haut que dans les comtés de Worcester, de Warwick et de Leicester. Le seul produit des poteries est évalué par les économistes anglais à 1,500,000 liv. st., ou plus de 37 millions par an; les usines à fer produisent annuellement 600,000 tonnes; cette richesse reflue sur l'agriculture.
 
La grande propriété domine dans le Stafford, comme dans tous les pays originairement peu fertiles. Le duc de Sutherland, comme héritier des lords Stafford, le comte de Lichtfield, lord Willoughby, lord Talbot, lord Hatherton, le marquis d'Anglesea, sir Robert Peel, sont les plus grands propriétaires du comté. Les fermes sont généralement louées à l'année, et les fermiers le préfèrent, ce qui indique tout de suite d'excellens rapports entre le propriétaire et le tenancier. La crise s'est parfaitement passée; les propriétaires ont eu peu de concessions à faire, leurs fermes étant en général louées à un taux modéré, et les fermiers étant assez a l'aise pour supporter momentanément une réduction de profits. Les salaires sont de 2 francs par jour de travail, et la taxe des pauvres, thermomètre infaillible de l'aisance des classes laborieuses, est très peu élevée; dans les domaines de lord Hatherton, il arrive souvent qu'il n'y ait pas un seul pauvre ayant besoin de secours. Dans tout le comté, le nombre des pauvres ne s'élève en moyenne qu'à 4 pour 100 de la population totale, tandis que dans le Wilts il monte à 16 pour 100. C'est encore l'assolement de Norfolk qui a produit celle prospérité. Partout où cet assolement se rencontre avec la grande propriété et le développement industriel, l'agriculture anglaise arrive à son apogée. Le Stafford y joint les bienfaits de l'irrigation, qui a transformé des pentes stériles en excellentes prairies.
 
Les principales fermes du pays sont celle de lord Hatherton, à Teddesley, qui n'a pas moins de 1,700 acres ou 720 hectares, celle du duc de Sutherland à Trentham, et enfin Drayton-Manor, résidence de sir Robert Peel. Il est assez curieux de voir comment sir Robert, grand propriétaire lui-même, a résolu pour ses affaires privées la question qu'il avait si résolument posée dans un intérêt public. Tout le monde se rappelle la fameuse lettre à ses tenanciers du 24 décembre 1849; le programme qu'elle contenait a été exécuté. Sir Robert a fait drainer presque toutes ses terres à ses frais, sous la direction de M. Parkes, à la condition que les fermiers lui paieraient 4 pour 100 de la dépense, ce qu'ils ont accepté, toutes les rentes ont été révisées, très peu ont été réduites, parce qu'elles étaient en général modérées, et pour tout dire en un mot, les fermiers à qui l'on a offert des baux les ont refusés; ils aiment mieux continuer à louer à l'année leurs fermes, que la plupart d'entre eux exploitent de génération en génération. Les propriétés de sir Robert Peel sont un modèle de bonne administration; l'excellent entretien des bâtimens ruraux, l'état des chemins, les travaux de nivellement et de drainage, la construction de bons cottages pour les ouvriers avec jardins attenans, tout annonce chez le maître la richesse et la libéralité; de leur côté, les fermiers, pleins de confiance dans leur ''landlord'', n'hésitent pas à faire des avances à la terre qui la leur rend avec usure; partout les instrumens les plus perfectionnés, les semences les plus choisies, les pratiques les plus productives, partout aussi les plus belles récoltes et les plus beaux animaux; les journaliers eux-mêmes travaillent avec plus d'ardeur, sûrs qu'ils sont d'une sorte de providence qui veille sur eux et satisfait d'avance à leurs besoins. C'est là, comme chez le duc de Bedford, le duc de Portland, lord Hatherton, qu'on peut voir l'idéal du grand propriétaire anglais, qui se considère comme ayant au moins autant de devoirs que de droits, et qui fait tourner au profit de la population qu'il gouverne, comme de la terre qui fructifie entre ses mains pour le plus grand bien de la communauté, la fortune dont il n'est en quelque sorte que le dépositaire.
 
Au nord des vertes plaines du Leicester, s'élèvent les premiers étages des montagnes qui forment les deux comtés de Nottingham et de Derby. Les montagnes proprement dites ne commencent que dans le Derby, et le Nottingham n'est encore qu'une série de collines plus ou moins élevées, mais qui participe déjà de la nature des hauteurs voisines. Dans les temps antiques, la forêt de Sherwood, célèbre par les exploits de Robin Hood, en couvrait la plus grande partie. Aujourd'hui la forêt a presque partout disparu devant les progrès de la charrue; mais ce qui avait causé l'abandon de ces immenses terrains, - la maigreur naturelle du sol, - est resté. Par un privilège particulier à l'Angleterre, la stérilité même de l'ancienne forêt a eu une conséquence heureuse : elle est demeurée la propriété d'un petit nombre de grands seigneurs qui s'y sont taillé à leur aise de beaux parcs et de vastes domaines. Le canton s'appelle en Angleterre la ''Duckery'' parce que nulle part on n'y trouve réunies autant de résidences ducales. Là sont les somptueuses habitations des ducs de Newcastle et de Portland, des comtes Mawvers et de Scarborough. Ajoutons que, dans le coin le plus reculé de la poétique forêt, non loin des vieux chênes encore debout qui passent pour avoir abrité Robin Hood, s'élève le monastère à demi détruit île Newstead, où est né et où a grandi lord Byron. Quiconque visite cette solitude comprend mieux comment s'est formé, entre les ruines où reviennent les fantômes des moines dépossédés et les bois solitaires où revivent les légendes des audacieux ''outlands'', le sombre génie qui en est sorti.
 
Le duc de Portland, le plus grand propriétaire de ces parages, est en même temps un des agronomes les plus passionnés de l'Angleterre. Dans sa longue et honorable carrière, - car il a maintenant plus de quatre-vingts ans, et il a eu la douleur de voir mourir avant lui le second de ses fils, lord George Benlinck, celui-là même qui avait pris un instant la direction du grand parti tory, - il n'a pas laissé passer un seul jour sans employer la puissance de son nom et de sa fortune à des améliorations agricoles. Grâce à lui, les environs de la petite ville de Mansfield ont changé de face et présentent aujourd'hui une riche culture, au lieu des landes qui les couvraient autrefois. Le plus remarquable de ses travaux estime gigantesque entreprise d'irrigation aux portes mêmes de Mansfield. Les eaux d'une petite rivière ont été détournées pour former un large canal qui arrose 160 hectares. Ce beau travail a coulé 1 million. Le produit brut qu'on en retire aujourd'hui est évalué à 6 ou 700 francs par hectare. On y fait deux coupes de foin par an, et le reste de l'année ces prairies sont livrées à des brebis ''south-down'' qui y trouvent une nourriture abondante. Rien ne donne plus l'idée de la puissance et de la richesse que la ferme de Clipstone, dont elles dépendent et qui n'a pas moins de 1,000 hectares. Les bâtimens en sont grandioses, et l'immense cour pavée où un nombreux troupeau de bœufs écossais de la race d'Angus parque en plein air toute l'année, au milieu de monceaux de foin, offre un spectacle original et frappant.
 
Les domaines dos ducs de Newcastle et de Portland se distinguent encore par un autre genre de culture, des semis et des plantations d'arbres de toute espère. J'ai déjà dit que quelques grands seigneurs avaient entrepris de refaire artificiellement de véritables forêts où l'expérience du défrichement n'avait pas réussi; on peut voir là combien ces forêts, semées et plantées par l'homme, composées d'essences de choix, dégagées de toute végétation parasite, soigneusement éclaircies, cultivées enfin avec tout l'art possible, sont supérieures aux forêts naturelles venues au hasard.
 
Grâce à ces efforts intelligens, les mauvais terrains du comté de Nottingham sont arrivés à produire une rente moyenne de 80 francs, ce qui est énorme pour un pareil sol. Il est vrai qu'à l'action de la grande propriété entre les mains d'hommes dévoués au bien public est venue se joindre l'influence non moins bienfaisante de l'industrie. La ville de Nottingham, qui compte avec ses annexes une population d'environ 100,000 âmes, est le siège de nombreuses manufactures. La population totale du comté a doublé depuis cinquante ans. Dans le même laps de temps, la rente des terres a triplé. Partout ces deux faits marchent de front, et le second est la conséquence du premier. La vallée de la Trent, qui fait exception par sa fertilité avec le reste du pays, est d'une richesse extraordinaire. Près de Nottingham, la terre se loue jusqu'à 250 fr. l'hectare. M. Caird parle d'une ferme, située à près de deux lieues de cette ville, où l'on entretient 50 vaches laitières. Le produit annuel de chacune de ces vaches est de 500 fr. 20 hectares de pâturages les nourrissent l'été, et autant en prairies ou en racines l'hiver, d'où il suit qu'un revenu brut de 25,000 fr. est le produit de 40 hectares.
 
Le comté de Derby passe avec raison pour un des plus pittoresques de l'Angleterre; il est visité dans la belle saison par une foule de curieux. Le charmant village de Matlock, où sont des eaux minérales, et dont le site rappelle les plus belles vallées des Pyrénées, est comme le quartier-général des touristes. De là on fait des excursions dans tous les sens, tantôt sur le sommet des montagnes, tantôt dans le creux des vallons ou ''dales''. La plus intéressante est celle qui conduit à Chatsworth, la magnifique résidence du duc de Devonshire; de véritables grandes routes, libéralement ouvertes à tous, traversent l'immense parc et en font une promenade publique. Tout n'est pas bénéfice dans ces grandes propriétés. Quelque riche qu'on soit, c'est une lourde charge que l'entretien de cet admirable palais, de ces jardins et de ce parc fastueux, dont le public jouit plus que le maître. En Angleterre plus qu'ailleurs, on applique le fameux mot : ''noblesse oblige''; on y respecte profondément les grands noms et les grandes fortunes, mais en leur imposant des nécessités de représentation qui peuvent finir par les ruiner. On peut prévoir le temps où il n'y aura plus de fortune privée suffisante pour entretenir Chatsworth, et alors, de deux choses l'une, ou ce Versailles de l'Angleterre disparaîtra, ou il deviendra une propriété nationale, ce qu'il est on réalité déjà par l'usage qu'on en fait. Il est vrai que le duc de Devonshire est en outre le propriétaire d'une grande partie du comté de Derby, ses propriétés ne s'arrêtent pas aux murs de son parc et s'étendent beaucoup au-delà. Le duc de Rutland a aussi dans le même comté de vastes domaines. Ce dernier possède entre autres tout le pâté de montagnes qui sépare le comté de Derby du comté d'York, et qui forme comme l'épine dorsale de l'Angleterre. La culture cesse forcément à ces hauteurs : on n'y trouve que des bruyères stériles qui s'étendent à perte de vue et qu'on appelle en Angleterre des ''moors''; mais ces terrains incultes sont l'objet d'un autre genre de luxe : ils sont entourés de grands murs enfermant plusieurs lieues carrées, et peuplés de toute sorte de gibier.
 
Les montagnes, moins élevées, qui forment les trois quarts du comté, sont couvertes de pâturages. Le blé y vient mal; l'avoine est la seule céréale qui réussisse. C'est une contrée d'élève, comme en général les pays semblables; on y fait naître des bœufs à courtes cornes et des moutons Dishley qu'on vend ensuite aux fermiers de la plaine, qui les engraissent; on y fait aussi beaucoup de fromages qui, sans avoir la réputation de ceux des grasses vallées de l'ouest, trouvent un débit assuré. En un mot, ce pays ressemble beaucoup aux régions montagneuses du centre de la France, comme l'Auvergne et le Limousin; il en a tout à fait l'aspect, elles mêmes industries y sont usitées. Malheureusement, si les moyens sont les mêmes, la différence des résultats est grande : quand la rente atteint à peine 15 francs par hectare dans le centre de la France, elle dépasse en moyenne 60 francs dans les montagnes du Derby; mais aussi, quand nos départemens du centre manquent de débouchés, le Derby est sillonné de routes et de chemins de fer. On voit partout voler en sifflant les locomotives sur le flanc de rochers escarpés où la chèvre seule semblait pouvoir atteindre.
 
De nouveaux progrès vont s'accomplissant sans relâche sous une demande constante de produits. Parmi les fermes en avant du reste du pays, on en cite deux, celle de Birchills, appartenant au duc de Devonshire, et celle de Stauton, exploitée par son propriétaire, M. Thornhill, toutes deux situées près de Bakewell. La ferme de Birchills a 120 hectares, et celle de Stauton 160. Ces deux fermes sont au nombre des plus grandes que renferme le comte. Beaucoup d'autres n'ont que 20 ou 30 hectares, et si le Derby est un pays de grande propriété, la moyenne et la petite culture y dominent. Les terres du duc de Rutland notamment sont toutes divisées en petites fermes. En somme, cette montagne, que la nature avait faite si improductive, est une des plus heureuses parties de l'Angleterre. L'industrie et l'agriculture y sont dans une juste balance. A ces deux branches de revenu viennent se joindre les dépenses de luxe qu'entraînent des résidences ducales, et le tribut que paient tous les ans à la beauté des sites les voyageurs et les baigneurs de Matlock. La grande propriété et la petite culture se combinent dans une harmonieuse association et se présentent toutes deux avec leurs avantages, la première en modérant le taux des rentes et en multipliant les dépenses utiles, la seconde en augmentant par le travail le produit brut du sol. La population est nombreuse, puisqu'elle ne compte pas moins d'une tête humaine par hectare, et aucune classe ne parait souffrir, même depuis la baisse des prix. Le salaire moyen, ce signe caractéristique de la prospérité d'un pays, est de 2 fr. 25 cent, par jour.
 
 
 
<center>II</center>
 
La région du nord, la dernière qui nous reste à parcourir avant de quitter l'Angleterre proprement dite, s'ouvre par le comté de Lancastre et le West-Riding du comté d'York. Tout prend ici des proportions colossales. Le comté de Lancastre n'a qu'une étendue de 450,000 hectares, et il contient une population de plus de 2 millions d'âmes, près de cinq têtes humaines par hectare. C'est le sud qui est la partie la plus industrielle et la plus peuplée; le port de Liverpool et la grande cité manufacturière de Manchester le couvrent tout entier de leurs ramifications. S'il n'y a pas au monde de contrée plus productive, il n'en est pas non plus de plus triste. Qu'on se figure un immense marais resserré entre la mer et les montagnes, une argile tenace à sous-sol imperméable partout revêche à la culture; qu'on y ajoute le climat le plus sombre, une pluie perpétuelle, un vent de mer froid et constant, et de plus une épaisse fumée voilant le peu de jour que laisse échapper le brouillard, une couche de poussière noire couvrant partout la terre, les hommes et les habitations, et on aura l'idée de ce pays étrange, où l'air et le sol ne semblent qu'un même mélange de charbon et d'eau. Telle est cependant l'influence d'un débouché inépuisable sur la production, que ces champs si mornes, si déshérités, donnent en moyenne une rente de 100 fr., et que dans les environs immédiats de Liverpool et de Manchester la terre cultivée se loue jusqu'à 250. Il n'y a pas beaucoup de sols, parmi les plus favorisés du soleil, qui puissent se vanter de rapporter autant. C'est là surtout qu'on est tenté de s'écrier avec le poète latin devant ces prodiges : « Salut, terre de Saturne, mère féconde des moissons et des hommes ! »
 
::Salve, magna parens frugum, saturnia tellus,
::Magna virùm!.....
 
C'était autrefois un pays de grande propriété et de grande culture: la grande propriété est restée, mais la culture s'est divisée avec le progrès de la population. Même encore, au milieu de cette foule compacte, il y a place pour de nombreux parcs de grands seigneurs; tels sont Knowsley-Park, près de Liverpool, appartenant à lord Derby, Croxteth-Park, à lord Sefton, Childwall-Abbey, au marquis de Salisbury, etc. Ces parcs enlèvent à la culture, proprement dite de grandes étendues et commencent à soulever des murmures parmi les adeptes de l'école de Manchester. Une société s'est formée, sous les auspices du célèbre Cobden, pour acheter de grandes propriétés et les dépecer en petits lots; cette société compte déjà plusieurs milliers d'adhérens et plusieurs millions de souscriptions. En général, ce district populeux est le siège de l'esprit démocratique et bourgeois, je dirais presque de l'esprit révolutionnaire, si une telle expression était compatible avec la mesure que les Anglais gardent toujours dans leurs plus violentes agitations. On y parle sans beaucoup de cérémonie d'une transformation nécessaire dans la propriété comme dans l'influence politique, et si un pareil langage était tenu sur le continent, il annoncerait sans aucun doute des bouleversemens prochains. Heureusement les Anglais savent prendre patience et marcher pas à pas. En attendant, la grande propriété reste maîtresse du terrain, et cette activité industrieuse a jusqu'ici merveilleusement tourné à son profit.
 
Les propriétaires du Lancashire ont plus mauvaise grâce que d'autres à se plaindre de l'effet que peut avoir sur le taux des rentes la baisse des prix. Le mouvement d'opinion qui a fait triompher le ''free trade'' est venu, il est vrai, de Manchester et de Liverpool; mais avant de provoquer une réduction possible dans le revenu des propriétés, le voisinage de ces ateliers infatigables avait commencé par l'augmenter considérablement. Même en supposant une réduction de 10 ou de 20 pour cent, les propriétaires du Lancashire auraient encore beaucoup plus gagné que perdu. Lord Derby, l’ex-premier ministre, celui qui a paru un moment destiné à revenir sur la mesure de 1847 et qui a fini par la consacrer, est précisément le plus grand propriétaire du comté de Lancastre, où vit encore le souvenir de son glorieux ancêtre. Avant de céder comme ministre à la pression de l'opinion, il avait pris son parti comme propriétaire. Il avait réussi à éviter une réduction dans ses rentes en employant le grand moyen, le remède universel, le drainage. Un corps de près de 100 ouvriers a été employé constamment à drainer ses terres, sous la direction d'un agent spécial. L'intervention des fermiers n'est requise que pour charrier les tuyaux, et quand le travail est fait, ils sont obligés de payer annuellement, en sus de leurs rentes, 5 pour 100 de la somme qu'il a coûté. Tel est l'effet du drainage sur ces terres argileuses et sous ce climat humide, que tout le monde y trouve son compte, même Ford Derby qui a fait malgré lui une bonne affaire.
 
Dans un rapport sur l'agriculture du Lancashire, on parle d'une ferme de 62 hectares qui achète tous les ans 2,000 tonnes d'engrais supplémentaire. Avec de semblables fumures, on peut avoir de bonnes récoltes. Les racines et les pommes de terre donnent surtout des résultats remarquables; sur certains points, on fait deux récoltes de pommes de terre par an; sur d'autres, les navets de Suède donnent communément 40 tonnes par acre ou 100,000 kilos à l'hectare. Cet engrais coûte de 6 à 7 fr. la tonne.
 
Les procédés qu'on emploie pour mettre en valeur les marais méritent d'être décrits. Du commence par ouvrir de 10 en 10 mètres de profondes tranchées où les drains sont déposés ; puis, on brûle les plantes de la surface et on rompt le sol par plusieurs labours en croix. Quand le tout est bien divisé, on répand de la marne au moyen d'un rail-way mobile, à raison de 300 à 400 tonnes par hectare. Le sol est si mou au moment de cette opération, qu'il est souvent nécessaire de mettre des pièces de bois sous les pieds des hommes et des chevaux pour les empêcher d'enfoncer. On répand encore des gadoues et des cendres, et on plante des pommes de terre; après ces racines, qui donnent ordinairement une ample récolte, l'assolement de Norfolk suit son cours. Le tout, drainage, marnage, construction de chemins et de bâtimens ruraux, coûte de 6 à 700 fr. par hectare. On a ainsi assaini plusieurs milliers d'acres, entre autres dans le ''Chat Moss'', entre Liverpool et Manchester.
 
Le salaire moyen dans le sud du Lancashire est de 13 shillings par semaine ou 2 francs 75 cent, par jour de travail. C'est le plus élevé que nous ayons encore rencontré. Les baux de sept ans sont généralement usités, et les propriétaires qui trouvent des fermiers riches et habiles accordent aujourd'hui des baux plus longs.
 
Au-delà se trouvent les cinq comtés voisins de l'Ecosse, ceux d'York, de Durham, de Northumberland, de Cumberland et de Westmoreland, formant ensemble près de 2 millions d'hectares. Un tiers seulement de cette surface peut être facilement cultivé; le reste est hérissé de montagnes dont les sommets s'élèvent près de 1,000 mètres au-dessus du niveau de la mer. Le plus méridional et le moins montagneux des cinq est celui d'York. C'est le plus grand comté d'Angleterre, et sans aucune proportion avec les autres, puisqu'il n'a pas moins de 1,500,000 hectares. Aussi le divise-t-on en trois parties, dont chacune est encore plus grande qu'un comté ordinaire, et qu'on désigne sous le nom de ''ridings''; la cité d'York proprement dite forme un district à part au milieu des trois autres. Les ''ridings'' offrent des différences considérables sous le point de vue agricole comme sous tout autre.
 
L'Ouest-Riding est l'annexe du comté de Lancastre et comme lui un des pays les plus manufacturiers du monde. La population y est tout aussi condensée; il renferme les grandes cités industrielles de Leeds et de Sheffield, qu'il suffit de nommer, l'une aussi renommée par ses manufactures de laine, et l'autre par ses fabriques de fer et d'acier, que les cités du Lancashire pour les cotonnades. Auprès de ces puissantes métropoles de l'industrie britannique et des villes moins importantes, mais non moins actives, qui se pressent autour d'elles, l'agriculture ne peut être que florissante. La rente monte, dans le voisinage de ces centres de consommation, jusqu'à 250 fr. par hectare. Le salaire est peut-être un peu plus élevé encore que dans le Lancashire, il arrive jusqu'à 3 francs par jour de travail. Les herbages occupent presque tout le sol, et, comme dans tous les pays d'extrême population, l'entretien des vaches laitières et l'engraissement des bestiaux sont les industries dominantes. Beaucoup de fermes ont moins de 8 hectares; celles-là sont pour la plupart exploitées par des ouvriers tisserands, qui joignent le produit de leur culture à celui de leur industrie. Parmi les cultures les plus productives figure depuis peu le ray-grass d'Italie. M. Caird cite un champ de 3 acres ou 120 ares qui, coupé en vert, nourrit six chevaux de travail et cinq bœufs, sans compter les poignées d'herbe fraîche qu'on donne aux vaches deux fois par jour pour les traire. M. Caird porte jusqu'à 100,000 kilogr. de fourrage vert par hectare ou 40 tonnes par acre, valant au prix actuel 1,200 francs, ce qu'on peut obtenir d'un hectare de ce ray-grass cultivé avec soin.
 
L'Est-Riding est tout différent et presque l'opposé de l'ouest. Plus d'industrie, plus de villes, plus de petites fermes, plus de population surabondante; nulle part peut-être, la propriété n'est moins divisée. Le calme d'un pays exclusivement agricole succède, quand on passe l’Humber, à l'agitation d'un pays industriel. Ces contrastes sont fréquens en Angleterre. Les ''wolds'' ou plateaux de l'Est-Riding sont la continuation de ceux du Lincoln. La grande culture y règne aussi en souveraine et en a triplé les produits depuis cinquante ans. On se plaint pourtant beaucoup dans cette région, et le ''free-trade'' y est peu populaire.
 
Dans le Nord-Riding recommence la région montagneuse. Il s'y trouve quelques vallées fertiles, mais l'ensemble forme un vaste plateau qui n'a pas moins de 160,000 hectares et qui s'élève de 1,000 à 1,500 pieds au-dessus du niveau de la mer; on l'appelle les ''moors'' du Yorkshire. L'industrie humaine a su en tirer un admirable parti. Montagnes et vallées, presque tout est en pâturages, et les races d'animaux qui s'y élèvent, les chevaux, bœufs et moutons, ont toutes une grande réputation. Les chevaux de voiture les plus estimés de l'Angleterre viennent du Nord-Riding et tirent leur origine de la vallée de Cleveland; aujourd'hui la race s'en est répandue autour de leur vallée natale. Les moutons des montagnes du Yorkshire forment une race à part, qui a été améliorée d'après les principes de Hakcwell, et qui alimente les principaux marchés du nord. Quant au gros bétail, c'est du Nord-Riding que sort aujourd'hui en plus grande quantité la célèbre race à courtes cornes. Elle est née sur le bord septentrional de la Tees, qui sépare le comté d'York de celui de Durham; mais depuis la mort des frères Collins, elle a passé la rivière, et on trouve aujourd'hui les plus beaux types sur l'autre rive. Il y a tout au plus une demi-douzaine d'éleveurs qui en ont en quelque sorte le monopole, et qui n'épargnent ni soins ni dépenses pour la conserver et la perfectionner encore. Ils y sont encouragés par le prix qu'ils en retirent. Il n'est pas rare de voir leurs taureaux se vendre de 2 à 400 livres sterling ou de 5 à 10,000 francs, et ils en louent pour une saison à des prix correspondais.
 
Le comté de Durham n'a que la moitié de l'étendue du Nord-Riding; sa population est cependant de plus du double ; elle a atteint, au commencement de 1861, 411,000 âmes : c'est dire assez que le pays n'est pas seulement agricole; il tire sa principale richesse de ses mines de charbon, dont l'inépuisable produit s'exporte par Newcastle et les ports voisins. Les deux plus grands seigneurs du pays, lord Durham et lord Londonderry, ont gagné, depuis trente ans, des sommes énormes par l'exploitation de leurs houillères. On jugera des capitaux que cette exploitation met en mouvement par un seul fait : lord Londonderry a fait construire à ses frais un port pour exporter son charbon et un chemin de fer pour l'y conduire; le tout a coûté 8 ou 10 millions de francs. L'agriculture n'a encore suivi le mouvement que de loin. Les terres argileuses dominent avec leurs difficultés ordinaires; on suit encore sur ces terres l'antique assolement triennal. De plus, c'est un pays de petite culture : les fermes sont en moyenne de 25 hectares, et les fermiers, rudes travailleurs qui l'ont presque toute la besogne par eux-mêmes, ne sont pas assez riches pour prêter beaucoup au sol.
 
Avec les bas prix, ces petits fermiers, si économes et si laborieux qu'ils soient, ne peuvent pas vivre. Il faut donc, là aussi, une révolution ; elle est commencée. Heureusement la propriété est moins divisée que la culture, et la plupart des propriétaires, à défaut de leurs fermiers, peuvent faire des efforts. Lord Londonderry, lord Durham, le duc de Cleveland, rivalisent en quelque sorte de générosité. Une grande partie des bénéfices réalisés dans les houillères passe maintenant en travaux de tout genre pour l'amélioration du sol. De tous côtés, on pose des tuyaux, on construit des étables, on transporte des masses nouvelles d'amendemens et d'engrais; dans quelques années, la face du pays sera changée. Tout n'est pas d'ailleurs à refaire, et dans quelques parties du comté, dans les terres légères déjà soumises à l'assolement de Norfolk, dans les grasses vallées à herbages, la culture est déjà riche et florissante. Il ne faut pas oublier que la race des bœufs courtes-cornes est sortie d'une des vallées du Durham.
 
Le petit comté de Westmoreland n'a pas tout à fait 200,000 hectares. C'est, -comme son nom l'indique, ''Westmoreland, terre des landes de l'ouest'', - la région la plus montagneuse, la plus inculte et la moins peuplée d'Angleterre. On n'y trouve qu'un habitant pour 4 hectares; aussi la rente moyenne descend-elle à 35 francs, ce qui est encore considérable, puisque, les deux tiers à peu près étant sauvages, la rente des terrains cultivés doit être de 100 francs environ. L'agriculture fleurit dans les vallées, notamment dans celles d'Éden au nord et de Kendal au sud. Le Westmoreland est la Suisse de l'Angleterre, le pays des lacs tant célébrés par les poètes. Un chemin de 1er mène en quelques heures de Manchester et de Liverpool au bord du lac de Windermere, le premier, le plus grand et le plus gracieux de tous. En sortant du tumulte et de la fumée des districts manufacturiers, on se trouve dans une riante solitude, où tout est calme, frais et pur; les eaux limpides, l'air vif et le sol vert succèdent aux eaux bourbeuses, à l'air épais et au sol noirci des marécages d'où sort le charbon. Un bateau à vapeur vous promène sur le lac long et étroit qui serpente comme une large rivière au milieu d'un paysage ravissant Le Windermere n'a que quatre lieues de long sur un quart de lieue de large ; c'est comme un diminutif des grands lacs des Alpes. A son extrémité, on débarque près du joli village d'Ambleside, où vous attendent d'élégantes voitures qui conduisent de gorge en gorge et de lac en lac jusqu'à Keswick.
 
C'est dans le sud-est du Cumberland que sont situées les plus hautes cimes de l'Angleterre proprement dite; là s"élèvent le Scarrfell, le Helvellyn, le Skiddaw, qui ne sont dépassés dans le reste de l'île que par les montagnes de Caernarven, dans le pays de Galles, et par celles du nord de l'Ecosse. Dans les creux formés par le temps au pied de ces masses rocheuses se trouvent les lacs qui font suite à ceux du Westmoreland. C'est la même nature, par suite la même rareté de cultures et d'habitans, aussi bien que la même beauté d'aspects. Il y avait autrefois au bord de ces lacs une population particulière de petits propriétaires qu'on appelait des ''statesmen''. Chaque famille possédait de 20 à 40 hectares qu'elle cultivait depuis de nombreuses générations. On suppose que ces tribus devaient leur origine à une nécessité de défense : ce point étant très près de la frontière d'Ecosse et très exposé aux incursions des maraudeurs écossais, les lords avaient fait, dit-on, de nombreuses concessions de terres sous la condition d'un service personnel, comme dans les clans des Highlands. Que cette supposition soit vraie ou non, les ''statesmen'' existaient encore en grand nombre au commencement de ce siècle. Un poète qui a beaucoup vécu au bord des lacs, Wordsworth, a décrit en termes charmans leur manière de vivre. On voudrait que ce portrait fût encore vrai; malheureusement il ne l'est plus. Les ''statesmen'' disparaissent rapidement devant la grande propriété; on voit encore ça et là leurs anciens cottages, mais ce sont des fermiers qui les habitent, et, chose remarquable, là où une famille de petits propriétaires n'avait pas pu vivre, quoique n'ayant pas de rente à payer, un fermier paie la rente et fait ses affaires. Les dettes, en s'accumulant par une cause ou par une autre sur ces petites propriétés, avaient fini par en absorber tout le revenu. L'attachement des familles de ''statesmen'' à leurs anciens usages, l'absence de capitaux mobiliers, l'ignorance, rendaient la terre moins productive entre leurs mains que dans celles de cultivateurs plus aisés et plus habiles. Rien ne peut arrêter cette décadence.
 
Dans les terres basses du Cumberland, les mines de charbon reparaissent; la houille qui en sort s'exporte tout entière pour l'Ecosse et l'Irlande par les ports de Whitchaven, Workington et Maryport. Ce commerce fait vivre une nombreuse population, dont les besoins exercent sur l'agriculture leur influence ordinaire. Quels que soient les progrès que l'art de cultiver ait faits depuis un demi-siècle, ils n'ont pu aller aussi vite que la consommation, et les villes populeuses de la côte sont forcées de faire venir du dehors une partie de leur approvisionnement. Les fermiers voisins ont donc devant eux un débouché indéfini, et leur émulation est fortement excitée par la certitude du profit. La race courtes-cornes commence à se répandre parmi eux, mais en général ils préfèrent acheter des bœufs écossais du Galloway pour les engraisser. Leurs moutons sont presque tous des cheviots ou des têtes noires; depuis quelques années, les métis cheviot et Leicester prennent beaucoup de faveur.
 
L'immense terre de sir James Graham, Netherby, occupe L'extrémité nord-ouest du comté, sur la frontière d'Ecosse, au fond du golfe de Solway. Elle ne comprend pas moins de 12,000 hectares ou 30,000 acres d'un seul tenant, et passe avec raison pour une des mieux gouvernées du royaume. Sir James, un des premiers orateurs du parlement, un des hommes d'état qui semblent le plus digues de prendre l'héritage de sir Robert Peel, est en même temps un administrateur habile de ses intérêts privés et un agronome du premier ordre. Le point de départ de ces améliorations a été la suppression des petites fermes et leur réunion en grandes exploitations. Le nombre de ces fermes, qui était en 1820 de 340 ou de 35 hectares en moyenne, est aujourd'hui de 165 seulement, ce qui donne une moyenne de 70 hectares. Cette réduction dans le nombre des fermiers a permis de choisir les meilleurs, ceux qui présentaient le plus de garanties par leur fortune, leur habileté et leur énergie. Sir James leur a offert des baux de quatorze ans au lieu de sept, suivant l'usage du pays. On grand nombre de bâtimens devenus inutiles ont été démolis; on a arraché les haies qui subdivisaient trop les champs. Par ce moyen, on a obtenu des rentes qui s'élèvent dans les bons terrains jusqu'à 100 fr. l'hectare et qui atteignent en moyenne 70 fr., quoique le sol soit généralement marécageux. Sir James est un des plus résolus partisans du ''free trade''; il a tenu à honneur de prouver que, dans les propriétés bien conduites, la baisse de prix ne devait pas amener forcément une réduction de rentes. Il n'a accordé aucune diminution sur ses baux, mais il a augmenté considérablement les travaux de drainage, qu'il fait faire à ses frais, sous la condition ordinaire que les fermiers lui paieront 5 pour 100 par an.
 
Plus on avance vers l'ouest et le nord, plus le drainage devient nécessaire et efficace. Il n'y a pas dans toute l'Angleterre de pays où il présente plus d'avantage que les terres basses du Cumberland. Ce fait tient à deux causes : la nature argileuse du sol et du sous-sol, et l'extrême abondance des pluies; il tombe 20 pouces anglais d'eau par an à Londres, 40 dans le comté de Lancastre, 47 sur la côte du Cumberland, et jusqu'à 160 dans les hautes vallées des lacs. Pour que toute cette humidité s'écoule, il faut un drainage plus puissant que dans le sud et l'est de l'île. On plaçait d'abord les drains à 2 pieds anglais environ de profondeur et à 20 mètres de distance, et on n'obtenait que des résultats insuffisans. Aujourd'hui les drains sont généralement placés 4 ou 5 pieds anglais de profondeur, et de 6 à 9 mètres de distance, et on a soin de n'employer que des tuyaux d'un pouce et demi de diamètre intérieur, quand un pouce suffit ailleurs; de cette façon seulement, on vient à bout d'assainir suffisamment le sol. On compte aujourd'hui dans le pays trente fabriques de tuyaux.
 
On appelait autrefois Northumberland tout le pays - au nord de l'Humber - qui contient aujourd'hui les cinq comtés du nord; ce nom ne désigne plus que le comté le plus septentrional de l'Angleterre. Le Northumberland occupe le versant oriental de la chaîne des Apennins britanniques, dont le Cumberland occupe le versant occidental, et se divise comme lui en deux parties, les montagnes à l'ouest, les plaines à l'est. La partie montagneuse est en général stérile. La chaîne des Cheviots, qui sépare l'Angleterre de l'Ecosse, a seule d'assez bons pâturages; c'est là que s'est formée la race de moutons qui porte ce nom, et qui passe à bon droit pour une des richesses rurales de la Grande-Bretagne. On vante la beauté des vallées qui coupent ce pâté de montagnes, et surtout celle de la Tyne, qui suit l'ancienne muraille des Pictes et débouche dans la mer à Newcastle; la terre y est excellente et se loue un prix élevé.
 
L'agriculture des basses-terres du Northumberland jouit d'une haute réputation. Quand on fait en Angleterre un voyage agricole, tout le monde vous dit : ''Allez dans le nord, visitez le Northumberland, et, s'il est possible, allez jusqu'en Ecosse''. Pour l'Ecosse, le conseil est bon; mais il n'en est pas tout à fait de même du Northumberland. Cette prédilection de l'opinion est fondée jusqu'à un certain point pour les terres légères qui servent d'intermédiaires entre la montagne et la côte; c'est là qu'est né l'assolement quinquennal, connu sous le nom d'assolement de Northumberland, qui n'est qu'une variante de celui de Norfolk : 1° turneps, 2° blé ou orge, 3° trèfle, 4° trèfle, 5° avoine. C'est là aussi qu'a commencé la culture des turneps en lignes, qui est aujourd'hui généralement adoptée par tous les bons cultivateurs; mais les terres argileuses qui s'étendent le long de la mer n'ont pas échappé à la crise. La grande propriété et la grande culture y dominent pourtant. Une bonne partie du comté appartient au duc de Northumberland; d'autres grands seigneurs et riches ''landlords'' y possèdent aussi de vastes domaines. Le célèbre parc de Chillingham, appartenant à lord Tancarville, est assez grand pour qu'une espèce particulière de bœufs sauvages s'y soit conservée. Les fermes sont en moyenne de 100 à 200 hectares, on en trouve de 500 et même de 1,000. Les fermiers passent en général pour des hommes riches; il en est qui exploitent plusieurs fermes à la fois.
 
Cet excès de concentration est ici ce qu'est ailleurs l'excès de division, - la principale cause du mal. Quelque riches que soient les fermiers du Northumberland, ils n’ont pas tous un capital suffisant pour les immensités qu'ils exploitent, et la baisse des prix, en portant sur des masses énormes de denrées, a eu pour eux des conséquences désastreuses. Il est à remarquer que cette province est la seule en Angleterre où la rente ait diminué depuis 1815; de 50 francs environ par hectare qu'elle atteignait à la fin de la guerre, elle était tombée à 40 avant la crise, et elle a encore baissé depuis. Le duc de Northumberland a accordé à ses fermiers, dans ces dernières années, une remise de 10 pour 100. Un autre grand propriétaire, le duc de Portland, a été plus loin; ses remises atteignent, dit-on, 25 pour 100. La nécessité de pareils sacrifices n'indique pas un état bien prospère. En même temps, ces puissans ''landlords'' font faire à leurs frais d'immenses travaux de drainage et autres, sous la condition ordinaire du 5 pour 100. A la faveur de ces améliorations, et sous la condition d'une division des trop grandes fermes, comme dans le Wiltshire, l'équilibre finira par se rétablir.
 
 
<center>III</center>
 
Ici finit notre tour d'Angleterre, de cette portion souveraine des trois royaumes, cette île ''sceptrée'', comme dit Shakespeare, ''cette pierre précieuse enchâssée dans la mer d'argent'':
 
::This royal throne of kings, this sceptered isle,
::This precions stone set in the silver sea.
 
Avant de passer à l'Ecosse et à l'Irlande, je ne dirai que quelques mots des pays annexes, comme la principauté de Galles et les îles. Le pays de Galles est cette presqu'île montagneuse qui s'étend, entre les deux embouchures de la Severn et de la Mersey, sur une étendue d'environ 2 millions d'hectares, et qui, fort analogue aux comtés de Cumberland et de Westmoreland, rappelle même, dans quelques parties, les pics les plus inaccessibles de la Haute-Ecosse: partout ailleurs un pareil pays serait à peu près abandonné par les hommes; mais il abonde, comme la plupart des pays de montagne, en richesses minérales, et l'exploitation de ses mines et carrières par les capitaux anglais a suffi pour y créer un développement relatif.
 
Sous le rapport agricole, la presqu'île galloise peut se diviser en trois régions distinctes : la bonne, qui comprend les comtés de Flint, d'Anglesea, de Denbigh et de Pembroke; la médiocre, qui comprend ceux de Glamorgan, Caermarthen, Montgomery et Caernarvon; la mauvaise, qui comprend ceux de Cardigan, Radnor, Brecon et Merioneth. Dans le comté de Flint, le meilleur de tous, la rente atteint la moyenne de l'Angleterre, 75 francs par hectare; dans celui de Merioneth, le plus stérile, elle tombe à 15 francs. La moyenne générale de la principauté doit être égale à peu près à celle de la France, bien que le sol et le climat soient incomparablement inférieurs. La population suit à peu près la même proportion. La moyenne est d'une tête humaine pour 2 hectares; dans le comté de Flint, elle s'élève jusqu'à 1 tête pour 80 ares, ou l'équivalent de la population anglaise, tandis que dans celui de Merioneth elle n'est plus que d'une tête pour 80 hectares, comme dans les départemens français les moins peuplés. Si les parties basses du pays sont aussi populeuses que les comtés anglais voisins, les parties montagneuses peuvent compter parmi les plus inhabitées de l'Europe. Ces déserts même ont fait depuis cinquante ans d'assez grands progrès comme culture; la terre y vaut de 500 à 1,000 fr. l'hectare en moyenne, c'est-à-dire autant que dans la moitié de la France.
 
C'est encore et toujours le bétail qui permet de tirer parti à ce point d'un sol si ingrat. Dans la région cultivable, l'assolement quadriennal s'étend chaque jour, et les races perfectionnées de l'Angleterre se naturalisent; dans les contrées incultes et abruptes, on trouve des espèces à demi sauvages de bœufs, de moutons et de chevaux, petites de taille, mais sobres et vigoureuses, qui savent chercher leur nourriture au milieu des rochers et des précipices. La viande des bœufs et des moutons gallois est très estimée; la seule île d'Anglesea importe tous les ans en Angleterre des milliers de ces animaux, qui traversaient, autrefois le détroit à la nage, et dont on constate aujourd'hui le passage sur le pont de Menai. Les ''poneys'' ou petits chevaux gallois sont aussi assez recherchés.
 
Jusqu'à ces derniers temps, la condition générale de la population dans le pays de Galles a laissé beaucoup à désirer. Quoique réunie depuis longtemps à l'Angleterre, cette principauté a conservé sa langue distincte et son génie particulier. Les Gallois appartiennent, avec les Irlandais, à la race celtique, et comme s'il ne suffisait pas de cette origine pour les séparer profondément des Saxons, l'âpre configuration de leur sol achevait de les isoler. L'antique barbarie s'est maintenue longtemps parmi eux; les efforts des Anglais pour travailler à leur assimilation ont eu souvent, comme en Irlande, un résultat opposé. La coutume appelée ''gavelkind'' était la loi primitive du pays, c'est-à-dire que les terres se partageaient par égales portions entre les enfans, et cette législation avait couvert le sol de petits propriétaires pauvres. Il y a deux siècles environ, le gouvernement anglais a cru faire acte de bonne politique en y introduisant le droit d'aînesse et en y implantant artificiellement la grande propriété. Ces sortes de transformations, quand elles ne sont pas le produit libre et naturel des faits, sont toujours difficiles. Le progrès de la culture a été plutôt retardé qu'avancé par cette réforme prématurée; le système de fermage a eu beaucoup de peine à prendre, faute de capitaux et de lumières. La population dépossédée est tombée dans une pauvreté plus grande encore, des passions violentes ont fermenté dans son sein et se sont fait jour de temps en temps par de sinistres explosions. A l'apparition du chartisme, le pays de Galles a été une de ses forteresses, et l'insurrection de paysans de 1843, bien connue sous le nom original de ''Rebecca et ses filles'', montre que le mal s'est perpétué jusque bien près de nous.
 
Des hommes barbouillés de noir, sous la conduite d'un chef, déguisé en femme, qu'on appelait ''Rebecca'', apparaissaient tout à coup la nuit sur les points les plus éloignés, brûlant les barrières des routes, démolissant les ''work-houses'' et menaçant dans leurs demeures les propriétaires et fermiers. D'autres fois, la prétendue femme-chef prenait le nom de ''miss Cromwell, fille aînée de Rebecca'', et sous ce nom redouté, résurrection confuse des vieux souvenirs révolutionnaires, se signalait par les mêmes exploits que sa biblique mère. L'Angleterre s'amusa d'abord de ces scènes, moitié terribles, moitié grotesques, qui avaient de grandes analogies avec l'insurrection des ''demoiselles'' dans nos Pyrénées, il y a quelque vingt ans. La terreur devint, cependant si grande et si générale parmi ceux qui avaient quelque chose à perdre, qu'il fallut envoyer des troupes et nommer une commission d'enquête. Le calme se rétablit peu à peu, moitié de gré, moitié de force; mais l'enquête rêvéla des faits pénibles, qui témoignaient d'une véritable détresse parmi les populations agricoles. - Voulez-vous savoir ce que c'est que Rebecca? répondaient les paysans gallois quand on les interrogeait sur leur chef; Rebecca, c'est la misère. Et en effet Rebecca n'était pour eux que l'expression symbolique de leurs griefs contre la domination anglaise. Partout dans leurs réponses on sent percer le ressentiment vague d'une nationalité opprimée. Tantôt c'est l'église anglicane dont les dîmes les écrasent, tantôt c'est le propriétaire anglais, le régisseur anglais, qu'ils regardent comme des étrangers vivant à leurs dépens. On y retrouve un écho affaibli des plaintes de leurs frères les Irlandais. Il eût mieux valu respecter leurs coutumes nationales, leur laisser leurs petites propriétés, comme on a sagement fait ailleurs, et renoncer à importer parmi eux l'organisation anglaise (1).
 
Heureusement le progrès continu de l'exploitation des mines et carrières a fini par atténuer ces souffrances, en donnant de l'occupation aux bras surabondans; le pays de Galles fournit maintenant à lui seul le tiers environ du fer produit dans la Grande-Bretagne, et le fer n'est qu'une partie de son immense extraction minérale. Des voies de communication perfectionnées, et parmi elles deux chemins de fer, ont fini par percer ce massif de montagnes et par y ouvrir des courans d'importation et d'exportation. L'industrie agricole est devenue possible; le salaire, qui était tombé aussi bas qu'en Irlande, s'est relevé. Tout n'est pas fait sans doute, et les cantons les plus reculés cachent encore bien des misères; mais l'assimilation est en bonne voie et s'accomplit rapidement. L'île druidique d'Anglesea, ce dernier refuge de la religion et de la nationalité celtes, est maintenant réunie à la grande île par deux ponts, dont l'un, le célèbre pont-tube, véritable merveille de l'industrie moderne, fait partie du chemin de fer de Londres à Dublin. Partout se font sentir les signes d'une révolution bienfaisante. Tout s'améliore, même les races d'animaux les plus rudes et les plus agrestes. Ces moutons à la laine mêlée de poils, aux cornes droites, aux mœurs farouches, qui tenaient le milieu entre le mouton et le chamois, et qui donnaient tout au plus 10 ou 12 kilos de viande nette, augmentent peu à peu de poids et perdent leur jarre, soit par des croisemens avec des races écossaises, soit par de simples perfectionnemens dans leur régime; il en est de même des bœufs et des chevaux, qui gagnent de la taille et du volume sans perdre de leur rusticité. Un dernier pas reste à faire : la plupart des pâturages de montagne sont encore communaux, c'est-à-dire absolument négligés. Le jour où ils cesseront de l'être, le problème du pays de Galles sera résolu, Dans ses rapports avec l'Angleterre, ce pays est un mélange d'Ecosse et d'Irlande : pendant longtemps, le mauvais côté, le côté analogue à l'Irlande, a prévalu; mais c'est décidément le bon, le côté semblable à l'Ecosse, qui l'emporte.
 
Les petites îles qui dépendent de l'Angleterre prennent à leur tour leur part de la prospérité générale. On dit assez de bien de l'état agricole de l'Ile de Man, située au milieu du canal de Saint-George, entre l'Angleterre et l'Irlande, et qui est célèbre pour avoir formé autrefois un royaume à part. Quoique très montagneuse, elle nourrit 50,000 habitans, sur une étendue totale d'environ 60,000 hectares, dont la moitié seulement est susceptible de culture, et fournit encore un excédant de blé, d'orge et de bétail pour l'exportation. A l'industrie agricole les habitans joignent les produits de la pêche, de la navigation et de l'exploitation des mines. L'aisance y est assez générale. La plus grande partie du sol appartient à des petits propriétaires ou ''yeomen'' qui cultivent eux-mêmes. Cette division de la propriété et de la culture est très ancienne dans l'île de Man, et là du moins le gouvernement anglais a eu le bon esprit de ne pas la combattre.
 
Mais le triomphe de la petite propriété et de la petite culture, c'est, comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, l'île de Jersey, qui touche à nos côtes. L'extrême richesse de cette petite île, qui n'a pas plus de 16,000 hectares et qui contient une population de 50,000 âmes, peut être attribuée en partie aux grandes dépenses qu'y a faites de tout temps le gouvernement anglais pour la défendre contre nous; mais la France aussi fait d'énormes dépenses dans l'île de Corse, qui a bien d'autres ressources naturelles que Jersey, et cette île est restée pauvre et improductive malgré tout ce qu'elle nous coûte. La population est douze fois plus condensée à Jersey qu'en Corse, et elle jouit d'une bien plus grande aisance. Guernesey et Aurigny rivalisent presque avec Jersey, et ce n'est pas sans raison qu'on les compte toutes trois parmi les plus beaux joyaux de la couronne britannique.
 
Nulle part, la différence actuelle entre un pays anglais et un pays français ne ressort plus péniblement qu'en comparant l'île de Jersey aux côtes françaises qui lui font face. Elle surgit à l'entrée d'un golfe dont les deux bras sont formés d'un côté par le département de la Manche et de l'autre par celui des Côtes-du-Nord. Climat, sol, produits, race d’hommes, tout est semblable. Ces deux départemens figurent parmi les plus prospères de France; celui de la Manche occupe le huitième rang sur quatre-vingt-six, et celui des Côtes-du-Nord le douzième, comme densité de population et de richesse, et cependant quand Jersey compte plus de 300 habitans par 100 hectares, la Manche n'en compte que 100, et les Côtes-du-Nord que 90, et la même disproportion se fait remarquer soit dans le produit brut, soit dans le produit net des cultures. Bien évidemment cette fois le contraste ne peut être attribué à la grande propriété et à la grande culture, puisque le sol est bien plus divisé à Jersey que chez nous : il faut absolument reconnaître que les véritables causes sont ailleurs. Ce coin de terre a joui sans interruption depuis plusieurs siècles d'une indépendance à peu près complète, et par suite, des deux plus grands biens de ce monde, la paix et la liberté; il n'a connu ni le mauvais gouvernement, ni les révolutions, ni les guerres qui ont arrêté si souvent l'essor de ses voisins de France : il a été plus favorisé sous ce rapport que l'Angleterre elle-même, et son heureuse condition est la démonstration la plus éclatante de ce que j'ai essayé de prouver.
 
 
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<small> (1) Voyez, pour plus de détails sur ''Rebecca et ses filles'', la ''Revue'' du 15 septembre 1843.</small><br />
 
===VII. Les Comtés du centre et du nord le pays de Galles et les îles===
15 décembre 1853
* [[L’économie rurale en Angleterre/08| VIII. L’Écosse et les Highlanders]]
 
===VIII. L’Écosse et les Highlanders===
1 janvier 1854
* [[L’économie rurale en Angleterre/09| IX. L’Irlande et l’Exode des Irlandais]]
 
1 février 1854.
===IX. L’Irlande et l’Exode des Irlandais===
1 février 1854.
 
 
L. DE LAVERGNE.