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[[Catégorie:Revue des Deux Mondes]]
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{{journal|Beaumarchais, sa vie, ses écrits et son temps|[[Louis de Loménie]|[[Revue des Deux Mondes]]}}
 
* [[Beaumarchais, sa vie, ses écrits et son temps/01|I. La Famille Caron et l’enfance de Beaumarchais
 
===I.* La[[Beaumarchais, Famillesa Caronvie, ses écrits et l’enfanceson temps/02| II. La Jeunesse de Beaumarchais===
* [[Beaumarchais, sa vie, ses écrits et son temps/03| III. Les Dernières années de jeunesse
1 octobre 1852
* [[Beaumarchais, sa vie, ses écrits et son temps/04| IV. Les Préludes du procès Gozman et l’histoire de Mlle Ménard
 
* [[Beaumarchais, sa vie, ses écrits et son temps/05| V. Procès de Goëzman
===II. La Jeunesse de Beaumarchais===
* [[Beaumarchais, sa vie, ses écrits et son temps/06| VI. Beaumarchais et le chevalier d’Eon, les missions secrètes de Beaumarchais
15 octobre 1852. –
* [[Beaumarchais, sa vie, ses écrits et son temps/07| VII. Le Barbier de Séville procès avec la Comédie-Française les auteurs et les acteurs au XVIIIe siècle
 
* [[Beaumarchais, sa vie, ses écrits et son temps/08| VIII. Le Dénoûment du procès La Blache et les débuts politiques de Beaumarchais
===III. Les Dernières années de jeunesse===
* [[Beaumarchais, sa vie, ses écrits et son temps/09| IX. Beaumarchais et sa flotte dans la guerre de l’indépendance des Etats-Unis
1 novembre1852. -
* [[Beaumarchais, sa vie, ses écrits et son temps/10| X. Beaumarchais créancier d’une république, armateur et éditeur de Voltaire
 
* [[Beaumarchais, sa vie, ses écrits et son temps/11| XI. Les Largesses de Beaumarchais et le Mariage de Figaro
===IV. Les Préludes du procès Gozman et l’histoire de Mlle Ménard===
* [[Beaumarchais, sa vie, ses écrits et son temps/12| XII. Beaumarchais aux approches de la révolution lutte avec Mirabeau et Bergasse
novembre 1852. -
* [[Beaumarchais, sa vie, ses écrits et son temps/13| XIII. Beaumarchais pendant la révolution et ses derniers ouvrages
 
* [[Beaumarchais, sa vie, ses écrits et son temps/14| XIV. La Vieillesse et la Mort de Beaumarchais
===V. Procès de Goëzman===
1 janvier 1853. -
 
===VI. Beaumarchais et le chevalier d’Eon, les missions secrètes de Beaumarchais===
 
<center>I – Première missions – Le gazetier cuirassé et le Juif Angelucci</center>
 
L'histoire des missions secrètes de Beaumarchais est instructive pour l'appréciation des gouvernemens absolus. Les inconvéniens des gouvernemens libres ont été assez mis en lumière depuis quelques années par l'abus qu'on a fait de la liberté pour qu'il soit intéressant peut-être de considérer ici le revers de la médaille et d'étudier de près ce qui se passait dans les coulisses du pouvoir à une époque où la lumière, la discussion et le contrôle n'y pénétraient point. Il n'est peut-être pas inutile de montrer quelle importance prenaient alors de très-petites et souvent de très-misérables choses, quel gaspillage des deniers publics s'opérait à l'abri de l'irresponsabilité ministérielle, par quels détours compliqués un homme atteint d'une condamnation injuste était obligé de passer pour obtenir sa réhabilitation, et comment en revanche ce même homme, frappé de mort civile par un tribunal, pouvait devenir l'agent intime et le correspondant de deux rois et de leurs ministres, arriver peu à peu, en se rendant utile dans de petites manœuvres de diplomatie occulte, non-seulement à reconquérir son état civil, mais à s'emparer d'une grande affaire, d'une affaire digne de lui et de son intelligence, et à exercer dans l'ombre une influence considérable et jusqu'ici très-peu connue sur un grand événement.
 
Nous avons laissé l'adversaire de Goëzman vaincu devant le parlement, frappé d'une flétrissure légale, mais triomphant devant l'opinion, entouré d'hommages, accablé de félicitations, et cependant triste au milieu de son triomphe :
 
« Ils l'ont donc enfin rendu, écrivait-il à un ami quelques jours après la sentence, ils l'ont donc enfin rendu, cet abominable arrêt, chef-d'œuvre de haine et d'iniquité! Me voilà retranché de la société et déshonoré au milieu de ma carrière. Je sais, mon ami, que les peines d'opinion ne doivent affliger que ceux qui les méritent; je sais que des juges iniques peuvent tout contre la personne d'un innocent et rien contre sa réputation ; toute la France s'est fait inscrire chez moi depuis samedi!... La chose qui m'a le plus percé le cœur en ce funeste événement est l'impression fâcheuse qu'on a donnée au roi contre moi. On lui a dit que je prétendais à une célébrité séditieuse, mais on ne lui a pas dit que je n'ai fait que me défendre, que je n'ai cessé de faire sentir à tous les magistrats les conséquences qui pouvaient résulter de ce ridicule procès. Vous le savez, mon ami, j'avais mené jusqu'à ce jour une vie tranquille et douce, et je n'aurais jamais écrit sur la chose publique, si une foule d'ennemis puissans ne s'étaient réunis pour me perdre. Devais-je me laisser écraser sans me justifier? Si je l'ai fait avec trop de vivacité, est-ce une raison pour déshonorer ma famille et moi, et retrancher de la société un sujet honnête dont peut-être on eût pu employer les talens avec utilité pour le service du roi et de l'état? J'ai de la force pour supporter un malheur que je n'ai pas mérité; mais mon père, qui a soixante-dix-sept ans d'honneur et de travaux sur la tête, et qui meurt de douleur, mes sœurs, qui sont femmes et faibles, dont l’une vomit le sang et dont l'autre est suffoquée, voilà ce qui me tue et ce dont on ne me consolera point.
 
« Recevez, mon généreux ami, les témoignages sincères de l'ardente reconnaissance avec laquelle je suis, etc.
 
« BEAUMARCHAIS. »
 
Cette lettre, qui jure avec l'état d'exaltation et d'ivresse dans lequel on se représente naturellement Beaumarchais au moment où des princes du sang le qualifiaient de ''grand citoyen'', cette lettre avait un but; elle était adressée au fermier-général La Borde, qui était en même temps premier valet de chambre du roi Louis XV. M. de La Borde aimait les arts; il composait d'assez mauvaise musique d'opéra (1); il était lié avec Beaumarchais, et, jouissant d'un certain crédit par ses fonctions intimes auprès de Louis XV, il défendait de son mieux, contre les préventions du roi, l'audacieux plaideur qu'on appelait alors à la cour le ''Wilkes français'', par allusion au tribun qui, à la même époque, agitait l'Angleterre.
 
On se souvient que Louis XV avait fait imposer d'autorité à Beaumarchais un silence absolu, et l'empêchait ainsi de se pourvoir utilement en cassation. Un jour, en parlant de ce dernier avec La Borde, il lui dit : « On prétend que ton ami a un talent supérieur pour la négociation; si on pouvait l'employer avec succès et secrètement dans une affaire qui m'intéresse, ses affaires à lui s'en trouveraient bien. » Or voici le grave sujet d'inquiétude qui tourmentait les derniers jours du vieux roi.
 
Il y avait alors à Londres un aventurier bourguignon nommé Morande, qui, à la suite de quelques démêlés avec la justice, avait été forcé de se réfugier en Angleterre; là, spéculant sur l'attrait du scandale, il publiait sous ce titre impudent, ''le Gazetier cuirassé'', un libelle périodique parfaitement digne de l'impudence de son titre. Étendant et perfectionnant cette honnête industrie, il adressait de temps en temps à divers personnages importans de France une sommation de payer telle ou telle somme, s'ils ne voulaient voir paraître sur leur compte quelque libelle effronté; il pratiquait en un mot, avec moins de célébrité, l'ignoble métier qui au XVIe siècle avait fait surnommer l'Arétin ''le fléau des princes''. Pour un industriel de cette sorte, Mme Du Barry était naturellement une mine d'or; aussi avait-il écrit à cette dame en lui annonçant la publication prochaine (sauf le cas d'une belle rançon) d'un ouvrage intéressant dont sa vie était le sujet, et dont il lui envoyait le prospectus avec ce titre alléchant pour les amateurs de scandale : ''Mémoires secrets d’une femme publique''. Une autre personne que Mme Du Barry eût pu mépriser l'outrage de ce pamphlétaire, ou le traduire devant la justice anglaise; on conçoit que Mme Du Barry ne pouvait prendre ni l'un ni l'autre de ces deux partis. Alarmée et furieuse, elle avait communiqué sa crainte et sa colère à Louis XV, qui avait commencé par faire demander au roi d'Angleterre l'extradition de ce Morande. Le gouvernement anglais avait répondu que, si on ne voulait pas poursuivre judiciairement ce libelliste, il ne s'opposait point à ce qu'on enlevât un homme aussi indigne de la protection des lois anglaises, mais qu'il ne pouvait concourir à cet enlèvement, qu'il ne pouvait même le permettre qu'à une condition : c'est qu'il serait accompli dans le plus grand secret, et de manière à ne pas blesser les susceptibilités de l'opinion sur l'indépendance du sol anglais. Le gouvernement français avait donc envoyé à Londres une brigade d'agens de police pour s'emparer secrètement de Morande; mais l'aventurier était rusé et alerte : il avait à Paris des correspondais, haut placés peut-être, qui l'avaient prévenu de l'expédition, et, non content de prendre ses mesures pour la rendre infructueuse, il l'avait dénoncée dans les journaux de Londres, en se donnant comme un proscrit politique qu'on osait poursuivre jusque sur le sol de la liberté, usurpant ainsi, au profit d'une industrie infâme, la noble hospitalité que l'Angleterre accorde aux vaincus de tous les partis. Le public anglais s'était ému, et quand les agens français arrivèrent, ils furent désignés au peuple, qui se mit en devoir de les jeter dans la Tamise. Ils n'eurent que le temps de se cacher, et repartirent au plus vite, très effrayés et jurant qu'on ne les y prendrait plus.
 
Fier de ce succès, Morande pressa la publication de l'ouvrage scandaleux qu'il avait rédigé. Trois mille exemplaires étaient déjà imprimés et prêts à partir pour la Hollande et l'Allemagne, pour être ensuite répandus en France. Louis XV, Mme Du Barry, les ministres d'Aiguillon et Maupeou, tous également compromis dans ce livre, cherchaient en vain les moyens de le détruire. Ne pouvant plus faire pendre l'auteur, le gouvernement français lui avait envoyé divers agens pour l'acheter. Morande se tenait en défiance, ne se laissait point approcher, et, bien qu'il ne fût qu'un spéculateur éhonté, il se posait devant le peuple anglais en vengeur de la morale publique. Tel était l'état des choses, lorsque Louis XV, à bout de moyens, fit proposer par M. de La Borde à Beaumarchais de partir pour Londres, de s'aboucher avec le ''gazetier cuirasse'', d'acheter à tout prix son silence et la destruction de ses mémoires sur Mme Du Barry.
 
La mission de protéger l'honneur d'une personne aussi peu honorable que Mme Du Barry n'était pas, il faut en convenir, une mission d'un ordre très relevé; mais, outre qu'ici l'intérêt d'un roi de France se trouvait malheureusement associé à celui de sa trop célèbre maîtresse, il faut, avant de jeter la pierre à Beaumarchais, apprécier équitablement sa situation. Il faut se souvenir qu'injustement flétri par des magistrats décriés qui avaient été juges dans leur propre cause, il voyait ses moyens de réhabilitation paralysés par l'expresse défense d'un roi qui pouvait tout, qui pouvait lui ouvrir ou lui fermer à volonté les voies du recours en cassation, qui pouvait lui rendre son crédit, sa fortune, son état civil, et ce roi tout puissant lui demandait un service personnel en l'assurant de sa reconnaissance. L'époque où nous vivons est à coup sûr infiniment recommandable par l'austérité de ''ses principes'' et surtout de ''ses pratiques'' : cependant il ne nous est pas bien démontré que dans des circonstances semblables on ne trouverait personne pour courir au-devant de la mission que Beaumarchais se contentait d'accepter.
 
L'adversaire de Goëzman partit donc pour Londres en mars 1774, et comme la célébrité de son véritable nom aurait pu nuire au succès de ses opérations, il prit le faux nom de ''Ronac''. En quelques jours, il avait gagné la confiance du libelliste, s'était rendu maître d'une négociation qui traînait depuis dix-huit mois, et, reparaissant à Versailles avec un exemplaire des mémoires tant redoutés et le manuscrit d'un autre libelle du même auteur, il venait prendre les ordres du roi pour un arrangement définitif. Louis XV, surpris de la promptitude de ce succès, lui en témoigna sa satisfaction et le renvoya au duc d'Aiguillon pour s'entendre sur les prétentions de Morande. Le ministre, fortement attaqué dans le libelle en question, tenait beaucoup moins à le détruire qu'à connaître au juste les liaisons de l'auteur en France. De là une scène avec Beaumarchais qui fait honneur à ce dernier et que nous devons reproduire pour montrer comment il comprenait et limitait lui-même le rôle un peu équivoque que sa situation l'avait forcé d'accepter :
 
« Trop heureux, écrit Beaumarchais dans un mémoire inédit adressé à Louis XVI après la mort de son aïeul, trop heureux de parvenir à supprimer ces libelles sans en faire un vil moyen de tourmenter sur des soupçons tous les gens qui pourraient déplaire, je refusai de jouer le rôle infâme de délateur, de devenir l'artisan d'une persécution peut-être générale et le flambeau d'une guerre de bastille et de cachots. M. le duc d'Aiguillon, en colère, fit part au roi de mes refus. Sa majesté, avant de me condamner, voulut savoir mes raisons. J'eus le courage de répondre que je trouverais des moyens de mettre le roi hors d'inquiétude sur toute espèce de libelles pour le présent et l'avenir, mais que, sur les notions infidèles ou les aveux perfides d'un homme aussi mal famé que l'auteur, je croirais me déshonorer entièrement, si je venais accuser en France des gens qui peut-être n'auraient pas eu plus de part que moi à ces indignes productions. Enfin je suppliai le roi de ne me pas charger de cette odieuse commission, à laquelle j'étais moins propre que personne. Le roi voulut bien se rendre à mes raisons; mais M. le duc d'Aiguillon garda de mes refus un ressentiment dont il me donna les preuves les plus outrageantes à mon second voyage. J'en fus découragé au point que, sans un ordre très particulier du roi, j'aurais tout abandonné. Non-seulement le roi voulut que je retournasse à Londres, mais il m'y renvoya avec la qualité de son commissaire de confiance pour lui répondre en mon nom de la destruction totale de ces libelles par le feu. »
 
Le manuscrit et les trois mille exemplaires des mémoires sur Mme Du Barry furent en effet brûlés, aux environs de Londres, dans un four à plâtre. Seulement on ne se douterait guère de ce que coûta cette intéressante opération. Pour acheter le silence d'un Morande et préserver des atteintes de sa plume la réputation de Mme Du Barry, le gouvernement français donna à cet aventurier 20,000 francs comptant, plus 4,000 francs de rente viagère, afin de lui fournir apparemment la facilité d'être honnête homme, si l'envie lui en prenait. On a prétendu à tort (2) que cette pension de 4,000 francs fut supprimée sous le règne suivant; ce n'était point une pension, c'était un contrat de rente : le libelliste avait pris ses précautions, sa rente ne fut donc point supprimée. Seulement, sur sa demande, le ministère de Louis XVI lui racheta, moyennant une nouvelle somme de 20,000 francs, la moitié de cette rente viagère. C'était payer bien cher l'honneur de Mme Du Barry. Du reste, ce Morande avait su se rendre utile: comme cela arrive assez fréquemment, il était passé de l'état de libelliste à celui d'espion. « C'était, écrit Beaumarchais à M. de Sartines, un audacieux braconnier, j'en ai fait un excellent garde-chasse. » Durant les deux ans que Beaumarchais consacra à surveiller cette fabrique de libelles établie à Londres, qu'il appelle dans une de ses lettres ''un nid de vipères'', Morande, qui vivait au milieu de tous les aventuriers dont se composait alors l'émigration française, lui fut d'un assez grand secours. Plus tard, dans l'affaire d'Amérique, Morande lui fournissait encore des renseignemens utiles. Ces relations avec un homme très mal famé ayant été publiquement, dans une polémique célèbre, reprochées à Beaumarchais par Mirabeau, qui, de son côté, n'avait pas toujours fréquenté des saints, j'ai voulu m'en faire une idée exacte en parcourant une liasse de lettres de cet aventurier. Ces lettres, dans leur ensemble, font honneur à Beaumarchais. Le ton de Morande n'est point un ton de familiarité, mais de respect. C'est un drôle assez spirituel, qui a épousé une femme estimable et qu'il rend fort malheureuse. Beaumarchais, dont le ton est presque toujours austère, lui prodigue les réprimandes et les bons conseils, tandis que Morande, de son côté, prodigue, en même temps que les demandes d'argent, les assurances de repentir, les promesses de bonne conduite. Il paraît qu'en vieillissant, ce Morande, rentré dans son pays après la révolution, s'était amélioré, et vivait assez honnêtement. C'est à lui que sont adressées deux des lettres publiées dans l'édition générale des œuvres de Beaumarchais, qui font le plus d'honneur à la vieillesse de ce dernier (3). La lettre inédite par laquelle s'ouvre cette correspondance, et qui suit immédiatement la destruction des mémoires sur Mme Du Barry, donnera une idée du ton de Beaumarchais avec Morande :
 
« Vous avez fait de votre mieux, monsieur, écrit Beaumarchais, pour me prouver que vous rentriez de bonne foi dans les sentimens et la conduite d'un Français honnête, dont votre cœur vous a reproché longtemps avant moi de vous être écarté; c'est en me persuadant que vous avez dessein de persister dans ces louables résolutions que je me fais un plaisir de correspondre avec vous. Quelle différence de destinée entre nous! Le hasard me suscite pour arrêter la publication d'un ouvrage scandaleux; je travaille jour et nuit pendant six semaines; je fais près de sept cents lieues (4), je dépense près de 500 louis pour empêcher des maux sans nombre. Vous gagnez à ce travail 100,000 francs et votre tranquillité, et moi je ne sais plus même si je serai jamais remboursé de mes frais de voyages.»
 
L'opération, en effet, avait été plus fructueuse pour le libelliste que pour l'agent de Louis XV. Tandis que le premier touchait 20,000 fr. et son contrat de 4,000 francs de rente, Beaumarchais, revenant à Versailles pour recevoir les remercîmens du vieux roi et se disposant à lui rappeler ses promesses, le trouvait mourant. Quelques jours après, Louis XV était mort. « J'admire, écrit-il à cette même date, j'admire la bizarrerie du sort qui me poursuit. Si le roi eût vécu en santé huit jours de plus, j'étais rendu à mon état, que l'iniquité m'a ravi. J'en avais sa parole royale, et l'animadversion injuste qu'on lui avait inspirée contre moi était changée en une bienveillance même de prédilection. » Le nouveau roi, s'inquiétant beaucoup moins que Louis XV de la réputation de Mme Du Barry, devait attacher beaucoup moins de prix aux services rendus par Beaumarchais dans cette circonstance. Cependant la fabrique de libelles établie à Londres ne chômait pas. Louis XVI et sa jeune épouse étaient à peine montés sur le trône au milieu des applaudissemens de la France, heureuse de voir enfin mettre un terme aux scandales du règne précédent, que déjà s'ourdissait contre eux et surtout contre la reine un travail ténébreux de mensonge et de calomnie. Ces outrages anonymes, que la lutte des opinions sous les gouvernemens libres rend à la fois plus rares et moins dangereux, deviennent des affaires d'état sous le régime du silence. La polémique absente est naturellement remplacée par la diffamation, et la vie des pouvoirs s'use à combiner de petits moyens pour détruire de petits obstacles qui se reproduisent et se multiplient sans cesse. La mission remplie par Beaumarchais sous Louis XV fit qu'on songea à l'employer de nouveau dans des affaires de même nature. En passant de la direction de la police au ministère de la marine, M. de Sartines avait conservé avec lui des relations amicales; lui-même, dans la triste situation qu'il devait au parlement Maupeou, sentait le besoin de ne pas se laisser oublier par le nouveau gouvernement. Il y avait de plus ici pour lui un attrait qui n'existait pas dans la mission précédente. Travailler pour Louis XV et Mme Du Barry avait été une affaire de nécessité; servir les intérêts d'un roi jeune, loyal, honnête, empêcher la calomnie de ternir de son souffle impur le respect dû à une jeune, belle et vertueuse reine, pouvait certainement inspirer à Beaumarchais un zèle louable et sincère. Aussi, dans cette circonstance, il n'attend pas qu'on le recherche; c'est lui qui se met en avant. « Tout ce que le roi voudra savoir seul et promptement, écrit-il à M. de Sartines, tout ce qu'il voudra faire faire vite et secrètement, - me voilà : j'ai à son service une tête, un cœur, des bras et point de langue. - Avant ceci, je n'avais jamais voulu de patron; celui-là me plaît : il est jeune, il veut le bien, l'Europe l'honore, et les Français l'adorent. Que chacun dans sa sphère aide ce jeune prince à mériter l'admiration du monde entier, dont il a déjà l'estime. »
 
Le zèle de Beaumarchais ne pouvant point, à cause de son ''blâme'', être utilisé officiellement, c'est toujours en qualité d'agent secret que le gouvernement de Louis XVI l'envoie de nouveau à Londres en juin 1774. Il s'agissait encore d'arrêter la publication d'un libelle qu'on jugeait dangereux. Celui-ci était intitulé : ''Avis à la branche espagnole sur ses droits à la couronne de France, à défaut d'héritiers''. Sous cette apparence de dissertation politique, le pamphlet en question était spécialement dirigé contre la reine Marie-Antoinette ; on n'en connaissait pas l'auteur; on savait seulement que la publication en était confiée à un Juif italien nommé Guillaume Angelucci, qui portait en Angleterre le nom de William Hatkinson, qui usait d'une foule de précautions pour garantir son incognito, et qui avait à sa disposition assez d'argent pour faire imprimer en même temps deux éditions considérables de son libelle, l'une à Londres, l'autre à Amsterdam.
 
En acceptant cette seconde mission, qui devait être pour lui féconde en aventures, Beaumarchais, soit qu'il éprouvât le besoin de rehausser un peu son rôle, soit qu'il jugeât que ce témoignage de confiance était nécessaire à son succès, avait demandé un ordre écrit de la main du roi. Le roi de son côté, craignant sans doute que le négociateur n'abusât de son nom, s'y était refusé. Beaumarchais était parti néanmoins; mais il était habile, tenace, peu accoutumé à renoncer à ce qu'il voulait, et c'est un spectacle assez curieux que de l'observer, dans une série de lettres à M. de Sartines, revenant sans cesse à la charge et sous mille formes différentes, jusqu'à ce qu'il ait enfin obtenu ce qu'on lui a d'abord refusé. « Il ne peut rien faire sans cet ordre écrit de la main du roi. Lord Rochford, l'ancien ambassadeur d'Angleterre à Madrid, avec lequel il est lié, et qui pourrait le servir utilement comme ministre à Londres, ne se mettra point en avant, s'il n'est pas certain qu'il s'agit de rendre au roi un service personnel; comment peut-on craindre qu'il compromette le nom du roi? - Ce nom sacré, dit-il, sera regardé par moi comme les Israélites envisageaient le nom suprême de Jéhova, dont ils n'osaient proférer les syllabes que dans la suprême nécessité... La présence du roi, dit-on, vaut cinquante mille hommes à l'armée; qui sait combien son nom m'épargnera de guinées?» Après avoir développé ce thème de la manière la plus variée, Beaumarchais, voyant qu'il ne réussit pas, entreprend de prouver à M. de Sartines que, s'il n'obtient pas ce qu'il désire, sa mission échoue, et que si elle échoue, M. de Sartines lui-même est perdu.
 
« Si l'ouvrage voit le jour, écrit-il, la reine, outrée avec justice, saura bientôt qu'il a pu être supprimé, et que vous et moi nous nous en sommes mêlés. Je ne suis rien encore, moi, et ne puis pas tomber de bien haut; mais vous ! Connaissez-vous quelque femme irritée qui pardonne? On a bien arrêté, dira-t-elle, l'ouvrage qui outrageait le feu roi et sa maîtresse : par quelle odieuse prédilection a-t-on laissé répandre celui-ci? Examinera-t-elle si l'intrigue qui la touche n'est pas mieux tissue que l'autre, et si les précautions n'ont pas été mieux prises par ceux qui l'ont ourdie? Elle ne verra que vous et moi. Faute de savoir à qui s'en prendre, elle fera retomber sur nous toute sa colère, dont le moindre effet sera d'insinuer au roi que vous n'êtes qu'un ministre maladroit, de peu de ressources, et peu propre aux grandes choses. Pour moi, je serai regardé peut-être comme un homme gagné par l'adversaire, quel qu'il soit; on ne me fera pas même la grâce de croire que je ne suis qu'un sot, on pensera que je suis un méchant. Alors attendons-nous, vous à voir votre crédit s'affaiblir, tomber et se détruire en peu de temps, et moi à devenir ce qu'il plaira au sort qui me poursuit. »
 
Dans la même lettre, Beaumarchais indique un procédé assez ingénieux à l'usage des diplomates qui auraient encore le malheur de rougir :
 
« J'ai vu le lord Rochford, écrit-il, je l'ai trouvé aussi affectueux qu'à l'ordinaire; mais, à l'explication de mon affaire, il est resté froid comme glace. Je l'ai retourné de toutes façons : j'ai invoqué l'amitié, réclamé la confiance, échauffé l'amour-propre par l'espoir d'être agréable à notre roi; mais j'ai pu juger à la nature de ses réponses qu'il regarde ma commission comme une affaire de police, d'espionnage, en un mot de sous-ordre, et, cette idée qu'il a prise ayant subitement porté l'humiliation et le dépit dans mon cœur, j'ai rougi comme un homme qui se serait dégradé par une vile commission. Il est vrai que, me sentant rougir, je me suis baissé, comme si ma boucle m'eût blessé le pied, en disant : ''Pardon, mylord''! de sorte, qu'en me relevant ma rougeur a pu passer pour l'effet naturel de la chute du sang dans la tête, relativement à la posture, que j'avais prise. Il n'est pas très rusé, notre lord; quoi qu'il en soit, il ne me servira point, et je cours le plus grand risque de ne pas réussir. J'en ai plus haut établi les funestes conséquences; ceci peut être le gram d'un orage dont, tout le mal se résoudra sur votre tête et sur la mienne.
 
« Vous devez faire l'impossible pour amener le roi à m'envoyer un ordre ou mission signé de lui, dans les termes à peu près que j'ai indiqués dans mon second extrait, et que je copierai à la fin de cette lettre. Cette besogne est aussi délicate qu'essentielle aujourd'hui pour vous. Il est venu à Londres tant de gueux, de roués ou d'espèces relativement au dernier libelle, que tout ce qui parait tenir au même objet ne peut être vu dans ce pays qu'avec beaucoup de mépris. C'est là le fond de votre argument auprès du roi; faites-lui seulement le détail de ma visite au lord. Il est certain qu'on ne peut pas exiger décemment que ce ministre, tout mon ami qu'il est, se livre à moi pour le service de mon maître, si ce maître ne met aucune différence entre la mission délicate et secrète dont il honore un homme honnête et l'ordre dont il fait charger un exempt de police qui marche à une expédition de son ressort. »
 
Dans cette longue dépêche à M. de Sartines, dont nous ne citons qu'une petite partie, on peut reconnaître, sans parler de la liberté extrême des rapports de Beaumarchais avec le ministre, avec quelle insistance habile il ramène tout à son idée fixe, obtenir un ordre écrit de la main du roi. Il y a sans doute de l'exagération dans son thème. C'est un homme qui veut se faire valoir et gagner du terrain, qui grossit de son mieux et l'importance d'un libelle, et le danger de déplaire à une reine irritée, et la fragilité d'un ministre; mais il y a du vrai aussi dans ce thème, applicable aux gouvernemens où les questions de personnes absorbent toutes les autres, et M. de Sartines finit sans doute par croire que sa destinée ministérielle est liée en effet à l'accomplissement des désirs de Beaumarchais, car il fait copier au jeune roi le modèle d'un ordre que son correspondant, avec un aplomb merveilleux, a rédigé lui-même, et qui est ainsi conçu :
 
« Le sieur de Beaumarchais, chargé de mes ordres secrets, partira pour sa destination le plus tôt qu'il lui sera possible; la discrétion et la vivacité qu'il mettra dans leur exécution sont la preuve la plus agréable qu'il puisse me donner de son zèle pour mon service.
 
« Louis. »
 
« Marly, le 10 juillet 1774. »
 
Je n'ai pas retrouvé dans les papiers le texte de cet ordre, écrit de la main du roi; mais je vois, dans la lettre qui suit celle qu'on vient de lire, que Beaumarchais l'a enfin reçu :
 
« L'ordre de mon maître, écrit-il à M. de Sartines, est encore vierge, c'est-à-dire qu'il n'a été vu de personne; mais s'il ne m'a pas encore servi relativement aux autres, il ne m'en a pas moins été d'un merveilleux secours pour moi-même, en multipliant mes forces et en doublant mon courage. »
 
Dans une autre dépêche, Beaumarchais écrit au roi lui-même en ces termes :
 
« Un amant porte à son col le portrait de sa maîtresse; un avare y attache ses clefs, un dévot son reliquaire; moi, j'ai fait faire une boite d'or ovale, grande et plate, en forme de lentille, dans laquelle j'ai enfermé l’ordre de Votre Majesté, que j'ai suspendu avec une chaînette d'or à mon col, comme la chose la plus nécessaire à mon travail et la plus précieuse pour moi. »
 
Voilà donc Beaumarchais, décoré de sa boîte1 d'or pendue à son col, qui se met à l'œuvre pour s'emparer de l'esprit du Juif Angelucci, et le déterminer à la destruction d'un libelle pour la publication duquel les ennemis secrets de la reine lui ont promis monts et merveilles. Il y parvient à grand renfort d'éloquence, mais aussi, comme toujours, à grand renfort d'argent. Moyennant 1,400 livres sterling, environ 35,600 francs, le Juif renonce à sa spéculation. Le manuscrit et 4,000 exemplaires sont brûlés à Londres. Les deux contractans se rendent ensuite à Amsterdam pour y détruire également l'édition hollandaise. Beaumarchais fait prendre par écrit à Angelucci les plus beaux engagemens du monde, et, tranquille sur son opération, il se livre au plaisir de visiter Amsterdam en touriste. Tout à coup il apprend que le rusé Juif, dont il se croyait sûr, est parti brusquement et secrètement pour Nuremberg, emportant, avec l'argent qu'il a reçu de lui, un exemplaire échappé à sa vigilance, qu'il va faire réimprimer en français et en italien. Beaumarchais devient furieux, et se prépare à le poursuivre. Ses lettres, à cette période de sa négociation, sont d'une vivacité fiévreuse :
 
« Je suis comme un lion, écrit-il à M. de Sartines. Je n'ai plus d'argent, mais j'ai des diamans, des bijoux, je vais tout vendre, et, la rage dans le cœur, je vais recommencer à postillonner... Je ne sais pas l'allemand, les chemins que je vais prendre me sont inconnus, mais je viens de me procurer une bonne carte, et je vois déjà que je vais à Nimègue, à Clèves, à Dusseldorf, à Cologne, à Francfort, à Mayence, et enfin à Nuremberg. J'irai jour et nuit, si je ne tombe pas de fatigue en chemin. Malheur à l'abominable homme qui me force à faire trois ou quatre cents lieues de plus, quand je croyais m'aller reposer! Si je le trouve en chemin, je le dépouille de ses papiers et je le tue, pour prix des chagrins et des peines qu'il me cause. »
 
Telles sont les dispositions d'esprit dans lesquelles Beaumarchais court après le Juif Angelucci à travers l'Allemagne. Il le rencontre enfin près de Nuremberg à l'entrée de la forêt de Neuchstadt, trottant sur un petit cheval et ne se doutant guère du désagrément qui galope derrière lui. Au bruit de la chaise de poste, il se retourne, et, reconnaissant Beaumarchais, il se précipite dans le bois; Beaumarchais saute de sa chaise et court, le pistolet au poing, sur le Juif, dont le cheval, gêné par les arbres, qui deviennent de plus en plus serrés, est bientôt forcé de s'arrêter. Beaumarchais le prend par la botte, le jette à bas de son cheval, lui fait retourner ses poches et vider sa valise, au fond de laquelle il retrouve l'exemplaire soustrait à sa vigilance. Cependant les supplications de l'Israélite adoucissent un peu l'humeur féroce que nous avons vu Beaumarchais manifester tout à l'heure, car non-seulement il ne le tue point, mais encore il lui laisse une partie des billets de banque qu'il lui avait donnés précédemment. Après cette opération, il traversait de nouveau la forêt pour regagner sa voiture, lorsque survient un nouvel incident, déjà connu par une lettre publiée dans les couvres de Beaumarchais. Au moment où il venait de quitter le Juif Angelucci, il se voit à son tour attaqué par deux brigands, dont l'un, armé d'un long couteau, lui demande la bourse ou la vie. Il fait feu sur lui de son pistolet, l'amorce ne prend pas; terrassé par derrière, il reçoit en pleine poitrine un coup de couteau qui, heureusement, rencontre la fameuse boîte d'or contenant le billet de Louis XVI : la pointe glisse sur le métal, sillonne la poitrine, et va percer le menton de Beaumarchais. Il se relève par un effort désespéré, arrache au brigand ce couteau, dont la lame lui déchire la main, le terrasse à son tour et se prépare à le garrotter; mais le second brigand, qui s'est d'abord enfui, revient avec des compagnons, et la scène allait devenir funeste pour l'agent secret de Louis XVI, lorsque l'arrivée de son laquais et le son du cor du postillon mettent les brigands en fuite (5).
 
Tout ce récit est tellement romanesque, que l'on hésiterait à y croire, si dans le dossier de toute l'affaire ne se trouvait un procès-verbal dressé par le bourguemestre de Nuremberg, sur l'ordre de l'impératrice Marie-Thérèse, et à la suite d'un autre incident non moins étrange qu'on va raconter aussi. Dans ce procès-verbal, en date du 17 septembre 1774, le bourgeois Conrad Gruber, tenant l'auberge du ''Coq-Rouge'' à Nuremberg, expose comment M. de Ronac (c'est-à-dire Beaumarchais) est arrivé chez lui blessé au visage et à la main le 14 août au soir après la scène du bois, et il ajoute un détail qui confirme bien l'état de fièvre que nous avons cru reconnaître dans les lettres de Beaumarchais lui-même. « Il déclare qu'on avait remarqué en M. de Ronac beaucoup d'inquiétude, qu'il s'était levé de très grand matin et qu'il avait couru dans toute la maison, de manière qu'à juger de toute sa conduite, il paraissait avoir l'esprit un peu aliéné. » Une telle complication d'incidens pouvait bien en effet avoir produit sur le cerveau de Beaumarchais une excitation que ce cligne Conrad Grutier prend pour de l'aliénation d'esprit; mais le voyageur n'était pas au bout de ses aventures, et la dernière devait encore dépasser en bizarrerie toutes les autres.
 
Craignant qu'après son départ de Nuremberg le Juif Angelucci ne s'y rendît avec quelque autre exemplaire du libelle et jugeant qu'il serait utile de le faire arrêter et conduire en France, Beaumarchais prend le parti de pousser jusqu'à Vienne, de demander une audience à Marie-Thérèse, et de solliciter de l'impératrice un ordre pour l'extradition de cet homme. Les souffrances occasionnées par ses blessures lui rendant trop pénible le voyage par terre, il gagne le Danube, loue un bateau, s'embarque et arrive à Vienne. Ici nous le laisserons parler lui-même; le détail qui suit, complètement inconnu jusqu'à présent, est assez curieux et assez vivement raconté pour que la citation ne paraisse peut-être pas trop longue. Nous l'empruntons à un volumineux mémoire inédit adressé à Louis XVI par Beaumarchais après son retour en France, et daté du 15 octobre 1774.
 
« Mon premier soin à Vienne, écrit Beaumarchais, fut de faire une lettre pour l'impératrice. La crainte que la lettre ne fût vue de tout autre m'empêcha d'y expliquer le motif de l'audience que je sollicitais. Je tâchais simplement d'exciter sa curiosité. N'ayant nul accès auprès d'elle, je fus trouver M. le baron de Neny, son secrétaire, lequel, sur mon refus de lui dire ce que je désirais, et sur mon visage balafré, me prit apparemment pour quelque officier irlandais ou quelque aventurier blessé qui voulait arracher quelques ducats à la compassion de sa majesté. Il me reçut au plus mal, refusa de se charger de ma lettre, à moins que je ne lui disse mon secret, et m'aurait enfin tout à fait éconduit, si, prenant à mon tour un ton aussi fier que le sien, je ne l'avais assuré que je le rendais garant envers l'impératrice de tout le mal que son refus pouvait faire à la plus importante opération, s'il ne se chargeait à l'instant de rendre ma lettre à sa souveraine.
 
«Plus étonné de mon ton qu'il ne l'avait été de ma figure, il prend ma lettre en rechignant, et me dit que je ne devais pas espérer pour cela que l'impératrice consentit à me voir. - Ce n'est pas, monsieur, ce qui doit vous inquiéter. Si l'impératrice me refuse audience, vous et moi nous aurons fait notre devoir, le reste est à la fortune.
 
«Le lendemain, l'impératrice voulut bien m'aboucher avec M. le comte de Seilern, président de la régence à Vienne, qui, sur le simple exposé d'une mission émanée du roi de France, que je me réservais d'expliquer à l'impératrice, me proposa de me conduire sur-le-champ à Schœnbrunn, où était sa majesté. Je m'y rendis, quoique les courses de la veille eussent beaucoup aggravé mes souffrances.
 
«Je présentai d'abord à l'impératrice l'ordre de votre majesté, sire, dont elle me dit reconnaître parfaitement l'écriture, ajoutant que je pouvais parler librement devant le comte de Seilern, pour lequel sa majesté m'assura qu'elle n'avait rien de caché, et des avis duquel elle s'était toujours bien trouvée.
 
«-Madame, lui dis-je, il s'agit bien moins ici d'un intérêt d'état proprement dit que des efforts que de noirs intrigans font en France pour détruire le bonheur de la reine en troublant le repos du roi. - Je lui fis alors le détail qu'on vient de lire (6). À chaque circonstance, joignant les mains de surprise, l'impératrice répétait : Mais, monsieur, où avez-vous pris un zèle aussi ardent pour les intérêts de mon gendre et surtout de ma fille?
 
« - Madame, j'ai été l'un des hommes les plus malheureux de France sur la fin du dernier règne. La reine en ces temps affreux n'a pas dédaigné de montrer quelque sensibilité pour toutes les horreurs qu'on accumulait sur moi. En la servant aujourd'hui, sans espoir même qu'elle en soit jamais instruite, je ne fais qu'acquitter une dette immense; plus mon entreprise est difficile, plus je suis enflammé pour sa réussite. La reine a daigné dire un jour hautement que je montrais dans mes défenses trop de courage et d'esprit pour avoir les torts qu'on m'imputait; que dirait-elle aujourd'hui, madame, si, dans une affaire qui intéresse également elle et le roi, elle me voyait manquer de ce courage qui l'a frappée, de cette conduite qu'elle appelle esprit? Elle en conclurait que j'ai manqué de zèle. Cet homme, dirait-elle, a bien réussi en huit jours de temps à détruire un libelle qui outrageait le feu roi et sa maîtresse, lorsque les ministres anglais et français faisaient depuis dix-huit mois de vains efforts pour l'empêcher de paraître. Aujourd'hui, chargé d'une pareille mission qui nous intéresse, il manque d'y réussir : ou c'est un traître, ou c'est un sot, et dans les deux cas il est également indigne de la confiance qu'on a en lui. Voilà, madame, les motifs supérieurs qui m'ont fait braver tous les dangers, mépriser les douleurs et surmonter tous les obstacles.
 
«- Mais, monsieur, quelle nécessité à vous de changer de nom?
 
« - Madame, je suis trop connu malheureusement sous le mien dans toute l'Europe lettrée, et mes défenses imprimées dans ma dernière affaire ont tellement échauffé tous les esprits en ma faveur, que, partout où je parais sous le nom de Beaumarchais, soit que j'excite l'intérêt d'amitié ou celui de compassion, ou seulement de curiosité, l'on me visite, l'on m'invite, l'on m'entoure, et je ne suis plus libre de travailler aussi secrètement que l'exige une commission aussi délicate que la mienne. Voilà pourquoi j'ai supplié le roi de me permettre de voyager avec le nom de ''Ronac'', sous lequel est mon passe-port.
 
« L'impératrice me parut avoir la plus grande curiosité de lire l'ouvrage dont la destruction m'avait coûté tant de peines. Sa lecture suivit immédiatement notre explication. Sa majesté eut la bonté d'entrer avec moi dans les détails les plus intimes à ce sujet; elle eut aussi celle de m'écouter beaucoup. Je restai plus de trois heures et demie avec elle, et je la suppliai bien des fois avec les plus vives instances de ne pas perdre un moment pour envoyer à Nuremberg. - Mais cet homme aura-t-il osé s'y montrer, sachant que vous y alliez vous-même? me dit l'impératrice. - Madame, pour l'engager encore plus à s'y rendre, je l'ai trompé en lui disant que je rebroussais chemin et reprenais sur-le-champ la route de France. D'ailleurs il y est ou n'y est pas. Dans le premier cas, en le faisant conduire en France, votre majesté rendra un service essentiel au roi et à la reine; dans le second, ce n'est tout au plus qu'une démarche perdue, ainsi que celle que je supplie votre majesté de faire faire secrètement en fouillant pendant quelque temps toutes les imprimeries de Nuremberg, afin de s'assurer qu'on n'y réimprime pas cette infamie; car, par les précautions que j'ai prises ailleurs, je réponds aujourd'hui de l'Angleterre et de la Hollande.
 
« L'impératrice poussa la bonté jusqu'à me remercier du zèle ardent et raisonné que je montrais; elle me pria de lui laisser la brochure jusqu'au lendemain, en me donnant sa parole sacrée de me la faire remettre par M. de Seilern. - Allez vous mettre au lit, me dit-elle avec une grâce infinie; faites-vous saigner promptement (7). On ne doit jamais oublier ici ni en France combien vous avez montré de zèle en cette occasion pour le service de vos maîtres.
 
« Je n'entre, sire, dans ces détails que pour mieux en faire sentir le contraste avec la conduite qu'on devait bientôt tenir à mon égard. Je retourne à Vienne, la tête encore échauffée de cette conférence; je jette sur le papier une foule de réflexions qui me paraissent très fortes relativement à l'objet que j'y avais traité; je les adresse à l'impératrice; M. le comte de Seilern se charge de les lui montrer. Cependant on ne me rend pas mon livre, et ce jour même, à neuf heures du soir, je vois entrer dans ma chambre huit grenadiers baïonnette au fusil, deux officiers l'épée nue, et un secrétaire de la régence porteur d'un mot du comte de Seilern, qui m'invite à me laisser arrêter, se réservant, dit-il, de m'expliquer de bouche les raisons de cette conduite que j'approuverai sûrement. - Point de résistance, me dit le chargé d'ordres.
 
«- Monsieur, répondis-je froidement, j'en fais quelquefois contre les voleurs, mais jamais contre les empereurs.
 
« On me fait mettre le scellé sur tous mes papiers. Je demande à écrire à l'impératrice, on me refuse. On m'ôte tous mes effets, couteau, ciseaux, jusqu'à mes boucles, et on me laisse cette nombreuse garde dans ma chambre, où elle est restée ''trente et un jours'' ou quarante-quatre mille six cent quarante minutes; car pendant que les heures courent si rapidement pour les gens heureux qu'à peine s'aperçoivent-ils qu'elles se succèdent, les infortunés hachent le temps de la douleur par minutes et par secondes, et les trouvent bien longues prises chacune séparément (8). Toujours un de ces grenadiers, la baïonnette au fusil, a eu pendant ce temps les yeux sur moi, soit que je fusse éveillé ou endormi.
 
« Qu'on juge de ma surprise, de ma fureur ! Songer à ma santé dans ces momens affreux, cela n'était pas possible. La personne qui m'avait arrêté vint me voir le lendemain pour me tranquilliser. - Monsieur, lui dis-je, il n'y a nul repos pour moi jusqu'à ce que j'aie écrit à l'impératrice. Ce qui m'arrive est inconcevable. Faites-moi donner des plumes et du papier, ou préparez-vous à me faire enchaîner bientôt, car il y a de quoi devenir fou.
 
« Enfin l'on me permet d'écrire; M. de Sartines a toutes mes lettres, qui lui ont été envoyées : qu'on les lise, on y verra de quelle nature était le chagrin qui me tuait. Rien qui eût rapport à moi ne me touchait; tout mon désespoir portait sur la faute horrible qu'on commettait à Vienne contre les intérêts de votre majesté, en m'y retenant prisonnier. Qu'on me garrotte dans ma voiture, disais-je, et qu'on me conduise en France. Je n'écoute aucun amour-propre, quand le devoir devient si pressant. Ou je suis M. de Beaumarchais, ou je suis un scélérat qui en usurpe le nom et la mission. Dans les deux cas, il est contre toute bonne politique de me faire perdre un mois à Vienne. Si je suis un fourbe, en me renvoyant en France, on ne fait que hâter ma punition; mais si je suis Beaumarchais, comme il est inouï qu'on en doute après ce qui s'est passé, quand on serait payé pour nuire aux intérêts du roi mon maître, on ne pourrait pas faire pis que de m'arrêter à Vienne dans un temps où je puis être si utile ailleurs. - Nulle réponse. On me laisse huit jours entiers livré à cette angoisse meurtrière. Enfin on m'envoie un conseiller de la régence pour m'interroger. - Je proteste, monsieur, lui dis-je, contre la violence qui m'est ici faite au mépris de tout droit des gens: je viens invoquer la sollicitude maternelle, et je me trouve accablé sous le poids de l'autorité impériale! - Il me propose d'écrire tout ce que je voudrai, dont il se rendra porteur. Je démontre dans mon écrit le tort qu'on fait aux intérêts du roi en me retenant les bras croisés à Vienne. J'écris à M. de Sartines; je supplie au moins qu'on fasse partir un courrier en diligence. Je renouvelle mes instances au sujet de Nuremberg. Point de réponse. On m'a laissé un mois entier prisonnier sans daigner me tranquilliser sur rien. Alors, ramassant toute ma philosophie et cédant à la fatalité d'une aussi fâcheuse étoile, je me livre enfin au soin de ma santé. Je me fais saigner, droguer, purger. On m'avait traité comme un homme suspect en m'arrêtant, comme un frénétique en m'ôtant rasoirs, couteaux, ciseaux, etc., comme un sot en me refusant des plumes et de l'encre, et c'est au milieu de tant de maux, d'inquiétudes et de contradictions, que j'ai attendu la lettre de M. de Sartines.
 
« En me la rendant le trente et unième jour de ma détention, on m'a dit : Vous êtes libre, monsieur, de rester ou de partir, selon votre désir ou votre santé. - Quand je devrais mourir en route, ai-je répondu, je ne resterai pas un quart d'heure à Vienne. On m'a présenté ''mille ducats'' de la part de l'impératrice. Je les ai refusés sans orgueil, mais avec fermeté. - Vous n'avez point d'autre argent pour partir, m'a-t-on dit, tous vos effets sont en France. - Je ferai donc mon billet de ce que je ne puis me dispenser d'emprunter pour mon voyage. - Monsieur, une impératrice ne prête point. - Et moi je n'accepte de bienfaits que de mon maître : il est assez grand seigneur pour me récompenser, si je l'ai bien servi; mais je ne recevrai rien, je ne recevrai surtout point de l'argent d'une puissance étrangère chez qui j'ai été si odieusement traité. - Monsieur, l'impératrice trouvera que vous prenez de grandes libertés avec elle d'oser la refuser. - Monsieur, la seule liberté qu'on ne puisse empêcher de prendre à un homme très respectueux, mais aussi cruellement outragé, est celle de refuser des bienfaits. Au reste le roi mon maître décidera si j'ai tort ou non de tenir cette conduite, mais jusqu'à sa décision je ne puis ni ne veux en avoir d'autre.
 
« Le même soir, je pars de Vienne, et, venant jour et nuit sans me reposer, j'arrive à Paris le neuvième jour de mon voyage, espérant y trouver des éclaircissemens sur une aventure aussi incroyable que mon emprisonnement à Vienne. La seule chose que M. de Sartines m'ait dite à ce sujet est que l'impératrice m'a pris pour un aventurier; mais je lui ai montré un ordre de la main de votre majesté, je suis entré dans des détails qui, selon moi, ne devaient laisser aucun doute sur mon compte. C'est d'après ces considérations que j'ose espérer, sire, que votre majesté voudra bien ne pas désapprouver le refus que je persiste à faire de l'argent de l'impératrice, et me permettre de le renvoyer à Vienne. J'aurais pu regarder comme une espèce de dédommagement flatteur de l'erreur où l'on était tombé à mon égard, ou un mot obligeant de l'impératrice, ou son portrait, ou telle autre chose honorable que j'aurais pu opposer au reproche qu'on me fait partout d'avoir été arrêté à Vienne comme un homme suspect; mais de l'argent, sire! c'est le comble de l'humiliation pour moi., et je ne crois pas avoir mérité qu'on m'en fasse éprouver, pour prix de l'activité, du zèle et du courage avec lesquels j'ai rempli de mon mieux la plus épineuse commission.
 
« J'attends les ordres de votre majesté.
 
« CARON DE BEAUMARCHAIS. »
 
C'est ainsi que se vérifiait, aux dépens de Beaumarchais, la justesse de la maxime de Talleyrand : « Surtout, messieurs, pas de zèle. » En se remuant à outrance pour une bagatelle, il gagnait un mois de prison, et quand il se plaignait à M. de Sartines, ce dernier lui répondait : « Que voulez-vous? l'impératrice vous a pris pour un aventurier. » Il y a, ce me semble, de la candeur dans l'étonnement de Beaumarchais, qui ne peut parvenir à comprendre que sa boîte d'or pendue au col, son billet royal, son ardeur fiévreuse, son abus des chevaux de poste, son changement de nom, son assassinat et ses brigands, le tout à propos d'une méchante brochure, aient formé un composé assez bizarre pour inspirer à Marie-Thérèse quelque défiance, et que ce qui devait, suivant lui, le rendre intéressant n'ait servi qu'à le rendre suspect de folie ou de fourberie. Il paraît cependant que, pour le consoler des mille ducats qu'il avait sur le cœur, on lui remit en échange un diamant avec autorisation de le porter comme un présent de l'impératrice.
 
Un mot enfin sur la carte à payer de cette ''importante affaire''. Beaumarchais, dont le but principal, en ce moment, est d'obtenir que le roi facilite sa réhabilitation devant le nouveau parlement, travaille gratis, et ne demande rien pour lui-même; mais les chevaux de poste coûtent fort cher, et depuis le mois de mars, en y comprenant les voyages relatifs à Morande, dont les frais ne sont pas encore payés, il a fait en allées et venues, pour le service du roi, dix-huit cents lieues. Le total, y compris l'achat du libelle Angelucci et les frais de séjour en diverses villes, se monte à 2,783 guinées, c'est-à-dire plus de 72,000 fr. Ainsi, en faisant rentrer dans ce compte les 100,000 fr. donnés à Morande, on dépensait 172,000 francs, on employait pendant six mois toute l'activité d'un homme intelligent, et cela pour arriver à la destruction de deux méchantes rapsodies qui ne valaient pas 72 deniers. Singulier moyen d'arrêter la confection des libelles, et singulier emploi de la fortune publique !
 
Cependant, en déployant beaucoup d'activité pour des objets de peu d'importance, Beaumarchais gagnait du terrain. Il était en correspondance suivie avec M. de Sartines ; il lui transmettait avec un mélange de bon sens et de joviale familiarité ses observations et ses vues sur tous les incidens de la politique de chaque jour; il allait et venait sans cesse de Paris à Londres pour la surveillance des libelles, et suivait déjà avec attention la querelle des colonies anglaises de l'Amérique avec la métropole. Bientôt on eut encore recours à lui pour une troisième affaire d'un ordre plus relevé que les deux premières. Jusqu'ici, nous l'avons vu uniquement occupé de dépister, de poursuivre ou d'acheter d'obscurs libellistes; le gouvernement français va le mettre aux prises avec un personnage célèbre comme lui, aussi fin, presque aussi spirituel et beaucoup plus bizarre que lui.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small>(1) C'est lui qui a mis en musique l’opéra de ''Pandore'', par Voltaire. </small><br />
<small> (2) Dans la ''Biographie universelle'' de Michaud, qui consacre à ce Morande un assez long article.</small><br />
<small>(3) C'est dans une de ces lettres, datée du 6 juin 1797, que Beaumarchais défend en termes nobles et simples le dogme de l’immortalité de l'âme contre le scepticisme du vieux Morande, qui, quoique devenu meilleur, se sentait encore assez de méfaits sur la conscience pour aimer à douter de la vie future. Dans une autre lettre, Beaumarchais lui écrit : « Vous êtes devenu un honorable citoyen; ne redescendez jamais de la hauteur où vous voilà. » Cette lettre est adressée à M. T... - Morande portait deux noms. Celui de T... étant son nom d'honnête homme, nous n'avons pas voulu le reproduire ici, dans la crainte d'affliger ses descendans, si par hasard il en a laissé. C'est encore par erreur que la ''Biographie universelle'' fait périr Morande aux massacres de septembre : il se portait parfaitement bien à cette époque, et il a survécu à Beaumarchais. </small><br />
<small>(4) Dans ces sept cents lieues, Beaumarchais comptait plusieurs voyages de Paris à Londres et de Londres à Paris, et un voyage fait en Hollande pour arrêter une édition de l'ouvrage de Morande. </small><br />
<small> (5) Dans sa lettre ostensible écrite d'Allemagne pour ses amis et qu'on a publiée, Beaumarchais ne raconte que la scène des deux brigands; il se tait sur toutes les circonstances relatives à sa mission secrète et au Juif Angelucci.</small><br />
<small> (6) C'est-à-dire le récit de toute l'affaire que nous avons résumé plus haut jusqu'à l'arrivée à Vienne.</small><br />
<small>(7) Ces mots de l'impératrice : « Faites-vous saigner promptement, » pourraient bien être le résultat d'un sentiment analogue à celui de l'aubergiste Conrad Gruber. </small><br />
<small> (8) Souvenir d'horlogerie assez ingénieusement appliqué ici. </small><br />
 
 
<center>II – Beaumarchais et le chevalier d’Eon</center>
 
L'histoire humaine est riche en mystifications; mais de toutes les mystifications historiques, une des plus étranges et des plus ridicules est sans contredit celle qui se rattache à la vie du chevalier d'Éon. Voici un personnage qui jusqu'à l'âge de quarante-trois ans est considéré partout comme un homme, qui, en cette qualité d'homme, devient successivement docteur en droit, avocat au parlement de Paris, censeur pour les belles-lettres, agent diplomatique, chevalier de Saint-Louis, capitaine de dragons, secrétaire d'ambassade, et qui enfin remplit pendant quelques mois les fonctions de ministre plénipotentiaire de la cour de France à Londres. A la suite d'une querelle violente et scandaleuse avec l'ambassadeur, comte de Guerchy, dont il a occupé le poste par intérim, il est destitué et rappelé officiellement par Louis XV, mais maintenu secrètement par lui à Londres avec une pension de 12,000 livres. Bientôt, vers 1771, des doutes venus on ne sait d'où, engendrés on ne sait comment, s'élèvent sur le sexe de ce capitaine de dragons, et des paris énormes s'engagent à la manière anglaise sur cette question. Le chevalier d'Éon, qui pourrait facilement dissiper toutes les incertitudes, les laisse se propager et s'accroître; la fièvre des paris redouble, et l'opinion que le chevalier est une femme ne tarde pas à devenir l'opinion la plus générale. Peu de temps après, en 1775, Beaumarchais, auquel il a déclaré qu'il était une femme, vient lui enjoindre, au nom du roi Louis XVI, de rendre cette déclaration publique et de prendre les habits de son sexe. Il signe la déclaration demandée, et après avoir hésité un peu plus longtemps sur le changement de costume, il se résigne enfin, quitte à cinquante ans son uniforme de dragon pour prendre une jupe et une coiffe, et en 1778 apparaît à Versailles dans cet accoutrement, qu'il garde jusqu'à sa mort, c'est-à-dire pendant trente-deux ans. On écrit avec sa coopération, sous le titre de ''Vie militaire, politique et privée de la demoiselle d'Eon'', un beau roman dans lequel on raconte que ses parens l'ont fait baptiser comme garçon, quoiqu'il fût une fille, afin de conserver un bien que sa famille devait perdre faute d'héritiers mâles. Le chevalier écrit de son côté et publie de nombreux factums dans lesquels il pose en chevalière, se félicite d'avoir pu, au milieu du désordre des camps, des sièges et des batailles, «''conserver'', dit-il, intacte ''cette fleur de pureté'', gage si précieux et si fragile, hélas ! de nos mœurs et de notre ''foi''. » On le compare à Minerve et à Jeanne d'Arc! Dorat adresse des épîtres galantes à cette vieille héroïne qui a illustré son sexe. Les écrivains les plus sérieux et qu'on devrait croire les mieux informés sont dupés comme tous les autres, et le grave auteur de l’''Histoire de la Diplomatie française'', M. de Flassan, écrit sur le chevalier d'Éon les lignes suivantes :
 
« On ne peut nier, dit M. de Flassan, qu'elle (la chevalière d'Éon) n'ait offert une espèce de phénomène. La nature se trompa en lui donnant un sexe si opposé à son caractère fier et décidé. Sa ''manie de vouloir jouer l'homme'' et de ''tromper les observateurs'' la rendit quelquefois mauvaise tête, et elle traita M. de Guerchy avec une impertinence inexcusable vis-à-vis d'un ministre du roi. Du reste, elle mérite de l'estime et du respect pour la constance qu'elle mit à dérober son sexe à tant de regards perçans... Le rôle brillant que ''cette femme'' a joué dans des missions délicates et au milieu de tant de circonstances contraires prouve en particulier qu'elle était plus propre à la politique par son esprit et ses connaissances que beaucoup d'hommes qui ont couru la même carrière (1). »
 
C'est en 1809, un an avant la mort de la chevalière d'Éon, que M. de Flassan écrivait les lignes que nous venons de citer. Un an après, le 21 mai 1810, la chevalière d'Éon mourait à Londres, et à l'inspection de son corps, il était démontré et constaté de la manière la plus authentique que cette prétendue chevalière, à qui l'historien de la diplomatie française reproche la ''manie de vouloir jouer l’homme et de tromper les observateurs'', que cette prétendue chevalière était ''un chevalier parfaitement constitué'' (2).
 
Que signifie cette grotesque mystification, et comment s'en expliquer le succès? Quel motif a pu porter un homme distingué par son rang, un officier intrépide, un secrétaire d'ambassade, un chevalier de Saint-Louis, à se faire passer pour femme pendant plus de trente ans? Ce rôle lui fut-il imposé? S'il fut imposé, comment et pourquoi un gouvernement a-t-il pu exiger d'un capitaine de dragons âgé de quarante-sept ans un travestissement aussi ridicule, et comment ce dragon de quarante-sept ans, qui se faisait la barbe, à l'instar de tous les dragons, qui, d'après les propres paroles de Beaumarchais, ''buvait, fumait et jurait comme un estafier allemand'', a-t-il pu mystifier tant de personnes, à commencer par Beaumarchais lui-même? car ce dernier, on va le voir, a toujours cru ''très sincèrement'' que le dragon était une femme, et une femme amoureuse de lui, Beaumarchais! Comment enfin et pourquoi ce problème de carnaval a-t-il pu devenir une sorte de question d'état, donner lieu à une foule de négociations, faire agir, parler, écrire, des rois et des ministres, faire voyager des courriers, et dépenser, comme toujours, beaucoup d'argent? Ces diverses questions, qui prouvent à quel point Montaigne avait raison quand il disait en son langage : ''La plupart de nos vacations sont farcesques'', - ces diverses questions sont loin d'être éclaircies.
 
La version la plus accréditée sur le chevalier d'Éon est celle-ci. Ayant, dans sa jeunesse, les apparences d'une femme, il aurait été envoyé une fois par Louis XV, sous un déguisement féminin, à la cour de Saint-Pétersbourg. Il se serait introduit auprès de l'impératrice Elisabeth en qualité de ''lectrice'', et aurait contribué au rapprochement des deux cours. Il en serait résulté quelques doutes sur son sexe. Ces doutes, disparus au milieu d'une carrière toute virile, auraient été réveillés et propagés longtemps après par Louis XV lui-même, à la suite de l'éclat scandaleux occasionné par la querelle de d'Éon et du comte de Guerchy. Ne voulant point sévir contre un agent qu'il avait employé avec utilité dans sa diplomatie secrète, voulant, d'un autre côté, donner satisfaction à la famille de Guerchy, empêcher un duel entre le jeune fils de l'ambassadeur, qui avait juré de venger son père, et d'Éon, duelliste redouté, - voulant enfin arrêter toutes les conséquences de cette querelle, le roi aurait été conduit, par le souvenir des travestissemens de la jeunesse de d'Éon, à lui enjoindre de laisser s'accréditer le bruit qu'il était une femme. Louis XVI, adoptant la politique de son aïeul, l'aurait forcé de se déclarer femme et de prendre le costume féminin. « Depuis longtemps, dit Mme Campan, ce bizarre personnage sollicitait sa rentrée en France; mais il fallait trouver un moyen d'épargner à la famille qu'il avait offensée l'espèce d'insulte qu'elle verrait dans son retour : on lui fit prendre le costume d'un sexe auquel on pardonne tout en France. »
 
Tel est le thème le plus généralement admis sur le chevalier d'Éon; maïs il paraît bien inconcevable. Comment s'expliquer en effet qu'un roi, pour arrêter les suites d'une querelle, ne trouve pas de moyen plus simple que de changer un des adversaires en femme, et qu'un officier de quarante-sept ans préfère renoncer à toute carrière virile et porter des jupes pendant tout le reste de sa vie plutôt que de s'engager tout simplement à refuser, par ordre du roi, une provocation, ou plutôt que de rester dans la disgrâce et l'exil en gardant sa liberté et son sexe? Comment s'expliquer enfin, si le chevalier d'Éon n'est que la victime résignée des volontés de Louis XV, adoptées par Louis XVI, que lorsque ces deux rois sont morts, lorsque la monarchie française elle-même n'existe plus, lorsque d'Eon, retiré à Londres, n'a plus aucun intérêt d'argent et de situation à subir le travestissement imposé, comment s'expliquer qu'il persiste à le conserver jusqu'à sa mort?
 
Tout cela est fort singulier et peu compréhensible. Un nouveau thème s'est produit, il y a une vingtaine d'années, sur le chevalier d'Eon. Cette donnée est très hardie, nous éprouvons même quelque embarras à la reproduire; cependant, comme elle est développée dans un ouvrage en deux volumes, qu'on nous déclare emprunté à des documens authentiques (3), il faut bien en dire un mot. L'auteur de cet ouvrage affirme que, si le fameux chevalier d'Eon a consenti à passer pour une femme, ce n'est pas dans l'intérêt de la maison de Guerchy, mais pour sauver l'honneur de la reine d'Angleterre, Sophie-Charlotte, femme de George III. Il raconte que, d'Éon ayant été surpris avec la reine par le roi, un médecin ami de la reine et de d'Éon aurait déclaré au roi que d'Éon était une femme. George III s'en serait informé auprès de Louis XV, qui, dans l'intérêt de la tranquillité de son royal confrère, se serait empressé d'assurer qu'en effet d'Éon était une femme. A partir de ce jour, d'Éon aurait été condamné à changer de sexe, avec cette consolation d'avoir donné un roi à l'Angleterre, car l'auteur du livre en question n'hésite pas à nous dire qu'il est persuadé que cette prétendue femme était le père de George IV.
 
Cette ''révélation'' au sujet d'une reine, qui, si nous ne nous trompons, a toujours passé jusqu'ici pour une très honnête femme, cette révélation aurait besoin, pour être admise, d'être appuyée sur des preuves concluantes que nous cherchons en vain dans l'ouvrage intitulé : ''Mémoires du chevalier d'Éon'', Sauf une lettre du duc d'Aiguillon au chevalier qui, si elle est authentique, pourrait, quoiqu'elle ne désigne pas positivement la reine Sophie-Charlotte, prêter quelque force à l'hypothèse de l'auteur, tout se réduit dans ce livre, au moins quant à la question principale, à des assertions très hasardées, à des inductions arbitraires accompagnées de récits peu vraisemblables et de dialogues de fantaisie qui donnent à cet ouvrage les apparences d'un roman, et lui enlèvent presque toute autorité (4).
 
Nous ne nous proposons point ici d'exposer à notre tour un système sur le chevalier d'Éon : ce singulier personnage ne figure qu'accessoirement dans la vie de Beaumarchais, et il nous suffira de prendre la situation au moment où ce dernier entre en scène.
 
C'est en mai 1775. Le chevalier d'Éon est à Londres, disgracié et banni depuis sa querelle avec le comte de Guerchy, mais n'en continuant pas moins à toucher, même après la mort de Louis XV, la pension secrète de 12,000 francs que ce roi lui a accordée en 1766. Les doutes élevés sur son sexe paraissent dater de 1771. Les paris anglais sur cette question sont ouverts depuis cette époque, et d'Éon entretient par son silence l'incertitude des parieurs. Toutefois ce n'est pas la question de son sexe qui paraît à cette époque intéresser le gouvernement français : c'est une autre question. En sa qualité d'agent secret de Louis XV, d'Éon a eu pendant quelques années une correspondance mystérieuse avec le roi et les quelques personnes chargées de diriger la diplomatie occulte qu'il avait, on le sait, organisée à l'insu de ses ministres. D'Éon exagère de son mieux l'importance de ces papiers relatifs à la paix conclue entre la France et l'Angleterre en 1763. Il débite autour de lui que, s'ils étaient publiés, ils rallumeraient la guerre entre les deux nations, et que l'opposition anglaise lui a offert des sommes énormes pour les publier; il est, dit-il, trop bon Français pour y consentir, mais cependant il a besoin d'argent, de beaucoup d'argent, parce qu'il a beaucoup de dettes, et si le gouvernement veut rentrer en possession de ses papiers, il faut qu'il paie les dettes du possesseur. Ce n'est pas d'ailleurs un cadeau que d'Éon réclame : le gouvernement français est son débiteur, il lui doit beaucoup plus d'argent que d'Éon n'en doit lui-même. En effet, le chevalier envoie en 1774, à M. de Vergennes, ministre des affaires étrangères, un compte d'apothicaire des plus amusans, duquel j'extrais seulement les articles suivans, qui donneront une idée de l'intrépidité romanesque avec laquelle ce dragon chargeait à fond sur le trésor public.
 
« En novembre 1757, écrit d'Éon, le roi actuel de Pologne, étant envoyé extraordinaire de la république en Russie, fit remettre à M. d'Éon, secrétaire de l'ambassade de France, un billet renfermant un diamant estimé 6,000 liv., dans l'intention que M. d'Éon l'instruirait d'une affaire fort intéressante qui se tramait alors à Saint-Pétersbourg. Celui-ci se fit un devoir de confier le billet et le diamant à M. le marquis de l’Hospital, ambassadeur, et de reporter ledit diamant au comte de Poniatowski, qui, de colère, le jeta dans le feu. M. de l’Hospital, touché de l'acte honnête de M. d'Éon, en écrivit au cardinal de Bernis, qui promit de lui faire accorder par le roi une gratification de pareille somme pour récompense de sa fidélité; mais M. le cardinal de Bernis ayant été déplacé et exilé, le sieur d'Éon n'a jamais reçu cette gratification qu'il se croit en droit de réclamer, ci : 6,000 liv.
 
N'est-ce pas une bonne plaisanterie que cette histoire d'un diamant de 1757 reparaissant dans un mémoire de 1774? - Passons à un autre article.
 
« M. le comte de Guerchy, dit d'Éon, a détourné le roi d'Angleterre de faire à M. d'Éon le présent de mille pièces qu'il accorde aux ministres plénipotentiaires qui résident à sa cour, ci : 24,000 liv.
 
« Autre article. - Plus, n'ayant pas été en état, depuis 1763 jusqu'en 1773, d'entretenir ses vignes en Bourgogne, M. d'Éon a non-seulement perdu mille écus de revenu par an, mais encore toutes les vignes, et croit pouvoir porter cette perte à moitié de sa réalité, ci : 15,000 liv.
 
« Plus M. d'Éon, sans entrer dans l'état qu'il pourrait produire des dépenses immenses que lui a occasionnées son séjour à Londres depuis 1763 jusqu'à la présente année 1773, tant pour l'entretien et la nourriture de feu son cousin et de lui que pour les frais extraordinaires que les circonstances ont exigés, croit devoir se borner à réclamer ce qu'exige à Londres l'entretien d'un ménage simple et décent dans lequel on se limite aux frais et domestiques nécessaires; ce qu'il évalue en conséquence à la modique somme de 450 louis ou 10,000 livres tournois par an, ce qui fait, pour lesdites dix années, ci : 100,000 liv.
 
Il est à noter que depuis 1766 d'Éon touche 12,000 livres de pension par an. Le valet du ''Joueur'', dans Regnard, présente un compte de dettes ''actives'' qui ne vaut certainement pas celui-là. Tout le reste est de même force, et l'ensemble des créances de l'ingénieux chevalier s'élève ainsi à la modique somme de 316,477 livres 16 sous. D'Éon demande de plus que sa pension de 12,000 livres soit convertie en un contrat de rente viagère de même somme. On lui avait envoyé successivement deux négociateurs pour obtenir la remise de ses papiers à des conditions moins exorbitantes; l'un d'eux, M. de Pommereux, capitaine de grenadiers, et comme tel doué d'une rare intrépidité, avait été jusqu'à proposer à ce capitaine de dragons, qui passait pour femme, de l'épouser. D'Éon ne voulant point démordre de ses prétentions, on avait pris le parti de laisser tomber la négociation, lorsqu'en mai 1775 le chevalier, apprenant que Beaumarchais était à Londres pour d'autres affaires, demanda à le voir. «Nous nous vîmes tous deux, dit d’Éon, conduits sans doute par une curiosité naturelle aux animaux extraordinaires de se rencontrer. » Le chevalier implora l'appui de Beaumarchais, et, pour lui donner une preuve de confiance, lui avoua en pleurant qu'il était une femme, et ce qui est étrange, c'est que Beaumarchais n'en doute pas un instant. Charmé à la fois d'obliger une fille aussi intéressante par son courage guerrier, ses talens diplomatiques, ses malheurs, et de mener afin une négociation difficile, il adresse à Louis XVI les lettres les plus touchantes en faveur de d'Éon. «Quand on pense, écrit-il au roi, que cette créature tant persécutée est d'un sexe à qui l'on pardonne tout, le cœur s'émeut d'une douce compassion... J'ose vous assurer, sire, dit-il ailleurs, qu'en prenant cette étonnante créature avec adresse et douceur, quoique aigrie par douze années de malheurs, on l'amènera facilement à rentrer sous le joug, et à remettre tous les papiers relatifs au feu roi à des conditions raisonnables.» - On se demande comment Beaumarchais, qui ne manquait certes pas d'expérience en ces sortes de questions, a pu ainsi voir une fille dans la personne d'un dragon des plus masculins. Le biographe de d'Éon, que nous venons de citer, assure que le chevalier employa, pour abuser l'auteur du ''Barbier de Séville'', une supercherie que nous n'exposerons pas ici, et qui est tirée d'un des ''Contes'' de La Fontaine. C'est possible, quoique peu probable; mais ce qui est certain, c'est qu'il n'y a pas dans tous les papiers de Beaumarchais une seule ligne qui ne prouve en effet qu'il a été complètement trompé sur le sexe du chevalier, et si l'on pouvait supposer que, dans cette inextricable comédie, Beaumarchais aussi joue son rôle et feint de prendre un homme pour une femme, on serait détourné de cette idée par la candeur avec laquelle son ami intime Gudin, qui l'accompagnait dans le voyage où se noua la négociation avec d'Éon, raconte à son tour, dans ses mémoires inédits sur Beaumarchais, les malheurs de ''cette femme intéressante''.
 
« Ce fut, dit Gudin, chez Wilkes (5) à dîner, que je rencontrai d'Éon pour la première fois. Frappé de voir la croix de Saint-Louis briller sur sa poitrine, je demandai à Mlle Wilkes quel était ce chevalier; elle me le nomma. - Il a, lui dis-je, une voix de femme, et c'est de là vraisemblablement que sont nés tous les propos qu'on a faits sur son compte. Je n'en savais pas davantage alors; j'ignorais encore ses relations avec Beaumarchais. Je les appris bientôt par elle-même. Elle m'avoua, en pleurant (il paraît que c'était la manière de d'Éon), qu'elle était femme, et me montra ses jambes couvertes de cicatrices, restes de blessures qu'elle avait reçues lorsque, renversée de son cheval tué sous elle, un escadron lui passa sur le corps et la laissa mourante dans la plaine. »
 
On ne peut pas être plus candidement mystifié que ne l'est Gudin. - Dans cette première période de la négociation, d'Éon est aux petits soins pour Beaumarchais, il l'appelle son ''ange tutélaire'', il lui envoie, en les recommandant à son indulgence, ses ''œuvres complètes'' en quatorze volumes, car cet être bizarre, dragon, femme et diplomate, était en même temps un barbouilleur de papier des plus féconds. Il se peint assez bien dans une lettre au duc de Praslin.
 
« Si vous voulez me connaître, monsieur le duc, je vous dirai franchement que je ne suis bon que pour penser, imaginer, questionner, réfléchir, comparer, lire, écrire, pour courir du levant au couchant, du midi jusqu'au nord, et pour me battre dans la plaine ou sur les montagnes : si j'eusse vécu du temps d'Alexandre ou de don Quichotte, j'aurais été Parménion ou Sancho Pança. Si vous m'ôtez de là, je vous mangerai, sans faire une sottise, tous les revenus de la France en un an, et après cela je vous ferai un excellent traité sur l'économie. Si vous voulez en avoir la preuve, voyez tout ce que j'ai écrit dans mon histoire des finances sur la distribution des deniers publics. »
 
Sous l'impression des cajoleries de la prétendue chevalière, Beaumarchais revient à Versailles, plaide sa cause avec chaleur, s'évertue à prouver que les papiers qu'elle a dans les mains, et qu'il ne connaît pas, sont de la plus haute importance, demande la permission de renouer avec elle d'abord officieusement les négociations rompues, et l'obtient par la lettre suivante de M. de Vergennes, qui est importante en ce qu'elle ne semble pas tout à fait d'accord avec la version généralement adoptée sur les vues du gouvernement français quant au chevalier d'Éon. Voici cette lettre de M. de Vergennes à Beaumarchais, dont je ne supprime que quelques passages insignifians.
 
« J'ai sous les yeux, monsieur, le rapport que vous avez fait à M. de Sartines de notre conversation touchant M. d'Éon; il est de la plus grande exactitude; j'ai pris en conséquence les ordres du roi; sa majesté vous autorise à convenir de toutes les sûretés raisonnables que M. d'Éon pourra demander pour le paiement régulier de sa pension de 12,000 livres, bien entendu qu'il ne prétendra pas qu'on lui constitue une annuité de cette somme hors de France, le fonds capital qui devrait être employé à cette création n'est pas en mon pouvoir, et je rencontrerais les plus grands obstacles à me le procurer; mais il est aisé de convertir la susdite pension en une rente viagère dont on délivrerait le titre.
 
« L'article du paiement des dettes fera plus de difficulté; les prétentions de M. d'Éon sont bien hautes à cet égard; il faut qu'il se réduise, et considérablement, pour que nous puissions nous arranger. Comme vous ne devez pas, monsieur, paraître avoir aucune mission auprès de lui, vous aurez l'avantage de le voir venir, et par conséquent de le combattre avec supériorité. M. d'Éon a le caractère violent, mais je lui crois une âme honnête, et je lui rends assez de justice pour être persuadé qu'il est incapable de trahison.
 
«Il est impossible que M. d'Éon prenne congé du roi d'Angleterre; la ''révélation de son sexe ne peut plus le permettre; ce serait un ridicule pour les deux cours''. L'attestation à substituer est délicate, cependant on peut l'accorder, pourvu qu'il se contente des éloges que méritent son zèle, son intelligence et sa fidélité; mais nous ne pouvons louer ni sa modération ni sa soumission, et dans aucun cas il ne doit être question des scènes qu'il a eues, avec M. de Guerchy.
 
« Vous êtes éclairé et prudent, vous connaissez les hommes, et je ne suis pas inquiet que vous ne tiriez bon parti de M. d'Éon, s'il y a moyen. Si l'entreprise échoue dans vos mains (6), il faudra se tenir pour dit qu'elle ne peut plus réussir, et se résoudre à tout ce qui pourra en arriver. La première sensation pourrait être désagréable pour nous; mais les suites seraient affreuses pour M. d'Éon : c'est un rôle bien humiliant que celui d'un expatrié qui a le vernis de la trahison ; le mépris est son partage.
 
« Je suis très sensible, monsieur, aux éloges que vous avez bien voulu me donner dans votre lettre à M. de Sartines. J'aspire à les mériter, et je les reçois comme un gage de votre estime qui me flattera dans tous les temps. Comptez, je vous prie, sur la mienne, et sur tous les sentimens avec lesquels j'ai l'honneur d'être très sincèrement, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,
 
« DE VERGENNES. »
 
« Versailles, le 21 juin 1775. »
 
Cette lettre de M. de Vergennes, très honorable pour Beaumarchais, prouve qu'à cette époque on ne songe point encore à imposer à d'Éon le costume de femme; son sexe féminin semble une chose admise, et la condition exigée pour son retour en France consiste seulement dans la remise de sa correspondance avec Louis XV. C'est dans une autre lettre à Beaumarchais, postérieure d'un mois et datée du 26 août 1775, que M. de Vergennes s'explique sur la question du costume féminin en ces termes :
 
« Quelque désir que j'aie de voir et de connaître et d'entendre M. d'Éon, je ne vous cacherai pas, monsieur, une inquiétude qui m'assiège. Ses ennemis veillent, et lui pardonneront difficilement tout ce qu'il a dit sur eux. S'il vient ici, quelque sage et circonspect qu'il puisse être, ils pourront lui prêter des propos contraires au silence que le roi impose; les dénégations et les justifications sont toujours embarrassantes et odieuses pour les âmes honnêtes. ''Si M. d'Éon voulait se travestir, tout serait dit : c'est une proposition que lui seul peut se faire''; mais l'intérêt de sa tranquillité semble lui conseiller d'éviter, du moins pour quelques années, le séjour de la France, et nécessairement celui de Paris. Vous ferez de cette observation l'usage que vous jugerez convenable. »
 
Que signifie cette lettre du ministre, écrite un mois après la première, où le sexe féminin du chevalier d'Éon est considéré comme un fait avéré? Par ces mots : « si M. d'Éon voulait se ''travestir'', tout serait dit, » M. de Vergennes entend-il que d'Éon est un homme, et qu'il doit s'habiller en femme? Si la phrase avait ce sens, adressée à Beaumarchais, elle rendrait les lettres de ce dernier complètement inintelligibles, car il insiste perpétuellement sur le sexe féminin du chevalier d'Éon. De plus, cette lettre adressée à Beaumarchais détruirait le système qui, pour expliquer l'erreur de l'agent de M. de Vergennes, consiste à prétendre que d'Éon et le ministre étaient convenus ensemble que les agens chargés de négocier entre eux seraient eux-mêmes abusés sur le véritable sexe du chevalier. Si au contraire, ce qui est plus probable, ce mot ''se travestir'' est une expression impropre échappée au ministre et qui veut dire seulement : «M. d'Éon, reconnu femme, devrait s'habiller en femme, » dans ce cas il faudrait en conclure que M. de Vergennes a été trompé comme tout le monde sur le sexe de d'Éon, qu'il considère sa prise d'habits de femme comme une conséquence de la révélation de son sexe, et que s'il en fait une condition de sa rentrée en France, il n'y attache pas cependant une extrême importance. C'est Beaumarchais surtout qui insiste sur ce point :
 
« Tout ceci, écrit-il au ministre en date du 7 octobre 1775, m'a donné occasion de mieux connaître encore la créature à qui j'ai affaire, et je m'en tiens toujours à ce que je vous en ai dit : c'est que le ressentiment contre les feux ministres (ceux qui l'avaient destitué en 1766) et leurs amis de trente ans est si fort ''en lui'' (7), qu'on ne saurait mettre une barrière trop insurmontable entre les contendans qui existent. Les promesses par écrit d'être sage ne suffisent pas pour arrêter une tête qui s'enflamme toujours au seul nom de Guerchy; la déclaration positive de son sexe et l'engagement de vivre désormais avec ses habits de femme est le seul frein qui puisse empêcher du bruit et des malheurs. Je l'ai exigé hautement, et l'ai obtenu.»
 
Ces lettres prouvent que c'est Beaumarchais surtout qui insiste sur la prise d'habits comme condition rigoureuse, et dans ce cas, si, comme tout porte à le croire, d'Éon l'a trompé pour se rendre intéressant, il serait assez curieux que ce fût lui, Beaumarchais, abusé par d'Éon, qui fût le principal auteur de la prise d'habits imposée rigoureusement à d'Éon comme condition de sa rentrée en France»
 
Quoi qu'il en soit, si Beaumarchais, sur la question de sexe, est mystifié par le chevalier, il le bride à son tour sur la question pécuniaire. D'Éon, on l'a vu, pour remettre la fameuse correspondance, demandait la bagatelle de 318,477 livres. Beaumarchais, tout en repoussant ces prétentions absurdes, ne spécifie point de chiffre, et, dans la transaction du 5 octobre 1775 en vertu de laquelle le chevalier s'engage à remettre tous les papiers du roi, Beaumarchais s'engage seulement à lui délivrer un contrat de 12,000 livres de rentes, ainsi que ''de plus fortes sommes dont le montant lui sera remis'', dit la convention, pour l'acquittement de ses dettes en Angleterre. Chacun des deux contractans se réserve ainsi une porte de derrière : si les plus fortes sommes ne paraissaient pas assez fortes au chevalier, il comptait garder une portion des papiers pour en obtenir de plus fortes encore; Beaumarchais de son côté, n'entendant point payer toutes les dettes qu'il plairait à d'Éon de déclarer, demande au roi la faculté de ''batailler'', pour employer son expression, avec la demoiselle d'Éon, depuis 100 jusqu'à 150,000 francs, se réservant de lui donner l'argent par fractions, en étendant ou resserrant la somme d'après la confiance que lui inspirerait le chevalier.
 
D'Éon commence par exhiber un coffre de fer bien cadenassé déposé chez un amiral anglais, son ami lord Ferrers, en nantissement, dit-il, d'une dette de 5,000 livres sterling. Il déclare que ce coffre contient toute la correspondance secrète. Ici embarras de Beaumarchais : il n'est pas autorisé à visiter ces papiers; s'il donne de l'argent, il peut recevoir, dit-il, en échange, des comptes de blanchisseuse. Après un nouveau voyage à Paris pour demander à inventorier les papiers, il obtient enfin cette autorisation, et, à l'ouverture du coffre, il se trouve que le lord Ferrers, créancier, réel ou simulé, n'a reçu en nantissement que des papiers presque insignifians. D'Éon avoue alors en rougissant que les papiers les plus précieux sont restés cachés sous le plancher de sa chambre. « Elle me conduisit chez elle, écrit Beaumarchais au ministre, et tira de dessous son plancher cinq cartons bien cachetés, étiquetés : ''Papiers secrets à remettre au roi seul'', qu'elle m'assura contenir toute la correspondance secrète et la masse entière des papiers qu'elle avait en sa possession. Je commençai par en faire l'inventaire et les parapher tous, afin qu'on n'en pût soustraire aucun; mais pour m'assurer encore mieux que la suite entière y était contenue, pendant qu'elle écrivait l'inventaire, je les parcourais tous rapidement. »
 
On voit que Beaumarchais était homme de précaution ; alors seulement il paie la créance de lord Ferrers, qui lui remet en échange une somme égale de billets souscrits par le chevalier d'Éon, et il se prépare à partir pour Versailles avec son coffre. Le chevalier naturellement ne trouvait pas les ''fortes sommes assez fortes''; mais, la transaction du 5 octobre n'embrassant pas seulement la remise des papiers et obligeant d'Éon au costume de femme et au silence sur tous ses anciens démêlés avec les Guerchy, Beaumarchais lui tint la dragée haute.
 
« J'assurai, écrit-il à M. de Vergennes, cette demoiselle que, si elle était sage, modeste, silencieuse, et si elle se conduisait bien, je rendrais un si bon compte d'elle au ministre du roi, même à sa majesté, que j'espérais lui obtenir encore quelques nouveaux avantages. Je fis d'autant plus volontiers cette promesse que j'avais encore dans mes mains environ 41,000 livres tournois sur lesquelles je comptais récompenser chaque acte de soumission et de sagesse par des générosités censées obtenues successivement du roi et de vous, monsieur le comte, mais seulement à titre de grâce et non d'acquittement; c'était avec ce secret que j'espérais encore dominer, maîtriser cette créature fougueuse et rusée. »
 
Arrivé à Versailles avec son coffre, Beaumarchais est complimenté par M. de Vergennes, qui lui envoie un beau certificat déclarant que « sa majesté a été très satisfaite du zèle qu'il a marqué dans cette occasion, ainsi que de l'intelligence et de la dextérité avec lesquelles il s'est acquitté de la commission que sa majesté lui avait confiée. »
 
Le négociateur commençait à attirer l'attention de Louis XVI; les précédentes missions l'avaient laissé dans l'ombre, celle-ci le mettait enfin en évidence. Il n'était pas homme à en rester là et à négliger de pousser sa pointe. Ce qu'il veut maintenant, ce n'est plus seulement un ordre du roi, c'est une correspondance directe avec lui. Avant de repartir pour Londres, il adresse à Louis XVI une série de questions en le priant de vouloir bien répondre lui-même en marge, et le roi de sa main répond docilement aux questions de Beaumarchais. L'autographe est curieux. Le corps de la pièce est écrit de la main de Beaumarchais et signé de lui; les réponses à chaque question sont écrites en marge, d'une écriture assez fine, mais inégale, molle, indécise, où les T et les v sont à peine indiqués. C'est l'écriture du bon, du faible et malheureux souverain que la révolution devait dévorer dix-sept ans plus tard; et afin que Beaumarchais puisse se glorifier tout à son aise de correspondre directement avec Louis XVI, à la suite des réponses de ce monarque se trouvent les lignes suivantes, écrites et signées de la main de M. de Vergennes : ''Toutes les apostilles en réponse sont de la main du roi''. Pour apprécier cette pièce comme témoignage de la discordance de toutes choses à cette époque, il faut de plus se souvenir qu'au moment où elle est écrite, Beaumarchais est encore sous le coup d'une condamnation juridique qui le déclare déchu de ses droits de citoyen, et c'est dans cette situation qu'il entame par écrit avec Louis XVI le dialogue suivant :
 
« Points essentiels que je supplie M. le comte de Vergennes de présenter à la décision du roi avant mon départ pour Londres, ce 13 décembre 1775, pour être répondus en marge :
 
« Le roi accorde-t-il à la demoiselle d'Éon la permission de porter la croix de Saint-Louis sur ses habits de femme?
 
«''Réponse du roi'' : - En province seulement.
 
« Sa majesté approuve-t-elle la gratification de 2,000 écus que j'ai passée à cette demoiselle pour son trousseau de fille?
 
«''Réponse du roi'' : - Oui.
 
« Lui laisse-t-elle la disposition entière, dans ce cas, de tous ses habillemens virils?
 
«''Réponse du roi'' : - Il faut qu'elle les vende.
 
« Comme ces grâces doivent être subordonnées à de certaines dispositions d'esprit auxquelles je désire soumettre pour toujours la demoiselle d'Éon, sa majesté veut-elle bien me laisser encore le maître d'accorder ou de refuser, selon que je croirai utile au bien de son service?
 
«''Réponse du roi'' : - Oui.
 
« Le roi ne pouvant refuser de me faire donner par son ministre des affaires étrangères une reconnaissance en bonne forme de tous les papiers que je lui ai rapportés d'Angleterre, j'ai prié M. le comte de Vergennes de supplier sa majesté de vouloir bien ajouter au bas de cette reconnaissance, ''de sa main'', quelques mots de contentement sur la manière dont j'ai rempli ma mission. Cette récompense, la plus chère à mon cœur, peut en outre me devenir un jour d'une grande utilité. Si quelque ennemi puissant prétendait jamais me demander compte de ma conduite en cette affaire, d'une main je montrerais l'ordre du roi, de l'autre j'offrirais l'attestation de mon maître que j'ai rempli ses ordres à son gré. Toutes les opérations intermédiaires alors deviendront un fossé profond que chacun comblera selon son désir, sans que je sois obligé de parler ni que je m'embarrasse jamais de tout ce qu'on en pourra dire.
 
«''Réponse du roi'' : - Bon. »
 
Ici le sujet du dialogue change. Tant qu'il ne s'est agi que de décider la question de savoir si d'Éon doit porter la croix de Saint-Louis sur ses habits de femme et vendre ses habits d'homme, Louis XVI a des réponses très nettes et très précises; mais Beaumarchais veut le mener plus loin, et nous verrons qu'il y réussira dans quelques mois. Pour le moment, il est trop pressé et trop pressant. Il passe sans transition de l'affaire d'Éon à l'affaire d'Amérique, et cherche à enlever d'assaut l'adhésion du roi à des plans dont il le poursuit depuis quelque temps. Louis XVI se tient sur la réserve, et ses réponses changent de couleur. Le sens de ce qui suit sera expliqué nettement quand nous traiterons de l'influence de Beaumarchais dans la question américaine; mais, comme tout ce dialogue écrit est contenu dans la même lettre, nous n'avons pas cru devoir le scinder, de peur de lui ôter de sa physionomie. Nous continuons la citation.
 
« Comme la première personne que je verrai en Angleterre est mylord Rochford, et comme je ne doute pas que ce lord ne me demande en secret la réponse du roi de France à la prière que le roi d'Angleterre lui a fait faire par moi, que lui répondrai-je de la part du roi?
 
«''Réponse du roi'' : - Que vous n'en avez pas trouvé.
 
« Si ce lord, qui certainement a conservé beaucoup de relations avec le roi d'Angleterre, veut secrètement encore m'engager à voir ce monarque, accepterai-je ou non? Cette question n'est pas oiseuse et mérite bien d'être pesée avant que de me donner des ordres.
 
«''Réponse du roi'' : - Cela se peut.
 
« Dans le dessein où ce ministre était de m'engager dans les secrets d'une politique particulière avec lui, s'il voulait aujourd'hui me lier avec d'autres ministres, ou si, de quelque façon que ce soit, l'occasion m'en est offerte, accepterai-je ou non?
 
«''Réponse du roi'' : - C'est inutile.
 
« Dans le cas de l'affirmative, je ne pourrai me passer d'un chiffre. M. le comte de Vergennes m'en donnera-t-il un?
 
«''Pas de réponse''.
 
« J'ai l'honneur de prévenir le roi que M. le comte de Guines (8) a cherché à me rendre suspect aux ministres anglais : me sera-t-il permis de lui en dire quelques mots, ou sa majesté souhaite-t-elle qu'en continuant à la servir, j'aie l'air d'ignorer toutes les menées sourdes qu'on a employées pour nuire à ma personne, à mes opérations, et par conséquent au bien de son service?
 
«''Réponse du roi'' : - Il (l'ambassadeur) doit ignorer. »
 
Le roi veut dire que M. de Guines ne doit point être instruit des travaux auxquels Beaumarchais se livre à Londres relativement à la situation des colonies insurgées. Ce qui suit est la partie la plus grave de la lettre; aussi le roi n'y fait-il aucune réponse.
 
«Enfin je demande, avant de partir, la réponse positive à mon dernier mémoire (9); mais, si jamais question a été importante, il faut convenir que c'est celle-ci. Je réponds sur ma tête, après y avoir bien réfléchi, du plus glorieux succès de cette opération pour le règne entier de mon maître sans que jamais sa personne, celle de ses ministres ni ses intérêts y soient en rien compromis. Aucun de ceux qui en éloignent sa majesté osera-t-il de son côté répondre également, sur sa tête, au roi, de tout le mal qui doit arriver infailliblement à la France de l'avoir fait rejeter?
 
« Dans le cas où nous serions assez malheureux pour que le roi refusât constamment d'adopter un plan si simple et si sage, je supplie au moins sa majesté de me permettre de prendre date auprès d'elle de l'époque où je lui ai ménagé cette superbe ressource, afin qu'elle rende un jour justice à la bonté de mes vues, lorsqu'il n'y aura plus qu'à regretter amèrement de ne les avoir pas suivies.
 
CARON DE BEAUMARCHAIS. »
 
Ce singulier dialogue entre Louis XVI et Beaumarchais peint bien, ce me semble, le caractère prudent de l'un et le caractère ''entrant'' de l'autre. La témérité de l'agent secret finira bientôt par l'emporter sur la prudence du roi; mais ce moment n'est pas encore arrivé et Beaumarchais, qui n'a mis en avant les petites questions sur d'Éon que pour arriver aux grandes sur l'Amérique, est obligé de repartir pour Londres, sachant seulement que d'Éon doit vendre ses habits d'homme. Il trouve le chevalier, qu'il prend toujours pour une chevalière; assez peu fidèle aux engagemens de modestie et de silence qu'il a pris dans la transaction du 5 octobre. Sous prétexte d'arrêter les paris faits sur son sexe, d'Éon s'affiche dans les journaux anglais avec la vanité fastueuse qui lui est familière, et ses réclames, étant rédigées de manière à laisser encore dans le mystère un point qui doit être considéré comme résolu, sont plutôt propres à affriander les parieurs qu'à les décourager. Beaumarchais lui en fait des reproches assez vifs; le chevalier, plus vif encore que Beaumarchais, voyant d'ailleurs que son ''austère ami'' tient serrés les cordons de la bourse du roi, se fâche tout rouge. De là une rupture et un échange de lettres où l'on voit d'Éon, après avoir adressé à Beaumarchais les injures les plus mâles, reprendre tout à coup le ton d'une demoiselle, et se plaindre amoureusement de l'ingratitude de ce perfide :
 
« Pourquoi, s'écrie le dragon déguisé en femme, ne me suis-je pas rappelé que les hommes ne sont bons sur la terre que pour tromper la crédulité des filles et des femmes?... Je ne croyais encore que rendre justice à votre mérite, qu'admirer vos talens, votre générosité, je vous aimais sans doute déjà; mais cette situation était si neuve pour moi, que j'étais bien éloignée de croire que l'amour pût naître au milieu du trouble et de la douleur. »
 
Beaumarchais répond à d'Éon du ton grave d'un homme qui remplit son devoir et veut rester insensible aux injures et aux agaceries d'une vieille fille en colère, et comme il ne paraît toujours pas se douter qu'il est mystifié par d'Éon, il écrit à M. de Vergennes :
 
« Tout le monde me dit que cette folle est folle de moi. Elle croit que je l'ai méprisée, et les femmes ne pardonnent pas une pareille offense. Je suis loin de la mépriser; mais qui diable aussi se fût imaginé que pour bien servir le roi dans cette affaire, il me fallût devenir galant chevalier autour d'un capitaine de dragons? L'aventure me paraît si bouffonne, que j'ai toutes les peines du monde à reprendre mon sérieux pour achever convenablement ce mémoire. »
 
Il est certain que, si M. de Vergennes était dans le secret du véritable sexe du chevalier, il a dû passablement rire à son tour, mais aux dépens de Beaumarchais. Toujours est-il que, d'Éon ne se montrant point sage et modeste, comme le voulait la transaction, ne prenant point d'habits de femme et ne revenant point en France, Beaumarchais ne lui donne plus d'argent. D'Éon écrit contre lui à M. de Vergennes les factums les plus violens et les plus grossiers. Cet ''ange tutélaire'' des premiers temps de la correspondance n'est plus qu'un ''sot'', un ''faquin''; il a ''l'insolence d'un garçon horloger qui, par hasard, aurait trouvé le mouvement perpétuel'', il ne peut être comparé qu'à ''Olivier Ledain, barbier, non deSéville, mais de Louis XI''.
 
Beaumarchais reçoit ces bordées d'injures avec le calme d'un galant chevalier : « Elle est femme, écrit-il à M. de Vergennes, et si affreusement entourée, que je lui pardonne de tout mon cœur; elle est femme, ce mot dit tout. » D'Éon, voyant qu'on ne veut plus lui donner d'argent, feint d'avoir encore des papiers à publier; Beaumarchais s'en inquiète d'abord un peu, mais il se rassure bientôt. C'est une fanfaronnade de d'Éon; il n'a plus rien; il a donné pour 120,000 liv. (9) ce dont il exigeait d'abord 318,000, et Beaumarchais le tient en respect, car il a dans les mains les billets souscrits au lord Ferrers, et la pension de d'Eon étant devenue un contrat de rente, il peut au besoin la faire saisir, si cette prétendue demoiselle persiste à ne pas exécuter les conditions du traité. Du reste, connaissant bien le caractère vaniteux du chevalier, il engage M. de Vergennes, s'il veut obtenir son retour en France, à ne plus paraître s'occuper de lui. Menacé d'oubli, le chevalier arrive de lui-même à Versailles un beau matin, en août 1777; seulement il a oublié de s'habiller en femme : on lui enjoint de prendre ce costume; il obéit, excite pendant quelque temps un intérêt de curiosité; puis, voyant que la curiosité se lasse, il repart pour Londres, et comme il n'a plus dès lors aucun rapport avec Beaumarchais, nous n'avons plus à nous occuper de lui.
 
En abandonnant ici l'étrange problème qui se rattache au chevalier d'Éon, nous serions tenté de conclure comme Voltaire, qui écrivait à ce sujet, en 1777, les lignes suivantes : « Toute cette aventure me confond; je ne puis concevoir ni d'Éon, ni le ministère de son temps, ni les démarches de Louis XV, ni celles qu'on fait aujourd'hui; je ne connais rien à ce monde.» C'est, en effet, un monde assez incompréhensible que celui où des mascarades semblables peuvent devenir des affaires d'état. Nous dirons seulement, en prenant cette énigme sous Louis XVI, ce qui nous paraît le plus probable d'après les documens que nous avons sous les yeux. Contrairement à l'opinion la plus générale, il nous paraît probable que Louis XVI et M. de Vergennes, en imposant à d'Éon le costume féminin, le croyaient réellement femme. Le caractère sérieux du roi et du ministre ne permet guère de supposer qu'ils aient pu se prêter à une comédie aussi ridicule et aussi inconvenante, où Beaumarchais seul aurait joué le rôle de dupe. Seulement, comme cette prétendue révélation du sexe féminin de d'Éon fournissait au roi et au ministre un moyen commode d'étouffer toutes les conséquences des anciennes querelles du chevalier avec les Guerchy et leurs amis, tous deux s'empressèrent de l'adopter comme un fait avéré, sans s'occuper beaucoup d'en vérifier l'exactitude. Quant à d'Éon, il est visible que du jour où, par je ne sais quelle cause, les doutes qu'avaient fait naître les travestissemens de sa jeunesse se renouvellent dans son âge mûr, il commence par les repousser, et ensuite les favorise d'autant plus habilement, qu'il feint de ne se laisser arracher qu'avec peine le secret de son prétendu sexe féminin. Sans nous arrêter à l'hypothèse complètement romanesque de M. Gaillardet, d'Éon nous semble être conduit tout simplement à jouer ce rôle par deux motifs assez peu relevés en eux-mêmes : - d'abord l'espoir d'obtenir du gouvernement français plus d'argent; - puis la vanité, le besoin de faire parler de lui à tout prix, qui est le trait le plus saillant de son caractère. Dans une lettre inédite de lui à un ami, nous lisons ces lignes : « Je suis une brebis que Guerchy a rendue enragée en ''voulant la précipiter dans le fleuve de l’oubli''. » Cette phrase peint très bien d'Éon. Resté dans une condition ordinaire, il aurait passé inaperçu, surtout depuis que sa querelle scandaleuse avec le comte de Guerchy lui rendait impossible toute carrière officielle (10). Passant pour une femme ou pour un être amphibie dont le sexe était un mystère, il était sûr d'attirer l'attention générale. Ce manège lui a réussi, puisqu'il lui a valu une célébrité que n'obtiennent pas toujours de grands caractères et de belles actions (11). Après son retour en France, d'Éon fit courir le bruit que Beaumarchais avait retenu à son profit une partie de l'argent qui lui était destiné. Ce dernier s'en plaignit à M. de Vergennes, qui lui répondit par la lettre suivante, en l'autorisant à la publier :
 
Versailles, le 10 janvier 1778.
 
« J'ai reçu, monsieur, votre lettre du 3 de ce mois, et je n'ai pu y voir qu'avec bien de la surprise qu'il vous est revenu que la demoiselle d'Éon vous imputait de vous être approprié à son préjudice des fonds qu'elle supposait lui être destinés. J'ai peine à croire, monsieur, que cette demoiselle se soit portée à une accusation aussi calomnieuse; mais si elle l'a fait, vous ne devez en aucune manière en être inquiet et affecté : vous avez le gage et le garant de votre innocence dans le compte que vous avez rendu de votre gestion dans la forme la plus probante, fondée sur des titres authentiques, et dans la décharge que je vous ai donnée de l'aveu du roi.
 
« Loin que votre désintéressement puisse être soupçonné, je n'oublie pas, monsieur, que vous n'avez formé aucune répétition pour vos frais personnels, et que vous ne m'avez jamais laissé apercevoir d'autre intérêt que celui de faciliter à la demoiselle d'Éon les moyens de rentrer dans sa patrie.
 
« Je suis très parfaitement, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,
 
DE VERGENNES. »
 
Beaumarchais, en effet, dans cette circonstance, n'avait pas même retenu ses frais de voyage. A la vérité, il pouvait à cette époque se montrer généreux envers le gouvernement, car le gouvernement l'était encore plus envers lui. Il avait enfin atteint son but. A force de rendre de petits services dans de petites affaires, il était entré assez avant dans la confiance de Louis XVI, de M. de Maurepas et de M. de Vergennes, pour vaincre les scrupules et les hésitations de leur politique dans la question américaine. Sous l'influence de ses ardentes sollicitations, le gouvernement s'était décidé à appuyer secrètement les colonies insurgées, et à le charger de cette importante et délicate mission. Le 10 juin 1776, Beaumarchais avait reçu du roi 1 million, avec lequel il montait et commençait cette grande opération d'Amérique, où nous le verrons déployer un talent d'organisation, une portée d'esprit, une puissance de volonté, qu'on s'étonnera peut-être de rencontrer chez l'auteur du ''Barbier de Séville''. En attendant, il faut noter encore comme un témoignage de désorganisation sociale qu'à cette même date du 10 juin 1776, où Beaumarchais recevait du gouvernement une telle preuve de confiance, et devenait l'agent et le dépositaire d'un secret d'état dont la découverte pouvait d'un jour à l'autre allumer la guerre entre la France et l'Angleterre, il était toujours sous le coup du jugement rendu contre lui par le parlement Maupeou, qui le déclarait déchu de ses droits de citoyen. C'était en quelque sorte un mort civil que le gouvernement chargeait de porter des secours aux Américains, et qui allait bientôt faire pour son propre compte la guerre aux Anglais. Ces deux situations si hétérogènes ne pouvaient cependant se prolonger, et avant de commencer ses opérations d'armateur, le condamné du parlement Maupeou dut s'occuper de reconquérir son état civil.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small>(1) ''Histoire générale et raisonnée de la diplomatie française'', t. V, p. 454. 1809. </small><br />
<small> (2) C'est ce qui résulte de l'attestation suivante : « Je certifie par le présent que j'ai examiné et disséqué le corps du chevalier d'Éon en présence de M. Adair, de M. Wilson, du père Elysée, et que j'ai trouvé les organes mâles de la génération parfaitement formés sous tous les rapports. - Le 23 mai 1810. - Thom Copeland, chirurgien. » A cette attestation sont jointes les signatures d'une grande quantité de personnages notables, qui mettent hors de doute le sexe du chevalier d'Éon. </small><br />
<small> (3) Cet ouvrage est intitulé ''Mémoires du chevalier d'Éon'', publiés pour la première fois sur les papiers fournis par sa famille et d'après les matériaux authentiques déposés aux archives des affaires étrangères, par M. Gaillardet, auteur de ''la Tour de Nesle''.</small><br />
<small> (4) Si on voulait ici discuter l’hypothèse de M. Gaillardet, les objections ne manqueraient pas. Comment s'expliquer par exemple que d'Éon, déterminé à sauver l'honneur de la reine d'Angleterre en se donnant comme une femme, favorise par son silence les paris sur son sexe et les laisse se multiplier pendant quatre ans, depuis 1771, époque de la scène racontée par l’auteur des ''Mémoires'', jusqu'en 1775, époque où d'Éon signe la déclaration dictée par Beaumarchais? Et comment s'expliquer que durant ces quatre ans le roi George III, qui, dans l'hypothèse en question, aurait un intérêt capital à éclaircir la chose, n'emploie pour y arriver aucun de ces moyens qu'un monarque même constitutionnel trouverait facilement en un cas pareil? Enfin, si cette hypothèse, qui nous semble complètement chimérique, peut servir à expliquer la persistance de d'Éon à garder ses vêtemens de femme jusqu'à sa mort, elle rend absolument inexplicable ce fait, que la reine n'ait rien tenté pour empêcher la découverte de la vérité après le décès du chevalier. Cette découverte, suivant M. Gaillardet aurait occasionné le troisième et dernier accès de folie du roi George III. Rien n'eût été cependant plus facile que d'éviter ce malheur, car d'Éon est mort dans un état voisin de l'indigence ; et puisqu'il était, dans l'hypothèse de M. Gaillardet, assez dévoué à la reine pour lui sacrifier sa vie pendant trente ans, elle eût pu certainement, avec très peu d'argent, le déterminer à aller mourir sur une terre lointaine, au lieu de rester exposé à Londres à l'examen des chirurgiens. </small><br />
<small> (5) Wilkes était à cette époque lord-maire de Londres.</small><br />
<small> (6) C'est-à-dire l'entreprise qui a pour objet d'obtenir la restitution de la correspondance secrète avec Louis XV.</small><br />
<small>(7) Ce mot ''en lui'' ne prouve rien contre l’erreur de Beaumarchais; il n'est que le résultat de l'habitude où l’on a été jusqu'ici de considérer d'Éon comme un homme. </small><br />
<small>(7) L’ambassadeur de France à Londres. </small><br />
<small> (8) Ce mémoire, dont nous reparlerons, a pour but de déterminer le roi à envoyer sous main, par le canal de Beaumarchais, des secours d'armes et de munitions aux colonies insurgées.</small><br />
<small>(9) En payant comptant la créance réelle on simulée de lord Ferrers, Beaumarchais, qui avait été autorisé à payer en prenant des termes, avait fait supporter à d'Éon un escompte au profit du roi, qui réduisait la somme donnée à 109,000 livres. Il avait ensuite remis à d'Éon quelques petites sommes, qui font monter le total de l'argent donné à 4,902 livres sterling. Dans toute cette affaire, Beaumarchais se montre beaucoup plus économe des deniers du roi que dans les deux précédentes. </small><br />
<small> (10) On sait qu'en 1765 d'Éon, secrétaire d'ambassade à Londres, avait poussé les choses jusqu'à accuser publiquement devant les tribunaux anglais son ambassadeur d'avoir voulu le faire empoisonner et assassiner.</small><br />
<small> (11) Le même motif de vanité peut expliquer sa persistance jusqu'à sa mort dans ce travestissement, une fois adopté. Un homme distingué, qui l'a connu à Londres dans les derniers temps de sa vie, me fournit encore une explication. Suivant lui, d'Éon, après avoir d'abord trouvé les vêtemens de femme fort incommodes, avait fini par s'y habituer et les portait par goût, en y mêlant cependant toujours quelque chose du vêtement masculin. La même personne qui a bien voulu me donner ce renseignement m'assure que, si l'on croyait encore en France en 1809 au sexe féminin de d'Éon, en Angleterre, tous ceux qui à cette époque fréquentaient le chevalier ne doutaient pas qu'il ne fût un homme. </small><br />
 
 
<center>III – Réhabilitation de Beaumarchais</center>
 
Comprenant bien son temps, Beaumarchais avait senti que le principal pour lui n'était pas d'insister sur la justice de sa cause, mais de se rendre utile d'abord, ensuite nécessaire, et que sa réhabilitation marcherait toute seule. Tandis qu'il fatiguait des chevaux de poste au service du roi, il avait eu d'abord la satisfaction d'apprendre que le parlement Maupeou, qui l'avait si cruellement frappé, était mort à son tour des blessures qu'il avait reçues de lui. Après l'avènement de Louis XVI, ce corps judiciaire était tombé à un tel degré de déconsidération, que, quelques-uns de ses membres se plaignant au vieux Maurepas, chef du nouveau ministère, de ne pouvoir plus se rendre aux audiences sans être insultés par le peuple, ce ministre leur avait répondu avec la légèreté de l'homme et du temps : « Eh bien, allez-y en ''domino'', vous ne serez pas reconnus. » Cette réponse indiquait suffisamment le sort réservé aux magistrats de Maupeou; leur exécution se fit cependant attendre encore six mois. Ce ne fut que le 12 novembre 1774, qu'un édit de Louis XVI abolit la nouvelle magistrature et rappela les anciens parlemens. Le 25 du même mois, Beaumarchais écrivait à M. de Sartines :
 
« J'espère que vous n'avez pas envie que je reste le ''blâmé'' de ce vilain parlement que vous venez d'enterrer sous les décombres de son déshonneur. L'Europe entière m'a bien vengé de cet odieux et absurde jugement; mais cela ne suffit pas, il faut un arrêt qui détruise le prononcé de celui-là. J'y vais travailler, mais avec la modération d'un homme qui ne craint plus ni l'intrigue ni l'injustice. J'attends vos bons offices pour cet important objet. »
 
Malgré les intentions exprimées dans cette lettre, Beaumarchais ne se pressait pas, car il attend encore près de deux ans; mais quand il juge le moment venu, quand son crédit est assuré, quand M. de Maurepas, vieillard spirituel et léger, est complètement captivé par lui, Beaumarchais attaque la difficulté avec son entrain ordinaire, et l'enlève à la course. La sentence est devenue définitive depuis deux ans. Il pourrait obtenir du roi des lettres d'abolition, il n'en veut pas. Ce n'est point une grâce, c'est une justice qu'il exige, et il faut que le parlement restauré détruise l'œuvre du parlement bâtard qui avait usurpé ses fonctions. Louis XYI lui accorde d'abord des ''lettres patentes'', en date du 12 août 1776, qui le relèvent du laps de temps écoulé depuis la signification du jugement du 26 février 1774. « Attendu, dit l'acte royal, que notre amé Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais est sorti du royaume par nos ordres et pour notre service, voulons qu'il soit remis et rétabli en tel et semblable état que si ledit laps de temps n'était pas écoulé, et qu'il puisse, nonobstant icelui, se pourvoir contre ledit jugement, soit par requête civile ou telle autre voie de droit qu'il avisera bon être. »
 
Restait à obtenir des lettres de requête civile, c'est-à-dire un nouvel acte royal, renvoyant Beaumarchais devant le parlement, pour l'annulation légale du jugement rendu contre lui. Or cette demande en requête civile devait être soumise au grand conseil, ou conseil d'état, qui avait servi, on s'en souvient, à composer le parlement Maupeou, et dans lequel étaient rentrés, après la destruction de ce parlement, la plupart des anciens juges de Beaumarchais. Celui-ci, obligé de quitter Paris pour aller à Bordeaux organiser l'opération d'Amérique, ne voulait point partir que la requête civile ne fût admise : « Allez toujours, lui dit le ministre Maurepas, le conseil prononcera bien sans vous. » Il part pour Bordeaux avec Gudin. Le surlendemain de son arrivée, il apprend que sa requête est rejetée par le grand conseil.
 
« Soixante heures après, raconte Gudin dans son manuscrit, nous étions à Paris. - Eh quoi! dit Beaumarchais au comte de Maurepas un peu surpris de le revoir si promptement, tandis que je cours aux extrémités de la France faire les affaires du roi, vous perdez les miennes à Versailles. - C'est une sottise de Miromesnil (1), répond M. de Maurepas; allez le trouver; dites-lui que je veux lui parler, et revenez ensemble. - Ils s'expliquèrent tous les trois; l'affaire fut reprise sous une autre forme; car il y en avait pour tous les cas prévus et imprévus; le conseil jugea tout différemment, et la requête civile fut admise. »
 
Ici se présentait un nouvel embarras : on était à la fin du mois d'août; le parlement allait entrer en vacances, et ne voulait statuer sur la requête civile qu'après les vacances; mais Beaumarchais n'ajourne pas si facilement une affaire entamée : il va derechef trouver M. de Maurepas, et, persuadé qu'on n'est jamais mieux servi que par soi-même, il fait avec le premier ministre ce que nous l'avons vu faire avec le roi. Il rédige un billet pour le premier président et pour le procureur général, fait copier et signer en double ce billet par M. de Maurepas et l'expédie; il est ainsi conçu :
 
« Versailles, ce 27 août 1776.
 
« La partie des affaires du roi dont M. de Beaumarchais est chargé exige, monsieur, qu'il fasse quelques voyages assez promptement. Il craint de quitter Paris avant que sa requête civile ait été entérinée; il m'assure qu'elle peut l'être avant les vacances. Je ne vous demande nulle faveur sur le fond de l'affaire, mais seulement de la célérité pour ce jugement. Vous obligerez celui qui a l'honneur d'être bien véritablement, etc.
 
MAUREPAS. »
 
Cela ne suffit pas encore à Beaumarchais. Il veut que l'avocat-général Séguier porte la parole et soit éloquent en sa faveur; de là une lettre à M. de Maurepas, accompagnée d'un nouveau billet un peu plus expressif pour M. Séguier, billet que le ministre copie avec la même docilité que le précédent. Voici d'abord la lettre insinuante adressée au vieux ministre :
 
« Paris, ce 30 août 1776.
 
« MONSIEUR LE COMTE,
 
« J'irais me mettre à vos pieds ce matin, si je n'avais pas un rendez-vous arrêté chez M. l'ambassadeur d'Espagne (2). Il est bien doux à mon cœur de voir que le respect qu'on vous porte rend chacun vain et jaloux de faire quelque chose pour vous plaire. M. Séguier, apprenant que vous aviez eu la bonté de recommander la célérité de mon affaire à M. le premier président et à M. le procureur général, n'a pu s'empêcher de dire à un de ses amis qui est des miens : - ''Une pareille recommandation m'eût rendu bien éloquent dans cette affaire''. Oh ! les hommes ! Ne vous lassez pas, monsieur le comte, de faire de bonnes actions... Je ne vous demande que votre signature à la lettre ci-jointe et votre cachet sur l'enveloppe : à l'instant mon affaire acquiert des ailes, et je vous aurai l'obligation d'avoir recouvré trois mois plus tôt mon état de citoyen, que je n'aurais jamais dû perdre.
 
« Je suis, avec la plus respectueuse reconnaissance, etc.
 
« BEAUMARCHAIS. »
 
Voici maintenant la lettre pour l'avocat-général, rédigée par Beaumarchais et que signe docilement M. de Maurepas :
 
« Versailles, ce 30 août 1776.
 
« J'apprends, monsieur, par M. de Beaumarchais, que, si vous n'avez pour lui la bonté de porter la parole en son affaire, il est impossible qu'il obtienne un jugement d'ici au 7 septembre. La partie des affaires du roi dont M. de Beaumarchais est chargé exige qu'il fasse assez promptement un voyage; il craint de quitter Paris avant d'être rendu à son état de citoyen, et il y a si longtemps qu'il souffre, que son désir à cet égard est bien légitime (3). Je ne vous demande nulle faveur sur le fond d'une pareille affaire, mais vous m'obligerez infiniment si vous contribuez à la faire juger avant les vacances.
 
« J'ai l'honneur d'être bien véritablement, etc.
 
MAUREPAS. »
 
On reconnaît combien la situation de Beaumarchais est changée depuis le procès Goëzman : il n'a plus seulement pour lui l'opinion, il a pour lui le pouvoir, ce qui ne l'empêche pas de cultiver avec le même soin la faveur publique; car en même temps qu'il prend ses précautions du côté du ministère et se ménage la parole officielle de l'avocat-général Séguier, il choisit pour défenseur un avocat qui, presque seul, a constamment refusé de plaider devant le parlement Maupeou, et que cette constante opposition a rendu très populaire, l'avocat Target. En lui confiant sa défense, Beaumarchais, toujours fidèle à ses goûts de mise en scène, écrit à Target une lettre qui circule partout et qui commence par ces mots : ''Le martyr Beaumarchais à la vierge Target''. C'est la ''vierge'' Target qui, avec son éloquence un peu vide, mais pompeuse et sonore (4), se charge de maintenir la popularité de l'ancien adversaire de Goëzman et de le défendre en associant sa cause à celle du parlement restauré et de la liberté reconquise :
 
« Remplissez donc enfin, messieurs, dit Target, en terminant son plaidoyer, remplissez l'attente générale, et, j'ose le dire, le vœu qu'en secret vous formez vous-mêmes pour la réparation de l'injustice. Absous par le public, il est temps que le sieur de Beaumarchais soit délivré par la loi. Elle est passée cette époque de contradictions et d'orages où le citoyen ne misait pas toujours dans les décisions de ses juges la règle de ses propres jugemens, où un homme a pu être frappé sans être déshonoré. L'union est rétablie, la nation possède enfin ses magistrats. Les ministres, les dépositaires des lois sont rentrés dans le droit, plus grand et plus flatteur encore, d'être les arbitres des mœurs et les modérateurs des sentimens. C'est au sein de cette concorde heureuse que, sous l'œil du public, et des mains de la loi, le sieur de Beaumarchais va reprendre, comme un droit qui lui est propre, ce premier bien de l'homme en société, l'honneur, qu'en attendant le retour de l'ordre il avait confié comme en dépôt à l'opinion publique. »
 
Après le discours de Target, l'avocat-général Séguier conclut également à la réhabilitation, et le 6 septembre 1776 un arrêt solennel du parlement tout entier, grand'chambre et Tournelle assemblées, annulle la sentence portée contre Beaumarchais par le parlement Maupeou, le rend à son état civil et aux fonctions qu'il avait précédemment occupées. Cet arrêt fut accueilli avec le plus vif enthousiasme par la foule qui encombrait le prétoire, et l'heureux plaideur fut porté en triomphe au milieu des applaudissemens depuis la grand'-chambre jusqu'à sa voiture. Il avait préparé un discours qu'il voulait prononcer avant la plaidoirie de Target, on le détermina à y renoncer; mais comme il tenait à se mettre en règle avec l'opinion, il le publia dès le lendemain. Ce discours, qui figure dans ses œuvres, est assez bien réussi dans le genre noble, mais il est surtout très habile et très hardi. On vient de voir plus haut avec quelle souplesse Beaumarchais sait tirer parti de la faveur d'un ministre; mais tout en utilisant son crédit auprès de M. de Maurepas, il ne renonce point à son rôle de citoyen défenseur des droits de la nation. Dans son discours au parlement, non-seulement il ne concède rien à ses anciens adversaires, qui pour la plupart sont encore membres du grand conseil, mais il maintient toutes ses attaques contre les formes et les règles de la procédure. « Or ces formes et ces règles, comme le remarque très justement M. Saint-Marc-Girardin, n'appartenaient au parlement Maupeou que par occasion; elles appartenaient aussi à l'ancien parlement. » Les coups que Beaumarchais avait portés au premier devaient rejaillir sur le second. En combattant le secret dans les procédures, en attaquant toutes ces méthodes d'instruction, confrontation et récolemens, qui éternisaient et embrouillaient les affaires, ces référés multipliés, ces audiences qui mettaient le plaideur à la discrétion d'un rapporteur, ces secrétaires que chaque plaideur devait payer largement, ces jugemens non motivés par lesquels un tribunal décidait à huis clos de l'honneur, de la fortune ou de la vie d'un citoyen, sans autre explication que cette formule : ''Pour les cas résultant du procès'' ; - en combattant tous ces abus divers, en faisant entrer dans l'esprit des masses le besoin d'une réforme judiciaire, Beaumarchais, après avoir aidé à détruire le parlement Maupeou aux applaudissemens de l'ancien parlement, contribuait, sans s'en douter lui-même, à préparer également la ruine du parlement qui l'avait applaudi. Lorsqu'on vit en effet ces Tiers légistes, remontés sur leurs sièges, continuer les anciens erremens, lorsqu'on les vit, après une opposition systématique aussi ardente contre le bien que contre le mal, demander la convocation des états-généraux, mais s'attacher à annuler d'avance leur action en la renfermant dans les vieilles formes, de manière à se ménager pour eux-mêmes une sorte de dictature, la même impopularité qui avait renversé les magistrats de Maupeou les renversa à leur tour. Après avoir fait reculer les rois, ils furent mandés à la barre de la constituante, et là il leur fut signifié que, suivant la parole de Beaumarchais, la nation était juge des juges. Quelques jours après, un simple décret décidait que les parlemens avaient cessé d'exister. C'est ainsi que, dans sa lutte contre Goëzman, Beaumarchais avait été un instrument involontaire, mais puissant de la révolution; il l'était de même lorsque, heureux et fier de la victoire qui lui rendait enfin ses droits de citoyen, il se lançait à corps perdu dans sa grande opération d'Amérique. Avant de l'y suivre, il ne faut pas oublier qu'il a toujours mené de front plusieurs entreprises, et qu'au moment où il préparait ses quarante vaisseaux, il faisait jouer ''le Barbier de Séville''.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small> (1) Le ministre de la justice.</small><br />
<small>(2) Pour l'affaire d'Amérique. Le gouvernement espagnol s'était associé au gouvernement français et se préparait aussi à appuyer en secret les Américains. </small><br />
<small> (3) On voit que la recommandation devient ici plus expressive, malgré la restriction d'étiquette qui l'accompagne.</small><br />
<small>(4) Ce même Target, présidant plus tard la constituante, se rendit coupable d'une phrase d'avocat restée célèbre, qu'on cite quelquefois dans les traités de rhétorique pour enseigner aux jeunes gens à éviter l'abus des synonymes : « Je vous engage, messieurs, à maintenir entre vous la paix et la concorde, suivies du calme et de la tranquillité. » </small><br />
 
===VII. Le Barbier de Séville procès avec la Comédie-Française les auteurs et les acteurs au XVIIIe siècle===
 
 
<center>I – Les trois manuscrits du Barbier – La représentation et le compliment de clôture</center>
 
Avec ''le Barbier de Séville'' Beaumarchais entre comme auteur dramatique dans la voie des grands succès et en même temps des grandes tribulations. Sa première comédie, avant de pouvoir se produire sur la scène, rencontra presque autant d'obstacles que la seconde, et subit diverses transformations dont il faut rendre compte.
 
Joué en février 1775, ''le Barbier'' avait, été composé en 1772 : c'était d'abord un opéra-comique dans le goût du temps, que l'auteur destinait aux ''comédiens'' dits ''italiens'', alors en possession de jouer ces sortes d'ouvrages (1). L’échec complet de son second drame des ''Deux Amis'' et le goût qu'il eut toujours pour les couplets jetaient Beaumarchais d'un extrême à l'autre, du genre larmoyant dans le genre chantant et bouffon. Ce qui faisait l'originalité du ''Barbier de Séville'' sous cette première forme, c'est que l'auteur des paroles était en même temps, sinon l'auteur, au moins l'arrangeur de la musique, On se rappelle que dans ses lettres de Madrid, à côte d'un dédain assez marqué pour le théâtre espagnol en général, Beaumarchais manifeste un enthousiasme très vif pour la musique espagnole, et particulièrement pour les intermèdes chantés connus sous le nom de ''tonadillas'' ou ''saynètes''. C'est le souvenir de ces tonadillas qui parait avoir donné naissance au ''Barbier de Séville''; il fut d'abord composé pour faire valoir des airs espagnols que Beaumarchais avait apportés de Madrid et qu'il arrangeait à la française. « Je fais, écrit-il à cette époque, des airs sur mes paroles et des paroles sur mes airs. » Soit que les airs espagnols de Beaumarchais n'aient point séduit les oreilles des acteurs de la Comédie-Italienne, soit qu'ils aient trouvé que la pièce sous cette forme ressemblait trop à l'opéra de Sedaine : ''On ne s'avise jamais de tout'', joué sur le même théâtre en 1761, toujours est-il que le ''Barbier de Séville'' opéra-comique fut refusé net par les comédiens italiens en 1772 (2). Gudin, dans ses mémoires inédits, attribue ce refus à l'influence du principal acteur, Clairval, qui avait débuté dans la vie par l'état de barbier, et qui, après avoir représenté Figaro au naturel dans les boutiques de Paris, avait une antipathie invincible pour tout rôle qui lui rappelait sa première profession. Beaumarchais fut donc obligé de renoncer à faire jouer son opéra-comique. Je n'en ai retrouvé dans ses papiers que quelques lambeaux qui me portent à penser que ce n'est pas une grande perte, le talent poétique de l'auteur étant très inégal, produisant rarement deux bons couplets de suite, et son talent de musicien ne s'élevant pas non plus au-dessus d'un talent d'amateur. C'était à deux grands maîtres, Mozart et Rossini, qu'il était réservé d'ajouter le charme de la musique aux inspirations de Beaumarchais. Quant à lui, repoussé comme librettiste et arrangeur de musique espagnole, il prit le parti de transformer son opéra en une comédie pour le Théâtre-Français.
 
Le fait énoncé par Gudin, que l'auteur des paroles du ''Barbie''r était en même temps l'auteur de la musique, se trouve confirmé par un billet écrit, en date du 21 décembre 1772, par une cousine de Beaumarchais qui tenait sa maison après la mort de sa seconde femme. Elle rend compte à Julie absente de la transformation de l'opéra du ''Barbier'' en comédie, et nous donne ainsi la date précise de cette transformation : « Nous avons fait samedi, écrit-elle, un joli souper avec Préville (l'acteur de la Comédie-Française). Notre objet, ma Julie, était de lire notre pièce, qui a été trouvée d'un mérite supérieur pour le bon comique. Préville lui répond du plus grand succès. Il prend le rôle de Bartholo, Feuilly Figaro (3), Mlle Doligny Rosine, Bellecourt le comte, don Basile, à notre choix, ''et nous allons rendre notre musique; le sacrifice en est fait. Ne nous en parle plus''. » Cette musique ''qu'on allait vendre'', et à laquelle Julie semble tenir beaucoup, était évidemment la musique espagnole importée et arrangée par Beaumarchais.
 
Accueilli au Théâtre-Français après avoir reçu l'approbation du censeur Marin, ''le Barbier de Séville'' allait être joué en février 1773, lorsque survient la querelle de l'auteur avec le duc de Chaulnes que nous avons déjà racontée (4). Beaumarchais est envoyé au For-l'Evêque, où il reste deux mois et demi, et la représentation du ''Barbier'' est forcément ajournée. Au sortir de prison l'auteur se préparait de nouveau à faire jouer sa pièce, lorsque tombe sur lui l'accusation criminelle intentée par le juge Goëzman : nouvel ajournement du ''Barbier de Séville''. Cependant, l'immense succès de ses mémoires contre Goëzman ayant rendu Beaumarchais très populaire, les comédiens français veulent profiter de cette circonstance. Ils sollicitent la permission de jouer la pièce, ils l'obtiennent; la représentation est annoncée pour le samedi 12 février 1774. «Toutes les loges, dit Grimm, étaient louées jusqu'à la cinquième représentation. » Alors arrive, le jeudi 10 février, un ordre supérieur qui fait cartonner les affiches et défend la représentation de la pièce. Ce jour même, 10 février, Beaumarchais publiait le dernier et le plus brillant de ses mémoires judiciaires. Comme on avait répandu le bruit que sa pièce était pleine d'allusions à son procès, il ajoute à la suite de son dernier mémoire une note où, après avoir annoncé au public la prohibition du ''Barbier de Séville'', il dément toutes les allusions qu'on lui prête et termine ainsi :
 
« Je supplie la cour de vouloir bien ordonner que le manuscrit de ma pièce, telle qu'elle a été consignée au dépôt de la police il y a plus d'un an, et telle qu'on allait la jouer, lui soit représenté, me soumettant à toute la rigueur des ordonnances, si, dans la contexture ou dans le style de l'ouvrage, il se trouve rien qui ait le plus léger rapport au malheureux procès que M. Goëzman m'a suscité, et qui soit contraire au profond respect dont je fais profession pour le parlement.
 
« CARON DE BEAUMARCHAIS. »
 
Le fait est qu'à cette époque la comédie du ''Barbier'', composée avant le procès Goëzman, était complètement sevrée d'allusions à ce procès, et très différente sous plusieurs autres rapports du texte définitif. Quoiqu'elle n'eût sous cette première forme qu'un caractère simplement gai et n'offrit aucune généralité satirique, elle porta la peine de la réputation qu'on lui faisait d'avance, et Beaumarchais ne put obtenir qu'elle fût jouée. Bientôt les différentes missions dont nous avons parlé le conduisirent en Angleterre et en Allemagne, et il dut laisser de côté pour un temps sa comédie. Cependant il ne l'oubliait pas; les obstacles mêmes qu'elle rencontrait pour se produire le rendaient comme toujours plus obstiné à les surmonter. A son retour de Vienne, en décembre 1774, après cette captivité d'un mois qui lui donnait quelque droit à un dédommagement, il insista plus que jamais auprès de l'autorité pour la représentation de sa pièce. Les circonstances étaient favorables : le parlement Maupeou était mort depuis un mois, Louis XV n'existait plus; le manuscrit que présentait Beaumarchais était fort inoffensif; il obtint enfin la permission de faire jouer ''le Barbier''. Seulement, entre la permission obtenue et la représentation, il se mit à l'aise : on avait prohibé cette comédie pour cause de prétendues allusions qui n'y étaient pas, il se dédommagea de cette injuste prohibition en y insérant précisément toutes les allusions que l'autorité avait craint d'y trouver et qui n'y étaient pas. Il la renforça d'un grand nombre de généralités satiriques, d'une foule de quolibets plus ou moins audacieux. Il y ajouta beaucoup de longueurs, il l'augmenta d'un acte, il la surchargea enfin si complètement, qu'elle tomba à plat le jour de la première représentation.
 
Avant d'avoir pu comparer au manuscrit de la Comédie-Française le manuscrit du ''Barbier'' en cinq actes que j'ai entre les mains, et qui a servi à la première représentation, je croyais, comme on le croit généralement d'après la préface imprimée du ''Barbier'', que cette pièce avait été d'abord composée en cinq actes. C'est une erreur, le texte primitif était en quatre actes, comme le texte définitif, dont il diffère d'ailleurs beaucoup à d'autres égards. Le manuscrit du ''Barbier'' déposé aux archives de la Comédie-Française est précisément ce texte primitif dont la composition remonte à la fin de 1772; il n'est conforme ni à la pièce telle qu'elle a été jouée pour la première fois, ni à la pièce telle qu'elle a été imprimée, mais il est en quatre actes comme la pièce imprimée (5), et la date du manuscrit est fixée par la note suivante, écrite de la main de Beaumarchais sur le dernier feuillet :
 
« Je déclare que le présent ''manuscript {sic'') est parfaitement conforme à celui qui a été censuré de nouveau par M. Artaud, après l'avoir été, il y a plus d'un an, par le sieur Marin, et parfaitement conforme à celui qui est entre les mains de M. de Sartines, et sur lequel les comédiens français ont inutilement reçu déjà deux fois la permission de représenter la pièce. Je supplie monseigneur le prime de Conti de vouloir bien le conserver pour l'opposer à tout autre ''manuscript'' ou imprimé de cette pièce que l'on pourrait faire courir en y ajoutant pour me nuire des choses qui n'ont jamais été ni dans ma tête ni dans ma pièce, protestant que je désavoue tout ce qui ne sera pas exactement conforme au présent ''manuscript'',
 
«.CARON DE BEAUMARCHAIS.»
 
« A Paris, le 8 mais 177'4. »
 
Sur la première page du même manuscrit on lit encore ces mots écrits par Beaumarchais :
 
«''Manuscript'' de l'auteur sur lequel seul la pièce sera jouée, si elle doit jamais
l'être.
 
« CARON DE BEAUMARCHAIS. »
 
Cette déclaration, en mars 1774, était sincère, mais elle était faite pour le besoin de la cause; en février 1775, les circonstances n'étant plus les mêmes, Beaumarchais ne tient pas plus de compte de sa déclaration que si elle n'avait jamais existé, et il retouche considérablement sa pièce. Il en résulte que le manuscrit du Théâtre-Français n'est conforme, comme nous le disions, ni à la pièce telle qu'elle a été jouée pour la première fois ni à la pièce telle qu'elle a été imprimée. Le texte d'après lequel a eu lieu la première représentation est celui du manuscrit censuré par M. Artaud, en 1774, dont Beaumarchais vient de parler plus haut; il était d'abord le même que celui du manuscrit primitif; mais l'auteur l'a considérablement modifié, en 1775, au moyen d'additions et de retranchemens tous écrits de sa main, et il a été augmenté d'un acte. C'est ce manuscrit de la première représentation que j'ai retrouvé dans les papiers de famille; il diffère également du texte imprimé et définitif, qui a été composé sur les deux manuscrits précédens.
 
En comparant ces trois textes du ''Barbier de Séville'', on peut suivre exactement le travail assez curieux qui s'opère dans l'esprit de Beaumarchais sous l'influence des changemens apportés dans sa situation par le procès Goëzman et sous l'influence de la chute de sa pièce à la première représentation. Dans le manuscrit primitif en quatre actes, celui de la Comédie-Française, daté du 8 mars 1774, dont la composition remonte à la fin de 1772, et qui par conséquent a précédé le procès Goëzman, la pièce est purement et simplement un imbroglio du genre gai, plus mal intriguée que celle du texte imprimé, offrant beaucoup de longueurs, offrant plus de traces de l'ancien opéra-comique, par exemple trois chansons de plus, renfermant aussi un assez grand nombre de quolibets de mauvais goût, avec une nuance générale de grosse gaieté qui la rapproche davantage de la farce. D'un autre coté, les allusions et les généralités satiriques y sont beaucoup plus rares que dans le texte publié, et la pièce n'offre pas encore cette physionomie philosophique et frondeuse qui commence déjà à se dessiner dans ''le Barbier'', tel qu'il a été imprimé, et qui se prononcera bien plus encore dans ''le Mariage de Figaro''.
 
Le manuscrit modifié et augmenté d'un acte pour la première représentation est beaucoup plus chargé dans tous les sens que les deux textes dont je viens de parler; Beaumarchais s'y donne carrière. C'est un homme devenu célèbre par un procès éclatant, qui retouche une pièce composée à une époque où il était encore peu connu, et où il n'avait point eu à se défendre contre des ennemis acharnés. Le changement de sa situation se fait sentir dans les changemens de sa pièce. C'est ainsi, par exemple, que la fameuse tirade sur ''la calomnie'', que Beaumarchais met dans la bouche de Basile, et qui est un des morceaux les plus brillans et les plus significatifs du ''Barbier'', ne se trouve pas dans le manuscrit primitif, dans celui du Théâtre-Français ; elle a été ajoutée après coup, en 1775, sur le manuscrit qui a servi à la première représentation, au moyen d'un feuillet collé écrit tout entier et d'un seul jet de la main de Beaumarchais. L'auteur comique éprouvait le besoin de venger le plaideur. Dans le manuscrit primitif, Basile, reprochant à Bartholo de ne pas lui avoir donné assez d'argent, se contentait de lui dire, en style de musicien : « Vous avez lésiné sur les frais, et dans l'harmonie du bon ordre, ''un mariage inégal, un passe-droit évident'', sont des dissonances qu'on doit toujours préparer et sauver par l'accord parfait de l'or. » Dans le manuscrit retouché pour la première représentation, Beaumarchais, entre ces mots, ''un mariage inégal, - un passe-droit évident'', ajoute de sa main ceux-ci : ''un jugement inique'', qui ont passé dans le texte imprimé. C'est encore le condamné du parlement Maupeou qui proteste et se venge. La phrase d'Almaviva à Figaro : «Sais-tu qu'on n'a que vingt-quatre heures au palais pour maudire ''ses juges'' ?' » et la réponse de Figaro : « On a vingt-quatre ans au théâtre, » ne se trouvent pas non plus dans le manuscrit de la Comédie-Française. La biographie de Figaro, racontée par lui-même au début de la pièce, a également subi des modifications de détail, entre autres celles-ci. Dans le manuscrit du Théâtre-Français, Figaro disait : « Accueilli dans une ville, emprisonné dans l'autre, et partout supérieur aux événemens.... » Dans le manuscrit de 1775, le ''blâmé'' du parlement Maupeou ajoute de sa main : » Loué par ceux-ci, ''blâmé'' par ceux-là. » Dans la même tirade, Figaro, énumérant les ennemis des gens de lettres, disait : « Les insectes, les moustiques, les critiques, les censeurs, et tout ce qui s'attache à la peau des malheureux gens de lettres. » Dans le manuscrit retouché en 1775, il ajoute un nouvel insecte : « les ''maringouins''. » Cette dénomination burlesque, qui a passé dans le texte imprimé, est évidemment un coup de patte qu'il éprouve le besoin de donner à ''Marin''.
 
Dans le même manuscrit retouché en 1775, on voit que Beaumarchais désirerait beaucoup changer le nom de ce type de bassesse, de cupidité et d'astuce qu'avant son procès il a nommé Basile : souvent il rature ce nom et le remplace par le nom de Guzman, allusion à Goëzman; puis enfin, n'osant pas aller jusque-là, il y renonce, rature Guzman et rétablit Basile. Il reprendra plus tard ce nom de Guzman qui lui plaît, rendra l'allusion plus claire en l'appliquant non pas à un musicien, mais à un juge, à un juge non pas astucieux, mais vil, cupide et sot, qu'il appellera ''don Guzrnan Brid'oison''.
 
Quelquefois les modifications en 1775 portent sur le caractère de Figaro, auquel l'auteur ajoute des traits de sa propre physionomie, comme dans ce passage intercalé à la première représentation, supprimé après, et qui ne figure ni dans le manuscrit du Théâtre-Français, ni dans le texte imprimé. Bartholo, dans sa dispute avec Figaro, lui disait : «Vous vous mêlez de trop de choses, monsieur. » - Figaro répondait : «Que vous en chaut si je m'en démêle, monsieur? - Et tout ceci pourrait mal finir, monsieur, reprend Bartholo. - Oui, pour ceux qui menacent les autres, monsieur, répond Figaro. » Ce Figaro qui ''se mêle de trop de choses'', mais qui ''s'en démêle toujours'', offrait avec Beaumarchais une parenté qu'il ne voulait sans doute pas rendre si sensible, et c'est probablement ce qui le détermina à supprimer ce passage.
 
Dans le manuscrit primitif, celui du Théâtre-Français, Bartholo se querellant avec ses domestiques, L'un d'eux, ''La Jeunesse'', lui disait : Eh ! mais, monsieur, y a-t-il de la ''raison''?» Bartholo s'écriait : «C'est bon entre vous autres, misérables, de la ''raison''; je suis votre maître pour avoir toujours raison, » - Ici, sur le manuscrit même du Théâtre-Français, Beaumarchais avait remplacé de sa main les deux premiers mots de ''raison'' par le mot ''justice'', ce qui faisait dire à Bartholo : «C’est bon entre vous autres, misérables, de la justice, » et ce qui rendait déjà la phrase un peu plus risquée; mais il s'en était tenu là. Dans le texte définitif, en conservant cette modification, il complète sa pensée par ce passade audacieux, qui est resté dans la pièce imprimée, mais qui manque également au manuscrit du Théâtre-Français. La Jeunesse réplique à Bartholo : « Mais, pardi quand une chose est vraie! » - Bartholo répond : « Quand une chose est vraie! si je ne veux pas qu'elle soit vraie ; je prétends bien qu'elle ne soit pas vraie. Il n'y aurait qu'à permettre à tous ces faquins-là d'avoir raison; vous verriez bientôt ce que deviendrait l'autorité. » Nous verrons tout à l'heure que Beaumarchais tenait particulièrement à ce passage.
 
Dans le manuscrit primitif, au dénotaient du ''Barbier'', Beaumarchais faisait intervenir seulement un notaire; dans le manuscrit retouché, Beaumarchais ajoute au notaire un juge, et, n'osant pas l'appeler par son nom, il l'appelle d'abord ''un homme de loi''; puis il rature le mot ''homme de loi'' et emploie le mot espagnol ''alcade'', qui rend son idée avec moins d'inconvéniens. Enfin il établit dans sa dernière scène un dialogue entre Figaro et l'alcade, où le premier berne le second avec une rare effronterie, cette partie de la scène fut jugée trop forte et contribua à la chute du ''Barbier'' à la première représentation. Beaumarchais la supprima à la seconde, et elle ne figure pas dans le texte imprimé du ''Barbier''; mais comme Beaumarchais n'aimait pas à perdre ce qu'il jugeait bon, il reproduisit ce passage, neuf ans plus tard, en l'adoucissant un peu, dans ''le Mariage de Figaro''. C'est celui où Figaro, reconnu par Brid’oison, lui demande insolemment des nouvelles de sa femme et de son fils: « Le cadet, qui est, dit-il, un bien joli enfant, je m'en vante. » La scène était d'abord dans ''le Barbier de Séville'', à la vérité elle y était plus forte encore, rendue avec une plus grande crudité d'expressions, mais c'était au fond toujours la même scène. Après avoir été sifflée en 1775, elle passa très bien en 1784.
 
La même observation s'applique à la tirade si connue du ''Mariage de Figaro'' sur ''goddam, le fond de la langue anglaise''. Cette tirade était aussi primitivement dans ''le Barbier de Séville'', Beaumarchais l'avait ajoutée, sur son second manuscrit, dans la scène de reconnaissance entre Figaro et Almaviva; elle fut également repoussée par le public en 1775, comme trop forcée, trop voisine de la charge. Beaumarchais la retira, mais pour la reporter intrépidement dans ''le Mariage'', où elle eut beaucoup de succès, et où elle est encore en possession d'amuser le parterre. Sous l'influence du ''Barbier de Séville'' même, et par d'autres causes plus générales, le goût public, de 1775 à 1784, s'était modifié; il était devenu de moins en moins difficile sur la distinction des genres et des tons (6).
 
Pour compléter cette comparaison des trois textes du ''Barbier de Séville'', après avoir parlé des passages que Beaumarchais renforçait sur le manuscrit primitif et de ceux qu'il ajournait, il nous faut dire un mot de ceux qu'il fut obligé de retrancher absolument après la première représentation. L'occasion d'étudier un auteur célèbre dans l'intimité de ses procédés de composition, dans ses ratures, dans ses variantes et dans ses brouillons, se présente rarement, et c'est peut-être le moyen le plus sûr de se faire une idée juste des qualités et des défauts de son esprit.
 
Avec son parti pris de restaurer l'ancienne jovialité gauloise, Beaumarchais ne craint pas d'outrer le comique jusqu'à la farce; mais comme il veut plaire également aux esprits raffinés, et comme d'ailleurs un auteur ne se soustrait jamais complètement aux influences de son époque, il en résulte que cet ennemi déclaré de la recherche et de l'affectation dans les idées et le langage est souvent prétentieux et maniéré. Ces deux défauts en sens contraire, la prétention et la trivialité, dont on trouve encore des traces dans la charmante comédie du ''Barbier'' telle que nous la possédons, étaient bien plus saillans dans le texte de la première représentation. Pour n'en citer qu'un exemple, au début de la pièce, Almaviva, en se promenant sous les fenêtres de Rosine, disait d'abord, comme dans le texte imprimé : « Suivre une femme à Séville, quand Madrid et la cour offrent de toutes parts des plaisirs si faciles! Eh! c'est cela même que je fuis! » Puis il ajoutait cette phrase métaphorique alambiquée et inégale : « Tous nos vallons sont pleins de myrte, chacun peut en cueillir aisément: un seul croît au loin sur le penchant du roc, il me plaît, non qu'il soit plus beau, mais moins de gens l'atteignent. » Ce ''myrte'' et ce ''roc'' n'ayant sans doute pas eu de succès à la première représentation, Beaumarchais y renonça, et le monologue d'Almaviva gagna à cette suppression de devenir beaucoup plus naturel et plus coulant. A coté de ces passages maniérés, le manuscrit de la première représentation du ''Barbier'' en contient beaucoup d'autres où l'auteur semblait s'être proposé pour but de pousser la grosse plaisanterie aussi loin qu'elle peut aller. C'est ainsi que, dans la scène de reconnaissance entre Almaviva et Figaro, Beaumarchais ajoute d'abord au manuscrit primitif un trait qui n'y était pas : - «Je ne te reconnaissais pas, dit Almaviva à Figaro, te voilà si gros et si gras! - Que voulez-vous, monseigneur? répond Figaro. C'est la misère. » Jusqu'ici la saillie était bonne, mais l'auteur la gâtait tout de suite en la forçant, car Figaro ajoutait ceci : «Sans compter que j'ai perdu tous mes pères et mères; de l'an passé je suis orphelin du dernier. » A une plaisanterie amusante succédait une charge grossière (7). Plus loin, Figaro disait : «J'ai passé la nuit gaiement avec trois ou quatre buveurs de ''mes voisines''. »
 
L'intention de raviver, en même temps que l'ancien comique, l'ancien langage, celui de Rabelais, et aussi un peu celui du théâtre de la foire, est également très marquée dans le manuscrit de la première représentation. On sait que, dans le texte imprimé du ''Barbier'', Figaro, faisant à Almaviva le portrait du vieux tuteur qui veut épouser Rosine, le peint ainsi : « C'est un beau, gros, court, jeune vieillard, gris-pommelé, rusé, rasé, blasé, qui guette, et furète, et gronde, et geint tout à la fois. » Ce portrait, avec redoublement d'épithètes, où l'imitation de Rabelais est déjà sensible, n'est qu'un fragment du portrait beaucoup plus détaillé que contenait la pièce à la première représentation, et qui est ainsi conçu : « C'est un beau, gros, court, jeune vieillard, gris-pommelé, rasé, rusé, blasé, frisqué et guerdonné comme amoureux en baptême, à la vérité; mais ridé, chassieux, jaloux, sottin, goutteux, marmiteux, qui tousse, et crache, et gronde, et geint tour à tour. Gravelle aux reins, perclus d'un bras et déferré des jambes; le pauvre écuyer! S'il verdoie encore par le chef, vous sentez que c'est comme la mousse ou le qui sur un arbre mort; quel attisement pour un tel feu! » Le portrait de Rosine était dans ce même ton rabelaisien, qui ne se retrouvait plus guère que sur les théâtres du boulevard. Il y avait aussi des scènes où la liberté du langage était poussée fort loin, notamment une scène où Basile, consulté par Bartholo sur son mariage avec Rosine, lui récitait avec des variantes le fameux quatrain de Pibrac sur les vieillards qui épousent de jeunes femmes. Toutes ces additions ayant considérablement allongé le manuscrit primitif déjà trop long, Beaumarchais avait été conduit à y ajouter un acte en coupant le troisième en deux; mais la coupure était des plus malheureuses, et l'on s'explique très bien qu'elle ait contribué à faire tomber sa pièce à la première représentation. Le quatrième acte commençait au milieu du troisième, au moment où Rosine vient de chanter l'ariette qu'on ne chante plus aujourd'hui :
 
::Quand dans la plaine
::L'amour ramène
::Le printemps, etc.
 
Almaviva, déguisé en maître de musique, et qui attend Figaro, après avoir dit à Rosine, comme dans la pièce imprimée : «Filons le temps, » ajoutait ceci :
 
«Et le beau récitatif obligé qui suit le morceau, le dites-vous aussi, madame?
 
ROSINE. - Oui; mais c'est au clavecin qu'il faut l'accompagner à cause des fréquentes ritournelles.
 
BARTHOLO. - Ah! passons au clavecin, car il n'y a rien dans le monde d'aussi important que les ritournelles. »
 
Or le clavecin, par une invention assez pauvre, au lieu de se trouver dans la pièce où l'on venait de chanter, se trouvait dans un cabinet voisin. Les deux amans, après avoir essayé, mais en vain, d'obtenir de Bartholo qu'il les écoutât du salon, passaient avec lui dans le cabinet; la toile tombait sur ce maigre incident, et c'était la fin du troisième acte. Au quatrième acte, Bartholo, Rosine et le comte rentraient comme ils étaient sortis. « Je n'en ai pas perdu une syllabe (du récitatif), disait Bartholo : il est bien beau, mais elle a raison, on étouffe dans ce cabinet. Demain, je fais remettre son clavecin dans le salon. » Et la conversation reprenait en attendant l'arrivée de Figaro. Ce quatrième acte, composé d'une moitié du troisième, se trouvant trop court, Beaumarchais l'avait farci de quolibets débités par Figaro, qui, non content de chanter l'air inédit cité plus haut, faisait chanter à Almaviva d'autres couplets qui ne valent pas la peine d'être cités, et se livrait à une foule de plaisanteries d'un goût équivoque sur les médecins, sur les femmes, sur la mythologie.
 
Dans ce malheureux acte supplémentaire, Beaumarchais avait trouvé le secret de gâter la meilleure scène de toute la pièce, celle où Basile voit Bartholo, complice involontaire de la supercherie dont il doit être la victime, s'accorder avec Almaviva, Rosine et Figaro pour lui imposer silence, et s'écrie : «Qui diable est-ce donc qu'on trompe ici? tout le monde est dans le secret. » L'effet de cette scène si neuve, si bien amenée, si bien dialoguée, était compromis par un prolongement inutile, où Beaumarchais continuait et forçait l'imbroglio après le départ de Basile.
 
C'est avec cette physionomie, chargée, outrée, embrouillée, que ''le Barbier de Séville'' se présenta pour la première fois devant le public le 23 février 1775. Le retentissement des ''Mémoires'' contre Goëzman était encore dans toute sa force. Les obstacles qui arrêtaient depuis deux ans la représentation de la pièce avaient redoublé la curiosité. Beaumarchais était déjà en possession du privilège d'exercer sur la foule une puissance d'attraction inouïe; il y eut à sa première comédie une affluence de spectateurs qui ne devait être dépassée qu'à la seconde. «Jamais, dit Grimm au sujet du ''Barbier'', jamais première représentation n'attira plus de monde. - On ne pouvait, dit de son côté La Harpe dans sa ''Correspondance'', on ne pouvait paraître dans un moment plus marqué de faveur populaire, ni attirer un plus grand concours (8). »
 
L'effet produit sur ce nombreux auditoire fut un effet de déception très marquée : on s'attendait à un chef-d'œuvre. « Il est toujours difficile, écrit La Harpe à cette époque, de répondre à une grande attente. La pièce a paru un peu ''farce'', les longueurs ont ennuyé, les mauvaises plaisanteries ont dégoûté, les mauvaises mœurs ont révolté (9). » Cette première impression de La Harpe, quand on la compare à celle que produit la lecture du manuscrit du ''Barbier'' tel qu'il fut d'abord représenté, semble assez exacte (10). Beaumarchais avait trop compté sur sa popularité; il avait abusé en tous sens de sa verve, encombré sa pièce de scènes inutiles, de plaisanteries souvent grossières, qui en gâtaient tout l'agrément, et qui lui donnaient parfois les allures d'une parade. L'échec fut complet. L'auteur s'est plu à constater lui-même, ce fait, dans la préface du ''Barbier'', avec l'aisance d'un homme qui vient de faire un tour de force, et qui, du jour au lendemain, a transformé une chute en un triomphe. « Vous eussiez vu, dit-il, les faibles amis du ''Barbier'' se disperser, se cacher le visage, ou s'enfuir; les femmes, toujours si braves quand elles protègent, enfoncées dans les coqueluchons jusqu'aux panaches et baissant des yeux confus, les hommes courant se visiter, se faire amende honorable du bien qu'ils avaient dit de ma pièce Les uns lorgnaient à gauche en me sentant passer à droite, et ne faisaient plus semblant de me voir. Ah! Dieu! D'autres, plus courageux, mais s'assurant bien si personne ne les regardait, m'attiraient dans un coin pour me dire : Et comment avez-vous produit en nous cette illusion? car, il faut en convenir, mon ami, votre pièce est la plus grande platitude du monde. »
 
En écrivant cette spirituelle préface du ''Barbier'' remanié, qu'il intitule bravement ''comédie représentée et tombée'', Beaumarchais s'amuse aux dépens de la critique et un peu aussi aux dépens du public. Comme beaucoup d'autres enfans gâtés de la renommée, c'est surtout là où il s'est trompé qu'il tient à prouver qu'il a eu raison. Au lieu d'avouer la transformation qui est la véritable cause du succès définitif de sa pièce, il affirme avec un aplomb étourdissant qu'il n'y a presque rien changé, et que « ''le Barbier enterré'', dit-il, le vendredi est exactement le même qui s'est relevé triomphalement le dimanche. » C'est tout au plus s'il reconnaît que, « ne pouvant se soutenir en cinq actes, il s'est mis en quatre pour ramener le public. » La vérité est que tout ce qui fait aujourd'hui l'agrément du ''Barbier'', tel que nous l'avons, se trouvait bien dans la pièce à la première représentation, mais s'y trouvait mélangé à une quantité énorme de défauts qui expliquent parfaitement la sévérité du public. Beaumarchais plaçait mal son amour-propre : il voulait faire passer pour l'effet d'une cabale ou d'un caprice du parterre ce qui n'avait été qu'un acte de justice, et il ne songeait point à faire valoir son véritable mérite, mérite rare et dont il y a, je crois, peu d'exemples au théâtre. Il n'est pas commun, en effet, devoir un auteur dramatique ramasser une pièce justement tombée, et en vingt-quatre heures, du jour au lendemain, lui faire subir une véritable métamorphose, refondre deux actes en un, transposer des scènes, faire disparaître tout ce qui est louche ou confus dans les situations et dans l'intrigue, supprimer toutes les longueurs, élaguer ou relever tout ce qui est trivial ou plat dans le dialogue, et transformer ainsi, presque à la minute, un ouvrage médiocre en une production charmante, pleine de mouvement et de verve, où l'intérêt va toujours croissant, et dont La Harpe dit avec raison, dans son ''Cours de littérature'', que c'est le ''mieux conçu'' et le ''mieux fait'' des ouvrages dramatiques de Beaumarchais. ''Le Barbier'' est en effet mieux ''composé'' que ''le Mariage de Figaro'', dont les deux derniers actes renferment beaucoup de longueurs, et ne se soutiennent que par des jeux de scène et des jeux d'esprit.
 
Dans cette rapide transformation du ''Barbier'', Beaumarchais apparaît avec tout ce qui caractérise la période la plus brillante de son talent. Son esprit a toute la force que donne la maturité, et il conserve encore la flexibilité de la jeunesse. Ardent, souple et fécond, les dangers ou les embarras lui font trouver des ressources inattendues; il sait se plier à toutes les circonstances, et il les dompte en les enlaçant. C'est bien le même homme qui, tout à l'heure dramaturge médiocre, devenait du jour au lendemain, sous l'influence du péril, un polémiste redoutable et brillant. C'est le même homme qui, après avoir mis deux ans à composer tout à son aise une comédie pleine de défauts, en faisait presque un chef-d'œuvre en vingt-quatre heures, sous la pression d'un public mécontent et déçu.
 
Le canevas du ''Barbier'' n’est pas neuf : c'est le thème si connu du vieux tuteur amoureux qui veut épouser sa pupille. Beaumarchais, qui, comme Molière, prenait son bien partout où il le trouvait, a peut-être emprunté le fond et une partie des situations de sa pièce à une vieille comédie de Fatouville, jouée aux Italiens en 1692, qui porte pour titre le sous-titre du ''Barbier, la Précaution inutile'', et présente quelque analogie avec la pièce de Beaumarchais. Probablement aussi l'auteur du ''Barbier'' a lu avec fruit l'opéra-comique de Sedaine : ''On ne s'avise jamais de tout''. Le docteur Tue, de Sedaine, médecin, tuteur et amoureux de Lise, est de la même famille que le docteur Bartholo. Lise, avec une ingénuité plus complète que Rosine, n'est pas sans rapport avec la pupille de Bartholo. Dorval, l'amant de Lise, pourrait bien avoir contribué à donner l'idée d'Almaviva. Tous deux emploient, pour déjouer la jalousie du tuteur, des déguisemens analogues. Si Almaviva se travestit en soldat, puis en musicien, Dorval se déguise en vieux captif venant de Maroc, puis en vieille femme; il chante en s'accompagnant de la guitare, comme Almaviva. Il y a même dans l'opéra de Sedaine une scène où Dorval, parlant à la duègne qui surveille Lise, emploie, pour se faire entendre de celle-ci, des mots habilement détournés qui rappellent la scène entre Almaviva, Rosine et Bartholo, au troisième acte du ''Barbier''. Enfin, si ''le Barbier'' se termine par un mariage et l'intervention d'un alcade, ''On ne s'avise jamais de tout'' finit également par un mariage et l'intervention d'un commissaire. Mais des tuteurs amoureux et jaloux, des pupilles rebelles, des amans inventifs, des déguisemens, des commissaires ou des alcades, cela se trouve partout, est à la portée de tout le monde, et tout dépend de la manière de s'en servir. Beaumarchais n'avait donc pas tort de répondre à ceux qui lui reprochaient d'avoir copié l'ouvrage de Sedaine par cette saillie spirituelle qui est bien dans son genre d'esprit : « Un amateur, saisissant, dit-il, l'instant qu'il y avait beaucoup de monde au foyer, m'a reproché, du ton le plus sérieux, que ma pièce ressemblait à ''On ne s'avise jamais de tout''. - Ressembler, monsieur? je soutiens que ma pièce est ''On ne s'avise jamais de tout'' lui-même. - Et comment cela? - C'est qu'on ne s'était pas encore avisé de ma pièce. - L'amateur resta court, et l'on en rit d'autant plus, que celui-là qui me reprochait ''On ne s'avise jamais de tout'' est un homme qui ne s'est jamais ''avisé de rien''. »
 
S'il y a, en effet, quelque vague analogie entre l'opéra de Sedaine et ''le Barbier'', ce qui n'est pas dans Sedaine, ce qui n'est nulle part avant ''le Barbier'', c'est le personnage capital de la pièce, c'est Figaro, ce valet de comédie qui se détache au milieu de tous les valets de comédie, et qui est bien la propriété exclusive et la création de Beaumarchais. Quoi qu'on puisse dire de ce personnage, il est passé dans l'histoire de l'art à l'état de type, comme Panurge, comme Falstalf, comme don Juan, comme Gil Blas, et a pris rang parmi les figures impérissables; Quand il aura donné toute sa mesure, après ''la Folle Journée'', nous aurons occasion de l'analyser en détail et de l'étudier dans sa généalogie, qui est assez variée; mais ce n'est pas seulement Figaro qui est original dans ''le Barbier'', Bartholo, comme le remarque très bien La Harpe, n'est pas un tuteur banal, comme tous les tuteurs de comédie. Il est dupe, il n'est point sot; il est très rusé au contraire, et il faut beaucoup d'adresse pour le tromper. De là, entre lui, Rosine, Almaviva et Figaro une rivalité de précautions et d'inventions qui se croisent, se déjouent, se renouvellent et se poursuivent avec un intérêt qui augmente de scène en scène jusqu'au dénoûment.
 
Quant au dialogue du ''Barbier'', s'il n'est pas plus animé, il est plus tempéré, moins prétentieux et plus coulant que celui du ''Mariage de Figaro''. Le défaut de Beaumarchais, on le sait, c'est l'abus d'une chose dont tout le monde ne peut pas abuser comme lui, c'est l'abus de l'esprit Non-seulement il en donne trop à chacun de ses personnages, mais il leur donne à tous à peu près le même genre d'esprit, qui est le sien; tous sont également féconds en saillies imprévues, en sentences plaisantes. L'auteur n'a pas cette suprême puissance de création qui permet à Molière de donner le jour aux êtres les plus différens, non-seulement par le caractère, mais par la tournure d'esprit. Il parle trop souvent par la bouche de ses personnages, et telle scène, plus ou moins habilement liée à l'action générale, n'a d'autre but que de lui fournir l'occasion de placer avantageusement une série de bons mots. Ces saillies, amenées de trop loin et tirées par les cheveux, sont plus fréquentes dans ''le Mariage de Figaro'' que dans ''le Barbier'', où tout marche et s'enchaîne mieux; cependant elles s'y rencontrent encore. En faisant remarquer que plusieurs de ces bons mots sont déjà connus et se trouvent ailleurs, La Harpe dit : « Apparemment Beaumarchais en tenait registre quand il lisait. » La Harpe ici a deviné juste. L'auteur du ''Barbier de Séville'' avait l'habitude d'écrire sans ordre sur des feuilles volantes, non-seulement les pensées sérieuses, comiques ou grivoises qui le frappaient dans ses lectures, mais toutes celles qui se présentaient à son esprit, et qu'il mettait en réserve pour en tirer parti plus tard. C'est ainsi que la plupart des traits et des sentences du ''Barbier'' ou du ''Mariage de Figaro'', qu'on croirait au premier abord échappés à la verve de l'auteur dans le feu de la composition, se retrouvent ça et là dans cette sorte de répertoire, mêlés à une foule de réflexions historiques, politiques ou philosophiques, qui prouvent que l'esprit de Beaumarchais se nourrissait des élémens les plus divers.
 
Quoi qu'il en soit, ''le Barbier'', tombé à la première représentation, relevé et rajusté par l'auteur, eut un plein succès à la seconde. On y reconnut une restauration originale de l'ancienne comédie d'intrigue, rajeunie, agrandie, renouvelée, et les sifflets de la veille se changèrent en applaudissemens. « J'étais hier, écrit le 27 février 1775 Mme Du Déffant, j'étais hier à la comédie de Beaumarchais, qu'on représentait pour la seconde fois; à la première, elle fut sifflée; pour hier, elle eut un succès extravagant; elle fut portée aux nues; elle fut applaudie à tout rompre: » Nous devons avouer que Mme Du Deffant ajoute : « Rien ne peut être plus ridicule; cette pièce est détestable... Ce Beaumarchais, dont les ''Mémoires'' sont si jolis, est déplorable dans sa pièce du ''Barbier de Séville''. » Le jugement de Mme Du Deffant ne fut pas ratifié par le public. Du reste, le goût dédaigneux et blasé de la spirituelle correspondante d'Horace Walpole n'était pas très apte à apprécier un genre de comique aussi franc, aussi dégourdi que celui du ''Barbier'', et Beaumarchais pouvait se consoler de n'être point apprécié par elle, car dans la lettre qui suit celle que nous venons de citer, elle ajoute encore ceci : «''L’''Orphée'' de M. Gluck, ''le Barbier de Séville'' de M. de Beaumarchais, m'avaient été extrêmement vantés; on m'a forcée à les voir, ils m'ont ennuyée à la mort. » On voit qu'il n'était vraiment pas facile d'intéresser Mme Du Deffant. Le parterre, qui n'avait point, comme elle, la maladie de l'ennui, se montra beaucoup moins rétif, et, à partir de la seconde représentation, ''le Barbier'' ne cessa d'attirer la foule jusqu'à la clôture de la saison d'hiver, c'est-à-dire jusqu'au 29 mars 1775.
 
On sait qu'il était d'usage autrefois de fermer chaque année les théâtres et spécialement le Théâtre-Français pendant trois semaines, à partir de la Passion jusqu'après la Quasimodo. Il était d'usage aussi au Théâtre-Français qu'à la dernière représentation qui précédait cette clôture, un des acteurs vint sur la scène adresser au public un beau discours qu'on appelait le ''compliment de clôture'' (11). Beaumarchais, amateur de l'innovation en toutes choses, eut l'idée de remplacer ce discours ordinairement majestueux par une sorte de proverbe en un acte qui fut joué, avec les costumes du ''Barbier'', aux représentations de clôture de 1775 et de 1776. Ce compliment dialogué ne se trouve plus dans les archives de la Comédie-Française, mais il a été conservé dans les papiers de Beaumarchais, écrit tout entier de sa main et copié en double avec une feuille contenant la distribution des rôles. Je ne m'explique pas comment Gudin n'a pas fait figurer ce travail dans l'édition désœuvrés de son ami; il a sans doute échappé à ses recherches, car ce n'est rien moins qu'une petite comédie en un acte dont l'idée est assez originale et dont le dialogue offre toutes les qualités de l'auteur du ''Barbier de Séville''. Ne pouvant reproduire ici en entier ce petit proverbe, joué, mais resté inédit, nous le ferons du moins connaître par des citations assez nombreuses. Voici d'abord ce qui me parait lui avoir donné naissance. En introduisant au Théâtre-Français une pièce d'un comique aussi haut en couleur que ''le Barbier'', Beaumarchais avait voulu briser les entraves un peu étroites dans lesquelles on enfermait alors ce théâtre, auquel on interdisait, au nom du ''bon ton'' et de la ''bonne compagnie'', toute pièce rappelant plus ou moins l'ancienne comédie d'intrigue. On permettait bien aux farces ingénieuses de Molière, comme ''les Fourberies de Scapin'' ou ''Pourceaugnac'', de reparaître de temps en temps sur la scène, parce qu'elles étaient de Molière, et qu'après tout, ces farces charmantes ayant amusé Louis XIV et sa cour, on n'osait pas se déclarer plus difficile que le grand roi; mais il était interdit aux auteurs vivans de marcher, même de loin, sur les traces du maître. Et comme le Théâtre-Français avait seul le droit de jouer la comédie proprement dite, il n'y avait presque pas de nuances intermédiaires entre les farces grossières du boulevard et le genre de comédie qui florissait alors, genre un peu froid, guindé et maniéré, sans être plus moral quant au fond des idées et des situations. On a vu avec quelle impétuosité déréglée Beaumarchais avait d'abord tenté d'abolir cette scrupuleuse distinction des genres par une comédie beaucoup trop chargée, dont les défauts avaient justement choqué le public, et comment, après l'avoir considérablement retouchée, il l'avait fait accepter et triompher, bien qu'elle offrit encore des nuances très fortes, dépendant cela ne suffisait pas à l'auteur du ''Barbier''; il ne lui suffisait pas de restaurer au Théâtre-Français un peu de la vive gaieté d'autrefois et de faire applaudir à outrance par le parterre les éternuemens de Dugazon dans le rôle du vieux valet La Jeunesse. Il voulait plus encore : il voulait non-seulement qu'on rit à gorge déployée; mais qu'on chantât sur le théâtre de MM. les comédiens ordinaires du roi. Ceci était énorme et essentiellement contraire, disait-on, à la dignité de la Comédie-Française. Néanmoins, comme Beaumarchais ne renonçait pas facilement à ce qu'il voulait, on avait essayé, pour lui plaire, de chanter à la première représentation les airs qu'il avait placés dans ''le Barbier''; mais, soit que les acteurs s'acquittassent mal de ce labeur inaccoutumé, soit que le public ne goûtât pas cette innovation, tous les airs avaient été impitoyablement siffles (12), et il avait fallu les supprimer à la reprise de la pièce. Il en était un cependant auquel Beaumarchais tenait beaucoup, c'était le fameux air de Rosine au troisième acte : ''Quand dans la plaine'', etc. L'aimable actrice qui avait créé le rôle de Rosine, Mlle Doligny (13), peu habituée à chanter en public et encore moins habituée à être sifflée, refusait absolument de recommencer l'expérience, et Beaumarchais avait dû se résigner au sacrifice de son air; mais en toutes choses il ne se résignait jamais que provisoirement. Aux approches de la représentation de clôture, il proposa aux comédiens de rédiger pour eux, sous forme de scènes, un compliment de clôture original et amusant, mais à une condition, c'est qu'on chanterait son fameux air intercalé dans le compliment en question, qui devait être joué par tous les acteurs du ''Barbier''. Comme Mlle Doligny se refusait toujours à le chanter et comme Beaumarchais aurait craint de la blesser en faisant figurer dans sa petite pièce une autre Rosine, il y supprima le rôle de Rosine et le remplaça par l'intervention en personne d'une autre actrice plus hardie et qui chantait très bien, Mlle Luzzi (14).
 
Pour comprendre cette petite comédie, qui fait suite au ''Barbier'', il faut donc se figurer que nous sommes arrivés à la représentation de clôture du 29 mars 1775. On vient de jouer ''le Barbier'' pour la treizième fois. Au moment où le public s'attend à voir, suivant l'usage ordinaire, arriver sur la scène en habit de ville un des acteurs chargés de lui dire adieu en termes solennels au nom de la Comédie-Française, la toile se lève, et le gros Desessarts, avec le costume du rôle de Bartholo qu'il vient de jouer, apparaît dans l'attitude du désespoir.
 
SCÈNE PREMIÈRE.
 
BARTHOLO (Desessarts), seul, se promenant un papier à la main. - La toile se lève. Il parle à la coulisse.
 
Rougeau! Renard (15)! ne lovez pas la toile encore, mes amis, je ne suis pas prêt... Diable d'homme aussi, qui nous promet un compliment pour la clôture, qui nous tient le bec à l'eau jusqu'au dernier jour, et, quand on doit le prononcer, il faut que je le fasse, moi... « Messieurs, si votre indulgence ne rassurait pas un peu mon génie alarmé... » Je ne ferai jamais ce compliment-
là... « Messieurs, votre critique et vos applaudissemens nous sont également utiles, en ce que... » La peste soit de l'homme! « Messieurs... pour bien rendre ce que je sens, il faudrait... il faudrait... » Ah ! pour bien faire, il faudrait que ce compliment eût quelque rapport à l'habit dans lequel je dois le débiter; voyons : « Messieurs, de même que les médecins entreprennent tous les malades, mais ne guérissent pas toutes les maladies... » Qu'une bonne fièvre putride eût pu le saisir au collet, auteur de chien, perfide auteur!... « entreprennent tous les malades, mais ne guérissent pas toutes les maladies... de même les comédiens hasardent toutes les pièces nouvelles, sans être sûrs que la réussite... » Ah! je sue à grosses gouttes et je ne fais rien qui vaille... « Messieurs... messieurs...»
 
SCENE DEUXIÈME.
 
BARTHOLO {''Desessarts''), FIGARO {''Préville''), LE COMTE ALMAVIVA [''Bellecourt'').
 
FIGARO, riant. – Ah ! ah! ah! ah! messieurs... Eh bien! messieurs?
 
BARTHOLO. - Ah ça! venez-vous encore m'impatienter, vous autres?
 
LE COMTE. - Nous venons vous offrir nos conseils, bon docteur.
 
BARTHOLO. - Je n'ai pas besoin de précepteurs aussi goguenards. Je vous connais à présent.
 
LE COMTE. - Nous ne plaisantons point, je vous jure, et nous sommes aussi intéressés que vous à ce que votre compliment soit agréable au public.
 
FIGARO. - Ou qu'il rie du complimenteur; En vérité, nous ne venons ici qu'à bonne intention.
 
BARTHOLO. - Oui!... à la bonne heure... C'est que j'ai une singularité fort singulière, moi! Quand je n'ai rien à faire, mon esprit va, va comme le diable, et dès que je veux me mettre à composer...
 
FIGARO. - Il prend ce temps-là pour se reposer. Je sais ce que c'est, docteur. Il ne faut pas que cela vous étonne; cet accident arrive à beaucoup d'honnêtes gens comme vous qui se mettent à l'œuvre sans idées. Mais savez-vous ce qu'il faut faire? Au lieu de rester en place en composant, ce qui engourdit la conception et rend l'accouchement pénible à une jeune personne de votre corpulence, il faut vous remuer, docteur, aller et venir, vous donner de grands mouvemens.
 
BARTHOLO. - C'est ce que je fais aussi depuis une heure.
 
FIGARO. - Et prendre la plume dès que vous sentez que les esprits animaux
vous montent à la tête.
 
BARTHOLO. - Comment! les esprits animaux...
 
LE COMTE. - Finis donc. Figaro, il est bien temps de plaisanter!
 
BARTHOLO. - Ingrat barbier pour qui j'eus mille bontés, tu ris de mon embarras, au lieu de m'en tirer.
 
LE COMTE. - Où en êtes-vous, docteur ?
 
BARTHOLO. - J'en suis à imaginer pour la clôture quelque chose qui me fasse au moins déployer un beau talent devant le public.
 
FIGARO. - Déployer un beau talent! Eh mais! ne cherchez pas, docteur; rappelez-vous seulement le plaisir extrême que vous lui avez fait quand vous avez déployé à ses yeux le très beau talent de chanter en dansant comme un ours et claquant vos deux pouces :
 
::Veux-tu, ma Rosinette,
::Faire emplette
::Du roi des maris ?
 
BARTHOLO. - Ce drôle se pendrait plutôt que de manquer de désobliger ceux à qui il peut faire plaisir.
 
LE COMTE. - Réellement, Figaro, tu le désoles, et le temps se passe. Ah ça! dites-moi, docteur, connaissez-vous les choses dont un compliment de clôture doit être composé?
 
BARTHOLO. - Ah! si je savais aussi bien le faire comme je sais le définir.
 
FIGARO. - Ah! si je savais courir comme je sais boire, je ferais soixante lieues par heure.
 
BARTHOLO. - Je sais qu'il faut invoquer l'indulgence du public, parler modestement de nous, et dire un mot obligeant de tous les ouvrages nouveaux représentés dans l'année.
 
FIGARO. - Voilà le plus difficile. Au gré des auteurs, on n'en dit jamais assez; au gré du public, on en dit souvent trop.
 
BARTHOLO. - Il faudrait trouver le juste-milieu.
 
FIGARO.- Ou n'en point parler du tout. Ma foi, c'est le plus sûr.
 
LE COMTE. - N'en point parler serait dur; mais il suffit de rappeler les ouvrages sans les juger de nouveau. Ce n'est plus à nous à prononcer sur leur mérite. L'adoption que nous en avions faite est la preuve du bien que nous en pensions, et l'oeil perçant du public nous dispense ici d'en scruter les défauts. Mais sur les succès même les plus combattus, les plus douteux, nous devons aux ailleurs le juste éloge d'un désir ardent de plaire au public que nous partageons avec eux.
 
BARTHOLO. - Eh morbleu! bachelier, que ne me disiez-vous que vous alliez dire cela! J'aurais pris la plume, et mon ouvrage serait bien avancé... Vous dites donc?
 
LE COMTE. - Ma foi, je ne m'en souviens plus.
 
BARTHLO.- Quel dommage! El toi, Figaro?
 
FIGARO. - Moi, cela m'a paru fort plat.
 
BARTHOLO. - Je le crois, dès qu'il n'y a pas de calembours.
 
FIGARO. - Il est vrai, je ne fais pas autre chose.
 
BARTHOLO. - Tache au moins de le rendre utile une fois en nous rappelant quelles pièces on a données cette année.
 
FIGARO. - On a donné, on a donné...
 
Ici Figaro, Bartholo et le comte font à eux trois la revue des pièces données en 1775, avec des appréciations de Figaro d'une réserve diplomatique très bouffonne.
 
BARTHOLO. - Cela fait pourtant sept nouveautés en dix mois! Et l'on prétend que nous sommes des paresseux.
 
FIGARO. - Nous en abattrions bien d'autres, si l'on pouvait allier des intérêts inconciliables; mais pendant que l'homme de lettres qui attend son tour dit sans cesse: Eh! va donc, la Comédie; finis-en une bonne fois; c'est à moi d'engrener, - l'auteur qui est sur le chantier nous crie de son côté : Piano! la Comédie, piano! faites-moi durer encore. Tout cela est assez difficile.
 
SCÈNE TROISIÈME.
 
LES ACTEURS PRÉCÉDENS, MADEMOISELLE LUZZI.
 
Mlle LUZZI. - Eh bien! messieurs, est-ce que le compliment n'est pas dit?
 
FIGARO. - C'est bien pis, il n'est pas fait.
 
Mlle LUZZI. - Ce compliment?
 
BARTHOLO. - Un maudit auteur m'en avait promis un; à l'instant de le prononcer, il nous fait dire de nous pourvoir ailleurs.
 
MLLE LUZZI. - Je suis dans le secret : il est piqué de ce qu'on a retranché de sa pièce l'air du ''Printemps''.
 
BARTHOLO. - Quel air du ''Printemps''? quelle pièce? Vous croyez tout deviner, tout savoir.
 
Mlle LUZZI. - L'ariette de Rosine dans ''le Barbier de Séville''.
 
BARTHOLO. - On a bien fait, mademoiselle; le public n'aime pas qu'on chante à la Comédie-Française.
 
Mlle LUZZI. - Oui, docteur, dans les tragédies; mais depuis quand ferait-il ôter d'un sujet geai ce qui peut en augmenter l'agrément? Allez, messieurs, monsieur le public aime tout ce qui l'amuse.
 
BARTHOLO. - D'ailleurs est-ce notre faute à nous si Rosine a manqué de courage?
 
Mlle LUZZI, minaudant. - Est-il joli, le morceau ?
 
LE COMTE. - Voulez-vous l'essayer?
 
BARTHOLO. - N'allez-vous pas la faire chanter ? Comment veut-on que j'achève mon compliment?
 
LE COMTE. - Allez toujours, docteur.
 
FIGARO, à Mlle Luzzi. - Dans un petit coin, à demi-voix.
 
Mlle LUZZI. - Mais je suis comme Rosine, moi, je vais trembler.
 
FIGARO. - Fi donc! trembler! Mauvais calcul, mademoiselle...
 
Mlle LUZZI. - Eh bien! vous n'achevez pas votre petit calembour : la peur du mal et le mal de la peur (16)?
 
FIGARO. - Ah! vous appelez cela un calembour?
 
Mlle LUZZI. - Il est vrai que moi qui ai peur de mal chanter, je ressens déjà beaucoup le mal que me fait cette frayeur-là.
 
FIGARO, riant. - Oui, je le crois; mais vous ne chanterez pas moins pour cela. Vous êtes si bonne, Luzzi, qu'en toute affaire vous n'opposez jamais que des difficultés engageantes.
 
MLLE LUZZI. - Il ne tiendrait qu'à moi de prendre cela pour une épigramme.
 
LE COMTE. - Sur un talent qui lui est peu familier, Rosine est vraiment timide, elle; mais vous qui chantez souvent, avouez, friponne, que vous n'avez ici que l'hypocrisie de la timidité. (Mlle Luzzi prélude gaiement.)
 
FIGARO. - Elle ne changera jamais, cette Luzzi; chantant, jouant la comédie, toujours gaie, toujours belle : d'honneur, c'est un diamant dans la société.
 
BARTHOLO. - Maudit bavard!
 
MLLE LUZZI, riant. - Ah! ah! ah! ah! laissez-le donc se tirer de là, docteur, et nous expliquer comment je suis un diamant.
 
FIGARO, gaiement. - Ainsi que toutes les jolies femmes. La nature, en se jouant, féconde la mine abondante où nous puisons ces diamans-là. La jeunesse est le lapidaire qui les développe et les taille; la parure élégante est l'alvéole qui les enchâsse; notre imagination, la feuille qui les brillante; enfin l'amour, belle Luzzi, n'est-il pas... le joaillier qui les met en œuvre?
 
Mlle LUZZI. - Hum! mauvais plaisant! Et l'hymen que vous oubliez?
 
FIGARO. - C'est, si vous voulez, le marchand qui les met dans le commerce.
 
BARTHOLO. - Que le diable emporte le metteur en œuvre, le marchand et le diamant; j'ai perdu la plus sublime idée!
 
LE COMTE, à Mlle Luzzi. - J'espère que son courroux ne nous privera pas du plaisir de vous entendre.
 
Mlle LUZZI. - Au moins, messieurs, c'est vous qui voulez que je chante?
 
BARTHOLO. - Ah ! point du tout.
 
FIGARO. - Certainement.
 
LE COMTE. - Nous jugerons si l'air eût fait plaisir.
 
Mlle LUZZI chante.
 
::Quand dans la plaine
::L'amour ramène, etc. (17).
 
LE COMTE. - Fort joli, d'honneur.
 
FIGARO. - C'est un morceau charmant.
 
BARTHOLO. - Eh! allez au diable avec votre morceau charmant. Je ne sais ce que je fais, moi; voilà que j'ai lardé mon compliment d'agneaux, de chiens et de chalumeaux... Don Basile, à cette heure...
 
La scène avec Basile n'est qu'une variante de la scène de mystification du ''Barbier''. Basile est censé ignorer que c'est le jour de la clôture, et il veut annoncer au public la pièce qu'on jouera demain. Figaro le mystifie de son mieux, et chacun lui répète le fameux mot : ''Allez vous coucher'' (18). Après que Basile s'est retiré, Bartholo continue à se démener, mais son compliment n'avance guère. Il s'adresse enfin à Figaro et au comte :
 
BARTHOLO. - Enfin, puisque vous voilà, si vous étiez que de moi tous les deux, qu'est-ce que vous diriez?
 
FIGARO. - Si nous étions que de vous, docteur, il est clair que nous ne saurions que dire.
 
BARTHOLO. - Eh! non, non, si vous étiez moi, c'est-à-dire chargés du compliment.
 
LE COMTE. - Je me recueillerais un moment, et il me semble que je dirais à peu près : - Est-il besoin, messieurs, que je fasse ici l'apologie de notre empressement, quand je parle au nom de toute la Comédie? et notre existence théâtrale n'appartient-elle pas à chacun de vous, quoique chacun de vous ne se prive, pour en jouir, que de la moindre partie d'un superflu qu'il destine à ses amusemens? Pour être convaincus donc, messieurs, qu'un motif plus noble que l'intérêt nous fait souhaiter constamment de vous plaire, considérez qu’il n'y a pour nous aucun rapport entre la faible utilité du produit de chaque place et l'extrême plaisir que nous cause le plus léger applaudissement de celui qui la remplit. A ce prix, qui nous est si cher, nous supportons les dégoûts de l'étude, la surcharge de la mémoire, l'incertitude du succès, les ennuis de la redite et toutes les fatigues du plus pénible état. Notre seule affaire est de vous donner du plaisir; toujours transportés quand nous y réussissons, nous ne changeons jamais à votre égard, quoique vous changiez quelquefois au nôtre. Et quand, malgré ses soins, quelqu'un de nous a le malheur de vous déplaire, voyez avec quel modeste silence il dévore le chagrin de vos reproches, et vous ne l'attribuerez pas à un défaut de sensibilité chez nous, dont l'unique étude est d'exercer la vôtre. En toute autre querelle, l'agresseur inquiet doit s'attendre au ressentiment qu'il provoque; ici, l'offensé baisse les yeux avec une timidité respectueuse, et la seule arme qu'il oppose au plus dur traitement est un nouvel effort pour vous plaire et reconquérir vos suffrages. Ah! messieurs, pour notre gloire et pour vos plaisirs, croyez que nous désirons tous être des acteurs parfaits; mais, nous sommes forcés de l'avouer, la seule chose que nous voudrions ne jamais invoquer est malheureusement celle dont nous avons le plus souvent besoin, votre indulgence. (Il salue.)
 
BARTHOLO. - Bon, bon, bon, excellent.
 
FIGARO. - Fi donc! Gardez-vous bien, docteur, d'écrire tout ce qu'il vient de débiter.
 
BARTHOLO. - Et pourquoi?
 
FIGARO. - Cela ne vaut pas le diable.
 
Mlle LUZZI. - Quoi! son discours? Il m'a paru si bien.
 
BARTHOLO. - Je parie, moi, qu'il serait fort applaudi.
 
FIGAR0. - Oui, parce que cela claque à l'oreille, et a l'air d'être un compliment... Pas une pensée qui ne soit fausse.
 
BARTHOLO. - Jalousie d'auteur.
 
LE COMTE. - Ah! voyons.
 
FIGARO. - Vous préférez les applaudissemens du public au profit des places qu'il occupe au spectacle?
 
LE COMTE. - Certainement.
 
FIGARO. - Fort bien; mais si chacun s'abstenait de vous apporter ici le profit de sa place, où iriez-vous chercher le plaisir de ses applaudissemens ? Passe encore de déraisonner ; mais ravaler à nos yeux la douce, l'utile recette, et faire ainsi le dédaigneux d'une chose aussi loyalement profitable! Examinez tous les étais, depuis le grave ambassadeur qui chiffre le papier jusqu'à l'auteur badin qui le barbouille, depuis le ministre ingénieux qui invente un nouvel impôt jusqu'à l'obscur filou qui fouille aussi dans les poches, où se fait-il rien qui ne soit au profil de la tant bien-aimée recette? El le général couvert de gloire qui demande un gouvernement, et l'héritier d'un nom illustre qui recherche une financière, et le pieux abbé qui court un bénéfice, et le grave magistrat qui pâlit sur les affaires, et le légataire assidu qui intrigue autour de son grand-oncle, et la mère honnête qui livre sa fille à l'inutilité nuptiale d'un vieillard amoureux, et celui qui navigue, et celui qui prêche, et celui qui danse, enfin tous jusqu'à moi dont je ne parle point, mais qui ne m’oublie pas plus qu'un autre, y a-t-il un seul homme au monde qui n'agisse pour augmenter la bonne, la douce, la trois, quatre, six, dix fois agréable recette? Avec vos fades complimens, vous sollicitez le public comme un juge austère; moi je l'aime comme ma bonne mère nourrice. Elle me donnait quelquefois sur l'oreille; mais ses caresses étaient douces, et son lait inépuisable. Logomachie, battologie, cliquetis de paroles que tous ces beaux discours! et puis qu'est-ce que l'offensé qui baisse les yeux timidement quand le public a de l'humeur? Quand le public s'élève contre un comédien, n'est-ce pas celui-ci qui est l'agresseur? c'est du plaisir que le public vient chercher, et il mérite bien d'en prendre; il l'a payé d'avance. Est-ce sa faute si on ne lui en donne pas? Galimatias que tout votre compliment! Que de sottises on fait passer dans le monde avec des tournures! Enfin vous le ferez comme vous voudrez ; mais, pour moi, je n'emploierais pas toutes ces grandes phrases de respect et de dévouement dont on abuse à la journée et qui ne séduisent personne; je dirais uniment : Messieurs, vous venez tous ici payer le plaisir d'entendre un bon ouvrage, et c'est ma foi bien fait à vous. Quand l'auteur tient parole et que l'acteur s'évertue, vous applaudissez par-dessus le marché, bien généreux de votre part assurément. La toile tombée, vous emportez le plaisir, nous l'éloge et l'argent; chacun s'en va souper gaiement, et tout le monde est satisfait, charmant commerce, en vérité! Aussi je n'ai qu'un mot, notre intérêt vous répond de notre zèle; pesez-le à cette balance, messieurs, et vous verrez s'il peut jamais être équivoque. Hein, docteur? comment trouvez-vous mon petit calembour!
 
BARTHOLO. - Ce maraud-là fait si bien, qu'il a toujours raison.
 
UN ACTEUR DE LA PETITE PIECE (19). - Avez-vous donc juré de nous faire coucher ici avec votre compliment, que vous ne ferez point, à force de le faire ? Le public s'impatiente.
 
BARTHOLO. - Dame! un moment, c'est pour lui que nous travaillons.
 
L'ACTEUR. - Eh mais ! allez travailler dans une loge, au foyer, où vous voudrez; pendant ce temps, nous commencerons la petite pièce.
 
BARTHOLO. - Quel homme! Laissez-nous donc tranquilles.
 
L'ACTEUR. - Vous ne voulez pas sortir? Jouez, jouez bien fort, messieurs de l'orchestre; quand ils verront qu'on ne les écoute pas, je vous jure qu'il n'y en aura pas un qui soit tenté de rester à bavarder sur le théâtre.
 
FIGARO. – Il a ma foi dévoilé dans un seul mot tout le secret de la comédie.
 
(L'orchestre joue; ils sortent tout, et l'on baisse la toile.)
 
Cette petite comédie inédite - faisant suite à la comédie du ''Barbier'' - nous a paru digne d'être connue du public. Le plan en est ingénieux, et il fallait de l'adresse pour conserver ainsi à chacun des personnages du ''Barbier'' le caractère qu'il a dans la pièce, tout en le faisant parler comme acteur. On vient de voir comment Beaumarchais a résolu cette difficulté. Il allait bientôt se trouver aux prises avec une difficulté plus grande, celle de mettre à la raison ces mêmes acteurs pour lesquels il écrivait des ''complimens de clôture''. Sa destinée voulait qu'il ne sortît d'un procès que pour tomber dans un autre, et que tout dans sa vie, jusqu'au ''Barbier de Séville'', le plus gai des imbroglios, devint matière à procès.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small> (1) Ce qu'on appelait alors la Comédie-Italienne ne ressemblait ni à notre Théâtre-Italien ni à notre Opéra-Comique : c'était un théâtre mixte entre la Comédie-française et le théâtre de Nicolet. On y jouait tantôt des farces tirées du répertoire italien, tantôt des opéras-comiques beaucoup plus simplifiés que les nôtres, et qui en général sont plutôt des vaudevilles avec couplets que des compositions musicales bien compliquées. Voici du reste une affiche que j'extrais d'un numéro du ''Journal de Paris'' de 1770 qui prouvera, que même à cette époque la Comédie-Italienne alternait encore entre les farces dans le goût italien et l'opéra-comique. L'affiche est ainsi conçue: « Les comédiens italiens donneront aujourd'hui ''les Défis d’Arlequin et de Scapin'', comédie italienne; demain ''les Evènemens imprévus'' et ''Rose et Colas''. »</small><br />
<small> (2) Le manuscrit du ''Barbier'' comédie contient plusieurs allusions à cet échec, allumions qui furent supprimées à la seconde représentation. Ainsi, dans un passage, Figaro disait : « J'ai fait un opéra-comique qui n'a eu qu'un ''quart de chute'' à Madrid. - Qu'entendez-vous par un ''quart de chute''? demandait Almaviva. - Monsieur, répondait Figaro, c'est que je ne suis tombé que devant le sénat comique du ''scénario''; ils m'ont épargné la chute entière en refusant de me jouer. » Et il débitait ensuite on des airs du ''Barbier'' opéra-comique :</small><br />
::<small> J'aime mieux être un bon barbier,</small><br />
::<small> Traînant ma poudreuse mandille</small><br />
::<small> Toul bon auteur de son métier </small><br />
::<small> Est souvent forcé de piller,</small><br />
::<small> Grapiller,</small><br />
::<small> Houspiller, etc.</small><br />
<small> (3) La distribution des rôles indiquée ici fut modifiée à la représentation. Le rôle de Figaro fut créé non par Feuilly, niais par Préville, et le rôle de Bartholo, par Désossarts.</small><br />
<small> (4) Voyez la livraison du 15 novembre 1852.</small><br />
<small> (5) Je dois la communication du manuscrit du Théâtre-Français, qu'il était important pour moi de pouvoir comparer au mien, à l'obligeance d'un des sociétaires de ce théâtre, M. Régnier, qui n'est pas seulement un artiste d'un talent distingué, mais qui est de plus un homme de savoir et de goût très versé dans l'histoire de la littérature dramatique, et prenant un intérêt aimable et complaisant à tous les travaux consciencieux.</small><br/>
<small>(6) La tirade sur ''goddam'' dans ''le Barbier de Séville'' se liait au reste de la scène de la manière suivante : Figaro racontait qu'il avait voyagé en Angleterre, et il débitait ensuite sa tirade. Almaviva lui répondait : « Avec une telle science, tu pouvais courir l'Europe entière. - FIGARO. Aussi pour m'en revenir ai-je traversé la France avec beaucoup d'agrément, car je sais aussi les mots principaux de ce pays-là. » Le terrain ici devenait scabreux. Beaumarchais, après avoir montré la difficulté, l'esquivait par ces mots d'Almaviva : « Fais-moi grâce de l'érudition, achève ton histoire. – FIGARO. De retour à Madrid ? je voulus essayer de nouveau mes talens littéraires; j'ai fait deux drames. - ALMAVIVA. Miséricorde! - FIGARO. Est-ce le genre ou l'auteur que votre excellence dédaigne? - ALMAVIVA. J'entends dire trop de mal du genre pour qu'il n'y ait pas quelque bien à en penser. » Cette citation suffit pour que ceux qui ont présent à la mémoire le texte imprimé du ''Barbier'' reconnaissent que dans le texte de la première représentation Beaumarchais sa mettait lui-même en scène plus directement et bravait de plus près l'allusion. Dans un autre passage, le comte rappelant Figaro, Beaumarchais taisait répondre à ce dernier : ''Ques-a-co'' (qu'est-ce que cela?) Cette allusion à son fameux portrait de Marin fut aussi jugée trop forte en 1775. Beaumarchais retira le ''ques-a-co'', mais il le replaça encore dans ''le Mariage''. </small><br />
<small>(7) C'est une chose un peu singulière que Beaumarchais, dont on connaît maintenant les excellentes qualités comme fils et comme frère, et qui se montrera plus tard le meilleur des pères, se soit laissé entraîner, par l'intention systématique de créer un type de ''gausseur'' universel, jusqu'à mettre dans la bouche de Figaro des railleries sur un ordre de sentimens que la comédie elle-même respecte d'ordinaire. Figaro n'est point méchant, mais il entre dans le plan de l’auteur qu'il ne prendra rien au sérieux, ni la paternité ni même la maternité. De là ces scènes vraiment choquantes de ''la Folle Journée'' entre Figaro, Marceline et Bartholo, que l'on supprime, je crois, maintenant à la représentation. Si l'on peut dire que Figaro offre des points de ressemblance avec Beaumarchais, ce n'est certainement pas de ce côté-là. </small><br />
<small> (8) Je vois en effet dans les registres de la Comédie-Française que la recette de la première représentation du ''Barbier'' fut de 3,367 livres, chiffre énorme pour le temps, surtout si l'on considère que ce chiffre fourni par Ia Comédie dans ses comptes avec Beaumarchais ne comprend guère que la recette de la porte. Il est encore bien inférieur aux recettes fabuleuses du ''Mariage de Figaro''; mais il dépasse déjà la recette de plusieurs des plus célèbres tragédies de Voltaire, notamment de ''Mérope'', dont la première représentation ne produisit que 3,270 livres.</small><br />
<small> (9) La Harpe, ''Correspondance littéraire'', t. Ier, p. 99. </small><br />
<small> (10) Grimm, que nous avons vu sévère jusqu'au dédain pour les drames de Beaumarchais, apparemment séduit par le talent et le racées des ''Mémoires'' contre Goëzman, se montre plus indulgent que La Harpe pour ''le Barbier'', non pas tel que nous l'avons aujourd'hui, mais avant qu'il eût été expurgé et remanié par l'auteur. Au moment où la pièce fut interdite une première fois, en février 1774, Grimm, en regrettant cette interdiction, annonce qu'il a lu le manuscrit. « Cette pièce, dit-il, est non-seulement pleine de gaieté et de verve, mais le rôle de la petite fille est d'une candeur et d’un intérêt charmant. Il y a des nuances de délicatesse et d'honnêteté dans le rôle du comte et dans celui de Rosine qui sont vraiment précieuses, et que notre parterre est bien loin de pouvoir sentir et apprécier. » Si ce jugement est de Grimm (car dans la ''Correspondance'' publiée sous son nom on n'est pas toujours bien sûr que ce soit lui qui parle), si ce jugement est de lui, il est un peu bizarre, non pas qu’il ne puisse trouver de la candeur dans le rôle de Rosine, mais il y a certainement d'autres nuances aussi marquées, et ce ne sent pas précisément les nuances de ''délicatesse'' et d’''honnêteté'' qui pouvaient empêcher d'apprécier ''le Barbier de Séville''. A la vérité, Grimm parlait ainsi d’après le manuscrit primitif en quatre actes, qui vaut mieux que la pièce en cinq actes; mais le premier comme le second diffèrent notablement de la pièce imprimée, et lui sont de beaucoup inférieurs. Après l'échec de la première représentation, Grimm, toujours bienveillant pour Beaumarchais, s'en prend d'abord à l'auditoire. « Une assemblée si nombreuse et si pressée, dit-il, risque toujours d'être tumultueuse, et le mérite de la pièce, consistant surtout dans la finesse des ressorts qui lient l'intrigue, avait besoin, pour être senti, d'un auditoire plus tranquille. » Il s'en prend ensuite au jeu des acteurs, « qui n'avait pas, dit-il, l'ensemble et la rapidité qu'exige une comédie de ce genre; » enfin il fait assez équitablement la part de Beaumarchais, « qui avait eu, dit-il, la sottise de vouloir faire cinq actes d'un sujet qui n'en pouvait fournir que trois on quatre. » Et après avoir signalé la suppression d'un acte, le retranchement de scènes inutiles, de mois déplacés et d'un mauvais ton, il constate le succès de la pièce ainsi remaniée.</small><br />
<small> (11) Ces discours adressés chaque année au public étaient quelquefois assez étranges. Grimm en cite un où l'acteur Florence disait au parterre : « Messieurs, le goût se conserve parmi vous comme les prêtresses de Vesta conservaient le feu sacré. » Le parterre, qui n'était pas composé de vestales, rit beaucoup de la comparaison. Après 89, les acteurs profitaient quelquefois de l'occasion pour débiter des tirades politiques et patriotiques.</small><br />
<small> (12) Excepté le couplet grotesque chanté par Bartholo au troisième acte, qui fut conservé.</small><br />
<small>(13) C'était la même actrice qui huit ans auparavant avait créé le rôle d'Eugénie. Beaumarchais lui réservait le rôle de la comtesse Almaviva dans ''le Mariage de Figaro'', lorsqu'elle se retira du théâtre en 1788, laissant le souvenir d'un talent plein d'agrément et (ce qui était rare alors, sans être devenu très commun aujourd'hui) le souvenir d’une moralité irréprochable, confirma par tous les témoignages contemporains. On sait que c'est pour avoir opposé un peu brutalement la sagesse de Mlle Doligny aux légèretés de Mlle Clairon que l'austère Fréron fut envoyé en 1765 au For-l'Évêque. Beaumarchais avait beaucoup d'estime et d'affection pour Mlle Doligny, dont j'ai retrouvé quelques lettres. Ces lettres sont d'un ton distingué, et confirment très bien l'idée qui est restée d'elle. Le ton de Beaumarchais est d'un ami affectueux, enjoué et sans aucune nuance de galanterie. Cette charmante actrice épousa un littérateur estimable, M. Dudoyer. </small><br />
<small> (14) Mlle Luzzi était en 1775, une fort jolie soubrette douée de talens très variés, car en même temps qu'elle jouait la comédie fort agréablement, elle chantait et dansait au besoin. Un jour même qu'on manquait de tragédiennes, elle joua avec Lekain dans ''Tancrède'' le rôle d'Aménaïde, s'en tira très bien et eut beaucoup de succès.</small><br />
<small> (15) Ce sont sans doute les deux machinistes du théâtre.</small><br />
<small>(16) Allusion à un jeu de mots du ''Barbier de Séville'': « Quand on cède à la peur du mal, on ressent déjà le mal de la peur. » </small><br />
<small>(17) On doit supposer naturellement que Mlle Luzzi fut applaudie à outrance par le public. </small><br />
<small> (18) Cet ''allez vous coucher'' de la scène de mystification du ''Barbier'' avait eu un tel succès, que le bruit en était parvenu jusqu'à Voltaire et l'inquiétait. Voici pourquoi : le père d’''Irène'', dans la tragédie de ce nom, qu'il composait alors, se nommait d'abord Basile. Voltaire écrit à ce sujet à M. d'Argental : « M. de Villette prétend que le nom de Basile est très dangereux depuis qu'il y a un Basile dans ''le Barbier de Séville''. Il dit que le parterre crie quelquefois : ''Basile, allez vous coucher'', et qu'il ne faut avec les welches qu'une pareille plaisanterie pour faire tomber la meilleure pièce du monde. Je crois que M. de Villette a raison; il n'y aura qu'à faire mettre Léonce au lieu de Basile par le copiste de la Comédie. Heureusement le nom de Basile ne se trouve jamais à la fin d'un vers, et Léonce peut suppléer partout. Voilà, je crois, le seul embarras que cette pièce pourrait donner. » </small><br />
<small>(19) C'est la pièce qu'on devait jouer pour terminer le spectacle. </small><br />
 
 
<center>II – Querelle de Beaumarchais et des acteurs du Théâtre-Français – Fondation de la Société des Auteurs Dramatiques</center>
 
Durant les trente premières représentations du ''Barbier de Séville'', Beaumarchais vécut dans les meilleurs termes avec les acteurs de la Comédie-Française; c'était entre eux et lui un échange de billets doux :
 
« Tant qu'il vous plaira, messieurs, leur écrit Beaumarchais, de donner ''le Barbier de Séville'', je l'endurerai avec résignation. Et puissiez-vous crever de monde, car je suis l'ami de vos succès et l’amant des miens!... Si le public est content, si vous l'êtes, je le serai aussi. Je voudrais bien pouvoir en dire autant du ''Journal de Bouillon'' (1); mais vous aurez beau faire valoir la pièce, la jouer comme des anges, il faut vous détacher de ce suffrage; on ne peut pas plaire à tout le monde.
 
« Je suis, messieurs, avec reconnaissance, votre très humble, etc. »
 
A ces complimens se mêlent cependant quelquefois des critiques suscitées par l'amour paternel de l'auteur pour sa pièce; c'est ainsi que Beaumarchais écrit au secrétaire de la Comédie-Française :
 
« M. de Beaumarchais a l'honneur de mander à son ancien ami M. de La Porte qu'il a prié et qu'il prie la Comédie, ou de ne point donner ''le Barbier'', ou de retrancher la scène de l'éternuement, ou d'engager M. Dugazon à ne pas abandonner ce petit rôle, qui est gai ou dégoûtant, selon qu'il est bien ou mal rendu. M. Dugazon est prié d'arranger les sublimes saillies de ce rôle, qui sont les éternuemens, de façon qu'on puisse entendre ce que dit le docteur dans cette scène, parce que ce n'est pas les pires choses qu'on lui a mises dans la bouche. »
 
Ce billet a une certaine signification quand on se souvient de la scène à laquelle l'auteur fait ici allusion. Il parait que Dugazon, en jouant le rôle du vieux valet La Jeunesse, avait une façon d'éternuer qui excitait les rires prolongés du parterre, et comme ce succès l'amusait lui-même, il abusait de l'éternuement, si bien qu'on n'entendait plus les paroles de Bartholo dans la discussion avec son valet, au deuxième acte. Or ces paroles du docteur, auxquelles on voit que Beaumarchais tenait beaucoup, sont précisément les tirades sur la ''justice'', la ''raison'', l’''autorité'', dans lesquelles Beaumarchais donne carrière à son esprit frondeur; c'était, en un mot, la nuance d'opposition, déjà indiquée dans ''le Barbier'', que Beaumarchais ne voulait pas qu'on affaiblît.
 
Bientôt la sollicitude de l'auteur du ''Barbier'' porte sur un autre point ; il croit s'apercevoir que les comédiens cherchent à faire tomber sa pièce afin de la confisquer à leur profit en vertu d'un règlement dont il sera parlé plus loin, et il leur adresse la lettre suivante :
 
« Paris, ce mercredi 20 décembre 1775.
 
« En m'écrivant, messieurs, qu'on vous demandait ''le Barbier de Séville'' pour samedi prochain, vous avez oublié d'ajouter que ce même jour on donnait à la cour ''le Connétable de Bourbon'' (2). Comme c'est la seconde fois que pareille demande, accompagnée de pareil oubli, a manqué de faire courir à ce pauvre diable de ''Barbier'' le danger d'une représentation équivoque, ou de tomber (critique à part) ''dans les règles'' (3), j’ai l'honneur de vous rappeler que, sur pareille remarque, la première fois, toute la Comédie convint que, sans tirer à conséquence, il était possible que j'eusse raison ce jour-là, et la pièce ne fut pas jouée le jour du ''Connétable''. Je vous prie donc, messieurs, qu'il en soit ainsi dans cette seconde occasion. Autant j'aurai de reconnaissance toutes les fois qu'en un bon jour de bonne saison la Comédie fera l'honneur à ma pièce de la glisser au répertoire, autant je croirais avoir à m'en plaindre, si elle ne se souvenait jamais du ''Barbier'' que pour lui faire boucher un trou, dans lequel il courrait le hasard de s'engloutir tout vivant au grand détriment de son existence et de mes intérêts.
 
« Tous les nons jours, excepté le samedi 23 décembre I775, jour du ''Connétable'' à Versailles, vous me ferez le plus grand plaisir de satisfaire avec ''le Barbier'' la curiosité du petit nombre de ses amateurs. Pour ce jour seulement, il vous sera bien aise de leur faire goûter la solidité de mes excuses, reconnue par toute la Comédie elle-même.
 
« J'ai l'honneur d'être avec considération, estime, amitié, etc.,
 
« CARON de BEAUMAUCHAIS. »
 
« En relisant ma lettre, je réfléchis que la Comédie peut se trouver embarrassée pour samedi, parce que tous les tragiques sont à Versailles. Si c'est là la raison qui l'a engagée à me faire écrire, eh! pourquoi ne pas dire uniment les choses? Tel qui parait strict et rigoureux en discutant ses affaires est souvent l'homme le plus facile à obliger ses amis.
 
«Que la Comédie me fasse écrire que j'ai deviné juste et qu'elle n'entend pas faire tourner contre moi l'événement de cette représentation, s'il est maigre ou malheureux, et je donne de tout mon cœur mon adhésion au hasard de samedi prochain. Je serais désolé que la Comédie-Française eût la plus légère occasion de se plaindre de moi, qui espère avoir toujours à me louer d'elle.
 
« Réponse, s'il vous plaît. »
 
Le but de cette lettre de Beaumarchais est d'empêcher qu'on lui applique un des articles les plus bizarres de la législation un peu étrange qui régissait alors les rapports des auteurs dramatiques et du Théâtre-Français quant au partage du produit des ouvrages représentés. Toute pièce dont la recette descendait une fois seulement au-dessous d'un certain chiffre était qualifiée ouvrage ''tombé dans les règles'', et devenait dès lors la propriété exclusive des comédiens, qui pouvaient la jouer de nouveau avec un grand succès et n'en devaient plus aucun compte à l'auteur. A cet abus s'en joignaient plusieurs autres non moins préjudiciables aux auteurs, et qui depuis longtemps entretenaient parmi eux une grande irritation contre les acteurs d'un théâtre seul investi du droit de jouer et la tragédie et la comédie.
 
Beaumarchais le plus riche des auteurs dramatiques, Beaumarchais pour qui le théâtre n'avait jamais été qu'un délassement et qui avait fait présent aux comédiens de ses deux premiers ouvrages, ne pouvait être taxé de cupidité en prenant en main la cause de ses confrères. C'est ce qui l'y détermina. Nous allons le voir ici, défendant pour la première fois les intérêts d'autrui plus encore que les siens, se lancer dans un nouveau combat contre des adversaires plus difficiles à vaincre que tous ceux qu'il a déjà combattus; il vaincra cependant, mais ce n'est qu'après bien des années et avec l'appui de la révolution qu'il pourra venir à bout des rois et des reines de théâtre, réprimer la cupidité des directeurs et entrepreneurs de spectacle, faire consacrer l'indépendance et le droit des auteurs injustement spoliés. Jusqu'à la fin de sa vie, Beaumarchais ne cessera de plaider avec chaleur pour que la loi entoure de sa protection un genre de propriété non moins inviolable que tous les autres, et avant lui complètement sacrifié.
 
La société des auteurs dramatiques, aujourd'hui si puissante, si fortement organisée et qu'on accuse quelquefois, à tort ou à raison, d'avoir remplacé l'ancienne tyrannie des directeurs de théâtres et des acteurs par une tyrannie en sens inverse, la société des auteurs dramatiques ne connaît peut-être pas bien exactement tout ce qu'elle doit à l’homme qui le premier a réuni en corps des écrivains jusque-là isolés, et qui le premier a lutté avec énergie pour leur assurer les droits dont ils jouissent. Pour faire comprendre toutes les résistances que Beaumarchais eut à surmonter, il faut d'abord exposer ce qu'était le droit d'auteur avant la révolution et tracer ensuite le tableau de cette lutte avec des documens nouveaux, qui nous permettront de peindre au naturel les personnes et les choses.
 
Aux débuts de l'art dramatique en France comme, partout, la composition d'une pièce de théâtre n'avait aucune importance; la pièce n'existait en quelque sorte que par la représentation. Au moyen âge, les auteurs des mystères ou sotties travaillaient ''gratis'' ou pour le plus mince salaire, ou faisaient eux-mêmes partie des acteurs. L'auteur dramatique le plus fécond du commencement du XVIIe siècle, Hardy, est indiqué par plusieurs écrivains comme ayant le premier tiré un produit de ses pièces (4); mais ce produit était bien mince, si l'on en juge par le propos suivant de la comédienne Beaupré, rapporté par Ménage, au sujet du tort que Corneille faisait aux acteurs en introduisant une hausse dans le prix des ouvrages de théâtre: « M. Corneille, dit Mlle Beaupré, nous a fait un grand tort : nous avions ci-devant des pièces de théâtre pour trois écus, que l'on nous faisait en une nuit. On y était accoutumé, et nous gagnions beaucoup; présentement les pièces de M. Corneille nous coûtent beaucoup, et nous gagnons peu de chose. »
 
Les productions tragiques ou comiques de Hardy se payaient donc trois écus la pièce. Ce n'était pas bien cher, mais il faut dire aussi qu'elles ne valaient guère mieux (5). A dater de Corneille, si les comédiens commencèrent à payer un peu plus cher les ouvrages de théâtre, néanmoins c'était toujours un prix fixe débattu entre l'auteur et les acteurs, prix très minime encore et qui n'empêchait pas le grand Corneille de mourir de faim ou à peu près et d'être obligé de recourir à l'affligeante industrie des dédicaces au plus offrant (6). Quinault fut, à ce qu'il paraît, le premier auteur dramatique dont une pièce fut achetée par les comédiens en 1653, non plus à prix fixe, mais avec le droit de toucher le neuvième de la recette qu'elle produirait. Cette convention, acceptée par Quinault, fut bientôt généralement adoptée pour tous les autres auteurs, et sanctionnée en 1697 par un règlement de l'autorité royale. Ce règlement donnait aux auteurs le neuvième de la recette pour les pièces en cinq actes, le douzième pour les pièces en trois actes, sauf le prélèvement des frais journaliers du théâtre, fixés à 500 livres pendant l'hiver et à 300 livres pendant l'été. Il statuait très équitablement que lorsque, deux fois de suite, ce chiffre de recette de 500 et de 300 livres ne serait pas atteint, les comédiens auraient la faculté de retirer la pièce; mais il n'était pas dit qu'en cas de reprise heureuse, l'auteur perdrait tous ses droits sur son ouvrage.
 
Ce premier règlement fut en vigueur jusqu'en 1757. A cette époque, les comédiens français, très endettés, obtinrent du roi, non-seulement une somme destinée à payer leurs dettes, mais la faculté de vendre à vie des entrées au spectacle qui ne figuraient point dans le compte fourni à l'auteur. Ils obtinrent de plus la faculté de confisquer une pièce à leur profit aussitôt que la recette en serait tombée une seule fois, non plus au-dessous de 500 livres pendant l'hiver et de 300 livres pendant l'été, mais au-dessous de 1,200 livres l'hiver et de 800 livres l'été. Ils parvinrent enfin à faire passer en habitude de ne plus guère compter aux auteurs que la recette casuelle faite à la porte, de supprimer presque tous les autres élémens de la recette, abonnemens et loges; de leur faire supporter sur ce produit casuel des frais journaliers évalués arbitrairement et une retenue d'un quart pour le quart, des pauvres, qu'ils payaient à l'année moyennant une somme fixe trois fois moindre. Grâce à ces ingénieux calculs, quand la pièce était confisquée par eux comme n'ayant pas fait 1,200 livres de recette, elle en avait fait en réalité plus de 2,000, et quand elle dépassait le chiffre de 1,200 liv., le neuvième de l'auteur était rogné de plus de moitié. Quelquefois même les comptes fournis par la Comédie étaient empreints d'une originalité piquante. C'est ainsi qu'en 1776 un auteur du temps, Lonvay de la Saussaye, ayant fait représenter aux Français une comédie en trois actes, intitulée ''la Journée lacédémonienne'', et demandant sa part sur la recette, on lui envoya un compte par lequel, après avoir constaté que sa pièce avait produit 12,000 liv. en cinq représentations, sous prétexte qu'il y avait eu des frais extraordinaires, les comédiens concluaient ainsi : « Partant, pour son droit acquis du douzième de la recette des ''cinq'' représentations de sa pièce, l'auteur ''redoit'' la somme de 101 livres 8 sous 8 deniers à la Comédie. »
 
Tel était l'état des choses en 1776. Les auteurs isolés et sans influence se trouvaient complètement à la merci d'une corporation d'acteurs et d'actrices très bien organisée, dirigée en apparence par les quatre premiers gentilshommes de la chambre du roi, mais en réalité se dirigeant elle-même, car parmi ces quatre gentilshommes deux seulement, le duc de Richelieu et le duc de Duras, s'occupaient un peu de leur charge, à cause de certains agrémens qui y étaient attachés et qui les rendaient naturellement fort disposés à donner raison aux acteurs et aux actrices contre les auteurs dramatiques. Il faut ajouter que, le goût des plaisirs du théâtre ayant pris une extension de plus en plus grande, la Comédie-Française, par suite de son monopole, faisait de très belles recettes et se confirmait chaque jour davantage dans la douce habitude de confisquer les pièces ou de réduire de plus de moitié la part des auteurs.
 
Ces habitudes prises par les comédiens français engendraient des querelles perpétuelles : aussi plusieurs auteurs, comme Piron, Sedaine et Collé, avaient-ils fini par déserter le Théâtre-Français pour se consacrer au genre exploité par le Théâtre-Italien, qui les traitait beaucoup mieux.
 
Malgré son insouciance, le duc de Richelieu, fatigué de ces conflits, voyant dans Beaumarchais un littérateur riche, plus aimé des comédiens que des gens de lettres, par conséquent disposé à l'impartialité, avait eu la pensée de l'inviter à étudier la question, et à tâcher d'établir des rapports plus satisfaisans entre les deux parties. Il l'avait même autorisé à compulser à cet effet les registres de la Comédie: mais quand il se présenta avec la lettre du maréchal, les comédiens indignés refusèrent la communication demandée, et déclarèrent que M. le maréchal n'avait pas plus de droits que Beaumarchais à examiner leur livre de recettes.
 
Repoussé dans cette première démarche comme arbitre conciliateur, l'auteur du ''Barbier de Séville'' hésita quelque temps à profiter de l'occasion toute naturelle que lui donnait son droit sur le produit de sa pièce pour entamer la guerre en son propre nom. Il était content des comédiens; il les avait habitués à l'aimer et à l'honorer comme un auteur qui donnait ses ouvrages ''gratis''. Leur demander un compte exact et sévère, c'était se brouiller avec eux, se brouiller avec d'aimables actrices dont il appréciait l'influence, et dont il serait plus difficile d'avoir raison que d'un conseiller au parlement; c'était de plus s'exposer à des débats pénibles en faveur de confrères qui peut-être se montreraient peu reconnaissons de son zèle, surtout s'il n'était pas couronné de succès. Ajoutons que Beaumarchais avait alors bien d'autres affaires qui devaient le détourner de se mettre celle-ci sur les bras; il organisait son expédition d'Amérique, il plaidait encore M. Aix contre M. de La Blache, il sortait à peine de son procès en réhabilitation. Faire à la fois la guerre aux Anglais, à M. de La Blache et aux comédiens, c'était beaucoup, même pour un homme aussi guerroyant que lui.
 
Cependant, dès qu'on avait su qu'il avait cherché à s'occuper des interminables débats de la Comédie et des auteurs, plusieurs des gens de lettres maltraités par la Comédie lui avaient adressé leurs doléances, et, confians dans son habileté, l'avaient supplié de se charger de la cause commune. C'est ainsi que l'auteur du ''Philosophe sans le savoir'', dans un long mémoire adressé à Beaumarchais et retrouvé parmi ses papiers, énumérait ses griefs contre les comédiens avec son style naïf et souvent pittoresque :
 
«Ce qui a causé, écrit Sedaine, le trouble entre les auteurs et les comédiens jusqu'à présent a été presque toujours la difficulté d'obtenir justice; les supérieurs n'ont presque jamais entendu qu'une des parties; le comédien qui va rapporter une affaire triomphe toujours s'il est raisonneur, beau diseur, si, appuyé de son art, il se sert de toutes les expressions que sait employer la soumission la plus étendue; car, quoique les simagrées qui expriment le profond respect soient en affaire un filet grossier, tous les hommes, quels qu'ils soient, s'y laissent prendre, et une actrice jolie est bien un autre filet.
 
« Les auteurs sont singulièrement maltraités dans la partie d'intérêt, de ce vil intérêt, comme on l'appelle, afin qu'on n’ose pas en parler. Comment! il y aura chez mon notaire 1,200 francs en dépôt qui m'appartiennent, et je serai un intéressé de vouloir qu'il me donne mes 1,200francs tout juste, ou, pour que la comparaison soit plus exacte, nous sommes neuf entrepreneurs d'une même chose dont nous devons partager le profit : huit entrepreneurs s'entendent pour frauder le neuvième entrepreneur, et on l'appellera intéressé parce qu'il veut ce qui est à lui! Écoutez les acteurs, ils vont verbiager jusqu'à demain, et vous n'avancerez pas d'un pas. Voici ce qu'ils m'ont fait à moi :
 
« Après que ''le Philosophe sans le savoir'' eut eu vingt-huit représentations de suite, je reçus ce qui me revenait. Voici comme ils ont compté :
 
« De profit net, 60,000 livres, dont, pour le quart des pauvres. 15,000 livres, ainsi reste à 45,000 livres. Comment, pour vingt-huit jours, 15,000 livres de quart des pauvres! Ils en paient 60,000 livres par an, ce qui fait à peu près 170 livres par jour, et doit être réparti comme frais journaliers, lumières, gardes, etc. – Vingt-huit jours à 170 livres l'ont, je crois, 4,790 francs; ainsi, pour ce seul article, ils ont enlevé à l'auteur 1,000 livres sur son neuvième. Passons. Les comédiens n'ayant point fait afficher la dernière représentation de ma pièce, je crus avec raison que les représentations suivantes m'appartenaient; lorsqu'il y eu eut un certain nombre, je les demandai au caissier. Il me dit : j'ai été porter votre bordereau à signer; mais MM. les comédiens m'ont appris que votre pièce était tombée dans les règles et leur appartenait. Je fis alors, par l'autorité de M. le duc de Duras, compulser leur registre, et ils furent obliges de me rendre 5 à 600 livres qui m'étaient dues, et qu'ils voulaient s'approprier...
 
« Vous vous ferez, monsieur, beaucoup d'honneur d'accommoder une affaire qui doit être peu agréable à MM. les premiers gentilshommes, et qui présente différentes Tares de ridicule et d'infamie.
 
« J'ai l'honneur d'être, avec les sentimens les plus distingués, monsieur, etc.
 
« Ce 19 juin 1775.
« J. SEDAINE. »
 
Beaumarchais était donc encouragé par l’idée qu'il se ferait honneur en affranchissant les auteurs dramatiques de l'oppression qui pesait sur eux. Peut-être aussi la difficulté de l'entreprise, que presque tout le monde considérait comme chimérique, fut-elle un aiguillon pour un homme qui ne détestait pas les choses difficiles; toujours est-il qu'après quelque hésitation il se décida à entrer en campagne contre les comédiens. Quand ''le Barbier de Séville'' eut atteint sa trente-deuxième représentation, il demanda un compte exact de ce qui lui revenait. Inquiets de cette demande, les comédiens lui députèrent l'acteur Desessarts, chargé de sonder ses intentions et de lui apporter 4,506 livres, représentant son droit d'auteur pour trente-deux représentations du ''Barbier''.
 
«Aucun compte, dit Beaumarchais, n'étant joint à ces offres, je n'acceptai point l'argent, quoique M. Desessarts m'en pressât le plus poliment du monde, car on le lui avait fort recommandé. - Il va beaucoup d'objets, me dit-il, sur lesquels nous ne pouvons offrir à MM. les auteurs qu’''une cote mal taillée''. -Ce que je demande à la Comédie beaucoup plus que l'argent, lui répondisse, est ''une cote bien taillée'', un compte exact, qui puisse servir de type et de modèle à tous les décomptes futurs, et ramener la paix entre les acteurs et les auteurs. - Je vois bien, me dit-il en secouant la tête, que vous voulez ouvrir une querelle avec la Comédie. - Au contraire, monsieur, et plaise au dieu des vers que je puisse les terminer toutes à l'avantage égal des parties! Et il remporta son argent. »
 
Trois jours après, Beaumarchais écrit aux comédiens pour réclamer ce compte écrit. Au bout de quinze jours, la Comédie lui envoie un simple bordereau sans signature. Beaumarchais renvoie le bordereau en demandant que quelqu'un le signe et le certifie ''véritable''. «M. Desessarts, écrit-il, qui fut praticien public avant d'être comédien du roi, vous assurera que ma demande est raisonnable. » La Comédie répond que le compte ne peut être certifié véritable que pour le produit de la porte, que quant aux autres élémens de la recette, on ne peut lui donner de compte que par aperçu, et ici la Comédie revient sur son procédé favori : ''une cote mal taillée'', Beaumarchais réplique aux acteurs par une de ses lettres les plus spirituelles dont je ne citerai ici que le début, parce qu'elle a été publiée dans ses œuvres : « En lisant, messieurs, la lettre obligeante dont vous venez de m'honorer, signée de beaucoup d'entre vous, je me suis confirmé dans l'idée que vous êtes tous d'honnêtes gens très disposés à rendre justice aux auteurs, mais qu'il en est de vous comme de tous les hommes plus versés dans les arts agréables qu'exercés sur les sciences exactes, et qui se font des fantômes et des embarras d'objets de calcul que le moindre méthodiste résout sans difficulté. » Et l'auteur du ''Barbier'' part de là pour donner très complaisamment aux comédiens une leçon de tenue de livres. Puis, après leur avoir enseigné comment ils doivent s'y prendre pour fournir des comptes exacts, il terminé ainsi : « Croyez-moi, messieurs, point de cote mal taillée avec les gens de lettres. Trop fiers pour accepter des grâces, ils sont trop malaisés pour essuyer des pertes. Tant que vous n'adopterez pas la méthode du compte exact, ignorée de vous seuls, vous aurez toujours le déplaisir de vous entendre reprocher un prétendu système d'usurpation sur les gens de lettres qui n'est sûrement ni dans l'esprit, ni dans le cœur d'aucun de vous. »
 
Les acteurs, ne goûtant point cette leçon de ''tenue de livres'' que Beaumarchais leur donnait avec tant de complaisance et de politesse, répondirent qu'ils allaient assembler les avocats « formant le conseil de la Comédie, » et « nommer quatre comédiens commissaires pour examiner la chose. » - « Assembler, dit Beaumarchais, tout un conseil d'avocats et des commissaires, pour consulter si l'on doit ou non m'envoyer un bordereau, exact et signé, de mes droits d'auteur sur les représentations de ma pièce, me parut un préalable assez étrange. » Cependant le conseil annoncé ne s'assemblait pas, les mois s'écoulaient, on ne jouait plus ''le Barbier de Séville''. Beaumarchais, n'entendant plus parler ni de son compte, ni de sa pièce, insiste avec plus de vivacité. Les comédiens, mis au pied du mur, implorent l'appui du duc de Duras, qui intervient et prie le réclamant de discuter la question avec lui. Beaumarchais ne demandait pas mieux, il s'empresse d'aller offrir au duc de Duras la même leçon de ''tenue de livres'' qu'il avait vainement offerte aux comédiens, le duc, qui était membre de l'Académie française, se piquait d'aimer la littérature dramatique presque autant que les belles personnes chargées de l'interpréter. Beaumarchais lui écrit :
 
« Vous vous intéressez trop, monsieur le maréchal, aux progrès du plus beau des arts, pour n'être pas d'avis que si ceux qui jouent les pièces des auteurs y joignent 20,000 livres de renie, il faut au moins que ceux qui font la fortune des comédiens en arrachent l'exigu nécessaire. Je ne mets, monsieur le maréchal, aucun intérêt personnel à ma demande, l'amour seul de la justice et des lettres me détermine. Tel homme que l'impulsion d'un beau génie eût porté à renouveler les chefs-d'œuvre dramatiques de nos maîtres, certain qu'il ne vivra pas trois mois du fruit des veilles de trois années, après en avoir perdu cinq à l'attendre, se fait journaliste, libelliste, ou s'abâtardit dans quelque autre métier aussi lucratif que dégradant. »
 
Après une conversation avec Beaumarchais, le duc de Duras parait s'enflammer d'une belle ardeur pour la cause de la justice. Il déclare qu'il est temps d'en finir avec ces débats, où les auteurs sont à la discrétion des comédiens. Il propose de substituer à ces comptes arbitraires un règlement nouveau où les droits des deux parties seront stipulés de la manière la plus claire, la plus précise et la plus équitable. Il invite Beaumarchais à consulter quelques auteurs dramatiques et à lui soumettre un plan. Ce dernier répond que dans une question qui les intéresse tous également, tous les auteurs dramatiques qui ont écrit pour le Théâtre-Français sont égaux, et qu'il faut les rassembler tous. Le duc de Duras y consent, et la première société des auteurs dramatiques est fondée par la circulaire suivante, où Beaumarchais les invite tous à dîner chez lui :
 
« Paris, ce 27 juin 1777.
 
« Une des choses, monsieur, qui me parait le plus s'opposer aux progrès des lettres est la multitude de dégoûts dont les auteurs dramatiques sont abreuvés au Théâtre-Français, parmi lesquels celui de voir leur intérêt toujours compromis dans la rédaction des comptes n'est pas le moins grave à mes yeux.
 
« Frappé longtemps de cette idée, l'amour de la justice et des lettres m'a fait prendre enfin le parti d'exiger personnellement des comédiens un compte exact et rigoureux de ce qui me revient pour ''le Barbier de Séville'', la plus légère des productions dramatiques à la vérité; mais le moindre titre est bon quand on ne veut que justice.
 
« M. le maréchal de Duras, qui veut sincèrement aussi que cette justice soit rendue aux gens de lettres, a eu la bonté de me faire part d'un nouveau plan et d'entrer avec moi dans des détails très intéressans pour le théâtre, qu'il m'a prié de communiquer aux gens de lettres qui s'y consacrent, en m'efforçant de réunir leurs avis à ce sujet.
 
« Je m'en suis chargé d'autant plus volontiers que je mettrais à la tête de mes plus doux succès d'avoir pu contribuer à dégager le génie d'une seule de ses entraves.
 
« En conséquence, monsieur, si vous voulez me. faire l'honneur d'agréer ma soupe jeudi prochain, j'espère vous convaincre, ainsi que MM. les auteurs dramatiques à la suite desquels je m'honore de marcher, que le moindre des gens de lettres n'en sera pas moins en toute occasion le plus zélé défenseur des intérêts de ceux qui les cultivent.
 
« J'ai l'honneur d'être avec la plus grande considération, monsieur, votre, etc.
 
« CARON DE BEAUMARCHAIS. »
 
Réunir des hommes jusque-là habitués à vivre isolés et souvent jaloux les uns des autres n'était pas chose facile, même en invoquant leur intérêt commun. On va juger par diverses lettres inédites des obstacles que Beaumarchais eut à vaincre. Pour donner plus de poids à son entreprise, il tenait d'abord à s'associer les auteurs dramatiques qui faisaient partie de l'Académie française. Il y en avait trois : le vieux Saurin, l'auteur de ''Spartacus'', qui accepte sans trop se faire prier; Marmontel, qui consent avec empressement à se ranger sous la bannière arborée par Beaumarchais ; puis enfin La Harpe, jeune encore, nouvellement élu, assez difficile à vivre, ayant une foule de querelles (ses ennemis l'appelaient ''La Harpie''), et n'ayant point encore appris le pardon des injures qu'il ne put jamais, à vrai dire, pratiquer complètement, même après sa conversion. Voici sa réponse à l'invitation de Beaumarchais. Si la fin annonce un homme assez peu traitable, le début semble indiquer également un peu de dépit de voir un autre que lui se mettre en avant avec l'assentiment du duc de Duras :
 
« 29 juin.
 
« M. le maréchal de Duras, écrit La Harpe, m'a déjà fait l'honneur, monsieur, de me communiquer, et même avec beaucoup de détail, les nouveaux arrangemens qu'il projette, et qui tendent tous à la perfection du théâtre et à la satisfaction des auteurs. Je n'en suis pas moins disposé à conférer avec vous et avec ceux qui comme vous, monsieur, ont contribué à enrichir notre théâtre, sur nos communs intérêts et sur les moyens d'améliorer et d'assurer le sort des écrivains dramatiques.
 
« IL entre dans mon plan de vie, nécessité par des occupations pressantes, de ne jamais dîner hors de chez moi (7) ; mais j'aurai l'honneur de me rendre chez vous dans l'après-dînée. Je dois vous prévenir que si par hasard M. Sauvigny (8) devait s'y trouver ou bien M. Dorat, je ne m'y trouverais pas. Vous connaissez trop le monde pour m'aboucher avec mes ennemis déclarés.
 
« J'ai l'honneur d'être avec la considération la plus distinguée, monsieur, votre, etc.
 
« DELAHARPE {''sic''). »
 
Beaumarchais, un peu embarrassé, car il a invité également Sauvigny et Dorat, répond à La Harpe la lettre suivante :
 
« Vous m'avez imposé, monsieur, la dure loi de vous prévenir si MM. Dorat et Sauvigny me faisaient l'honneur de dîner chez moi aujourd'hui. L'un m'a promis de dîner, l'autre de venir l'après-midi; mais dans une cause commune, permettez-moi de vous faire observer que la coutume en tout pays est de faire trêve aux querelles particulières, et celles-ci sont-elles assez graves pour brouiller personnellement à ce point les plus honnêtes gens de la littérature?
 
« Je serais trop heureux si, secondant mes vues pacifiques, vous me faisiez l'honneur de venir oublier, dans la douceur d'une assemblée de gens qui vous honorent tous, de petits ressentimens qui ne sont peut-être nés que faute de s'être bien entendus.
 
« Ne divisons pas le faisceau, monsieur. Nous n'avons pas trop de nos forces rassemblées contre la grande machine de la Comédie. On ne dîne qu'à trois heures, et je me flatterai de vous posséder même jusqu'à trois heures et un quart, tant j'en ai de désir.
 
« J'ai l'honneur d'être, etc.
 
« BEAUMARCHAIS. »
 
Nouvelle réplique de La Harpe, où le célèbre aristarque nous montre que la mansuétude ne fut jamais son caractère distinctif :
 
« Il m'est absolument impossible, monsieur, de me trouver jamais volontairement avec deux hommes dont je méprise également la personne et les ouvrages; l'un [Dorat) m'a insulté personnellement dans une lettre calomnieuse digne des feuilles de Fréron où elle était insérée; l'autre (Sauvigny) est un fou insociable et féroce que personne ne voit et qui est toujours prêt à se battre pour ses vers : vous sentez, monsieur, que ce serait se battre pour rien ! Je ne conçois pas comment vous pouvez placer de pareils hommes parmi ''les plus honnêtes gens de la littérature''. Il n'y a, comme vous voyez, ''rien de littéraire'' dans ce que je leur reproche; il n'y a qu’à lire ce que j'ai écrit quand je me suis défendu; on n'y trouvera rien de pareil, non plus que ''chez les honnêtes gens'' de la littérature et de tout état avec qui je passe ma vie.
 
« Je vous prie d'agréer mes excuses et mes regrets très sincères. Je fais très peu de cas des querelles d'amour-propre, mais je n'oublie jamais les offenses réelles.
 
« J'ai l'honneur d'être, avec la considération la plus distinguée, monsieur, etc.,
 
« DELAHARPE. »
 
Il fallut se passer de La Harpe, au moins pour cette première séance, car je vois par une autre lettre de lui qu'à la séance suivante, où Beaumarchais lui sacrifia sans doute ce jour-là Dorat et Sauvigny, l'irascible académicien accepte l'invitation pour l'après-dînée et écrit d'un ton plus joyeux :
 
« Votre nouvelle invitation me faisant présumer que les obstacles qui m'éloignaient ne subsistent plus, je me rendrai chez vous bien volontiers sur les cinq heures. Ce n'est pas que je renonce au plaisir de me trouver le verre à la main (9) avec un homme aussi aimable que vous, monsieur; mais vous êtes de trop bonne compagnie pour ne pas souper, et je vous avoue que c'est mon repas de préférence; ainsi je vous dirai comme Horace :
 
::Arcesse vel imperium fer.
 
« J'ai l'honneur d'être, avec autant d'estime que de considération, monsieur, etc.,
 
« DELAHARPE. »
 
Si Beaumarchais a fort à faire pour calmer les querelles de quelques auteurs, il n'est pas moins embarrassé pour vaincre l'insouciance de plusieurs autres. C'est ainsi qu'il tiendrait beaucoup à la coopération de Collé. Le spirituel auteur de ''Dupuis et Desrouais'' et de ''la Partie de Chasse d'Henri IV'' a eu des démêlés assez vifs avec les comédiens français, et il pourrait très utilement servir la cause commune. Malheureusement Collé est devenu vieux, il n'aspire qu'au repos et ne veut plus se mêler de rien; voici sa réponse à Beaumarchais :
 
« Je n'ai reçu, monsieur, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 27 juin que le 9 juillet au soir, à ma campagne, où je suis inamoviblement jusqu'à la fin d'octobre. L'adresse mise au Palais-Royal, où je ne demeure pas, et la maladresse des suisses de Mgr le duc d'Orléans (10) l'ont sans doute empêchée de me parvenir plus tôt, quoique je dusse l'avoir le lendemain. Je ne m'apesantis sur ces détails que pour ne point passer pour un impertinent aux yeux de l'auteur du charmant ''Barbier'' dont je me suis déclaré le plus zélé partisan. Je n'en manque pas une représentation.
 
« Quant à l'objet de votre lettre, monsieur, je vous avouerai, avec ma franchise ordinaire, que si j'avais été à Paris, je n'en aurais pas eu davantage l'honneur de me trouver à votre assemblée de MM. les auteurs dramatiques. Je suis vieux et dégoûté jusqu'à la nausée de cette chère troupe royale. Dieu nous en envoie une autre! Depuis trois ans, je ne vois ni comédiens ni comédiennes.
 
::De tous ces gens-là
::J'en ai jusque là.
 
Je n'en souhaite pas moins, monsieur, la réussite de votre projet; mais permettez-moi de me borner aux vœux que je fais pour son succès, dont je douterais si vous n'étiez pas à la tête de cette entreprise, qui a toutes les difficultés que vous pouvez désirer; car vous avez prouvé au public, monsieur, que rien ne vous était impossible! J'ai toujours pensé que vous n'aimiez pas ce qui était aisé. J'en juge par la hardiesse que vous avez eue de faire rire malgré elle au théâtre notre tendre nation, qui ne veut plus que pleurer ou être intéressée vertueusement, parce qu'elle n'a plus de vertus.
 
« J'ay L'honneur d'être très sincèrement, monsieur, etc.
 
COLLE.
 
« A Grignon, près Choisy-le-Roi, ce 10 juillet 1777. »
 
C'est en vain qu'après le retour de Collé à Paris, Beaumarchais insiste pour enrôler ce vieux railleur dans la croisade contre les comédiens; il n'en obtient que ce nouveau petit billet qui me semble encore assez plaisant :
 
« M. Collé remercie M. de Beaumarchais de son souvenir. Il le prie de nouveau de vouloir bien recevoir ses excuses sur l'affaire des comédiens. Il est trop vieux pour s'en embarrasser. Comme le rat de la fable, il s'est retiré dans son fromage d'Hollande; il y a apparence qu'il n'en sortira pas pour faire aller le monde autrement qu'il va. - Depuis quinze ans, il a dit, des ''calculs'' des comédiens, ce vers de Corneille :
 
::Le héros voit la fourbe et s'en moque dans l'âme,
 
et de ''leurs procédés'' impolis et désobligeans, ce vers de Piron dans ''Callisthène :
 
::A force de mépris je me trouve paisible.
 
« M. Collé fait mille et mille complimens à M. de Beaumarchais. »
 
Le fondateur du drame bourgeois, l'auteur du ''Père de Famille'', Diderot, serait également une précieuse recrue pour cette bataille. Beaumarchais invoque son concours; mais, comme Collé, Diderot est vieux et ne demande qu'à vivre en paix.
 
«Vous voilà donc, monsieur, écrit Diderot, à la tête d'une ''insurgence'' (11) des poètes dramatiques contre les comédiens. Vous pavez quel est votre objet et quelle sera votre marche; vous avez un comité, des syndics, des assemblées et des délibérations. Je n'ai participé à aucune de ces choses, et il me serait impossible de participer à celles qui suivront. Je passe ma vie à la campagne, presque aussi étranger aux affaires de la ville qu'oublié de ses habitans. Permettez que je m'en tienne à faire des vœux pour votre succès. Tandis que vous combattrez, je tiendrai mes bras élevés vers le ciel sur la montagne de Meudon. Puissent les littérateurs qui se livreront au théâtre vous devoir leur indépendance! mais, à vous parler vrai, je crains bien qu'il ne soit plus difficile de venir à bout d'une troupe de comédiens que d'un parlement. Le ridicule n'aura pas ici la même force. N'importe, votre tentative n'en sera ni moins juste ni moins honnête. Je vous salue et vous embrasse. Vous connaissez depuis longtemps les sentimens d'estime avec lesquels je suis, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,
 
DIDEROT.
 
« A Sèves (Sèvres), ce 5 août 1777. »
 
A côté des auteurs dramatiques insoucians, et qui se contentent de faire des vœux pour le succès de l'entreprise, se trouvent les auteurs dramatiques à grands sentimens, ceux dont les pièces n'ont jamais produit qu'une très petite recette, qui sont bien casés d'ailleurs, et qui craignent qu'on ne compromette l'honneur des lettres en paraissant combattre pour des questions d'argent. A la tête de cette catégorie se présente Bret, écrivain estimable, mais dont les pièces produisaient peu, qui est censeur, rédacteur de la ''Gazette de France'', qui consent cependant à faire partie de la société, mais avec des réserves. D'autres auteurs sont entravés dans leur bon vouloir pour la nouvelle association par des causes bien différentes, et qui semblent annoncer un assez grand besoin de ce ''vil métal'' dont Bret ne veut pas qu’on s'occupe trop. Par exemple, Poinsinet de Sivry, le cousin du petit Poinsinet, l'auteur de ''Briséis'' et de quelques autres pièces tombées, ne demanderait pas mieux que de se rendre à la première réunion des auteurs dramatiques, mais il en est empêché par un obstacle qu'il va nous faire connaître lui-même d'une manière assez gaie :
 
«Un obstacle invincible m'empêche, monsieur, écrit-il à Beaumarchais, de me rendra à votre invitation. Rappelez-vous, Je vous prie, que vous avez eu affaire à un juge corrompu; eh bien! monsieur, j'ai eu affaire, moi, à un fripon d'huissier qui m'a soufflé toute assignation, toute signification de procédure, au moyen de quoi je me trouve, contre toute espèce de justice, détenu prisonnier au For-Lévêque (12) pour une dette consulaire que je prouve avoir payée, et j'ai résolu de rester là jusqu'à ce que je sois parvenu à faire pendre cet huissier. Recevant votre lettre ce matin à dix heures, il ne me reste pas assez de temps jusqu'à l'heure du dîner pour faire faire et parfaire le procès à cet honnête homme. Ces huissiers ont la vie dure, et sont, dit-on, très longs à pendre; ainsi, monsieur, trouvez bon que je remette la partie du dîner à une autre fois.
 
« Eh quoi! monsieur, avez-vous donc entrepris d'être toute votre vie en procès avec de jolies femmes, et comptez-vous avoir aussi bon marché d'une troupe d'actrices que d'une mince conseillère? Je me suis trouvé une fois en ma vie dans cette mêlée-là, et si je suis encore existant, c'est qu'il y a un Dieu pour les pauvres auteurs dramatiques, comme pour les fiacres et les ivrognes. Mais parlons sérieusement, puisqu'il s'agit des intérêts de nos confrères les gens de lettres.
 
« Rien de plus légitime, monsieur, que la cause que vous entreprenez de défendre, et quoique vous ayez affaire à forte partie, j'augure qu'elle aura une heureuse et prompte issue, puisqu'elle vous a pour avocat, et pour arbitre un seigneur aussi porté pour les intérêts de la littérature, et d'ailleurs un juge aussi irréprochable que M. le maréchal de Duras; ainsi nos intérêts communs ne sauraient être en meilleures mains. J'ai un regret sincère de ne pouvoir coopérer personnellement, et moi présent, à ce que vous désirez; tout ce que je puis faire, monsieur, c'est de vous donner ma voix et ma pleine procuration, en sorte que dans tout le cours de cette affaire vous aurez toujours deux voix à faire valoir, la votre et la mienne, sans préjudice des autres. Je suis extrêmement flatté, monsieur, de l'occasion que vous me donnez de vous témoigner toute mon estime et la haute considération avec laquelle je suis, monsieur, etc.,
 
POINSINET DE SIVRY.
 
« Ce 17 juillet 1777. »
 
Malgré les empêchemens assez variés, on vient de le voir, qui s'opposent au succès des plans de Beaumarchais pour l'affranchissement des auteurs dramatiques, il n'en persiste pas moins; son projet fut d’ailleurs accueilli par la très grande majorité des auteurs avec un enthousiasme dont la lettre suivante de Chamfort, lettre inédite comme toutes celles qui précèdent, suffira pour donner une idée :
 
« Je vous prie, monsieur, écrit Chamfort, de vouloir bien ne pas m'imputer le délai de la réponse que je devais à la lettre que vous m'avez fait l’honneur de m'écrire. Je ne la reçois que dans l’instant à Chantilli, d'où je pars demain pour me rendre à votre obligeante invitation. Quoi qu'en dise votre modestie, monsieur, c'est un de vos droits les plus incontestables que celui de vous intéresser vivement au sort des écrivains dramatiques, comme c'est à l'auteur des ''Mémoires'' de s'intéresser au sort des gens de lettres en général. On peut avec raison se flatter que votre esprit, vos lumières, votre activité, trouveront le moyen de remédier aux principaux abus dont la réunion doit nécessairement anéantir l'art dramatique en France. Ce serait rendre un véritable service à la nation et lier encore une fois votre nom à une époque remarquable, gloire à laquelle vous avez sans doute pris goût. Telle pièce de théâtre, qui sera redevable de sa naissance à la réforme que vous amènerez, durera peut-être plus que telle ou telle cour de judicature, et le ''Philoctète'' de Sophocle a survécu au ''parlement'' de l'aréopage et des amphyctions.
 
« Je souhaite, monsieur, que les ''états-généraux de l'art dramatique'' qui doivent se tenir demain chez vous n'éprouvent pas la destinée des autres états-généraux, celle ''de voir tous nos maux sans en soulager un''. Quoi qu'il en soit, je crois fermement que si vous ne réussissez point, on peut hardiment renoncer à l'espérance d'une réforme. Quant à moi personnellement, j'y aurai du moins gagné l'avantage de lier une plus grande connaissance avec un homme d'un mérite aussi reconnu et que les hasards de la société ne m'ont pas fait rencontrer aussi souvent que je l'aurais désiré.
 
« J'ai l'honneur d'être avec la plus haute considération, monsieur, etc.,
 
CHAMFORT, Secrétaire des commandemens de son altesse sérénissime monseigneur le prince de Condé.
 
« Chantilli, mercredi 2 juillet. »
 
Les ''états-généraux de l'art dramatique'', comme les appelle Chamfort, se tinrent donc pour la première fois le 3 juillet 1777 chez Beaumarchais ''inter pocula''. Il était parvenu à réunir et à faire fraterniser ensemble, le verre en main, ''vingt-trois'' auteurs dramatiques écrivant tous pour le même théâtre. Ce n'était pas peu de chose. Après dîner, on procéda à l'élection de quatre commissaires chargés de défendre les intérêts des auteurs et de travailler en leur nom au nouveau règlement demandé par le duc de Duras. Beaumarchais, moteur de toute l'entreprise, fut naturellement choisi le premier. On lui adjoignit deux académiciens, Saurin et Marmontel, plus Sedaine, qui, sans être encore de l'Académie, jouissait d'une considération très justement acquise. L'on prépara ensuite la déclaration d'indépendance contre les comédiens.
 
Cette assemblée d’''insurgens'', pour employer les expressions de Diderot, rappelait un peu, qu'on nous passe ce rapprochement, le groupe de colons qui, juste un an auparavant, venait de proclamer l'indépendance américaine. Seulement il était plus facile de vaincre les Anglais que les comédiens. Ceux-ci, en apprenant la levée de boucliers des auteurs, s'assemblent de leur côté, appellent à leur aide quatre ou cinq avocats, le fameux Gerbier en tête, et se préparent à faire une vigoureuse résistance. Nous n'entrerons pas dans les détails de ce combat, parce que la plupart de ces détails sont consignés dans un mémoire publié par Beaumarchais, et qui, quoiqu'il soit moins lu que les mémoires contre Goëzman, n'est peut-être pas moins intéressant. On y voit les comédiens, habilement dirigés par Gerbier, traîner l'affaire en longueur pendant trois ans, déjouer et paralyser les manœuvres de Beaumarchais, semer la discorde dans le camp ennemi, circonvenir le duc de Duras, qui, après avoir déclaré qu'il casserait la Comédie si elle résistait, ne sachant plus où donner de la tête, adresse les auteurs à son confrère le duc de Richelieu, lequel, non moins ahuri, les renvoie au duc de Duras. Les comédiens feignent ensuite d'accepter un règlement proposé par les auteurs, sauf quelques modifications ; puis leur avocat Gerbier change la minute de ce règlement et obtient par surprise un arrêt du conseil qui sanctionne les prétentions des acteurs. Cet arrêt du conseil est révoqué sur la réclamation de Beaumarchais. Un second arrêt obtenu par lui est révoqué a son tour sous l'influence de Gerbier, jusqu'à ce qu'enfin le roi, fatigué de cette contestation éternelle, fait rendre ''proprio motu'' un troisième arrêt du conseil qui clôt momentanément la querelle, arrêt dont Beaumarchais ne parle pas dans son mémoire, et dont nous aurons à dire un mot. Ce qui nous intéresse surtout dans ce débat, ce sont les points qui restaient naturellement dans l'ombre à l'époque où la question s'agitait, ce sont les incidens secrets qui caractérisent les personnes et les situations.
 
Par exemple, le côté faible de cette première association des auteurs dramatiques fut l'esprit de jalousie. Dès les premières séances, les vingt-trois auteurs dramatiques ne s'entendaient plus. La majorité voulait des commissaires inamovibles; la minorité, représentée par Lemierre, Rochon de Chabannes et trois ou quatre autres, s'opposait ardemment à cette inamovibilité, en alléguant un motif assez injurieux pour les commissaires, qui, disaient-ils, «ne manqueraient pas d'exploiter à leur profit le crédit que leur donnerait leur situation. » Au lieu de céder au vœu de la majorité, les opposans déclaraient vouloir se retirer; de là une lettre inédite assez verte de Beaumarchais à Rochon de Chabannes, que nous reproduisons ici avec les apostilles de Marmontel et de Saurin.
 
« Paris, jeudi 8 janvier 1778.
 
« Je voudrais beaucoup, monsieur, que nos amis assemblés crussent devoir autant d'égards à vos observations sur le commissariat qu'ils seront certainement affligés de votre retraite; mais, indépendamment d'une double décision donnée à cet égard el du respect que chacun doit à ses engagemens, je crois votre vœu de mutabilité fondé sur des motifs si étranges, qu'au besoin, d'argumens pour soutenir le plan actuel, je choisirais précisément ceux que vous employez pour l'ébranler.
 
« En effet, monsieur, je doute que le corps entier des gens de lettres soit d'avis avec vous qu'il doit changer ses commissaires, afin que tous, jouissant successivement du prétendu crédit que ce choix leur donne, chaque auteur, en approchant les gens en place, ait à son tour l'occasion d'appeler la faveur et les moyens de s'avancer personnellement; ce qui bien compris, sous-entend qu'en cas de débats ces commissaires, plus occupés de leur sort que du nôtre, ne manqueraient pas de glisser politiquement sur les intérêts sacrés qui leur seront confiés.
 
« Pour moi, monsieur, qui ne puis penser sans rougir qu'on aperçoive, à côté de l'honneur de défendre et de représenter le corps littéraire, quelque avantage d'un autre genre, je déclare bien positivement que, pour échapper à cet indigne soupçon, notre ouvrage actuel une fois consommé, je donnerai sur-le-champ ma démission; mais je déclare aussi que je n'en opinerai pas moins fortement alors pour qu'on nomme à ma place de commissaire perpétuel un homme que la hauteur reconnue de ses principes rende supérieur à ce vague espoir de fortune et d'avancement qui me parait échauffer trop d'esprits.
 
« Vous voyez, monsieur, que nous sommes bien loin. Vous cherchez la faveur où je ne vois qu'abnégation et sacrifices. Vous voulez faire passer tout le monde à la filière de la souplesse, lorsque nous demandons quelques hommes assez fermes pour soutenir constamment le poids de la contradiction; Car tel est l'institut du commissariat, et la tâche de nos commissaires étant de maintenir avec fermeté les droits des auteurs sans cesse attaqués par les comédiens, mon sentiment est que ceux qui rempliront bien ce pénible emploi, loin de prétendre à la faveur pour eux-mêmes, n'auront peut-être que trop souvent le chagrin de lutter infructueusement pour nous contre celle des comédiens.
 
« Je ne serais pas même éloigné de conseiller au corps littéraire de regarder les degrés de faveur personnelle qu'obtiendraient ses commissaires comme un thermomètre assez certain du froid ou du chaud de leur zèle pour ses intérêts, et c'est peut-être alors qu'il faudrait parler d'en changer.
 
« J'espère, monsieur, que vous ne vous offenserez pas si j'excipe avec franchise de la naïveté de votre avis pour vous exposer librement le mien. Animés du même désir de trouver le mieux, l'un de nous deux se trompe, et voilà tout; la société jugera.
 
« Mon opinion à moi, monsieur, est qu'un ouvrage entrepris pour le bien général du corps ne doit pas souffrir de l'absence ou de l'humeur momentanée de quelques-uns de ses membres, quand tous ont été dûment invités, et que nous devons continuer, avec moins de secours, nos travaux, comme si tous ceux qui doivent en recueillir le fruit montraient encore le même désir d'y concourir avec nous; mais ceci n'étant pas dit pour vous, je me flatte, au nom de la société, que vous renoncerez a votre affligeant projet de ' retraite, et que, laissant là les questions oiseuses ou prématurées, un moment de saine réflexion nous rendra bientôt un confrère que nous aimons tous, et sur les lumières duquel nous avons infiniment compté pour assurer nos succès.
 
« J'ai l'honneur d'être avec la plus haute considération, monsieur, etc.
 
« CARON DE BEAUMARCHAIS.
 
« J. SEDAINE, pour adhésion. »
 
« Dès aujourd'hui je propose de me démettre, et je serai toujours d'avis que les commissaires soient inamovibles. Du reste, je ne pense pas qu'une ou deux voix contraires aux délibérations d'un corps doivent les infirmer.
 
« MAMONTEL. »
 
«Je pense comme M. de Beaumarchais; je suis bien loin de tenir à ma place de commissaire, ayant prié l'assemblée de recevoir ma démission et l'en priant encore, vu mon âge et mon peu de santé; je ne crois pas d'ailleurs que l'avis de M. Rochon doive l'emporter sur la décision générale.
 
« SAURIN. »
 
Dans une autre lettre au même Rochon de Chabannes, Beaumarchais se plaint vivement des diverses influences qui tendent à désorganiser la naissante société des auteurs dramatiques. « La liaison des actrices d'un coté, écrit-il, la division des principes de l'autre, et je ne sais quelles prétentions, quels sourds mécontentemens et quels intérêts cachés, ne font plus, d'une compagnie de gens sensés, qu'un corps désuni plein d'animosités, de reproches et d'aigreur; il est temps que cela finisse. »
 
Les comédiens, au contraire, marchaient au combat parfaitement unis. Non contens de payer des avocats habiles et éloquens, et de tirer parti de l'influence plus puissante encore du personnel féminin de la corporation, que Gudin compare au bataillon de Catherine de Médicis dispersant avec des caresses l'armée de Henri IV, les comédiens se procuraient des défenseurs dans les rangs même des auteurs dramatiques. C'est ainsi qu'ils avaient reçu et joué une très mauvaise tragédie de ''Nadir'', par Dubuisson, à la condition que cet auteur se prononcerait contre ses confrères. Ce Dubuisson avait publié sa pièce avec une préface très injurieuse pour la société des auteurs, et, ce qui était plus grave, un homme de goût, mais qui n'avait guère que du goût, ce qui le rendait volontiers un peu jaloux de ceux qui avaient quelque chose de plus, Suard, alors censeur, s'était en quelque sorte associé à l'attaque de Dubuisson en approuvant sa préface et sa pièce. De là grande rumeur parmi les auteurs dramatiques. Les lettres pleuvent chez Beaumarchais. La Harpe demande qu'on délibère sur les moyens de faire justice de l’''incroyable préface'' de l’''incroyable tragédie de Nadir'' et de la malhonnêteté du censeur; Sedaine et Marmontel ne sont pas moins furieux; Gudin, dans sa colère, appelle Dubuisson, qui est créole, ''un caraïbe'', et Suard un ennemi des lettres. Beaumarchais rédige, au nom de la société, une plainte au ministre Amelot, pour demander, soit l'interdiction de l'ouvrage de Dubuisson et le désaveu de Suard, soit la permission pour la société de répondre par un mémoire public. Le ministre Amelot ordonne le silence et promet de joindre l'incident au fond du procès. Marmontel s'indigne :
 
« J'apprends, mon cher collègue, écrit-il à Beaumarchais, que notre plainte est éludée, et qu'on nous a répondu que cet incident serait jugé avec le fond du procès, ce qui veut dire, en bon français, qu'on se moque de nous. C'est le cas de faire un mémoire où soient mises dans tout leur jour l'insolence de l'auteur de la préface et la malhonnêteté de l'approbateur ; c'est le moment de montrer de la vigueur, faites un bon mémoire; votre courage m'est connu, ainsi que votre éloquence; Je recommande notre honneur à votre énergie et à votre activité; voyez les ministres, et dites-leur qu'une assemblée de dix-sept personnes (13) qui ont de l'âme ne se laissent pas livrer au mépris et à l'insulte impunément.
 
« Je vous embrasse de tout mon cœur.
 
« MARMONTEL.»
 
Quand il s'agit de faire écrire, parler et combattre Beaumarchais, Marmontel est toujours plein d'ardeur ; mais lorsque son actif collègue a besoin de lui, il est toujours à la campagne ou retenu par quelque affaire, et si Beaumarchais se plaint de son inaction, il se tire d'affaire assez spirituellement, à en juger par cette lettre :
 
« La raison, l'exacte justice, appuyées de votre éloquence et de votre excellente judiciaire, n'ont pas besoin de mon secours, et je me rappelle, à ce propos, un conte de mon Limosin (14) : Un curé grand chasseur disait la messe, et comme il en était au ''Lavabo'', il entendit l'aboi des chiens qui avaient fait partir le lièvre; il demanda au clerc : Briffaut y est-il? - Oui, monsieur le curé. - En ce cas-là, le lièvre est f... : ''lavabo inter innocentes manus meas'', etc. »
 
C'est Beaumarchais qui est Briffaut, c'est la Comédie-Française qui est le lièvre; mais ce lièvre n'est pas facile à prendre, et tandis que Marmontel s'en lave les mains, Beaumarchais, qui est cent fois plus occupé que lui, qui court sans cesse d'un bout de la France à l'autre, est obligé de porter seul tout le poids du combat. S'il demande du secours à Saurin, le bonhomme allègue ses infirmités, il ne peut pas sortir, il prend des remèdes. Quant à Sedaine, il est plus actif, mais c'est un peu la mouche du coche. Il trouve toujours qu'on ne va pas assez vite; sa spécialité dans la lutte, c'est de recueillir tous les bruits, tous les commérages, même les plus désagréables pour Beaumarchais, et de lui en faire hommage avec une bonhomie assez divertissante. Je n'en citerai qu'un exemple, parce qu'il produit une explosion de colère assez rare chez l'auteur du ''Barbier de Séville'' qui se fâchait très difficilement. Ici la patience lui manque tout à fait, et cela se conçoit. Après trois ans de luttes fatigantes et stériles, il y avait eu, en avril 1780, entre les auteurs et les comédiens une apparence de réconciliation; on avait semblé enfin s'entendre sur un règlement. Auteurs, acteurs et actrices avaient dîné tous ensemble chez Beaumarchais, et le lendemain Gerbier, avec l'assentiment du duc de Duras, avait fait transformer en un arrêt du conseil le règlement convenu, mais après l'avoir très notablement altéré au préjudice des auteurs; et tandis que Beaumarchais s'occupait de parer ce coup de Jarnac, on avait dit qu'il s'entendait avec Gerbier et les comédiens pour duper les auteurs. Et Sedaine ne manque pas, comme c'était son habitude, de transmettre charitablement à son ami cette agréable rumeur :
 
« Je vous écris, mon cher collègue, dit Sedaine, tout on réfléchissant que ce que je vous écris est inutile et que vous êtes certainement aussi pénétré que moi de la conduite de l’''homme aux cordons'' (le duc de Duras). Il faut solder et liquider le plus tôt possible cette affaire pour notre repos et l'honneur de la littérature. Il faut que cet homme ait un bien grand mépris pour nous, ou qu'il pense qu'on peut nous jouer bien impunément. Si j'avais eu connaissance de l'arrêt du conseil et de ce qu'il contenait, mon avis n'aurait point été d'aller chez lui, mais d'assembler les hommes de lettres et de prendre leurs résolutions sur ce cas grave, qui porte avec lui le complément de ce que les comédiens ont fait depuis trois ans. Si nous n'en avons pas justice, nous avons l'air, nous commissaires de la littérature, d'avoir coopéré à cette infamie, et le dîner qui l'a suivie avec les comédiens n'est pas fait pour en ôter l'idée. Il est peu de compagnie où se soient trouvés des hommes de lettres où on ne leur ait dit : Prenez-y garde, M. de Beaumarchais est trop fin pour vous tous; il vous trompera, tout en ayant l'air de vous défendre. Moi qui vous crois très honnête homme, moi qui sais qu'un homme de beaucoup d'esprit et chargé de grands intérêts aurait beaucoup de droiture par politique, si ce n'était par inclination ou principe, j'ai ri au nez de ceux qui m'ont tenu ces propos; mais à présent ces propos se tiennent par de nos auteurs dramatiques, et nous y sommes englobés. Il est vrai que vous y faites le beau rôle : vous êtes l'homme d'esprit, et nous les sots.
 
« Ainsi je vous supplie, mon cher collègue, au nom de nous tous, de faire aller ceci vite. Si nous n'en avons pas justice, je renonce à tout engagement avec les auteurs dramatiques; je ne veux pas être d'un corps méprisé, quoiqu'il s'en faut bien qu'il soit méprisable..
 
« Ce deuxième mai. »
 
Pour se fâcher d'une pareille lettre, il n'était pas nécessaire d'être très susceptible. La patience de Beaumarchais n'y tient pas. Voici sa réponse à Sedaine :
 
« Paris, ce 3 mai 1780.
 
« Je n'ai pas répondu, mon cher collègue, à votre lettre en la recevant, parce que la chaleur qui m'en a monte à la tête ne m'eût pas permis de le faire avec la sagesse convenable.
 
« J'ai passé ma vie entière à faire de mon mieux, au doux murmure des reproches et des outrages de ceux que je servais; mais rien ne m'a peut-être autant outré que ce qui m'arrive. En vérité, on ne sait ici qui l'emporte, ou de la bêtise ou de la malhonnêteté. C'est assez pour moi ; qu'un autre fasse mieux, je l'applaudirai. J'ai fait de longues et sévères observations sur chaque article de ce ridicule arrêt; j'ai refait ensuite les articles de l'arrêt, et mon travail de lundi a été montré hier à une heure à M. le duc de Duras par moi. Ce matin, je le porte à M. Amelot pour obtenir, d'accord avec M. le maréchal, lu refonte de l'arrêt.
 
« Mais soit qu'on y touche ou non, le reste de cette semaine aura la continuation de mes soins comme commissaire, et nulle autre de ma vie n'y sera employée. - Assemblée sera indiquée à dimanche matin, où je rendrai compte de tout, et nulle considération humaine ne me retiendra plus longtemps à la suite de la très reconnaissante littérature dramatique.
 
« Au reste, tout ce que la sagesse de mes confrères eût fait sans le dîner de vendredi, elle est à même de le faire après et malgré ce dîner, qui n'a pas apporté d'autre changement à leurs affaires que la mort de quelques bouteilles de vin versées en l'honneur de la réconciliation.
 
« Il y a une récompense de 25 louis pour l'homme ingénieux qui pourra expliquer à l'assemblée de dimanche quel intérêt peut avoir, pour favoriser les comédiens contre les gens de lettres, le très bêtement accusé Beaumarchais.
 
« Je vous salue, vous honore et vous aime.
 
«Je sens, à la lecture de mon griffonnage, que ma tête est encore échauffée; mais je le recommencerais en vain. Je me trouve un peu moins maître de moi que je ne le désirerais. »
 
A cette lettre ''ab irato'', Sedaine, reconnaissant qu'il a eu tort, répond par une lettre affectueuse qui prouve que si l'auteur du ''Philosophe sans le savoir'' aimait un peu les commérages, il était au fond un excellent homme.
 
« Oui, mon cher collègue, écrit Sedaine, vous aviez la tête échauffée quand vous m'avez fait réponse. Peut-être cependant m'est-il échappé dans ma lettre quelque chose qui vous a fâché, car je sortais de la Comédie-Italienne, où l'on m'avait tenu des propos qui m'avaient mis en colère. Je ne peux cependant croire que vous ayez pris pour mes sentimens ce que je vous disais de nos ingrats et déraisonnables confrères. Cependant, à l'exception de trois ou quatre, le reste nous rend justice, et c'est à vous que nous la renvoyons. Si je vous ai dit quelque chose qui vous ait fait peine, je vous en demande très sincèrement excuse. C'est à vous à avoir de la sagesse; elle vous fera plus d'honneur qu'à moi qui suis bien plus âgé que vous.
 
« Continuez votre belle el excellente besogne, achevez votre ouvrage, et rendons-leur service en dépit de leur ingratitude, L’affaire terminée à notre honneur par vous, je les prierai de s'assembler chez moi, et qu'ils m'ordonnent de me joindre à une députation pour vous aller remercier de toutes vos sollicitudes. Nous ne pouvons vous offrir que cela. Ils le feront, ou je me sépare d'eux pour le reste de ma vie, qui n'a plus besoin que de repos et de votre amitié.
 
" Je vous embrasse de tout mon coeur, el laissons les mauvaises têtes pour ce qu'elles sont. »
 
« Ce 3 mai 1780. »
 
Après deux arrêts du conseil d'état, plus ou moins contradictoires, obtenus successivement le 17 mars et le 12 mai 1780, sous l'influence rivale de Gerbier et de Beaumarchais, un troisième arrêt du 9 décembre 1780 étouffa provisoirement le débat entre les auteurs et les comédiens, en adoptant le procédé favori de ces derniers, une ''cote mal taillée''. Cet arrêt statuait au profit des auteurs : 1° que les comédiens seraient obligés de faire entrer dans leur compte de recette non plus seulement le produit casuel de la porte, mais tous les élémens de la recette, loges louées pour la représentation, loges louées à l'année, abonnemens à vie, etc.; 2° le roi accordait aux auteurs plus encore qu'ils n'avaient demandé : il leur donnait, non plus le neuvième, mais le septième de la recette. Seulement celte faveur était annulée par l'article 11 de ce même arrêt du conseil, qui statuait au profit des comédiens que la somme de recette au-dessous de laquelle une pièce tombait dans les règles, et devenait leur propriété, serait portée, de 1,200 livres l'hiver et 800 livres l'été, à la somme de 2,300 livres pour l'hiver et 1,800 livres pour l’été, c'est-à-dire que les comédiens, sacrifiés d'un côté, recevaient de l'autre un avantage exorbitant, qui leur permettait d'échapper au partage du septième, en faisant tomber la pièce au-dessous de 2,300 livres de recette, ce qui n'était pas bien difficile et ce qui leur en donnait la pleine propriété. Il me semble qu'on ne peut rien imaginer de moins judicieux que cet arrêt; c'était pour les acteurs une provocation permanente à s'affranchir d'une condition rigoureuse en faisant tomber la pièce dans les règles pour la relever ensuite, et jouir de ses produits sans partage. Cette méthode de compensation était en elle-même si absurde, que des deux parts on renonça à la pratiquer. Les intérêts entre acteurs et auteurs continuèrent à se régler sur l'ancien pied, au milieu des récriminations réciproques et des comptes arbitraires des comédiens, jusqu'à la révolution. Seulement l'association des auteurs dramatiques, fondée si péniblement par Beaumarchais, se maintint tant bien que mal. Chaque année jusqu'à la révolution, on la voit agir de temps en temps, soit pour régler à l'amiable des contestations entre auteurs, soit pour solliciter vainement la création d'un second Théâtre-Français, soit pour demander non moins vainement que les directeurs de province soient tenus de payer un droit aux auteurs dont ils exploitent les ouvrages.
 
Enfin la révolution vint mettre un terme aux privilèges abusifs des acteurs du Théâtre-Français et aux usurpations des directeurs des théâtres de province. A la suite d'une pétition rédigée par La Harpe, Beaumarchais et Sedaine, représentant la société des auteurs dramatiques, et sous l'influence de divers mémoires publiés par Beaumarchais, l'assemblée nationale reconnut le droit de propriété des auteurs, et supprima tous les privilèges de la Comédie-Française en décrétant, le 13 janvier 1791, que les ouvrages des auteurs vivans ne pourraient être représentés sur aucun théâtre public, dans toute l'étendue de la France, sans le consentement formel des auteurs. Ceux-ci se trouvaient dés lors établis, à l'égard du Théâtre-Français et de tous les autres théâtres, sur un pied d'indépendance complète, et en mesure de défendre leurs intérêts et leurs droits. Protéger ces intérêts fut une des grandes occupations de la vieillesse de Beaumarchais. On le voit travaillant sans cesse à régler les rapports des auteurs avec les divers théâtres de Paris, et s'épuisant en efforts pour faire comprendre aux directeurs des théâtres de province qu'ils n'ont pas le droit d'exploiter sans rétribution les ouvrages des auteurs vivans. On ne se doute pas de la difficulté avec laquelle cette idée, qui semble aujourd'hui si simple, s'introduisit dans l'esprit des directeurs des théâtres de province, habituée de toute éternité à ne payer nul droit d'auteur. C'était une tyrannie affreuse contre laquelle protestaient non-seulement les directeurs, mais les municipalités elles-mêmes! Dans une pétition à l'assemblée nationale, Beaumarchais inséra une lettre du directeur d'un théâtre de province, qui lui écrivait tout net : «Nous jouons vos pièces, parce qu'elles nous fournissent de bonnes recettes, et nous les jouerons malgré vous, malgré tous les décrets du monde, et je ne conseille à personne de venir nous en empêcher, il y passerait mal son temps. » Mais Beaumarchais n'était pas homme à se décourager dans la défense d'une cause juste. Jusqu'à la fin de sa vie il se constitua, auprès des ministres de la monarchie ou de la république, le patron des auteurs dramatiques, et une de ses dernières lettres est la suivante, adressée au ministre de l'intérieur sous le directoire, à l'appui d'une pétition de la société :
 
« Citoyen ministre,
 
« Vous savez que Voltaire disait souvent : « La littérature est le premier des beaux-arts, mais elle est le dernier des métiers. » Ce n'était pas le plus méprisable qu'il entendait, mais le plus misérable, et surtout la littérature dramatique, en ce qu'elle est le seul métier qui ne puisse nourrir son maître, par l'insuffisance des lois ou le dédain des magistrats à protéger cette noble propriété, quoiqu'on sache bien qu'aucune autre ne mérite autant qu'elle ce beau nom de propriété, puisqu'elle n'est le fruit ni d'un honteux trafic ni d'une oiseuse hérédité, puisqu'elle est sortie du cerveau de l'auteur toute formée, Comme jadis Minerve sortit de celui du maître des dieux, sublime emblème pur lequel les anciens voulaient qu'on saisit la manière dont une conception heureuse est la propriété sacrée de l'homme qui la met au jour.
 
« Obligés de transmettre à d'autres leurs compositions dramatiques, pour que les autres les débitent, et par là dépendans des spéculateurs ou entrepreneurs de spectacles, les auteurs, depuis cent années, réclament en vain contre eux la justice des tribunaux, pour arracher la plus modique part du fruit de longs travaux qui font vivre dans l'abondance tant d'êtres secondaires qui ne la tiennent que d'eux seuls.
 
« L'abus est aujourd'hui porté à un tel point, que l'entrepreneur d'un théâtre de Lille a eu l'impudeur d'écrire à l'homme de lettres fondé de pouvoirs des auteurs, dont plusieurs siègent dans les conseils, qu'il ne veut donner que tel prix pour la rétribution des ouvrages qu'il s'approprie, et que si l'on veut empêcher qu'il ne représente nos ouvrages, il aura toute la ville pour lui. Et nous vivons sous l'empire unique des lois protectrices des propriétés!
 
« Plus étonnant encore, un autre entrepreneur de spectacle à Toulouse, abusant de l'écharpe municipale, dont un malheur l'a décoré, suspend avec audace le cours de la justice, et met les auteurs assemblés dans la nécessité de recourir à vous, ministre, comme autorité supérieure.
 
« Nous ne devons plus espérer que des ouvrages médiocres, si l'on ne pourvoit pas à ce qu'un chef-d'œuvre agréé du public suffise à faire vivre un temps l'homme modeste qui l'a créé.
 
« Cette impossibilité bien sentie de trouver un moyen de subsister dans un travail si plein d'attraits pour moi est ce qui m'a fait reléguer de tous temps dans la classe de mes amusemens une occupation exigeant l'emploi de toutes les facultés de l'homme qui veut dignement la remplir. D'où il est résulté que, sentant vivement le but, j'ai pu moins l'atteindre que d'autres qui s'y consacraient tout entiers, et suis resté fort en arrière (15).
 
«C'est donc moins comme auteur dramatique que comme adjudant des auteurs et comme amant d'un si bel art, que j'ose joindre, citoyen ministre, cette lettre à la demande très-instante des littérateurs qui réclament avec tant de droit, près de vous, l'exécution des lois qui les concernent; nous espérons tous que vous engagerez d'un mot les gens de goût de vos bureaux à vous remettre sous les yeux les pièces qui vous sont transmises par le citoyen Framery (16).
 
«Je partage, citoyen ministre, la gratitude respectueuse des signataires
de la pétition.
 
« BEAUMARCHAIS. »
 
Depuis la date de cette lettre, messidor an 5, les choses sont bien changées; le droit des auteurs dramatiques n'est plus contesté : des règlemens équitables assurent leur participation dans les produits de leurs ouvrages. Au Théâtre-Français notamment, il n'y a plus ni ''cote mal taillée'' ni ''pièce tombée dans les règles'' et confisquée par les comédiens, ni soustractions d'abonnemens, ni dissimulation de recettes, ni prélèvemens de frais variables et arbitrairement fixés; et quoique le tarif du droit des auteurs soit en apparence inférieur à celui de l'ancien régime, il est beaucoup plus considérable en réalité, car il se compose du douzième brut de la recette, sans exception ni déduction, pour les pièces en cinq actes, du dix-huitième pour trois actes, et du vingt-quatrième pour un acte. En province, les droits des auteurs ne sont pas moins respectés qu'à Paris. Une société nombreuse et influente, qui a succédé aux essais d'association tentés et soutenus par Beaumarchais, étend partout son action et sa surveillance. Cette société récolte pour Paris plus de 800,000 francs de droits d'auteurs, et 200,000 francs pour la province, sans préjudice d'autres produits divers qu'on estime à 5 ou 000,000 francs par an; elle défend les droits de ses adhérens, réprime et fait punir toutes les fraudes commises à leur préjudice, vient en aide à leurs veuves ou à leurs enfans, et les soutient dans leur détresse. C'est là le beau côté de la société des auteurs dramatiques; mais la médaille a son revers : on accuse cette corporation d'exercer un pouvoir qui va jusqu'à l'abus, d'usurper sur les théâtres une autorité despotique, de constituer une véritable coalition industrielle qui défend à ses adhérens, sous peine d'une amende de ''six mille francs'', de faire avec aucun théâtre des traités particuliers à des conditions inférieures à celles qu'elle impose, - si bien que tout directeur qui refuse de souscrire aux volontés de la commission dirigeante est mis par elle en interdit; on lui retire à la fois et à jour fixe, comme cela est arrivé il n'y a pas longtemps, toutes les pièces des auteurs qui font partie de la société, et on le place ainsi dans la nécessité de fermer son théâtre ou de céder.
 
Les théâtres ne se trouvent plus aujourd'hui en présence d'un auteur libre dans ses volontés, mais d'une corporation dont la volonté collective est irrésistible et immuable (17). Il est vrai que le monopole des théâtres, c'est-à-dire la suppression de la concurrence des directeurs établie par la législation de 1791, entraînait assez naturellement comme conséquence la coalition des auteurs; mais il faut ajouter que cette coalition, en défendant à ses adhérens de travailler pour les théâtres à des conditions moindres que celles qu'elle a fixées, devrait peut-être joindre à cette prohibition une prohibition corrélative, c'est-à-dire défendre aux auteurs d'abuser parfois de leur situation pour rançonner les théâtres, se faire allouer, indépendamment du tarif convenu, des primes exorbitantes, des billets de faveur vendus par le ministère des chefs de claque, et constituant au profit de l'auteur une recette supplémentaire qui a dépassé quelquefois 50 francs par jour! – En un mot, la société des auteurs, qui interdit à ses membres d'accepter moins que le prix convenu, ne devrait-elle pas leur interdire aussi d'exiger plus et de se livrer à des spéculations qui paraissent peu conformes à la dignité des lettres? - Nous ne pouvons ici qu'indiquer ces questions ; si nous les posons, c'est uniquement afin de mettre en présence les faibles et difficiles commencemens de la société des auteurs dramatiques et l'état de prospérité dont elle jouit aujourd'hui. Ce contraste fait ressortir d'autant les services rendus par Beaumarchais, dont les efforts ont eu constamment pour but d'améliorer la situation des écrivains en général.
 
Resterait à se demander ce qu'il y a de bon et de mauvais dans cette hausse des produits littéraires au début de laquelle on rencontre l'action de Beaumarchais, comme on la rencontre à l'origine de plusieurs autres choses bonnes ou mauvaises de ce temps-ci. On a accusé parfois l'ardent avocat du ''droit d’auteur'' au XVIIIe siècle d'avoir contribué à développer l'industrialisme en littérature : il faut s'entendre. Beaumarchais n'a pas fait son siècle, il l'a trouvé tout fait, il a trouvé une société où l'amour du bien-être matériel, quoique moins développé qu'aujourd'hui, était déjà très fortement prononcé, où la richesse, qui de nos jours est tout, commençait à égaler et tendait à éclipser toutes les autres influences. Il a vu autour de lui des littérateurs pauvres, non par stoïcisme et par goût comme Rousseau (qui, sous ce rapport, est une exception au milieu de son temps), mais pauvres par ignorance des moyens de devenir plus riches, pauvres par suite d'une habitude invétérée de vivre mesquinement de pensions ministérielles ou de cadeaux obtenus de la munificence des grands, pauvres enfin par l'impossibilité de tirer un produit suffisant de leurs ouvrages, exploités sans habileté par les libraires ignorans ou confisqués par des acteurs rapaces et publiés sans aucune garantie contre tous les genres de spoliation. Dans cet état de choses, Beaumarchais qui, comme Voltaire, avait su devenir riche en dehors de la littérature, mais qui n'admettait pas, comme Voltaire, que l'homme de lettres qui n'est que cela fut nécessairement voué à la misère, Beaumarchais a pensé que sous la protection de lois plus justes, avec plus d'habileté dans les moyens de se mettre en rapport avec le public, la profession littéraire pourrait devenir une profession indépendante, se suffisant à elle-même, comme plusieurs autres, et capable d'assurer sinon l'opulence, au moins l'aisance à celui qui l'exerce avec probité et talent. Sous ce point de vue, Beaumarchais avait parfaitement raison ; il devançait son temps, il émettait une opinion hardie, devenue aujourd'hui une vérité incontestable, lorsqu'on 1780, il écrivait au duc de Duras ces lignes: « Il vaut mieux, suivant moi, qu'un homme de lettres vive honnêtement du fruit avoué de ses ouvrages que de courir après des places ou des pensions qu'il peut mendier longtemps sans les arracher. » Qui pourrait aujourd'hui méconnaître la justesse de cette opinion de Beaumarchais? Le régime où l'écrivain n'a d'autre maître que le public est en lui-même infiniment préférable à tous les autres, sans en excepter le protectorat si vanté de Louis XIV. Ce protectorat fastueux donnait 3,000 francs de pension à Chapelain, qualifié le ''plus grand poète français qui ait jamais été'', et supprimait la maigre pension de Corneille: il payait Benserade un tiers de plus que Molière, et il forçait Mézeray à demander bassement pardon d'avoir écrit suivant sa conscience, et à promettre de ''passer l'éponge'' sur la vérité, pour obtenir la restitution de ses gages d'historiographe. Très peu d'argent, partagé entre quelques hommes de génie et quelques médiocrités; en dehors de cette distribution, une foule de littérateurs affamés, de Collerets ''crottés jusqu'à l'échine''. non moins misérables et aussi peu scrupuleux que les derniers enfans perdus de la littérature contemporaine, - voilà, à tout prendre, ce qu'était la situation des gens de lettres sous Louis XIV.
 
L'état actuel offre certainement des inconvéniens. Transformée en une profession indépendante et appelée à se suffire à elle-même, la profession d'homme de lettres a rencontré le danger du contact et de l'imitation des industries qui n'ont que le lucre pour objet. L'influence de celles-ci étant devenue malheureusement de jour en jour plus envahissante, il en est résulté que cette influence a déteint trop souvent sur la littérature, et qu'une société où les industriels tiennent le haut du pavé a naturellement produit une littérature industrielle. Que, dans ses luttes ardentes pour la propriété littéraire, Beaumarchais, en insistant trop sur l'idée de profit, ait contribué à préparer le mélange de la littérature et de l'industrie, qu'il ait concouru pour sa part aux inconvéniens que ce mélange entraîne, c'est possible; mais ce qui est certain, c'est qu'il a travaillé de toutes ses forces à amener pour les écrivains un régime où leur existence ne dépendit que d'eux-mêmes. Et s'il est vrai qu'en aucun temps il n'a été aussi facile que de nos jours à un homme laborieux doué de quelque talent, et modéré dans ses désirs, de vivre des produits de sa plume, d'en vivre honnêtement, sans servilité à l'égard de personne, sans bassesse et sans capitulation de conscience, on peut dire que Beaumarchais n'est point étranger à ce résultat, car la recherche des moyens propres à l'obtenir a été une des grandes occupations de sa vie.
 
 
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<small>(1) Allusion aux critiques d'une feuille à laquelle Beaumarchais répond avec détail dans la préface du ''Barbier''. </small><br />
<small> (2) Tragédie de Guibert, l'auteur de ''la Tactique''.</small><br />
<small> (3) Double allusion à une phrase de Beaumarchais dans son mémoire contre Mme Goëzman et à une disposition particulière des anciens règlemens du Théâtre-Français. </small><br />
<small> (4) Cette opinion, reproduite par M. Guizot dans son étude sur ''Corneille'', n'est peut-être pas d'une exactitude incontestable. Entre autres objections, on en trouverait une dans la première édition des comédies de Pierre Larivey, antérieur de plus de vingt ans à Hardy, et qui, dans un sonnet placé à la suite de la préface, se fait plaindre par un ami de ne pas retirer autant d'argent de ses pièces que ''Térence le Carthageois'', ce qui semble indiquer qu'il en retirait un peu.</small><br />
<small> (5) L'auteur espagnol contemporain de Hardy, Lope de Vega, qui passe pour avoir composé comme lui huit cents pièces de théâtre, recevait pour chacune cinq cents réaux, c'est-à-dire environ cent trente francs. C'était un peu plus de trois écus; mais c'était bien loin encore d'égaler ce que produit aujourd'hui le répertoire d'un vaudevilliste.</small><br />
<small> (6) C'est ainsi que pour mille pistoles un agioteur de l'époque, le ''traitant'' Montauron, acheta l'honneur de se voir comparé à Auguste et de passer à la postérité en même temps que la tragédie de ''Cinna''. C'est triste; mais d'un autre côté ce Montauron faisait grandement les choses : dix mille francs pour une dédicace! Richelieu avait reculé devant ce prix, et il n'y a pas beaucoup de traitans de nos jours qui paieraient dix mille francs l'honneur de passer à la postérité, dont ils ne se soucient guère.</small><br />
<small>(7) Le dîner était alors un repas qui se prenait dans l'après-midi. </small><br />
<small> (8) Le chevalier de Sauvigny auteur des ''Illinois'' et de ''Gabrielle d'Estrées''. </small><br />
<small>(9) Il y a dans le ''Cours de Littérature'' de La Harpe une certaine physionomie magistrale qui nous fait trouver piquant ce passage un peu bachique représentant La Harpe et Beaumarchais le ''verre à la main''. </small><br />
<small>(10) Collé était secrétaire et lecteur du duc d'Orléans. </small><br />
<small> (11) Allusion à ce qu'on appelait alors l’''insurgence'' des Américains, dont Beaumarchais se mêlait avec la même vivacité et au même moment que de l’''insurgence'' des auteurs.</small><br />
<small> (12) Cette prison était à la fois une sorte de prison d'état pour les bourgeois et une maison de détention pour dettes.</small><br />
<small>(13) Ils n'étaient plus que dix-sept par la retraite des dissidens. </small><br />
<small> (14) On sait que Marmontel était Limousin. Je vois dans plusieurs de ses lettres que, non content de mettre toujours Beaumarchais en avant dans les affaires communes, il tire parti de son crédit auprès de M. de Maurepas pour ses affaires personnelles et l'emploie à solliciter pour lui. Je cite ce fait parce que Marmontel a laissé sous le titre de ''Mémoires d'un Père'' des souvenirs intéressans sur le XVIIIe siècle, bien qu’ils contiennent certains détails que les pères n'ont pas coutume de conter à leurs enfans. Or, dans ses ''Mémoires'', Marmontel paraît avoir oublié jusqu'à l'existence de Beaumarchais, je crois qu’il n'en dit pas un mot; cependant je trouve ici la preuve qu'il le connaissait très bien et l'utilisait de son mieux.</small><br />
<small>(15) Ce ton de modestie sincère est assez rare chez Beaumarchais pour valoir la peine d'être signalé; c'est dans sa vieillesse qu'il parlait ainsi de lui-même, reconnaissant avec une parfaite justesse d'esprit ce qui avait manqué à son talent. </small><br />
<small> (16) C'était le premier agent de la société des auteurs dramatiques.</small><br />
<small> (17) Voyez, entre autres études sur cette question, le travail de M. Vivien publié dans cette ''Revue'' (livraison du 1er mai 1844), ''les Théâtres, leur situation comparée en Angleterre et en France''.</small><br />
 
===VIII. Le Dénoûment du procès La Blache et les débuts politiques de Beaumarchais===
 
 
<center>Beaumarchais devant le parlement d’Aix</center>
 
 
A l'époque de la vie de Beaumarchais où nous sommes arrivés, les circonstances étaient bien changées depuis le jour où, prisonnier au For-l'Évêque pour avoir été insulté par un duc et pair, plaidant en 1773, pour son honneur et sa fortune, contre un maréchal de camp, il adressait en vain ses doléances à M. de Sartines, et se voyait écrasé sous l’influence du comte de La Blache, vaincu sans avoir pu combattre, condamné, ruiné, déshonoré, sans qu'une voix s'élevât en sa faveur, En 1777, réhabilité de la sentence rendue contre lui par le parlement Maupeou, jouissant du brillant succès du ''Barbier de Séville'', dirigeant les auteurs dramatiques dans leur querelle contre les comédiens, déjà investi de la confiance intime du gouvernement dans la question américaine, bien accueilli à la cour, populaire à la ville, Beaumarchais peut se considérer comme un homme qui a vaincu enfin la mauvaise fortune; cependant il n'est pas encore dégagé de toutes les entraves du passé. Ce premier procès civil contre le comte de La Blache, qui fut l'origine de ses tribulations et de sa célébrité, subsiste toujours, et au milieu de ses triomphes tient en échec sa fortune et son honneur. L'homme de confiance du ministère dans l'affaire des Etats-Unis, le populaire auteur du ''Barbier'', est sous le coup d'une sentence inique qui le déclare indirectement faussaire et met ses biens à la discrétion d'un ennemi. C'est encore là une discordance qu'il est importait pour lui de faire disparaître de sa vie; aussi devons-nous, avant de le suivre dans sa carrière d'agent politique et d'armateur, où il apparaît sous un jour nouveau, le montrer se débarrassant enfin de cet éternel procès, dont la conclusion nous fournira quelques détails de moeurs assez curieux.
 
Le jugement rendu contre Beaumarchais avait été cassé par un arrêt du grand-conseil à la fin de 1775, et l'affaire renvoyée devant le parlement de Provence. Le comte de La Blache, voyant grandir rapidement le crédit de son adversaire, pressait de toutes ses forces la solution définitive. Beaumarchais y mettait moins de hâte : occupé d'organiser son opération d'Amérique et d'obtenir sa réhabilitation au criminel, il ne voulait vider l'incident civil qu'après avoir bien assuré sa situation et s'être ménagé tous les moyens de lutter avec avantage contre un maréchal de camp riche, opiniâtre et remuant. Ainsi s'explique le billet suivant du ministre des affaires étrangères, M. de Vergennes, à Beaumarchais, qui avait demandé un ajournement, et qui, on le verra, avait déjà su établir une liaison assez étroite entre les affaires de l'état et ses propres affaires.
 
« Versailles, le 2 juin 1776.
 
« Je n'ai reçu qu'hier, monsieur, votre billet daté, je crois, par erreur du 30 mai. Je n'ai pas été moins surpris que vous d'apprendre qu'il y avait un rapporteur nommé à Aix dans votre affaire avec M. le comte de La Blache. J'ai vu hier à cette occasion M. le garde des sceaux, qui a immédiatement donné ordre pour qu'il soit écrit à M. de La Tour, premier président de ce tribunal, à l'effet de faire suspendre toute procédure ultérieure. M. le garde des sceaux estime au reste, que la nomination d'un rapporteur ne peut être d'aucune conséquence. Vous connaissez, monsieur, la sincérité de mon intérêt pour tout ce qui vous regarde. »
 
Le billet est sans signature comme plusieurs des billets de M. de Vergennes, mais il est parfaitement authentique et nous donne une idée du degré de crédit auquel Beaumarchais était parvenu en 1776.
 
Un mois après la date de ce billet, en août 1776, il perdit un de ses patrons les plus affectueux et les plus puissans, le prince de Conti. Ce prince, que Louis XV appelait ''mon cousin l'avocat'' à cause de son goût pour la discussion et l'opposition, était de plus un esprit fort. Au lit de mort, il refusait de recevoir les sacremens de l'église. Si l'on en croit Mme Du Deffant, il persista dans son refus, car elle dit : « Le prince de Conti a reçu la visite de l'archevêque et les exhortations de M. de La Borde; ''c'eut tout ce qu'il a reçu''; » mais si je m'en rapporte au .manuscrit inédit de Gudin, on parvint à le déterminer à mourir plus chrétiennement en ajoutant aux exhortations de l'archevêque de Paris le poids de celles de l'auteur du ''Barbier de Séville''. - « Le prince, dit Gudin, repoussait tous ceux qui voulaient le préparer aux lugubres cérémonies de l'église. On eut recours à Beaumarchais. Il était aimé du prince, il savait traiter les choses importantes avec autant de gravité qu'il mettait d'agrément dans les choses frivoles, il avait le talent de tout hasarder sans déplaire et de ramener les esprits à son opinion par des motifs inattendus qui ne se présentaient qu'à lui. » Beaumarchais se mit donc en frais d'éloquence, et l'on vit, parmi contraste assez bizarre, l'auteur du ''Barbier'' associé à l'archevêque de Paris et déterminant un prince du sang à recevoir l'extrême-onction (1).
 
A la même époque, un incident relatif à son procès d'Aix fournit à Beaumarchais l'occasion d'écrire une des lettres les mieux tournées qui soient sorties de sa plume. La femme d'un des présidens à mortier du parlement de Provence, Mme de Saint-Vincent, arrière-petite-fille de Mme de Sévigné, était gravement compromise dans un procès des plus scandaleux qui se jugeait à Paris, entre cette dame, le duc de Richelieu et quelques autres personnes d'un rang moins élevé. La décadence des gouvernement est toujours marquée par des procès de ce genre; ils abondent en France dans les années qui précédent la révolution de 89. Dans celui-ci, il ne s'agissait de rien moins que de 240,000 francs de billets faux que le duc de Richelieu accusait Mme de Saint-Vincent d'avoir fabriqués et négociés sous son nom, tandis que la dame, depuis longtemps séparée de son mari et ayant entretenu avec le duc de Richelieu des relations coupables, l'accusait à son tour de l'avoir trompée, de lui avoir donné lui-même ces billets, sachant bien qu'ils étaient faux. Le maréchal de France impliqué dans une semblable affaire avait alors soixante-dix-huit ans (3). – Mme de Saint-Vincent était prisonnière à la Conciergerie, lorsqu'elle apprit par son avocat que Beaumarchais rendait des visites au duc de Richelieu; ces visites étaient alors motivées par le débat avec les comédiens dont nous avons déjà rendu compte. Mme de Saint-Vincent se persuada que Beaumarchais, pour être agréable au duc, allait écrire en son nom un mémoire contre elle, et, afin de conjurer ce danger imaginaire, elle lui adresse de la Conciergerie une lettre où l'on retrouvera quelque chose de l'esprit de son illustre aïeule. Quel crève-cœur pour Mme de Sévigné, la plus aimable, la plus gaie, mais la plus honnête des femmes, si, revenant au monde, elle eût pu voir une de ses descendantes à la Conciergerie, affreusement compromise de toutes les manières, écrire à Beaumarchais, d'un ton leste que son horrible situation rend inconvenant, la lettre suivante!
 
« Je vous vois d'ici tailler votre plume, cette plume charmante qui n'aurait dû être employée que pour louer les grâces et faire admirer les muses; cependant, monsieur, vous allez vous en servir contre, moi, et, quand vous sortirez de cette carrière, sous quel laurier comptez-vous vous reposer? dans quel Jourdain purifierez-vous cette plume souillée du sang innocent? Tous les cordons bleus, tous les maréchaux de France ne vous justifieront pas; je n'ai qu'une espérance, c'est que le Saint-Esprit, qui souffle où il veut, ne voudra pas vous inspirer la moindre pensée, ni la moindre petite phrase; vous serez obligé d'avoir recours au diable, et, dans ce cas-là, vous vous ressouvenez assez de votre catéchisme pour savoir qu'avec un signe de croix nous ferons disparaître votre mémoire. Vous en avez commencé un contre M. de Vedel (3), je le sais, et vous aurez beau répondre non. Je connais le style de l'avocat du maréchal; s'il parait un mémoire, que je ne bâille pas dès la première page; si je ne dors pas à la seconde, si je ne finis pas par le jeter par la fenêtre, je dirai : c'est M. de Beaumarchais qui l'a écrit, composé et fait imprimer. Alors je taillerai aussi ma plume, et ce sera moi qui vous répondrai, monsieur.
 
« En attendant, comme vous êtes encore pour moi un homme aimable, un homme avec qui je ne refuserais pas d'être confrontée, quand il m'en coûterait bien d'être Mme Goëzman, j'ai l'honneur d'être, monsieur, votre très humble et très obéissante servante. VENGE DE SAINT-VINCENT.»
 
« A la Conciergerie, samedi. »
 
Cette lettre était embarrassante pour Beaumarchais : celle qui l'écrivait était la femme d'un des présidens du parlement devant lequel son procès avec le comte de La Blache allait être jugé en dernier, ressort. Il ignorait alors que le président de Saint-Vincent, depuis longtemps séparé de sa femme par l'inconduite de celle-ci, ne prenait à elle aucune espèce d'intérêt; il redoutait que cette fausse idée de Mme de Saint-Vincent n'exerçât sur son procès d'Aix une fâcheuse influence; il tenait donc à la dissuader, mais il tenait aussi à ne pas indisposer contre lui le duc de Richelieu, au cas où Mme de Saint-Vincent montrerait sa réponse, et en même temps il éprouvait le besoin de faire sentir poliment à une dame de qualité, dont la réputation était très entamée, qui se trouvait accusée d'un crime pour lequel elle fut condamnée, que sa gaieté n'était pas tout à fait en harmonie avec sa situation. Tout cela exigeait beaucoup de tact, et comme cette qualité n'est pas la plus saillante de toutes celles de Beaumarchais, on aimera peut-être à la rencontrer dans sa réponse à l'arrière-petite-fille de Mme de Sévigné :
 
«Ou vous a mal instruite, madame; quelques affaires de comédie m'ont attiré, chez M. le maréchal de Richelieu, d'où M. Blondel a beaucoup trop légèrement conclu qu'il s'agissait de mémoires de ma part. Je ne suis point avocat, et, dans une affaire aussi grave, M. le maréchal doit plus rechercher un homme de loi qui dise les choses qu'un homme de lettres qui fasse des phrases.
 
« De ma part, madame, je suis encore en reste avec M. le comte de La Blache d’un épais mémoire qu'il vient de publier à Aix, où nous sommes renvoyés; j'ai sur mon bureau les matériaux d'une requête à la cour des pairs contre la cour sans pairs qui m'a blâmé d'avoir eu raison, et M. Blondel veut que j'aille m’immiscer dans les tracas d'autrui, lorsque tout mon temps ne peut suffire aux miens : cela n'est ni probable ni vrai.
 
« Non, madame, je n'ai point commencé de mémoire contre M. de Vedel; je n'en ferai point contre vous, et je n'ai reçu de M. le maréchal ni de personne aucune demande à ce sujet. Pour l'univers entier, je ne voudrais me servir de ma plume pour un ressentiment étranger, et comme vous le dites très bien, madame, une inspiration de reflet ne me fournirait ni pensée ni expression ; ce n'est même qu'avec le plus vif regret que j'ai quelquefois été forcé d'employer ma plume contre mes ennemis personnels. D'ailleurs un procès d'une aussi sombre gravité que le vôtre exige un ton dont je désire sincèrement n'être jamais dans le cas d'user contre personne. Voilà ma profession de loi. Je suis on ne peut plus sensible à tout ce que vous me dites d'honnête et d'obligeant; mais, quoique, j'estime infiniment la force d'esprit qui soutient les malheureux dans l'oppression, ce n'est pas sans quelque douleur que j'ai vu tant d'esprit, de grâces et de gaieté briller au milieu d'une aussi grande infortune et s'échapper du triste lieu que vous habitez.
 
«Ce sentiment qui conduit ma plume vous prouvera mieux que tout l'enjouement du monde combien je suis éloigné de m'en servir contre vous, dont j'ai l'honneur d'être avec un profond respect, madame, etc.
 
« BEAUMARCHAIS. »
 
Retardé par les nombreuses affaires que Beaumarchais menait de front, le dernier et décisif combat entre le comte de La Blache et lui se livra enfin à Aix en juillet 1778. L'auteur du ''Barbier de Séville'', accompagné du fidèle Gudin, partit pour la Provence; il allait du même coup expédier à Marseille deux vaisseaux pour les États-Unis, et en finir à Aix avec son éternel adversaire.
 
Les mémoires publiés en Provence par Beaumarchais ont été réimprimés dans ses œuvres; nous n'avons donc pas à nous en occuper. Au milieu de beaucoup d'inégalités, ils renferment des morceaux qui ne sont pas au-dessous des meilleurs passages des ''mémoires'' contre Goëzman; le ton général est d'une audace qui, sans exclure l'habileté, touche parfois un peu à la forfanterie : on y sent un homme qui a la confiance de sa force, qui conduit de grandes opérations, jouit d'une grande célébrité et considère son importance sociale comme égale au moins à celle d'un maréchal de camp. Il y a des pages, le début par exemple du mémoire intitulé ''le Tartare à la légion'', où le genre du pamphlet avec ses qualités et ses défauts est traité de main de maître, et qui rappellent ce qui a été écrit en ce genre de plus âpre, de plus vif et de plus dégagé.
 
La ville d'Aix semblait alors prédestinée aux procès célèbres. - Au même lieu où Mirabeau devait bientôt venir faire entendre les premiers rugissemens de son éloquence, on voyait briller la verve étincelante de l'auteur du ''Barbier de Séville'', du triomphateur du parlement Maupeou. Vainement le comte de La Blache s'était entouré de six avocats et préparait depuis longtemps sa victoire, la plume de Beaumarchais agit rapidement sur les têtes provençales. Tout le monde raffola bientôt de lui. « Vous avez retourné la ville, » lui disait son procureur. Son triomphe fut complet, et un arrêt définitif le débarrassa pour toujours du comte de La Blache. L'ivresse de ce triomphe après tant d'années d'incertitudes et de combats, l'exaltation provençale avec laquelle il fut accueilli, sont tracées au naturel dans une lettre inédite, écrite d'Aix par Gudin, et qui nous paraît offrir assez d'intérêt pour être reproduit.
 
«D'Aix, 23 juillet 1778.
 
« Beaumarchais a enfin gagné son procès a Aix. La cause a été jugée en sa faveur tout d'une voix, avec dépens, dommages et intérêts, le Falcoz (4) débouté de toutes ses demandes et prétentions, comme mal fondées et ''calomnieuses'', ce mot est dans l'arrêt. L'affaire a été examinée et discutée ici avec une attention particulière, et les questions de droit ont été traitées avec une clarté et une profondeur qui doivent faire honneur au barreau de cette ville. Le Falcoz était d'une prodigieuse activité et d'une excessive adresse; tous les jours, il sortait dès cinq heures du malin, il visitait tous ses juges, il courait chez ses six avocats, il se montrait partout. Beaumarchais faisait tout le contraire, il ne voyait personne, il n'allait pas même chez ses juges ; je l'en grondais quelquefois, il me répondait, comme le misanthrope : « Ma cause n'est-elle bonne? » Pour répondre à la consultation du Falcoz, qui avançait avec une impudence inconcevable que jamais Beaumarchais n'avait eu de liaisons avec M. Duverney, Beaumarchais lui décocha le mémoire que vous devez avoir reçu, '' Réponse ingénue'', etc. Le Falcoz, secondé de Châtillon et de six avocats, ayant présenté sa requête pour faire brûler ledit mémoire par la main du bourreau, et ayant publié en outre mémoire et une autre consultation, signée des six, Beaumarchais leur riposta par un nouvel écrit que vous ne connaissez pas encore, intitulé ''le Tartare à la légion''. Il les y traitait en véritable Tartare, si ce n'est qu'il les plaisantait avec plus de gaieté qu'il n'y en eut jamais dans toute la Scythie. Pendant qu'il s'amusait ainsi et qu'il riait avec ses conseils, maints avocats de cette ville communiquaient à lui et à son avocat, ou même faisaient imprimer des écrits qui prouvaient qu'il avait pour lui la loi et les autorités de tous les commentateurs des lois. Les jutes gardaient le plus profond silence et examinaient cette affaire avec une sévérité propre à confondre, tout téméraire. Notre Tartare demanda à parler à tous ses juges assemblés et à les instruire tous ensemble; mais comme il ne prétendait aucun avantage sur son adversaire, il demanda la même grâce pour lui; on la leur accorda, et comme ils parlent bien l'un et l'autre, les deux séances furent très intéressantes. Mais la fierté, la confiance, la manière franche d'exprimer les faits, les bonnes raisons de notre Tartare ne pouvaient manquer d'entraîner les esprits, que les subtilités de son adversaire, entendu après lui, ne purent éblouir. Les esprits, prévenus depuis deux ans par la consultation du Falcoz et depuis deux mois par ses visites, par ses discours, par son uniforme et son titre et ses allégations, lui avaient tout à coup été enlevés par les réponses vigoureuses du Tartare. Il ne lui restait plus qu'un faible parti de gens obstinément attachés à la noblesse ou à leurs intérêts.
 
«Toute cette ville, qui subsiste de procès, était dans l'attente et dans l'impatience. Les juges délibéraient, les portes du palais étaient assiégées; les feuillus, les curieux, les amateurs, étaient sous une belle allée d'arbres, non loin du palais; les oisifs remplissaient les cafés qui bordent cette promenade. Le Falcoz était dans son salon, bien éclairé, regardant sur celle allée, notre ami dans un quartier fort éloigné; la nuit venait, enfin les portes du palais s'ouvrent, ces mots se font entendre : "Beaumarchais a gagné''; mille voix les repètent, les battemens de mains se propagent le long de la promenade, les fenêtres et les portes de Falcoz se ferment soudainement, la foule arrive avec des cris et des acclamations chez notre ami, les bommes, les femmes, les gens qu'il connaît et ceux qu'il ne connaît pas l'embrassent, le félicitent, le congratulent; celle joie universelle, ces cris, ces transports le saisissent; les larmes le gagnent, et le voilà qui, comme un grand enfant, se laisse aller dans nos bras et y reste évanoui. C'est à qui le secourra, qui du vinaigre, qui un flacon, qui de l'air; mais, comme il l'a dit lui-même, les douces impressions de la joie ne font point de mal. Il revint bientôt, et nous allâmes ensemble voir et remercier le premier président. Ce magistral, avec la noble sévérité du chef d'un tribunal auguste, lui reprocha la vivacité de ses mémoires. Il avait raison : comme homme, on doit les approuver; comme magistrat, on ne le peut pas en conscience. En effet, le parlement les avait trouvés si gais, qu'il n'avait pu se dispenser de condamner le second à être lacéré, non pas par la main d'un bourreau, comme le voulait ce Falcoz, mais par celle d'un huissier, ce qui est bien différent. Pour lui apprendre à être si plaisant, on l'a condamné, outre cette lacération, à donner mille écus aux pauvres de cette ville, et il leur en a donné deux mille, « pour les féliciter, a-t-il dit, d'avoir de si bons et de si vertueux magistrats. » Les mémoires du Falcoz ont été aussi supprimés. En revenant de chez le premier président, nous retrouvâmes la même foule à la maison : les tambourins, les flûtes, les violons se succédèrent avant et après le souper; tous les fagots du quartier furent entassés et firent un feu de joie. Les gens instruits disaient, en passant sous les fenêtres :
 
::Montrez Héraclius au peuple qui l'attend.
 
Les dames qui étaient dans l'appartement voulurent jouir de ce spectacle, et obligèrent notre ami à s'approcher d'une fenêtre et à n'être pas modestement cruel pour un peuple qui lui témoignait tant de bienveillance. Les artisans de cette ville ont fait une chanson pour lui, en patois provençal, et sont venus en corps la lui chanter sous ses fenêtres. Tous les cœurs ont pris part à sa joie,et tout le monde, enchanté, le traite comme un homme célèbre, à la probité duquel on vient enfin de rendre la justice qui lui était due. »
 
Non content de célébrer en prose le triomphe de son ami, Gudin voulut le chanter en vers, et mal lui en prit. A son retour à Paris, il avait rédigé une grande épître à Beaumarchais dont voici le début :
 
::Ainsi du parlement la sévère justice
::A de tes ennemis confondu la malice.
::Ils se flattaient pourtant que leur art ténébreux,
::Qui d'un ''vil sénateur'' en des temps malheureux
::Avait fait incliner la vénale balance,
::De nos vrais magistrats surprendrait la prudence.
 
Ce chef-d'œuvre, composé d'une centaine de vers, avait été inséré dans un journal français, ''le Courrier de l'Europe'', qui se publiait à Londres, et qui avait altéré le texte en mettant à la place de ces mots : ''Qui d'un vil sénateur'', etc., ceux-ci : Qui d'un ''sénat profane'', etc., de telle sorte que l'allusion au juge Goëzman, qui avait le plus contribué à faire perdre à Beaumarchais son premier procès contre le comte de La Blache, se trouvait transformée en une allusion au parlement Maupeou tout entier. Or ce corps judiciaire, on l'a déjà dit ailleurs, en cessant d'exister comme parlement, avait vu la plupart de ses membres rentrer dans le grand conseil ou conseil d'état, d'où Maupeou les avait tirés. Le grand conseil était donc de fait, sinon de droit, identifié au parlement Maupeou; il avait subi sans mot dire les attaques de Beaumarchais, n'osant pas se faire une querelle avec un aussi rude jouteur, qui avait, d'ailleurs contre lui de justes griefs; mais en apprenant que l'inoffensif Gudin s'était permis de qualifier le défunt parlement Maupeou de ''sénat profane'', il saisit l'occasion de faire un exemple et de fustiger Beaumarchais sur le dos de son ami. Celui-ci était absent, parti pour La Rochelle, où il expédiait de nouveaux bâtimens aux Etats-Unis, lorsqu'un décret de prise de corps, rendu sans aucune information préalable, vient tout à coup surprendre le pacifique Gudin, mais laissons-le raconter lui-même son aventure, dans laquelle nous allons bientôt retrouver Beaumarchais :
 
« Je ne songeais point à mal, dit Gudin, et je me croyais parfaitement en sûreté, lorsqu'un jour, étant chez moi, entre ma mère et ma nièce, je reçois un petit billet de Mme Denis, nièce de feu M. de Voltaire. Elle m'aimait beaucoup à cause de l'extrême attachement que j'avais toujours eu pour son oncle: « vous venez d’être décrété, me mandait-elle, de prise de corps par le grand conseil; vous allez être arrêté, et c'est pour des vers imprimés dans ''le Courrier de l'Europe''. Vous n'avez, pas un instant à perdre.»
 
« Je n'en perdis pas. J'avais lu ce billet tout bas, et, quittant la table sans rien dire, je passai dans mon cabinet, m'habillai à la hâte et me réfugiai chez Beaumarchais. Je lus ce billet à Mme de Beaumarchais. J'envoyai chercher mon ami M. T*** et M. Genée de Brochat, homme de loi très expérimenté. Nous tînmes conseil. Mon premier soin fut de charger mon ami d'aller prévenir ma mère de l'étrange visite qu'elle allait recevoir des gens du grand conseil, de lui en dire la raison, de la prier de ne pas s'alarmer, et de répondre qu'elle ignorait où j'étais, qu'il était possible que je fusse avec Beaumarchais à cent lieues de Paris.
 
« Genée de Brochot me conseilla de ne pas me laisser prendre. «Ces messieurs du grand conseil, haïssant cordialement Beaumarchais, pourraient fort bien, me dit-il, se venger de ses mémoires sur son ami, et être fort expéditifs à le condamner, puisqu'ils ont commencé par le décréter de prise de corps sans informer contre lui, ce qui est violer toutes les lois. »
 
« Je le crus, et, tout délibéré, dès que la nuit fut close, je sortis: par une petite porte qui donnait dans une rue détournée, et, bien accompagné par deux ou trois amis, je me retirai dans l'enclos du Temple.
 
« Ce château, ce vaste terrain que Philippe le Bel enleva si scandaleusement aux Templiers, et qui fut depuis cédé aux chevaliers de Malte, était alors, grâce aux privilèges de cet ordre, un lieu d'asile, non pour les criminels, mais pour toute personne qui, sans avoir commis aucun délit grave, avait pourtant une affaire fâcheuse, telle que des dettes, telle qu'une dénonciation hétéroclite, telle en un mol que mon affaire (5).
 
«L'usage était de se faire inscrire en arrivant sur les registres du baillif du Temple; il me demanda quelle cause, m'engageait à réclamer les privilèges du lieu. - Sont-ce des dettes? - Je n'en ai pas. - Une rencontre? - Mes ennemis, si j'en ai, ne m'ont jamais attaqué qu'avec leur plume. - Quelque querelle de jeu, quelque affaire de femmes? - Je ne joue jamais! Je n'ai jamais causé ni désordre dans une famille, ni scandale dans une maison de joie. - Mais pourquoi donc? - Pour des vers que de graves personnages ne trouvent pas bons, vers imprimés je ne sais comment à Londres, dénoncés je ne sais pourquoi à Paris, et que le grand conseil, qui n'a point la police des livres et qui n'est point juge de ce qui se fait en Angleterre, prétend être injurieux à un tribunal qui n'existe plus, parce qu'ils font l'éloge d'un homme que ces équilables magistrats voudraient qu'on ne louât jamais.
 
«Il n'hésita pas à m'accorder l'asile que je demandais. - Mais, me dit-il, l'usage est que ceux qui viennent ici changent de nom; comment voulez-vous qu'on vous appelle? - Le Blanc, car je le suis et je prétends toujours l'être, en dépit de tous les dénonciateurs et de tous les censeurs, soit des tribunaux ou des journaux, tous un peu trop enclins à juger sans informations préalables, encore que la loi et le bon sens en ordonnent. - Où voulez-vous loger? - Dans le très petit appartement que la belle Mme de Goodville occupe dans votre enclos; elle veut bien que je partage avec elle sa chambre, sa table, ses meubles pendant ma clôture. - Vous n'y serez pas mal; c'est une femme fort belle et de beaucoup d'esprit (6). Ce fut en effet chez elle que je trouvai l'asile le plus doux que jamais homme décrété ait rencontré dans le monde; elle était au Temple pour ses dettes, et nous ne cessions de rire en pensant que nous louions ensemble, elle par décret du Châtelet, et moi par décret du grand conseil.
 
«Cela nous parut si gai, que le lendemain nous l'écrivîmes à M. de Sartines qu'elle connaissait beaucoup; nous lui envoyâmes d'assez drôles d'épigrammes que nous faisions ensemble sur mon affaire. Ce n'était ni à ce ministre, ni à son ami le lieutenant de police, que nous voulions céler ni ma conduite, ni ma retraite, et nous continuâmes notre petit commerce clandestin tout le temps que je demeurai séquestré.
 
« Beaumarchais, de retour à Paris, apprit mon aventure, il ressentit un juste courroux, vint me prendre et m'emmena chez lui. « Soyez, sûr, me dit-il, qu'ils ne vous feront arrêter ni dans ma voiture ni dans ma maison. »
 
« Il fut trouver M. de Maurepas et lui dit que j'allais porter plainte au parlement contre le grand conseil, et que mon affaire, compromettant l'un avec l'autre ces deux grands tribunaux, ferait encore plus de bruit que la sienne. - Ce n'est pas cela qu'il faut faire, lui répartit le comte de Maurepas; que votre ami présente une requête au conseil, et nous anéantirons bientôt ce décret rendu ''ab irato''. »
 
Au bout de quelques jours, en effet, Beaumarchais eut tiré l'ami Gudin de ce mauvais pas, et rien ne peint mieux sa situation à cette époque que le ton de ses lettres aux ministres, et particulièrement au garde des sceaux :
 
«Monseigneur, lui écrit-il, j'ai l'honneur de vous adresser la requête au conseil du roi de mon ami M. Gudin de la Brenellerie, qui réunit au génie le plus attrayant la simplicité d'un enfant, de ''Candide'', et qu'en votre qualité de protecteur des lettres en France, vous jugeriez digne de toute votre bienveillance, s'il avait plus l'honneur d'être connu de vous. »
 
Gudin obtient d'abord sa liberté provisoire, et Beaumarchais insiste par la lettre suivante :
 
« Paris, le 28 décembre 1778.
 
« Monseigneur, en vous rendant de très humbles actions de grâces de la liberté provisoire que le roi a accordée à M. Gudin de la Brenellerie, permettez-moi de solliciter l'arrêt définitif qui casse et annulle l'étrange arrêt du grand conseil.
 
« Ce tribunal, plus étrange encore que son arrêt, avait chargé ses huissiers de fouiller exactement tous les papiers de mon ami, pour tâcher d'y trouver quelque chose qui lui donnât prise sur moi. Ils s'en sont expliqués ; mais n'ayant vu de moi chez lui que mon portrait gravé, ils ont eu la sottise, en décrivant jusqu'aux verres, cadres et estampes qui ornaient son cabinet, de mettre dans l'annotation des gravures ces mots: et ''notamment une estampe représentant le sieur Caron de Beaumarchais''.
 
«Certes, mon cher huissier, tu as raison, ai-je dit en lisant ce mot ''notamment''. Mon portrait offre ''notamment'' le souvenir du plus sanglant reproche qu'on puisse faire au méchant tribunal auquel le grand conseil a la bonhomie de s'identifier aujourd'hui. C'est donc moi ''notamment'', monseigneur, que ces messieurs poursuivent dans la personne de mon ami.
 
« Si j'avais eu à plaider la cause de M. Gudin devant eux, aussi bon logicien qu'ils sont injustes magistrats, je leur aurais dit en trois mois latins : est-ce comme grand conseil, messieurs, que vous m'attaquez? Je ne suis point bénéficier, ''nescio vos''. Est-ce comme juge naturel des ouvrages imprimés? Vous n'êtes point le parlement; ''non bis in idem''. Est-ce enfin comme les tristes mânes d'un parlement enterré? Que voulez-vous de moi, ombres plaintives? ''Non mortui laudabunt me, Domine''; voilà pour le décède : ''Neque omnes qui descendunt in infernum''; voilà pour ceux qui le défendent.
 
« S'ils avaient trouvé mon plaidoyer gaillard, je leur aurais répondu d'un ton plus sérieux, qu'il l'était bien moins que l'indiscret arrêt par lequel ils s'étaient arrogé le droit d'attenter à la personne et à la liberté d'un citoyen.
 
« Monseigneur, il est de la justice du roi, de la vôtre, et surtout de votre amour pour la paix, d'empêcher à jamais cet inquiet tribunal d'ouvrir sans cesse matière au conflit de juridiction entre le parlement de Paris et lui.
 
« Je suis, avec le plus profond respect, monseigneur, etc.,
 
«CARON DE BEAUMARCHAIS. »
 
Dans le même mois où Beaumarchais faisait trêve un instant à ses opérations d'armateur pour arracher son ami Gudin des grilles du grand conseil, il reçoit d’Aix la lettre suivante, qui nous donnera une idée de l'état intellectuel et moral d'une jeune fille du XVIIIe siècle qui a trop lu ''la Nouvelle Héloïse''.
 
« D'Aix, ce 1er décembre 1778.
 
« Monsieur,
 
« Une jeune personne accablée sous le poids de ses douleurs vient chercher près de vous des consolations. Votre âme, qui lui est connue, la rassure, sur la démarche qu'elle ose faire et qui lui paraîtrait inconséquente, si elle s’adressait à tout autre que vous. Mais n'êtes-vous pas monsieur de Beaumarchais, et ne dois-je pas espérer que vous daignerez prendre ma cause et diriger la conduite, d'une fille jeune et sans expérience? Je suis moi-même cette infortunée qui vient déposer ses peines dans votre sein ; daignez me l'ouvrir. Laissez-vous toucher au récit de mes maux... Ah ! s'il est des cœurs endurcis, le votre n'est pas du nombre.
 
« Vous serez, monsieur, sans doute étonné que, sans avoir l'honneur de vous connaître, je m’adresse directement à vous: mais n'accusez que vous seul, si vous avez gagné les suffrages de chacun, il n'est pas une âme sensible qui, en vous lisant, ne se soit sentie pénétrée d'admiration et comme entraînée vers vous par un attrait invincible. Vous voyez en moi une de vos plus zélées admiratrices. Que de voeux n'avais-je pas faits pour vous dans un temps où vous aviez tout à craindre de l'injustice des hommes ! que ne puis-je vous peindre ma joie lorsque j'appris que l'on vous avait enfin rendu la justice que vous méritiez!
 
« Vous dirais-je, monsieur, que je ressens pour vous une confiance qui n'est pas ordinaire? Vous ne sauriez vous en offenser, mon cœur me dit de suivre ce qu'il m'inspire. Il me dit que vous ne me refuserez pas votre secours. Oui, vous m'aiderez, vous soutiendrez l'innocence opprimée; c'est à vous qu'appartient cette gloire. Je suis délaissée par un homme à qui je me suis sacrifiée; je me trouve victime de la séduction sans m'y être abandonnée. J'avoue en pleurant, et non en rougissant, que j'ai cédé à l'amour, au sentiment, mais non pas au vice et au libertinage, qui est si commun dans ce siècle dépravé. J'ai déploré, même dans les bras de mon amant, la perte que je faisais. Plus je versais de larmes sur ce douloureux sacrifice, plus je croyais avoir de mérite à le consommer. Oui, j'ose le dire, dans le sein même de l'amour, J'ai conservé la pureté de mon cœur. »
 
Ici la jeune fille en question se livre, avec des détails trop vifs pour pouvoir être reproduits, au développement d'un sophisme imité de Rousseau, qui consiste à démontrer qu'elle est d'autant plus vertueuse d'intention qu'elle a été moins vertueuse en fait. « J'ai longtemps combattu, dit-elle, je n'ai pu me vaincre. La cruelle privation qui m'était imposée durait depuis trop longtemps. Etre cinq ans sans voir un homme que l'on adore, ah! ''ce n’est pas dans la nature''. » Mais l'obéissance aux ''lois de la nature'' a produit un résultat social des plus fâcheux.
 
« Je jouissais de quelque considération, ajoute-t-elle; il me l'a enlevée. Je n'ai que dix-sept ans, je suis déjà perdue de réputation. Avec un cœur pur et des inclinations honnêtes, je vais être méprisée de chacun. Je ne puis me faire à cette idée, elle m'accable et me désespère. Non, je ne veux pas être la victime d'un fourbe qui fut assez lâche pour abuser de tant d'amour. L'ingrat! depuis l'âge de douze ans je lui avais engagé mes plus tendres affections,. Je l'adorais. J'aurais répandu jusqu'à la dernière goutte de mon sang pour assurer sa félicité. Hélas! Je sens qu'il m'est toujours plus cher. Je ne puis vivre sans lui. Il doit être mon époux, il le sera. Si jetais libre, je serais dans cet instant au pied du trône. Ma jeunesse, mes malheurs, ma figure, qui n'est point désagréable, tout intéresserait pour moi ; mais, prisonnière, pour ainsi dire, d'un père et d'une mère qui ne me perdent jamais de vue, je ne puis rien entreprendre, sans leur consentement. Dieu préserve (7) qu'ils sussent mon aventure! Je serais perdue. Et d'ailleurs ils s'opposeraient à mes desseins, Que deviendrais-je? Ah! monsieur, prêtez-moi votre secours, tendez-moi votre généreuse main, faites renaître les consolations et l'espérance dans mon âme oppressée! Je ne veux pas faire de la peine à mon perfide ; non, je l'aime trop. C'est au pied du trône que je désirerais porter ma plainte. SI vous daignez m’aider, je me promets tout. Vous avez des protections, monsieur; vous connaissez le ministre, il vous considère. Eh! qui pourrait vous refuser la considération qui vous est due à si juste titre? Dites-lui, monsieur, qu'une jeune personne qui implore votre secours implore sa protection, qu'elle gémit et soupire nuit et jour; elle ne demande que la justice... Comme je désire que mes parens ne soient pas instruits de mes desseins, je ne vois qu'une chose qui put me réussir, ce serait d'obtenir une lettre de cachet pour me conduire à Versailles seule, avec la permission seulement, si cette grâce m'était accordée, de mener une femme de chambre. Je vais bien vite, direz-vous; mais, quand on aime, on appréhende tout. J'entends parler de mariage. S'il se marie, que deviendrai-je? Je n'ai rien à opposer; je n'ai à faire valoir que mon amour. Il n'y parait pas assez sensible pour espérer de le toucher. Je crois cependant pouvoir dire, sans présomption que je ne suis pas indigne de sa tendresse. Il doit dans le fond me rendre justice. Il m’oppose à mon bonheur que ma fortune, qui n'est pas assez considérable pour arranger ses affaires, qui ne sont pas trop en ordre, il n'a aucune aversion pour moi. Je n'ai rien qui puisse en inspirer. Le seul crime dont je sois coupable envers lui est de le trop aimer. Ne m'abandonnez pas, monsieur; je remets ma destinée entre vos mains! Daignez prononcer mon arrêt, daignez me rendre à la vie. Vous seul pouvez, me faire chérir une existence que mes douleurs me font détester. Si vous me faites la grâce de me répondre, vous aurez la bonté d'adresser votre lettre à M. V...., rue du Grand-Horologe, à Aix, et sur mon adresse, simplement: A Mlle Ninon. Vous voudrez bien me pardonner, monsieur, si je vous tais encore mon nom. Ne l'attribuez pas, je vous en conjure, à mon peu de confiance. Votre probité m'est connue. Je sais, oui, je sais qu'avec vous je n'ai rien à craindre; mais une crainte, une certaine crainte que je ne puis vaincre, que je ne saurais définir, me retient encore. Vous avez des relations dans Aix ; j'y suis très connue. Dans les petites villes, on sait tout; vous savez combien on y est méchant. Je vous en prie, que personne ne soit admis dans la confidence que j'ai pris la liberté de vous faire.
 
« Ne sachant pas votre adresse, je l'ai fait demander à M. Mathieu (8), qui, sur ce que je gardais l'incognito, faisait quelque difficulté de me la donner. Il pourrait vous l'écrire, vous le connaissez beaucoup... Je croirais vous offenser si j'achevais. Non, non, je ne dois rien appréhender de vous.
 
« Monsieur, j'ai l'honneur d'être, avec les sentimens de la plus parfaite considération, voire très humble et très obéissante servante,
 
« NINON. »
 
Qu'on imagine une pareille lettre tombant tout à coup de deux cents lieues chez un homme de quarante-six ans, chez l'homme le plus occupé de France et de Navarre, chez un homme qui a besoin de conférer chaque matin avec les ministres, qui a quarante navires sur les mers, qui plaide contre les comédiens, qui prépare une brochure contre le gouvernement anglais, qui s'occupe de fonder la caisse d'escompte et la pompe à feu de Chaillot, qui songe à une édition de Voltaire, qui mène à la fois une douzaine d'entreprises: - à coup sûr cet homme va jeter au panier les doléances d'une jeune fille inconnue. Point du tout : Beaumarchais trouve du temps pour toute chose. Voici sa réponse à Mlle Ninon :
 
« Paris, ce 19 décembre 1778.
 
« Si vous êtes, jeune inconnue, l'auteur de la lettre que je reçois de vous, il en faut conclure que vous avez, autant d'esprit que de sensibilité; mais votre état et votre douleur sont aussi bien peints dans cette lettre que le service que vous attendez de moi l'est peu. Votre coeur vous trompe, lorsqu'il vous conseille un éclat comme celui que vous osez entreprendre, et quoique votre malheur puisse intéresser secrètement tous les gens sensibles, son espèce n'est pas de celles dont on peut venir solliciter le remède au pied du trône. Ainsi, douce et spirituelle Ninon, vous devez renoncer à un plan dont votre inexpérience peut seule vous dérober l'inutilité. Mais voyons en quoi je puis vous servir. Une demi-confidence ne mène à rien, et les circonstances véritables d'un aveu bien naïf pourraient me fournir les moyens peut-être de faire disparaître les obstacles qui éloignent votre amant d'une aussi charmante fille. Mais souvenez-vous bien qu'en me demandant le secret vous ne m'avez encore rien dit. Si vous me croyez bien sincèrement le galant homme que vous invoquez, vous ne devez pas hésiter de me confier votre nom, celui de votre amant, son état, le vôtre, son caractère, son genre d'ambition, quelle différence dans vos fortunes semble l'éloigner de celle qu'il abusa. Le parti que vous croyez pouvoir tirer de vos parens par le silence ou par un aveu m'est encore nécessaire à connaître. Quels sont les entours de votre perfide? Par où le croyez-vous attaquable? En me choisissant pour votre avocat, il faut me croire digne aussi d'être votre, confesseur. Quelles circonstances ont pu causer une absence de cinq ans ? Comment vous êtes-vous revus? Sur quel espoir, sur quelles promesses vous a-t-on amenée aux dernières bontés? Le trait de faire cacher un ami pour le rendre témoin de son triomphe me donne un peu d'horreur pour celui qui vous inspire encore de l'amour (9). On pardonne la légèreté dans un jeune homme, on le peut ramener par mille moyens; mais, ma belle, que dire à l'âme atroce, à l'homme qui s'est plu à déshonorer celle qui le préférait, qui s'est livrée à lui sur la foi de l'amour et de l'honnêteté? Ce jeune homme me parait aussi indigne de vos regrets que de nos efforts communs, quels qu'ils puissent être. Voyez vous-même, essayez vos forces contre un penchant aussi mal placé. La vertu n'est pas de prodiguer l'amour à un objet indigne, mais de vaincre l'amour qu'on sent pour un indigne objet. Au reste, je ne puis qu'appliquer des préceptes généraux à des maux particuliers dont tous les détails me sont inconnus. Votre bonheur doit peut-être sortir de votre imprudence même. Nulle trace de votre faiblesse, ne peut donner un avantage réel à votre indigne amant. Je suppose encore qu'il n'a pas de lettres de vous. Oubliez-le, ma belle cliente, et que cette malheureuse expérience de vous-même vous tienne en garde contre tout autre séduction du même genre. Ou si votre petit cœur, entraîné par l'attrait du passé, ne peut goûter l'austérité d'un pareil conseil, ouvrez-moi donc ce coeur tout entier, et que je voie, en étudiant tous les rapports, si j'en puis tirer quelque consolation à vous donner, quelque vue qui vous soit utile et agréable.
 
« Je vous promets la plus entière discrétion, et je finis sans compliment avec vous, parce que la manière la plus franche est celle qui doit vous inspirer le plus de confiance. Mais ne me cachez rien.
 
« BEAUMARCHAIS. »
 
Mlle Ninon ne demandait pas mieux que de soulager son pauvre cœur : elle adresse à Beaumarchais une avalanche de lettres dont quelques-unes n'ont pas moins de douze pages; elle dit son nom, le nom de son séducteur, et raconte tout son petit roman avec un mélange bizarre de naïveté, de précocité, parfois d'effronterie, de sensibilité, d'esprit et de bavardage. Cette Provençale de dix-sept ans est véritablement saturée de ''la Nouvelle, Héloïse''; elle en a les exclamations : « Fatale maison, dit-elle en parlant de la maison où elle a vu son amant pour la première fois, c'est toi qui causas tous mes malheurs! » Elle en a aussi les contradictions; elle se complaît dans des détails très scabreux, tout en protestant sans cesse que, si elle s'est écartée du sentier de la vertu, elle n'en a que mieux senti le prix d'une âme pure et vertueuse, « Aimable innocence, s'écrie-t-elle, qu'êtes-vous devenue? Vous aurais-je perdue? Ah! non, non. J'ai sondé jusqu'au plus petit recoin de mon cœur; il est trop sensible, mais il est toujours honnête. De grâce, monsieur, ne le croyez pas corrompu. »
 
Il y a dans ces lettres, d'un ton inégal et bizarre, comme une sorte de reflet du roman de Rousseau; c'est la conception fausse du philosophe de Genève qui, en égarant la tête d'une jeune fille bien douée, se mêle cependant chez elle à des accens sincères et naïfs qui la font aimer. C'est ainsi qu'elle écrit en parlant de son amant : «Je le voyais sans cesse. Que de progrès faisait dans mon cœur un amour que je ne connaissais pas encore! Si jeune, n'en devais-je pas être exempte? A douze ans, doit-on connaître cette terrible passion! » Plus loin, elle dira naïvement : « Cet homme avait un cœur de tigre. » Ou bien : « Ah! monsieur, voici bientôt l'instant critique. » Et tout cela mêlé à des bavardages philosophiques où l'on retrouve toujours Rousseau sous la forme d'une petite Provençale de dix-sept ans. C'est ainsi, par exemple, que pour justifier son beau projet de quitter père et mère pour aller à Versailles parler au roi, elle écrit à Beaumarchais la lettre suivante, dont je ne supprime que les passages d'une naïveté un peu effrontée. Il y a toujours de ces passages dans les lettres de Mlle Ninon :
 
« A Aix, ce 25 janvier 1779.
 
«Quelle tâche pénible, monsieur, j'ai à remplir! Il s'agit de justifier une démarche que vous avez trouvée dénuée de prudence et de bon sens; il s'agit de vous convaincre de la solidité d'un projet que vous désapprouvez. Fille présomptueuse, quelle est ta témérité, et que vais-je entreprendre! Vouloir justifier ce que vous avez condamné, vous, monsieur! Ah ! n'importe. Je vais écrire. Vous me le permettez? Vous me pardonnerez? Allons, me voilà rassurée.
 
« Premièrement, ce n'aurait pas été pour moi seule que j'eusse entrepris ce que j'osais vous communiquer. Trois objets m'attiraient au pied du trône : la gloire de mon roi, celle de mon sexe et la mienne; il y a trop longtemps que nous sommes victimes malheureuses de la perfidie des hommes. Leur despotisme s'étend tous les jours davantage, et, ce qui est plus cruel, c'est qu'ils parviennent, par leurs séductions, à nous faire sacrificateurs et victimes. A qui nous sacrifions-nous? Est-ce à des hommes? Non : à des barbares qui abusent et se rient sans cesse de la faiblesse et de la crédulité d'un sexe dont ils sont adorés, malgré le cruel acharnement avec lequel ils le persécutent. Ils ne rougissent plus de rien, ils ne rougiront pas d'employer tous les moyens pour séduire une fille vertueuse qu'ils devraient respecter. Ils l'arrachent à la vertu, qu'avant de les connaître elle chérissait et révérait. Et quel est le prix d'un si douloureux sacrifice ? Le dédain dont ils nous accablent, voilà tout ce que nous devons espérer; n'attendons rien de plus. L'honneur, qu'est-ce que cela pour eux? une vaine chimère, l’honneur, le beau mot! Il sonne bien à l'oreille; mais qu'il remplit peu les cœurs! Il n'est plus d'honneur, il n'en est plus. Qu'est devenu ce temps heureux où une fille pouvait même de son amant se faire un rempart, où il daignait être le soutien de sa vertu ? Nous étions respectées, nous ne le sommes plus. Nous n'avons plus d'amans, il ne nous reste que d'indignes suborneurs.
 
«Ah! c'est le libertinage qui nous a fermé tous les cœurs! Ils ont commencé par être libertins; qu'il y a à craindre qu'ils finissent par être scélérats! Ce fut ainsi que la décadence de Rome commença, et qui la causa? Le luxe; oui, voilà la source de tous les vices, voilà d'où naissent tant de désordres, voilà tout ce qui corrompt tant de coeurs faits pour être honnêtes, voilà enfin, monsieur, les raisons qui avaient pu m'induire à entreprendre une démarche que je n'eusse point exécutée sans le secours d'autrui. A présent, condamnez-moi, je n'en serai pas moins soumise à tout ce que vous déciderez. »
 
Soit que les dissertations un peu verbeuses de ce petit philosophe en jupon aient donné à Beaumarchais l'idée qu'il sérait trop difficile de rendre sage une cervelle aussi exaltée, soit que les travaux qui l'écrasaient de tous côtés l'aient empêché de suivre cette étrange correspondance, toujours est-il qu'il ne répond plus aux longues lettres de Mlle Ninon, Celle-ci lui adresse les reproches les plus douloureux; mais comment faire? La guerre vient d'éclater entre la France et l'Angleterre. Beaumarchais, qui a concouru pour sa part à amener ce résultat, est engagé en plein dans le conflit; il rédige des mémoires et arme des vaisseaux; où trouver le temps de répondre aux confidences de Mlle Ninon? Cependant il paraît que ces lettres l'avaient intéressé, car il les a classées lui-même dans un dossier, sur lequel il a écrit de sa main : ''Lettres de Ninon ou affaire de ma jeune cliente inconnue de moi''.
 
Mlle Ninon, qui avait dix-sept ans en 1778, existe peut-être encore aujourd'hui; elle a quatre-vingt-douze ans: elle vient se ranimer un peu au soleil sur le Cours à Vix, courbée en deux et appuyée sur un bâton; elle ne se souvient plus seulement qu'elle a aimé autrefois d'une passion folle un jeune Lovelace, receveur du grenier à sel, ou, si elle s'en souvient, elle dit ce que disait un jour Benjamin Constant à l'entrée de la vieillesse : « Que me sert-il de vivre? Qu'est-ce que la vie quand on ne peut plus être aimé! »
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small>(1) Le récit de Gudin est rendu assez vraisemblable par la liaison du prince et de Beaumarchais. J'ai trouvé dans les papiers de ce dernier plus d'une trace de cette liaison. Je ne citerai à ce sujet qu'une lettre inédite de Beaumarchais; au prince, qui annonce une assez grande familiarité, en même temps qu'elle présente un tour ingénieux pour demander deux bouteilles de vin. </small><br />
<small> « Monseigneur, </small><br />
<small> « Je chantais hier au soir les grandes qualités de votre altesse; je vantais surtout sa munificence et j'employais cette foule de synonymes redoutables de l'un de vos serviteurs pour prouver que vous étiez, monseigneur, non pas le prince, mais l'homme le plus généreux que je connusse, lorsqu'un vilain, que Lucifer confonde, m'a répondu froidement que tout cela était bon pour le discours, mais qu'il était sûr que votre altesse sérénissime laisserait crever comme un chien un pauvre chrétien au coin d'une haie haute d'une bouteille de romanée. - Vil calomniateur! ai-je dit avec dédain. - Médisant, voilà tout ce que je suis, a-t-il répliqué. - Je ne puis souffrir, monseigneur, que l'on déchire à mes yeux la réputation d'un grand prince, et j'ai fait un projet de vengeance qui ne sera pas différé même à demain, si votre altesse ne le trouve pas trop cruel. J'ai commencé par provoquer à dîner, chez moi le traître, à quatre heures, aujourd'hui : il ne se doute de rien. Là notre dessein est de lui boire au nez la bouteille de romanée et de lui casser le carafon sur la nuque, et, si le premier coup ne le tue pas sur la place, de redoubler du carafon de la seconde bouteille. Laissez agir vos serviteurs, monseigneur, il ne s'agit que d'armer leurs bras. Puisse le traître se voir, comme nous l'avons dit ailleurs, accablé sous les boucliers des Samnites! Le porteur de cette lettre est la hotte aux épaules, chargé d'attendre les ordres de votre altesse. </small><br />
<small> « Je suis avec un zèle intarissable, monseigneur, de votre altesse sérénissime, le très humble et très obéissant serviteur, BEAUMARCHAIS».</small><br />
<small> « Ce dimanche, 5 février 1775. »</small><br />
<small>(2) Lorsque mourut ce vieux libertin, qui était membre de l'Académie française, et que Voltaire appelait ''mon héros'', un grave historien, Gaillard, alors président de l'Académie, répondant au nom de ce corps au duc d'Harcourt, qui succédait au duc de Richelieu, faisait I’éloge de ce dernier en des termes qui paraissent incroyables, quand on les lit dans la correspondance de Grimm, et qui peignent toute une époque. Après avoir qualifié le défunt d’''Alcibiade français'' et l'avoir comparé à un demi-dieu ''dont la foi partout offerte est reçue en cent lieux'', le docte et galant président de l'Académie continuait ainsi son parallèle mythologique : « Les Hélène, les Péribée, les Ariadne, tant d'autres dont les noms lui sont même échappés, éblouies de sa gloire, alarmées de ses grâces, briguant sa conquête, déplorent son inconstance; toutes le préfèrent, toutes sont préférées. » C'est ainsi qu'on louait un académicien en l'an de grâce 1789, à la raille de la révolution </small><br />
<small> (3) C'était une des personnes compromises avec Mme de Saint-Vincent dans l'accusation de faux. L'assertion de la dame était d’ailleurs absolument inexacte.</small><br />
<small>(4) M. de La Blache s'appelait Falcoz de La Blache. </small><br />
<small> (5) On ne sait guère généralement que le quartier du Temple, aujourd'hui le quartier général des fripiers de Paris, était encore en 1778 ''un lieu d'asile''.</small><br />
<small> (6) Il nous semble que le candide Gudin, qui nous parlait tout à l'heure de sa vertu, devient ici bien léger. Apparemment cette Mme de Goodville, dont il partage ''les meubles'', est de son coté une femme légère dont l'influence lui donne ce petit ton avantageux, assez rare chez lui.</small><br />
<small> (7) ''Dieu préserve que'', locution provençale.</small><br />
<small>(8) C’était le procureur de Beaumarchais dans son procès d'Aix. </small><br />
<small>(9) Allusion à une noirceur dont Mlle Ninon accusait son amant d'avoir formé le projet, et dont j'ai supprimé le détail dans sa longue lettre. </small><br />
 
 
<center>II – Beaumarchais agent politique – Affaire des Etat-Unis, première période</center>
 
Parmi tous les écrivains français qui ont parlé de Beaumarchais à propos d'un des plus grands événemens des temps modernes, la guerre de l'indépendance, américaine, je n'en connais qu'un qui ait eu une idée vague de la part d'action de l'auteur du ''Barbier de séville'', dans cet événement. Tous les autres se contentent de dire : Beaumarchais envoyait sous-main des munitions et des armes aux colonies insurgées. Dans l'édition des '' OEuvres de Beaumarchais'' faite en 1808 par Gudin, presque tous les documens relatifs à cette partie de sa vie ont été volontairement supprimés. Les héritiers de l'auteur du ''Barbier de Séville'' suivaient alors avec les Etats-Unis un procès qui n'a été définitivement vidé qu'en 1836. En présence des argumens qu'on leur opposait pour ne pas payer la dette contractée avec Beaumarchais, il y avait imprudence à publier ces pièces; car en rehaussant la situation du négociateur, en le présentant non plus seulement comme un spéculateur pur et simple, mais aussi comme un instigateur et un agent de la politique de la France, elles risquaient peut-être de donner quelque apparence de justice aux objections peu fondées du gouvernement des Etats-Unis. L'influence de Beaumarchais dans les faits qui ont préparé la guerre d'Amérique est donc restée en France à peu près inconnue, en revanche, il a été publié aux Etats-Unis contre la créance de Beaumarchais, et par suite contre lui-même, divers ouvrages où quelques faits vrais se mêlent à beaucoup d'erreurs, et qui prouvent que les nations comme les individus ne se distinguent pas toujours par la reconnaissance. Il n'y a plus d'inconvéniens aujourd'hui à exposer exactement, sans l'exagérer, mais aussi sans l'amoindrir ni le dénaturer, le rôle joué par Beaumarchais dans un des actes les plus considérables de la politique française.
 
L'écrivain que j'indiquais plus haut comme ayant eu seul quelque idée vague de ce rôle est le duc de Lévis, qui, dans ses ''Souvenirs et Portraits'', en traitant de la rupture de l'Angleterre et de la France à propos des États-Unis sous le ministère Maurepas en 1778, a écrit les lignes suivantes : « Un ministre sage aurait profité de l'embarras des Anglais pour accroître notre flotte sans la compromettre, et Louis XVI, dont le caractère était pacifique, fût entré aisément dans ces vues. Il eût attendu avec patience le développement d'une grande force maritime capable de faire respecter sa puissance dans les deux mondes. Ce système de prudence était combattu par l'influence que Beaumarchais exerçait sur M. de Maurepas. ''Cet homme, plus fameux en littérature qu'en politique, eut cependant une part assez grande à la guerre de l'indépendance''.» Jusqu'ici, sauf la question d'appréciation que nous examinerons tout à l’heure, le fait énoncé par M. de Lévis est exact; mais ce qui suit est une erreur grossière, une confusion étrange de dates et d'objets. Voici ce que le duc de Lévis ajoute : « Beaumarchais, dit-il, avait acheté à vil prix en Hollande une immense quantité de fusils, pas moins de soixante mille; il les avait vendus à crédit aux agens des Américains. S'ils succombaient, sa créance était perdue avec leur liberté. L'adroit auteur de ''Figaro'', qui avait trouvé accès auprès de M. de Maurepas et qui l'amusait par ses saillies, parvint à le décider aux premières hostilités. Le vieux ministre n'avait que trop de faible pour les gens d'esprit; il leur croyait beaucoup trop légèrement une capacité qui exige toujours un jugement sain et de la réflexion. » - C’était bien la peine de se montrer exactement informé tout à l'heure, pour confondre ici deux choses qui n'ont pas le moindre rapport : la politique française dans la question d'Amérique, qui s'agite de 1775 à 1778, et soixante mille fusils achetés par Beaumarchais en Hollande quatorze ans plus tard, en 1792, achetés non pour les Etats-Unis, qui n'en avaient alors nul besoin, mais pour la France, et par conséquent étrangers à l'affaire d'Amérique. Sous le ministère Maurepas, Beaumarchais n'avait pas à acheter des fusils en Hollande, par l'excellente raison qu'il les tirait des arsenaux de l'état. Les inductions que M. de Lévis rattache à l'achat des fusils tombent donc avec ce fait.
 
L'auteur des ''Souvenirs et Portraits'' ne se trompe pas moins lorsque, appréciant la politique de M. de Maurepas, inspirée, suivant lui, par Beaumarchais, il dit ceci : « Si M. de Maurepas eût été plus habile, il eût fait passer aux Américains des secours abondans et secrets; mais il n'en fût jamais venu à une rupture que les Anglais eux-mêmes cherchaient à éviter. De cette manière, il aurait prolongé une guerre ruineuse entre la métropole et les colonies : en ménageant les ressources de la France, il eût épuisé celles de son éternelle rivale. » Nous allons voir au contraire que le système des secours secrets, sinon abondans, que M. de Lévis reproche au ministère français de ne pas avoir pratiqué, est précisément celui qui fut adopté sous l'influence de Beaumarchais ; que ce système fut maintenu aussi longtemps qu'il put l'être, mais qu'il arriva bientôt un moment où le continuer devint impossible, et où il fallut opter entre la guerre contre l'Angleterre unie à l'Amérique ou l'alliance avec l'Amérique contre l'Angleterre. De 1774 à 1778, la politique française dans la question qui nous occupe eut trois phases distinctes qui se succédèrent forcément : 1° la neutralité absolue en attendant les événemens, 2° l'appui secret, 3° l'alliance ouverte. Nous allons voir Beaumarchais s'épuiser en efforts pour entraîner notre politique de la première phase à la seconde, qui devait engendrer la troisième, et y réussir; mais, s'il y réussit, ce ne fut pas seulement, comme le dit M. de Lévis, parce qu'il amusait par ses saillies la vieillesse de M. de Maurepas : il apporta dans la question autre chose que des saillies. M. de Maurepas, malgré son influence, ne constituait pas à lui seul tout le gouvernement; le département des affaires étrangères était alors confié à un ministre, M. de Vergennes, que l'histoire n'apprécie peut-être pas à toute sa valeur, parce qu'il ne s'occupait point de se faire prôner, mais qui n'en fut pas moins un des ministres les plus éclairés, les plus sages et les plus fermes qu'ait eus la France. M. de Vergennes n'était pas homme à se laisser prendre à des saillies. D'un autre côté, Louis XVI, le plus honnête des rois, répugnait fortement à user des détours que la politique autorise, même envers une puissance rivale qui pour atteindre un but utile, ne s'inquiéta pas toujours de la moralité des moyens. Pour qu'un tel roi et un tel ministre se soient déterminés à confier à Beaumarchais l'opération dangereuse et délicate dont nous allons rendre compte, il a fallu d'une part que les nécessités de la situation s'accordassent avec les argumens de ce dernier, et d'autre part que tous deux eussent quelque confiance non-seulement dans l'esprit, mais dans la capacité, la sagacité et la prudence de celui qui recevait d'eux une semblable mission.
 
Quelle était la position de la France par rapport à l'Angleterre au moment où éclata la querelle entre les colonies d'Amérique et la métropole? Cette situation était déplorable; la désastreuse guerre de sept ans n'avait profité qu'à l'Angleterre. Durant ces sept années d'hostilité, il avait péri plus de neuf cent mille hommes sur terre et sur mer, sans compter les victimes des ravages et des misères que la guerre entraîne, - et au sortir de ces longs combats, rien n'était changé dans les limites des puissances continentales. L'Angleterre seule s'était agrandie à nos dépens dans ses colonies et dans son commerce. Par le fatal traité de 1763, nous avions dû lui céder le Canada, l'île du Cap-Breton, les îles de la Grenade, Saint-Vincent, la Dominique, Tabago, le Sénégal; nos possessions des Indes étaient ruinées, notre marine était à moitié détruite, et pour comble d'injure l'Angleterre nous avait forcés de raser les fortifications de Dunkerque et de subir à perpétuité la présence d'un commissaire anglais, sans l'autorisation duquel il n'était pas permis de remuer un pavé sur les quais ou sur le port d'une ville française. Ce dernier article du traité de 1763 était resté au cœur de la France comme un affront sanglant, et l'on aime à rencontrer, dans une dépêche inédite de M. de Vergennes à M. de Guines, notre ambassadeur à Londres, la vive impression du sentiment national froissé par cette stipulation odieuse. On y sent le noble désir d'effacer cette honte, qui fut effacée par la guerre d'Amérique. « Vous connaissez, écrit le ministre à son ambassadeur en juillet 1775, la délicatesse jalouse de cet objet si humiliant pour la France, et l'abus que les ministres anglais n'en ont que trop souvent fait pour nous mortifier. » Le ton de la diplomatie anglaise était en effet celui des victorieux, il était aigre, facilement arrogant, et empreint du caractère haineux de la politique de lord Chatam.
 
Il était impossible que, dans une telle situation, la France et son gouvernement ne vissent pas avec un certain intérêt la querelle depuis longtemps engagée entre les colonies d'Amérique et l'Angleterre sur une question de taxes s'envenimer et prendre une physionomie de plus en plus grave. Les mesures de rigueur adoptées en 1774 par le ministère anglais contre la ville de Boston firent passer l'Amérique de l'état d'opposition a l'état de lutte; mais il était bien peu probable encore que le mouvement ne serait pas comprimé et que des milices inexpérimentées et sans armes tiendraient tête aux troupes anglaises. Si l'opposition en Angleterre se servait de cette rébellion et l'amplifiait pour attaquer le ministère de lord North, elle-même ne croyait pas encore à un danger sérieux. Quant au parti ministériel, il n'y voyait qu'une mutinerie insignifiante. Le gouvernement français pensa donc d'abord, comme tout le monde, que la querelle finirait par une répression prompte suivie de quelques concessions.
 
Cependant il lui importait d'être bien renseigné sur les événemens, leur marche, leur influence, et il ne pouvait l’être qu'à Londres. L'ambassadeur de France en Angleterre était alors le comte de Guines, homme d'esprit et de plaisir, mais d'une capacité très ordinaire, dont les renseignemens, puisés auprès des ministres anglais et acceptés sans contrôle, n'inspiraient qu'une médiocre confiance. De là la nécessité pour le gouvernement français de recourir à toutes les sources d'informations et d'envoyer à Londres divers agens. Beaumarchais, comme c'était assez son habitude, se mit en avant. On avait été content de l'habileté avec laquelle il avait traité l'affaire des papiers de d'Eon, qui traînait depuis plusieurs années. Cette affaire, n'étant pas encore complètement terminée, fournissait un prétexte naturel pour le renvoyer à Londres, où il avait cet avantage d'être lié à la fois avec les partis les plus opposés. On se souvient que, dix ans auparavant, dans son voyage en Espagne, il avait été le favori de lord Rochford, alors ambassadeur à Madrid et grand amateur de musique, avec lequel il chantait des duos; il avait toujours cultivé avec soin cette liaison. Or en 1775 lord Rochford était précisément ministre des affaires étrangères dans le cabinet dirigé par lord North, et lord Rochford n'était pas un modèle de discrétion, à en juger par ces lignes que j'extrais d'une dépêche où M. de Vergennes caractérise le ministre anglais avec sa manière prudente et posée. « Si l'idée, écrit-il, que nous avons de lord Rochford est exacte, il ne doit pas être difficile de le faire parler plus qu'il n'en a le dessein. » On verra en effet plus loin que Beaumarchais sait très bien faire parler lord Rochford. A la vérité, le ministre, fut changé à la fin de 1775, mais il resta toujours un homme très influent, vivant dans l'intimité de George III et par conséquent très utile à écouter.
 
Beaumarchais n'était pas moins lié avec le démocrate ou mieux le démagogue Wilkes, personnage assez peu digne de l'influence qu'il exerça pendant plusieurs années, mais qui à cette époque, maire de Londres, remuait et dirigeait les masses à son gré. Wilkes avait embrassé ardemment la cause des colonies, avec laquelle il battait en brèche le ministère. Chez lui, Beaumarchais rencontrait tous les Américains qui venaient en Angleterre plaider pour les ''insurgents'' ou observer la marche des affaires. A l'époque où nous sommes, en 1775, les colonies n'avaient point encore complètement rompu avec la métropole; mais le premier congrès tenu à Philadelphie, en repoussant l'idée d'une séparation, avait cependant posé cette perspective comme une menace au cas où l'Angleterre ne ferait pas droit aux justes griefs des colons. Le ministère avait répondu aux Américains par des envois de troupes et de nouvelles mesures de rigueur. Une proclamation du roi les déclarait coupables de rébellion. Un bill ordonnait de les traiter en ennemis, et de courir sus à tous leurs navires. Ces actes avaient produit les discussions les plus vives, Wilkes demandait la tête des ministres, lord Chatam les écrasait du poids de son éloquence. La situation était tendue au plus haut degré, et cependant, soit en Angleterre, soit en France, très peu de personnes croyaient à une séparation imminente. Les orateurs ministériels insistaient sur la nécessité d'en finir avec une poignée de mutins, les orateurs de l'opposition demandaient compte aux ministres du sang anglais versé par des mains anglaises, et présentaient des projets de conciliation; mais la possibilité d'une rupture complète était écartée par tous. C'est à ce moment, en septembre 1775, que Beaumarchais adresse au roi un grand mémoire inédit que je crois devoir reproduire en grande partie. On y remarquera avec quelle sagacité, près d'un an avant la déclaration d'indépendance, à une époque où le triomphe des Américains paraît encore une chimère, il pose ce triomphe comme une chose certaine, dont on ne peut pas douter, et dont la perspective assurée doit servir de base a la politique française. Voici ce mémoire :
 
AU ROI (1).
 
« Sire,
 
« Dans la ferme confiance où je suis que les extraits que j’adresse à votre majesté sont uniquement pour elle et ne sortent point de ses mains, je continuerai, sire, à vous présenter la vérité sur tous les points connus de moi qui me paraissent intéresser votre service; sans avoir égard aux intérêts de qui que ce soit au monde.
 
«Je me suis dérobé d'Angleterre sous prétexte d'aller à la campagne, et je suis venu tout courant du Londres à Paris, pour conférer avec MM. de Vergennes et de Sartines sur des objets trop importans et trop délicats pour être confiés à la fidélité d'aucun courrier.
 
«Sire, l'Angleterre est dans une telle crise, un tel désordre au dedans et au dehors, qu'elle toucherait presque à sa ruine, si ses voisins et ses rivaux étaient eux-mêmes en état de s'en occuper sérieusement. Voici lé fidèle exposé de la situation des Anglais en Amérique ; je tiens ces détails d'un habitant de Philadelphie, arrivant des colonies et sortant d'en conférer avec les ministres anglais, que son récit a jetés dans le plus grand trouble et a glacés d'effroi. Les Américains, résolus de tout souffrir plutôt que de plier, et pleins de cet enthousiasme de liberté qui a si longtemps rendu la petite nation des Corses redoutable aux Génois, ont trente-huit mille hommes effectifs armés et déterminés sous les murs de Boston; ils ont réduit l'armée anglaise à la nécessité de mourir de faim dans cette ville ou d'aller chercher ses quartiers d'hiver ailleurs, ce qu'elle va faire incessamment. Environ quarante mille hommes bien armés et aussi déterminés que les premiers défendent le reste du pays, sans que ces quatre-vingt mille hommes aient enlevé un seul cultivateur à la terre, un seul ouvrier aux manufactures. Tout ce qui travaillait à la pêche, que les Anglais ont détruites est devenu soldat et croit avoir à venger la ruine de sa famille et la liberté de son pays; tout ce qui avait un commerce maritime, que les Anglais ont arrêté, s'est joint aux pêcheurs pour faire la guerre à leurs communs persécuteurs; tous les gens travaillant sur les ports ont grossi cette armée de furieux dont la vengeance et la rage animent toutes les actions.
 
«Je dis, sire, qu'une telle nation doit être invincible, surtout ayant derrière elle autant de pays qu'il lui en faut pour ses retraites, quand même les Anglais se seraient rendus maîtres de toutes leurs côtes, ce qui est bien loin d'arriver. Tous les gens sensés sont donc convaincus en Angleterre que les colonies anglaises sont perdues pour la métropole, et c'est aussi mon avis (2).
 
« La guerre ouverte qui se fait en Amérique est bien moins funeste encore à l'Angleterre, que la guerre intestine qui doit éclater avant peu dans Londres; l'aigreur entre les partis y est montée, au plus haut excès depuis la proclamation du roi d'Angleterre qui déclare les Américains rebelles. Cette ineptie, ce chef-d'œuvre de démence de la part du gouvernement a renouvelé les forces de tous les opposans en les réunissant contre lui; la résolution est prise de rompre en visière ouvertement au parti de la cour dans les premières séances du parlement. On croit que ces séances ne se passeront pas sans qu'il y ait sept ou huit membres de l'opposition envoyés à la Tour de Londres, et c'est là l'instant attendu pour sonner le tocsin. Le lord Rochford, mon ami depuis quinze ans, causant avec moi m'a dit en soupirant ces mots : ''J'ai grand'-peur, monsieur, que l'hiver ne se passe point sans qu'il y ait quelques têtes à bas, soit dons le parti du roi, soit dans l'opposition''. D'un autre côté, le lord-maire Wilkes, dans un mouvement de joie et de liberté à la fin d'un dîner splendide, me dit publiquement ceux-ci: «Depuis longtemps le roi d'Angleterre me fait l'honneur de me haïr, de ma part je lui ai toujours rendu la justice de le mépriser, le temps est venu de décider lequel a le mieux jugé l'autre, et de quel côté le vent fera choir des têtes (3). »
 
« Le lord North, que tout ceci menace, donnerait aujourd'hui de grand cœur sa démission, s'il pouvait le faire avec honneur et sûreté.
 
«Le moindre échec que recevra l'année royale en Amérique, augmentant l'audace du peuple et de l'opposition, peut décider l'affaire à Londres au moment qu'on s'y attendra le moins, et si le roi se voit forcé de plier, je le dis en frémissant, je ne crois pas sa couronne plus assurée sur sa tête que la tête de ses ministres sur leurs épaules. Ce malheureux peuple anglais, avec sa frénétique liberté, peut inspirer une véritable compassion à l'homme qui réfléchit. Jamais il n'a goûté la douceur de vivre paisiblement sous un roi bon et vertueux. Ils nous méprisent et nous traitent d'esclaves, parce que nous obéissons volontairement; mais si le règne d'un prince ou faible ou méchant a fait quelquefois un mal momentané à la France, jamais cette rage licencieuse que les Anglais appellent liberté n'a laissé un instant de bonheur et de vrai repos à ce peuple indomptable. Rois et sujets, tous y sont également malheureux (4). Aujourd'hui, pour augmenter encore le trouble, il s'est ouvert une souscription secrète à Londres, chez deux des plus riches marchands particuliers de cette capitale, où tous les mécontens envoient de l'or pour faire passer aux Américains, ou payer les secours que les Hollandais leur fournissent, ils font plus, ils ont des liaisons secrètes en Portugal, jusque dans le conseil du roi, qu'ils paient fort cher, pour tâcher d'empêcher que les Portugais n'entrent en accommodement avec les Espagnols (5). Ils ont l'espoir que cette guerre attirera bientôt les Anglais et les Français dans la querelle de leurs alliés, et que ce nouvel incident détruira plus sûrement encore le ministère actuel, ce qui est l'objet constant de tous les opposans.
 
« RESUME. - L'Amérique échappe aux Anglais en dépit de leurs efforts; la guerre est plus vivement allumée dans Londres qu'à Boston; La fin de cette crise amènera la guerre avec les Français, si l'opposition triomphe, soit que Chatam ou Rockingham remplace lord North. Les opposons, pour augmenter le trouble, intriguent en Portugal pour empêcher l'accommodement avec l'Espagne.
 
« Notre ministère, mal instruit, a l'air stagnant et passif sur tous ces évenemens qui nous touchent la peau.
 
« Un homme supérieur et vigilant serait indispensable à Londres aujourd'hui.
 
« La première chose que l'on ne peut s'empêcher de faire est d'engager le ministère d'Espagne à se rendre moins difficile sur les répétitions contre le Portugal. Pendant que le ministère anglais travaille à rapprocher le Portugal de la conciliation, et fait observer aux Portugais que les embarras intérieurs de l'Angleterre l'empêcheraient absolument aujourd'hui de les secourir, aux termes de leur dernier traité, notre démarche auprès du ministère d'Espagne est indispensable pour détruire autant qu'il est possible l'effet de l'intrigue et de l'argent de l'opposition anglaise, qui emploie les derniers efforts en Portugal pour y engager sérieusement la querelle entre les deux puissances du sud....
 
« Voilà, sire, quels sont les motifs de ma course secrète en France. Quelque usage que votre majesté fasse de ce travail, je compte assez sur la vertu, sur la bonté de mon maître, pour espérer qu'il ne fera pas tourner contre moi ces preuves de mon zèle, en les confiant à personne, en augmentant le nombre de mes ennemis, qui ne m'arrêteront jamais tant que je serai certain du secret et de la protection de votre majesté.
 
« CARON DE BEAUMARCHAIS. »
 
On voit que dans ce mémoire Beaumarchais affirme avec une rare perspicacité le triomphe prochain des colonies d'Amérique, mais on voit, aussi qu'il insiste pour qu'on éloigne tout ce qui pourrait entraîner la France dans un conflit dont le moment n'est pas arrivé. Si Beaumarchais s'exagère les conséquences de la lutte des partis en Angleterre, c'est, qu'ici tout le monde se trompait comme lui. On supposait naturellement que des échecs éprouvés en Amérique rendraient l'Angleterre furieuse contre ses ministres; mais le peuple anglais, avec ce sentiment national et ce bon sens qui le caractérisent souvent dans les grandes crises, déjoua ces prévisions. La défaite des troupes anglaises affaiblit l'opposition plus encore que le ministère : tout fut subordonné à la nécessité de combattre et de vaincre, et l'irritation des esprits, au lieu de s'enflammer, s'amortit considérablement.
 
On doit noter aussi que le mémoire de Beaumarchais au roi est indiqué comme remis d'abord à M. de Sartines, ce qui nous autorise à supposer que Beaumarchais a fait un secret de cette démarche à M. de Vergennes, ou n'a pas trouvé chez ce ministre le degré de confiance qu'il désirait; c'est peut-être ce qui explique la lettre suivante à M. de Vergennes, écrite un jour après le mémoire :
 
« Monsieur le comte,
 
«Quand le zèle est indiscret, il doit être réprimé; lorsqu'il est agréable, il faut l'encourager; mais toute la sagacité du monde ne pourrait pas faire deviner à celui à qui on ne répond rien quelle conduite il doit tenir.
 
«Je fis hier parvenir au roi, par M. de Sartines, un petit travail qui n'est que le résumé de la longue conférence que vous m'aviez accordée la veille : c'est l'état exact des hommes et des choses en Angleterre; il est terminé par l'offre que je vous avais faite de bâillonner pour le temps nécessaire à nos apprêts de guerre tout ce qui, par ses cris ou son silence, peut en hâter ou retarder le moment. Il a dû être question de tout cela au conseil, et ce matin vous ne me faites rien dire. Les choses les plus mortelles aux affaires sont l'incertitude ou la perte du temps.
 
«Dois-je attendre votre réponse, ou faut-il que je parte sans en avoir aucune? Ai-je bien ou mal fait d'entamer les esprits dont les dispositions nous deviennent si importantes? Laisserai-je à l'avenir avorter les confidences et repousserai-je, au lieu de les accueillir, les ouvertures qui doivent influer sur la résolution actuelle? Enfin suis-je un agent utile à mon pays, ou seulement un voyageur sourd et muet?... J'attendrai votre réponse à cette lettre pour partir. Je suis, etc.,
 
« BEAUMARCHAIS.»
 
« Paris, ce 22 septembre 1775. »
 
Il reçut sans doute la réponse qu'il désirait, car le lendemain, repartant pour Londres, il écrit à M. de Vergennes :
 
« Paris, le 23 septembre 1775.
 
« Monsieur le comte,
 
« Je pars, bien instruit des intentions du roi et des vôtres; que votre excellence soit tranquille : ce serait à moi une ânerie impardonnable en pareille affaire que de compromettre en rien la dignité du maître et de son ministre : faire de son mieux n'est rien en politique, le premier maladroit en offre autant; faire le mieux possible de la chose est ce qui doit distinguer du commun des serviteurs celui que sa majesté et vous, monsieur le comte, honorez de votre confiance en un point aussi délicat. Je suis, etc,
 
« BEAUMARCHAIS. »
 
A dater de ce moment, la correspondance s'établit directement entre Beaumarchais et M. de Vergennes, et le thème qu'il déroule sans cesse sous diverses formes est celui-ci : Les Américains triompheront, mais il faut les aider dans leur lutte, car, s'ils succombaient, ils s'uniraient aux Anglais et se retourneraient contre nous. Nous ne sommes pas encore en état de faire la guerre; il faut nous préparer, faire durer la lutte, et pour cela envoyer avec prudence des secours secrets aux Américains.
 
Le mémoire suivant, adressé à Louis XVI par l'intermédiaire de M. de Vergennes, est le développement de cette idée, et, rapproché du premier, il nous montre quels pas avait faits la question.
 
LA PAIX OU LA GUERRE.
 
AU ROI SEUL (6).
 
« Sire,
 
« La fameuse querelle entre l'Amérique et l’Angleterre qui va bientôt diviser le monde et changer le système de l’Europe, impose à chaque puissance la nécessité de bien examiner par où l'événement de cette séparation peut influer sur elle et la servir ou lui nuire.
 
« Mais la plus intéressée de toutes est certainement la France, dont les îles à sucre sont, depuis la dernière paix, l'objet constant des regrets et de l'espoir des Anglais, désirs et regrets qui doivent infailliblement nous donner la guerre, à moins que, par une faiblesse impossible à supposer, nous ne consentions à sacrifier nos riches possessions du golfe à la chimère d'une paix honteuse et plus destructive que cette guerre que nous redoutons.
 
« Dans un premier mémoire, remis il y a trois mois à votre majesté par M. de Vergennes, j'ai tâché d'établir solidement que la justice de votre majesté ne pouvait être blessée de prendre de sages précautions contre des ennemis qui ne sont jamais délicats sur celles qu'ils prennent contre nous.
 
« Aujourd'hui quel l'instant d'une crise violente avance à grands pas, je suis obligé de prévenir votre majesté que la conservation de nos possessions d'Amérique et la paix qu'elle parait tant désirer dépendent uniquement de cette seule proposition : ''il faut secourir les Américains''. C'est ce que je vais démontrer.
 
« Le roi d'Angleterre, les ministres, le parlement, l'opposition, la nation, le peuple anglais, enfin les partis qui déchirent cet état, conviennent qu'on ne doit plus se flatter de ramener les Américains, ni même que les grands efforts qu’on fait aujourd’hui pour les soumettre aient le succès de les réduire. De là, sire, ces débats violens entre le ministère et l’opposition, ce flux et reflux d’opinions admises ou rejetées qui, n’avançant pas les affaires ne servent qu'à mettre la question dans un plus grand jour.
 
« Le lord North, effrayé de, piloter seul au fort d'un tel orage, vient de profiter de l'ambition du lord Germaine pour verser tout le poids des affaires sur sa tête ambitieuse.
 
« Le lord Germaine, étourdi des cris et frappé des argumens terribles de l'opposition, dit aujourd'hui aux lords Shelburne et Rockingham, chefs de parti : « Dans l'état où sont les choses, messieurs, osez-vous répondre à la nation que les Américains se soumettront à l'acte de navigation et rentreront sous le joug, ''à la seule condition'', renfermée dans le plan de lord Shelburne, ''d’être remis en l'état où ils étaient avant les troubles de 1763''? Si vous l'osez, messieurs, investissez-vous du ministère, et chargez-vous du salut de l'état à vos risques, périls et fortunes. »
 
« L'opposition, disposée à prendre le ministre au mot et toute prête à dire oui, n'est arrêtée que par l'inquiétude que les Américains, encouragés par leurs succès et peut-être enhardis par quelques traités secrets avec l'Espagne et la France, ne refusent aujourd'hui ces mêmes conditions de paix qu'ils demandaient à mains jointes il y a deux ans.
 
« D'autre part le sieur L. (M. de Vergennes dira son nom à votre majesté) (7), député secret des colonies à Londres, absolument découragé par l'inutilité des efforts qu'il a tentés par moi auprès du ministère de France pour en obtenir des secours de poudres et de munitions de guerre, me dit aujourd'hui : « Une dernière fois, la France est-elle absolument décidée à nous refuser tout secours et à devenir la victime de l'Angleterre et la fable de l'Europe par cet incroyable engourdissement? Obligé moi-même de répondre positivement, j'attends votre dernière réponse; pour donner la mienne. ''Nous offrons à la France, pour prix de ses secours secrets, un traité secret de commerce qui lui fera passer, pendant un certain nombre d'années après la paix, tout le bénéfice dont nous avons depuis un siècle enrichi l'Angleterre, plus une garantie de ses possessions selon nos forces''. Ne le voulez-vous pas? Je ne demande à lord Shelburne que le temps de l'allée et du retour d'un vaisseau qui instruira le congrès des propositions de l'Angleterre, et je puis vous dire dès à présent quelles résolutions prendra le congrès à cet égard, ils feront sur-le-champ une proclamation publique par laquelle ils offriront à toutes les nations du monde, pour en obtenir des secours, les conditions que je vous offre en secret aujourd'hui. Et pour se venger de la France et la foncer publiquement à faire une déclaration à leur égard qui la commette à l'excès, ils enverront dans vos ports les premières prises qu'ils feront sur les Anglais : alors, de quelque côté que vous vous tourniez, cette guerre que vous fuyez et redoutez tant, devient inévitable pour vous, car ou vous recevrez nos prises dans vos ports ou vous les rejetterez; si vous les recevez, la rupture est certaine avec l'Angleterre; si vous les rejetez, à l'instant le congrès accepte la paix aux conditions proposées par la métropole; les Américains outrés joignent toutes leurs forces à celles de l'Angleterre pour tomber sur vos îles et vous prouver que les belles précautions mêmes que vous aviez prises pour garder vos possessions étaient justement celles qui devaient vous en priver à jamais.
 
«Allez, monsieur, allez en France; exposez-y ce tableau des affaires; je vais m'enfermer à la compagne jusqu'à votre retour pour n'être pas forcé de donner une réponse avant d'avoir reçu la vôtre. Dites à vos ministres que je suis prêt à vous y suivre, s'il le faut, pour y confirmer ces déclarations; dites-leur ''que j'apprends que le congrès a envoyé deux députés à la cour de Madrid pour le même objet, et je puis vous ajouter à cela qu'ils ont reçu une réponse très satisfaisante''. Le conseil de France aurait-il aujourd'hui la glorieuse prérogative d'être seul aveuglé sur la gloire du roi et les intérêts de son royaume? »
 
« Voilà, sire, le tableau terrible et frappant de notre position; votre majesté veut sincèrement la paix! Le moyen de vous la conserver, sire, va faire le résumé de ce mémoire.
 
« Admettons toutes les hypothèses possibles, et raisonnons :
 
« Ce qui suit est bien important :
 
« Ou l'Angleterre aura dans cette compagne le succès le plus complet en Amérique;
 
« Ou les Américains repousseront les Anglais avec perte;
 
« Ou l'Angleterre prendra le parti, déjà adopte par le roi, d'abandonner les colonies à elles-mêmes et de s'en séparer à l'amiable;
 
« Ou l'opposition, en s'emparant du ministère, répondra de la soumission des colonies à la condition d'être remises en leur état de 1763.
 
« Voilà tous les possibles rassemblés : y en a-t-il un seul qui ne vous donne à l'instant la guerre que vous voulez éviter? Sire, au nom de Dieu, daignez l'examiner avec moi :
 
« 1° Si l'Angleterre triomphe de l'Amérique, ce ne peut dire qu'avec une dépense énorme d'hommes et d'argent; or le seul dédommagement que les Anglais se proposent de tant de pertes est d'enlever à leur retour les îles françaises, de se rendre par là les marchands exclusifs de la précieuse denrée du sucre, qui peut seule réparer tous les dommages de leur commerce, et cette prise les rend à jamais possesseurs absolus de bénéfice de l'interlope que le continent fait avec ces mêmes îles.
 
« Alors, sire, il vous resterait uniquement le choix de commencer trop tard une guerre infructueuse, ou de sacrifier à la plus honteuse des paix inactives toutes vos colonies d'Amérique, et de perdre 280 millions de capitaux et plus de 30 millions de revenus.
 
« 2° Si les Américains sont vainqueurs, à l'instant ils sont libres, et les Anglais, au désespoir de voir leur existence diminuée des trois quarts, n'en seront que plus empressés à chercher un dédommagement devenu indispensable dans la prise facile de nos possessions d'Amérique, et l'on peut être certain qu'ils n'y manqueront pas.
 
« 3° Si les Anglais se croient forcés d'abandonner sans coup férir les colonies à elles-mêmes, comme c'est le vœu secret du roi, la perte étant la même pour leur existence et leur commerce étant également ruiné, le résultat pour nous est semblable au précédent, excepté que les Anglais, moins énervés par cet abandon à l'amiable que par une campagne sanglante et ruineuse, n'en auront que plus de moyens et de facilités de s'emparer de nos îles, dont alors ils ne pourront plus se passer, s'ils veulent conserver les leurs et garder un pied de terre en Amérique
 
« 4° Si l'opposition se met en possession du ministère, et conclut le traité de réunion avec les colonies, les Américains, outrés contre la France, dont les refus les auront seuls forcés à se soumettre à la métropole, nous menacent, dès aujourd'hui de joindre toutes leurs forces à celles de l'Angleterre pour enlever nos îles. Il ne se réuniront même à la mère-patrie qu'à cette condition, et Dieu sait alors avec quelle joie le ministère composé des lords Chatam, Shelburne et Rockingham, dont les dispositions pour nous sont publiques, adoptera le ressentiment des Américains, et vous fera sans relâche la guerre la plus opiniâtre et la plus cruelle.
 
« Que faire donc en cette extrémité pour avoir la paix et conserver nos îles?
 
« Vous ne conserverez la paix que vous désirez, sire, qu'en empêchant à tout prix qu'elle ne se fasse entre l'Angleterre et l'Amérique, et qu'en empêchant que l'une triomphe complètement de l'autre, et le seul moyen d'y parvenir est de donner des secours aux Américains, qui mettront leurs forces en équilibre avec celles de l'Angleterre, mais rien au-delà. Et croyez, sire, que l'épargne aujourd'hui de quelques millions peut coûter avant peu bien du sang et de l'argent à la France.
 
« Croyez surtout, sire, que les seuls apprêts forcés de la première campagne vous coûteront plus que tous les secours qu'on vous demande aujourd'hui, et que la triste économie de 2 ou 3 millions vous en fera perdre à coup sûr avant deux ans plus de 300.
 
« Si l'on répond que nous ne pouvons secourir les Américains sans blesser l'Angleterre et sans attirer sur nous l'orage que je veux conjurer au loin, je réponds à mon tour qu'on ne courra point ce danger, si l'on suit le plan que j'ai tant de fois proposé, de secourir secrètement les Américains sans se compromettre, en leur imposant pour première condition qu'ils n'enverront jamais aucune prise dans nos ports, et ne feront aucun acte tendant à divulguer des secours que la première indiscrétion du congrès lui ferait perdre à l'instant. Et si votre majesté n'a pas sous la main un plus habile homme à y employer, je me charge et réponds du traité, sans que personne soit compromis, persuadé que mon zèle suppléera mieux à mon défaut d'habileté que l'habileté d'un autre ne pourrait remplacer mon zèle.
 
« Votre majesté voit sans peine que tout le succès dépend ici du secret et de la célérité; mais une chose infiniment importante à l'un et à l'autre serait de renvoyer, s'il était possible, à Londres lord Stormont, qui, par la facilité de ses liaisons en France, est à portée d'instruire et instruit journellement l'Angleterre de tout ce qui se dit et s'agite au conseil de votre majesté.
 
« Cela est bien extraordinaire, mais cela est; l'occasion du rappel de M. de Guines est on ne peut pas plus favorable.
 
« L'Angleterre veut absolument un ambassadeur; si votre majesté ne se pressait pas de nommer un successeur à M. de Guines et qu'elle envoyât en Angleterre un chargé d'affaires ou ministre d'une capacité reconnue (8), à l'instant on rappellerait lord Stormont (8), et quelque ministre qu'ils nommassent en place de cet ambassadeur, il se passerait bien du temps avant qu'il fût en état par ses liaisons de nous faire autant de mal que nous en recevons de lord Stormont. Et la crise, une fois passée, le plus futile ou le plus fastueux de nos seigneurs pourrait être envoyé sans risque en ambassade à Londres, la besogne étant faite ou manquée, tout le reste alors serait sans importance.
 
«Votre majesté peut juger par ces travaux si mon zèle est autant éclairé qu'il est ardent et pur.
 
« Mais si mon auguste maître, oubliant tous les dangers qu'un mot échappé de sa bouche peut faire courir à un bon serviteur qui ne connaît et ne sert que lui, laissait pénétrer que c'est par moi qu'il reçoit ces instructions secrètes, alors toute son autorité même aurait peine à me garantir de ma perte, tant la cabale et l'intrigue ont de pouvoir, sire, au milieu de votre cour, pour nuire et renverser les plus importantes entreprises. Votre majesté sait mieux que personne que le secret est l'ame des affaires et qu'en politique un projet éventé n'est qu'un projet manqué.
 
« Depuis que je vous sers, sire, je ne vous ai rien demandé et ne vous demanderai jamais non. Faites seulement, ô mon maître, qu’on ne puisse m'empêcher de travailler pour votre service, et toute mon existence vous est consacrée.
 
« CARON DE BEAUMARCHAIS. »
 
On reconnaît ici que Beaumarchais juge le moment venu d'appuyer avec énergie le système des secours secrets, et qu'il présente ce système avec une habileté qui ferait honneur à un diplomate de profession; on voit aussi qu'il se propose pour la première fois comme prêt à le mettre lui-même à exécution! La prudence de M. de Vergennes s'y refuse encore. Beaumarchais écrit une douzaine de lettres de plus en plus vives, et il semble qu'on le voit, peu à peu gagner du terrain sur l'esprit du ministre. M. de Vergennes ne croit plus autant à la possibilité de conserver la paix. « Quoique la tendance dela France et de l'Espagne, écrit-il à notre chargé d'affaires à Londres le 20 avril 1776, soit pour assurer la durée de la paix, je vous avoue que je ne suis pas tranquille quand je considère la foule des accidens indépendans de la volonté des souverains qui peuvent confondre leur prévoyance. » Les inquiétudes du ministre français sont bientôt fortifiées par l'attitude défiante et tracassière du gouvernement anglais ; quoique la France garde encore en ce moment la plus absolue neutralité, cela ne suffit pas au cabinet de Londres : il prétend visiter nos navires, poursuivre les bâtimens américains jusque sous le canon de nos forts; il gêne notre commerce; il soutient que nous devons punir ceux de nos négocians qui trafiquent avec les rebelles, Beaumarchais exploite avec soin ces circonstances au profit de son idée. Il raconte à M. de Vergennes, avec une grande vivacité, une scène qu'il a eue avec lord Rochford au sujet de cette prétention du gouvernement anglais, d'obtenir la punition de nos négocians, et M. de Vergennes lui répond par la lettre suivante, où le calme habituel du ministre semble s'altérer un peu au contact de la vivacité fiévreuse de Beaumarchais :
 
« A Versailles, le 26 avril 1776.
 
« J'ai mis sous les yeux du roi, monsieur, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le mardi 10 et non le 12 de ce mois. J'ai la satisfaction devons annoncer que sa majesté a fort approuvé la manière noble et franche, dont vous avez repoussé l'attaque que le lord Rochford vous a faite à l'occasion de ce bâtiment américain destiné, dit-on, pour Nantes et conduit à Bristol. Vous n'avez rien dit que sa majesté ne vous eût prescrit de dire, si elle avait pu prévoir que vous seriez dans le cas de vous expliquer sur un objet aussi étranger aux soins dont vous êtes chargé (9). Au ton de lord Rochford, il semblerait argumenter d'un pacte qui nous assujettirait à faire de l'intérêt de l'Angleterre le nôtre propre. Je ne connais pas ce pacte; il n'existe pas dans l'exemple que l'Angleterre nous a donné lorsqu'elle a cru pouvoir nous nuire. Qu'on se rappelle seulement la conduite qu'on a tenue à notre égard pendant les troubles de Corse, les secours de toute espèce qu'on y a versés sans aucune sorte de ménagement. Je ne cite pas cet exemple pour nous autoriser à le suivre. Le roi, fidèle à ses principes de justice, ne cherche point à abuser de la situation des Anglais pour augmenter leur embarras ; mais il ne peut retrancher à ses sujets la protection qu'il doit à leur commerce... Il serait contre toute raison et bienséance de prétendre que nous ne devons vendre aucun article de commerce à qui que ce soit, parce qu'il serait possible qu'il passât de seconde main en Amérique. »
 
Après divers détails, le ministre termine ainsi :
 
« Recevez tous mes complimens, monsieur. Après vous avoir assuré de l'approbation du roi, la mienne ne doit pas vous paraître fort intéressante cependant je ne puis m'empêcher d'applaudir à la sagesse et à la fermeté de voire conduite, et de vous renouveler toute mon estime.
 
« Je suis bien parfaitement, monsieur, etc.
 
« DE VERGENNES. »
 
Il est visible que le ministre commence à se fatiguer des exigences du cabinet anglais, et que Beaumarchais et son plan de secours secrets font des progrès dans son esprit. Celui-ci ne songeait pas encore à cette époque à réaliser ce système sous la forme d’une opération commerciale entreprise par lui avec le concours du gouvernement, mais à ses risques et périls. Il demandait 3 millions pour les transmettre directement soit en argent, soit en munitions aux agens de l'Amérique.
 
Le ministère français se décida enfin à accepter et à faire accepter au roi la combinaison proposée; cependant la prudence de M. de Vergennes la repoussa sous cette forme, qui parut trop compromettante. On dit à Beaumarchais :« Il faut que l'opération ait essentiellement, aux yeux du gouvernement anglais et même aux yeux des Américains, l'aspect d'une spéculation individuelle, à laquelle nous sommes étrangers et que nous ne pouvons pas empêcher. Pour qu'elle soit, telle en apparence, il faut qu'elle le soit aussi, jusqu'à un certain point, en réalité. Nous vous donnerons secrètement un million, mais rien de plus. Avec ce million, vous vous en procurerez d'autres, soit en Espagne, si le cabinet de Madrid s'unit à nous dans cet arrangement, soit auprès des particuliers qui voudront s'associer aux bénéfices possibles de votre entreprise. Vous fonderez une grande maison de commerce, et à vos risques et périls vous approvisionnerez l'Amérique d'armes, de munitions, d'objets d'équipement et de tous autres objets qui lui seront nécessaires pour soutenir la guerre. Nos arsenaux vous livreront des armes et des munitions, mais vous les remplacerez ou vous les paierez. Vous ne demanderez point d'argent aux Américains, puisqu'ils n'en ont pas, mais vous leur demanderez des retours en denrées de leur sol, dont nous vous faciliterons l'écoulement dans le royaume, et vous leur accorderez de votre côté toutes les facilités possibles. » C'était, en un mot, une entreprise où le gouvernement figurait comme un principal actionnaire qui abandonnerait sa mise de fonds à certaines conditions, et sous ce rapport l'entreprise était certainement très avantageuse pour Beaumarchais. Elle n'était pas non plus sans difficultés. Ce million en exigeait beaucoup d'autres, car le premier envoi fait par Beaumarchais dépassait à lui seul trois millions. Il fallait donc autour de cette première mise de fonds appeler l'argent du commerce, et le risquer dans une opération qui pouvait tout engloutir et engloutir en même temps la fortune personnelle de Beaumarchais, car cette opération devait à la fois braver le danger des croiseurs anglais, subir les fluctuations journalières de la politique française, qui, à un moment donné, faisait décharger les navires ou s'opposait à leur sortie, et enfin s'adresser à des acheteurs qui se croyant, on le verra, autorisés à mettre peu d'empressement à payer, même en nature, pouvaient, par des retours trop tardifs, compromettre et paralyser l'entreprise. Telle était la véritable physionomie de l'opération présentée à Beaumarchais : elle eût pu effrayer un autre que lui, mais on sait, déjà qu'il ne redoutait pas les choses difficiles. Il l'accepta donc sous cette forme, et le 10 juin 1776, un mois avant que les États-Unis eussent fait leur déclaration d'indépendance, il signa ce fameux reçu qui, tenu secret sous la monarchie, livré aux Etats-Unis sous la république, a occasionné un procès de cinquante ans sur lequel nous reviendrons. Il est ainsi conçu :
 
« J'ai reçu de M. Duvergier, conformément aux ordres de M. le comte de Vergennes, en date du 5 courant, la somme d'un million ''dont je rendrai compte'' à mondit sieur comte de Vergennes.
 
« CARON DE BEAUMARCHAIS.
 
« Bon pour un million de livres tournois. »
 
« A Paris, ce 10 juin 1776. »
 
A partir de ce jour, le rôle de Beaumarchais dans l'affaire d'Amérique change encore de nature. Il passe de l'état d'observateur et d'instigateur à l'état d'acteur. Il n'écrit plus seulement des mémoires, il expédie des cargaisons, il lutte contre les vents, les flots, les Anglais et les hésitations du ministère; il pousse de toutes ses forces à la guerre, et, quand elle éclate enfin, il y figure brillamment avec ''sa marine''. Cette nouvelle période de l'opération veut être racontée à part.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small> (1) Remis au roi, cacheté, par M. de Sartines, le 21 septembre 1775.</small><br />
<small> (2) Beaumarchais exagère ici beaucoup l'état de l'opinion en Angleterre pour donner plus de poids à son avis, et il enlève à cet avis un mérite de sagacité que nous devons lui restituer. </small><br />
<small> (3) Ce propos de Wilkes est d'autant plus insolent qu’il émane d'un homme qui manquait à la fois de moralité privée et de moralité politique.</small><br />
<small> (4) Voilà des opinions politiques qu'on n'est pas accoutumé à attribuer à l'auteur du ''Mariage de Figaro''. A la vérité, Beaumarchais écrivait ceci à un roi dont il était l’agent; mais en général l'examen de ces papiers prouve que dans l'application ses idées politiques se ressentaient peu de l'effervescence de son esprit.</small><br />
<small> (5) Il y avait à cette époque un démêlé entre le Portugal et l'Espagne sur une question de limites. </small><br />
<small>(6) Remis à M. le comte de Vergennes, cachet volant, le 29 février 1776. </small><br />
<small>(7) C'était Arthur Lec, qui fit depuis partie avec Franklin de la députation américaine à Paris. </small><br />
<small>(8) Le conseil de Beaumarchais fut suivi. Après le rappel de M. de Guines, on envoya d'abord en Angleterre un simple chargé d'affaires, M. Garnier. </small><br />
<small> <(9) La mission ostensible de Beaumarchais était à ce moment-là de réunir à Londres des piastres espagnoles pour le service de nos colonies.</small><br />
 
===IX. Beaumarchais et sa flotte dans la guerre de l’indépendance des Etats-Unis===
 
<center>I – Beaumarchais et la députation américaine à Paris</center>
 
Nous avons laissé Beaumarchais au moment où il reçoit secrètement du ministère des affaires étrangères une subvention d'un million pour fonder une maison de commerce destinée à l'approvisionnement des colonies américaines insurgées contre l'Angleterre. Le fait de cette avance d'un million est constaté par le reçu de Beaumarchais que nous avons cité. La destination de ce million est également constatée par ce passage d'une lettre de M. de Vergennes à Louis XVI, en date du 2 mai 1776, publiée pour la première fois en 1809) (1). « Sire, écrit M. de Vergennes, j'ai l'honneur de mettre aux pieds de votre majesté la feuille qui doit m'autoriser à fournir ''un million de livres'' pour le service des colonies anglaises, si elle daigne la revêtir de son approuvé. Je joins pareillement, sire, le projet de la réponse que je me propose de faire au sieur de Beau marchais; si votre majesté l'approuve, je la supplie de vouloir bien me la renvoyer tout de suite. Elle ne partira pas écrite de ma main, ni même de celle d'aucun de mes commis ou secrétaires : j'y emploierai celle de mon fils, qui ne peut être connue, et, quoiqu'il ne soit que dans sa quinzième année, je puis répondre affirmativement de sa discrétion. »
 
Nous n'avons pas retrouvé la réponse dont parle ici M. de Vergennes dans les papiers de Beaumarchais; mais quoique ce dernier ait constamment refusé, et avec raison, aux États-Unis le droit de lui demander compte de ce million, - afin d'achever de mettre hors de doute qu'il l'a reçu, et qu'il l'a reçu pour s'en servir dans son entreprise en faveur des colonies insurgées, - nous citerons encore ces lignes d'une lettre confidentielle écrite par Beaumarchais à l'un de ses agens en Amérique, vingt ans plus tard, le 18 avril 1795 :
 
«J'ai donné ce reçu d'un million que le roi ordonnait que l'on ajoutât à mes forces; je l'ai donné dans la même forme que celui de tous les autres millions que j'ai rassemblés, moi tout seul, chez mes différens associés. A quel titre mes débiteurs américains prétendent-ils tordre à leur profit et faire entrer mes récépissés en Europe, acquittés ou non acquittés, dans leur refus de me payer, comme si je les avais chargés de faire honneur à mes engagemens, quand depuis vingt ans ils ont manqué à tous les leurs à mon égard? »
 
Ici en effet se présente une question qu'il faut traiter tout de suite, au début même de la grande opération que nous avons à exposer, car elle a été la source de toutes les difficultés que Beaumarchais va rencontrer, et l'appréciation de la moralité de son entreprise dépend avant tout de la solution de cette question, en quelque sorte préjudicielle. A quelles conditions le gouvernement français accordait-il cette avance secrète d'un million à Beaumarchais? - Entendait-il que ce dernier serait tenu de livrer ''gratis'' aux Américains tout ou partie des cargaisons qu'il leur adressait? - Ou bien cette subvention secrète d'un million avait-elle seulement pour but d'aider Beaumarchais à former avec l'argent des particuliers une maison de commerce qui put faire aux Américains, dont le crédit en Europe à ce moment était nul, les meilleures conditions possibles, leur demander, à défaut d'argent, des retours en nature, subir les risques de ces retours, les attendre patiemment, mais s'alimenter et se soutenir par eux? C'est sous cette dernière physionomie qu'il convient, - nous l'avons dit en racontant les débuts de cette affaire (2), - d'envisager l'opération entreprise par Beaumarchais avec l'assentiment et l'appui secret du ministère. Il faut maintenant démontrer ce que nous n'avons fait qu'affirmer, car si cette partie de la vie de Beaumarchais est restée peu connue en France, elle a beaucoup occupé l'Amérique, où elle a été souvent et complètement dénaturée. Voici le thème de quelques écrivains américains hostiles à Beaumarchais : suivant eux, l'auteur du ''Barbier de Séville'' aurait indignement exploité les États-Unis. Il aurait reçu à titre gratuit du gouvernement français et du gouvernement espagnol, non-seulement un million, mais tous les millions convertis par lui en fournitures; il les aurait reçus avec la mission expresse d'envoyer ces fournitures ''gratis'' aux Américains, il en aurait audacieusement exigé le paiement, et comme les nécessités de la politique par rapport à l'Angleterre imposaient aux gouvernemens donateurs le silence sur leurs véritables intentions, Beaumarchais, leur agent, aurait profité de cette circonstance pour extorquer aux Etats-Unis des sommes énormes (3). A ce roman injurieux pour Beaumarchais il faut opposer la vérité, qui serait peu honorable pour le gouvernement des Etats-Unis, si l'on ne savait combien les gouvernemens qui se fondent sont entourés de tiraillemens et de désordres, et qu'il suffit quelquefois d'un homme malintentionné et jaloux pour entraîner d'autres hommes qui ignorent les faits à des actes d'une injustice flagrante et d'une révoltante ingratitude. Beaumarchais a reçu, non pas des millions, mais un million, du gouvernement français, pour se charger à ses risques et périls d'une opération qui en un an l'avait entraîné à une mise en dehors de plus de 5 millions. Nous le verrons tout à l'heure, en un moment d'extrême détresse occasionnée par la négligence qu'apportait le congrès dans l'exécution des engagemens les plus formels, implorer vainement de M. de Vergennes un nouveau secours d'un million qui lui est refusé (4). Reçut-il en plus du gouvernement espagnol un million? C'est une question au moins douteuse, car je n'ai pas trouvé trace dans ses papiers de ce million, et je ne vois à l'appui de l'opinion qui présente Beaumarchais comme l'ayant reçu qu'une phrase de la lettre de M. de Vergennes au roi citée plus haut, dans laquelle le ministre, en demandant l'autorisation de délivrer un million à Beaumarchais, par le de son intention de proposer au ministère espagnol de ''doubler l'opération''. Ce qui me porterait à douter que cette intention de M. de Vergennes ait été réalisée, c'est que dans la collection de documens publiés sous le titre de ''Vie d'Arthur Lee'' (5), il n'est pas question d'un million donné à Beaumarchais par le gouvernement espagnol. Arthur Lee, l'ennemi déclaré de l'auteur du ''Barbier de Séville'', envoyé précisément vers cette époque en Espagne pour solliciter des secours, n'aurait pas manqué de chercher à constater ce fait, s'il eut existé. Il résulte au contraire des informations recueillies dans cet ouvrage que le gouvernement espagnol avait chargé un négociant de Bilbao, nommé Guardoqui, d'une opération à peu près semblable à celle dont Beaumarchais était chargé en France. Ce fait d'un million reçu de l'Espagne me parait donc au moins douteux; ce qui est certain, c'est que Beaumarchais, confiant dans les engagemens pris au nom du congrès par le premier agent des Etats-Unis à Paris, avait formé une association avec divers armateurs de Nantes, du Havre, de Rochefort, de Dunkerque, et avec des banquiers hollandais, qu'il avait expédié au congrès plus de 5 millions de cargaisons, et qu'au bout de deux ans le congrès n'avait pas encore répondu à une seule de ses lettres, qu'il avait tout reçu avec le plus grand plaisir, mais qu'il n'avait rien payé, ni en argent ni en nature, et que, grâce à lui, Beaumarchais avait été deux ou trois fois sur le point de faire faillite. Ce ne fut qu'après que la guerre déclarée entre la France et l'Angleterre eut permis à M. de Vergennes d'intervenir dans la question, que le congrès, passant tout à coup du plus dédaigneux et du plus inconcevable silence au plus poétique enthousiasme, envoya à Beaumarchais une adresse flamboyante, que l'on trouvera plus loin, en y joignant non pas de l'argent, mais des lettres de change à trois ans de date, destinées à régler ''la moitié'' d'une créance qui datait déjà de près de trois ans! Quant à l'autre moitié, qui n'était pas encore payée vingt ans plus tard, à la mort de Beaumarchais, elle ne le fut jamais complètement. Il est clair que, si l'auteur du ''Barbier de Séville'' s'enrichit par son commerce en Amérique, ce n'est pas dans ses rapports avec le congrès, au moins durant cette première période. C'est quand il eut pris le parti de vendre non plus au gouvernement, mais aux particuliers, et dans tous les cas, de ne plus rien livrer à personne que contre des marchandises ou de l'argent.
 
Reste à expliquer par quelles circonstances le congrès des États-Unis fut conduit à considérer si longtemps Beaumarchais comme un être fictif destiné à lui envoyer ''gratis'' et indéfiniment des canons, des fusils, de la poudre, des habits, des souliers, des tentes, des couvertures, etc. On se souvient de l'ardeur avec laquelle Beaumarchais à Londres, dès le début de l'insurrection américaine, plaidait pour les ''insurgens'' auprès de Louis XVI et de ses ministres, avec quelle souplessse d'argumentation il travaillait sans relâche à démontrer que le moment était venu de secourir secrètement les Américains. Nous ne dirons pas avec l'ami Gudin qu'en agissant ainsi, Beaumarchais ne songeait absolument qu'à la gloire de servir une cause juste en même temps que les intérêts de son pays. L'auteur du ''Barbier de Séville'' aimait la gloire incontestablement, mais il faudrait être doué de la candeur qui distingue l'honnête Gudin pour ne pas reconnaître qu'il aimait aussi les affaires, qu'il ne détestait pas ''la bonne, la douce, la trois, quatre, six, dix fois agréable recette'', comme dit Figaro. Les citoyens des Etats-Unis, qui jusqu'ici du moins ne passent, pas pour le peuple le plus chevaleresque dans les questions de ''make money'', ne sauraient faire un crime à un particulier de n'avoir point songé, pendant les trois années les plus laborieuses peut-être de sa carrière si agitée, à leur consacrer toutes ses facultés, à leur procurer, au milieu d'obstacles de toute nature, les moyens de soutenir une campagne décisive qui entraîna l'alliance déclarée de la France et par suite le triomphe de leur indépendance, le tout pour l'unique plaisir de se voir qualifié par Arthur Lee d’''aventurier'', et par le congrès d’''homme généreux qui a gagné l'estime d'une république naissante et mérité les applaudissemens du Nouveau-Monde'', Beaumarchais tenait sans doute à mériter les applaudissemens du Nouveau-Monde, mais il tenait aussi à ce que ses opérations fussent à la fois profitables au Nouveau-Monde et à lui. Cependant la première partie de sa correspondance avec Louis XVI et M. de Vergennes prouve qu'il ne songeait pas d'abord à se lancer dans une entreprise aussi considérable et aussi chanceuse que celle de se faire à ses risques et périls le fournisseur direct des colonies insurgées, même avec une subvention du gouvernement. Il demandait au ministère français une somme de 2 ou 3 millions, en se chargeant de la transformer en fournitures et de remettre lui-même ces fournitures, avec une commission apparemment, aux agens de l'Amérique. Il avait communiqué cette première idée à un Américain qui se trouvait à Londres à la fin de 1775, et qu'il est nécessaire de bien faire connaître à cause du rôle important qu'il va jouer dans la suite de cette affaire. C'était un Virginien nommé Arthur Lee, encore jeune et inconnu, qui étudiait le droit à Londres au moment où éclata la révolution américaine, dont les frères avaient pris une part active à cette révolution, qui fut depuis membre de la députation américaine à Paris et ensuite membre du congrès. Un écrivain des Etats-Unis, le seul qui à ma connaissance ait esquissé avec exactitude les rapports de Beaumarchais et d'Arthur Lee, M. Jared Sparks, peint ainsi le caractère de ce dernier : « Il méritait, dit-il, de la considération par ses talens naturels et acquis. Il était bon écrivain, et il défendit la cause de son pays avec ardeur et persévérance; mais son caractère était inquiet et violent. Jaloux de ses rivaux, se défiant de tout le monde, il s'engageait lui-même et il engageait tous ceux qui se trouvaient en rapport avec lui dans une succession de disputes et de difficultés (6). » Il faut ajouter à ce portrait qu'Arthur Lee était dévoré d'ambition et toujours disposé à se faire valoir aux dépens d'autrui. Sa correspondance avec le comité secret du congrès, à l'époque où il faisait partie de la députation américaine à Paris avec Silas Deane et Franklin, n'est qu'une série d'insinuations amères, et souvent des plus injurieuses, contre ses deux collègues. Il ne tint pas à lui que Franklin notamment ne passât pour un voleur, et qu'on ne crût en Amérique que c'était Arthur Lee qui seul avait décidé l'alliance entre les Etats-Unis et la France. - Son biographe, qui porte le même nom et qui sans doute est son parent, semble adopter cette dernière opinion avec une bonne foi très respectable, mais très mal renseignée sur ce point. Nous avons eu occasion d'étudier de près les travaux de la députation américaine à Paris, et nous pouvons affirmer qu'Arthur Lee n'y exerça aucune influence, qu'il n'avait aucun crédit sur le gouvernement français, et qu'il joua réellement auprès de lui le rôle de ''la mouche du coche''. C'est ce qui explique parfaitement son irritation permanente contre ses deux collègues.
 
Tel était l'homme que Beaumarchais rencontra à Londres à la fin de 1775 chez Wilkes, et à qui il fit part de ses instances auprès du gouvernement français pour obtenir des secours secrets en faveur des Américains. Enchanté de trouver une occasion de se donner de l'importance, Arthur Lee écrit tout de suite au comité secret du congrès « qu'à la suite de ses ''actives démarches'' auprès ''de l'ambassadeur de France à Londres'', M. de Vergennes ''a envoyé à lui, Arthur Lee'', un ''agent secret pour l'informer'' que la cour de France ne peut songer à faire la guerre à l'Angleterre, mais qu'elle est prête à envoyer pour cinq millions d'armes et de munitions au Cap Français, pour les faire passer de là aux États-Unis. » Il n'y avait pas un mot de vrai dans cette nouvelle. M. de Vergennes n'avait envoyé nul agent à Arthur Lee pour lui faire des promesses de ce genre. Beaumarchais l'avait rencontré chez Wilkes, lui avait parlé de ses plans, de ses espérances, de ses instances auprès de M. de Vergennes. Arthur Lee, pour se grandir aux yeux du congrès, avait complètement dénaturé cette conversation, et la preuve que l'invention venait de lui et non de Beaumarchais, c'est qu'au même moment ce dernier sollicitait ardemment et vainement de M. de Vergennes ces secours secrets, en joignant précisément à ses instances celles d'Arthur Lee, qui se déclarait prêt à venir à Paris, si le ministre le désirait. Les étranges amplifications du jeune Américain avaient naturellement fait sur le comité secret du congrès une impression profonde ; c'était la première nouvelle de ce genre qui arrivait en Amérique; on en «avait conclu qu'Arthur Lee était un très habile négociateur, et comme avant d'avoir reçu cette nouvelle, on avait déjà envoyé en France un agent particulier pour solliciter les mêmes secours qu'Arthur Lee assurait lui être promis, on se réserva d'adjoindre celui-ci au nouvel agent.
 
En attendant, Beaumarchais poursuivait ses instances auprès de M. de Vergennes, qui non-seulement n'avait rien promis, mais qui refusait toujours. Les chances de triomphe des colonies étaient encore trop incertaines pour qu'on s'exposât à une guerre avec l'Angleterre, guerre qui résulterait nécessairement d'une indiscrétion des Américains divulguant les secours donnés. Comment s'assurer de leur discrétion? On a vu Beaumarchais proposer, dans ses mémoires au roi, divers moyens. Le plus sûr parut être de changer la physionomie de l'opération, de cacher aux ''insurgens'' eux-mêmes la source des secours qu'ils recevraient, et, au lieu de donner ces secours gratuitement, de subventionner en secret plusieurs (7) maisons de commerce qui enverraient aux Américains des fournitures, en leur accordant toute facilité pour des paiemens en nature. C'est dans ces conditions qu'une subvention fut concédée à Beaumarchais. Qui ne comprend en effet que, - lorsque le gouvernement français, suivant d'ailleurs l'exemple que lui avait donné si souvent l'Angleterre et dans la guerre de Corse et dans nos guerres civiles du XVIe siècle, se décidait à secourir les ''insurgens'' sous cette forme indirecte pour éviter la guerre, - il devait non-seulement permettre, mais il devait vouloir que les secours fournis ne le fussent pas à titre gratuit? Cette gratuité eût manifestement dénoncé à l'Angleterre sa coopération. Ainsi Beaumarchais accepta de se faire le fournisseur direct des Américains avec une subvention secrète d'un million, sous la condition non pas d'accorder gratuitement ce million, et à plus forte raison une série indéfinie de millions qu'on ne lui donnait pas, mais d'accepter le mode de paiement qui conviendrait le mieux aux Américains, de braver en même temps les chances d'une entreprise qui offrait des difficultés et des dangers sans nombre, et dont cette première avance d'un million n'était qu'une juste compensation (8). Il est donc certain que Beaumarchais n'a trompé personne, qu'il a fidèlement rempli, on le verra, les intentions de M. de Vergennes, et qu'il a au contraire été trompé par les Américains sous l'influence d'Arthur Lee.
 
En revenant de Londres à Paris, Beaumarchais avait continué avec ce dernier une correspondance en chiffres. Lorsqu'il eut été convenu avec M. de Vergennes que l'opération aurait un caractère exclusivement individuel et commercial, que la coopération du gouvernement se bornerait à une subvention secrète d'un million, et que cette coopération serait cachée aux Américains eux-mêmes, Beaumarchais, deux jours après avoir reçu le million, le 12 juin 1776, écrit à Arthur Lee, conformément aux instructions ministérielles, le billet suivant:
 
« Les difficultés que j'ai trouvées dans ma négociation auprès du ministère m'ont fait prendre le parti de ''former une compagnie'' qui fera passer au plus tôt les secours de munitions et de poudre à ''votre ami'', moyennant des retours en tabac au Cap Français. »
 
Sur ces entrefaites, l'agent américain envoyé directement par le congrès à Paris, Silas Deane, arrive. Comme il était seul muni des pouvoirs du congrès pour traiter en son nom. Beaumarchais contracte naturellement avec lui et n'écrit plus à Arthur Lee. Celui-ci avait compté sur la coopération de Beaumarchais pour se grandir aux yeux du congrès; « il espérait, dit l'auteur de la ''Vie de Franklin'', jouer le rôle principal dans l'opération. En apprenant qu'elle passait dans les mains de M. Deane, il accourut à Paris, accusa M. Deane d'intervenir dans ses propres affaires, s'efforça de faire naître une querelle entre lui et Beaumarchais, et, ne pouvant y parvenir, retourna à Londres vexé de son désappointement et furieux contre M. Deane (9). » A ce récit très exact, il faut ajouter que Lee n'était pas moins furieux contre Beaumarchais que contre Deane. Afin de se venger de l'un et de l'autre, il imagina d'écrire à leur insu au comité secret du congrès que tous deux s'entendaient pour tromper à la fois le gouvernement français et les États-Unis, en transformant en une opération commerciale ce qui, dans les intentions du ministère, devait être un don gratuit. C'est de ce roman insidieux d'Arthur Lee que sont nés tous les embarras de Beaumarchais dans ses rapports avec le congrès. Nous verrons plus tard M. de Vergennes lui-même s'expliquer très nettement sur ce point; mais comme sa réponse officielle, à l'époque où elle fut adressée au congrès, pourrait être considérée comme dictée par les convenances politiques, nous devons, en exposant les arrangemens contractés entre Silas Deane et Beaumarchais sous l'œil même de M. de Vergennes, chercher à démêler les véritables intentions du ministre dans une affaire qui, par sa nature même d'affaire secrète, a laissé naturellement peu de documens écrits de la main de ce dernier.
 
Une première preuve en faveur de Beaumarchais nous est fournie par un de ces incidens un peu comiques qui, dans la vie de l'auteur du ''Barbier de Séville'', se mêlent toujours aux choses les plus sérieuses, et que nous devons raconter parce qu'il vient à l'appui de notre thèse. Au moment où le premier agent du congrès, Silas Deane, arriva à Paris, en juillet 1776, Beaumarchais, quoique le plus ardent, n'était pas le seul avocat des ''inswgens'' auprès du ministère. Avec lui rivalisait de zèle un vieux médecin, nommé Dubourg, assez savant en botanique, qui s'était lié autrefois en Angleterre avec Franklin, et qui se remuait beaucoup pour la cause américaine. Franklin, avant d'être envoyé lui-même en France, avait adressé Silas Deane au docteur Dubourg. Ce docteur, à qui M. de Vergennes accordait quelque confiance, avait été mis dans la confidence des intentions du ministre, de subventionner secrètement diverses entreprises commerciales destinées a envoyer des fournitures aux Américains, et il avait compté qu'il serait choisi poux diriger une opération de ce genre, lorsqu'il apprit que le ministre, plus confiant sans doute dans l'habileté de Beaumarchais que dans la sienne, avait donné la préférence à ce dernier. Mécontent de se voir supplanté par l'auteur du ''Barbier de Séville'', le vieux docteur écrit a M. de Vergennes la lettre suivante :
 
« Monsieur le comte,
 
« J'ai vu ce malin M. de Beaumarchais, et j'ai conféré volontiers avec lui sans réserve. Tout le monde connaît son esprit, et personne ne rend plus justice que moi à son honnêteté, sa discrétion, son zèle pour tout ce qui est grand et bon. Je le crois un des hommes du monde les plus propres aux négociations politiques, mais peut-être en même temps un des moins propres aux négociations commerciales. Il aime le faste, on assure qu'il entretient des demoiselles; il passe enfin pour un bourreau d'argent, et il n'y a en France ''ni marchand ni fabriquant qui n'en ait cette idée et qui n'hésitât beaucoup à faire la moindre affaire de commerce arec lui''. Aussi m’étonna-t-il bien lorsqu'il m'apprit que vous l'aviez chargé non-seulement de nous aider de ses lumières, mais de concentrer en lui seul ''l'ensemble et les détails de toutes les opérations de commerce tant en envois qu'en retours, soit des munitions de guerre, soit des marchandises ordinaires de la France aux colonies unies et des colonies en France, la direction de toutes les affaires, le règlement des prix, la conclusion des marchés, les engagemens à prendre, les recoupremens à faire'', etc. Peut-être est-il cent, peut-être mille personnes en France, qui, avec des talens fort inférieurs à ceux de M. de Beaumarchais, pourraient mieux remplir vos vues, en inspirant plus de confiance à tous ceux avec lesquels elles auraient à traiter. »
 
Avant de montrer l'auteur du ''Barbier de Séville'' réfutant à sa manière les accusations du docteur, nous devons faire remarquer combien cette lettre est importante pour l'éclaircissement d'une affaire assez difficile à débrouiller, et qui, on le verra, a fait naître aux Etats-Unis les contestations les plus acharnées. Cette lettre, qui prouve que le docteur Dubourg était dans la confidence des intentions du ministre, prouve en même temps jusqu'à la dernière évidence, par les passages que nous avons soulignés, qu'en accordant à l'opération fondée par Beaumarchais, à ses risques et périls, une subvention secrète d'un million, M. de Vergennes n'entendait pas que l'opération n'aurait qu'un caractère commercial ''fictif'', qu'il entendait encore moins lancer Beaumarchais dans une mise en dehors de cinq ou six millions, uniquement pour les beaux yeux des ''insurgens'', mais qu'il pensait que l'opération s'alimenterait avec l'argent du commerce, et qu'elle se soutiendrait par les bénéfices résultant des retours en nature sur lesquels Beaumarchais avait le droit de compter d'après les engagemens formels pris par l'agent du congrès.
 
Il faut dire maintenant l'effet que produisit la lettre du docteur Dubourg accusant Beaumarchais par-devant M. de Vergennes d’''entretenir des demoiselles''. Le ministre, malgré sa gravité, trouva plaisant de communiquer la lettre du docteur à Beaumarchais, qui de son côté, sans doute pour égayer le ministre, lui envoya une copie de sa réponse au docteur Dubourg. Elle est ainsi conçue :
 
« Ce mardi, 10 juillet 1776.
 
« Jusqu'à ce que M. le comte de Vergennes m'ait montré votre lettre, monsieur, il m'a été impossible de saisir le vrai sens de celle dont vous m'avez honoré. Ce monsieur ''qui ne veut ni ne peut rien prendre sur lui avec moi'' était une chose inexplicable (10). J'entends fort bien maintenant que vous avez voulu vous donner le temps d'écrire au ministre à mon sujet ; mais, pour en recevoir des notions vraies, était-il bien nécessaire de lui en offrir de fausses? Eh! que fait à nos affaires que je sois un homme répandu, fastueux, et qui entretient des filles? Les filles que j'entretiens depuis vingt ans, monsieur, sont bien vos très humbles servantes. Elles étaient cinq, dont quatre sœurs et une nièce. Depuis trois ans, deux de ces filles entretenues sont mortes à mon grand regret. Je n'en entretiens plus que trois, deux sœurs et ma nièce, ce qui ne laisse pas d'être encore assez fastueux pour un particulier comme moi. Mais qu'auriez-vous donc pensé, si, me connaissant mieux, vous aviez su que je poussais le scandale jusqu'à entretenir aussi des hommes, deux neveux fort jeunes assez jolis, et même le trop malheureux père qui a mis au monde un aussi scandaleux entreteneur (11) ? Pour mon faste, c'est encore bien pis. Depuis trois ans, trouvant les dentelles et les habits brodés trop mesquins pour ma vanité, n'ai-je pas affecté l'orgueil d'avoir toujours mes poignets garnis de la plus belle mousseline unie? Le plus superbe drap noir n'est pas trop beau pour moi, quelquefois même on m'a vu pousser la taquinerie jusqu'à la soie, quand il fait très chaud; mais je vous supplie, monsieur, de ne pas aller écrire ces choses à M. le comte de Vergennes : vous finiriez par me perdre entièrement dans son esprit.
 
« Vous avez eu vos raisons pour lui écrire du mal de moi que vous ne connaissiez pas; j'ai les miennes pour ne pas en être offensé, quoique j'aie l'honneur de vous connaître. Vous êtes, monsieur, un honnête homme tellement enflammé du désir de faire un grand bien, que vous avez cru pouvoir vous permettre un petit mal pour y parvenir.
 
« Cette morale n'est pas tout à fait celle de l'Évangile; mais j'ai vu beaucoup de gens s'en accommoder. C'est même en ce sens que, pour opérer la conversion des païens, les pères de l'église se permettaient quelquefois des citations hasardées, de saintes calomnies qu'ils nommaient entre eux des fraudes pieuses. Cessons de plaisanter. Je n'ai point d'humeur, parce que M. de Vergennes n'est pas un petit homme, et je m'en tiens à sa réponse. Que ceux à qui je demanderai des avances en affaires se défient de moi, j'y consens; mais que ceux qui seront animés d'un vrai zèle pour les amis communs dont il s'agit y regardent à deux fois avant de s'éloigner d'un homme honorable qui offre de rendre tous les services et de faire toutes les avances utiles à ces mêmes amis. M'entendez-vous maintenant, monsieur?
 
« J'aurai l'honneur de vous voir cette après-midi d'assez bonne heure pour vous trouver encore assemblés. J'ai celui d'être avec la plus haute considération, monsieur, votre très humble et très-obéissant serviteur bien connu sous le nom de ''Roderigue Hortalez et compagnie'' (12). »
 
L'Espagne ayant déjà porté bonheur à l'auteur du ''Barbier de Séville'', c'est sous ce nom de ''Roderigve Hortalez et compagnie'', destiné à dépister l'ambassadeur d'Angleterre, que Beaumarchais couvrit ses opérations d'armateur secrètement appuyé par la cour de France. Malgré le mauvais vouloir du docteur Dubourg, il fallut bien que Beaumarchais et Silas Deane s'abouchassent enfin.
 
L'agent du congrès avait été présenté secrètement par ce même docteur Dubourg à M. de Vergennes le 17 juillet 1776. La situation des colonies insurgées était à cette époque extrêmement critique. Elles luttaient vaillamment, mais elles avaient épuisé la ressource ruineuse du papier-monnaie; elles manquaient d'armes, de munitions, leurs troupes étaient à moitié nues, tandis que l'Angleterre, résolue aux derniers sacrifices pour étouffer la rébellion, avait envoyé en Amérique le général Howe avec des renforts considérables. Les troupes américaines avaient perdu plusieurs batailles, et bientôt le congrès lui-même allait être obligé de fuir de Philadelphie, occupée par les Anglais, pour s'établir à Baltimore; La campagne suivante devait être décisive, et l'on pensait généralement en Europe que les Américains seraient écrasés. C'est dans cet état de choses que le congrès envoyait Silas Deane à Paris, pour tâcher de se procurer à crédit du gouvernement ou des particuliers deux cents pièces de canon, des armes, des munitions, des effets d'habillement ou de campement pour vingt-cinq mille hommes. M. de Vergennes répondit naturellement aux demandes de l'agent du congrès par un refus formel, motivé sur les rapports pacifiques entre la France et l'Angleterre. Seulement il lui indiqua Beaumarchais comme un ''négociant'' qui pourrait peut-être lui venir en aide à des conditions raisonnables. Le lendemain Beaumarchais écrit à Silas Deane la lettre suivante :
 
« Paris, ce 18 juillet 1776.
 
« Je ne sais, monsieur, si vous avez avec vous quelqu'un de confiance pour vous traduire les lettres françaises qui traitent d'affaires importantes; de mon côté, je ne serai pas en état de conférer avec vous en anglais jusqu'après le retour d'une personne que j'attends en ce moment de Londres et qui nous servira d'interprète (13). En attendant, j'ai l'honneur de vous informer que j'ai depuis quelque temps conçu le projet d'aider les braves Américains à secouer le joug de l'Angleterre. J'ai déjà essayé différens moyens d'ouvrir une secrète et sûre correspondance entre le congrès général et une maison de commerce que je suis en train de former, et dont le but sera de fournir le continent, soit par la voie de nos îles, soit directement, si cela est possible, de tous les articles dont les Américains ont besoin, et qu'ils ne peuvent plus tirer de l'Angleterre. J'ai déjà parlé de mon plan à un ''gentleman'' à Londres qui se dit très attaché à l'Amérique (14); mais notre correspondance, depuis que j'ai quitté l'Angleterre, se poursuivant avec difficulté et en chiffres, je n'ai reçu aucune réponse à ma dernière lettre, dans laquelle je fixais quelques points de cette grande et importante affaire. Puisque vous êtes revêtu, monsieur, d'un caractère qui me permet d'avoir confiance en vous, je serai très satisfait de renouer d'une manière plus certaine et plus régulière une négociation qui n'a été jusqu'ici qu'effleurée. Mes moyens ne sont pas encore très considérables, mais ils s'accroîtront beaucoup, si nous pouvons établir ensemble un traité dont les conditions soient honorables et avantageuses, et dont l'exécution soit exacte. J'ai l'honneur d'être, monsieur, etc.
 
« CARON DE BEAUMARCHAIS (15). »
 
On le voit, dès les premières relations de Beaumarchais avec l'agent du congrès, il n'y a nulle ambiguïté sur la nature de l'affaire. Il ne s'agit pas d'un don que Beaumarchais serait chargé de transmettre, mais d'un traité commercial dont l'exécution soit exacte. Toutefois, comme l'opération était trop chanceuse pour qu'un vrai négociant, dans la situation des affaires d'Amérique, l'eût entreprise uniquement à ses risques et périls, et comme Beaumarchais n'était point négociant de profession, il n'était pas difficile à Silas Deane de soupçonner que l'homme qu'on lui indiquait et qui s'adressait à lui était plus ou moins soutenu par le ministère. Il devait donc, à moins d'une connivence coupable dont Arthur Lee l'a très injustement accusé, il devait, tout en acceptant Beaumarchais tel qu'on le lui présentait, c'est-à-dire comme un négociant agissant en son propre nom, tenir le ministère au courant des engagemens que ce négociant lui demandait de prendre. Aussi l'a-t-il fait, et c'est ce qui résulte de la lettre suivante, écrite par Silas Deane, en date du 19 juillet 1776, à l'homme de confiance de M. de Vergennes, M. Gérard, depuis Gérard de Rayneval, alors premier commis aux affaires étrangères. Cette lettre prouve que Silas Deane a communiqué à M. Gérard la première lettre de Beaumarchais qu'il n'a pas encore vu, et qu'il a demandé conseil sur ce qu'il devait faire. » Je n'ai pas encore eu le plaisir de voir M. de Beaumarchais, écrit Silas Deane à M. Gérard; mais je suis plein de confiance, d'après les renseignemens que vous m'avez donnes sur lui, qu'il sera en état de me procurer les choses dont j'ai besoin, et que je dois m'adresser à lui de préférence à toute autre personne. Je pense que par lui les fournitures mentionnées dans mes instructions me seront procurées avec le plus grand secret et la plus grande certitude. » Le même jour a lieu la première conférence entre Beaumarchais et l'agent du congrès, car le lendemain Silas Deane écrit à Beaumarchais la lettre suivante :
 
« Paris, hôtel Grand-Villars, 20 juillet 1776.
 
« Monsieur,
 
« Conformément à votre demande dans notre entrevue d'hier, je vous envoie ci-incluse une copie de ma commission et un extrait de mes instructions, qui vous donneront la certitude que je suis autorisé à faire les acquisitions pour lesquelles je me suis adressé à vous. Pour l'intelligence de cet extrait, il est nécessaire devons informer que j'avais reçu ordre de m'adresser d'abord aux ministres, afin d'obtenir d'eux par voie d'achat ou d'emprunt les fournitures dont nous avons besoin, et, au cas où le crédit et l'influence du congrès dans les circonstances présentes ne seraient pas suffisans pour les obtenir par ce moyen, j'avais mission de tâcher de me les procurer partout ailleurs. Je vous ai déjà fait part de ma demande au ministre et de sa réponse.
 
« A l'égard du crédit que nous vous demanderons pour les fournitures et les munitions que je compte obtenir de vous, j'espère qu'un long crédit ne sera pas nécessaire. Un an est le crédit le plus long que mes compatriotes sont habitués à prendre, et le congrès ayant engagé une grande quantité de tabac dans la Virginie et dans le Maryland, ainsi que d'autres articles qui seront embarqués aussitôt qu'on pourra se procurer des navires, je ne doute pas que des retours considérables en nature vous seront faits d'ici à ''six mois'' et que ''le tout sera soldé d'ici un an''. C'est ce dont je presserai le congrès dans mes lettres. Cependant les événemens de la guerre sont incertains, et notre commerce est exposé à en souffrir; mais j'espère que, quoi qu'il arrive, vous recevrez bientôt des retours assez considérables pour pouvoir attendre. Dans le cas où une somme quelconque vous resterait due, après que le crédit dont nous conviendrons serait expiré, il est bien entendu que l'intérêt d'usage vous serait alloué pour cette somme.
 
« Aussitôt que vous aurez pu faire traduire celle lettre et l'incluse, j'aurai l'honneur de me présenter chez vous. En attendant, je suis avec tout le respect et l'attachement possibles, votre, etc.
 
« SILAS DEANE. »
 
A cette lettre de Silas Deane Beaumarchais répond par une lettre en date du 22 juillet, dans laquelle, après avoir accepté la forme des ''retours en nature'' et les délais demandés par l'agent du congrès, sur la question de la fixation du prix des fournitures il s'exprime ainsi :
 
« Comme je crois avoir affaire à un peuple vertueux, il me suffira de tenir par devers moi un compte exact de toutes mes avances. Le congrès sera le maître ou de payer les marchandises sur leur valeur usuelle au temps de leur arrivée au continent, ou de les recevoir suivant les prix d'achat, les retards et les assurances, avec une commission proportionnée aux peines et soins qu'il est impossible de fixer aujourd'hui. J'entends servir votre pays comme s'il était le mien propre, et j'espère trouver dans l'amitié d'un peuple généreux la véritable récompense de mes travaux que je lui consacre avec plaisir. »
 
L'agent du congrès accepte avec reconnaissance cet arrangement par la lettre suivante, qui nous donnera en même temps une idée des difficultés de l'entreprise et par conséquent des services rendus par Beaumarchais :
 
« Paris, ce 24 juillet 1776.
 
« Monsieur, j'ai lu avec attention la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 22, et je pense que vos propositions pour le règlement du prix des marchandises et fournitures sont justes et équitables. La généreuse confiance que vous placez dans la vertu et la justice, de mes constituans m'inspire la plus grande joie, me donne les espérances les plus flatteuses pour le succès de l'entreprise à leur satisfaction aussi bien qu'à la votre, et me permet de vous assurer de nouveau que les colonies unies prendront les mesures les plus efficaces pour vous envoyer des retours et justifier sous tous les rapports les sentimens qui vous animent pour elles. Toutefois, comme le prix des effets d'équipement seuls s'élèvera déjà à 2 ou 3 millions et comme les canons, les armes, les munitions, feront monter la somme beaucoup plus haut, je ne puis, à cause de l'incertitude de l'arrivée des navires pendant la guerre, aller jusqu'à vous affirmer que des retours pour la totalité vous seront faits dans les délais indiqués; mais dans ce cas, ainsi que je vous l'ai écrit antérieurement, je compte qu'on vous allouera pour la balance un intérêt satisfaisant. Quant aux cargaisons envoyées d'Amérique, soit en Franco, soit aux Indes occidentales, à titre de retours pour vos avances, je pense qu'il n'y a aucune objection à ce qu'elles soient adressées, soit à votre maison en France, soit à vos agens partout où elles pourront arriver.
 
«.Je vois ici que l'exportation des canons, armes et autres munitions de guerre est prohibée, et que par conséquent ces objets ne pourront être exportés qu'en secret. Cette circonstance me donne beaucoup d'inquiétudes, car si je ne puis les embarquer publiquement, je ne puis ainsi me les procurer ouvertement sans éveiller des alarmes qui seront peut-être fatales à nos opérations. Vous savez que l'ambassadeur d'Angleterre est attentif à tout ce que je fais, que ses espions surveillent tous mes mouvemens, et surveilleront probablement de même tous les mouvemens de ceux avec qui je serai en relation. Dans une telle situation, connaissant très peu votre langue, je prévois bien des difficultés auxquelles je ne sais comment faire face, et qui vous embarrasseront peut-être beaucoup vous-même, malgré votre intelligence supérieure et votre habileté. Deux choses, vous en conviendrez, sont dans ce moment aussi essentielles que de se procurer les canons, les armes, etc., etc. : la première, c'est que les objets soient de bonne qualité (16); la seconde, qu'ils puissent être embarqués sans être arrêtes et retenus; La destinée de mon pays dépend en grande partie de l'arrivée de ces secours. Je ne puis donc être trop inquiet, sur ce point, et il n'est pas de dangers ou de frais, si grands qu'ils soient, qui ne doivent être hasardés, si cela est nécessaire, pour un objet aussi capital et aussi important. Je vous prie de réfléchir mûrement là-dessus et de me communiquer vos réflexions. J'ai passé chez vous ce matin avec le docteur Bancroft dans l'intention d'en conférer avec vous, mais vous étiez parti pour Versailles. Permettez-moi d'appeler vivement voire attention sur ces derniers points, et de vous assurer que j'ai l'honneur d'être avec le plus profond respect, monsieur, votre, etc.
 
« SlLAS DEANE. »
 
Ces lettres suffisent, ce nous semble, pour préciser nettement la nature de l'opération et les engagemens très formels et très incontestables pris par l'agent du congrès. Nous avons dû entrer dans ces détails, parce que le résultat qui va suivre est des plus étranges. S'il était besoin d'une nouvelle preuve que ni Beaumarchais ni Silas Deane ne contractèrent à l'insu du ministre, je la trouverais encore dans ce passage d'une lettre de Silas Deane à M. de Vergennes, en date du 18 novembre 1776, qui constate que l'agent du congrès, tout en acceptant, comme il devait le faire, la position prise par le gouvernement, qui se déclarait complètement étranger à l'opération, n'en tient pas moins le ministre au courant de tout ce qui se passe entre lui et Beaumarchais.
 
« Je vous écris, dit Silas Deane à M. de Vergennes, à la suite de votre entrevue avec M. de Beaumarchais ce matin. Je voudrais avoir votre direction générale et votre avis sur cette délicate, critique et importante affaire, préalablement à toute application d'une manière plus publique. »
 
L'opération était en effet des plus difficiles, car il s'agissait d'un commerce prohibé officiellement, dont la prohibition était rigoureusement surveillée par l'ambassadeur d'Angleterre, et qui ne devait recevoir l'appui officieux du gouvernement français qu'à la condition que cet appui serait soigneusement caché. La moindre indiscrétion, le moindre embarras diplomatique occasionné par l'affaire allait transformer immédiatement l'appui du ministère en persécution. C'est dans ces conditions que l'auteur du ''Barbier de Séville'' devait faire extraire sans bruit, et par fractions, de divers arsenaux de l'état, 200 pièces de canon, des mortiers, des bombes, des boulets, 25,000 fusils, 200 milliers de poudre (17), faire fabriquer des effets d'habillement et de campement pour 20,000 hommes, réunir tous ces objets dans divers ports, les expédier aux ''insturgens'', le tout sans éveiller les soupçons de l'ambassadeur d'Angleterre. Mais ce n'est pas en vain que Beaumarchais a pris pour devise : ''Ma vie est un combat'', Les choses compliquées lui conviennent mieux que les choses simples. Une fois rassuré sur les résultats de l'opération par les engagemens de Silas Deane, il loue dans le faubourg du Temple une immense maison connue sous le nom d'hôtel de Hollande, il s'y installe avec ses bureaux, ses commis, et passe du jour au lendemain de l'état d'auteur comique à l'état de négociant espagnol connu sous le nom de ''Roderigue Hortalez et compagnie''. En quelques mois, au milieu d'obstacles dont le détail serait trop long, il avait réuni au Havre et à Nantes tous des objets mentionnés plus haut. Silas Deane avait promis de fournir des navires américains pour transporter les cargaisons; mais ces navires n'arrivaient pas, et il était important que les secours parvinssent assez tôt pour servir dans la campagne de 1777. Beaumarchais s'arrange avec des armateurs et fournit les navires. Sur une lettre d'Arthur Lee, qui lui en fit un crime plus tard, Silas Deane demandait à enrôler des officiers d'artillerie et du génie, et à les expédier en même temps que les canons et les boulets. Beaumarchais obtient du ministère qu'il fermera les yeux sur cette opération; il enrôle lui-même quarante ou cinquante officiers qui doivent se rendre isolément au Havre et s'embarquer sous la conduite d'un général d'artillerie nommé Ducoudray (18).
 
Cependant, malgré les précautions prises, l'expédition avait fait du bruit. Je lis dans une lettre du lieutenant de police à M. de Vergennes, en date du 12 décembre 1776, les lignes suivantes : « L'arrivée du docteur Franklin à Nantes fait beaucoup de sensation, et ''le départ de M. de Beaumarchais, que l'on dit partout s'être rendu au Havre, n'en fait pas moins''. » Pour éviter des querelles avec l'ambassadeur anglais, il avait été arrêté entre les ministres que ce convoi de munitions et d'officiers serait présenté comme une expédition faite par le ministre de la marine pour les besoins des colonies françaises; mais l'expédition était considérable, on employait des bâtimens de commerce au lieu d'employer des navires de l'état, les officiers qui devaient s'embarquer avaient été indiscrets, la présence de Beaumarchais au Havre avait mis le comble à l'inquiétude de l'ambassadeur anglais, bien que Beaumarchais fût parti sous le faux nom de Durand, si j'en juge par une lettre d'un des officiers à Silas Deane, il avait trahi son incognito en mêlant à une aussi importante affaire des préoccupations littéraires qui peignent l'homme au naturel. « Je crois, écrit cet officier, que le voyage de M. de Beaumarchais a fait plus de mal que de bien. Il est connu de beaucoup de monde, et il s'est fait connaître de toute la ville par la représentation de ''ses comédies'', où il a été faire répéter les acteurs pour qu'ils jouassent mieux. Tout cela a rendu inutile la précaution qu'il avait prise de se cacher sous le nom de Durand. »
 
Beaumarchais assure au contraire que lui seul avait pu tempérer l'indiscrétion des officiers. Quoi qu'il en soit, lord Stormont avait adressé au gouvernement les remontrances les plus véhémentes. Le roi, qui ne voulait pas la guerre, le ministère, qui ne se sentait pas prêt à la faire, avaient craint de trop s'avancer. Un contre-ordre avait été envoyé au Havre et à Nantes, avec défense aux officiers de s'embarquer et aux navires de partir; mais lorsque le contre-ordre arriva au Havre, le plus fort des trois navires de Beaumarchais, ''l’Amphitrite'', qui portait la plus grande partie des officiers et des munitions, avait déjà pris la mer. Les deux autres restèrent seuls séquestrés. Beaumarchais revient en toute hâte et se met en quatre pour obtenir la révocation du contre-ordre. Le billet suivant de M. de Vergennes à son premier commis. M. Gérard, peint assez bien ce qu'avait de délicat la situation des ministres dans une affaire de ce genre.
 
« M. de Beaumarchais, dit M. de Vergennes, m'écrit sur le même sujet et me marque qu'il veut tenir de moi cette permission (la révocation du contre-ordre) : je me garderai bieu de la lui énoncer, quoique ''je l'aie par écrit'' (19) ; mais comme très heureusement M. de Sartines a été chargé de cette besogne, je vais le renvoyer à lui. Je vous prie de vous expliquer de même dans votre réponse aux Américains, sans cependant désigner les masques. »
 
Beaumarchais obtient enfin la permission de faire partir les deux navires séquestrés; mais voilà qu'au moment où ils vont prendre la mer, on apprend que ''l'Amphitrite'', que l'on croyait déjà bien loin, au lieu de suivre sa route, a fait deux relâches, une à Nantes, l'autre à Lorient, où le navire est encore, et cela parce que le général Ducoudray ne s'est pas trouvé commodément installé sur ce bâtiment. Nouvelles clameurs de lord Stormont; M. de Vergennes, irrité de se voir de nouveau compromis, s'en prend à Beaumarchais et retire la permission accordée. Le général Ducoudray écrit à Beaumarchais une longue lettre d'explications embarrassées et d'excuses. Beaumarchais, furieux à son tour, lui répond :
 
« Paris, le 22 janvier 1777.
 
« Toute votre conduite, monsieur, en cette affaire, étant inexplicable, je ne prendrai pas le soin inutile de l'étudier; il me suffit de chercher à m'en garantir pour l'avenir, ainsi que mes amis. En conséquence, et comme véritable armateur du vaisseau ''l'Amphitrite'', je joins ici l'ordre au capitaine Fautrelle d'y garder l'autorité sans partage. Vous avez assez de sagacité pour être persuadé que je n'ai pas pris un parti aussi tranchant sans en avoir conféré sérieusement avec des amis puissans et sages. Vous aurez donc la bonté, monsieur, de vous y conformer ou de chercher un autre vaisseau pour passer où il vous plaira d'aller, sans que je prétende gêner votre conduite en rien autre chose que sur les objets qui me sont relatifs et tendent à me nuire. Vous voudrez bien, au reçu de cette lettre, remettre au capitaine Fautrelle tous les paquets, instructions et lettres destinés à opérer la remise directe de la cargaison de son navire, et me faire passer par M. de Francy un compte en règle et figuré de tout l'argent que vous avez dépensé dans vos courses aussi étonnantes que peu nécessaires, si votre intention toutefois est de nous en faire supporter les frais, ce que nous examinerons avec équité dans le comité de nos affaires. J'ai l'honneur, etc.
 
« CARON DE BEAUMARCHAIS. »
 
En même temps Beaumarchais écrit à son agent de confiance, M. de Francy (20), qui est parti pour Lorient :
 
« Paris, ce 22 janvier 1777.
 
« Il faut dire comme Bartholo, ''le diable est entré dans mon affaire'', et remédier comme nous pourrons an mal passé, en l'empêchant de renaître. Remettez la lettre ci-jointe à M. Ducoudray. Je vous l'envoie ouverte, afin que vous puissiez répondre à ses objections, de ma part, s'il en faisait. Exhibez au capitaine Fautrelle l'ordre que nous lui donnons ci-joint en qualité de propriétaire du vaisseau qu'il commande, et prenez sa parole d'honneur qu'il s'y conformera entièrement. Je reçus hier une lettre de mon neveu avec la vôtre. Aussi enfant que les autres, mon neveu parait avoir de l'inquiétude de remonter sur ''l'Amphitrite'' (21). Vous sentez le peu d'égards que je dois à cette puérilité; recommandez-le seulement de nouveau à M. de Conway et au chevalier de Bore. Ordonnez au capitaine de recevoir sur son bord M. le marquis de La Rouërie, qui nous est spécialement recommandé. Remettez au capitaine la règle générale et secrète de sa route, et de ce qu'il doit faire en suivant sa vraie destination. Si la force majeure des circonstances l'obligeait à relâcher à Saint-Domingue, convenez avec lui et M. de Conway de ne s'y point arrêter, mais d'écrire à M. le comte d'Émery (22), de la rade, pour le prévenir que l'inquiétude seule, des mauvaises rencontres a fait diriger l'ordre fictif de la marche de ''l'Amphitrite'' sur Saint-Domingue, et prendre de lui un nouvel ordre fictif pour la France, afin de se mettre à l'abri par cet ordre, en cas de rencontre anglaise entre Saint-Domingue et la vraie destination du navire. Vous savez bien que toutes les précautions du ministère se prennent d'accord avec nous; c'est là dessus qu'on peut compter.
 
«Aussitôt après le départ de ''l'Amphitrite'' vous passerez par Nantes, où je crains pourtant que vous ne trouviez ''le Mercure'' parti, car il est prêt à mettre à la voile, bonjour, mon cher Francy ; revenez bien vite à Paris. C'est assez trotter pour une fois : d'autre ouvrage vous attend ici; mais j'en partagerai le travail. Rapportez-moi cette lettre. »
 
Malgré tous ces contre-temps, les trois premiers navires de Beaumarchais purent enfin partir; ils échappèrent heureusement aux croiseurs anglais et arrivèrent, au commencement de la campagne de 1777, dans la rade de Portsmouth. En recevant pour la première fois d'Europe une telle cargaison de canons, de poudre, de fusils, d'habits et de souliers pour 25,000 hommes, le peuple américain battit des mains. De son côté, l'agent américain à Paris, Silas Deane, dès le 29 novembre 1776, écrivait au comité secret du congrès:
 
« Je ne serais jamais venu à bout de remplir ma mission sans les efforts infatigables, généreux et intelligens de M. de Beaumarchais, à qui les États-Unis sont plus redevables sous tous les rapports qu'à toute autre personne de ce côté de l'Océan. Il est grandement en avance pour des munitions, des effets d'habillement, d'équipement, et d'autres objets, et j'ai la ferme confiance que vous lui ferez passer le plus promptement possible des retours considérables. Il vous a écrit par M. Macrery, et il vous écrira de nouveau par ce navire. Je ne saurais, dans une lettre, rendre pleine justice à M. de. Beaumarchais pour son habileté et son zèle à soutenir notre cause. Tout ce que je puis dire, c'est que dans cette opération il s'est conduit d'après les principes les plus larges et les plus libéraux, et qu'il a fait de nos affaires les siennes propres. Son influence et son crédit, qui sont grands, ont été entièrement employés à servir nos intérêts, et j'espère que les résultats égaleront ses vœux. »
 
Beaumarchais s'attendait naturellement à recevoir au plus vite du congrès beaucoup de remerciemens et beaucoup de tabac de Virginie et de Maryland : il ne reçut pas même de réponse à ses lettres. Ces retours, qui, d'après les promesses formelles de Silas Deane, devaient arriver en six mois, n'arrivèrent point. Beaumarchais envoya encore deux navires et deux cargaisons : pas de nouvelles du congrès. Silas Deane confus ne savait comment expliquer ce silence. Tous deux avaient compté sans Arthur Lee, qui venait d'être adjoint, ainsi que Franklin, à la députation américaine en France. Franklin était arrivé à Paris en décembre 1776; Arthur Lee arriva à la fin du même mois. Sa première lettre confidentielle au comité secret du congrès, en date du 3 janvier 1777, le caractérise très bien : « Les politiques de cette cour, écrit-il, sont dans une sorte d'hésitation tremblante (''in a kind of trembling hésitation''). » On ne se douterait pas pourquoi.
 
« C’est parce que, ajoute Lee, les promesses qui me furent faites par l'agent français à Londres, et que je vous communiquai par M. Story, n'ont pas été entièrement remplies. Le changement du mode de transmission de ce qu'on avait promis a été combiné avec M. Deane, qu'Hortalez ou Beaumarchais a trouvé ici à son retour de Londres, et avec lequel tous les arrangemens ont été faits. »
 
Dans une autre lettre confidentielle, Lee a l'audace d'écrire :
 
« M. de Vergennes, le ministre, et son secrétaire ''nous ont assuré à plusieurs reprises (have repeatedly assured us'') qu'aucun retour n'était attendu pour les cargaisons envoyées par Beaumarchais. Ce ''gentleman'' n'est pas un négociant; il est connu pour être un agent politique employé par la cour de France. »
 
Les documens que nous avons cités, la déclaration très nette de M. de Vergennes que nous citerons en son lieu, ainsi que les lettres de Beaumarchais au ministre, nous autorisent à affirmer que cette assertion d'Arthur Lee était un insigne mensonge. Il parait éprouver lui-même une certaine gêne de ce mensonge, car, dans une lettre qui suit celle que nous venons de citer, il écrit : « Le ministère ''vous a souvent donné à entendre (has often given us lo understand'') que nous n'avions rien à payer pour les cargaisons fournies par Beaumarchais; cependant ce dernier, avec la persévérance des aventuriers de son espèce, persiste dans ses demandes. »
 
Il est inutile de faire remarquer que les lettres de ce genre sont toujours des lettres signées par Arthur Lee tout seul et écrites à l'insu de ses deux collègues. Placé entre les affirmations contradictoires de Silas Deane et d'Arthur Lee, le comité secret du congrès attendait le témoignage de Franklin, et Franklin gardait le silence. Dès le premier jour de la réunion des trois commissaires américains à Paris, Deane et Arthur Lee étaient à couteaux tirés. Franklin, déjà prévenu contre l'auteur du ''Barbier de Séville'' par son ami le docteur Dubourg, et dans la vaine espérance d'avoir la paix avec Arthur Lee, avait pris le parti de lui sacrifier Beaumarchais, en déclarant à Deane qu'il ne voulait se mêler en rien de la transaction faite entre lui et ce dernier. Il faut ajouter à cela que ce même général Ducoudray que nous avons vu plus haut si vertement réprimandé par Beaumarchais était arrivé en Amérique furieux contre lui, et après lui avoir écrit en France la lettre la plus embarrassée et la plus humble, il avait débuté aux Etats-Unis par l'insulter dans le pamphlet le plus violent (23).
 
Enfin, pour achever d'expliquer l'attitude du comité secret du congrès, qui sans cela serait inexplicable, il faut dire que les lettres de Beaumarchais lui-même étaient assez bizarres par un mélange de ''patriotisme'' et de ''négociantisme'', également sincères chez lui, pour inspirer de la défiance à des esprits déjà prévenus. Qu'on se figure en effet de sérieux ''Yankees'', qui presque tous avant de faire la guerre avaient fait le commerce, recevant des masses de cargaisons embarquées souvent à la dérobée, pendant la nuit, et dont les factures présentaient par conséquent quelques irrégularités, le tout sans autre lettre d'avis que des missives un peu ébouriffées, signées du nom romanesque de ''Roderigue Hortalez et compagnie'', dans lesquelles Beaumarchais mêlait des protestations d'enthousiasme, des offres de services illimités, des conseils sur la politique à suivre, à des demandes de ''tabac'', d’''indigo'' ou de ''poisson salé'', et qui se terminaient par des tirades comme celle-ci par exemple :
 
« Messieurs, considérez ma maison comme la tête de toutes les opérations utiles à votre cause en Europe, et ma personne comme le plus zélé partisan de votre nation, ''l'âme de vos succès'' et l'homme le plus profondément pénétré de la respectueuse estime avec laquelle j'ai l'honneur d'être, etc.
 
« RODERIGUE HORTALEZ et Cie.»
 
L'esprit calculateur des Yankees était naturellement porté à penser qu'un être aussi ardent et aussi fantastique, si toutefois cet être existait réellement, jouait une comédie commerciale convenue entre le gouvernement français et lui, et qu'on pouvait en toute sûreté de conscience utiliser ses fournitures, lire ses amplifications, et se dispenser de lui envoyer du tabac.
 
Beaumarchais cependant était indignement sacrifié. Il avait reçu à la vérité une subvention d'un million, il le cachait parce qu'il lui était expressément ordonné de le cacher; mais avec ce million, sur la foi des engagemens formels de Silas Deane, il s'était embarqué dans la plus dangereuse des opérations; il avait emprunté de l'argent de partout, fait des commandes considérables qu'il n'avait point payées, et il était harcelé de créanciers. «J'ai été, écrivait-il à cette époque, pendant quinze jours entre la vie et la mort. » Plus tard, Franklin, appréciant enfin sa situation avec plus de justice, écrivait à Robert Morris : « Quand il est venu me solliciter de lui donner une cargaison à valoir sur son paiement, il avait des larmes dans les yeux en m'exposant la détresse à laquelle lui et ses associés se trouvaient réduits par le retard de nos envois. » Malheureusement à cette époque Franklin se laissait persuader par Lee que Beaumarchais tirait tout son argent des coffres de l'état, tandis qu'à la date du 18 février 1777, en expédiant un cinquième navire, il demandait en vain à M. de Vergennes un deuxième million que le ministre lui refusait net. Il écrivait aussi en vain au congrès, à la date du 20 décembre 1777 : « Je suis épuisé d'argent et de crédit. Comptant trop sur des retours tant de fois promis, j'ai de beaucoup outrepassé mes fonds, ceux de mes amis; j'ai même épuisé d'autres secours puissans que je m'étais d'abord procurés sous ma promesse expresse de rendre avant peu. » Le congrès continuait à faire la sourde oreille, et cependant Beaumarchais ne pouvait plus s'arrêter : une opération l'entraînait dans une autre. Persuadé que ses débiteurs finiraient par ouvrir les yeux, il se préparait à commercer, non plus avec le gouvernement américain, mais avec les particuliers. L'hypothèse d'une guerre prochaine entre la France et l'Angleterre devenant chaque jour plus probable, il achetait, de l'état un vaisseau à trois ponts fort avarié de 60 canons, qui se nommait ''l'Hippopotame''; il le faisait radouber complètement, le baptisait du nom plus poétique de ''Fier Roderigue'' (24), et il écrivait au ministre de la marine, qui ne voulait pas laisser partir son vaisseau pour complaire à lord Stormont : « Ce vaisseau est plutôt armé contre les Américains que pour eux, puisque je le destine à m'aller chercher promptement et d'autorité des retours que l'indolence ou la pénurie de mes débiteurs me retiennent depuis trop longtemps. ''L'Amérique aujourd'hui me doit cinq millions''. » A la même époque, en proposant à M. de Vergennes un projet d'emprunt pour les Américains, il écrit : « Si l'on est surpris que, malgré les ''mécontentemens excessifs'' que j'ai des Américains, mon zèle pour eux soit toujours aussi chaud, le mot de l'énigme, c'est que je vois toujours la France dans l'Amérique. »
 
N'est-il pas évident pour tout homme de sens que si, comme l'affirmait si effrontément Arthur Lee, Beaumarchais eût été chargé par le ministère d'envoyer gratis ses cargaisons en Amérique, il n'aurait jamais eu l'audace d'écrire aux ministres eux-mêmes des lettres où il se plaint sans cesse de ses ''débiteurs d'Amérique'', et que, s'il eût ainsi frauduleusement dénaturé sa mission, la Bastille en eût fait justice?
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small> (1) Dans ''l'Histoire de la Diplomatie française'', de M. de Flassan.</small><br />
<small>(2) Voyez la livraison du 1er juin 1853. </small><br />
<small> (3) Ce thème est amplement développé dans l'ouvrage intitulé : ''A Polotical and civil History of the United States of America from 1763 to 1797, by Timothy Pitkin. Je n'ai pu me procurer l'ouvrage de M. Pitkin, mais j'ai lu un résumé très complet du chapitre consacré à Beaumarchais dans un journal français publié aux États-Unis; j'ai entre les mains tous les documens soumis au congrès à diverses époques sur cette affaire; j'ai enfin sous les yeux les ''Mémoires'' d'Arthur Lee, l'adversaire le plus acharné de Beaumarchais, qui le premier a mis en circulation la thèse adoptée par M. Pitkin. Je crois donc pouvoir réfuter cette thèse en connaissance de cause.</small><br />
<small> (4) Neuf ans après l'époque où nous sommes arrivés, en 1785, Beaumarchais reçut du gouvernement une indemnité de plus de 2 millions, mais pour une affaire toute spéciale, et qui n'a point trait aux fournitures faites pour les États-Unis. </small><br />
<small> (5) ''Life of Arthur Lee'', by Richard-Henri Lee, Boston, 1829.</small><br />
<small>(6) ''Life of Arthur Franklin'', by Jared Sparks, p. 447. </small><br />
<small> (7) La lettre de M. de Vergennes au roi, citée plus liant, une lettre de Louis XVI au roi d'Espagne, publiée par M. de Hassan, et quelques antres documens trouvés dans les papiers de Beaumarchais me portent à penser que plusieurs maisons de commerce furent en effet subventionnées également dans la même intention.</small><br />
<small> (8) En admettant même que Beaumarchais n'a point eu à restituer ce million au gouvernement français sous une forme ou sous une autre, je fais une supposition qui me parait probable, mais qui n'est encore qu'une supposition. Ce qui est incontestable, c'est que, six mois après l'avance de ce million, un certificat de M. de Vergennes, avec un ''bon'' écrit de la main du roi, constate que ''l'application de cette avance a été faite suivant les intentions du roi''. Par conséquent Beaumarchais, comptable envers le roi seul et M. de Vergennes, est complètement déchargé de ce côté-la.</small><br />
<small> (9) ''Life of Franklin'', by Jared Sparks, p. 449.</small><br />
<small> (10) Ce passage s'applique à Silos Demie, qui venait d'arriver, et que Beaumarchais n'avait pas encore vu, parce que le docteur Dubourg le dissuadait sans doute de s'aboucher avec lui.</small><br />
<small>(11) Cette réponse de Beaumarchais avait eu, à ce qu'il parait, du succès dans sa famille, car je vois Julie saisir la balle au bond et écrire à ce sujet à son frère une lettre qui commence ainsi : « ''Monsieur l'entreteneur'', je me sens forcée de vous dire que votre lettre à M. le docteur a fait fortune parmi nous; les filles que vous entretenez sont bien ''vos très humbles servantes'', mais pourvu que vous les augmentiez, » et après avoir développé ce thème, Julie conclut à son ordinaire par des vers plus gais que poétiques, comme elle en mêlait volontiers à tout ce qu'elle écrivait : </small><br />
::<small> Car si vous voulez nous en croire</small><br />
::<small> Vous augmenterez fort la gloire</small><br />
::<small> Des bienfaits dont vous nous comblez </small><br />
::<small> En nous doublant les fonds que vous nous accordez.</small><br />
<small> « Je suis en attendant ce moment désiré, monsieur l'entreteneur, votre, etc. JULIE B. » Il est probable que Julie gagna à la lettre du docteur un supplément d'entretien.</small><br />
<small> (12) Le docteur Dubourg garda toujours rancune à Beaumarchais des préférences de M. de Vergennes, et comme il était très lié avec Franklin, lorsque ce dernier eut rejoint Silas Deane en France, le docteur l'indisposa contre Beaumarchais, ce qui fut un nouvel obstacle ajouté à tous ceux qui croisaient ses opérations. Du reste, le docteur fut puni de sa jalousie, car, n'ayant pu obtenir pour ses projets de commerce la coopération du ministère, il voulut équiper un petit navire à lui tout seul; ce navire fut arrêté et confisqué par les Anglais, qui s'adjugèrent ''gratis'' la pacotille du docteur.</small><br />
<small> (13) Silas Deane, à son arrivée en France, savait très peu le français; toutes ses lettres, soit au ministre, soit à Beaumarchais, sont écrites en anglais. Beaumarchais, de son côté, quoiqu'il eût séjourné en Angleterre, ne savait guère de l'anglais que ce fameux mot qu'il donne dans ''le Mariage de Figaro'' comme le fond de la langue.</small><br />
<small> (14) On comprend que le ''gentleman'' dont il est question ici est Arthur Lee.</small><br />
<small> (15) Cette première lettre à Silas Deane, qui est importante pour tout ce qui va suivre, n'ayant pas été retrouvée par moi dans les papiers de Beaumarchais, j'ai été obligé de la traduire aussi exactement que possible sur la traduction anglaise, qui figure dans les documens fournis au congrès des États-Unis par Silas Deane. </small><br />
<small> (16) On a écrit souvent que les fournitures faites par Beaumarchais au congrès étaient en général de mauvaise qualité. Il a pu y avoir sur ce point quelques négligences de détail qui s'expliquent par les obstacles dont l'opération était entourée ; mais pour l'ensemble l'accusation n'est pas fondée : je vois dans les papiers de Beaumarchais la preuve que les agens de l'Amérique inspectaient avec soin les cargaisons avant le départ.</small><br />
<small> (17) Il parait que les Américains, à cette époque, manquaient de poudre; les moyens de fabrication n'étaient pas sans doute assez perfectionnés pour leur permettre de s'en procurer chez eux. Il faut dire ici que les armes ou munitions tirées des arsenaux de l'état n'étaient point données ''gratis'' à Beaumarchais. C'est ce qui résulte du passage suivant d'une lettre inédite de ministre de la guerre, le comte de Saint-Germain, en date du 25 août 1776, au comte de Vergennes, que j'extrais des papiers de Beaumarchais : « Cette compagnie, écrit M. de Saint-Germain, paiera comptant les bouches à feu sur le pied de 40 sous la livre de fonte, les fers coulés 90 fr. le millier, et les fusils 23 fr. Dans ''le cas où elle demanderait des délais, elle en donnerait une caution valable''. » Dans une autre lettre adressée à Beaumarchais, en date du 30 juin 1776, le ministre de la guerre lui écrit à propos de la poudre qu'on lui a livrée et qu'il doit remplacer dans trois mois : « Je dois vous prévenir que la poudre que vous aurez à remplacer ne pourra être reçue qu'après qu'elle aura été éprouvée suivant les règlemens. »</small><br />
<small> (18) Ces officiers, enrôlés par Beaumarchais et Silas Deane, et qui précédèrent Lafayette en Amérique, ne réussirent pas tous également. Plusieurs apportaient des prétentions supérieures à leur capacité; les Américains de leur côté étant très jaloux, il en résulta des froissemens. Cependant c'est Beaumarchais qui expédia aux États-Unis les officiers français ou étrangers qui se distingèrent le plus auprès Lafayette, notamment le marquis de La Rouërie, très aimé de Washington, dont Chateaubriand parle avec éloge dans ses ''Mémoires d'Outre-Tombe'', le comte de Conway, Irlandais de mérite, le général polonais Pulawski, et surtout le vieux général Steuhen, compagnon d'armes de Frédéric, qui rendit de grands services en organisant sur un très bon pied les milices américaines. Il est assez plaisant de voir l'auteur du ''Barbier de Séville'' recommandant au congrès ce vieux général et dissertant sur la guerre : « L’art de faire la guerre avec succès, écrit-il, étant le fruit du courage combiné avec la prudence, les lumières et l'expérience, un compagnon d'armes du grand Frédéric, qui ne l'a pas quitté pendant vingt-deux ans, nous parait à tous un des hommes les plus propres à seconder M. Washington. »</small><br />
<small>(19) Ceci me parait indiquer que, vu la gravité possible des conséquences de cette demi-complicité du gouvernement dans les opérations de Beaumarchais, chaque ministre, quand il fallait prendre une détermination, demandait un ordre écrit de la main du roi. C'est ainsi seulement que peut s'expliquer la phrase de M. de Vergennes. </small><br />
<small> (20) Nous devons dire un mot de ce M. de Francy dont il va souvent être question. C'était un jeune homme très distingué, auquel Beaumarchais avait donné toute sa confiance, et qu'il chargea plus tard d'aller le représenter en Amérique, où il lui fut fort utile. Francy, en servant loyalement les intérêts de son patron, fit lui-même, à la grande satisfaction de Beaumarchais, une assez belle fortune; malheureusement il était poitrinaire, et il mourut jeune encore. J'ai de nombreuses lettres de lui qui contiennent des détails assez curieux sur les hommes et les choses en Amérique au moment de la révolution, et qui, en même temps qu'elles font honneur à son intelligence et à l'élévation de ses sentimens, prouvent la sincérité et la vivacité d'une affection que Beaumarchais inspirait à tous ceux qui l'entouraient. Je dois ajouter que Francy était le frère cadet de Théveneau de Morande, dont il a été déjà question dons un des chapitres précédens, mais qu'il ne ressemblait point à son frère sous le rapport de la moralité; aussi Beaumarchais, en tenant l'un à distance, avait su distinguer le mérite de l'autre et se l'était attaché. J'ai dû parler sévèrement de Morande, parce qu'il m'est démontré qu'une partie de sa vie a été peu estimable; je n'ai fait du reste que reproduire avec des adoucissemens ce qu'ont déjà dit de lui plusieurs écrivains, j'ai fait remarquer le premier que l'âge avait apporté une notable amélioration dans la vie de ce libelliste. Cependant j'apprends que Morande a laissé une famille honorable, qui s'est affligée de ce qui a été publié dans ce recueil sur l'auteur du ''Gazetier cuirassé'' à propos de ses relations avec Beaumarchais. Tout ce que je puis faire, en restant fidèle au premier devoir d'un écrivain, qui est de dire la vérité, c'est d'insister un peu plus sur la meilleure partir de la vie de Morande. Il est certain qu'après avoir vécu d'abord à Londres en trafiquant de l'injure et de la diffamation, cet écrivain, par la protection même de Beaumarchais, avait conquis une position plus avouable : il rédigea pendant plusieurs années en Angleterre le ''Courrier de l'Europe'', que j'ai parcouru et qui est écrit en général avec une décence qu'on n'attendrait pas de l'auteur du ''Gazetier cuirassé''. Plus tard, au commencement de la révolution, il rentra en France. On aurait pu croire, en raison de ses antécédens, qu'il allait se ranger du côté du plus fort et ''hurler avec les loups'', c'est-à-dire les jacobins; il n'en fit rien. Il fonda, sous le litre de ''l'Argus patriote'', un journal que je ne connaissais pas et que sa famille m'a communiqué. Dans ce journal, publié de 1791 à 1792, Morande défend avec autant de courage que de talent le parti monarchique constitutionnel, le parti de la modération, de la raison et de la justice, le parti pour lequel combattait à la même époque le noble et malheureux André Chénier. L'auteur de ''l'Argus patriote'' se montre plein de respect pour Louis XVI à une époque où le roi-martyr était déjà livré aux plus infâmes outrages, et plein d'intrépidité contre une faction redoutable et forcenée; ce journal est certainement un titre en faveur de l'homme qui le rédigeait. C'est à cette attitude que Morande dut l'honneur d’être arrêté après le 10 août, et de n'échapper que par un hasard heureux aux massacres de septembre. Il est donc juste de lui tenir compte de cette partie de sa vie; mais, si elle peut mitiger une rigoureuse appréciation des écarts très graves de sa jeunesse, elle ne doit pas la faire disparaître. L'homme à qui Beaumarchais pouvait écrire amicalement et sans l'offenser : «Vous êtes devenu un honorable citoyen, ne redescendez jamais de la hauteur où vous voilà, » est un homme à qui sa conscience disait incontestablement qu'il n'avait pas toujours été un citoyen honorable. </small><br />
<small>(21) Ce neveu de Beaumarchais, nommé Des Epiniers, partait pour l'Amérique en qualité d'officier d’artillerie. La veille d’un combat, il écrivait à son oncle : « Votre neveu, mon très cher oncle, peut bien se faire tuer, mais il ne fera jamais rien d'indigne de quelqu'un qui a l’honneur de vous appartenir; c'est aussi certain que la tendresse qu'il aura toujours pour le meilleur de tous les oncles. » Des Épiniers mourut, je crois, en Amérique, avec le grade de major. </small><br />
<small> (22) Le gouverneur de Saint-Domingue.</small><br />
<small>(23) Peu de temps après son arrivée eu Amérique, ce général se noya au passage d'une rivière. </small><br />
<small>(24) Comment faisait-il face à toutes ces dépenses? Je serais embarrassé pour le préciser bien nettement; ses lettres nous indiqueront plus loin quelques-uns de ses associés. Je vois dans ses papiers qu'il en a de toute espèce, armateurs on négociant et même d'un genre assez inattendu. Ainsi il écrit au subrécargue du ''Fier Roderique'', à la date du 14 mars 1778 : « Dans la facture générale que vous m'enverrez de la livraison entière, aux articles qui regardent le marqua de Saint-Aignan et le marquis de l'Aubespine, au lieu de mettre leurs noms en toutes lettres, ne les désignez que par des initiales; ils peuvent désirer un jour que leurs noms ne soient pas cités dans une affaire de commerce; et pourvu que nous nous y reconnaissions eux et moi, cela suffit quant à présent. » Ainsi le goût du commerce n'était pas seulement l'attribut de l'auteur du ''Barbier de Séville'' : voici de très grands seigneurs qui, au lieu d'aller « se faire ''casser la tête aux insurgens'',» comme on disait alors, prêtèrent leur vendre des pacotilles par l'intermédiaire de Beaumarchais. </small><br />
 
 
<center>II – Les flottes de Beaumarchais dans la guerre d’Amérique</center>
 
Déterminé à voir clair dans l'intrigue qui empêchait le congrès de remplir les engagemens de Silas Deane, Beaumarchais envoya enfin en Amérique le jeune de Francy, avec la double mission d'obtenir justice du congrès pour le passé et d'empêcher qu'à l'avenir ses cargaisons fussent livrées gratis. Je citerai ici deux de ses lettres inédites à Francy, parce qu'elles le montrent bien sous son véritable aspect, aussi ardent dans ses correspondances intimes que dans ses lettres officielles, et avec cette étrange variété d'allures et d'instincts qui le caractérise.
 
« Paris, ce 28 décembre 1777.
 
« Je profite, mon cher Francy, de toutes les occasions pour vous donner du mes nouvelles; qu'il en soit ainsi de vous, je vous prie.
 
» Quoiqu'il soit aujourd'hui le 20 décembre 1777, mon grand vaisseau n'est point encore parti; mais c'est un sort à peu près commun à tous les vaisseaux marchands destinés pour l'Amérique. Le ministère a craint que le commerce n'enlevât à la fois trop de matelots dans un temps où il peut en avoir besoin d'un moment à l'autre. Les ordres les plus rigoureux ont été donnés dans tous les ports, mais surtout dans celui où j'arme. Il parait que la force et la capacité de mon navire ont fait faire au lord Stormont quelques levées de boucliers sur lesquelles le ministère a craint qu'on ne le soupçonnât de favoriser une opération qui, dans le vrai, se fait sans lui et même malgré lui. Prêt à mettre à la voile, mon artillerie m'a été enlevée, et l'embarras de la ravoir ou d'en former une autre est ce qui me retient au port. Je lutte contre des obstacles de toute nature, mais je lutte de toutes mes forces, et j'espère vaincre avec de la patience, du courage et de l'argent. Les pertes énormes que tout cela me cause ne paraissent toucher personne; le ministre est inflexible; il n'y a pas jusqu'à MM. les députés de Passy (1) qui ne prétendent aussi à l'honneur de me contrarier, moi, le meilleur ami de leur pays! A l'arrivée de ''l’Amphitrite'', qui enfin a débarqué à Lorient un faible chargement de riz et d'indigo, ils ont eu l'injustice de s'emparer de la cargaison, en disant qu'elle leur était adressée, et non à moi; mais, comme dit fort bien M. de Voltaire,
 
::L'injustice à la fin produit l'indépendance.
 
« On avait probablement pris ma patience pour de la faiblesse et ma générosité pour de la sottise. Autant je suis attaché aux intérêts de l'Amérique, autant je me suis tenu offensé des libertés peu honnêtes que les députés de Passy ont voulu prendre avec moi. Je leur ai écrit la lettre dont je vous envoie copie, et qu'ils ont laissée sans réponse jusqu'à ce moment. En attendant, j'ai fait arrêter la cargaison entre les mains de MM. Bérard frères, de Lorient, et en cela je n'ai point cru déroger à ma conduite franche et généreuse envers le congrès, mais seulement user du droit le plus légitime sur le premier et très faible retour d'une avance énorme : cette cargaison ne vaut que 150,000 livres. Vous voyez qu'il y a bien loin de cette goutte d'eau à l'océan de mes créances (2).
 
« Quant à vous, mon cher, je vous crois arrivé. Je crois que vous avez obtenu du congrès un à-compte raisonnable et tel que la situation des affaires d'Amérique a permis qu'on vous le donnât. Je crois, suivant mes instructions, que vous avez acquis et acquérez encore tous les jours des tabacs, je crois que mon ou mes vaisseaux trouveront leurs retours prêts à embarquer aussitôt qu'ils arriveront où vous êtes. J'espère encore que si les événemens les retardaient ici plus que je ne le crois, vous aurez suivi le conseil de notre ami Montieu. et que vous m'enverrez au moins par ''le Flamand'' et tel autre adjoint que vous pourrez lui donner, en usant du superflu de l'armement dont Landais a surchargé ce vaisseau, une cargaison qui me tire un peu de la presse horrible où je suis.
 
« Je ne sais si je me flatte, mais je compte sur l'honnêteté, sur l'équité du congrès comme sur la mienne et la vôtre. Ses députés ici ne sont pas à leur aise, et le besoin rend souvent les hommes peu délicats : voilà comment j'explique l'injustice qu'ils ont essayé de me faire (3). Je ne désespère pas même de les ramener à moi par la douceur de mes représentations et la fermeté de ma conduite. Il est bien malheureux, mon ami, pour cette cause, que ses intérêts en France aient été confiés à plusieurs personnes à la fois; un seul eût bien mieux réussi, et pour ce qui me regarde, je dois à M. Deane la justice, qu'il est honteux et chagrin tout à la fois de la conduite de ses collègues avec moi, dont le tort appartient tout entier à M. Lee.
 
« J'éprouve aussi des désagrémens de la part du congrès provincial de la South-Caroline, et j'écris par L'Estargette à M. le président Rutledge pour demander justice de lui-même à lui-même. L'Estargette, qui correspondra avec vous, vous apprendra quel succès aura ma juste représentation (4).
 
« A travers tous ces désagrémens, les nouvelles d'Amérique me comblent de joie. Brave, brave peuple! dont la conduite militaire justifie mon estime et le bel enthousiasme que l'on a pour lui en France! Enfin, mon ami, je ne veux des retours que pour être en état de le servir de nouveau, pour faire face à mes engagemens, de façon à pouvoir en contracter d'autres en sa faveur (5).
 
« Il me semble, si j'en crois les nouvelles, que nos Français ont fait des merveilles dans toutes les batailles de Pensylvanie. Il eût été bien honteux pour moi, pour mon pays, pour le nom français, que leur conduite n'eût pas répondu à la noblesse de la cause qu'ils ont épousée, aux efforts que j'ai faits pour procurer de l'emploi à la plupart d'entre eux, enfin à la réputation des corps militaires dont ils ont été tirés.
 
« La ville de Londres est dans une combustion épouvantable; le ministère est aux abois. L'opposition triomphe, et même avec dureté. Et le roi de France, connue un aigle puissant qui plane sur tous ces événemens, se réserve encore un moment le plaisir de voir les deux partis flottans entre la crainte et l'espérance de sa décision, qui doit être d'un si grand poids dans la querelle des deux hémisphères.
 
« Vous prescrire pédantesquement votre conduite à deux mille lieues de moi, mon cher ami, serait imiter la sottise du ministre anglais qui a voulu faire la guerre et dessiner la campagne de son cabinet! Je mets à profit sa leçon. Servez-moi de votre mieux, c'est le seul moyen de vous rendre utile à moi, à vous, et de devenir intéressant à L'Amérique elle-même.
 
«Faites comme moi; méprisez les petites considérations, les petites mesures et les petits ressentimens. Je vous ai affilié à ma cause magnifique; vous êtes l'agent d'un homme juste et généreux. Souvenez-vous que les succès sont à la fortune, que l'argent qui m'est dû est au hasard d'un grand concours d'événemens, mais que ma réputation est à moi, comme vous êtes aujourd'hui l'artisan de la vôtre. Qu'elle soit toujours bonne, mon ami, et tout ne sera pas perdu quand tout le reste le serait. Je vous salue comme je vous estime et vous aime. »
 
Le passage qui suit est un ''postscriptum'' où l'on voit Beaumarchais appliquant à la politique les ressources de la comédie, et combinant ingénieusement les moyens d'éluder les ordres ministériels, comme il aurait arrangé une pièce de théâtre :
 
« Voici ce que je pense relativement à mon grand vaisseau : je ne puis manquer à la parole que j'ai donnée à M. de Maurepas, que mon vaisseau ne servirait qu'à porter à Saint-Domingue sept ou huit cents hommes de milice, et que je m'en reviendrais sans toucher au continent. Cependant la cargaison de ce vaisseau est très intéressante pour le congrès et pour moi: elle consiste en habits de soldats tout faits, en draps, couvertures, etc. il porte une artillerie de 66 canons de bronze, dont 4 pièces de 33 livres, 24 pièces de 24 livres, 20 pièces de 16 livres, de 12 livres et de 8 livres de balles, plus 33 pièces d'artillerie de 4 livres de balles, ce qui fait en tout 100 canons de bronze et beaucoup d'autres marchandises.
 
« A force d'y rêver, j'ai pensé que vous pourriez vous arranger secrètement avec le comité secret du congrès, pour qu'on envoie un ou deux corsaires américains sur-le-champ à la hauteur de Saint-Domingue. L'un d'eux enverra sa chaloupe au Cap français, ou bien il fera le signal convenu depuis longtemps pour tous les navires américains qui viennent au Cap, ''de mettre une flamme blanche, d'arborer pavillon hollandais au grand mât et de tirer trois coups de canon''; alors M. Carabasse (6) ira à bord avec M. de Montant, capitaine de mon vaisseau ''le Fier Roderigue''. Ils s'arrangeront pour qu'à la sortie de mon vaisseau le corsaire américain s'en empare sous quelque prétexte que ce soit, et qu'il l’emmène. Mon capitaine protestera de violence et fera un procès-verbal avec menace de ses plaintes au congrès. Le vaisseau sera conduit où vous êtes. Le congrès désavouera hautement le brutal corsaire, rendra la liberté au vaisseau, avec des excuses obligeantes pour le pavillon français : pendant ce temps, vous ferez mettre à terre la cargaison, vous emplirez le navire de tabac, et vous me le renverrez bien vite avec tous ceux que vous aurez pu y joindre. Comme M. Carmichaël (7) va fort vite, vous aurez le temps de faire cette manœuvre soit avec le congrès, soit avec un corsaire ami discret. Par ce moyen, M. de Maurepas se voit dégagé de sa parole envers ceux à qui il l'a donnée, et moi de la mienne envers lui, car nul ne peut s'opposer à la violence, et mon opération aura eu son succès, malgré tous les obstacles dont mes travaux sont semés.
 
« Voilà sur quel fonds d'idées je vous prie, mon cher ami, de travailler fructueusement et vite, car mon vaisseau partira avant le 15 de janvier. Il aura ordre d'attendre de vos nouvelles au Cap Français.
 
« D'après tout ce que je fais, le congrès ne doutera plus, j'espère, que le plus zélé partisan de la république en France ne soit votre ami
 
« RODERIGUE HORTALEZ et Cie. »
 
La lettre suivante donnera une idée de l'importance des arméniens de Beaumarchais. Elle est écrite au moment où la guerre vient d'éclater entre la France et l'Angleterre.
 
« Paris, le 6 décembre 1778.
 
« Je vous dépêche en avant le corsaire ''le Zéphyr'' pour vous prévenir que je suis prêt à mettre à la mer une flotte de plus de douze voiles à la tête desquelles est ''le Fier Roderigue'', que vous m'avez renvoyé, et qui m'est arrivé à Rochefort le 1er octobre en bon état. Cette flotte peut contenir de cinq à six mille tonneaux, et elle est armée absolument en guerre. Arrangez-vous en conséquence. Si mon navire ''le Ferragus'', parti de Rochefort en septembre, vous est parvenu, gardez-le pour le joindre à ma flotte en retour. Ceci est un armement commun entre M. de Montieu (8) et moi. Nous avons composé les cargaisons sur l'état de marchandises que vous m'avez envoyé par ''le Fier Roderigue'', quoiqu'à dire vrai je me sois plus essentiellement occupé de moyens de revoir mes fonds que de les accumuler sans cesse. La plus forte partie du chargement sera donc de tafia, sucre, et d'un peu de café. Ayant beaucoup de place en allant, nous avons même pris le fret que nous avons trouvé; mais nous ne rapporterons rien à personne en revenant.
 
« Ainsi quincaillerie anglaise, draps, gazes, rubans, étoffes de soie, clous, toiles, agrès, des essais dans plusieurs genres de toiles peintes, papier, livres, brosses et généralement tous les articles que vous avez préférés, nous vous les envoyons. Faites en sorte que cette flotte reste à la planche le moins possible; car, quoiqu'elle soit forte et très bien armée, il ne faut pas que les avis qu'on aura de son séjour où vous êtes donnent le temps à nos ennemis de se disposer à barrer notre retour. 1° le commerce; 2° la guerre.
 
« Elle vous arrivera au plus tôt dans le cours de février, étant destinée à faire un détour en allant pour approvisionner nos colonies de farines et salaisons dont elles ont grand besoin, et dont le produit, nous rentrant en lettres de change sur nos trésoriers avant le retour de la flotte, nous mettra en état de faire face, en l'attendant, à la terrible mise-hors que cet armement nous coûte. Elle ne doit mettre à la voile que dans les premiers jours de janvier.
 
« Vous recevrez par ''le Fier Roderigue'' tous mes comptes avec le congrès bien en règle, l'assurance comprise, et ''sans polices fournies'', parce que j'ai été moi-même mon assureur, et que c'est une chose hors de doute, à la décision de tout le commerce d'Europe, qu'assurer ou courir les risques d'assurance donne un droit incontestable au paiement. Il en résulte seulement que le congrès ne paiera point les cargaisons qu'il n'aura pas reçues et qui auront été raflées en route sur les vaisseaux envoyés d'Europe. Je joindrai à mes comptes l'état exact de ce que j'ai reçu du congrès malgré l'infidèle députation de Passy, qui m'a disputé chaque cargaison de retour, et qui m'aurait encore arraché celle de ''la Thérèse'', si M. Pelletier (9), bien instruit par moi, ne l'avait pas vendue d'autorité. Celte injure perpétuelle indigne mon cœur et m'a fait prendre l'irrévocable résolution de n'avoir plus aucune relation avec la députation tant que ce fripon de Lee en sera. Il faut que les Américains entendent bien mal leurs intérêts pour laisser à notre cour un homme, aussi suspect et surtout aussi malhonnête (10).
 
« L'on m'a promis, mon cher, votre commission de capitaine, j'espère être assez heureux pour vous l'envoyer par ''le Fier Roderigue''; mais pourtant n'y comptez que quand vous la tiendrez dans vos mains (11). Vous connaissez notre pays; il est si grand qu'il y a toujours bien loin de l'endroit où l'on promet à celui où l'on donne. Bref, je ne l'ai pas encore, quoiqu'elle soit promise.
 
«Tous les autres détails vous arriveront par ''le Fier''. Eh! que diriez-vous si je vous mettais à même, à son arrivée, d'embrasser à bord notre ami Montieu? Il en a bonne envie; mais cela n'est pas encore décidé.
 
«Je n'ai reçu aucun autre argent pour M. le comte de Pulaski que celui qu'il m'a remis lui-même, sur lequel je viens de payer cent louis à son acquit. Je vous enverrai son compte bien net. Il devait m'écrire, et je n'ai jamais reçu de ses nouvelles.
 
« J'approuve ce que vous avez fait pour M. de Lafayette. Brave jeune homme qu'il est! c'est me servir à ma guise que d'obliger des hommes de ce caractère (12). Je ne suis pas encore payé des avances que vous lui avez faites; mais je suis sans inquiétudes. Il en est ainsi de M. de La Rouërie.
 
« Quant à vous, mon cher, je me réserve de vous écrire de ma main ce que je veux faire pour vous. Si vous me connaissez bien, vous devez vous attendre que je vous traiterai amicalement. Votre sort est désormais attaché au mien pour la vie. Je vous estime et vous aime, et vous ne tarderez pas à en recevoir les preuves. Rappelez-moi souvent au souvenir et à l'amitié de M. le baron de Steuben. Je me félicite bien, d'après ce que j'apprends de lui, d'avoir donné un aussi grand officier à mes amis les ''homme libres'' et de l'avoir en quelque façon forcé de suivre cette noble carrière. Je ne suis nullement inquiet de l'argent que je lui ai prêté pour partir. Jamais je n'ai fait un emploi de fonds dont le placement me soit aussi agréable, puisque j'ai mis un homme d'honneur à sa vraie place. J'apprends qu'il est inspecteur général de toutes les troupes américaines; bravo! dites-lui que sa gloire est l'intérêt de mon argent et que je ne doute pas qu'à ce titre il ne me paie avec usure.
 
«J'ai reçu une lettre de M. Deane (13) et une de M. Carmichaël : assurez-les de ma tendre amitié. Ce sont là de braves républicains, et qui seraient autant utiles ici à la cause de leur pays que ce bas intrigant de Lee lui est funeste. Ils m'ont flatté l'un et l'autre du plaisir de les embrasser bientôt à Paris, ce qui ne m'empêchent pas de leur écrire par ''le Fier Roderigue'', bien fier de se voir à la tête d'une petite escadre, qui, je l'espère, ne se laissera pas couper les moustaches. Elle a promis au contraire de m'en apporter quelques-unes.
 
« Adieu, mon cher Francy, je suis pour la vie tout à vous.
 
« CARON DE BEAUMARCHAIS. »
 
Cependant au milieu des préoccupations commerciales de Beaumarchais, et sous l'influence même de ses arméniens, les rapports entre la France et l'Angleterre s'aigrissaient de plus en plus. Le succès des troupes américaines dans la campagne de 1777, succès auquel l'auteur du ''Barbier de Séville'' pouvait se flatter d'avoir puissamment contribué, avait relevé la cause des ''insurgens'' auprès de la cour de Versailles. On ne donnait plus d'argent à Beaumarchais, mais on donnait secrètement des millions à Franklin et à Silas Deane. L'Angleterre, de plus en plus irritée, s'arrogeait le droit de visiter en pleine paix nos navires de commerce, d'examiner les cargaisons et de s'emparer de toutes celles qui lui paraissaient suspectes. D'un autre côté, voyant la France disposée à s'allier avec les Américains, elle semblait renoncer enfin à l'espoir de les soumettre, et se préparait elle-même à traiter avec eux. On envoyait de Londres des émissaires secrets aux agens américains de Paris; on parlait hautement en Angleterre de s'arranger à tout prix avec l'Amérique et de se venger ensuite sur la France. Franklin et Silas Deane, tout en repoussant les propositions des agens anglais, les faisaient valoir auprès du gouvernement français, en le pressant de prendre un parti et de reconnaître enfin l'indépendance américaine. Louis XVI et M. de Maurepas hésitaient encore, le roi parce qu'il n'aimait pas la guerre, M. de Maurepas parce que son grand âge lui inspirait une vive répugnance pour les embarras que la guerre entraîne. M. de Vergennes, appuyé par M. de Sartines, était le plus résolu. Dès le mois d'août 1777, en réponse à une proposition insidieuse de l'Angleterre demandant à la France de signer un traité de garantie pour la sûreté des possessions des deux couronnes en Amérique, le ministre écrivait au roi cette note restée inédite jusqu'à ce jour :
 
« Une assurance pour la sûreté des possessions des deux couronnes en Amérique semble aussi peu convenable qu'inutile. Ce serait nous lier les mains et placer dans la main de notre ennemi une verge toujours levée dont nous sentirions le redoutable effet chaque fois qu'il voudrait nous extorquer quelque injuste et nouvelle complaisance.
 
« Si les condescendances ne suffisent pas à l'Angleterre, il ne doit plus y avoir à opter, et il serait prudent, à tout événement, de faire passer dès aujourd'hui des ordres secrets à tous nos commissaires dans les ports de ne pas expédier les bâtimens français qui peuvent se préparer au départ, sous divers prétextes qu'on prolongera pendant quinze jours, - d'envoyer des bâtimens d'avis à Terre-Neuve, sur le grand banc, dans nos îles et dans le Levant, pour qu'on y soit sur ses gardes, et qu'on ne s'expose pas témérairement à l'incertitude des événemens (14).»
 
Beaumarchais, persuadé de son côté que les hésitations trop prolongées du gouvernement à reconnaître l'indépendance américaine amèneraient la paix entre l'Angleterre et l'Amérique aux dépens de la France, assiégeait M. de Maurepas et M. de Vergennes de mémoires volumineux où il exposait, avec sa pétulance ordinaire, l'alternative impérieuse sur laquelle il fallait opter. Dans un de ces mémoires inédits en date du 26 octobre 1777 et intitulé ''Mémoire particulier pour les ministres du roi et Manifeste pour l'état'', Beaumarchais, après avoir examiné toutes les faces de la question et prouvé que le système de l'inaction ne doit pas être continué, rédige avec l'aplomb qui le caractérise un projet de manifeste pour le roi Louis XVI, dans le cas où on se déciderait enfin à reconnaître l'indépendance des États-Unis, et ce qui est assez curieux, c'est qu'à tout prendre la substance de ce projet proposé par Beaumarchais le 26 octobre 1777 se retrouve dans la déclaration officielle notifiée par le gouvernement français à la cour de Londres le 13 mars 1778. Après avoir rédigé son manifeste, Beaumarchais entre dans l'exposé des mesures à prendre, et discute la nuance d'opinion de chaque ministre absolument comme s'il faisait partie du conseil. On voit du reste qu'il ne fait que continuer par écrit une discussion entamée sans doute en sa présence chez M. de Maurepas.
 
« Tel est à peu près (écrit-il) le manifeste que je propose au conseil du roi. Bien est-il vrai que cet écrit, ne faisant qu’étendre les droits de la neutralité française et mettre une égalité parfaite entre les contendans, peut irriter les Anglais sans satisfaire les Américains. S'en tenir à ce point est peut-être laisser encore à l'Angleterre le pouvoir de nous prévenir et d'offrir à l'Amérique cette même indépendance au prix d'un traité d'union très offensif contre nous. Or, dans ce chaos d'évènemens, dans ce choc universel de tant d'intérêts qui se croisent, les Américains ne préféreront-ils pas ceux qui leur offrent l'indépendance avec un traité d'union à ceux qui se contenteront d'avouer qu'ils ont eu le courage et le succès de se rendre libres?
 
« J'oserais donc, en me rangeant de l'avis de M. de Vergennes, proposer de réunir au troisième parti les conditions secrètes du second, c'est-à-dire qu'à l'instant où je déclarerais l'Amérique indépendante, j'entamerais secrètement un traité d'alliance avec elle; et comme c'est ici l'instant de répondre à l'objection de M. le comte de Maurepas et de le guérir de son inquiétude sur la division d'intérêts des députés de Passy ou le peu de consistance de leurs pouvoirs, pour me procurer toutes les sûretés dont un pareil événement est susceptible, je ne conclurais point le traité en France aven la députation de Passy, mais je ferais partir en secret un agent fidèle qui, sous le prétexte d'aller simplement régler les droits de commerce des deux nations, serait spécialement chargé d'accomplir avec le congrès les conditions particulières de ce traité, qui ne ferait que s'entamer en Europe et seulement pour contenir la députation.
 
«Cet agent bien choisi, ce voyage promptement fait, ces pouvoirs habilement confiés, si l'on fait donner par écrit aux députés du congrès en France leur engagement de ne rien entamer avec les Anglais jusqu'aux premières nouvelles de l'agent français en Amérique, on peut compter avoir trouvé le seul topique aux maux que M. de Maurepas appréhende.
 
« A l'instant donc où je déclarerais l'indépendance, où je me ferais donner l'engagement de la députation, où je ferais partir mon agent pour l'Amérique, je commencerais par garnir les côtes de l'Océan de soixante; à quatre-vingt mille hommes; et je ferais prendre à ma marine l'air et le ton les plus formidables, afin que les Anglais ne pussent pas douter que c'est tout de bon que j'ai pris mon parti.
 
« Pendant ce temps, je ferais l'impossible pour arracher le Portugal à l'asservissement des Anglais, quand je devrais l'incorporer au pacte de la maison de Bourbon.
 
« Je ferais exciter en Turquie la guerre avec les Russes, afin d'occuper vers l'Orient ceux que les Anglais voudraient bien attirer à l'Occident. Ou, si je ne croyais rien pouvoir sur les Turcs, je ferais flatter secrètement l'empereur (15) et la Russie de ne pas m'opposer au démembrement de la Turquie, sauf quelques dédommagemens vers la Flandre autrichienne, - tous les moyens étant bons, pourvu qu'il en résulte l'isolement des Anglais et l'indifférence de la Russie pour leurs intérêts (16).
 
« Enfin, si pour conserver l'air du respect des traités je ne faisais pas rétablir Dunkerque, dont l'état actuel est la honte éternelle de la France, je ferais commencer un port sur l'Océan tel et si près des Anglais, qu'ils pussent regarder le projet de les contenir comme un dessein irrévocablement arrêté.
 
« Je cimenterais sous toutes les formes ma liaison avec l'Amérique, dont la garantie aujourd'hui peut seule nous conserver nos colonies, et comme les intérêts de ce peuple nouveau ne peuvent jamais croiser les nôtres, je ferais autant de fonds sur ses engagemens que je me délierais de tout engagement forcé de l'Angleterre. Je ne négligerais plus jamais une seule occasion de tenir dans l'abaissement ce perfide et fougueux voisin qui, après nous avoir tant outragés, fait éclater dans sa rage aujourd'hui plus de haine contre nous que de ressentimens contre les Américains, qui lui ont enlevé les trois quarts de son empire.
 
« Mais craignons de passer à délibérer le seul instant qui reste pour agir, et qu'à force d'user le temps à toujours dire : ''Il est trop tôt'', nous ne soyons obligés de nous écrier bientôt avec douleur : ''Oh ciel! il est trop tard''. »
 
Il nous a paru assez intéressant de montrer Beaumarchais discutant ainsi avec les ministres de Louis XVI sur le ''parti à prendre'' disant : ''Je ferais'', et se mettant naïvement à la place du roi de France. La vérité est qu'on fit une partie de ce qu'il conseillait de faire : en même temps qu'on notifiait à la cour de Londres la reconnaissance de l'indépendance américaine, on concluait secrètement un traité d'alliance avec les Américains, et l'on envoyait M. Gérard à Philadelphie en qualité de ministre plénipotentiaire pour veiller à la ratification du traité.
 
La cour de Londres, considérant la reconnaissance de l'indépendance des Etats-Unis comme une déclaration de guerre, rappela son ambassadeur, et les deux nations se préparèrent à la lutte. Le premier coup de canon fut tiré par l'Angleterre le 18 juin 1778. L'amiral Keppel, croisant avec une flotte en vue des côtes de France, à la hauteur de Morlaix, rencontre la frégate ''la Belle-Poule'', commandée par le lieutenant Chadeau de La Clocheterie; il envoie une frégate anglaise ordonner à l'officier français de se rendre sous la poupe de son vaisseau pour être interrogé. La Clocheterie répond qu'il n'a point d'interrogatoire à subir de la part d'un amiral anglais. La frégate anglaise lui tire un coup de canon; La Clocheterie riposte par toute sa bordée. Le combat s'engage entre les deux frégates à la vue de l'escadre. Bientôt la frégate anglaise est mise hors de combat. L'amiral Keppel détache deux vaisseaux contre ''la Belle-Poule'', qui se retire devant des forces supérieures et rentre à Brest avec vingt-cinq hommes tués et cinquante-sept blessés.
 
Ces premiers coups de canon furent accueillis en France avec un hourrah d'enthousiasme. On a discuté souvent depuis sur l'utilité et les résultats de cette guerre pour l'Amérique : il est certain que la puissance anglaise n'a pas été aussi affaiblie qu'on le croyait par la séparation des colonies; il n'est pas moins certain que les Américains ne se sont pas toujours montrés reconnaissans des sacrifices considérables que la France fit pour eux à cette époque; mais en dehors de la question d'utilité, il y avait alors une question de sentiment qui primait tout chez un peuple non encore blasé par cinquante ans de crises révolutionnaires, et le gouvernement fut irrésistiblement entraîné par l'opinion. - A l'impulsion de la fierté nationale froissée par l'humiliant traité de 1763 et l'arrogance de l'Angleterre s'ajoutait l'admiration inspirée par les ''insurgens''. Ces hommes, vus de loin luttant au nom du droit contre la force, semblaient plus grands que nature, et l'Angleterre, vers laquelle se tourne aujourd'hui avec des regards d'envie tout homme qui a le sentiment de la dignité humaine, tout homme qui aime d'une égale passion l'ordre et la liberté, l'Angleterre, avec qui une guerre aujourd'hui serait la plus déplorable calamité au point de vue de la civilisation, avait alors contre elle non seulement les vieilles préventions populaires, mais l'aversion qu'inspire toujours aux esprits élevés une politique injuste, égoïste et oppressive.
 
Beaumarchais se lança dans la guerre avec la même ardeur que dans le commerce. On va voir aux prises ses instincts patriotiques et ses calculs de négociant. Le voici d'abord demandant des matelots au ministre de la marine, M. de Sartines, pour le service de son grand vaisseau.
 
« Paris, ce 12 décembre 1778.
 
« Monsieur,
 
«J'ai l'honneur de vous demander une nouvelle lettre à M. de Marchais, sans laquelle il jure ses grands dieux qu'il ne donnera pas un seul homme au ''Fier Roderigue'', qui deviendrait bientôt l'humble Roderigue, car il ne peut être fier que par vos bontés; - plus l'ordre, de me livrer les canons, boulets, etc., etc., par voie de compensation, au lieu de ce mot si dur, ''argent comptant'', qu'on nous jette à la tête pendant que nous avons les mains pleines de réclamations légitimes,et que nous demandons à être payés de nos avances faites et de nos fournitures pour la marine, les plus claires possibles.
 
« Je ne puis croire, monsieur, que je sois plus maltraité que le dernier des corsaires, parce que j'en suis le plus audacieux. Je vais croiser à travers l'Océan, convoyer, attaquer, brûler ou prendre des écumeurs, et parce que j'ai 60 canons et 160 pieds de quille, je me verrais moins bien accueilli que ceux qui ne nous vont pas à la jarretière! J'ai trop de confiance en votre équité pour le craindre. Mon ''Fier Roderigue'' est absolument en guerre et sans aucune cargaison. Pendant que les autres se videront et se rempliront, lui croisera fièrement et balaiera les mers d'Amérique. Voilà, monsieur, sa vraie destination. Voyez vous-même si votre sage ordonnance est moins applicable à lui qu'à tous les projets de frégate qui ne sont encore, que dans les espaces de l'imagination, pendant que ''le Fier Roderigue'' est prêt à labourer l'Atlantique aussitôt que vous lui permettrez d'avoir des matelots.
 
« Si je me présentais aujourd'hui devant vous et que j'eusse l'honneur de vous proposer de construire et d'armer un vaisseau de cette importance, et toujours propre à tenir lieu d'un vaisseau de roi partout où je l’enverrai, croyez-vous, monsieur, que vous lui refuseriez des canons et le titre de capitaine de brûlot pour son commandant? D'aussi faibles encouragemens pour d'aussi grands objets ne seraient rien à vos yeux. Comment donc vous est-il moins précieux étant tout fait que s'il était à faire?
 
«Je vous demande bien pardon; mais la multiplicité des objets qui vous occupent a pu vous dérober une partie de l'importance de mon armement, consacré au triple emploi d'encourager le commerce de France par mon exemple et mes succès, d'approvisionner les îles sur ou sous le vent qui en ont le plus grand besoin, et de conduire au continent de l'Amérique, dans le temps le plus orageux, une flotte française marchande si considérable, que les nouveaux états puissent juger par cet effort du vif désir que la France a de soutenir nos nouvelles liaisons de commerce avec eux.
 
« C'est à votre sagesse que je présente ces graves objets; il n'en est point, j'ose le dire, de plus dignes de l'attention et de la protection d'un ministre aussi éclairé.. Agréez, etc.
 
« CARON DE BEAUMARCHAIS. »
 
''Le Fier Roderigue'' partit donc avec ses 60 canons, convoyant dix bâtimens de commerce. A la hauteur de l'île de la Grenade, il rencontra la flotte de l'amiral d'Estaing, qui se préparait à livrer bataille à celle de l'amiral anglais Biron. En voyant passer de loin ce beau vaisseau de guerre qui se prélassait au vent, l'amiral d'Estaing lui fit signe d'arriver; apprenant qu'il appartenait à sa majesté Caron de Beaumarchais, il se dit que ce serait dommage de ne pas en tirer parti, et vu l'urgence du cas, il lui assigna son poste de bataille sans en demander l'autorisation au propriétaire, laissant aller à la merci des flots et des Anglais les malheureux bâtimens de commerce que ce vaisseau de guerre protégeait. ''Le Fier Roderigue'' se résigna bravement à son sort, prit une part glorieuse au combat de la Grenade, contribua à forcer à la retraite l'amiral Biron; mais il eut son capitaine tué, et il fut criblé de boulets. Le soir même du combat, le comte d'Estaing, éprouvant le besoin de consoler Beaumarchais, lui écrit à bord du vaisseau-amiral et lui envoie par l'intermédiaire du ministre de la marine le billet inédit suivant, qu'on n'est pas accoutumé à rencontrer dans les archives d'un auteur dramatique :
 
« A bord du ''Languedoc'', en rade de Saint-George, île de la Grenade, ce 12 juillet 1779.
 
« Je n'ai, monsieur, que le temps de vous écrire que ''le Fier Roderigue'' a bien tenu son poste en ligne et a contribué au succès des armes du roi. Vous me pardonnerez d'autant plus de l'avoir employé aussi bien, que vos intérêts n'en souffriront pas, soyez-en certain. Le brave M. de Montant (17) a malheureusement été tué. J'adresserai très incessamment l'état, des grâces au ministre, et j'espère que vous m'aiderez à solliciter celles que ''votre marine'' a très justement méritées.
 
« J'ai l'honneur d'être avec tous les sentimens que vous savez si bien inspirer, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,
 
« ESTAING. »
 
Le ministre de la marine s'empresse de faire passer cette lettre à Beaumarchais, gui répond ainsi au ministre :
 
« Paris, ce 7 septembre 1779.
 
« Monsieur,
 
«Je vous rends grâce de m'avoir fait passer la lettre de M. le comte d'Estaing. Il est bien noble à lui, dans le moment de son triomphe, d'avoir pensé qu'un mot de sa main me serait très agréable. Je prends la liberté de vous envoyer copie de sa courte lettre, dont je m'honore comme bon Français que je suis, et dont je me réjouis comme l'amant passionné de ma patrie contre cette orgueilleuse Angleterre.
 
« le brave Montant a cru ne pouvoir mieux faire, pour me prouver qu'il n'était pas indigne du poste dont on l'honorait, que de se faire tuer : quoi qu'il puisse en résulter pour mes affaires, mon pauvre ami Montant est mort au lit d'honneur, et je ressens une joie d'enfant d'être certain que ces Anglais, qui m'ont tant déchiré dans leurs papiers depuis quatre ans, y liront qu'un de mes vaisseaux a contribué à leur enlever la plus fertile de leurs possessions.
 
« Et les ennemis de M. d'Estaing, et surtout les vôtres, monsieur, je les vois ronger leurs ongles, et mon coeur saute de plaisir!
 
« Vous connaissez mon tendre et respectueux dévouement.
 
« BEAUMARCHAIS. »
 
Cependant la joie du patriote se trouvait un peu mitigée par les angoisses du négociant. Le rapport du capitaine en second du ''Fier Roderigue'', qui avait pris le commandement après la mort de son chef, arrivait en même temps que le billet de l'amiral d'Estaing. Ce rapport était également très satisfaisant au point de vue de la gloire de Beaumarchais, mais il était très inquiétant au point de vue de sa caisse. Dans cette circonstance, l'armateur adresse au roi la lettre suivante :
 
« 11 septembre 1779.
 
« Sire,
 
« Je ne viens pas vous demander le prix de mes travaux; vos sages ministres savent que mon souverain bonheur serait qu'ils pussent être tous utiles à voire majesté.
 
« Je ne demande point le prix de la campagne du ''Fier Roderigue'', trop honoré, qu'un vaisseau à moi ait mérité l'éloge de l'amiral en combattant en ligue dans une escadre conquérante.
 
« Mais, sire, la guerre est un jeu de roi qui écrase les particuliers et les balaie comme la poussière. ''le Fier Roderigue'' convoyait dix autres navires destinés à des opérations de commerce également utiles à l'état sous une autre forme.
 
« La mort de mon premier capitaine, trente-cinq hommes hors de service, le délabrement de mon vaisseau, le plus maltraité de l'escadre (ayant eu trois boulets dans le flanc, quatre à la flottaison, dont deux ont percé à jour, cinq dans les mâtures qui les ont très offensées, un dans la grande pompe qui l'a mise en pièces, quarante dans les voiles qui les ont criblées, et le reste dans les gréemens qui les ont hâchés); l'épuisement total de matelots où l'on a mis mes autres navires à leur arrivée au Fort-Royal pour compléter les équipages de l'escadre; l'ordre donné au ''Fier Roderigue'' de se réparer et de suivre l'escadre ; l'obligation où je suis d'envoyer de nouvelles instructions au nouveau chef de ma flotte, et l'impossibilité que de plus de trois mois cette flotte marchande, qui en a déjà perdu onze, parte sous convoi du ''Fier Roderigue'' pour sa vraie destination : - tout cela, sire, ruinant ma campagne, dont les avances ont été énormes, et jetant loin les rentrées de fonds qui devraient être faites à présent, me force d'implorer les bontés de votre majesté.
 
« Que je ne périsse point, sire, et je suis content. Le service que je demande est de peu d'importance.
 
«On me mande de la Grenade que l'on tire à vue sur moi 90,000 livres pour les réparations urgentes du ''Fier Roderigue''. Sur plus de 2 millions que j'ai avancés cette année à ma flotte, il ne me reste plus à payer que cent mille écus, moitié le 25 de ce mois et moitié au 10 octobre. Je supplie votre majesté de vouloir bien ordonner que cette modique somme de 400,000 livres me soit prêtée pour quelques mois seulement de son trésor royal. M. le comte de Maurepas sait, par l'expérience de ses bontés pour moi, que je suis fidèle à mes engagemens. A l'arrivée des fonds considérables que j'attends de la Martinique, où mes denrées ont été vendues, je rembourserai au trésor le capital et les intérêts.
 
« Ce n'est qu'après un calcul, inappréciable aujourd'hui, qui aura mis sous les yeux des ministres mes pertes réelles, que j'invoquerai la justice de votre majesté pour leur remboursement; mais c'est à titre de grâce que je demande le prêt momentané de 400,000 livres que le désordre de cette campagne rend indispensables pour empêcher de périr un des plus fidèles sujets de votre majesté dont la perte entraînerait un découragement général (18).
 
« CARON DE BEAUMARCHAIS.»
 
En même temps Beaumarchais faisait décorer son capitaine en second de la croix de Saint-Louis, et il faisait passer dans la marine militaire un de ses officiers qui fut depuis amiral (19).
 
Bientôt le comte d'Estaing, qui avait fait avarier si glorieusement le vaisseau de l'auteur du ''Barbier'', revient en France; Beaumarchais s'empresse d'aller lui présenter ses hommages; l'amiral était absent, et, pour excuser son absence, il écrit à Beaumarchais ce billet facétieux :
 
«Un vice-amiral peut être décrédité, prenant trop sur lui, ayant usé, ''abusé même des forces navales'' de M. de Beaumarchais. Ne pas recevoir la visite de ''son souverain'', c'est ce qui ne s'est jamais vu; c'est bien malgré moi que cela a été. Les bontés excessives dont on avait honoré la veille, par une multitude de visites inattendues, le Jeannot aquatique lui avaient fait fermer sa porte sans en prévoir une qui lui aurait fait autant de plaisir.
 
« M. d'Estaing prie M. de Beaumarchais d'agréer ses excuses et ses regrets; ils sont d'autant plus grands, qu'il est obligé d'aller boîter à Versailles pour quelques jours. Les chirurgiens l'assurent qu'en vertu des escaliers et des révérences il en reviendra impotent pour au moins trois semaines. S'il ne l'est pas, il demandera un rendez-vous à Paris; sinon il tâchera d'obtenir par un billet une visite qui l'intéresse autant. »
 
« Passy, ce 20 décembre 1779. »
 
Beaumarchais riposte immédiatement et sur le même ton.
 
« 27 décembre 1779.
 
« Très digne et très respectable amiral, qui pouvez bien être attaqué, mais jamais décrédité, - comme vous n'avez usé de la marine de moi souverain que pour le service d'un autre aussi puissant qu'équitable, - espérons qu'il fera justice à tous deux, en vous comblant d'honneurs et en réparant mes pertes.
 
« Vous recevrez, quand vous pourrez, l'hommage de moi, souverain, votre serviteur, qui n'avais pas attendu vos grands exploits pour vous apprécier, et qui me suis battu cent fois de la langue contre l'armée de coquins qui vous faisait injure, pendant que vous frappiez si fièrement de l'épée contre les ennemis de l'état. Le plus pressant est de rétablir votre santé, dont nous avons grand besoin, et si par hasard vous formiez le projet de faire par écrit l'apologie de votre conduite militaire, comme on cherche à l'insinuer, je vous supplie de rejeter cette idée avec un grand signe de croix comme une tentation du démon. Je vous en conjure, et cela de la part de tout ce gui vous honore et nommément de la part d'un vieillard célèbre qui vous aime et qui brûle de vous voir assis à côté de lui un bâton à la main au grand tribunal de l'honneur dont vous remplissez si glorieusement les devoirs (20).
 
« Je prends la liberté, pour vous désopiler la rate, de vous adresser mon dernier opuscule politique, lequel n'a pas le bonheur de plaire à tout le monde. Lorsque vous m'accorderez un quart d'heure, vous serez bien sûr de combler de joie celui qui est avec le plus respectueux dévouement, à la fin comme au commencement et dans le cours de toutes les années, digne et respectable amiral, votre très humble serviteur.
 
« DE BEAUMARCHAIS. »
 
L'opuscule que Beaumarchais envoyait à l'amiral d’Estaing pour lui ''désopiler la rate'' était un ouvrage très sérieux qui allait également lui procurer de la gloire et des soucis. En échangeant des coups de canon, l'Angleterre et la France échangeaient ainsi des ''manifestes''. La cour de Londres avait chargé la plume de l'historien Gibbon de dénoncer au monde entier la perfidie de la cour de Versailles. Oubliant sa propre histoire, remplie d'artifices diplomatiques du même genre et bien plus graves, le gouvernement anglais exagérait et torturait la très faible part que la cour de France avait prise aux secours expédiés aux Américains avant la rupture des deux gouvernemens. Beaumarchais, qui venait de figurer dans le débat à coups de canon, crut devoir intervenir dans la querelle à coups de plume. Il y était en quelque sorte autorisé, car le mémoire justificatif de la cour de Londres, en reprochant au ministère français d'avoir protégé une compagnie de commerce dirigée par Beaumarchais, attaquait ce dernier en personne et très vivement. En demandant au ministère la permission de répondre en son nom personnel, Beaumarchais écrit : « Si cela est sans conséquence de la part d'un homme privé, cela ne sera peut-être pas sans force sous la plume d'un homme piqué. » Il obtint, cette permission, et en décembre 1779 il publia, sous le titre d’''Observations sur le Mémoire justificatif de la cour de Londres'', une brochure qui a été insérée dans la collection de ses œuvres, et dont par conséquent nous parlerons peu. Cette brochure, écrite avec la verve un peu inégale quant au ton, mais toujours animée, qui le distingue, fit une grande sensation. Il mettait à son tour en relief toutes les perfidies anciennes du gouvernement anglais, toutes les vexations qu'il avait fait subir à notre commerce depuis trois ans, la patience avec laquelle le gouvernement français les avait supportées, et comment, pour complaire à lord Stormont, il s'y était lui-même plus d'une fois associé. Malheureusement l'auteur, entraîné par la vivacité de sa plume, avait commis une erreur grave : en insistant sur les conditions humiliantes du traité imposé par l'Angleterre en 1763, à la suite de la guerre de sept ans, il avait accepté sans vérification une opinion généralement répandue, qu'il existait dans ce traité un article secret par lequel la France accordait honteusement à l'Angleterre le droit de ''limiter le nombre de ses vaisseaux'', et, sous l'impression de ce fait qu'il croyait vrai, Beaumarchais avait écrit les lignes suivantes : « Mon courage renaissait en pensant que ma patrie serait vengée de l’abaissement auquel on l'avait soumise en fixant par le traité de 1763 le petit nombre de vaisseaux qu'on daignait encore lui souffrir. »
 
A la lecture de cette phrase, le duc de Choiseul et tous les anciens ministres de Louis XV qui avaient signé le fatal traité de 1763, et qui se sentaient déjà assez humiliés par les clauses réelles de ce traité, s'empressèrent de recourir au roi, invoquant sa justice contre un écrivain qui tendait à les déshonorer, et ils demandèrent que la brochure de Beaumarchais fût supprimée par arrêt du conseil, comme ''fausse et calomnieuse''. L'assertion de Beaumarchais avait été faite de bonne foi, elle avait même été émise avant lui par des écrivains français et anglais. Il proposait une rectification, le duc de Choiseul insistait pour une suppression motivée. Le conseil des ministres s'assembla, et c'est dans cette circonstance que Beaumarchais adressa à tous les ministres réunis une lettre inédite qui m'a paru assez curieuse de ton pour être reproduite :
 
« 19 décembre 1779.
 
« Messeigneurs,
 
« Si un guerrier qui se bat pour son pays n'en doit pas recevoir un soufflet déshonorant parce que l'inégalité du terrain l'aurait fait broncher un instant, est-il de la justice du roi de ranger dans la classe des libellistes scandaleux, dont les arrêts suppriment les ouvrages, un écrivain qui repousse avec force et dignité les noires imputations des ennemis de la patrie, parce qu'il est tombé avec cent mille autres dans une erreur involontaire, mais facile, avantageuse même à relever dignement?
 
« Lorsque l'homme qui n'a prétendu qu'à l'honneur d'avoir raison ne rougit pas d'avouer publiquement son erreur et d'en tirer un grand fruit pour la cause qu'il défend, y a-t-il de l'inconvénient à le laisser s'en relever lui-même?
 
« Que peut-il en effet résulter de plus fort contre une assertion hasardée que le désaveu libre et franc de son auteur, lorsqu'il peut le répandre aussi rapidement que son ouvrage? Et doit-on garder au zèle, au travail, au patriotisme, le déshonneur des suppressions destinées à punir les écarts volontaires, les coupables gangrenés et les pêcheurs impénitens?
 
« Avant de me traiter avec cette cruauté, je supplie les ministres du roi de lire ce que j'envoie au ''Courrier de l'Europe'', à celui ''du Nord''. La même chose en substance sera mise à l'instant dans tous les papiers publics, avec promesse à tous ceux qui me remettront l'exemplaire fautif de leur en faire tenir deux rectifiés.
 
« Je les supplie aussi de réfléchir que discréditer un semblable écrit par la flétrissure d'un arrêt est lui ravir tout ce qu'il renferme de bon et de louable, et rendre au reproche de perfidie du manifeste anglais toute sa force par le désaveu des grands principes de la réponse.
 
« A la douleur que j'en éprouve d'avance, je sens que je n'en pourrai supporter l'odieux effet. Ma tête échappe à ma raison, et j'ai passé la plus cruelle des nuits.
 
« On m'apporte à l'instant, de la part d'une pareille de M. de Choiseul, un exemplaire émargé de sa main pour m'être remis, avec ces mots, page 35 : ''Ce fait est faux et absurde''. Ce sont justement les termes de votre projet d'arrêt. Il les aura donc dictés lui-même!
 
«''Faux''! l'’expression est juste, puisque le fait n'est pas vrai; mais ''absurde''! Après Dunkerque et son commissaire anglais, osera-t-on, sans baisser les yeux, qualifier d'absurde un fait maritime qui nous regarde, quelque dur qu'il puisse être?
 
« Détruire un port de France à dix lieues de l'ennemi par son ordre, et le tenir en ruine sous la honteuse inspection d'un commissaire à lui, voilà ce qui est vraiment ''absurde'' et n'en existe pas moins sous nos yeux indignés depuis cent ans.
 
« Je parle à des cœurs français, je dois être entendu. Eh! laissez-moi, messeigneurs, laissez-moi, je vous en conjure, me relever de mon erreur. Je puis le faire honorablement et avec fruit; mais je sens bien au mal qui me suffoque que j'en mourrai de douleur, si vous avez la cruauté de livrer ma personne et mon ouvrage à la dégradation d'une flétrissure.
 
« Il ne resterait plus à mes amis qu'à faire imprimer les douze ou quinze cents lettres exaltées que j'ai reçues depuis six jours (21), où le cœur des bons citoyens se montre à découvert par la vivacité de leurs remerciemens;
 
« Où l'un dit : ''Je mettrai cet écrit dans une case à part, avec Tacite, le cardinal de Retz, Price et Sidney, car aucun monument aussi noble, aussi digne de la nation, n'honorera les événement actuels'';
 
« Où l'autre écrit : ''L'auteur a l'ivresse du patriotisme; sa plume étincelle. Il est donc vrai que l'homme ne fait de grandes choses que lorsqu'il est animé de grandes passions''!
 
« Où un troisième avoue ''qu'il n'a jamais bien connu la question, et qu'avant moi tout le monde donnait le tort à la France, mais qu'enfin voilà l'opinion fixée'';
 
« Où tous me rendent grâce de mon zèle et de mon courage dans un pays où si peu de gens se soucient d'en montrer pour la gloire de la France. Ces lettres de mes concitoyens montreraient qu'une telle bizarrerie est attachée à mon sort, que je ne puis rien entreprendre de bien qui ne me porte dommage. Il a voulu, dirait-on, travailler, armer pour son pays, on a arrêté ses expéditions; il a voulu écrire pour défendre l'honneur de la France, on a supprimé ses ouvrages. Sa nation l'estimait, et l'autorité l'écrasait. Il n'avait donc plus d'autre choix que de mourir ou de s'enfuir.
 
« Par grâce, par humanité, si je ne puis l'obtenir par justice, ne me donnez pas le crève-cœur d'une suppression pendant que vous souffrez un Linguet! Il vous a tous insultés, je vous ai tous respectés; il a fait l’''aiguillonnade'' et moi les ''observations''. Quelle différence et d'œuvre et de récompense!
 
« Si cet affreux arrêt est lancé, je me regarde comme un membre coupé, mort, qui ne tient plus à rien, et je ne veux plus devoir à la France que l'extrême-onction ou un passeport.
 
« Je vous demande pardon, mais je suis au désespoir.
 
« CARON DE BEAUMARCHAIS. »
 
Malgré les ardentes prières de Beaumarchais, son ouvrage fut, je crois supprimé, mais sans qualification blessante pour lui. Il n'en circula pas moins, et l'auteur se contenta de rectifier la phrase qui avait blessé le duc de Choiseul, en la remplaçant par celle-ci, qui restait toujours bien dure pour le signataire du traité de 1763 : « Mon courage renaissait quand je pensais que ma patrie serait vengée de l'abaissement auquel on l'avait soumise par le traité de 1763; ''que le voile obscur, le crêpe funéraire dont notre port de Dunkerque était enveloppé depuis soixante ans serait enfin déchiré''.
 
Cependant Beaumarchais, tout en guerroyant pour l'Amérique avec le canon ou la plume, attendait encore le paiement de ses fournitures. Le congrès persistait à le considérer comme un homme trop heureux de les lui envoyer gratis depuis deux ans et demi. Il n'avait été répondu à ses réclamations que par le plus dédaigneux silence, lorsque enfin il reçoit tout à coup la lettre suivante qui, rapprochée du glorieux billet de l'amiral d'Estaing, que nous avons cité plus haut, ajoute une bizarrerie de plus à la carrière de l'auteur du ''Barbier de Séville''.
 
''Par ordre exprès du congrès siégeant à Philadelphie. A M. de Beaumarchais''.
 
« 15 janvier 1779.
 
« Monsieur,
 
« Le congrès des États-Unis de l'Amérique, reconnaissant des grands efforts que vous avez faits en leur faveur, vous présente ses remerciemens et l'assurance de son estime. Il gémit des ''contre-temps que vous avez soufferts pour le maintien de ces états''. Des circonstances malheureuses ont empêché l'exécution de ses désirs; mais il va prendre les mesures les plus promptes pour l'acquittement de la dette qu'il a contractée envers vous.
 
« Les sentimens généreux et les vues étendues qui seuls pouvaient dicter une conduite telle que la vôtre font bien l'éloge de vos actions et l'ornement de votre caractère. Pendant que, par vos rares talens, vous vous rendiez utile à votre prince, vous avez gagné l'estime de cette république naissante et mérité les applaudissemens du Nouveau-Monde.
 
« JOHN-JAY, président. »
 
Comment s'était opéré ce singulier revirement dans les dispositions du gouvernement des États-Unis? C'est ce que nous expliquerons en suivant Beaumarchais dans ses derniers débats avec le congrès américain, pendant qu'il publie sa grande édition de Voltaire et qu'il prépare ''le Mariage de Figaro''.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small> (1) La députation américaine, dont le chef, Franklin, était établi à Passy.</small><br />
<small> (2) C'était en effet le premier retour qui arrivait en Europe sur un des vaisseaux de Beaumarchais. Franklin et Lee, qui dans cette circonstance agissaient malgré Silas Deane, n'osèrent point insister, et la cargaison resta à Beaumarchais. </small><br />
<small> (3) Cette explication peut paraître étrange; mais elle n'est pas dénuée de probabilité, au moins pour une époque un peu antérieure à celle où Beaumarchais la donnait, ignorant alors que le gouvernement français venait d'avancer secrètement de l'argent aux députés d'Amérique. Le fait est que ces derniers ne recevaient pas plus de fonds du congrès que Beaumarchais n'en recevait de retours en nature. Silas Deane avait été obligé d'abord d'emprunter à Beaumarchais les sommes nécessaires à son entretien personnel. Arthur Lee cherchait à abuser de ce fait contre son collègue; mais il n'y avait sur ce point aucun mystère. Loin de le cacher, Beaumarchais en parle souvent dans ses lettres au congrès avec une insistance qui n'est peut-être pas toujours très bon goût, mais qui prouve du moins la parfaite innocence de cet emprunt, que la nécessité seule avait forcé Silas Deane à contracter, puisque son pays ne lui envoyait pas un sou. Quant à Franklin, lorsqu'il débarqua en France, il était un peu plus riche, car il écrit à son collègue Silas Deane, de Quiberon, en décembre 1776 : « Notre vaisseau a apporté en ''indigo'' pour le compte du congrès une valeur d'environ 3,000 livres sterling, qui doit être à nos ordres pour payer nos dépenses. » A défaut de lettres de change, le congrès lui avait au moins alloué de ''l’indigo'' pour subsister. C'est dans cette même année 1777 que le gouvernement français donna lui-même à diverses reprises de l'argent aux députés de Passy jusqu'à concurrence de 2 millions, qui furent consacrés en partie à l'entretien des agens et des sous-agens de l'Amérique en France, et en partie à l'achat de fournitures pour le congrès. L'emploi de ces millions occasionna plus tard au sein du congrès des discussions un peu scandaleuses. </small><br />
<small> (4) Après avoir commercé avec le congrès général, Beaumarchais livrait aussi des fournitures aux divers états, et n'en était guère mieux payé.</small><br />
<small> [5] Voilà le vrai Beaumarchais, à la fois spéculateur et enthousiaste. On ne peut pas dire qu'il pose ici, car il n'écrit pas officiellement à un pouvoir quelconque, mais confidentiellement à son agent d'affaires. Le mot ''mon estime'', ainsi que le mot ''pour moi'' à l'autre paragraphe, sont encore bien dans son genre de fatuité naïve.</small><br />
<small>(6) L'agent de Beaumarchais au Cap. </small><br />
<small> (7) C'était un agent de l'Amérique à qui Beaumarchais confiait sa lettre pour M. de Francy.</small><br />
<small> (8) C'était un armateur de Nantes associé avec Beaumarchais. </small><br />
<small>(9) M. Pelletier Du Doyer, antre armateur également lie d'intérêts avec Beaumarchais. </small><br />
<small> (10) Il va sans dire que nous n'adoptons pas plus le jugement de Beaumarchais sur Lee que l'opinion de Lee sur Beaumarchais.</small><br />
<small> (11) C'était un brevet de capitaine au service des colonies que Francy demandait à Beaumarchais de lui obtenir du ministère pour augmenter sa considération en Amérique. Francy avait été élève de marine. Beaumarchais obtint le brevet qu'il demandait. il le lui envoie par la lettre qui suit celle-ci avec des épaulettes faites de la main de Mme de Beaumarchais. </small><br />
<small> (12) Lafayette était dévoré par les usuriers américains. Francy, qui s'était lié avec le jeune général, n'avait pas hésité à lui prêter de l'argent appartenant à Beaumarchais.</small><br />
<small> (13) Deane avait été rappelé en Amérique après la conclusion du traité d'alliance.</small><br />
<small> (14) L'Angleterre, dans la guerre précédente, nous avait appris la défiance en attaquant nos navires à l'improviste et sans déclaration de guerre.</small><br />
<small>(15) D'Autriche sans doute. </small><br />
<small> (16) Ceci est la partie fantastique du ''Mémoire'' de Beaumarchais; mais elle nous montre combien la situation en 1777 était différente de celle d'aujourd'hui.</small><br />
<small>(17) C'est le capitaine de Beaumarchais. </small><br />
<small> (18) Beaumarchais reçut cette première indemnité de 400,000 livres à valoir sur une indemnité plus considérable dont le chiffre restait à établir. Il fut fixé par trois fermiers-généraux délégués par le ministre. Les dix navires convoyés par ''le Fier Roderigue'' ayant été dispersés et pour la plupart pris par les Anglais, les pertes de Beaumarchais dans cette campagne furent énormes, et, après bien des débats, l'indemnité fut fixée à 2 millions en plusieurs termes, qu'il toucha successivement, et dont le dernier lui fut payé en 1785, à sa sortie de la prison de Saint-Lazare.</small><br />
<small> (19) C'est l'amiral Gauteaume, qui fut successivement matelot et officier de Beaumarchais. J'ai plusieurs lettres de lui à l'auteur du ''Barbier de Séville'' empreintes du respect d'un sujet pour son souverain. </small><br />
<small> (20) Il s'agit sans doute de M. de Maurepas, qui désirait que l'amiral d'Estaing gardât le silence sur les critiques dont sa campagne avait été l'objet.</small><br />
<small> (21) Il y a un peu d'exagération dans les ''douze'' ou ''quinze cents'' lettres, et ce qui suit ne brille pas par la modestie; mais on n'a jamais dit que Beaumarchais était modeste. On comprend du reste que dans cette circonstance il cherchât assez naturellement à rehausser la valeur de sa brochure. Le fait est que si je n'ai pas trouvé dans ses papiers douze ou quinze cents lettres, j'en ai trouvé plusieurs très enthousiastes et qui prouvent l'effet produit par son ouvrage.</small><br />
 
===X. Beaumarchais créancier d’une république, armateur et éditeur de Voltaire===
 
<center>I – Débats de Beaumarchais avec les Etats-Unis</center>
 
L'histoire des rapports de Beaumarchais avec les Etats-Unis ne serait pas complète, si on ne cherchait à éclaircir la dernière question qu'elle soulève. Il s'agit encore d'un procès, mais d'un procès de plusieurs millions, où Beaumarchais rencontre un adversaire plus redoutable que M. de La Blache, que Goëzman, que la Comédie-Française même, car cet adversaire est un gouvernement à la fois juge et partie dans la cause. Aussi la victoire sera-t-elle pour lui plus difficile, il mourra à la peine, et ses héritiers seuls verront le dénouement de cet inextricable débat. Nous touchons à l'époque où l'auteur du ''Barbier'' va nous ramener, par ''le Mariage de Figaro'', en pleine littérature; mais, avant de le suivre sur le théâtre le plus connu de ses succès, il faut nous arrêter encore devant le plaideur et le spéculateur, montrer l'un aux prises avec la ténacité américaine, et l'autre au milieu des difficultés de l'opération de librairie la plus considérable de son temps.
 
Le traité d'alliance entre la France et les Etats-Unis avait été signé le 6 février 1778 à Versailles, et peu de temps après Silas Deane, celui des trois commissaires américains qui, arrivé le premier à Paris, avait traité avec Beaumarchais au nom du congrès, fut rappelé à Philadelphie pour rendre compte de sa conduite et défendre les engagemens pris par lui contre les imputations de son collègue Arthur Lee. Ce dernier l'accusait, on s'en souvient, d'avoir, par un concert frauduleux avec Beaumarchais, et contrairement aux intentions du gouvernement français, transformé un don gratuit en une opération commerciale. Cette assertion, dont nous avons déjà démontré la fausseté, offrant l'avantage de dispenser l'Amérique de toute reconnaissance et de tout paiement envers Beaumarchais, le congrès était naturellement assez disposé à l'adopter. Silas Deane, accueilli d'abord aux États-Unis avec des préventions défavorables, eut à soutenir une lutte très vive contre les deux frères d'Arthur Lee, qui exerçaient une assez grande influence dans le congrès. Des débats scandaleux s'élevèrent non-seulement sur les engagemens contractés avec Beaumarchais, mais sur l'emploi des fonds fournis directement aux agens de l'Amérique par la cour de France. Cependant Silas Deane était muni des attestations les plus honorables du gouvernement français : le roi Louis XVI lui avait donné son portrait; M. de Vergennes avait écrit en sa faveur les lettres les plus flatteuses, et l'ancien premier-commis de M. de Vergennes, M. Gérard, qui arrivait en même temps à Philadelphie comme ministre plénipotentiaire de la cour de France, se montrait plein d'estime pour lui. M. Gérard avait reçu mission de n'intervenir qu'avec prudence dans les querelles de personnes ; mais, voyant que celle-ci prenait les proportions d'une lutte entre l'influence française et le parti anglais, représenté au sein du congrès par les frères Lee, il prit vivement l'offensive contre ces derniers. « Les relations de M. Arthur Lee, écrit-il à M. de Vergennes, ne sont qu'un tissu absurde de mensonges et de sarcasmes qui ne peuvent que compromettre ceux qui ont le malheur d'être forcés d'avoir quelque correspondance avec lui. Souffrez, monseigneur, que je me félicite au moins de vous avoir débarrassé de ce fardeau (1). » Dans une autre dépêche, M. Gérard écrit au ministre : « Je me suis expliqué graduellement et à l'instant même où cela était indispensable pour empêcher que ce dangereux et méchant homme (Arthur Lee) ne remplaçât M. Franklin (2) et ne fût en même temps chargé de la négociation avec l'Espagne. Je ne puis vous dissimuler, monseigneur, que je m'applaudis tous les jours davantage d'avoir pu contribuer à prévenir ce malheur. »
 
Quant aux accusations dirigées contre Silas Deane, M. Gérard les attribue à l’''esprit d'ostracisme'', « qui, dit-il, a déjà commencé à prévaloir contre les hommes qui ont rendu des services importans, lorsqu'ils ont cessé d'être nécessaires. » Malgré l'appui de M. Gérard, Silas Deane n'obtint en effet qu'une demi-victoire. Il fut déchargé de toute accusation, et on lui alloua pour ses dépenses personnelles 500 livres sterling par an pour le temps qu'avait duré sa mission en France, mais il ne fut fait aucune mention de ses services. On décida qu'il retournerait en Europe régler tous ses comptes, mais sans aucun titre officiel. « C'est l'ostracisme, écrit derechef M. Gérard à M. de Vergennes, c'est l'ostracisme le plus dur et le plus réfléchi. On ne pense pas à répondre aux lettres que vous avez écrites en sa faveur. »
 
De son côté, Silas Deane écrit à Beaumarchais : « J'ai été traité ici d'une façon à laquelle ni vous, ni mes amis, ni même mes ennemis ne s'attendaient. Cependant je ne doute pas que l'Amérique ne finisse par devenir plus équitable envers vous ainsi qu'envers moi. » Le congrès, en effet, commençait à ne plus avoir autant de confiance dans les rapports d'Arthur Lee. Il était d'ailleurs partagé entre le désir de ne point payer les anciennes fournitures et l'envie d'en recevoir de nouvelles. Or l'agent de Beaumarchais, Francy, déclarait que son patron n'enverrait plus rien, à moins qu'on ne reconnût sa créance pour le passé, et qu'un contrat, bien en règle ne le garantit contre toute difficulté pour l'avenir. Le contrat qui devait satisfaire à cette dernière condition avait été passé le 6 avril 1778, entre les membres du comité du commerce et Francy agissant au nom de Beaumarchais. Seulement le congrès, toujours défiant, ordonna que le contrat serait envoyé à Paris et ne serait ratifié qu'après que la députation américaine aurait obtenu du ministre des affaires étrangères une réponse catégorique sur la question de savoir si Beaumarchais était bien réellement créancier du congrès pour les 5 millions de cargaisons déjà expédiées, ou si ces cargaisons, comme n'avait cessé de l'affirmer Arthur Lee, étaient un don gratuit de la part du gouvernement français. Une note fut présentée dans ce sens à M. de Vergennes le 10 septembre 1778, par les trois commissaires Franklin, Arthur Lee, qui n'était pas encore rappelé, et John Adams, qui venait d'être envoyé à Paris pour remplacer Silas Deane. Voici la réponse du ministre; elle est adressée à M. Gérard, représentant de la France aux États-Unis, qui était chargé de la transmettre au congrès.
 
« Les commissaires du congrès viennent de m'adresser un ''office'' qui renferme deux objets : le premier concerne l'apurement du compte de M. de Beaumarchais sous le nom de la maison ''Roderigue Hortalez et Co''; le second, la ratification du contrat que le congrès ou plutôt le comité du commerce, sous son nom, a passé avec le sieur Théveneau de Francy, agent dus sieur Caron de Beaumarchais. M. Franklin et ses collègues désirent connaître les articles qui leur ont été fournis par le roi et ceux que M. de Beaumarchais leur a fournis pour son compte particulier, et ils m'insinuent que le congrès est dans la persuasion que tout ou au moins une grande partie de ce qui lui a été envoyé est pour le compte de sa majesté. Je leur ai répondu une le ''roi ne leur a rien fourni'', qu'il a simplement permis à M. de Beaumarchais de se pourvoir dans ses arsenaux, à la charge de remplacement; qu'au surplus j'interviendrais avec plaisir pour qu'ils ne fussent point pressés pour le remboursement des objets militaires. »
 
Quant au nouveau contrat passé entre Beaumarchais et le congrès, le ministre ajoutait qu'il n'avait point de conseil à donner sur la ratification de ce traité, n'étant point chargé de répondre des engagemens de la maison Roderigue Porlalez.et Co.
 
Dans cette réponse de M. de Vergennes, très nette en ce qui touche les droits de Beaumarchais comme créancier du congrès, il y avait deux choses : une réticence commandée par la politique, et qui consistait à passer sous silence la subvention pécuniaire secrètement accordée à Beaumarchais avant la rupture entre la France et l'Angleterre; mais il y avait aussi la vérité, qui perçait dans la dernière phrase du ministre relativement aux objets militaires. Cette phrase prouvait que, si Beaumarchais avait été subventionné, il ne l'avait pas été pour envoyer gratis des fournitures, mais pour les envoyer à crédit, en laissant aux débiteurs une assez grande latitude, spécialement pour les munitions de guerre. Or il est évident que Beaumarchais se conformait aux instructions ministérielles, car depuis deux ans, sauf deux cargaisons de 150,000 francs chacune dont il avait été obligé de s'emparer d'autorité, il n'avait pu obtenir un liard pour 5 millions de fournitures militaires ou autres; et lorsqu'il demandait des à-comptes, on lui répondait par la négation de sa créance, ou on ne lui répondait pas du tout.
 
En présence de la déclaration formelle du ministre, reproduite et fortifiée dans une note adressée au congrès par M. Gérard, dans laquelle il était dit que le ''gouvernement français était complètement étranger aux opérations commerciales de Beaumarchais'', il fallut bien que le congrès s'exécutât enfin et reconnût l'auteur du ''Barbier de Séville'' comme un créancier réel. C'est alors seulement, en janvier 1779, qu'on lui envoya l'adresse si flatteuse que nous avons citée dans le chapitre précédent. En lisant ces mots : « le ''congrès gémit'' des contre-temps que vous avez soufferts pour le soutien de ses états, il va prendre les mesures les plus promptes pour l'acquittement de la dette qu'il a contractée envers vous, » Beaumarchais se crut enfin à la veille de toucher de l'argent ou de recevoir du tabac : c'était encore une illusion. Au lieu de lui donner un à-compte au moins en nature, le congrès, prétextant le mauvais état de ses finances et le ''danger de la navigation'', préféra lui envoyer, en octobre 1779, à valoir sur son compte général, 2,544,000 livres de lettres de change à trois ans de date, tirées sur Franklin. Il est certain que le congrès usait largement du droit que lui avait conféré M. de Vergennes, de n'être point ''trop pressé'' par Beaumarchais, puisque, sur une créance de 5 millions qui datait de trois ans, il envoyait un à-compte en lettres de change à trois ans de distance, lettres de change souscrites par une nation à peine reconnue comme telle, et qui par conséquent nc pouvaient guère passer pour de l'argent comptant.
 
Malgré les remerciemens si pompeux du congrès, il y avait dans sa conduite une arrière-pensée : il persistait au fond à ne pas prendre au sérieux la créance de Beaumarchais, et il ne désespérait pas de trouver quelque moyen de se débarrasser de lui. On est tout étonné quand on voit deux ans plus tard le ministre des finances, Robert Morris, parler à Franklin d'un biais pour ne pas payer les lettres de change, et Franklin lui démontrer que son plan est impraticable, parce que ces lettres de change sont maintenant en circulation. On n'est pas moins étonné lorsqu'on voit Franklin, - en réponse à une demande que lui adresse le chef du bureau des fonds aux affaires étrangères, M. Durival, pour le règlement des nombreux millions que son pays a reçus de la France et dont nous reparlerons tout à l'heure, - revenir sur une question qui semblait résolue, et trois ans après la déclaration de M. de Vergennes, deux ans après l'envoi de la lettre du congrès et des lettres de change, demander derechef au ministre, le 15 mai 1781, si les fournitures faites par Beaumarchais ne sont pas un don du roi de France. M. Durival lui répond très laconiquement sur ce point : ''Quant aux objets fournis et avances par M. de Beaumarchais, le ministre n'en a point connaissance''.
 
Cependant Beaumarchais, mécontent de se voir si mal payé par le congrès général, avait essayé de commercer avec les états particuliers de l'Amérique; il n'avait pas été plus heureux : deux cargaisons vendues par lui, l'une à l'état de Virginie, l'autre à l'état de la Caroline du sud, avaient été payées en papier-monnaie, et ce papier, avant qu'il eût pu s'en débarrasser, avait subi une dépréciation énorme (3). Tout cela n'était pas encourageant; aussi, dès 1780, il avait de son côté refusé de ratifier le traité conclu en son nom avec le congrès par Francy. Tirant le meilleur parti possible des lettres de change à trois ans de date, il ne spéculait plus avec les corps constitués, et se bornait à attendre que le congrès réglât définitivement son compte général.
 
En 1781, Silas Deane revint en France pour apurer tous les comptes qu'il avait laissés en suspens; celui de Beaumarchais fut fixé par lui le 6 avril à une somme de 3,600,000 livres, après déduction des à-comptes payés, et en y comprenant les intérêts à partir des premiers envois. Muni de ce titre, Beaumarchais réclama du congrès son remboursement. Pas de réponse pendant deux ans. En 1783, un nouvel agent des États-Unis, M. Barclay, arrive à Paris avec la qualité de consul-général et la mission de réviser les comptes arrêtés par Silas Deane. Beaumarchais refuse de soumettre son compte déjà réglé à un nouveau règlement; M. Barclay lui déclare que le congrès n'entendra et ne paiera rien, à moins que son compte n'ait été de nouveau débattu et examiné. Après un an de résistance, Beaumarchais cède. Le compte est révisé et réduit par M. Barclay; mais le gouvernement américain persiste à ne rien payer, et bientôt un incident qui s'élève à l'insu de Beaumarchais détermine le congrès à ajourner indéfiniment la créance de ce dernier; voici cet incident.
 
Les Etats-Unis ayant déjà reçu beaucoup d'argent du gouvernement français et demandant, en 1783, un nouveau prêt de six millions, il fut convenu qu'en leur prêtant ces six millions, on réglerait leur situation vis-à-vis de la France par une récapitulation exacte dans le contrat de toutes les sommes qu'ils avaient déjà reçues, soit à titre de prêt, soit à titre de don. Dans la première classe, à titre de sommes prêtées successivement, on énonça d'abord 18 millions, plus un emprunt de 10 millions en Hollande, garanti par le roi de France et dont il payait les intérêts; enfin les six millions, objet du dernier emprunt. Tout cela constitua une somme de ''trente-quatre millions'', que les Etats-Unis s'engagèrent à rembourser à différentes époques, et qui, par parenthèse, ne furent pas très exactement soldés aux échéances. Enfin la générosité du roi fit entrer dans le contrat une seconde catégorie de sommes, dont il déclarait faire don aux États-Unis. Cette catégorie se composait : 1° de 3 millions ''accordés'', disait le contrat, antérieurement au traité d'alliance de février 1778 ; 2° de 6 millions donnés en 1781. C'était donc 9 millions que le roi de France, indépendamment des sommes prêtées et des sommes énormes dépensées dans la guerre d'Amérique, déclarait abandonner gratuitement. Or, par une étourderie assez bizarre, Franklin, qui avait signé ce contrat le 25 février 1783, ne s'aperçut que trois ans plus tard, en 1786, lorsqu'il était déjà retourné en Amérique, qu'il y avait une explication à demander sur les 3 millions indiqués comme ayant été ''donnés'' antérieurement à 1778. Il n'avait reçu du gouvernement que 2 millions, mais il avait reçu en 1777 un million en plus des fermiers généraux, pour lequel million les Etats-Unis avaient payé un à-compte en tabac de 153,229 livres. «Il est possible, écrit Franklin au banquier des États-Unis à Paris, que ce million fourni ostensiblement par les fermiers généraux ait été en réalité un don de la couronne; mais dans ce cas, comme l'observe M. Thompson, les fermiers généraux nous doivent les deux cargaisons de tabac qu'ils ont reçues à valoir sur cette somme. » Ce qui est assez naïf, c'est que Franklin n'ajoute pas qu'au cas où le million en question ne serait pas celui des fermiers généraux, les Etats-Unis doivent au contraire, depuis neuf ans, aux fermiers généraux la différence entre un million reçu en 1777 et un à-compte en tabac de 153,229 livres. Il faut dire qu'à cette époque les États-Unis, nation jeune et pauvre, étaient assez habitués à recevoir de toutes mains et plus disposés à accepter qu'à rendre (4). Le banquier des Etats-Unis, M. Grand, fut donc chargé de s'informer auprès de M. de Vergennes si, parmi les 3 millions que le roi déclarait avoir accordés gratuitement pour les Etats-Unis, figurait le million des fermiers généraux. Il lui fut répondu par M. Durival, au nom de M. de Vergennes, que le roi était étranger à l'avance faite par les fermiers généraux, mais que la somme en question était ''un million délivré par le trésor royal le 19 juin 1776''. C'était précisément le million donné secrètement à Beaumarchais. Or quelle avait été la pensée du gouvernement en insérant dans le contrat du 25 février 1783 la mention de ce million à la suite des 8 millions donnés directement aux agens de l'Amérique? Etait-ce une simple récapitulation de l'argent déboursé à titre gratuit en faveur des Etats-Unis, récapitulation faite pour le règlement des comptes du trésor et sans qu'on eût réfléchi aux inconvéniens qu'elle pourrait avoir par rapport à Beaumarchais? ou bien le gouvernement entendait-il par là que celui qui avait reçu ce million en rendrait compte aux États-Unis? Si cette dernière supposition était la vraie, il faudrait bien reconnaître que Beaumarchais, en demandant le paiement intégral de toutes ses cargaisons, sauf à rendre compte de son côté à qui de droit, aurait agi contrairement aux vues du gouvernement qui l'avait subventionné; mais ce qui va suivre la réponse de M. Durival nous donne le droit d'affirmer plus que jamais que le gouvernement donateur n'avait point entendu que Beaumarchais serait comptable de ce million envers les Etats-Unis.
 
En effet, après avoir lu la lettre de M. Durival, qui indiquait ce million comme donné le 10 juin 1776 sans autre spécification, le banquier des États-Unis, M. Grand, écrit pour avoir communication du reçu et du nom de la personne qui a touché le million. Le chef du bureau des fonds consulte M. de Vergennes et répond par un premier refus. Le banquier insiste de nouveau, alléguant sa propre responsabilité. M. Durival adresse alors au ministre un rapport secret sur cette question ''s'il y a lieu de fournir à M. Grand la copie qu'il demande du reçu de M. de Beaumarchais''. Après avoir établi que le reçu porte que M. de Beaumarchais en rendra compte à M. de Vergennes seul, le chef du bureau des fonds conclut ainsi : «''Il pourrait y avoir de l'inconvénient à fournir une arme contre M. de Beaumarchais'' en produisant à M. Grand la copie qu'il demande de la reconnaissance du million délivré le 10 juin 1776. » En marge du rapport, il est écrit: ''Référé le 5 septembre 1786'', et au-dessous, également en marge, se trouve la décision de M. de Vergennes, ainsi conçue : ''Il ne peut pas y avoir lieu à donner la copie de la reconnaissance énoncée dans ce rapport''. Conformément à cette décision du ministre, le chef du bureau des fonds répond au banquier des États-Unis par la lettre suivante :
 
« Versailles, 10 septembre 1786.
 
« Le ministre persiste, monsieur, dans l'opinion que le reçu dont vous demandez copie n'a rien de commun avec les affaires dont vous êtes chargé, et que cette pièce est inutile dans le nouveau point de vue sous lequel vous l'envisagez. Il vous est bien facile, monsieur, de prouver que la somme en question n'a point été versée dans vos mains, puisque vous n'avez commencé à être chargé des affaires du congrès qu'en janvier 1777, tandis que le reçu dont il s'agit est daté du 10 juin 1776. J'ai l'honneur d'être, etc.
 
« DURIVAL.»
 
De ce refus du ministre, le congrès se crut suffisamment autorisé à conclure : 1° que c'était Beaumarchais qui avait reçu ce million, 2° que ce million devait être restitué par lui au congrès ; 3° que le congrès ne devait rien payer jusqu'à ce que ce mystère eût été éclairci. Toutes ces conclusions n'étaient pas également justes, car il ne s'agissait plus ici, comme dans la déclaration du ministre, en 1778, d'une réticence commandée par la politique; le gouvernement français ne cachait plus, en 1786, qu'il avait assisté les colonies insurgées avant la rupture avec l'Angleterre, puisqu'il déclarait formellement qu'il avait donné dans ce but 3 millions avant le traité de 1778, et qu'il allait jusqu'à préciser la date du premier million délivré le 10 juin 1776. - S'il refusait de dévoiler aux États-Unis le nom de l'homme à qui avait été avancé ce million, ce n'était donc plus par des considérations de prudence politique, mais par un motif d'équité personnelle à l'égard de Beaumarchais, ''pour ne pas fournir aux Américains une arme contre lui'', comme l'énonçait expressément M. Durival dans son rapport au ministre. -Par ce refus de communiquer aux Etats-Unis le reçu de Beaumarchais, le ministre leur disait, ce semble, implicitement : - J'ai classé ce premier million dans le contrat du 25 février 1783 parmi les millions donnés gratuitement par moi pour votre service; mais comme il n'a pas été donné à vous, comme l'homme à qui je l'ai donné s'est engagé par son reçu à rendre compte de son emploi à moi et non à vous, cet homme ne peut être comptable qu'envers moi. Si je vous demandais le remboursement de ce million, vous auriez le droit de le réclamer de votre côté à celui qui l'a reçu; mais, comme je ne vous demande rien, c'est à moi seul qu'il appartient de décider jusqu'à quel point cette avance gratuite d'un million faite par moi pour vous doit vous profiter, à vous ou à l'homme à qui je l'avais donné, pour concourir à une opération secrète qui vous a été très utile, mais qui jusqu'ici, par votre refus d'acquittement, parait avoir été plus pénible que fructueuse pour lui.
 
Cette réticence en faveur de Beaumarchais était ici d'autant mieux justifiée, que cet incident se passait complètement à son insu, qu'il n'avait été appelé à faire valoir ses droits ou ses intérêts ni sur la mention faite dans le contrat du 25 février 1785 du million reçu par lui, contrat secret et qu'il ne connaissait pas, ni sur la demande en communication du reçu fait par le banquier des Etats-Unis en 1786 et refusée par le ministre.
 
Tandis que ces explications s'échangeaient entre M. de Vergennes et le banquier des États-Unis, Beaumarchais pressait en vain auprès du congrès la liquidation de son compte, ajournée depuis neuf ans, demandant au moins un arbitrage, proposant comme un de ses arbitres M. de Vergennes lui-même, et acceptant, de la part des Américains, tous les arbitres qu'il leur plairait de choisir, excepté Arthur Lee, son ennemi personnel. En 1787, à bout de patience, il écrivait au président du congrès, en date du 12 juin, une lettre inédite dont j'extrais le passage suivant :
 
« Que voulez-vous, monsieur, qu'on pense, ici du cercle vicieux dans lequel il parait qu'on s'enveloppe avec moi? Nous ne ferons aucun remboursement à M. de Beaumarchais que ses comptes ne soient réglés par nous, et nous ne réglerons point ses comptes pour n'avoir point de remboursement à lui faire! - Un peuple devenu puissant et souverain peut bien regarder, dira-t-on, la gratitude comme une vertu de particulier au-dessous de sa politique; mais rien ne dispense un état d'être juste et surtout de payer ses dettes. J'ose espérer, monsieur, que, touché de l'importance de l'affaire et de la force de mes raisons, vous voudrez bien m'honorer d'une réponse officielle sur le parti auquel l'honorable congrès s'arrêtera, soit de me régler promptement et de solder son règlement, comme un souverain équitable, soit de choisir entre des arbitres en Europe pour juger les points en débat, d’''assurances et de commission'', ainsi que M. Barclay eut l'honneur de vous le proposer lui-même en 1785, soit enfin de m'écrire sans détour que les souverains d'Amérique, oubliant mes services passés, me refusent toute justice : alors j'adopterai le parti le plus convenable à mes intérêts méprisés, à mon honneur blessé, sans sortir du profond respect avec lequel je suis, du congrès général et de vous, monsieur le président, le très-humble, etc.
 
« CARON DE BEAUMARCHAIS.»
 
Le congrès trouva cette lettre un peu hardie, et pour apprendre à vivre à son créancier, il confia précisément l'examen de sa créance au seul homme que Beaumarchais eût exclu de cet examen, à Arthur Lee. Le compte fut bientôt réglé : en un tour de main, Arthur Lee constata que le fournisseur, à qui le congres avait envoyé en 1779 de si belles protestations de reconnaissance et dont la créance avait été réglée, en 1781, à 3,600,000 livres, non-seulement n'avait ''rien'' à réclamer des Etats-Unis, mais qu'il devait au contraire aux Etats-Unis ''dix-huit cent mille francs''. Après quatre ans de protestations de la part de Beaumarchais, le congrès confia, en 1793, un nouvel examen de cette créance à l'un des hommes d'état les plus distingués de l'Amérique, M. Alexandre Hamilton, qui, réformant le compte fabuleux d'Arthur Lee, fit repasser Beaumarchais de l'état de débiteur de 1,800,000 fr. à l'état de créancier légitime du congrès, pour une somme de ''deux millions deux cent quatre-vingt mille francs''. Il n'y avait, on le voit, que 4 millions de différence entre les calculs d'Arthur Lee et ceux d'Hamilton; mais en même temps Hamilton proposa qu'il fût sursis à tout paiement jusqu'à ce qu'on eût fait de nouvelles tentatives auprès du gouvernement français pour obtenir la communication du mystérieux reçu d'un million, refusée sept ans auparavant, estimant que, si le reçu était signé de Beaumarchais, il y avait lieu à déduire un million sur sa créance. Conformément aux instructions du congrès, le ministre des États-Unis auprès de la république française, Gouverneur Morris, par une lettre en date du 21 juin 1794, demanda cette communication à Buchot, alors ministre des affaires étrangères. Celui-ci, sans égards pour les déclarations officielles et pour les refus de ses prédécesseurs, voulant, dit-il, donner aux Etats-Unis la satisfaction qui leur avait été refusée par les ministres de l’''ancien régime'', Buchot livra à un gouvernement étranger un titre contre un particulier qui, en vertu de ce titre même, n'était comptable qu'envers le gouvernement français.
 
Dès ce moment, la créance de Beaumarchais subit une nouvelle série de difficultés. Le congrès lui dit : - Par un contrat passé entre nous et le gouvernement français le 26 février 1783, le gouvernement déclare qu'il nous abandonne gratuitement neuf millions. Nous n'en avons reçu que huit, c'est vous qui avez reçu le neuvième! Prouvez-nous que ce million, reçu par vous le 10 juin 1776, n'est pas celui qui nous était destiné, sinon nous le retiendrons sur votre créance. - Beaumarchais répond au congrès : « Je demande qu'il me soit donné acte de la déclaration la plus précise que je fais, que jamais je n'ai reçu du roi Louis XVI, de ses ministres, ni de personne au monde, ''ni un million, ni même un seul shilling pour vous être offerts en présent''; - que tout l'or que j'ai employé pour vous servir, en ami bien zélé, en loyal négociant, et au seul titre d'un commerce équitable, n'a été rassemblé par moi, tant en France qu'en d'autres états de l'Europe, qu'à titre d'association'' d'emprunt ou de circulation''; - que tous mes créanciers, moins patiens envers moi que je n'ai dû l'être envers vous, ne m'ont pas laissé vingt années sans exiger leur compte et leur acquittement, et que s'il ''m'en restait quelques-uns à solder, question qui vous est étrangère en qualité de débiteurs'', ce ne serait qu'une obligation de plus pour vous de me mettre en état de le faire en vous acquittant envers moi. Quant au contrat de 1783, dont vous m'apprenez l'existence et que j'ai toujours ignoré, je déclare que ce contrat, où je n'ai pas été appelé ni par vous, ni par les ministres de France, m'est absolument étranger, sous quelque point de vue qu'on l'envisage, par cela seul que je n'y ai point été appelé, ce qui était indispensable, si vous deviez, après douze ans, essayer de vous en faire un titre pour éluder ou éloigner mon paiement, après avoir épuisé tous les autres (5). »
 
Tel est le débat interminable dans lequel Beaumarchais consuma les dernières années de sa vie. Dans cette période de la lutte, sa destinée était fort assombrie. Il était proscrit, réfugié à Hambourg, il se croyait complètement ruiné en France; il ne voyait pour sa fille unique d'autre ressource d'avenir que cette créance américaine, et il s'y cramponnait avec l'énergie du désespoir. De son grenier à Hambourg, il adressait des volumes au congrès, aux ministres des Etats-Unis, même au ''peuple américain tout entier''. Un de ces mémoires inédits, écrit d'une main lourde et fatiguée, m'a frappé par une péroraison où, à travers la pesanteur de la vieillesse, on retrouve quelque chose de la verve toujours un peu incorrecte, mais colorée, du Beaumarchais d'autrefois.
 
« Américains (s'écrie le vieillard), je vous ai servis avec un zèle infatigable, je n'en ai reçu dans ma vie qu'amertume pour récompense, et je meurs votre créancier. Souffrez donc qu'en mourant je vous lègue ma fille à doter avec ce que vous me devez. Peut-être qu'après moi, par d'autres injustices dont je ne puis plus me défendre, il ne lui restera rien au monde, et peut-être la Providence a-t-elle voulu lui ménager, par vos retards d'acquittement, une ressource après ma mort contre une infortune complète. Adoptez-la comme une digne enfant de l'état! Sa mère aussi malheureuse et ma veuve, sa mère vous la conduira. Qu'elle soit regardée chez vous comme la fille d'un citoyen! Mais si après ces derniers efforts, si après tout ce qui vient d'être dit, contre toute apparence possible, je pouvais craindre encore que vous rejetiez ma demande; si je pouvais craindre, qu'à moi ou à mes héritiers vous refusiez des arbitres, désespéré, ruiné, tant en Europe que par vous, et votre pays étant le seul où je puisse sans honte tendre la main aux habitans, que me resterait-il à faire, sinon à supplier le ciel de me rendre encore un moment de santé qui me permit le voyage d'Amérique ? Arrivé au milieu de vous, la tête et le corps affaiblis, hors d'état de soutenir mes droits, faudrait-il donc alors que, mes preuves à la main, je me fisse porter sur une escabelle à l'entrée de vos assemblées nationales, et que, tendant à tous le bonnet de la liberté, dont aucun homme plus que moi n'a contribué à vous orner le chef, je vous criasse : Américains, faites l'aumône à votre ami, dont les services accumulés n'ont eu que cette récompense. ''Date obolum Belisario''!
 
« PIERRE-AUGUSTIN CARON BEAUMARCHAIS.
 
« D’auprès d'Hambourg, ce 10 avril 1795. »
 
Le congrès resta sourd aux réclamations de son fournisseur; non-seulement il le laissa mourir sans avoir liquidé sa créance: mais pendant les trente-six ans qui suivirent sa mort, depuis 1799 jusqu'en 1835, tous les gouvernemens qui se succédèrent en France et tous les ambassadeurs de ces gouvernemens auprès des États-Unis appuyèrent en vain la demande des héritiers de Beaumarchais. Il y avait contre cette créance un parti-pris qui se transmettait religieusement d'une génération de législateurs à l'autre. Non-seulement on disait : Nous avons à déduire sur la créance, fixée en 1793, par M. Hamilton, à la somme de 2,400,000 livres, la somme de 1 million donnée ''pour nous'' à Beaumarchais le 10 juin 1776; mais on ajoutait: Comme les intérêts de ce million, dont on ne nous a pas rendu compte depuis 1776, absorbent l'excédant, nous sommes quittes envers les héritiers de Beaumarchais, et nous ne leur paierons rien. De leur côté, les héritiers de Beaumarchais répondaient au congrès : D'après le compte de notre auteur, vous deviez, en 1793, y compris les intérêts, non pas 2,400,000 livres, comme l'a réglé M. Hamilton, mais plus de 4 millions. Payez-nous au moins la somme fixée par votre propre rapporteur. - Quant au million que les États-Unis prétendaient déduire, le gouvernement français, s'appuyant sur les déclarations officielles faites au congrès, en 1778, par M. de Vergennes, intervenait vivement à l'appui des héritiers Beaumarchais, et la première dépêche adressée par le ministre Talleyrand sur cette question, le 28 germinal an XI, à notre ambassadeur auprès des États-Unis, nous dispensera de reproduire toutes les autres dépêches écrites successivement par d'autres ministres, toujours dans le même sens :
 
« On oppose, écrit Talleyrand, aux héritiers de M. de Beaumarchais un reçu donné par ce dernier le 10 juin 1776 pour 1 million à lui remis par ordre de M. de Vergennes, et l'on prétend imputer cette somme sur les fournitures faites par lui aux Etats-Unis. Comme le paiement et la destination de ce million tenaient à une mesure de service politique secret ordonnée par le roi et exécutée immédiatement, il ne parait ni juste ni convenable de la confondre avec des opérations mercantiles, et postérieures en date, d'un particulier avec le congrès. Par conséquent, on ne peut tirer contre M. de Beaumarchais, en sa qualité de créancier personnel des États-Unis pour fournitures à eux faites, aucune induction de la pièce communiquée par l’ex-commissaire des relations extérieures Buchot au ministre américain.
 
«Je vous invite, citoyen ministre, à soutenir de votre millième les réclamations de la famille Beaumarchais, et à faire valoir les considérations de loyauté et d'honneur national qu'elle invoque, un citoyen français qui hasardait pour le service des Américains sa fortune tout entière, et dont le zèle et l'activité leur ont été si essentiellement utiles pendant la guerre qui leur a valu leur liberté et leur rang parmi les nations, pourrait sans doute prétendre à quelque faveur: au moins doit-il toujours être écouté lorsqu'il ne demande que bonne foi et justice. Agréez, etc.
 
« TALLEYRAND. »
 
En 1816, le gouvernement des États-Unis fit demander par M. Gallatin au duc de Richelieu, alors ministre des affairés étrangères, si le gouvernement français consentirait à déclarer formellement que le million fourni le 10 juin 1776 à Beaumarchais ''n'avait rien de commun avec les fournitures faites par ledit Beau marchais aux Etats-Unis''. Le duc de Richelieu, se fondant sur la note officielle adressée au congrès par M. Gérard en 1778, n'hésita pas à faire la déclaration demandée. Cela n'était exact qu’''officiellement''; mais il semble que cette déclaration eût dû suffire pour terminer le débat, car enfin, en admettant que Beaumarchais eût tiré tout son argent des coffres de l'état, il y avait certainement quelque chose d'étrange et de peu digne dans l'attitude d'une nation, devenue puissante, qui, après avoir reçu d'un particulier à une époque d'extrême détresse les services les plus signalés, s'obstinait à dire à ce particulier ou à ses héritiers : « Qui vous a donné l'argent avec lequel vous m'avez secourue si à propos et que vous me réclamez en vain depuis tant d'années? Je crois que vous avez reçu cet argent pour m'en faire cadeau. Votre gouvernement m'a adressé à ce sujet, entre 1778 et 1783, deux déclarations, dont l'une affirme positivement que je dois vous payer toutes vos fournitures, et dont l'autre me porte à penser qu'on a voulu me faire cadeau d'un million sur ces mêmes fournitures. Depuis cette époque, votre gouvernement déclare sans relâche qu'il n'a rien de commun avec vos opérations commerciales, et que je dois vous solder intégralement; mais, comme je soupçonne qu'il y a là-dessous un mystère de cabinet, j'aime mieux admettre que les secours que vous m'avez fournis devaient être gratuits, et que je ne dois les payer ni à votre gouvernement, qui n'en réclame pas le paiement, ni à vous, qui le réclamez avec son adhésion. »
 
Telle était évidemment la situation faite au gouvernement des États-Unis par la déclaration formelle du duc de Richelieu en 1816. Ce gouvernement n'en persista pas moins à repousser la créance, et malgré l'opinion favorable de plusieurs légistes éminens de l'Amérique, malgré la présence de la fille de Beaumarchais, qui en 1824 vint, accompagnée d'un de ses fils, solliciter en personne le congrès, à chaque reprise du débat il se trouva une majorité inflexible pour écarter la réclamation. En 1835 seulement, lorsque se présenta pour la seconde fois la fameuse affaire des 25 millions, et lorsque les procédés un peu violens du président Jackson nous eurent appris que le gouvernement américain était un créancier moins patient que nous, l'on songea à faire entrer la créance des héritiers Beaumarchais dans les compensations réclamées au nom de la France; mais cette créance fut singulièrement réduite. Depuis trente-six ans, la famille de l'auteur du ''Barbier de Séville'' réclamait au moins les 2,400,000 francs stipulés dans le rapport de M. Hamilton en 1793; on lui donna à choisir en 1835 entre ''huit cent mille francs'' ou rien : elle préféra 800,000 fr., et ce long et difficile procès entre Beaumarchais et les États-Unis fut enfin terminé, comme se terminent beaucoup de procès, par une ''cote très mal taillée''.
 
Je me suis attaché à l'exposer avec une entière impartialité. Je pense avoir prouvé que l'accusation dirigée contre Beaumarchais en Amérique d'avoir trompé le gouvernement français en lui faisant croire qu'il envoyait gratis au congrès des fournitures dont il exigeait le paiement est complètement fausse, lui admettant même que la chose fût possible, ce qui n'est pas, il est évident, et par les lettres de M. de Vergennes, et par celles de Beaumarchais, et par les explications demandées à diverses reprises au ministre de la part du congrès, que dès le commencement jusqu'à la fin de l'opération le ministre fut constamment au courant des prétentions de Beaumarchais, et que, s'il les eût désapprouvées, rien ne lui eût été plus facile que de s'y opposer, même sans sortir du mystère que lui commandait la situation avant la rupture avec l'Angleterre, et à plus forte raison après cette rupture. J'ai dû néanmoins rétablir aussi, contrairement à l'opinion très sincère des héritiers de Beaumarchais et aux déclarations des divers ministres depuis 1778, toutes basées sur la première déclaration officielle de M. de Vergennes, j'ai dû rétablir la vérité quant au fait du fameux million, qui fut incontestablement donné par le gouvernement, non pas pour un service politique ''secret, étranger, aux fournitures américaines'', mais pour ces fournitures mêmes. - Maintenant je dois faire plus. En entreprenant cette étude sur un homme très calomnié, mais qui n'est certainement pas un héros ou un sage, en l'entreprenant surtout comme un moyen de pénétrer plus intimement dans les mœurs et dans l'esprit du XVIIIe siècle, je ne me suis nullement proposé d'être partout et toujours l'avocat de Beaumarchais. Je dirai donc, en sacrifiant à un devoir absolu de sincérité la crainte de froisser peut-être un peu les sentimens si respectables d'une famille qui a bien voulu me confier les papiers de son aïeul, je dirai que j'ai trouvé récemment, en dehors des papiers qui m'étaient confiés, des documens d'une authenticité incontestable qui prouvent non pas que la réclamation de Beaumarchais était mal fondée par rapport aux États-Unis (sous ce point de vue, elle me semble toujours parfaitement légitime), mais que sa créance prise en elle-même était peut-être moins intéressante que je ne le croyais d'abord, et voici pourquoi. Partant de l'idée qu'il n'avait reçu du gouvernement français qu'une subvention d'un million pour une opération des plus périlleuses, il me paraissait souverainement injuste que, cette subvention ayant eu pour résultat de l'entraîner dans une dépense de plus de 5 millions, Beaumarchais, après avoir été payé très mal et à peine de la moitié de ces 5 millions, eût tant de difficultés à vaincre pour obtenir le paiement du reste. J'avais peine à m'expliquer l'attitude de M. de Vergennes, car d'un coté le ministre semblait dire clairement que l'intention du gouvernement était de laisser à Beaumarchais, en même temps que les chances d'insuccès, les chances de bénéfice dans l'entreprise, et d'un autre côté il le soutenait à peine dans ses réclamations. Se contentant de ''ne pas fournir d'armes contre lui'', il paraissait garder une sorte de neutralité entre le fournisseur qui sollicitait son paiement et les États-Unis, qui, malgré une première déclaration officielle du ministre, lui demandaient sans cesse, en refusant de payer : Est-il bien vrai que cette créance est sérieuse? Cette tiédeur de M. de Vergennes, comparée au zèle manifesté plus tard en faveur de la créance par tant d'autres ministres qui ne connaissaient pas bien le fond des choses, me semblait inexplicable. De nouvelles recherches m'ont enfin donné le mot de cette énigme : c'est que M. de Vergennes avait fait à son agent la partie plus belle que je ne pensais. Non-seulement Beaumarchais avait reçu 1 million le 10 juin 1776 ; mais ce million de l'Espagne, que j'avais d'abord contesté comme douteux pour le moins, parce que je n'en avais trouvé nulle trace dans les papiers de l'auteur du ''Barbier de Séville'' (6), ce million avait été bien réellement fourni par M. d'Aranda. Toutefois, pour garantir le secret de l'opération, ce million avait fait un petit circuit : l'ambassadeur d'Espagne l'avait versé au trésor public de France; il en avait tiré une reconnaissance du caissier; il avait remis cette reconnaissance à M. de Vergennes, lequel l'avait transmise à Beaumarchais en échange du reçu que je cite textuellement d'après l'original.
 
« J’ai reçu de son excellence M. le Comte de Vergennes la reconnaissance d'un million de livres tournois que M. Duvergier avait donnée à M. l'ambassadeur d'Espagne, avec laquelle reconnaissance je toucherai au trésor royal ladite somme d'un million tournois, de l'emploi de laquelle je rendrai compte à sadite excellence M. le comte de Vergennes.
 
« CARON DE BEAUMARCHAIS. «
 
« A Versailles, le 11 août 1776. »
 
Ce million espagnol du 11 août, ajouté au million français du 10 juin, rend déjà la situation de Beaumarchais moins affligeante; mais ce n'est pas tout. J'avais trouvé dans les papiers de l'auteur du ''Barbier de Séville'' une lettre en date, du 18 février 1777, de laquelle il résultait qu'il avait vainement demandé un nouveau secours d'un million, et, partant toujours de l'idée qu'il n'avait reçu qu'un million, je pensais que ses cargaisons dépassant de beaucoup ce chiffre et les Américains ne lui envoyant rien, il avait dû se trouver fort embarrassé. Il l'était en effet; mais un premier refus ne le décourageait pas, et il revint à la charge, sans doute appuyé par M. de Maurepas, car j'ai constaté que dans cette même année 1777, après une demande infructueuse au mois de février, il reçut de M. de Vergennes, le 31 mai 1777, 400,000 liv., le 16 juin, 200,000liv., le 3 juillet, 474,496 liv., ce qui fait un total de 1 million 74,496 livres, lequel, ajouté aux deux millions déjà donnés, permet évidemment à Beaumarchais de supporter avec plus de patience les difficultés qu'il éprouve à se faire payer du congrès. Il parait de plus qu'à la fin de 1777 il avait fait en Amérique un envoi extraordinaire de fusils que le ministère devait lui rembourser à part, car en 1778 il réclame une nouvelle somme de 360,000 livres, et le rapport de M. de Vergennes au roi, en date du 8 avril 1778, pour être autorisé à lui délivrer celle nouvelle somme, est motivé ainsi :
 
« M. le comte de Maurepas ayant autorisé l'année dernière, de l'ordre de votre majesté, le sieur de Beaumarchais à faire un envoi de 15,000 fusils dans l'Amérique septentrionale, avec promesse d'en être remboursé, le sieur de Beaumarchais sollicite pour qu'il lui soit payé une somme de 360,000 livres, valeur desdits fusils, etc. »
 
Au bas de ce rapport, le roi écrit ''bon'', et Beaumarchais touche les 360,000 livres en question. Seulement il paraît qu'on trouvait qu'il avait reçu assez d'argent pour toute cette affaire, et qu'on tenait à ce qu'il ''jurât ses grands dieux'' de n'en pas demander davantage; c'est ce qu'indique la forme assez bizarre de son dernier reçu des 360,000 livres, qui est rédigé ainsi :
 
« Je reconnais que sa majesté a bien voulu me rembourser de quinze mille louis que j'avais avancés pour des objets relatifs à son service. Je les reçois avec reconnaissance en cet instant où j'en ai le plus grand besoin; mais ces objets ayant cessé, '' je m'engage d'honneur, et sous toutes les formes possibles'', à ne rien réclamer davantage du trésor royal, quelque face que prennent les affaires de mon commerce, assurant humblement sa majesté qu'à moins de nouveaux ordres de sa part, je n'engagerai pas un écu de plus dans mes affaires qui ait aucun rapport avec celles de sa majesté.
 
« CARON DE BEAUMARCHAIS.
 
« A Paris, ce 18 avril 1778. »
 
C'est en effet là le dernier reçu de Beaumarchais qui ait trait aux fournitures américaines. Toutes les sommes que nous venons de mentionner ont été incontestablement données pour concourir à ces fournitures. C'est ce qui résulte du rapport de M. Durival à M. de Vergennes, du 5 septembre 1786, a propos de la demande faite par le banquier des Etats-Unis. Tous les paiemens faits à Beaumarchais y sont récapitulés sur une feuille à part avec ce titre : ''Paiemens ordonnés pour le service de l'Amérique'', mais ce rapport confirme en même temps la thèse générale que nous avons constamment soutenue, car si l'on y trouve la preuve que M. de Vergennes avait donné plus d'argent que nous ne le pensions d'abord, on y trouve aussi la démonstration que c'était au ministre seul, non aux Américains, que Beaumarchais devait rendre compte de l'argent reçu. Il reste également certain que la politique relativement à l'Angleterre suffisait pour faire en 1776 à M. de Vergennes une loi de vouloir que l'opération eût un caractère commercial, non ''fictif'', mais réel, et que Beaumarchais, en lui donnant ce caractère, suivait les instructions du ministre. Si, dans les années 1777 et 1778, qui furent les années décisives pour les destinées de l'Amérique, les ''insurgens'' avaient succombé, Beaumarchais aurait perdu, non-seulement l'argent qu'il avait su, par son habile insistance, se procurer de la France et de l'Espagne pour venir à leur secours, mais encore sa fortune personnelle; car il est incontestable qu'agissant tout a la fois, et dans l'espérance, d'un bénéfice plus grand, et aussi (je ne crois pas qu'on puisse équitablement lui refuser ce mérite) sous l'influence d'un désir ardent d'associer son nom au succès de la cause américaine, il avait dépassé de beaucoup les 3 millions qu'il avait reçus. Il n'en est pas moins vrai qu'il avait reçu ces 3 millions, et que M. de Vergennes conservait le droit de lui en demander compte. Ce compte a-t-il été rendu et sous quelle forme? Le ministre aurait-il exigé de Beaumarchais un remboursement partiel ou total dans le cas où ce dernier aurait été payé intégralement par les Américains? Pourquoi dans le contrat de 1783 avec l'Amérique M. de Vergennes mentionnait-il un seul des trois millions donnés à Beaumarchais et ne parlait-il pas des deux autres? Pourquoi, après avoir mentionné ce million, refusait-il aux Américains de communiquer le nom de celui qui l'avait touché? Prit-il en considération que non-seulement Beaumarchais ne pouvait obtenir du congrès le paiement de ce qui restait dû sur ses fournitures, mais qu'il avait fait dans ses expéditions aux Etats-Unis des pertes considérables, que plusieurs de ses vaisseaux avaient été capturés par les Anglais, et que le seul état de Virginie, par la dépréciation du papier-monnaie, lui avait fait perdre une somme qu'il évaluait à trois millions? Ces pertes furent-elles considérées comme une sorte d'acquittement des trois millions reçus de la France et de l'Espagne? Toutes ces questions sont plus faciles à poser qu'à résoudre. Dans une affaire de ce genre, il y a toujours des points sur lesquels on en est réduit aux probabilités et aux conjectures.
 
En résumé et pour en finir sur cette mystérieuse opération, qui a fait échanger pendant cinquante ans, entre la France et l'Amérique, plus de cinquante dépêches dont pas une n'est exacte, Beaumarchais, indépendamment de ses réclamations contre les étals particuliers de l'Union, réclamait en 1795 du congrès une somme de 4,141,171 liv., y compris les intérêts du compte réglé en 1781 par Silas Deane : après ''quarante ans de débats'', ses héritiers ont touché ''huit cent mille francs''! Ce qu'il a perdu représente donc au moins la subvention secrète de ''trois millions'' qu'il avait reçue. Ce résultat est moins inique en lui-même que si la subvention n'existait pas, mais il n'en fait pas plus d'honneur à la reconnaissance et à la générosité du gouvernement américain.
 
Ce n'est donc point dans ses rapports avec le congrès que Beaumarchais s'est enrichi, il y a perdu au contraire, mais lorsque le subside de la France et de l'Espagne lui eut permis de monter grandement une maison de commerce, il suivit cette veine avec l'ardeur qu'il mettait dans ses procès ou dans ses comédies, et entama un grand nombre de spéculations diverses. Ces tentatives furent en général moins fructueuses qu'elles auraient pu l'être si Beaumarchais n'eût apporté dans sa carrière de spéculateur les qualités et les défauts de l'artiste; il aimait les entreprises difficiles, pourvu qu'elles fussent brillantes ou utiles, et il embrassait trop de choses à la fois. J'ai sous les yeux un tableau général de ses affaires depuis le 1er octobre 1776 jusqu'au 30 septembre 1783, c'est-à-dire pendant les sept années qui représentent plus particulièrement sa carrière commerciale. Ce tableau indique un mouvement de fonds de 21,044,191 livres en dépense et de 21,092,515 en recette; l'excédant de la recette sur la dépense n'est donc que de 48,327 livres. A la vérité, les dépenses portent sur diverses entreprises qui plus tard ne donneront plus que de la recette; mais le chiffre peu élevé de cet excédant de recette obtenu dans un espace de sept ans suffit, ce me semble, pour donner l'idée d'un négociant un peu audacieux, le plus actif d'ailleurs et le plus amusant des négocians. On a vu Beaumarchais jusqu'ici mêlant le commerce à la politique, on ne sera peut-être pas fâché de le considérer un instant à l'état de commerçant pur et simple, courant d'un port à l'autre, achetant ou construisant des vaisseaux, ''bridant'', comme il dit, ''ses divers capitaines, afin d'en tirer vu peu de profit'', et discutant une expédition maritime avec l'aplomb d'un armateur consommé. Parmi les cinq cents lettres qui le représentent sous cet aspect, je n'en citerai qu'une. Il est à Bordeaux surveillant un de ses arméniens, et il écrit à son agent Francy, revenu d'Amérique et resté à Paris :
 
« Bordeaux, ce 19 octobre 1782.
 
« Maintenant, mon Francy, je sais tout ce qui regarde mon armement; mais je ne saurais rien, si j'étais parti avant d'avoir vu. ''La Ménagère'' sera parfaitement gérée; Foligné (c'est le nom du capitaine), à quelques lubies près, est un excellent homme : son état-major est charmant, et son équipage a la meilleure volonté! Voilà pour un. ''L'Aimable Eugénie'', au lieu d’être de 600 tonneaux de port, est à peine de 500. Son capitaine est un homme indocile, volontaire et peu soigneux. Sans me rien dire, on a mis 32 canons, 160 hommes et tout ce qu'ils entraînent, de façon qu'au retour ce navire, qui fait 9,000 livres de dépenses par mois et m'a coûté au moins 300,000 livres, ne peut donner que de la perte. Ils n'ont pris que 1,000 barils de farine faisant l'i-125 tonneaux, 105 milliers de ''poudre au roi'' faisant à peine 50 tonneaux, ma cargaison, qui n'en fait pas tant, - et le navire est si fort au comble, qu'ils ont laissé à Nantes du feuillard que j'avais demandé pour ''la Ménagère'', et pour lequel ils n'ont pas trouvé de place.
 
« Pour faire tenir la voile à ce navire, ils ont mis 70 milliers de briques inutiles en lest, au lieu de prendre du charbon qui se fut bien vendu à Saint-Domingue. En outre ils ont 30 tonneaux de fer en lest, et leur arrimage est si mal fait, qu'il leur a fallu glisser d'ici 25 tonneaux de fer pour que le navire ne retombât pas sur sa quille avec saccade dans les forts temps; mais je remédie autant qu'il est en moi à tous ces maux par la nature des instructions que je donne à Levaigneur et au papa Foligné. Voilà pour deux.
 
«''L'Alexandre'' marche comme un ''panier percé'', c'est l'expression de Grégory (autre capitaine) ; mais il tient en cale beaucoup plus que l’''Eugénie''; il arrive demain de La Rochelle en rivière. Il n'a rien dans ses bois, mais ses agrès, voiles et matures sont très endommagés, il s'est battu six heures (le croiriez-vous?) à la vue de quatre frégates, françaises et d'un vaisseau de 64 qui n'ont pas fait le moindre mouvement pour le secourir. Quand il s'en est plaint à Rochefort, on lui a dit qu'il aurait dû faire des signaux. Le capitaine a répondu très bien que le bruit et le feu des canons était le meilleur signal qu'il eut pu faire. Il va rester à Souillac sans monter à Bordeaux, et j'espère qu'il partira avec les deux autres. Il ne marche pas assez, pour l'envoyer seul nulle part. Nous ne le neutraliserons point, et je compte sur le fret du roi. Grégory lui-même a la tête assez chaude; il s'entendrait mal avec Baudin (autre capitaine), plus volontaire et despote que lui. Je vais les brider tous, de manière qu'ils obéiront et me donneront un peu de profit, car j'en espère fort peu, vu le dernier prix des denrées d'Europe aux îles, l'abaissement du fret et l'avilissement du prix des denrées des îles en Europe.
 
«Donc me voilà cloué jusqu'au départ à l'endroit où je ne devais rester que trois semaines. Rien ne se ferait, je le vois, et tout irait encore une fois au diable.
 
« Comment va votre frêle santé? comment va votre douce et très aimable belle-sœur? Votre projet de voyage dans les pays chauds n'est qu'une de ces idées de malade que la raison réprime. Du repos et du régime, voilà ce qu'il vous faut. Jasez de ma lettre avec ma femme, afin qu'elle soit au courant de tout. J'ai ici tous les états-majors et plus de mouvement qu'il n'en faut pour gaspiller tout mon temps. Je ne sais si je pourrai lui écrire aujourd'hui.
 
« Dites à Cantini (7) que j'ai reçu sa dernière lettre avec celles qu'elle contenait. Je le prie de m'envoyer un mot tous les courriers, soit que je lui écrive ou non.
 
« Je puis maintenant tout finir ici sous quinze jours; ainsi voilà le terme à peu près de mon voyage. Bonjour, mon Francy. »
 
Le jeune Francy aimait le luxe; il s'était enrichi par les intérêts que Beaumarchais lui donnait dans ses opérations, et quoiqu'il fût logé chez son patron, il se permettait d'avoir trois chevaux à lui. Beaumarchais avait aussi un certain penchant pour le faste; mais quelquefois les accusations du docteur Dubourg lui revenaient à l'esprit : il redoutait les envieux, se sentait pris par saccades d'une belle passion pour la simplicité, et il écrivait alors à Francy, tout au travers d'une lettre de commerce, des sorties ''ab irato'' dans le genre de celle-ci, qui est également datée de Bordeaux :
 
« Bordeaux, ce 26 octobre 1782.
 
« ..... Ce que je désapprouve, c'est que vous nourrissiez trois chevaux à Paris dans votre état : ce luxe est une inconséquenceet plus qu'une inutilité. Vous faites tous crier après moi, après vous, après nous enfin. Et, dans le temps où je voudrais reformer une partie de mes dépenses, j'ai le chagrin d'entendre dire qu'on jette tout par les fenêtres autour de moi.
 
« Certes je ne dois compte, pas plus que vous, de ma conduite à personne, cependant il y a ce qu'on appelle décence d'état, et quand on l'enfreint, on a tous les sots, les envieux, les parens, les ennemis, les grands, les petits contre soi. Par cela seul que vous êtes chez moi, je m'afflige qu'on puisse me dire que tout ce qui m'approche est d'un luxe effréné, une diable avez-vous besoin de ce train? Eh ! vivez simplement, et chassez les inutilités. Vous m'exposez à ne plus savoir comment je vis pour mes écuries : je suis volé de toutes parts, et cela naît du désordre, dont ils profitent. Dix chevaux et trois cochers qui s'entendent pour piller! Je vous le demande en grâce, nous sommes tous hors de nos places, mon ami (8). Je vais ordonner qu'on vende deux jumens à moi; j'en ai assez, trop même de cinq, et vous, ne soyez pas la cause que je ne puisse mettre de l’ordre dans mon domestique. Dès qu'il y a confusion, il y a volerie. Ce que je vous mande est juste et raisonnable : je veux vivre désormais dans la plus grande simplicité. Quand vous saurez de quelle hauteur partent les observations critiques qui donnera lieu à mes confidences, vous trouverez que je ne puis trop me précautionner contre la méchanceté, vous ne voudriez pas me faire du mal, et tout cela m'en fait. C'est mon cœur qui vous parle, comme un ami le fait à son ami. »
 
Malgré les adoucissemens de la forme, ces observations déplurent sans doute à Francy, qui était fier, un peu capricieux en sa qualité de malade, et qui entretenait ses trois chevaux à ses frais; car, dans la lettre qui suit celle que nous venons de citer, Beaumarchais, si guerroyant au dehors, mais qui aimait avant tout la paix dans son intérieur, lui répond amicalement : « Personne ne m'entend ni ne vent m'entendre. Eh bien! faites à votre fantaisie, n'en parlons plus, et portez-vous bien; c'est le principal. »
 
La santé de ce jeune homme, atteint d'une maladie de poitrine, déclinait de jour en jour. Il était allé passer quelque temps à Dunkerque chez des amis. L'auteur du ''Barbier'', au milieu de tous ses travaux, trouve le temps de se transformer pour ''son Francy'' en médecin, et il lui écrit cette lettre qui me semble empreinte d'un caractère de bonté touchante en raison même des artifices délicats que Beaumarchais emploie pour décider son jeune ami à suivre un traitement rigoureux.
 
« Paris, ce 26 août 1783.
 
« Mon pauvre Francy, vous n'êtes qu’une bête de dire que je vous oublie; mais comme vous êtes une bête malade, je vous pardonne. Si vous vous occupez de votre santé autant que je le fais, vous vous rétablirez assez promptement. Il faut seulement, mon ami, que vous n'ayez nulle pitié de vous-même, et que vous fassiez rigoureusement ce que je vais vous prescrire.
 
« J'ai eu deux conférences très graves avec M. Seiffert, votre médecin. Il n'a pas approuvé la baignée du pied, quoiqu'il ne vous l'ait pas écrit : il a craint de faire travailler votre esprit, et il a tourné autour du pot sur cet objet; mais moi, avec qui il faut toujours parler net, voici ce que j'ai appris de lui pour résultat de sa théorie et de la belle expérience qu'il vient d'en faire sur Mme de Saint-Alban, qui était à la mort, - par conséquent bien autrement malade que vous, ayant la fièvre, l'extinction de voix, le marasme, crachant ses poumons, enfin désespérée et abandonnée de tout le monde. Ecoulez-le raisonner : « L'acreté de l'humeur qui se jette sur une partie affaiblie par accident, ou faible par nature, forme enfin un ulcère où se porte toute l'acrimonie du sang; mais alors le crachement et tous les accidens provenant de la partie affligée ne sont eux-mêmes qu'un mal local, et tous les remèdes qu'on leur porte paillent, adoucissent ce local, sans détruire le premier vice. Quelques efforts qu'on fasse, si la compassion pour le malade empêche d'aller au fait sur le principe du mal, il ne fait que durer plus long-temps, mais il reste incurable. Je ne connais donc (dit M. Seiffert) qu'un seul moyen, qui est de détourner l'humeur du cours entier qu'elle a pris sur une partie faible, et de la porter à l'extérieur, d'autorité, et même avec violence. En conséquence, notre médecin, sans égard pour tous les galans, païens, complaisans, etc., de notre jolie petite Saint-Alban, vous lui a flanqué deux vésicatoires aux deux bras. Ils ne rendaient pas assez, selon lui, il lui en a flanqué un sur les épaules, et si l'humeur n'eût pas abondamment donné, il allait lui en mettre un sur la poitrine. - ''Bourreau''! lui criait-on; il allait son train. Enfin, mon ami, elle a moins toussé, moins craché, elle a dormi, a retrouvé l'appétit, et lorsqu'on s'apprêtait à la pleurer, il a fallu rire avec elle de son emplâtre universel, qui lui a sauvé la vie. Elle a souffert, mais quelle différence de sort! Depuis six semaines, elle se porte au mieux : elle a repris sa chair, ses couleurs, sa voix pour parler et chanter. Voilà ce que j'ai sous les yeux. Seiffert vous condamne donc, et ''moi aussi'', à revenir vous faire emplâtrer de vésicatoires, ou bien prenez sur vous de le faire, où vous êtes; mais soyez sûr qu'après bien des raisonnemens nous convenons tous qu'il faut s'y soumettre, et que la santé future en dépend. Tout le reste est de la graine d'ignorant. « Je le ferais, dit Seiffert, sur moi-même tout à l'heure, si mon mal de poitrine ne s'était pas terminé.» Eh! vite aux vésicatoires, mon ami! Criez, si cela vous soulage, ou revenez, et nous vous promettons de n'avoir nulle pitié de vos répugnances.
 
« Je ne puis trop remercier vos amis et les miens de tous les soins qu'ils prennent de vous; mais si vous manquez tous de résolution pour notre terrible régime, revenez à nous, car il n'y a pas de temps à perdre. Souffrons quelques jours pour sauver l'édifice entier, et n'attendons pas que le danger soit plus pressant : c'est le vœu et l’ardent désir de votre ami.
 
« CARON DE BEAUMARCHAIS. »
 
La sollicitude de Beaumarchais ne put sauver le jeune Francy, il mourut peu de temps après avoir reçu cette lettre, et son testament, que j'ai sous les yeux, contient un article qui, rapproché du passage déjà cité du testament de Julie, est un titre de plus en faveur de l'homme ainsi jugé par ses amis mourans. Après avoir distribué à sa famille la fortune assez considérable qu'il avait gagnée au service de son patron. Francy termine par ces lignes : « Je nomme, pour exécuter mon testament, M. Caron de Beaumarchais, mon ami; ''les obligations que je lui ai ne me permettent de lui faire aucun legs'', bien persuadé qu'il se portera à me rendre ce dernier service. » Il me semble qu'il y a quelque chose de flatteur pour Beaumarchais dans cette manière de motiver l'absence de legs en sa faveur et ce dernier service qu'on attend de lui.
 
Pour compléter le tableau de la vie de Beaumarchais à cette époque, il faudrait le montrer après la désastreuse bataille navale où le comte de Grasse perdit en 1782 la plus magnifique de nos flottes, s'enflammant d'un beau zèle au milieu de la consternation générale, envoyant dans tous les cafés de Paris des hommes qui crient : ''Souscription! souscription''! et qui proposent de remplacer ainsi les vaisseaux perdus, écrivant à toutes les chambres de commerce du royaume, leur adressant à chacune 100 louis et les pressant d'adopter son idée. Bientôt cette idée se répand comme une traînée de poudre : chaque ville, chaque corporation offre un vaisseau, et le désastre éprouvé par notre marine est réparé avec une rapidité merveilleuse. Beaumarchais court lui-même dans toutes nos villes maritimes pour activer et échauffer ce mouvement patriotique. M. de Vergennes lui écrit : « Comme ministre je n'ai pas le droit d'approuver, mais comme citoyen j'applaudis de tout mon cœur au sentiment énergique que vous communiquez à vos compatriotes..... Quelque succès que puisse avoir votre démarche, elle n'en fait pas moins d'honneur à votre zèle, et c'est avec bien de la satisfaction que je vous en fais mon compliment. » L'amiral d'Estaing, qui s'est rendu avec Beaumarchais à Bordeaux, enchanté de la coopération de l'auteur du ''Barbier de Séville'', lui écrit de son coté dans son style toujours un peu facétieux : « Lorsque le cerveau de feu Jupiter accoucha de la belligérante Minerve, il lui fallut certainement une accoucheuse comme vous. » Et Beaumarchais, continuant la métaphore, répond à l'amiral : « Votre sage-femme, comme vous m'appelez, n'eût fait faire à son Jupiter qu'une fausse-couche au lieu d'une Minerve, si, en dévorant tout ce qui n'allait pas au but, elle n'eût mis beaucoup d'onction et d'indulgence pour tout ce qui peut y servir. » A travers ces élans patriotiques, on aurait à montrer Beaumarchais se livrant aux spéculations commerciales les plus diverses : - établissement d'une caisse d'escompte, association avec les frères Périer pour la fondation de la pompe à feu de Chaillot, etc.: - mais cela nous entraînerait trop loin : de toutes ses affaires de commerce qui datent de cette époque, une seule, par son importance littéraire et historique et par les divers incidens qui s'y rattachent, nous semble mériter une attention particulière : c'est à celle-là que nous nous arrêterons.
 
 
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<small>(1) A la suite de cette querelle, il fut décidé en effet qu'Arthur Lee à son tour serait rappelé. </small><br />
<small> (2) Arthur Lee travaillait de toutes ses forces à faire aussi rappeler Franklin pour rester seul chargé de représenter les États-Unis à la cour de France; mais le gouvernement français, qui le soupçonnait de liaisons secrètes avec l'Angleterre, et qui se défiait de lui, s'y opposait de son coté et demandait a garder Franklin, qui fut seul maintenu.</small><br />
<small> (3) «Je suis bien mortifié, écrivait à ce sujet à Francy, en décembre 1779, Jefferson, alors gouverneur de l'état de Virginie, que la malheureuse déprédation du papier-monnaie ait enveloppé dans la perte commune M. de Beaumarchais, qui a si bien mérité de nous. »</small><br />
<small>(4) Je lis à ce sujet dans une dépêche de notre chargé d'affaires à Philadelphie, M. de Marbois, à M. de Vergennes, en date du 24 août 1784, les lignes suivantes : « Je ne crois pas M. M... (le ministre des finances des États-Unis) susceptible d'aversion ou d'affection pour aucune puissance; mais j'ai lieu de croire que son avidité peut le rendre capable d'irrégularités très répréhensibles, et qu'a moins qu'il ne soit lié par les instructions du congrès général, il s'embarrassera toujours fort peu de remplir les obligations des États-Unis envers sa majesté. » </small><br />
<small> (5) Extrait d'un ''mémoire inédit de Beaumarchais du 10 avril 1795.</small><br />
<small> (6) Voyez la livraison du 15 juillet.</small><br />
<small> (7) C’était son caissier, dont il eut plus tard à se plaindre, et qui fut remplaçé par le frère aîné de son ami Gudin.</small><br />
<small>(8) Ceci est du Beaumarchais à la fois plein de bon sens et de délicatesse. </small><br />
 
 
<center>II – Beaumarchais éditeur de Voltaire</center>
 
Il fallait un homme aussi aventureux que Beaumarchais pour oser entreprendre en 1779 d'imprimer et de publier les ''Œuvres Complètes'' de Voltaire. Comme opération de librairie, c'était la plus forte qui eût été tentée jusque-là. L’''Encyclopédie'' n'a que trente-trois volumes, et il s'agissait ici de produire presque en même temps une édition en soixante-dix volumes in-8° et une édition in-12 à meilleur marché en quatre-vingt-douze volumes. Ce n'est pas précisément le nombre des volumes qui rendait cette opération effrayante pour tout autre que pour l'auteur du ''Barbier''. Il y avait une difficulté bien plus grave encore : la moitié à peu près des ouvrages de Voltaire était prohibée en France. Ces ouvrages prohibés n'en circulaient pas moins assez librement; mais de temps en temps le gouvernement se croyait tenu de faire acte de rigorisme : on brûlait des éditions, et ceux-là même qui souvent achetaient et lisaient ces ouvrages avec le plus d'avidité envoyaient pour l'exemple en prison les marchands qui les vendaient. C'est un des caractères essentiels des sociétés qui menacent ruine que ce désaccord choquant entre ce qui est défendu par la loi et ce qui est non-seulement toléré, mais approuvé et recherché par les mœurs.
 
Une édition complète des ouvrages de Voltaire ne pouvait donc s'imprimer en France, mais elle avait besoin de pouvoir y pénétrer avec quelque sécurité; un coup de rigueur eût été mortel à une entreprise aussi vaste. D'un autre côté, vu l'importance et le fracas de l'opération, comment espérer qu'elle ne soulèverait pas beaucoup de clameurs et que le gouvernement, même dans l'hypothèse où il serait favorable, n'aurait pas la main forcée? C'était une chance que nul libraire n'osait courir. Panckoucke, qui avait acheté des héritiers de Voltaire ses manuscrits inédits, et qui se proposait d'abord de faire cette édition générale, trouva l'entreprise trop dangereuse et vint l'offrir à Beaumarchais. Si j'en crois le manuscrit inédit de Gudin, l'impératrice Catherine de Russie aurait fait proposer à Panckouke d'imprimer à Saint-Pétersbourg même la collection des œuvres de Voltaire :
 
« Beaumarchais, dit Gudin, jaloux de l'honneur de son pays, ne fut pas plus tôt informé des démarches que faisaient les agens de l'impératrice, qu'il courut à Versailles remontrer au comte de Maurepas quelle honte ce serait pour la France de laisser imprimer chez les Russes les ouvrages de l'homme qui avait le plus illustré la littérature française. Ce ministre en fut vivement frappé; mais, placé entre les deux grands corps du clergé et du parlement, il appréhendait leur opposition et les clameurs de ces esprits timides qui ''trop semblables aux oiseaux de la nuit'' (c'est toujours Gudin qui parle), ''s’effarouchent à l'éclat du jour''. Après quelques momens de silence et de réflexion, M. de Maurepas dit à Beaumarchais : « Je ne connais qu'un seul homme qui osât courir les chances d'une telle entreprise. – Et qui, monsieur le comte? - Vous. - Oui, sans doute monsieur le comte, je l'oserais; mais quand j'aurai exposé tous mes capitaux, le clergé se pourvoira au parlement, l'édition sera arrêtée, l'éditeur et les imprimeurs flétris, la honte de la France complétée, et rendue plus ostensible. » M. de Maurepas promit la protection du roi pour une entreprise qui aurait l'assentiment de tous les bons esprits et qui intéressait la gloire de son règne. »
 
Je ne suis pas bien sûr que M. de Maurepas se soit exprimé ainsi, et il me parait que Gudin lui prête un peu son philosophique langage; mais ce qui est certain, c'est que le vieux ministre, aussi voltairien que Voltaire, accorda à l'opération son patronage secret, et que jusqu'à la fin elle se poursuivit, comme on le verra, avec la complicité permanente du directeur général des postes (1).
 
Ce serait nous écarter trop de notre sujet que de discuter ici la question tant de fois rebattue de l'influence des ouvrages de Voltaire; nous sommes de ceux qui pensent que les ''vérités vraies'', en religion, en morale ou en politique, ont assez de force pour résister par elles-mêmes aux assauts de l'esprit de licence et d'erreur, cette lutte éternelle entre la vérité et l'erreur est non-seulement la loi du monde moral, mais en quelque sorte le creuset où la vérité s'éprouve, et d'où elle se dégage épurée et rajeunie. Ce n'est donc pas la vérité qui a péri sous les coups de Voltaire. Toute la partie de ses ouvrages où il n'a été que l'écho des travers et des vices de son temps est déjà à peu près morte et enterrée; il n'en est pas moins vrai que ceux qui le maudissent de nos jours comme une personnification de Satan reproduisent chaque matin, surtout quand ils croient en avoir besoin pour eux-mêmes, un assez bon nombre d'idées justes qu'il a contribué plus que personne à mettre en circulation. La collection de ses œuvres ressemble à cette statue dont il est question dans la ''Vision de Babouc'', qui était composée « de tous les métaux, des terres et des pierres les plus précieuses et les plus viles. » Aussi le temps a-t-il rongé et détruit une partie de la statue. Il n'est pas aujourd'hui beaucoup de personnes qui, à moins d'y être forcées, lisent les quatre-vingt-douze volumes de l'édition de Beaumarchais. Quant à lui, il se crut obligé de recueillir avec une dévotion scrupuleuse tout ce qui, durant plus de soixante-cinq ans, était sorti de la plume intarissable de Voltaire. Pour donner plus de solennité à cette opération, qui était alors un événement, il fonda, sous le titre pompeux de ''Société philosophique, littéraire et typographique'', une société qui se composait de lui tout seul (« la société, ''qui est moi'', » dit-il dans une de ses lettres intimes), et en même temps, pour n'effaroucher la jalousie de personne, il s'intitula modestement ''correspondant général'' de cette société idéale. Il acheta ''cent soixante mille francs'' au libraire Panckouke des manuscrits inédits qui ne contenaient guère qu'un morceau véritablement intéressant, les fragmens de la ''Vie de Voltaire'' écrits par lui-même. Il dépêcha un agent en Angleterre pour faire l'acquisition, moyennant 150,000 livres, des caractères d'imprimerie les plus estimés de l'époque, ceux de Baskerville; il en expédia un autre en Hollande pour y étudier la fabrication du papier; il acheta trois papeteries dans les Vosges, et enfin il s'occupa de chercher hors de France et sur la frontière quelque terrain neutre où il put fonder avec sécurité un vaste établissement de typographie.
 
Le margrave de Bade possédait à Kehl un vieux fort, aujourd'hui démoli, dont il ne tirait aucun parti ; Beaumarchais lui demanda l'autorisation de s'établir dans ce fort, en payant, bien entendu, et d'y réunir beaucoup d'ouvriers qui dépenseraient dans son margraviat tout l'argent qu'ils gagneraient à imprimer Voltaire. La proposition était séduisante; mais il se présentait des difficultés. Beaumarchais, homme de précaution, demandait que le prince s'engageât par écrit, en cas de procès, à permettre que la société eût recours contre lui sur les biens qu'il possédait en Alsace; le margrave s'y refusa, et Beaumarchais renonça à sa prétention. Le margrave, à son tour, exigeait de Beaumarchais une petite concession qui n'était rien moins que le droit de supprimer tout ce qui, dans les ouvrages de Voltaire, serait par trop offensant pour la religion et les mœurs, promettant d'ailleurs de n'user de ce droit qu'avec une extrême modération. Gudin prétend malignement que ce qui inquiétait surtout le margrave, c'était de passer pour complice des insolences de l'auteur de ''Candide'' à l'égard de l'illustre famille de Thunder-ten-Tronck en particulier et des petits princes de la Germanie en général. Quoi qu'il en soit, après bien des débats, Beaumarchais envoie son ultimatum au margrave sous la forme d'une ''lettre ostensible'' que son agent de Kehl est chargé de communiquer à son altesse. Cette lettre me semble assez curieuse par son effronterie. Pour apprécier l'originalité des passages un peu impertinens qu'elle contient, il faut se figurer l'agent de Beaumarchais lisant avec un grand sérieux ce document ''officiel'' au margrave de liade :
 
« Paris, ce 25 février 1780.
 
« La requête, monsieur, que vous nous avez envoyée, comme étant présentée en notre nom à son altesse monseigneur le margrave de Bade, a été lue et approuvée par toute la société.
 
« Les objections dont vous nous avez rendu compte sont de deux sortes. La première, qui regarde les biens de S. A. en Alsace, nous parait absolument levée par votre réponse, que nous approuvons tous. La deuxième, qui regarde la mutilation des œuvres de l'homme célèbre, n'est pas en notre pouvoir, quand elle serait dans notre volonté. Vous auriez pu vous rappeler qu'une des conditions de la vente qu'on nous a faite de ces manuscrits est que nous ne nous donnerons aucune liberté sur les ouvrages du grand homme. C'est lui tout entier que l'Europe attend, et si nous lui ôtions les cheveux noirs, ou blancs, selon l'opinion de chaque moraliste, il resterait chauve, et nous ruinés.
 
« La France, Genève, la Suisse, la Hollande, fourmillent des œuvres qu'on voudrait que nous retranchassions de cette édition. Il faudrait peut-être en effet qu'on s'y obstinât, si nous les imprimions séparément, comme on les donne partout; mais s'il se trouve, dans soixante volumes d'œuvres complètes quelques passages ou même quelques morceaux entiers qui, en faisant le charme des uns, choquent l'austérité des autres, il est impossible à des éditeurs d'œuvres complètes de les en distraire.
 
« Je n'entends pas bien quel principe porterait un gouvernement à une telle rigueur. S'il détruisait par là ce qui lui déplaît, et si l'autorité de chaque administration avait une influence universelle, il y aurait une conséquence rigoureuse dans ces sortes de prohibitions ; mais, comme en parcourant le monde, on change de mœurs, de goûts et d'opinions avec les derniers chevaux de chaque frontière, l'homme qui écrit pour tous, ou la compagnie qui promet un célèbre auteur complet, ne peuvent se soumettre à aucune de ces restrictions particulières.
 
«Montaigne, qui s'imprime partout avec privilège, s’est bien donné d'autres libertés. Son chapitre de ''la Boîteuse'', celui où il a inséré un vers portant un gros mot bien obscène et mis exprès par lui, pour être â son tour, dit-il, un livre de boudoir, n'ont jamais été retranchés de ses œuvres; L'éditeur qui voudrait aujourd'hui les soustraire serait déshonoré comme un sot, et personne n'achèterait son édition. Il doit en être ainsi de tous les grands hommes. Vous avez fort bien dit que toutes ces défenses, portant sur les blasphèmes et les écrits contre les mœurs, ont une latitude trop étendue pour qu'on s'y oblige sans spécification; cela ouvre trop de voies à la persécution. M. de Voltaire, le premier homme de notre siècle, avait ses opinions à lui. Il les exprimait avec toute la liberté philosophique et le goût exquis dont il a toujours été le modèle. Quel blasphème peut-il se trouver dans tout cela? Il a dit son sentiment sur tous les gouvernemens, sur toutes les sectes, et son grand système étant la tolérance universelle, on ne peut rien ôter à ce grand homme, qu'on n'affaiblisse tout son ensemble. Les contes de La fontaine, avec des estampes, ont été imprimés à Paris avec ''privilège du roi'', parce qu'il y a longtemps qu'on sent qu'il est absurde de défendre ce qui est dans les mains de tout le monde et ce qui fait les délices des gens de goût.
 
« La société pense donc que, quelque bien qui résultât pour elle de l'emplacement de Kehl, son premier bien est la sécurité dans ses travaux, et qu'elle doit préférer le prince assez philosophe pour attirer dans ses états le plus magnifique établissement de littérature, dont tout l'avantage est pour son pays, à l'administration assez rigoureuse pour balancer de si grands avantages par des considérations classiques ou de controverse. Nous pourrions être arrêtés au milieu d'une dépense de plusieurs millions, parce qu'un philosophe a badiné légèrement sur ce qu'on appelle ''Cantique des Cantiques'', morceau par lui-même si étrange qu'on n'a jamais osé le faire lire à des yeux pudibonds et le faire entendre à des oreilles un peu chastes! Que deviendrait la philosophie? que deviendraient nos fortunes? Et combien les Anglais, les Hollandais, les Suisses, les Genevois et même les contrefacteurs français riraient de nous, en profitant de nos dépouilles, d'avoir été nous établir dans des états où l'on nous fait de si dures conditions, pendant qu'on nous offre, à quelques pas plus loin, toute la liberté dont on est bien sur qu'une société formée sur d'aussi nobles principes n'abusera jamais!
 
« Remerciez donc, monsieur, toutes les personnes qui vous ont montré de la bienveillance; rendez grâce à son altesse, de la part de la société, pour la bonne volonté qu'elle a daigné vous témoigner; mais cet établissement est trop considérable pour que des obstacles de la nature de ceux qu'on nous oppose nous permettent de le fonder dans des états où on leur donne autant d'importance.
 
« Vous avez offert de n'imprimer les œuvres d'aucun auteur vivant, ''benè sit''; de ne vous jamais prévaloir sur les terres du prince en Alsace, ''benè sit''; de ne pas ajouter un mot aux œuvres du grand homme qui puisse choquer les opinions ou les mœurs très austères de notre siècle timoré, ''benè sit''; mais nous ne châtrerons point notre auteur, de crainte que tous les lecteurs de l'Europe qui le désirent tout entier ne disent à leur tour, en le voyant ainsi mutilé : ''Ah ! che schiagura d’aver lo senza''... El quels sots pédans étaient ses tristes éditeurs!
 
« Nous vous saluons tous, et moi qui me rends l'organe de la ''Société philosophique'', je suis avec tous les sentimens que vous me connaissez, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,
 
« CARON DE BEAUMARCHAIS. »
 
Le margrave de Bade, voyant qu'il fallait absolument choisir entre des scrupules de moralité et les avantages de sa location de Kehl, apprenant d!ailleurs qu'un autre prince allemand, celui de Neuwied, paraissait disposé à s'arranger avec Beaumarchais, se résigna à faire capituler la morale et à laisser imprimer Voltaire sans mutilation. La vérité m'oblige à ajouter un fait qui n'est pas connu : c'est que Beaumarchais, assez semblable en cela à son patron Voltaire, tout en ne cédant rien aux scrupules moraux d'un petit prince allemand, ne manquait pas de complaisance quand la question de vertu n'était pas en jeu. Ainsi le même homme qui refusait d'abandonner au margrave de Bade la paraphrase du ''Cantique des Cantiques'' consentait, pour plaire à Catherine II, à cartonner la correspondance de l'impératrice avec Voltaire, qui par conséquent a subi des suppressions, et a s'imposer pour cela un supplément de dépenses dont je le vois solliciter en vain le remboursement dans une lettre au prince de Nassau, en date du 6 octobre 1790 :
 
« Je vous avais prié, mon prince, de savoir de sa majesté l'impératrice si elle avait donné quelque ordre au sujet du dédommagement équitable que l'on m'a garanti en son nom, lorsque j'ai promis à MM. de Montmorin et Grimm de mettre des cartons à tous les exemplaires de toutes les éditions de Voltaire aux endroits où sa majesté a paru le désirer. Je vous avais donné une lettre où ces détails étaient bien exprimés, où je marquais comme un fait avéré que nous avions été obligés de réimprimer 412,000 pages pour mettre toutes nos éditions dans l’état où elle les voulait; que cette dépense, jointe au remuage et travaux de reliure de cette immense collection, nous avait coûté plus de 15,000 livres. Depuis plus de deux ans, on ne m'a pas répondu un mot à ce sujet. »
 
Surveiller la fabrication, l'impression et la publication de ces 162 volumes (pour les deux éditions) tirés à 15,000 exemplaires, les introduire en fraude, à la vérité avec la connivence du pouvoir, mais sous le coup d'un danger permanent de prohibition, c'était une entreprise singulièrement laborieuse pour un homme déjà écrasé par tant d'autres occupations. Beaumarchais semble quelquefois plier sous le fardeau. « Me voilà, s'écrie-t-il, ''obligé d'épeler sur la papeterie, l'imprimerie et la librairie''. » Cependant il apprend assez vite ce nouveau métier, et ce n'est pas une des parties les moins intéressantes de sa correspondance que celle où il discute de Paris avec son agent de Kehl tous les détails de cette immense opération. Cet agent, nommé Le Tellier, était un jeune homme très intelligent, qui avait beaucoup contribué à monter la tête à Beaumarchais et à le décider à entreprendre cette édition en se faisant fort de le débarrasser des soucis de l'exécution matérielle, mais il avait l'esprit un peu chimérique : il voulait rattacher à l'édition de Voltaire toutes sortes d'entreprises; il était de plus très susceptible et très impérieux avec ses subordonnés. Beaumarchais le dirige, le contient, l'adoucit, et se montre, dans l'abandon de ces lettres intimes, non-seulement plein de raison et souvent très spirituel, mais plein de douceur, de bonté, dominé en tout par un sentiment de loyauté commerciale dont il est impossible de ne pas être frappé.
 
«Paris, ce 10 mars 1780.
 
« Quand je vous écris, mon cher, c'est absolument comme si je vous parlais. Mon style est teint de la couleur de mon esprit, et vous devez me répondre comme lorsque nous conversons. Je ne vous ai point fait de reproches de négligence, mais peut-être de trop embrasser, et c'est la crainte de mal étreindre qui me ramène sans cesse à ces réflexions...
 
« Tout ce que nous entreprenons se charge de vues pénibles, et nous ne marchons pas assez simplement pour aller au but dans les temps donnés. Comment voulez-vous, par exemple, que nous promettions pour les premiers mois de 1782 une édition qui n'a encore ni feu ni lieu en mars 1780, dont les moulins à papier sont à faire, les caractères à fondre, les presses à monter et rétablissement à tonner?
 
« Voilà déjà un an de perdu, à peine nous reconnaissons-nous. Votre échantillon de papier numéro 3 est si médiocre, que c'est se moquer d'en vendre les exemplaires à 6 francs le volume. En se passant ainsi la médiocrité sur tous les points, à mesure que les obstacles se présentent, vous n'offrirez qu'une édition très inférieure au public mécontent, et j'avoue que cette frayeur qui me saisit au milieu des promesses que je fais à tout le monde et de l'espoir d'une belle chose qui m'avait échauffé le cœur, cette frayeur du médiocre, dis-je, empoisonne ma vie. Voilà du papier plus qu'inférieur pour l'in-8°; voilà des caractères qui, non lissés sur ce maigre papier, n'auront aucune grâce, et les libraires, offensés de notre éloignement à nous servir d'eux, vont nous accabler de sarcasmes et de reproches publics. J'avoue que je ne les soutiendrais pas... Je ne sais pas ainsi m'arranger avec moi-même et me contenter de moins à mesure que je vois la difficulté de donner plus. Ce n'est pas là ce que j'ai cru, et le comble du ridicule serait, je l'avoue, d'avoir embrassé une branche honorable, si elle était belle, pour être rangé dans la classe des vils imposteurs et spéculateurs en éditions, tels que je vois traiter et traite moi-même tous ceux qui trompent le public en cette partie. Si vous m'avez entraîné par ma confiance en vos lumières et ressources en ce genre de travaux, ne me laissez pas du moins tomber au-dessous de mes engagemens envers le public: vous auriez empoisonné une carrière, qui n'avait nul besoin de livres pour être honorable, et je serais désolé que le seul fruit de l'amitié que vous m'avez inspirée devint aussi amer pour moi...
 
« Échauffé par les facilités que vous m'avez montrées à faire une belle chose, honorable aux lettres et à moi-même, je me suis laissé engager sans connaître rien aux détails qui pouvaient accélérer, ou retarder, ou même anéantir le succès que vous vous promettiez. Tout le monde s'accorde à dire que vous n'aurez pas fini dans quatre ans, et quand je prends la parole pour combattre cette opinion, on rit et on dit : ''Vous verrez, vous verrez''.
 
« Faire attendre est un mal, mais faire attendre pour donner du médiocre est cent fois pis. Je crains que vous ne vous flattiez, et ces mélanges de papiers médiocres me paraissent du plus mauvais augure.
 
« Je vous montre mon anxiété, parce qu'au milieu des occupations les plus graves et les plus tyranniques pour mon temps, cette affaire ajoute au mal qui m'enveloppe. Son exécution me parait pénible, au point que je tremble pour les prédictions fâcheuses qu'on nous fait de toutes parts. Vous vous flattez que vos papiers s'embelliront en les manipulant, et moi, je vois que nous allons montrer la corde, dès le prospectus, en donnant pour modèle votre numéro 3 à 6i francs le volume.
 
« Après vous avoir dit tout ce que je crains, je reviens à l'encouragement. Ne vous passez rien sur la médiocrité, car c'est là où l'on vous attend; et sans tourner autour de petites espérances incertaines, prenez un parti net sur chaque chose, de façon que vous sachiez absolument à quoi vous en tenir, car la médiocrité est un mal auquel je ne consentirai jamais»
 
Plusieurs lettres portent particulièrement sur le caractère intraitable de ce Le Tellier; les ouvriers qu'il emploie le nomment le ''tyran de Kehl'', ils sont souvent mécontens et reviennent en France; de toutes parts, on se plaint de lui, et Beaumarchais s'évertue à lui enseigner comment on doit conduire les hommes.
 
« Paris, ce 21 mai 1781.
 
«Les gens de Kehl, lui écrit-il, me paraissent bien enflammés contre vous. Il n'en faut pas plus quelquefois pour traverser la meilleure entreprise. Je crois que vous avez toujours rigoureusement raison; mais, de l'optique où je vous regarde, il me semble que la raideur de vos argumens et la fierté de votre maintien éloignent souvent de vous ceux qu'un peu plus de douceur vous conserverait. - Quelque opinion que j'aie de votre zèle et de vos talens, comme vous ne pouvez tout faire, l'art de vous conserver des adjoints pour aider à la besogne me parait souvent vous manquer. Figurez-vous que je n'ai pas reçu une seule lettre, depuis que vous vous mêlez du Voltaire, qui ne m'apporte un reproche sur vous, soit qu'elle vienne de Paris, ou de Londres, ou des Deux-Ponts, ou de Kehl! Enfin, de quelque endroit que ce soit, je suis perpétuellement attaqué. Il est impossible de n'en pas conclure qu'avec la meilleure intention du monde vous vous isolez par je ne sais quoi de dédaigneux qui offense les hommes ordinaires, lesquels jugent toujours de l'homme par l'écorce. Vous me direz que ce n'est pas votre faute si vous êtes aussi mal entouré; mais je vous répondrai que la masse du peuple et des ouvriers est la même partout, que partout on fait des établissemens avec des instrumens qui ne valent pas mieux que ceux que vous employez, et qu'en général tous les reproches qu'on fait de vous ont pour principe un air de supériorité dédaigneuse qui désoblige tout le monde. Cette inflexible hauteur est ce qui vient de perdre M. Necker (2). Un homme a beau avoir les plus grands talens : dès qu'il vend sa supériorité trop cher à ceux qui lui sont subordonnés, il s'en fait autant d'ennemis, et tout va au diable sans qu'il y ait de la faute de personne..... Ce que vous devez conclure de tout ceci, c'est que, modéré, conciliant et circonspect, je puis au moins vous servir d'exemple sur la manière dont on traite avec les hommes, et qu'il serait fort à désirer que chacun put dire de vous ce que je suis déterminé à vous mettre toujours dans le cas de dire de votre serviteur et ami
 
« CARON DE BEAUMARCHAIS. »
 
Il fallut trois ans à Beaumarchais pour organiser une entreprise montée sur un plan aussi vaste. Indépendamment des difficultés matérielles, il était nécessaire de faire un triage entre les nombreux ouvrages imprimés ou manuscrits attribués à Voltaire et dont plusieurs n'étaient pas de lui, d'élaguer ou de fondre ensemble les morceaux faisant double emploi (3), de recueillir la correspondance de l'auteur et de faire un choix parmi ses lettres (4). Cette direction littéraire de l'entreprise, comprenant à la fois la révision des manuscrits et des épreuves, la rédaction des commentaires et des notes, fut confiée à Condorcet, qui, au dire de La Harpe, s'en acquitta assez mal; il semble en effet que les commentaires de Condorcet ne sont pas merveilleux. Quant à Beaumarchais, il n'intervint dans cette partie du travail qu'avec une modestie et une réserve, qu'on n'attendrait pas d'un éditeur-propriétaire et écrivain lui-même, pouvant avoir pour son compte des prétentions littéraires et se laisser induire à parler souvent de lui à propos de Voltaire. Les notes de Beaumarchais sont très rares dans cette édition de Kehl; elles ne portent en général que sur des faits, mais elles sont parfois assez originales (5).
 
C'est seulement en 1783 (quoique le prospectus datât de 1780) que les premiers volumes de l'édition de Voltaire commencèrent à paraître. - Beaumarchais ne négligeait rien pour affriander les souscripteurs; non content de faire tout le bruit possible dans les gazettes étrangères (6), il inventa un procédé souvent imité depuis sous diverses formes : il offrit des primes en médailles et en loterie. Un fonds de 200,000 francs fut consacré par lui à former quatre cents lots en argent en faveur des quatre mille premiers souscripteurs, et quoique ce chiffre de souscripteurs n'ait jamais été atteint, la loterie annoncée fut exactement tirée aux époques fixées. Les deux éditions ne purent être terminées qu'en sept ans. Cette lenteur s'explique et par les nombreuses tribulations personnelles que Beaumarchais eut à subir durant cette période et par divers obstacles inhérens à l'opération elle-même. Il avait compté sur la protection du premier ministre, auprès duquel il jouissait d'une faveur marquée; mais M. de Maurepas mourut en novembre 1781, et l'éditeur de Voltaire perdit en lui un appui contre les attaques du clergé et du parlement. Le premier de ces deux corps se plaignit plusieurs fois au roi de la tolérance que témoignait le ministère en faveur des ouvrages d'un adversaire de l'église; le second ne poussa pas, je crois, le zèle jusqu'à une poursuite en forme. On fit cependant circuler une brochure très violente, intitulée ''Dénonciation au Parlement de la Souscription pour les Œuvres de Voltaire'', avec cette épigraphe : ''ululale et clamate''. Beaumarchais répondit à cette brochure dans les journaux étrangers en plaisantant sur l'épigraphe, et il n'en continua pas moins sa publication. La vérité est qu'à cette époque il ne se trouvait plus dans les âmes des gouvernans assez de convictions en aucun genre pour les pousser à une attaque sérieuse et suivie contre une entreprise dans laquelle Beaumarchais avait l'opinion pour complice. L'éditeur de Voltaire eut seulement à combattre des tracasseries accidentelles, et il ne cessa de trouver des auxiliaires au sein du pouvoir lui-même. Il avait perdu M. de Maurepas, mais il avait conquis M. de Calonne et surtout le frère du ministre, l'abbé de Calonne, auquel il donnait de très bons dîners, et qui en revanche lui prêtait main-forte pour faciliter l'introduction et la circulation du ''Voltaire''.
 
« J'ai l'honneur de vous adresser, monsieur l'abbé, lui écrit Beaumarchais en septembre 1786, une nouvelle lettre que nous recevons de Kehl, avec la copie d'une lettre de M. le garde des sceaux aux fermiers généraux, et celle d'une lettre des fermiers à leur directeur de Strasbourg, lequel, étant en ce moment à Paris, ''peut prendre les ordres ou arrangements nécessaires à l'introduction du Voltaire''. Sitôt que vous aurez quelque chose à m'apprendre à cet égard, ne me le laissez pas ignorer; j'ai la ''prenne en main que c'est d'accord avec les ministres du roi'' que j'ai commencé cette grande et ruineuse entreprise (7), qui me tient plus de deux millions en dehors, avec le risque affreux de les perdre. Il s'agissait alors de l'honneur de la nation et de l'émulation de plusieurs arts qui nous mettaient dans la dépendance de l'étranger. Aujourd'hui c'est une persécution qui n'a pas d'exemple, quoiqu'on m'eût bien promis qu'il n'y en aurait jamais. Vous connaissez ma tendre et vive reconnaissance.
 
« BEAUMARCHAIS. »
 
La persécution ne fut ni bien durable, ni bien sévère, à en juger par la lettre suivante, qui, en nous donnant la date exacte de la publication du dernier volume des ''Œuvres complètes'' de Voltaire, constate en même temps la connivence du gouvernement durant toute l'opération. Elle est adressée par Beaumarchais au directeur général des postes, M. d'Ogny :
 
« Paris, le 1er septembre 1790.
 
« Monsieur,
 
« Je ne pourrai plus vous offrir que de stériles remerciemens pour tous les bons offices que vous nous avez rendus dans les temps les plus difficiles. Ce volume de la ''Vie de Voltaire'', que j'ai l'honneur de vous adresser, est le complément de notre ouvrage.
 
« Mais, monsieur, je n'oublierai jamais que, sans votre obligeante assistance, nous serions restés en chemin, et que, morts à la peine, nous n'aurions pu donner à l'Europe impatiente la collection des œuvres du grand homme. Cette audacieuse entreprise me coûte plus d'un million de perte en capitaux et intérêts; mais grâce à vous, monsieur, j'ai tenu mes paroles données, et c'est une consolation pour moi. Quelques accessoires arriérés occupent encore nos presses. Tout ce qui en sortira vous sera présenté, monsieur, comme un léger tribut de ma reconnaissance.
 
« Je vous salue, vous honore et vous aime,
 
« BEAUMARCHAIS. »
 
Cette lettre et plusieurs autres prouvent aussi que de toutes les spéculations de Beaumarchais, l'édition de Voltaire fut une des plus malheureuses. Comptant sur un succès d'enthousiasme, il avait tiré à 15,000 exemplaires, et il eut à peine 2,000 souscripteurs. Soit que l'édition antérieure à la sienne, celle de Genève, par Cramer, bien que très incomplète, lui eût nui, soit que la lenteur de l'opération eût refroidi le public, soit que le fanatisme pour Voltaire fût déjà un peu tombé, soit enfin que l'état d'agitation dans lequel entra bientôt la France rendit les lecteurs moins disposés à une acquisition aussi coûteuse, toujours est-il que Beaumarchais se trouva en perte des frais énormes qu'il avait faits, et qu'après la dissolution de son établissement de Kehl, où il imprima encore une édition de Rousseau et quelques autres ouvrages, il lui resta pour tout bénéfice de son métier d'éditeur des masses de papier imprimé qu'il dut entasser dans sa maison du faubourg Saint-Antoine, et qui lui attirèrent plus tard des visites peu amicales du peuple souverain, persuadé que l'auteur du ''Barbier de Séville'' accaparait du blé ou des fusils, et tout étonné de ne trouver que des alimens ou des armes d'une nature purement spirituelle.
 
Le désagrément d'une spéculation manquée se reflète dans la correspondance de Beaumarchais au sujet de l'édition de Voltaire : il n'est pas toujours de bonne humeur, et comme c'est à lui que s'adressent de tous les points de la France des souscripteurs souvent peu polis ou injustes dans leurs réclamations, il entretient avec eux une correspondance ''commerciale'' qui parfois ne laisse pas d'être piquante. Voici, par exemple, un libraire de Versailles, M. Blaizot, qui lui transmet un billet écrit par un de ses cliens et ainsi conçu :
 
« Plusieurs personnes ont quinze nouveaux volumes de la suite de Voltaire, et on m'assure même que cette édition est complétée par Beaumarchais. Si cela est vrai, je vous prie, monsieur Blaizot, de me procurer la suite de ma souscription, l’argent est tout prêt.
 
« H... »
 
Beaumarchais, qui était sans doute mal disposé en ce moment, trouve le billet de M. H. incivil, et répond par le billet suivant :
 
« Monsieur Blaizot, dites à H... qu'il aura ses quinze volumes quand la cessation des proscriptions permettra qu'on les livre à tout le monde. Si j'ai donné à quelques Français la préférence dangereuse de leur faire arriver de Kehl ces quinze volumes avant le temps, c'est qu'ils l'ont demandée d'un ton qui convenait à Beaumarchais. Je ne connais pas H..., mais à son style je juge que H... est l'initiale de ''Huron''.
 
«CARON DE BEAUMARCHAIS.»
 
Ailleurs, ce sont des négocians de Bordeaux qui se souviennent très tard qu'ils ont souscrit à la première livraison du ''Voltaire'', et qui la réclament impérieusement. Réponse de Beaumarchais :
 
« MM. Betman et Desclaux, négooians à Bordeaux, sont de drôles de souscripteurs: c'est en avril 1791 qu'ils se réveillent en sursaut pour demander la première livraison des œuvres du grand homme, souscrites il y a douze ans, commencées il y a plus de sept ans, et achevées il y a plus de deux ans. Si cet ouvrage eût été relié en sucre ou en café, il y a longtemps que l'œuvre entière serait enlevée; n'importe, elle leur est due»
 
Plus loin, c'est M. Laustin, qui se dit ''président des traites foraines à Relhel-Mazarin en Champagne'', et qui traite Beaumarchais du haut en bas en lui demandant toutes sortes d'explications, bien qu'il ne soit qu'un souscripteur de troisième main. Réponse de l'éditeur de Voltaire :
 
« Paris, ce 4 août 1789.
 
« Il n'y a peut-être que vous, monsieur le président, qui ne sachiez pas ce que nous avons appris à l'Europe entière, il y a près d'un an, par la voie des gazettes étrangères, les françaises nous étant alors fermées : savoir que toutes les éditions du ''Voltaire'' sont achevées et en pleine livraison au dernier volume près, contenant sa vie et la table des matières qui sera distribuée à part.
 
« Il n'y a peut-être que vous, monsieur, qui ignoriez aussi que les deux loteries gratuites composant ensemble un présent de 200,000 francs fait par nous à nos souscripteurs ont été tirées publiquement à leurs époques, il y a plus de trois ans; que pour l'édition in-8°, tous les numéros portant un 4 à l'unité, et pour la deuxième édition in-12 tous ceux portant un 6 ont gagné des lots constatés en argent ou en exemplaires et qui sont payés à mesure qu'on se présente pour les recevoir.
 
« Il n'y a peut-être que vous enfin qui ne sachiez pas même qu'il reste à livrer aux souscripteurs de l'in-12 vingt-quatre volumes et non pas treize. Ou peut bien ignorer ces choses à Rethel-Mazarin en Champagne, quand on n'y lit pas les papier publics; mais ce qu'on doit savoir en tout pays, monsieur, c'est qu'avant de donner des leçons d'équité aux autres, on ferait bien d'examiner si l'on n'a pas besoin soi-même de quelques leçons de prudence, de discrétion et de politesse, car ce n'est pas assez d’être président des traites foraines à Rethel-Mazarin en Champagne, il faut être honnête avant tout : c'est une chose convenue.
 
« Mais puisque, malgré vos ''judicieux'' mécontentemens, vous voulez bien me faire encore la grâce de vous dire mon serviteur avec les ''sentimens les plus parfaits'', permettez-moi, pour n'être point en demeure avec vous, de vous assurer que je suis avec la reconnaissance la plus exquise de vos leçons,
 
« .Monsieur le ''président des traites foraines'', etc., votre très humble, etc.,
 
« CARON DE BEAUMARCHAIS,
 
« ''Soldat citoyen de la garde bourgeoise de Paris''. »
 
Tel est le genre de conversation que Beaumarchais entretient avec les souscripteurs impolis. « Jugez, monsieur, écrit-il à un autre, quelle figure fait une sortie comme la vôtre à travers une affaire aussi ruineuse que compliquée, et dont tous les engagemens ont été remplis avec une fidélité scrupuleuse. » Nous devons sans doute à quelque vivacité analogue de Beaumarchais éditeur, réclamant un quatrain inédit de Voltaire, ce billet assez bien tourné d'un littérateur du temps, Cailhava. Ce billet n'est pas daté, mais il s'applique évidemment à l'édition de Voltaire :
 
« Ma foi, mon confrère en Thalie, je vous l'ai déjà dit et je vous le répète, vous êtes un homme universel. Quand vous faites des drames, ils sont attendrissans; quand vous faites des comédies, elles sont plaisantes. Etes-vous musicien? vous enchantez; plaideur ? vous gagnez tous vos procès; armateur? vous battez les ennemis, vous vous enrichissez, vous discutez vos droits avec les souverains; amant? ''vous êtes toujours le même''; enfin devenez-vous éditeur"? vous l'êtes; oh! mais vous l'êtes comme tous les éditeurs ensemble, témoin la fin de votre billet. Je vous envoie le quatrain objet du traité, et suis, mon confrère en Thalie, votre très humble, etc.,
 
«CAILHAVA. »
 
Beaumarchais était bien en effet un homme universel, car c'est au milieu des tracas de sa vie d'agent politique, d'armateur, d'éditeur, de spéculateur en tous genres, c'est en suffisant à toutes les obligations qu'entraîne l'existence la plus répandue, qu'il trouvait encore le temps de consacrer une partie de ses soirées à légitimer le titre un peu suranné de ''confrère en Thalie'' que lui donne Cailhava. «Ce qui le caractérisait particulièrement, dit Gudin, c'est la faculté de changer d'occupation inopinément et de porter une attention aussi forte, aussi entière sur le nouvel objet qui survenait que celle qu'il avait eue pour l'objet qu'il quittait. » Beaumarchais appelait cela ''fermer le tiroir d'une affaire''. Essayons de l'imiter en ce point; ''fermons ici le tiroir'' de l'édition de Voltaire et des spéculations en général, pour ouvrir celui des relations de société et des affaires de théâtre, à propos de cette comédie que tout le monde connaît, et qui est à elle seule un des grands événemens du XVIIIe siècle.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small>(1) M. de Maurepas n'avait pas toujours été favorable à Voltaire. A l'époque de son premier ministère sous Louis XV, quand le ministre et le poète étaient jeunes tous deux, il y avait eu entre eux non pas une hostilité de principes, attendu qu'ils n'étaient pas plus austères l'un que l'autre, mais une querelle à l'occasion de la candidature de Voltaire à l'Académie en remplacement du cardinal de Fleury. Louis XV, jugeant que L'éloge du cardinal ne convenait pas précisément à Voltaire, s'était opposé à sa candidature, et le poète insistant auprès de M. de Maurepas, ce dernier, dans la vivacité du débat, lui aurait dit : « Je vous écraserai. » Ce mot fut reproduit dans la notice de Condorcet sur Voltaire, ajoutée â l'édition de Beaumarchais après la mort de M. de Maurepas; mais Beaumarchais, tout en permettant à Condorcet de reproduire ce mot très connu, crut devoir, par reconnaissance pour la protection que M. de Maurepas avait accordée à son édition, y ajouter une note de son chef, dans laquelle il déclare que M. de Maurepas, consulté par lui, a toujours nié le mot que Voltaire lui attribuait, et qu'il se flattait au contraire d'être pour beaucoup dans la permission accordée à Voltaire de revenir à Paris à la fin de sa vie. </small><br />
<small> (2) Ce ministre venait d'être, éloigné «les affaires une première fois.</small><br />
<small> (3) Dans la préface du premier volume de l'édition de Kehl, les éditeurs déclarent qu'ils ont supprimé un ''très petit nombre'' de morceaux, restés, disent-ils, trop imparfaits pour que le respect dû à la mémoire de Voltaire permit de les publier. Il est certain qu'ils n'ont guère abusé de cette permission. En imprimant par exemple sous la rubrique de ''philosophie'' plusieurs rapsodies sans sel et sans goût, où le vieillard de Ferney, tombé dans une sorte de radotage païen, travestit et insulte de la manière la plus grossière le Christ et les martyrs, Beaumarchais n'a pas fait de tort au christianisme, mais il a grandement nui à Voltaire. </small><br />
<small> (4) Les lettres de Voltaire entraînèrent Beaumarchais plus loin qu'il ne pensait. Il avait d'abord le projet de faire entrer toute l'édition en soixante volumes in-8° ; c'était le chiffre qu'il avait annoncé. La ''Correspondance'' exigea dix volumes de plus. Quelques souscripteurs s'en plaignirent; mais en général ce supplément fut bien accueilli. L'on peut affirmer aujourd'hui que dans cette volumineuse collection, la ''Correspondance'' est une des parties qui ont le moins vieilli et qui se lisent avec le plus d'intérêt autant à cause du talent charmant de Voltaire dans le genre épistolaire qu'à cause des renseignemens curieux que ces lettres nous fournissent sur l'homme lui-même et sur son siècle. </small><br />
<small> (5) C'est ainsi par exemple qu'en publiant les lettres de Voltaire où ce dernier s'occupe de lui sans le connaître, et le défend contre les odieuses rumeurs qui circulaient à l'époque de son procès contre Goëzman, Beaumarchais ne peut résister au désir de dire son mot à ce sujet. Voltaire écrivait à M. d'Argental : « Un homme vif, passionné, impétueux comme Beaumarchais, peut donner un soufflet à sa femme et même deux soufflets à ses deux femmes, mais il ne les empoisonna pas. » L'éditeur ajoute en note : «Je certifie que ce Beaumarchais-là, battu quelquefois par des femmes comme la plupart de ceux qui les ont bien aimées, n'a jamais eu le tort honteux de lever la main sur aucune. (''Note du correspondant général de la Société littéraire-typographique''.) </small><br />
<small> (6) L'édition, étant légalement interdite, ne pouvait être annoncée dans les journaux français. </small><br />
<small> (7) En quoi consistait cette preuve? Je ne l'ai pas retrouvée dans les papiers de Beaumarchais.</small><br />
 
===XI. Les Largesses de Beaumarchais et le Mariage de Figaro===
 
1 octobre 1853. -
 
===XII. Beaumarchais aux approches de la révolution lutte avec Mirabeau et Bergasse===
1 novembre 1853. -
 
===XIII. Beaumarchais pendant la révolution et ses derniers ouvrages===
 
<center>I – L’opéra de Tarare et ses métamorphoses</center>
 
Au moment où Beaumarchais se vit obligé de descendre encore une fois dans l'arène judiciaire pour repousser les attaques de l'avocat Bergasse, il préparait, nous l'avons dit, la première représentation d'un opéra. Cet ouvrage, par son titre singulier de ''Tarare'', par ce qui pouvait sortir d'étrange et de nouveau de la collaboration de Beaumarchais et de Salieri, le premier élève de Gluck, excitait vivement la curiosité publique. L'auteur du ''Mariage de Figaro'' conservait encore le privilège de faire à lui seul diversion aux plus grands intérêts du temps, « Dès que l'on fut instruit, dit la ''Correspondance'' de Grimm, que les répétitions de ''Tarare'' étaient commencées, notables, renvois de ministres, assemblées provinciales, tout disparut devant ce grand phénomène. ''Tarare'' devint l'unique sujet de toutes les conversations; partout on ne s'entretenait que de ''Tarare''. »
 
Assailli à l'improviste par les ''factums'' de Bergasse au milieu des répétitions de son opéra, Beaumarchais écrit au ministre de la maison du roi, M. de Breteuil, pour demander la remise de cet ouvrage, « ne pouvant, dit-il, songer à amuser le public, quand il s'agit pour lui de défendre son honneur contre les plus injurieuses calomnies. » Le ministre s'oppose à la remise par une lettre de M. de La Ferté, dans laquelle, après avoir parlé d'une conversation qu'il a eue à ce sujet avec l'auteur de ''Tarare'', il allègue l'impatience publique, qui est portée au comble, les intérêts de l'Opéra, qui a fait des dépenses énormes de mise en scène, « et enfin un succès que nous sommes fondés à regarder comme certain, qui ne peut qu'ajouter à l'éclat de la réputation littéraire de M. de Beaumarchais, ce qui sera déjà un premier triomphe sur ses adversaires. »
 
Devant cette insistance de M. de Breteuil, Beaumarchais dut céder, et la première représentation de ''Tarare'' eut lieu le 8 juin 1787. « Jamais, dit la ''Correspondance'' de Grimm, jamais aucun de nos théâtres n'a vu une foule égale à celle qui assiégeait toutes les avenues de l'Opéra le jour de la première représentation de ''Tarare''. A peine des barrières élevées tout exprès, et défendues par une garde de quatre cents hommes, l'ont-elles pu contenir. » On voit que la puissance d'attraction de Beaumarchais sur la foule ne diminuait pas ; elle était plutôt redoublée par l'éclat du nouveau procès dans lequel il se trouvait engagé. L'attente du public fut cette fois un peu trompée : ''Tarare'' excita beaucoup plus de surprise que d'admiration. Cependant cet ouvrage eut plus de succès qu'on ne l'a dit, et il a vécu plus longtemps qu'on ne le croit communément.
 
L'idée qui a donné naissance à ''Tarare'' est une idée dont l'exécution est masquée, mais ce n'est pas une idée vulgaire; elle offre au contraire un témoignage de plus de cet esprit hardi, chercheur, novateur, qui distinguait si essentiellement Beaumarchais, faire marcher de front dans un opéra l'intérêt poétique, l'intérêt musical, l'intérêt dramatique, en y joignant l'attrait des décors, des machines, des coups de théâtre et des danses; en un mot, essayer avec une plus grande variété de moyens et beaucoup plus de mouvement quelque chose d'analogue à ces mélodrames sublimes de la pièce antique, dans lesquels tous les arts réunis apportaient leur concours; « atteindre ainsi, dit Beaumarchais lui-même, à ces grands effets tant vantés des anciens spectacles grecs : » tel est le problème que se posa l'auteur de ''Tarare'' Pour résoudre ce problème, en supposant, qu'il puisse de nos jours être résolu, pour dépouiller la musique de la suprématie absolue qu'elle s'attribue dans un opéra et la réduire à n'être dans le drame qu'un embellissement de plus, il eût fallu d'abord que la poésie eût par elle-même une grande valeur. Or Beaumarchais était loin d'être poète, dans le sens véritable du mot; sa versification, sauf quelques exceptions rares, est en général des plus médiocres, et l'embarras qu'il éprouve à écrire en vers réagit sur l'idée même qu'il veut exprimer, l'affaiblit et l'écrase, si bien qu'on est tout étonné de voir l'auteur du ''Barbier de Séville'' dialoguer parfois dans ''Tarare'' avec une insignifiance qui touche à la platitude.
 
Non content de se tromper gravement sur ses aptitudes en écrivant en vers un ouvrage de longue haleine, Beaumarchais s'était en quelque sorte complu à s'imposer tous les genres de difficultés; Il avait prétendu faire un libretto d'opéra non-seulement poétique et dramatique, mais encore philosophique et même scientifique, en substituant à la mythologie grecque une mythologie nouvelle. « Les sciences exactes, dit à ce sujet M. Saint-Marc Girardin, qui a fait une critique très judicieuse et très fine de ''Tarare'', les sciences exactes étaient alors de mode; chacun vantait leur netteté et leur certitude, chacun s'écriait qu'il n'y aurait de morale et de philosophie parfaites que lorsqu'elles se rapprocheraient de la géométrie. Beaumarchais s'imagina que la poésie gagnerait à se rapprocher de la physique (1). » Voici le canevas sur lequel fut brodé ce bizarre assemblage de féerie, de drame, de philosophie et de physique. En lisant le joli conte d'Hamilton intitulé ''Fleur d'Epine'', Beaumarchais avait été frappé du nom grotesque de Tarare que le conteur donne au personnage principal, et de l'effet produit par ce nom sur ceux qui l'entendent prononcer. Outre que Tarare, dans le conte d'Hamilton, représente assez bien cette figure d'homme obscur, spirituel et adroit, luttant contre tous les genres d'obstacles et les surmontant par son habileté, genre de figure que l'auteur du ''Mariage de Figaro'' aima toujours à peindre à cause d'une certaine parenté avec la sienne, il lui sembla ici que ce nom de Tarare aurait le double avantage de donner du piquant à l'affiche et de faciliter les coups de théâtre dans la pièce, en l'employant de la même manière, mais dans un autre sens. Hamilton n'en tire que des effets comiques, tandis que Beaumarchais donne ce nom à un guerrier redouté d'un tyran, qui ne l'entend jamais prononcer sans entrer en fureur et sans se livrer à quelque acte de violence qui amène dans le drame une nouvelle complication. Ce nom d'ailleurs est à peu près la seule chose que l'auteur de ''Tarare'' emprunte à Hamilton; le reste de sa fable n'a plus rien de commun avec le conte de ''Fleur d'Epine''. Il est tiré en grande partie d'un conte traduit du persan et intitulé ''Sadak et Kalasrade''; mais comme Beaumarchais tenait à mettre dans son opéra plus de ''philosophie'' que le narrateur persan, il prit les choses de plus haut. Dans un prologue des plus étranges, il entreprit de montrer le ''Génie de la reproduction des êtres ou la Nature'' occupe, de concert avec le ''Génie du feu qui préside au Soleil amant de la Nature'', à créer des êtres. Ces deux génies fabriquent successivement les différens personnages qui figureront dans l'opéra. Après avoir hésité entre deux ombres pour savoir laquelle des deux sera roi, le Génie du feu ''leur impose les mains'', fait de l'une l’''empereur Atar, roi d'Ormus, despote de l'Asie'', et de l'autre un soldat obscur. Ce soldat, qui sera Tarare, est destiné à représenter le triomphe de la vertu et de l'intelligence sur les dons de la naissance et du hasard. Il se verra aux prises avec la tyrannie d'Atar, qui lui enlève sa femme et veut le récompenser par la mort de la gloire qu'il a acquise en combattant pour lui ; il aura également a déjouer les astucieuses machinations du chef des brahmes. Par son courage, il surmontera tous les obstacles et s'élèvera du rang le plus obscur au plus haut degré de la faveur publique. Comme Figaro, mais avec beaucoup plus de vertu et beaucoup moins de gaieté, avec un turban et un sabre de plus, il défendra sa femme contre les entreprises du roi Atar, ''homme féroce et sans frein'', dit le programme; mieux récompensé encore que Figaro, Tarare sera forcé par le peuple de monter sur le trône à la place du féroce Atar, qui se poignarde, le tout afin que ressorte avec plus de puissance la moralité du poème, résumée dans ces quatre vers philosophiques que la Nature et le Génie du feu reviennent à la fin chanter ensemble ''majestueusement'', dit Beaumarchais, mais qu'ils ont dû avoir quelque peine à chanter ''mélodieusement'' :
 
::Mortel, qui que tu sois, prince, brahme ou soldat,
::Homme, ta grandeur sur la terre
::N'appartient ''point à ton état'',
::Elle est ''toute à ton'' caractère.
 
Tel est le sujet à l'aide duquel Beaumarchais se proposa de réaliser son plan d'union intime et complète de la poésie, de la musique, du drame et de la danse dans un seul ouvrage. Le prologue est la partie de l'opéra la plus ambitieuse, mais en même temps la plus faible; c'est celle à laquelle Beaumarchais tenait le plus, et c'est celle qui est morte la première : à la troisième reprise de ''Tarare'', sous la république, on supprimait déjà le prologue. On a peine à comprendre qu'un homme aussi spirituel que Beaumarchais ait pu se faire illusion au point de croire qu'il rendrait attrayant pour le public un dialogue scientifique entre la Nature et le génie du feu créant des êtres suivant les lois de l'attraction et de la gravitation, ou mieux d'après la théorie des atomes crochus, et chantant des vers déplorables comme ceux-ci :
 
::Froids humains, non encore vivons,
::Atomes perdus dans l'espace,
::Que chacun de vos élémens
::Se rapproche et prenne sa place
::Suivant l'ordre, la pesanteur
::Et toutes les lois immuables
::Que l'éternel dispensateur
::Impose aux êtres, vos semblables.
 
Le ballet de ce prologue n'était pas moins étrange que la poésie, car il se composait en partie de ''Vents déchaînés qui forment en tourbillonnant des danses de la plus violente agitation''. Malgré le fanatisme de son amitié pour Beaumarchais, Gudin nous dit naïvement dans son manuscrit : « Je ne lui dissimulai pas que je croyais impossible de mettre ce prologue en musique; mais, ajoute-t-il non moins naïvement, Salieri, formé à une école accoutumée à surmonter les difficultés, en vint à bout. » Ce dut être une rude besogne. Beaumarchais avait d'abord présenté son libretto à Gluck, qui disait, comme lui, que la musique tenait trop de place dans un opéra, mais qui trouva sans doute que Beaumarchais lui faisait la part trop mince ou trop difficile, et qui proposa son élève Salieri. Ce dernier était alors à Vienne, on le fit venir à Paris; Beaumarchais le logea chez lui, et le combla de bontés comme pour le dédommager de la lâche laborieuse qu'il lui imposait (2). Le compositeur ne put y suffire qu'en se sacrifiant. A force d'abonder dans son idée, que les exigences du musicien exercent en général dans un opéra une influence fâcheuse, non-seulement pour les paroles et les idées qu'elles étouffent ou allanguissent démesurément, mais encore pour l'effet d'ensemble et l'action qu'elles paralysent ou écrasent, Beaumarchais donna en plein dans un autre inconvénient ; il dit à son compositeur : « Faites-moi une musique qui obéisse et ne commande pas, qui subordonne tous ses effets à la marche de mon dialogue et à l'intérêt de mon drame. » Salieri lui fit une musique tellement obéissante, qu'elle en devint insignifiante. « La musique de ''Tarare'', dit un critique contemporain, n'ajoutera rien a la réputation de l'auteur; on l'a trouvée très inférieure à celle des ''Danaïdes''. Le peu de chaut qu'on y rencontre est du genre le plus facile et le plus commun; le récitatif, presque toujours insipide et d'une monotonie fatigante. Quelques chœurs sont d'un bel effet et offrent même quelquefois une mélodie qu'on regrette de ne pas retrouver dans le chant et dans les airs de danse. Deux ou trois morceaux, tels que celui de Calpigi au troisième acte, sont les seules choses vraiment agréables dans la musique de cet opéra (3). »
 
Et cependant cet opéra de ''Tarare'', dont la musique était pauvre, dont la poésie était plus que médiocre, offrait dans sa structure originale, dans ses effets de scène inattendus, vifs et pressés, dans ce mélange de drame, de comédie, de féerie, de danse, de philosophie et de physique, je ne sais quel ensemble bizarre, qui ne laissait pas d'avoir sur le public une prise constatée par le critique même que nous venons de citer : « Cet ouvrage, dit Grimm, est une des plus singulières conceptions que je connaisse... L'auteur aura toujours le mérite d'avoir présenté dans cet opéra une action dont la marche ne ressemble à celle d'aucun autre, et d'avoir eu le talent d'y donner assez adroitement une grande leçon aux souverains qui abusent de leur pouvoir... Après avoir dit leur fait aux ministres et aux grands seigneurs dans sa comédie du ''Mariage de Figaro'', il lui manquait encore de le dire de même aux prêtres et aux rois. Il n'y avait que le sieur de Beaumarchais qui pût l'oser, et peut-être n'est-ce aussi qu'à lui qu'on pouvait le permettre (4). »
 
A la dix-huitième représentation de ''Tarare'', en septembre 1787, Beaumarchais écrivait à Salieri, qui venait de repartir pour Vienne : « Enfin, mon cher Salieri, vous recevez donc votre superbe partition, je puis bien la nommer superbe, puisque nous sommes à la dix-huitième séance sans que le public ait cessé un moment de s'y porter en foule. Le 8 de ce mois, grand jour de Saint-Cloud, vous avez fait 4,200 francs, et l'an passé, à pareil jour, un excellent ouvrage n'a donné que 600 francs de recette.
 
::Ah! bravo, caro Salieri (5).
 
« Rappelez-moi au souvenir de ce géant qu'on nomme Gluck. »
 
En décembre 1787, la ''Correspondance'' de Grimm constate que la foule se porte encore à l'opéra de ''Tarare'' comme le premier jour. « Les spectateurs, dit le nouvelliste, que l'on voit se renouveler à chaque représentation de cet ouvrage, l'écoutent avec un silence et une sorte d'étourdissement dont il n'y a jamais eu d'exemple à aucun théâtre. »
 
Ceci rend bien l'impression de surprise et d'intérêt sans admiration que produisait ce bizarre ouvrage. Après un succès qui, on le voit, se prolonge assez longtemps, l'opéra de ''Tarare'' fut repris une première fois après la révolution, en 1790, a la suite de la fameuse fête de la fédération, qui attirait à Paris tous les patriotes des départemens. Beaumarchais y ajouta, sous le titre de ''Couronnement de Tarare'', un acte presque entier, qui n'a jamais été publié et qui offre un témoignage singulier des préoccupations du temps : c'est la politique envahissant tout, même l'Opéra.
 
Dans le premier ''Tarare'' de 1787, le héros était tout simplement proclamé roi, avec cette recommandation de Calpigi :
 
::Règne sur ce peuple qui t’aime,
::Par les lois et par l'équité.
 
En 1790, Beaumarchais éprouva le besoin de faire de ''Tarare'' un roi constitutionnel et de donner à son intronisation en cette qualité tout l'éclat possible. Au cinquième acte donc, la scène changeait et représentait le ''temple de Brahma'', où l'on voyait défiler le cortège suivant :
 
« MARCHE NATIONALE. - Soldats en bon ordre. Quatre membres de l'assemblée du peuple, - l'un militaire, le deuxième du collège des brahmes, le troisième un citoyen, le quatrième un cultivateur, - portent un autel élevé sur lequel est inscrit : ''Autel de la liberté''.
 
« Quatre autres membres ainsi mêlés portent un grand livre avec cette inscription sur la couverture : ''Livre de la loi''. Une grande couronne d'or est posée sur ce livre. Deux autres portent le manteau royal pourpre à étoiles d'or; deux autres, le sceptre, et la main de justice. Tout le reste marche ainsi confondu. Tarare et Astazie montent sur le trône.
 
« Après que Tarare a été couronné en cérémonie, tous les ''ordres de l'état'', dit le livret, se prennent ''sous le bras'', s'avancent en cercle ainsi confondus, et répètent en chœur avec enthousiasme :
 
::Roi, nous mettons la liberté
::Aux pieds de ta vertu suprême.
::Gouverne ce peuple qui t'aime,
::Par les lois et pat l'équité :
::Il dépose en tes mains lui-même
::Sa redoutable autorité.
 
Ces deux derniers vers étaient destinés à constater le principe de la souveraineté nationale. Avant d'arriver à faire ses réserves, comme monarchiste ami de l'ordre et des lois, l'auteur de ''Tarare'' est naturellement obligé de se ménager la bienveillance des ''patriotes avancés'' par de grandes concessions aux idées du moment.
 
« Des ''bonzes'', dit le livret de 1790, suivis de quelques ''vierges brahmines'' (6), s'avancent aux pieds du trône de Tarare et chantent :
 
::Du culte de Brahma prêtres infortunés,
::A vivre sans bonheur sommes-nous condamnés?
:::TARARE, se levant.
::De tant de retraites forcées,
::Que les barrières soient brisées;
::Que l'hymen, par ses doux liens,
::Vous donne à tous des jours prospères :
::Peuple heureux, les vrais citoyens,
::Ce sont les époux et les pères.
 
« Toute l'assemblée lève les mains en signe d'approbation. »
 
Voilà le mariage des prêtres accordé. Sur la question du divorce, Beaumarchais ne peut pas se montrer plus rebelle aux vœux des patriotes avancés. L'eunuque Calpigi, très indûment marié à Spinette, s'avance avec elle au pied du trône de Tarare. Ils chantent un duo demandant le divorce ; Tarare répond par un ''récitatif'' accordant le divorce. Suit, dit le livret, ''une danse pittoresque peignant le sentiment d'un divorce ou de gens qui se fuient et prennent, d'autres engagemens''.
 
Une troisième question se présente, qui agite également les esprits en 1790 : c'est celle de la ''liberté des nègres''. Cette question divise même les patriotes de l'assemblée constituante, dont plusieurs, Barnave en tête, redoutent pour la sécurité des colons un affranchissèment subit, tandis que Brissot et Robespierre font triompher dans les clubs la maxime : ''Périssent les colonies plutôt qu'un principe'' (7)! Beaumarchais se sent un peu embarrassé : l'affranchissement des nègres (et ceci peint l'esprit du temps) lui parait une question sur laquelle il y a beaucoup plus à hésiter que sur la question du mariage des prêtres et du divorce. Voici comment il esquive la difficulté. Une députation de nègres du Zanguebar se précipite aux pieds de ''Tarare'' et peint les souffrances de la servitude sans demander précisément la liberté. Tarare se lève et chante ''avec majesté'' :
 
::Plus d'infortunés parmi nous.
::Le despotisme affreux outrageait la nature:
::Nos lois vengeront cette injure;
::''Soyez tous heureux'', levez-vous!
 
Ici le ''majestueux'' Tarare se conduit un peu en Escobar. Il dit : ''Soyez tous heureux'', pour ne pas dire : ''Soyez tous libres''! et après avoir ainsi éludé la question, il fait chanter et danser les nègres célébrant le ''doux esclavage'' que leur promet la bonté des blancs (8).
 
Après avoir ainsi accordé aux ''patriotes'' les plus ardens tout ce qu'il croit pouvoir accorder, l’auteur de ''Tarare'' éprouve enfin le besoin de venir en aide à l'autorité par une allusion à ces fréquentes émeutes qui de 1790 à 1791 mettaient à une si rude épreuve la vigilance de Lafayette et de Bailly. Voici le nouveau coup de théâtre destiné à traduire cette pensée :
 
« Un peuple en désordre, effréné, dit le livret, court et remplit la place. Un héraut d'armes se présente accompagné de plusieurs magistrats, s'oppose à sa course et lui dit :
 
::Au nom de la patrie,
::Qui vous presse vous prie,
::Rentrez dans le devoir : aux accens de ma voix,
::Peuple, séparez-vous, poux la troisième fois.
::COEUR DU PEUPLE en désordre.
::Tout est changé. Quoi qu'on ordonne,
::Nous n'obéirons a personne,
 
« Le magistral fait un signal. - Marche de soldats armés, serrés en bataillon, avec une bannière portant ce vers en or sur un fond rouge :
 
::La libellé n'est pas d'abuser de ses droits.
 
« Seconde marche d'un groupe de citoyens paisibles, bannière bleue avec ce vers en blanc:
 
::La liberté consiste à n'obéir qu'aux lois.
 
« Troisième marche d'un groupe de jeunes cultivateurs des deux sexes couronnés de fleurs et portant des gerbes et des fruits. Bannière rose, avec ce distique de couleur verte :
 
::De la liberté sans licence
::Naît le bonheur, naît l'abondance.
 
« Quatrième marche d'un groupe de prêtres de la Mort précédés d'un tam-tam ou cloche de l'Inde, suspendue, portée par deux prêtres, formant une espèce de tocsin. Bannière noire avec des lettres d'argent, et pour légende :
 
::Licence, abus de liberté,
::Sont les sources du crime et de la pauvreté.
 
« Urson s'est mis à la tête des soldats quand ils ont passé; Tarare se met à la tête des citoyens paisibles ; Astazie s'est mêlée aux jeunes cultivateurs des deux sexes. »
 
« Cette marche imposante, dit le livret, fait ''doucement reculer le peuple'' : Il reparaît ''modeste'' à la fin de la marche générale, » et Tarare chante :
 
::Mes amis, plaignons leur erreur;
::Victime de quelque barbare,
::Quand ce bon peuple est en rumeur,
::C'est toujours quelqu'un qui l'égare.
 
L'opéra se terminait ensuite, comme dans le texte imprimé, par un grand coup de tonnerre, suivi de l'apparition de la Nature et du Génie du feu descendant du ciel sur le char du Soleil.
 
Ainsi arrangé au goût du jour en 1790, ce dernier acte de ''Tarare'' avait été présenté d'abord au maire de Paris, Bailly, qui, après l'avoir examiné, écrit à la fin du manuscrit la note suivante :
 
« Je ne vois pas d'inconvénient à permettre et à préparer la représentation de ''ce couronnement'', sauf deux vers que M. de Beaumarchais m'a promis de changer et d'adoucir. BAILLY.
 
«Ce 28 juin 1790.»
 
On ne se douterait guère quels sont ces deux vers qui paraissent trop forts au maire de Paris. Si j'en crois une note de Gudin écrite en tête du manuscrit de ''ce couronnement'', ce sont les deux vers suivans de l'ancien opéra qui servaient de transition à l'acte supplémentaire ajouté par Beaumarchais :
 
::Nous avons le meilleur des rois,
::Jurons de mourir sous ses lois.
 
Ainsi en juin 1790 la situation politique était déjà tellement tendue, que cet honnête Sylvain Bailly, monarchiste lui-même, et qui plus tard devait se montrer si courageux devant la mort, trouvait dangereux de risquer au théâtre deux vers qui pouvaient passer pour un éloge de Louis XVI.
 
''Tarare'', avec son supplément politique, devait être repris le jour même de la fête du 14 juillet; divers incidens firent retarder cette reprise jusqu'au 3 août. La pièce se produisit enfin à l'Opéra devant une foule énorme et au milieu d'un vacarme effroyable. Les colons d'une part, indignés de l’apparente concession de Beaumarchais; les négrophiles de l'autre, non moins indignés de ses réticences; ceux qu'on appelait alors les ''aristocrates'' et ceux qu'on nommait plus particulièrement les ''patriotes'' furent également mécontens. Chacun des partis en lutte se trouva blessé dans ses sympathies : les uns sifflèrent à outrance la scène du divorce et celle du mariage des prêtres; les autres, en applaudissant cette concession à l'esprit de l'époque, s'irritèrent des allusions contre l'émeute et des tirades monarchiques qui subsistaient encore dans ''Tarare'', notamment de celle où le héros, dispersant les soldats qui veulent assassiner le sultan Atar, leur dit :
 
::Oubliez-vous, soldats usurpant le pouvoir,
::Que le respect des rois est le premier devoir?
 
Lafayette et Bailly furent obligés de faire intervenir la garde nationale pour rétablir l'ordre. Cependant le parterre en général était assez dans le ton des idées mixtes présentées par Beaumarchais, si j'en juge par cette lettre qu'adresse à l'auteur de ''Tarare'', en date du 4 août 1790, un patriote nommé Rivière, modéré dans ses opinions, quoique très chaud dans son langage :
 
« Monsieur, écrit ce patriote à Beaumarchais, sans avoir l'honneur d'être connu de vous, j'ose prendre la liberté de vous dire que j'ai été on ne peut plus scandalisé hier, à la première représentation de la reprise de l'opéra de ''Tarare'', du train abominable, des hurlemens, des sifflemens que se sont permis de faire un tas de bandits échappés des prisons du Châtelet, payés pour jeter leur venin jusque dans les spectacles, ou bien un reste empesté d'aristocrates déchaînés contre tout ce qui peut contribuer au bien de l'état et à celui du peuple. De quelque classe qu'ils soient, j'aurais voulu les voir jeter par les fenêtres...»
 
Le patriote Rivière termine en déclarant que le ''parterre finira par monter aux loges, et qu'il en fera lui-même la motion pour en faire l'exécution''. On voit cependant qu'il représente à peu près le juste-milieu du temps.
 
Malgré les clameurs des partis extrêmes, Beaumarchais maintint énergiquement ''Tarare'' à l'état monarchique constitutionnel, faisant même au besoin marcher l'huissier contre les acteurs quand ils se permettaient de modifier quelques détails, et la pièce resta au théâtre sous cette forme jusqu'au 10 août 1792, qui emporta la monarchie constitutionnelle.
 
Sous la république, après la terreur, l'Opéra voulut reprendre ''Tarare''. Beaumarchais était à ce moment réfugié à Hambourg et placé malgré lui sur la liste des émigrés : il chargea Mme de Beaumarchais de s'opposer à cette reprise; mais l'Opéra insistant, il fallut capituler. Au grand désespoir de l'auteur, on lui enleva d'abord son prologue physique et métaphysique sur ''la Nature et le Génie du feu créant des êtres''. Mme de Beaumarchais s'évertue à le consoler de ce malheur avec ces ménagemens délicats que les femmes d'esprit savent si bien employer en pareille circonstance. « Ce prologue, lui écrit-elle en septembre 1795, est d'une philosophie trop supérieure aux facultés des individus composant maintenant l'auditoire; le goût public a changé, l'esprit des spectateurs n'est plus le même, le sublime est en pure perte. » Mais si le sublime prologue était déplacé en 1795, le dénoûment monarchique constitutionnel de Tarare l'était bien davantage encore. Il fallut donc donner à cet opéra un nouveau dénoûment et le mettre à la ''sauce républicaine''. En l'absence de Beaumarchais, c'est un de ses amis, Framery, qui s'en chargea.
 
Après que le sultan s'est poignardé, au moment où le peuple offre le tronc à Tarare, celui-ci, devenu républicain, s'écrie :
 
::Le trône! amis, qu'osez-vous dire?
::Quand pour votre bonheur la tyrannie expire,
::Vous vomiriez encore un roi !
:::URSON.
::Et quel autre sur nous pourrait régner?
:::TARARE.
::La loi !
::Sachez jouir d'un bien que le ciel vous prépare,
::Affranchis d'un joug détesté,
::Conservez votre liberté!
:::CHOEUR.
::Vive à jamais, vive. Tarare,
::Qui nous rend notai liberté!
 
Il y avait d'autres modifications qui excitèrent des réclamations assez vives parmi les journaux du parti conventionnel. Par exemple, au moment où le peuple se soulève contre le tyran d'Ormuz, un citoyen chantait :
 
::Sur le tyran portons notre vengeance,
::Du long abus de la puissance
::Tout le peuple à la fin est las.
 
Or Paris était à ce moment très dégoûté d'un pouvoir déjà vieilli, qui, après beaucoup de lâchetés et de crimes, de tyrannies subies ou imposées, ne se résignait qu'avec peine à céder la place à un pouvoir nouveau. « Les applaudissemens, écrit Mme de Beaumarchais, ont été prodigués aux changemens de la fin; mais ce n'est pas tout à fait dans ce sens que nous les voulions, car tout ce qui est dit au tyran d'Ormuz a été appliqué net à la convention. On a joué trois fois la pièce, et il y a une affluence prodigieuse. »
 
L'archéologue Millin, qui rédigeait alors le ''Journal encyclopédique'', fit dans ce journal une sortie contre les applaudissemens anti-conventionnels qui avaient accueilli quelques-uns des vers que Framery avait ajoutés à ''Tarare''. S'en expliquant avec ce dernier, il lui écrit :
 
« Je ne demande pas que les théâtres deviennent des cours de démagogie, mais je ne verrai jamais sans éprouver une juste indignation qu'on s'élève si légèrement et si facilement dans les spectacles contre la constitution qui nous coûte tant de sacrifices, et pour laquelle des milliers de nos concitoyens vont verser tout leur sang. Vous ne pouvez pas me faire un crime de penser que le retranchement de quelques vers peu saillans ne soit très peu important, et qu'il le soit beaucoup de ne pas exposer des principes coupables qui excitent des applaudissemens plus coupables encore (9). »
 
Cette troisième reprise de ''Tarare'' en septembre 1795 fut suivie d'une quatrième, qui eut lieu en novembre 1802, sous le consulat, après la mort de Beaumarchais : ''Tarare'' dut subir encore des modifications dont je n'ai pas retrouvé la trace. Enfin sous la restauration, en 1819, cet opéra reparut une cinquième fois sur l'horizon, mais considérablement mutilé, fondu de cinq actes en trois et rhabillé au goût du jour par je ne sais qui. Après avoir été monarchique purement et simplement, puis monarchique constitutionnel, puis républicain, l'opéra de ''Tarare'' redevenait beaucoup plus monarchique qu'à sa naissance. Au lieu de se tuer et de céder la place à Tarare, le féroce Atar, défendu par lui contre la colère du peuple, consentait à pardonner à ce héros tout le mal qu'il lui avait fait et tout le bien qu'il en avait reçu; il lui conférait le commandement de l'année et lui restituait sa femme. Tarare se prosternait à ses pieds, lui jurait fidélité: le peuple faisait de même, et tout s'arrangeait le plus pacifiquement du monde.
 
« Tout ce qu'il y a de remarquable dans ''Tarare'' (dit à ce sujet un rédacteur de ''la Minerve'', fort offusqué de ce dernier rhabillage) a été retranché; certains mots surtout paraissent avoir singulièrement choqué le poète de service, qui d'ailleurs n'a pas fait grâce à un seul trait philosophique. L’ouvrage de Beaumarchais ne saurait sans doute supporter l'examen sévère du bon goût : des scènes pleines d'intérêt, des situations extrêmement dramatiques, un dialogue parfois plein de hardiesse et de chaleur, ne font pas excuser de nombreuses inconvenances, d'étranges incorrections et trop souvent la barbarie du style ; mais, par une mutilation sans mesure, sans goût, sans but, fallait-il faire, d'un ouvrage qui avait du moins le mérite d'être amusant, le plus ennuyeux drame qui ait paru depuis ''Panurge'' (10)? »
 
C'est en 1819 que s'arrête, je crois, définitivement, la série des reprises et des métamorphoses de l'opéra de Beaumarchais. On voit que cet ouvrage, malgré tous ses défauts, possédait cependant plus de vitalité qu'on ne le pense généralement. Pour fournir une carrière de trente-deux ans, avec une musique médiocre et une poésie des plus faibles, il a bien fallu que ''Tarare'' offrît une certaine puissance d'intérêt dramatique, une certaine originalité de construction reconnue par tous ceux qui ont vu représenter cet opéra, mais dont il est assez difficile de se faire une idée juste par une simple lecture. Quoi qu'il en soit, il n'est guère probable que ''Tarare'' ressuscite jamais une sixième fois. Sa dernière transformation l'a achevé, et, puisqu'il parait décidément mort, nous laisserons en paix sa cendre pour suivre l'auteur au milieu des orages nouveaux que la révolution lui prépare.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small> (1) ''Essais de Littérature et de Morale'', par M. Saint-Marc Girardin, t. Ier, p. 120.</small><br />
<small> (2) Vingt ans après l'époque où nous sommes et six ans après la mort de Beaumarchais, Salieri, conservant un vif souvenir de l'hospitalité si douce que lui avait donnée l'auteur de ''Tarare'', écrivait de Vienne, en date du 5 Octobre 1805, à la charmante fille de Beaumarchais, devenue Mme Delarue, une lettre de laquelle j'extrais quelques lignes qui se rattachent à l'époque de la composition de l'opéra dont il s'agit. Salieri m'y semble peindre arec une naïveté sincère et exacte tout ce qu'offrait de charme et de bonhomie la vie intime d'un des hommes les plus calomniés de son temps. Son jargon ''franco-italien'' donne, si je ne me trompe, quelque attrait de plus à ce petit tableau : » Vous êtes encore, écrit Salieri, devant mes yeux, madame, cette aimable enfant, cette jolie Eugénie, pleine d'esprit et de grâces. Je suis logé chez votre célèbre papa et votre adorable ''mamma'', qui m'ont comblé de tant de faveurs et de ''gentitesses''; nous deux nous sommes après midi au piano à jouer des sonates à quatre mains. A deux heures, M. ou Mme de Beaumarchais entre dans le cabinet et nous dit : « Allons dîner, mes enfans. » Nous dînons; je vais après un peu ''à me promener'', à lire les gazettes au Palais-Royal ou à quelque théâtre. Je rentre de bonne heure. Quand M. de Beaumarchais n'est pas chez lui, je monte au second, dans ''mon'' appartement; je ''mette'' au lit quelquefois mon domestique, Allemand ivrogne; je me couche dans une chambre où je vois de mon lit, en travaillant, tous les jours l'aurore avec un céleste plaisir. Vers dix heures, M. de Beaumarchais vient chez moi, je lui chante ce que j'ai fait de notre grand opéra; il m'applaudit, m'encourage, il m'instruit avec une manière paternelle. Tout semblait si tranquille»</small><br />
<small>(3) Ces couplets, que chante l'eunuque Calpigi : ''Je suis né natif de Ferrare'', sont tournés d'une manière leste et originale; ils devinrent assez populaires pour qu'on en fît une parodie contenant une biographie très fausse et très méchante de Beaumarchais, qui se chantait sur le même air, et qui commençait ainsi : ''Je suis né natif de Lutèce''. Dans ce même opéra de ''Tarare'', on pourrait signaler encore quelques mélodies offrant une certaine nuance de lyrisme qui ne se soutient pas longtemps, par exemple, le passage qui commence par ces vers :</small><br />
::<small> Ainsi qu'une abeille, </small><br />
::<small> Qu'un beau jour éveille, </small><br />
::<small> De la fleur vermeille </small><br />
::<small> Attire le miel.</small><br />
<small> Je me souviens qu'une femme célèbre par sa beauté et sa grâce avait gardé dans l'esprit et dans l'oreille, après cinquante ans, le souvenir de cette mélodie, dont les vers sont d'un tour heureux qui se rencontre rarement sous la plume de Beaumarchais.</small><br />
<small> (4) ''Correspondance'' de Grimm. Juin 1787.</small><br />
<small> (5) Allusion au refrain de la chanson de Calpigi dans ''Tarare''.</small><br />
<small> (6) Etrange idée d'associer des ''bonzes'' et des vierges ''brahmines''; mais Beaumarchais n'y regardait pas de si près.</small><br />
<small> (7) C'est une erreur complète, et pourtant assez accréditée, que l'opinion qui attribue ce mot à Barnave; il disait précisément tout le contraire.</small><br />
<small> (8) Il y avait là un couplet assez grotesque chanté par un nègre, couplet que Salieri, alors à Vienne, devait mettre en musique, comme tout le reste. En le lui envoyant, Beaumarchais y joint cet avis, qui nous prouve que, musicien lui-même, il intervenait fréquemment dans le travail du compositeur. « Voici, écrit-il à Salieri, quelques idées pour l'ariette du nègre. Cette nation brûlée ne chante point comme les autres, elle a un chevrotement, une trépidation en chantant, qui exige que l'on s'en rapproche lorsqu'on veut la produire en scène. » Et il envoie un projet d'air noté par lui-même d'après un chant nègre. Citons pour les curieux ce couplet que Beaumarchais faisait chanter par un nègre du Zanguehar en 1790.</small><br />
::<small> Hola ! doux esclavage </small><br />
::<small> Pour Congo, noir visage,</small><br />
::<small> Bon blanc, pour nègre il est humain. </small><br />
::<small> Nous, bon nègre, a coeur sur la main. </small><br />
::<small> Nous pour blanc </small><br />
::<small> Sacrifie,</small><br />
::<small> Donner sang,</small><br />
::<small> Donner vie,</small><br />
::<small> Priant grand fétiche Ourbala</small><br />
::<small> Pour bon grand peuple qu’il est là.</small><br />
::<small> Ourbala! l'y voilà.....</small><br />
::<small> (Montrant les spectateurs.) </small><br />
::<small> L'y voilà! la, la, la, la, la.</small><br />
<small> (9) Ceci se passait en septembre 1795, au moment de la promulgation de la constitution de l'an III, avec les décrets qui imposaient au peuple la réélection forcée des deux tiers des membres de la convention. On sait que ce sont ces décrets qui un mois après produisirent la journée du 13 vendémiaire.</small><br />
<small> (10) ''Minerve Française'', t. v, 3 février 1819.</small><br />
 
 
<center>II – Beaumarchais après la prise de la Bastille</center>
 
La journée du 14 juillet 1789 surprit Beaumarchais occupé à faire construire, juste en face et tout près de la Bastille, comme pour narguer ce château-fort, une superbe et charmante habitation. Il avait acheté de la ville, en 1787, toute la portion de terrain formant aujourd'hui la ligne gauche du boulevard qui porte son nom en arrivant par le boulevard Saint-Martin, en prenant cette ligne en face de la rue du Pas de la Mule et en la suivant jusqu'à la place de la Bastille. C'était un vaste rectangle allongé, d'environ un hectare de superficie, dans lequel il se proposait, comme dit Walter Scott, cet autre écrivain bâtisseur (1), «d’''exercer sur notre mère la terre sa puissance créatrice'', » et de faire une maison qui ne ressemblât pas plus aux autres maisons que ''le Mariage de Figaro'' ne ressemblait aux autres comédies. Il y parvint, mais en dépensant beaucoup d'argent. L'architecte Lemoyne lui avait fourni d'abord un devis qui faisait monter les frais à trois cent mille francs. Ce devis primitif se transforma peu à peu en une dépense de ''un million six cent soixante-trois mille francs''. Fiez-vous donc aux architectes, surtout quand ils ont affaire à un homme d'imagination comme Beaumarchais, qui tient, dit-il quelque part, à faire ''une maison qu'on cite'', et qui ne regarde pas de trop près aux conséquences coûteuses de chaque embellissement! Or, quand cette maison célèbre, de laquelle on peut dire ''materiam superabat opus'', fut expropriée en 1818 pour cause d'utilité publique, la municipalité, qui tient peu compte de la valeur artistique des immeubles, paya celui-ci aux héritiers de l'auteur du ''Mariage de Figaro'' cinq cent mille francs. Là encore il faut bien reconnaître que ce Beaumarchais, si souvent décrié pour ses fructueuses spéculations, était plus artiste que spéculateur.
 
Mme de Beaumarchais nous a conservé, dans une lettre à une de ses amies, une conversation qui semble presque sténographiée entre le vainqueur d'Austerlitz et la fille de l'auteur du ''Mariage de Figaro'' précisément au sujet de cette maison, qu'il était déjà question d'abattre sous l'empire pour le prolongement du boulevard, et qui ne fut abattue que sous la restauration. Ce dialogue eut lieu en 1809 dans une fête donnée par la ville de Paris à l'empereur :
 
« Ce n'était pas, écrit Mme de Beaumarchais, un simple mouvement de curiosité qui portait ma fille à être de la fête: son but était de parler à l'empereur et de profiter de la circonstance, si sa majesté s'adressait à elle, pour lui présenter une pétition relativement à notre maison, menacée depuis trois ans d'être abattue, marquée pour l'être depuis l'année dernière, et dont le sort reste cependant toujours incertain. Ma fille a réussi; l'empereur lui a adressé la parole. Voici une partie du dialogue : « Comment vous nommez-vous? - Je suis la fille de Beaumarchais. - Etes-vous mariée ? - A M. Delarue, un des administrateurs des droits-réunis et beau-frère du général Mathieu Dumas. - Avez-vous des enfans? - Deux garçons et une fille. - Votre père vous a-t-il laissé sa grande fortune? - Non, sire : la révolution nous a ruinés à peu de chose près. - Habitez-vous sa belle maison? » C’était justement le texte de sa réclamation qu'elle a saisi avec adresse et esprit en disant que c'était là l'objet qu'elle avait dessein de mettre sous les yeux de sa majesté; qu'elle et toute sa famille étaient lésées outre mesure par l'état de choses résultant du projet que le gouvernement paraissait avoir adopté; que depuis trois ans qu'il était question de démolir notre maison, nous avions perdu une grande partie des locataires, que nous avions dû suspendre toutes les réparations, ce qui causait un grand dommage à la maison et de grands dégoûts à la famille, etc. A quoi l'empereur a répondu : « Eh bien! on l'évaluera, votre maison, et on vous la paiera; mais elle a coûté une somme immense, et on ne paie pas les folies, etc. » Pendant tout le temps que ma fille parlait, comme c'était à voix basse, l'empereur se penchait et avait sa tête près de l'épaule d'ivoire de la dame, qui a terminé par donner sa pétition, dont elle s'était pourvue à tout risque. Ce qui nous fait grand plaisir, c'est que nous savons maintenant à quoi nous en tenir et que mes enfans agiront en conséquence. »
 
Si, au point de vue de la spéculation, Beaumarchais faisait, comme dit Napoléon, ''une folie'', il réussit du moins à faire une maison qu'on allait visiter comme une curiosité. En arrivant par le boulevard, on rencontrait à gauche, à la hauteur de la rue du Pas-de-la-Mule, un mur surmonté d'une terrasse plantée d'arbres dans le genre de la terrasse du bord de l'eau au jardin des Tuileries. A l'extrémité de cette terrasse apparaissait au milieu des arbres un temple de forme ronde recouvert d'un dôme, sur le dôme un petit globe terrestre portant cette inscription : ''orbi'', et traversé en forme de girouette par une grande plume dorée qui le faisait tourner à tous vents. Sur le fronton de ce temple, on lisait ces mots : ''à Voltaire'', et au-dessous ce vers de la Henriade :
 
::Il ôte aux nations le bandeau de l'erreur.
 
En longeant la terrasse, on arrivait devant la grille d'entrée qui donnait sur le boulevard, et qui s'ouvrait sur une immense cour sphérique au centre de laquelle était un rocher couvert de plantes grimpantes et surmonté de la statue du Gladiateur. D'un côté de cette cour était la maison offrant une façade en hémicycle, avec des arcades et des colonnes qui, à en juger par un dessin sur lequel je crayonne cette description, devaient former un ensemble imposant et original; de l'autre côté de la cour était l'entrée du jardin, fermée par une grille élégante. L'intérieur de la maison était arrangé dans le même style original et somptueux; on y remarquait des cuisines souterraines; des caves immenses, d'élégans escaliers en spirales avec des rampes en acajou et des barreaux en cuivre, de grands appartemens décorés avec autant de goût que de magnificence, une salle de billard avec des tribunes disposées pour les spectateurs, un vaste salon complètement rond, éclairé par une seule et immense fenêtre et par une coupole à trente pieds d'élévation avec un parquet en mosaïque composé des bois les plus précieux, de beaux tableaux de Robert et de Vernet remplaçant les tapisseries et encadrés dans les panneaux, des cheminées en marbre de Carare soutenues par des cariatides que Beaumarchais avait fait venir à grands frais d'Italie, des portes en acajou dont le centre était en glaces. Dans le cabinet de l'auteur du ''Mariage de Figaro'' se trouvait un secrétaire qui à lui seul n'avait pas coûté moins de ''trente mille francs''; il était tout entier en marqueterie figurant de délicieux paysages.
 
Le jardin avec ses terrasses, qui avaient permis de grands mouvemens de terrains, était dessiné et planté de manière à dissimuler l'espace limité qu'il occupait, et il paraissait beaucoup plus vaste qu'il ne l'était en effet; une grande allée à voitures le traversait tout entier pour aboutir à l'extrémité de la propriété. Des pelouses, des massifs, des masses de fleurs, les arbres les plus rares, de jolies fabriques disposées avec art de distance en distance, une pièce d'eau entourée d'ombrages, sur laquelle voguaient des nacelles, et qui était alimentée par une cascade tombant d'un rocher, partout des inventions plus ou moins singulières attiraient les regards des promeneurs. Par exemple, au milieu du jardin s'élevait un temple à Bacchus avec une petite colonnade à la grecque; comme ce temple était destiné aux collations, on lisait sur le fronton cette inscription en latin macaronique :
 
::Erexi templum à Bacchus
::Amicis que gourmandibus.
 
Ce temple était élevé sur un autre rocher, dont l'entrée sombre et mystérieuse cachait une officine gastronomique. Non loin se rencontrait un pont chinois avec ses clochettes obligées; à côté s'ouvrait un souterrain qui allait aboutir à l'extrémité du jardin en passant sous la pièce d'eau, véritable tunnel en pierre de taille, dans lequel on avait pratiqué une glacière, et qui se terminait par une arcade grillée donnant sur la rue Amelot. Au-dessus de l'arcade on lisait cette inscription :
 
::Ce petit jardin fut planté
::L'an premier de la liberté.
 
Dans les bosquets, on trouvait à chaque pas des traces du caractère expansif de Beaumarchais. Ici c'était un buste de son premier patron, Pâris-Duverney, avec ces vers :
 
::Il m'instruisit par ses travaux;
::Je lui dois le peu que je vaux.
 
Ailleurs c'était un petit monument funèbre élevé à la mémoire du président Dupaty, avec ces mots :
 
::Et nous aussi, nous le pleurons.
 
Plus loin on rencontrait une statue de l'Amour ornée de ce distique paternel :
 
::O toi qui mets le trouble en plus d'une famille,
::Je te demande, amour, le bonheur de ma fille.
 
Sur le socle des deux statues réunies de Platon et de ''l'Esclave cymbaleur'', on lisait :
 
::L'homme en sa dignité se maintient libre, il pense;
::L'esclave dégradé ne pense point, il danse.
 
Enfin, sous un berceau ''solitaire'', Beaumarchais avait écrit une sorte d'adieu au monde, dont j'extrais seulement les quatre vers suivans :
 
::Désabusé comme Candide
::Et plus tolérant que Martin,
::Cet asyle est ma Propontide :
::J'y cultive en paix mon jardin.
 
Telle était la somptueuse et riante retraite que Beaumarchais préparait pour ses vieux jours. Comme il ne vint l'habiter qu'en 1791, et comme il était dans sa destinée d'attirer en tout l'attention de la foule, que d'ailleurs il ne détestait pas, malgré les amertumes dont elle était parfois accompagnée, sa maison fut pendant près de deux ans une sorte de monument public que les Parisiens de toutes les classes et les provinciaux qui venaient à Paris se croyaient tenus de visiter, si bien que le propriétaire dut faire imprimer des billets d'entrée qu'il accordait à quiconque les demandait poliment. Souvent même, quand la forme de la requête en valait la peine, l'auteur du ''Mariage de Figaro'' joignait au billet demandé quelques lignes de sa prose, toujours aimable et variée, suivant la qualité ou le sexe du demandeur.
 
Tantôt c'est le duc d'Orléans qui fait annoncer à Beaumarchais son intention de visiter son jardin, et à qui ce dernier écrit : « Pressez-vous, monseigneur, car mon jardin a déjà manqué d'être ravagé dix fois, et j'ignore ce que l'on me garde. » Tantôt c'est Mirabeau qui, après la réconciliation, vient en compagnie de Sieyès et de plusieurs autres députés accepter une collation dans le temple de Bacchus. Quelquefois c'est une jeune fille très aimable, Mlle Rose Perrot, par exemple, qui demande aussi à visiter le jardin.
 
« Monsieur,
 
« Je suis choisie dans ce moment par toute ma famille pour vous présenter une requête. Une requête! direz-vous. Oh! n'allez pas vous effrayer, elle se bornera à vous demander à voir votre jardin. On aurait bien pu charger quelqu'un qui vous eût demandé cette permission avec plus de grâce; mais on m'a rassurée en me disant que vous étiez indulgent, que vous aviez trop d'esprit pour laisser votre censure s'arrêter sur ma lettre, et que vous vous mettriez aisément à la place d'une jeune personne de seize ans obligée d'écrire à quelqu'un qui possède ce talent au premier degré. Je requiers donc votre indulgence pour me lire, votre complaisance pour acquiescer à ma demande, et je suis pour la vie votre servante,
 
« Rose PERROT. Rue des Tonnelles, n° 65. »
 
Beaumarchais est trop galant pour se contenter d'envoyer sèchement un billet d'entrée à cette jeune inconnue dont la formule ''pour la vie'' annonce autant de candeur que sa lettre annonce de gentillesse.
 
« Il est impossible, mademoiselle, lui répond-il, de demander la plus petite chose du monde avec plus de grâces. Heureux celui que vous jugerez digne d'en recevoir de vous de plus intéressantes ! Mon jardinet est loin de mériter la faveur de voire visite; mais tel qu'il est, faites-lui celle de l'embellir : il m'en sera plus cher après, et votre compagnie sera la bienvenue. Je la trouve seulement un peu imprudente de ne pas réserver pour des objets plus importuns l'intervention d'une jeune personne aussi spirituelle. On altère son crédit en l'usant à des bagatelles.
 
« Recevez avec bonté les complimens et les remerciemens respectueux de celui qui s'honore d'être, mademoiselle, votre, etc.
 
« BEAUMARCHAIS. »
 
C'est ainsi que l'auteur du ''Mariage de Figaro'' cherchait à se faire pardonner son jardin en l'ouvrant à quiconque voulait le visiter. Vaines précautions! Il allait se trouver lancé dans une de ces crises sociales où l'envie ne pardonne pas à la richesse, même quand elle est le fruit du travail. Comme pour ce Romain que Sylla proscrivait à cause de sa ''maison d'Albe'', sa belle maison du boulevard ne devait être pour lui qu'un titre de plus à la proscription, une source intarissable de dénonciations, de persécutions et d'inquiétudes. Il était destiné à ne l'habiter qu'un instant pour y mourir au milieu de tous les soucis d'une fortune détruite, et, comme l'a très bien dit un de ses amis, « il ne devait trouver quelque tranquillité dans cet asile que pendant le peu d'années que ses cendres y ont reposé. » Aujourd'hui il ne reste même plus trace de cette maison, de ce jardin, de ces bosquets, de ces fabriques, de ces inscriptions, arrangés avec tant de soin et d'amour. Tout cela n'a pas même subsisté trente ans. C'était bien la peine de bâtir et de planter. La moindre feuille de papier griffonnée par l'auteur du ''Mariage de Figaro'' a été plus durable que son monument.
 
Dès le 14 juillet, Beaumarchais eut le sentiment des dangers nouveaux qui l'attendaient. Il avait vu avec bonheur la convocation des états-généraux; il avait espéré qu'on arriverait ainsi sans trop de secousse à la régénération de la France par une constitution limitant le pouvoir royal, et par la destruction des abus que lui-même avait pour sa part si vivement attaqués. Gudin nous apprend dans son manuscrit que sur ce point Beaumarchais se faisait plus d'illusions que lui et combattait fréquemment ses défiances. « N'alarmez pas, lui disait-il, les esprits que l'espoir fondé d'une grande amélioration peut soutenir dans l'étonnante carrière qui s'ouvre devant nous. » Se sentant sous le poids de l'impopularité violente que lui avait faite sa récente querelle avec Bergasse, l'auteur du ''Mariage de Figaro'' ne brigua point les fonctions de député, et se tint d'abord à l'écart, observant les événemens. Bientôt la folle résistance de la cour et d'une partie des ordres privilégiés aux justes prétentions du tiers amena ce premier coup d'état populaire qui devait inaugurer en France le régime désastreux de la force. Beaumarchais vit de sa maison, non encore achevée, tomber la Bastille. Dans le trouble de cette journée et de celles qui la suivirent, il figure comme président du district des Blancs-Manteaux, occupé d'assurer l'ordre dans son quartier et de préserver de la fureur du peuple quelques soldats désarmés, éternel et uniforme incident des révolutions! Le voici écrivant à un capitaine du régiment de Salis-Allemand, en lui renvoyant un de ses soldats, un billet dans lequel se peignent à la fois les agitations du moment et les vrais sentimens politiques de Beaumarchais, au moins à cette époque.
 
« Mercredi 15 juillet 1789.
 
« En rentrant chez moi, monsieur, j'ajoute au bien que j'ai été assez heureux pour accomplir d'empêcher que votre soldat ne parte en plein jour : il serait déchiré. Je lui fais donner une redingote et un chapeau de mes gens que vous me ferez repasser. Je lui fais ôter ses guêtres pour que rien ne le fasse reconnaître.
 
« Un grenadier des gardes françaises plein d'humanité me promet de le protéger jusqu'à la barrière.
 
« Dieu sauve le roi, le rende à son peuple, qui, à travers sa fureur, n'a pas perdu le saint respect de ce nom sacré! Tout le reste est à la débandade.
 
« Je vous salue, monsieur,
 
« CARON DE BEAUMARCHAIS, Présidant le district des Blancs-Manteaux en ce moment. »
 
Dans les jours qui suivent, Beaumarchais est chargé, sur sa demande, par le maire de Paris, de surveiller la démolition de la Bastille, afin qu'elle s'opère sans obstruer le grand égout placé tout à côté et sans dommage pour les maisons voisines. Peu de temps après, il est nommé, par les électeurs de son district, membre du corps municipal, qu'on appelait alors la ''représentation de la commune''; mais les dénonciations pleuvent déjà sur lui. Tous ses adversaires dans ses nombreux procès, spécialement dans le dernier, et tous ceux que sa richesse irrite le dénoncent aux fureurs des masses, comme tenant des propos inciviques, ou bien comme accaparant du blé ou des armes. Sa maison, placée à l'entrée même de ce terrible faubourg, quartier-général de l'émeute, se présente là comme une sorte de provocation insolente qui appelle naturellement les visites du peuple. Pour se débarrasser de ces visites dangereuses, Beaumarchais passe sa vie : tantôt à demander des visites officielles, soit des districts, soit de la municipalité, et à faire afficher dans tout le quartier le résultat de ces visites constatant uniformément qu'on n'a rien trouvé de suspect dans sa maison, tantôt à distribuer autour de lui le plus d'argent possible, car le désordre et la misère marchent en même temps, et à proposer à la municipalité toute sorte d'institutions charitables. A la vérité, il fait tout ce bien un peu bruyamment, sa main gauche n'ignore pas absolument ce qu'a donné sa main droite; mais qui pourrait lui en faire un crime, puisqu'il n'a que ce moyen de se protéger contre la plus injuste et la plus redoutable impopularité? Tous ces embarras, tous ces dangers personnels ne l'empêchent pas de suivre avec une vive attention la marche des affaires publiques et de dire son mot, toutes les fois que l'occasion s'en présente, avec une franchise qui n'est pas sans courage.
 
Pour apprécier le mérite de la lettre que nous allons citer, il faut se rappeler l'effet terrible que produisait alors une tragédie que personne ne lit plus aujourd'hui, mais qui, au début de la révolution, fut un véritable événement. Je veux parler de la tragédie de ''Charles IX'', premier ouvrage de la fougueuse jeunesse de Marie-Joseph Chénier. On peut lire dans les ''Mémoires'' de Ferrières un tableau saisissant de l'enthousiasme presque sauvage avec lequel chaque soir un parterre déjà enflammé par les événemens accueillait ces vers ronflans et creux, mais sinistres, sonnant le tocsin contre les rois, les prêtres et les nobles, et entretenant au sein des masses le feu des colores et des vengeances. Non-seulement il eût été dangereux de siffler ''Charles IX'', mais il n'était pas prudent de ne pas l'admirer, et cela est si vrai, que ce même Mirabeau, - qui, on s'en souvient, flagellait trois ans auparavant avec tant d'éloquence les railleries de Beaumarchais contre les ''ordres de l'état'', - croyait devoir à l'intérêt de sa popularité de manifester publiquement son admiration pour une tragédie bien autrement révolutionnaire que ''le Mariage de Figaro''. C'est dans cette circonstance que Beaumarchais écrit au semainier du Théâtre-Français la lettre suivante :
 
« Paris, le 9 novembre 1789.
 
« En vous rendant grâce; mon cher Florence, de la place que vous m’avez fait garder hier aux Français, je voudrais m'acquitter envers vous et la Comédie pas un avis utile à votre société.
 
« La pièce de ''Charles IX'' a certainement du mérite; elle est dans quelques scènes d'un effet terrible et déchirant, quoiqu'elle languisse dans d'autres et n'ait que peu d'action. On l'a mise au théâtre avec le plus grand soin, et il n'y a que des éloges à faire de tous les acteurs qui y jouent. Le contraste frappant des caractères du cardinal et du chancelier anime souvent un tableau que d'autres rôles affaiblissent; mais en me recherchant sur sa moralité, je l'ai trouvée plus que douteuse. En ce moment de licence effrénée où le peuple a beaucoup moins besoin d'être excité que contenu, ces barbares excès, à quelque parti qu'on les prête, me semblent dangereux à présenter au peuple et propres à justifier les siens à ses yeux. Plus ''Charles IX'' a de succès, plus mon observation acquerra de force, car la pièce aura été vue par des gens de tous les états. Et puis, quel instant, mes amis, que celui où le roi et sa famille viennent résider à Paris (2) pour faire allusion aux complots qui peuvent les y avoir conduits! Quel instant pour prêter au clergé, dans la personne d'un cardinal, un crime qu'il n'a pas commis (celui de bénir les poignards des assassins des protestans); quel instant, dis-je, que celui où, dépouillé de tous ses biens, le clergé ne doit pas être en proie à la malveillance publique, puisqu'il sauve l'état en le servant de ses richesses: si les plans qu'on suppose à quelques brouillons de la cour avaient eu leur entier succès, si le clergé eût gagné le grand procès de sa propriété, je concevrais dans quel esprit on eût permis un tel ouvrage; mais dans l'état où sont les choses, j'avoue que je ne le conçois pas. Je n'entends pas blâmer ici l'auteur : son ouvrage était fait, il a dû vouloir qu'il fut joué. Ses motifs étaient purs sans doute, mais l'administration ne doit-elle pas veiller au choix du temps où tel spectacle doit être admis ou suspendu?
 
«Quant à vous, mesdames et messieurs, si vous ne voulez pas qu'on dise que tout vous est indifférent, pourvu que vous fassiez des recettes, si vous aimez mieux qu'on pense que vous êtes citoyens autant et plus que comédiens, enfin si vous voulez que vos produits se multiplient sans offenser personne, sans blesser aucun ordre, aucun rang, méditez le conseil que mon amitié vous présente, et considérez-le sous tous ses différens aspects. La pièce de ''Charles IX'' m'a fait mal sans consolation, ce qui en éloignera beaucoup d'hommes sages et modérés, et les esprits ardens, messieurs, n'ont pas besoin de tels modèles : Quel délassement de la scène d'un boulanger innocent pendu, décapité, traîné dans les rues par le peuple il n'y a pas huit jours (3), et qui peut se renouveler, que de nous montrer au théâtre Coligny ainsi massacré, décapité, traîné par ordre de la cour!
 
« Nous avons plus besoin d'être consolés par le tableau des vertus de nos ancêtres qu'effrayés par celui de nos vices et de nos crimes (4). »
 
Pour être hostile à ces évocations furibondes de nos anciennes guerres civiles, Beaumarchais, fils d'un protestant converti au catholicisme, n'en restait pas moins toujours animé d'un zèle ardent pour la liberté des cultes, et spécialement pour l'affranchissement légal des protestans. Aussi, lorsque l’assemblée constituante, en décembre 1790, eut restitué la qualité de Français à tous les descendans des Français expatriés pour cause de religion, Beaumarchais, enthousiasmé d'un discours de Barère sur la question, lui adresse la lettre inédite qui suit :
 
« Paris, ce 11 décembre 1790.
 
« Je ne puis me refuser, monsieur, au plaisir de vous remercier de celui que vient de me faire la lecture de votre beau discours sur la restitution des biens des protestans Fugitifs du royaume; j'en ai le cœur gros et les yeux mouillés. Heureuse la nation qui peut s'honorer devant le monde entier d'un acte si juste et si magnanime, heureux l'orateur qui, chargé de l'auguste emploi d'éclaircir une pareille question, a trouvé dans son cœur les touchantes expressions dont vous avez orné votre logique!
 
« Quelque mal personnel que puisse me faire la révolution, je la bénirai pour le grand bien qu'elle vient d'opérer, et je vous aimerai toute ma vie (5), même sans vous connaître, pour le profond sentiment que vous avez versé sur cette importante matière. Depuis quinze, ans je n'avais pas cessé de travailler, de solliciter nos ministres pour adoucir le sort des infortunés protestans; bénie soit à jamais l'assemblée qui rappelle les fugitifs au rang de citoyens français! J'ai l'honneur d'être, etc.,
 
« BEAUMARCHAIS. »
 
Voici encore un témoignage inédit de la sollicitude de Beaumarchais pour la liberté des cultes. Celui-ci me semble piquant ; on n'est pas accoutumé à se figurer l'auteur du ''Mariage de Figaro'' pétitionnant ''très sérieusement'' pour obtenir en faveur des fidèles de son quartier un plus grand nombre de ''messes'', et cela en juin 1791, époque où ces sortes de préoccupations ne sont pas précisément à l'ordre du jour. Sa lettre est adressée aux officiers municipaux :
 
« Messieurs,
 
« Les citoyens de la Vieille-Rue-du-Temple et de plusieurs rues voisines se réunissent pour vous faire observer que l'éloignement de l'église de Saint-Gervais et Saint-Protais, leur paroisse, le peu de messes qu'on y dit mettent presque tous ceux qui gardent les maisons, pendant que les autres remplissent un des grands devoirs du chrétien, dans la nécessité d'y manquer fort souvent eux-mêmes. Les femmes, les jeunes personnes, toutes les âmes pieuses et sensibles pour qui les actes de religion sont un aliment doux, utile et même nécessaire, d'accord avec leur digne curé, se joignent à tous nos citoyens pour vous supplier d'ordonner que la chapelle intérieure des hospitalières de Saint-Gervais leur soit ouverte à l'heure du sacrifice, comme vous l'avez accordé aux citoyens des rues Saint-Denis et des Lombards, en leur faisant ouvrir celle des hospitalières de Sainte-Catherine. Notre digne curé se propose même, messieurs, d'augmenter le nombre des messes nécessaires à ce grand quartier,en en faisant célébrer une dans l'église des Blancs-Manteaux.
 
« Et moi qu'ils ont chargé de rédiger cette demande, quoique le moins dévot de tous, moi qui sens que cette faveur est devenue indispensable, tant pour la régularité des devoirs à remplir que pour faire cesser les propos indécens des ennemis de la patrie qui répandent partout que le civisme est un prétexte pour détruire la religion, je me joins à ma femme, à ma fille, à mes sœurs, à mes concitoyens, à toutes leurs familles pour obtenir de vous que tant de bons chrétiens qui demandent des messes en aient au moins leur suffisance. Nous recevrons cette justice comme une grâce signalée, laquelle honorera votre catholicisme autant que cette pétition honore le leur et le mien.
 
« CARON-BEAUMARCHAIS.»
 
« Au Marais, ce 28 juin 1791. »
 
Cette lettre jure un peu avec la cérémonie du ''mariage des prêtres de Brahma'' dans le couronnement de ''Tarare''; mais ces discordances sont assez dans la nature humaine, elles sont surtout dans le caractère de Beaumarchais et de son temps. Ce n'était plus ici le philosophe ou l'auteur dramatique, c'était le mari, le frère et surtout le père qui parlait. L'auteur du ''Mariage de Figaro'' adorait sa fille unique; il venait de la retirer du couvent, et s'il n'allait pas beaucoup à la messe, il n'était pas fâché qu'elle y allât pour lui. Cette bonne physionomie de père, si simple, si caressante, si joviale, qui fait aimer Beaumarchais, apparaît surtout dans une vieille ronde gauloise de sa façon, par laquelle il célèbre le retour de sa fille Eugénie sous le toit paternel. Cette ronde a déjà été signalée comme un morceau charmant par un excellent juge (6). C'est en effet peut-être la plus heureuse inspiration poétique de Beaumarchais. Le tour naïf des vieux chants populaires s'y retrouve avec un mélange gracieux d'aménité, de finesse et de gaieté. Pour rendre cela évident, il faudrait peut-être citer tous les couplets, attendu qu'ils se renforcent l'un par l'autre; mais, comme il y en a dix-huit et comme Gudin en a déjà publié quinze, nous n'en citerons que quelques-uns. Nous rétablissons toutefois dans son intégrité le titre de cette ronde que Gudin a mutilé on ne sait pourquoi; il est ainsi conçu :
 
''Vieille ronde gauloise et civique chantée pour la rentrée d'Eugénie Beaumarchais de son couvent dans la maison paternelle, dédiée à sa mère et brochée par Pierre Augustin, son père, le premier poète de Paris - en entrant par la porte Saint-Antoine''.
 
:::SUR L'AIR :
 
:::oh ! oh ! s’fit-il, c’est la raison
:::Que je sois maître en ma maison.
 
::Hier, Augustin Pierre,
::Parcourant son jardin,
::Regardant sa chaumière,
::Disait d'un air chagrin :
::Je le veux, car c'est la raison
::Que je sois maître en ma maison.
 
::Quelle sotte manie,
::Du bonheur me privant,
::Retient mon Eugénie
::Dans un fatal couvent!
::Je veux l'avoir : c'est la raison
::Que j'en sois maître en ma maison.
 
::Elle use sa jeunesse
::A chanter du latin,
::Tandis que la vieillesse
::Me pousse vers ma fin.
::Tant que je vis, c'est la raison
::Que je l'embrasse en ma maison.
 
Cette ronde, qui circula d'abord imprimée en brochure, eut des conséquences assez plaisantes. Il y avait plusieurs couplets qui traitaient la question du mariage de Mlle Eugénie, alors âgée de quatorze ans, entre autres ceux-ci :
 
::Tous ces ''beaux'' que l'on nomme
::Te lorgnent-ils déjà?
::Dis-leur : Mon gentilhomme,
::N'êtes-vous que cela?
::Des parchemins et du blason
::N'ouvriront point cette maison.
 
::Si quelque autre plus tendre
::Te fait contes en l’air,
::Laisse-moi les entendre,
::Car ton père y voit clair.
::Je te dirai si c'est raison
::Qu'il soit reçu dans ma maison.
 
::Tel excellent jeune homme
::Voit le ciel dans tes yeux,
::Dis-lui : Bel astronome,
::Parlez à ce bon vieux :
::Il est mon père, et c'est raison
::Qu'il ait un gendre à sa façon.
 
::S'il a pour la tribune
::Quelque talent d'éclat,
::Qu'importe sa fortune?
::Juge, écrivain, soldat,
::Esprit, vertu, douce raison,
::Voilà son titre en ma maison.
 
Ces couplets, en se répandant par le monde, répandirent en même temps l'idée que la fille unique de Beaumarchais, personne charmante et riche héritière, était à marier, et que son père ne voulait absolument tenir compte, pour lui choisir un époux, que du mérite des concurrens. Or, comme le nombre des gens qui n'ont que du mérite est toujours très considérable, Beaumarchais vit affluer chez lui, dans cette même année 1791, les demandes en mariage les plus singulières. Ici c'est un gentilhomme, mais qui ne fait aucun cas de son blason, qui méprise la fortune qu'il n'a plus, qui n'estime que la vertu, et qui aspire à épouser Mlle Eugénie et sa dot; ailleurs c'est un père parfaitement inconnu à Beaumarchais, qui le prie de lui garder sa fille pour son fils, lequel est encore au collège; plus loin, c'est un capitaine qui n'a que son épée, mais elle vaut un bâton de maréchal de France. Pour écarter poliment cette avalanche d'épouseurs vertueux et désintéressés, Beaumarchais écrit une lettre qui lui sert à peu près pour tous, sauf quelques modifications, et dont voici un exemplaire adressé à l'officier pauvre, mais honnête et valeureux.
 
« Paris, ce 21 mai 1791.
 
« Quoique votre lettre, monsieur, me paraisse tirer son origine d'un simple badinage, comme elle est écrite avec le sérieux de l'honnêteté, je lui dois une réponse. On vous a trompé sur le compte de ma fille; à peine âgée de quatorze ans, elle est bien loin encore du temps où je la laisserai maîtresse de se choisir un maître, ne me réservant là-dessus que le droit de conseil. Peut-être ignorez-vous vous-même ce qui donne lieu à votre proposition. J'ai retiré depuis très peu ma fille du couvent : la joie de son retour ayant arraché une ronde à ma paresse, après avoir été chantée à ma table, elle a couru le monde. Le ton bonhomme et gauloisement civique que j'y ai pris, joint au badinage qui tient au futur établissement de ma fille, a fait penser à bien des sens que j'y songeais déjà pour elle; mais que Minerve me préserve de la faire engager avant l'âge où son coeur se donnera en connaissance de cause! Le couvent a bien fait son éducation physique: c'est à moi à faire son éducation morale avant de la livrer à son for intérieur en un cas aussi grave que celui qui enchaînera sa vie. Or ce n'est pas, monsieur, l'affaire de peu de mois, il y faudra des années.
 
« Ce que ma ronde a dit en badinant sera certainement ma règle pour éclairer son jeune cœur. La fortune me touchera moins que des talens et des vertus, car je veux qu'elle soit heureuse. Une longue suite d'aïeux est un mot qui vient de changer d'acception, aucun être vivant n'existe sans aïeux, et quant à ceux qui furent nobles, ils n'influeront plus désormais sur le sort de leurs descendans : chacun sera ce qu'il vaudra, ainsi le veut la loi, la constitution, la raison, ah! la raison surtout tant insultée dans nos institutions gothiques.
 
« Je vous envoie, monsieur, ma ronde un peu badine, et si vous la chantez, vous direz quelquefois : Ce bon vieux qui fît la chanson aimait bien sa fille, et ne radotait pas. Recevez mes remerciemens de toutes les choses obligeantes dont vous daignez me gratifier, et les salutations sincères du cultivateur
 
« BEAUMARCHAIS. »
 
On vient de voir par cette lettre que Beaumarchais fait très peu de cas des titres de noblesse; cependant, lorsque l'assemblée constituante les abolit et décrète que chacun sera réduit à son nom primitif ou supprimera sa particule, l'auteur du ''Mariage de Figaro'' parle de ce décret avec une raillerie à travers laquelle perce peut-être un peu de mauvaise humeur. Après cela, quoique ses parchemins, dont il avait ''quittance'', fussent de date plus moderne que ceux de Mirabeau, il pouvait, lui aussi, sans trop de présomption, dire comme le célèbre orateur aux journalistes qui, pour obéir au décret, le nommaient Riquetti : « Avec votre Riquetti, vous avez désorienté l'Europe pendant trois jours. » Il aurait bien fallu également quelques jours au public pour s"habituer à retrouver Beaumarchais dans Caron. C'est à sa femme, qui était alors aux eaux de Saint-Amand, que l'ex-secrétaire du roi transmet ses impressions sur le décret de la constituante par une lettre en date du 22 juin 1790, de laquelle j'extrais les passages suivans :
 
« Qu'allons-nous devenir, ma chère? Voilà que nous perdons toutes nos dignités. Réduits à nos noms de famille, sans armoiries et sans livrées! Juste ciel! quel délabrement! Je dînais avant-hier chez Mme de la Reynière, et nous l'appelions à son nez Mme Grimod, court et sans queue. Monseigneur l'évoque de Rhodez et monseigneur l'évêque d'Agen n'eurent de nous que du ''monsieur'', chacun s'appelait par son nom, nous avions l'air de la sortie d'un bal de l'Opéra d'hiver où tout le monde est démasqué.
 
« J'écrivais ce matin à Mme la comtesse de Choiseul-Gouffier ; je lui disais : « Jusqu'au 14 de juillet, madame, je vous donnerai, par respect pour vos droits, de la comtesse, mais après, vous m'en saurez gré, s'il vous plaît, ce sera pure courtoisie»
 
« Je vous envoie en propre original l'invitation d'un club femelle que j'ai reçue pour vous hier. J'ai répondu que vous étiez aux eaux, mais vous unissant d'intention, qu'au moins je le présumais, et j'ai adressé ma réponse à Mme la secrétaire Il me semble que le 14 sera la plus belle chose que l'on ait jamais vue (7). Mais Louis XIV, le 14, se verra dépouillé comme les autres grands. Plus d'esclaves à ses pieds dans la place des Victoires. Ah! C'est une désolation. Pour laisser au bon Henri IV ses quatre statues enchaînées, nous prétendons que ce sont quatre vices : on nous le dispute, mais nous n'en démordons pas.....
 
« J'ai démontré dimanche que je n'avais plus de possession qui eût le nom de Beaumarchais, et que le décret portait bien qu'on quittera les noms de ''terre'', mais rien dessus les noms de ''guerre'', et c'est sous celui-là que j'ai toujours vaincu mes lâches ennemis»
 
Tout à côté de cette lettre intime, où l'auteur semble parler, avec le sourire sur les lèvres, du 14 juillet et de tous les enthousiasmes du moment, j'en trouve une autre adressée au président de l'assemblée nationale, qui n'est rien moins que le plan d'un monument gigantesque que Beaumarchais propose de faire élever au Champ-de-Mars. » Au milieu de ce cirque immense, écrit-il, sur une estrade carrée de 210 pieds de face, j’''élève'' une colonne triomphale de la hauteur de 148 pieds, à la base de laquelle on arrive par quarante marches de 120 pieds de longueur sur tous les côtés du carré, etc. » Tout le reste est dans ces proportions; j'y remarque entre autres agrémens « quatre corps de garde qui, reliés entre eux par des galeries souterraines, peuvent servir, dans les fêtes, de réserve aux gardes nationales et contenir sept ou huit mille hommes. » Cet embellissement civique me parait indiquer que l'esprit d'ordre et de conservation n'abandonne jamais Beaumarchais.
 
Quelquefois les anxiétés politiques de l'auteur du ''Mariage de Figaro'' s'expriment avec une chaleur sous laquelle on reconnaît un sentiment noble et sincère; c'est ainsi que dans les derniers temps de la constituante, au moment où cette assemblée se suicide avec tant d'imprudence et consume ses derniers jours au milieu de conflits misérables, Beaumarchais, écrivant, en date du 10 septembre 1791, à un des membres les plus honorables de la majorité, à Beaumetz, avec lequel il est lié, s'écrie :
 
« Qui aurait cru que la fin d'un aussi grand ouvrage serait déshonorée par les plus vifs débats, et que nous donnerions ce triomphe à nos ennemis du dehors et du dedans, de voir la constitution près de s'écrouler à l'instant où l'on doit commencer à lui donner une exécution sérieuse? Misérable intérêt et plus misérable ambition qui rendent nos législateurs la risée de ceux qui se plaisaient tant les respecter! Et M. de Bouillé, et M. de Calonne, et M. d'Autichamp relèvent l’espoir de leur parti en lui montrant les forces que nos divisions lui prêtent. Pendant que vous allez laisser toutes nos affaires dans le trouble, est-ce la législature d'avocats que nous vous fabriquons avec tant de cabales qui les rétablira? J'en sais trop pour ne pas mourir de chagrin de tous les maux que je vois prêts à fondre sur notre pauvre France! »
 
L'avenir n'apparaît pas toujours à Beaumarchais sous un aspect aussi sombre, a en juger par ce tableau plus riant qu'il adresse a un prince russe à Saint-Pétersbourg, en date du 12 novembre 1791. Peut-être aussi l'amour-propre national le porte-t-il à présenter les choses un peu plus en beau qu'il ne les voit.
 
« La révolution qui s'est faite chez nous, écrit-il, influe beaucoup sur la littérature. Les peuples libres en général perdent en grâce ce qu'ils acquièrent en force, et notre théâtre se ressent du nouvel esprit de la France. Tous occupés de grands intérêts et devenus à moitié républicains, nous ne pouvons plus nous plier à la mollesse littéraire convenable à l'ancien régime; mais, il faut l'avouer, pour redresser notre arbre, nous l'avons fait courber du côté opposé. Des mots durs qui font fuir les Muses sont dans la bouche de nos acteurs. Nous avons des châteaux-forts en place de palais, et pour orchestre des canons. Les rues tiennent lieu de ruelles : où l'on entendait des soupirs, on entend crier liberté; - et : vivre libre ou mourir, au lieu de : je t'adore. Voilà quels sont nos jeux et nos amusemens. C’est Athènes l'aimable qui s'est un peu changée en Sparte la farouche; mais l'amabilité étant notre élément, le retour de la paix nous rendis notre caractère, et seulement d'un ton plus mâle; notre gaieté reprendra le dessus. »
 
Tout en se livrant ainsi à l'observation et à l'appréciation des affaires publiques, Beaumarchais continue son commerce épistolaire avec les insulteurs, les quêteurs et les faiseurs de projets qui l'assiègent comme par le passé, non sans quelques nuances nouvelles qui tiennent à la licence du temps. Voici par exemple un petit échantillon du degré d'effronterie qu'un coquin peut porter dans l'exercice de son méfier; c'est un billet entre plusieurs du même genre que Beaumarchais reçoit en 1790.
 
« Monsieur,
 
« Je viens d'acheter un manuscrit qui a pour titre : ''Confessions de M. de Beaumarchais''. Cette brochure pourra contenir à peu près cinq feuilles in-8°. Je suis prêt à la faire imprimer; mais j'aurais à me reprocher de rendre ce pamphlet publie : il ne tend qu'à vous attirer un grand nombre d'ennemis. Je l'ai acheté six louis; plusieurs personnes m'en ont offert six de bénéfice, et si je le faisais imprimer, je ne sais la quantité d'argent que cela me rapporterait. Ainsi, monsieur, voyez si vous voulez vous en arranger avec moi. Faites-m'en l'offre que vous désirez; et vous pouvez compter sur mon zèle et ma discrétion.
 
« Comme je suis en marché pour le faire imprimer, je vous prie de me faire réponse pour mardi soir. S'adresser par lettre à M. Bunel chez Mlle Bondidier, marchande lingère, rue Comtesse d'Artois. »
 
Voici la réponse de Beaumarchais; elle est courte, mais expressive :
 
« Je ne donnerais pas six liards pour empêcher une infamie contre moi de voir le jour, mais je donnerai volontiers six louis à celui qui m'apportera les oreilles du coquin qui l'a composée et six autres louis pour celles du gredin qui va l'imprimer. Et comme toute peine mérite salaire, je viens de déposer la lettre du sieur Bunel, afin qu'il le reçoive de la justice nationale lorsque son libelle paraîtra.
 
« BEAUMARCHAIS. »
 
Plus loin, c'est un très habile homme, M. Simonnet, qui s'est livré à de savans calculs sur les chances de la loterie, et qui poursuit Beaumarchais de plans merveilleux pour lesquels il demande des fonds. L'auteur du ''Mariage de Figaro'' prend très bénévolement la peine de lui redresser l'esprit, ou de lui prouver au moins qu'il n'est pas sa dupe :
 
« J'ai passé ma vie, monsieur, lui écrit-il, à gagner à la loterie tout l'argent que je n'y ai pas mis, et je m'en félicite chaque jour. En jetant un coup d'œil critique et sévère sur ces affreux établissemens des loteries, pépinières assurées de tous les maux du peuple, qui ne servent qu'à remplir les prisons et les hôpitaux, j'ai trouvé que la loterie que l'on nomme si indécemment ''royale'', et qu'on devrait nommer ''infernale'', se combine de manière que la façon la moins funeste d'y pontée est certainement par extrait ; mais que dans ce pontage même, si l'on mettait à chaque tirage 20 sous sur chaque numéro, l’on aurait dépensé 90 livres. On gagnerait toujours les cinq extraits ou cinq fois quinze mises, produit de leur bénéfice, c'est-à-dire 75 fr., d'où il résulte que la moindre perte que l'on puisse faire à cet infâme biribi est de 15 sur 90 dans l'hypothèse même la plus favorable. Je vous plaindrais, monsieur, d'avoir la manie de ce jeu, si vous aviez des fonds à y mettre; mais comme vous ne faites qu'en solliciter ailleurs, le seul danser que vous couriez est le chagrin d'avoir entraîné dans ces spéculations fâcheuses ceux qui auraient la simplesse de s'y livrer.
 
« Je vous salue, monsieur, avec franchise. CARON-BEAUMARCHAIS. »
 
Les ''quémandeurs'' purs et simples n'ont également plus les allures qu'ils avaient avant la révolution; repoussés, ils reviennent à la charge, écrivent des lettres d'injures, de menaces, et Beaumarchais, qui a déjà tant d'ennemis sur les bras et qui ne voudrait pas en augmenter le nombre, tout en donnant aux uns, passe une partie de sa vie à prouver aussi éloquemment que possible aux autres qu'il ne peut pas leur donner. Une lettre où il discute de son mieux avec un de ces impérieux emprunteurs nous fournira un tableau assez net de sa situation à la date du 1er mai 1792 :
 
« Puisque vous m'avez fait l'honneur, monsieur, écrit-il, de me supposer un peu de philosophie et de sensibilité, dont je fais ''parade'' dans mes écrits, je vais vous faire celui de vous prêter un peu plus d'équité que vous n'en montrez dans les vôtres, et je vous dirai : Comment un homme d'un aussi bon esprit ne sent-il pas que plus un homme s'est gêné pour se rendre humain et généreux, moins il peut lui rester de moyens pour faire la chouette à tous les infortunés qui, le regardant comme un but, y lancent leur boule, ou leur palet? La foule des demandeurs qui s'adressent à moi est telle qu'il me faudrait dix secrétaires pour leur répondre, car un mot sec est loin de suffire au malheur : il lui faut des consolations, des détails, surtout des secours. Ne pouvant remplir ce douloureux office envers tous ceux qui m'écrivent, je gémis, je m'arrête, et pour tout résultat je n'ai plus que deux commerces au monde : des inconnus qui me demandent, des hommes injustes qui m'injurient, des fougueux qui me menacent sans m'avoir même jamais vu. Etes-vous satisfait, monsieur, de m'avoir fait perdre mon temps pour vous dire des choses inutiles, moi qui en ai tant d'utiles à faire? Ayez pour moi, monsieur, la douce compassion que vous demandez pour vous-même, et vous cesserez d'injurier celui qui ne vous a fait aucun mal et n'a d'autre tort envers chacun que de ne pouvoir obliger tout le monde à la fois.
 
« Je vous salue. BEAUMARCHAIS. »
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small>(1) Beaumarchais et Walter Scott ne se seraient point entendus avec le bel esprit Voiture, qui dit dans une de ses lettres : « Nous autres beaux esprits, nous ne sommes pas grands édificateurs, et nous fondons sur ces vers d'Horace : </small><br />
::<small> AEdificare casas, plaustello adjungere muros</small><br />
::<small> Si quem delectet barbatum insania verset.</small><br />
<small> « M. de Gombaut et moi, avons résolu de ne point bâtir que quand le temps reviendra que les pierres se mettent d'elles-mêmes les unes sur les autres au son de la lyre. Je ne sais si c'est qu'Apollon se soit dégoûté de ce métier-là, depuis qu'il fut mal payé des murailles de Troie; mais il me semble que ses favoris ne s'y adonnent point, et que leur génie les porte à d'autres choses qu'à faire de grands bâtimens. »</small><br />
<small> (2) On comprend qu'il s'agit ici du retour du roi à Paris après les journées des 5 et 6 octobre. </small><br />
<small> (3) C'était un boulanger nommé François que la populace venait de massacrer.</small><br />
<small>(4) Il nous parait Intéressant de mettre ici en regard de la lettre de Beaumarchais une partie au moins de celle de Mirabeau, dont nous venons de parler et qui est assez peu connue. Ces volte-face dans l'attitude des hommes sont toujours instructives. Voici à quelle occasion l'ancien adversaire du ''Mariage de Figaro'' intervenait en faveur de ''Charles IX''. Après une quarantaine de représentations, la majorité des acteurs, reconnaissant l'influence dangereuse de cette pièce, l'avait laissée reposer, et refusait de la reprendre. Le jeune Talma, qui débutait alors, qui avait su donner beaucoup de relief au rôle sacrifié de Charles IX, et qui de plus posait un peu à cette époque en démocrate fougueux, insistait pour la reprise, et prétendait forcer la main à ses camarades en s'appuyant à la fois sur le public et sur Mirabeau, qui avait demandé cette reprise au nom des fédérés provençaux. C'est pour venir en aide à Talma que Mirabeau lui écrit la lettre suivante, en l'autorisant à la publier : « Oui, certainement, monsieur, vous pouvez dire que c'est moi qui ai demandé ''Charles IX'' au nom des fédérés provençaux, et même que j'ai vivement insisté; vous pouvez le dire, parce que c'est la vérité, et une vérité dont je m'honore. La sorte de répugnance que messieurs les comédiens ont montrée à cet égard, au moins s'il fallait en croire les bruits, était si désobligeante pour le public, et même fondée sur de prétendus motifs si étrangère à leur compétence naturelle; ils sont si peu appelés à décider si un ouvrage légalement représenté est ou n'est pas incendiaire;... ils m'avaient si ''précieusement'' dit à moi-même qu'ils ne voulaient céder qu'au vœu prononcé de la part du public, que j'ai du répandre leur réponse.» Cette lettre, qui se terminait par quelques lignes plus dédaigneuses encore pour les acteurs, produisit parmi ces derniers une vive explosion contre Talma, qui la publiait; il fut décidé à une très grande majorité qu'il serait exclu de la société; mais le public prit fait et cause pour le jeune tragédien, la municipalité se prononça également pour lui, et après des scènes très orageuses le jeune Talma reparut dans ''Charles IX''. (Voir à ce sujet l’''Histoire du Théâtre-Français depuis la révolution'', par Etienne et Martainville, t. Ier, p. 143 et suiv.) </small><br />
<small> (5) Il est probable que quatre ans plus tard le phraseur Barère, qui pérorait si gracieusement et si indignement en faveur de la guillotine, a paru moins aimable à Beaumarchais.</small><br />
<small>(6) M. Saint-Marc Girardin dans sa notice sur ''Beaumarchais''. </small><br />
<small> (7) Il s'agit du jour de la fédération.</small><br />
 
 
<center>III – La mère coupable – Les soixante mille fusils</center>
 
Au milieu des préoccupations et des inquiétudes si diverses dont nous venons d'esquisser le tableau, Beaumarchais trouvait le temps de se livrer aux deux passions qui ont tenu une si grande place dans sa vie, celle du théâtre et celle des affaires; il écrivait son drame de ''la Mère coupable'', et il se chargeait de fournir au gouvernement français soixante mille fusils. Disons un mot du drame avant de parler de l'affaire des fusils, qui forme aussi une espèce de drame dont le héros va se trouver effroyablement victime.
 
Achevée en janvier 1791, ''la Mère coupable'' fut lue en février et reçue au Théâtre-Français; mais à ce moment s’agitait encore avec une recrudescence d'animosité, entre les auteurs et les acteurs, l'éternel procès dont nous avons déjà rendu compte, et que la législative devait bientôt juger de nouveau, comme la constituante, en faveur des auteurs. Beaumarchais, chargé par ces derniers de défendre leurs intérêts, s'en acquitta avec une conscience qui amena une rupture entre le Théâtre-Français et lui. Une nouvelle troupe, qui venait avec son appui d'ouvrir un théâtre dans son voisinage au Marais, lui demanda sa pièce avec instance, et elle fut représentée pour la première fois sur ce nouveau théâtre le 6 juin 1792. Faiblement jouée d'abord, elle n'eut qu'un médiocre succès; reprise plus tard par les comédiens français, en mai 1797, elle réussit complètement, et elle s'est soutenue au théâtre jusqu'à nos jours, où le public la voit encore représenter avec intérêt.
 
Le style de ''la Mère coupable'' est souvent faible, incorrect et délayé : il est loin de valoir celui du ''Barbier de Séville'' et du ''Mariage de Figaro''; mais le sujet de cette pièce, pris en lui-même, est à la fois très dramatique et d'une incontestable moralité. Dans l'épouse infidèle s'attacher surtout à mettre en relief la mère coupable, peindre une femme douée de sentimens honnêtes qui, pour un seul jour de faiblesse, vainement racheté par des années de repentir et de vertu, voit son existence tout entière abîmée, son repos à jamais troublé, et non-seulement son repos, mais celui de tout ce qui l'entoure; mettre en scène un jeune homme de vingt ans dont la naissance suspecte fait à la fois le supplice de sa mère, le supplice de l'époux qui n'est pas son père, et son propre supplice; montrer toutes les douceurs de la vie de famille empoisonnées par la contrainte, le soupçon, la défiance et la haine, jusqu'au moment terrible où le fatal secret qui pèse depuis vingt ans sur cet intérieur se dévoile pour nous laisser voir une femme, d'ailleurs estimable, écrasée sous le poids de la honte, prosternée, la rougeur au front, devant son époux, et réduite à redouter jusqu'au mépris de son fils : voilà certainement une conception qui ne manque ni d'élévation ni d'intérêt. La Harpe lui-même, beaucoup trop dédaigneux à mon avis pour ce drame, est obligé de reconnaître que l'idée en est bonne; mais non content d'insister sur les côtés faibles de la pièce, notamment sur cet amour entre Florestine et Léon, amour qui déplaît et qui choque, bien qu'il ne soit incestueux qu'en apparence, et que le public sache à quoi s'en tenir, non content de critiquer le caractère outré de Begears, de signaler les invraisemblances et les incorrections fréquentes, La Harpe ne fait grâce à rien : tout est absolument mauvais. « C'est, dit-il, une production ''platement folle'';» il va jusqu'à trouver ''inepte'' une scène des plus belles et des plus pathétiques, celle du quatrième acte, où la comtesse Almaviva, altérée par la découverte de sa faute, ne trouve pour répondre aux interrogations terribles du comte que des prières entrecoupées qu'elle adresse non pas à son époux, mais à Dieu. La Harpe nous assure qu'à la première représentation ''tout le monde'' riait de cette scène, suivant lui insupportable au théâtre, « où, dit-il, on ne dialogue pas un quart d'heure de suite avec Dieu quand il faut répondre à un mari. Rien ne fait mieux voir, ajoute-t-il très lestement, de quelles ''bévues'' un homme d'esprit est capable dans ce qui est étranger à son genre d'esprit. »
 
Mu vérité le mot de ''bévue'' nous semble ici pouvoir être retourné avantageusement contre La Harpe. Il nous parait fort douteux que tout le monde ait ri de cette scène en 1792; mais ce qui est certain, c'est que personne n'en rit aujourd'hui. On juge avec raison que c'est une idée aussi vraie qu'émouvante, - étant donnée une femme honnête, sensible et pieuse, - de la montrer accablée par une révélation inattendue qui la dégrade aux yeux de son mari, ne trouvant aucune parole pour lui répondre et ne sachant que s'accuser devant Dieu, non pas un quart d'heure, comme le dit très faussement La Harpe, mais un instant, et par quelques phrases entrecoupées, très habilement mêlées aux phrases du comte qui lit avec fureur la lettre accusatrice. Cette scène, dans son ensemble, est assurément la plus belle de la pièce; elle ne manque jamais de produire sur le public une vive impression, et c'est peut-être à elle seule que le drame de ''la Mère coupable'' doit de s'être maintenu au théâtre jusqu'à nos jours.
 
Parmi les nombreuses lettres écrites ou reçues par Beaumarchais au sujet de ce drame, nous n'en citerons que deux. L'une est adressée à la veuve du dernier des Stuarts, à l'amie d'Alfieri, la comtesse d'Albany, qui se trouvait à Paris en 1791 et qui avait demandé à Beaumarchais de faire chez elle une lecture de ''la Mère coupable''. Le billet de Beaumarchais offre, ce me semble, une sorte de petit résumé assez vif des qualités et des défauts de son style. Le voici :
 
« Paris, ce 5 février 1791.
 
« Madame la comtesse,
 
« Puisque vous voulez entendre absolument mon très sévère ouvrage, je ne puis pas m'y opposer; mais faites une observation avec moi : quand je veux rire, c'est aux éclats; s'il faut pleurer, c'est aux sanglots. Je n'y connais de milieu que l'ennui.
 
« Admettez donc qui vous voudrez à la lecture de mardi, mais écartez les cœurs usés, les âmes desséchées qui prennent en pitié ces douleurs que nous trouvons si délicieuses. Ces gens-là ne sont bons qu'à parler révolution. Ayez quelques femmes sensibles, des hommes pour qui le cœur n'est pas une chimère, et puis pleurons à plein canal. Je vous promets ce douloureux plaisir et suis avec respect, madame la comtesse, etc., BEAUMARCHAIS.»
 
Le second billet est de Grétey, alors vieux, et qui paraît avoir eu le projet de mettre ''la Mère coupable'' en musique :
 
« Je ne rêve, écrit-il à Beaumarchais, qu'à votre ''Mère coupable''. J'ai remorqué que la musique n'est jamais si bien placée et ne fait jamais plus d'effet que lorsqu'elle est rare. Voulez-vous que je choisisse douze places où vous rimerez votre prose, et voilà tout? Je vous réponds qu'on parlera un jour, si vous consentez à ma demande, de la colère d'Almaviva autant qu'on a parlé de la colère d'Achille. Si vous donnez cette pièce aux Italiens, elle peut avoir cinquante représentations de suite; si vous y ajoutez douze ou quinze morceaux de musique, tous capitaux et de genres différens, elle doit en avoir cent, et j'aurai fait de la musique sur un chef-d'œuvre digne du vieux (1).
 
« GETRY. »
 
C'est dans le même temps où Beaumarchais donnait sa dernière pièce de théâtre qu'il s'embarquait dans une nouvelle opération patriotique et commerciale, qui devait bouleverser sa fortune et faire le tourment de ses derniers jours. La France, en 1792, manquait d'armes; il entreprit de lui en procurer. On a peine à comprendre qu'un homme de soixante ans, riche, fatigué par une existence des plus orageuses, commençant déjà à ressentir des atteintes de surdité, entouré d'ennemis et n'aspirant plus qu'au repos, ait pu se laisser induire à se charger de faire venir en France soixante mille fusils retenus en Hollande, dans des circonstances qui rendaient cette opération aussi dangereuse que difficile. En tenant compte du goût si prononcé de Beaumarchais pour les spéculations hasardeuses, pourvu qu'elles présentassent un certain caractère d'intérêt public, il faut surtout, je crois, chercher ici la cause de sa téméraire entreprise dans l'impopularité même qui le poursuivait alors. « Je lui disais, nous raconte à ce sujet Gudin dans son manuscrit, je lui disais qu’un homme sage, dans un temps de révolution, ne fait commerce ni d'armes ni de blé; mais ma prudence était trompeuse: dans ces temps de désordre et d'inquiétudes, on lui eût fait un crime d'avoir refusé d'acquérir les armes qu'on lui proposait. Son refus eût été réputé mauvaise volonté; il n'avait que le choix des dangers : il s'exposa au péril d'être utile à son pays. »
 
Au commencement de 1792, un Belge étant venu lui offrir pour la France soixante mille fusils provenant du désarmement des Pays-Bas, déposés en Hollande et vendus par l'Autriche, à la condition que l'acheteur les ferait passer aux colonies, Beaumarchais transmet la proposition au ministre de la guerre, de Grave, qui le charge de faire venir en secret les fusils, s'engage à les lui payer une somme convenue, et lui avance cinq cent mille francs ''en assignats'', en lui faisant déposer en échange une valeur de sept cent cinquante mille francs en contrats sur la ville de Paris. Beaumarchais obtient la promesse que, s'il a besoin de plus d'argent pour faire arriver les fusils, on lui en remettra sur les deux cent cinquante mille francs de dépôt en plus qu'il laisse dans les mains du ministre. Le gouvernement s'engage encore à l'aider de tout son pouvoir à vaincre la résistance du gouvernement hollandais, qui, de crainte de se brouiller avec l'Autriche, s'oppose à la remise de ces armes. Toutefois le ministère, qui était aux prises avec bien d'autres difficultés, ne tarde pas à oublier les fusils. La guerre éclate bientôt avec l'Autriche et la Prusse : Beaumarchais n'en est que plus ardent à demander qu'on l'aide à vaincre la résistance de la Hollande, avec laquelle on est encore en paix; mais dans la dernière année de la monarchie de Louis XVI, les ministres se succèdent avec la rapidité de l'éclair. C'est en vain que Beaumarchais les assiège, - J'en ai ''usé'', dit-il, en quelques mois quatorze ou quinze, - il ne peut en tirer ni leur appui en Hollande, ni l'argent promis sur son excédant de dépôt, pour faire venir ces malheureux fusils, et tandis qu'il s'épuise en efforts, ses ennemis répandent parmi le peuple le bruit que ces fusils sont chez lui, qu'il les a dans ses caves et les destine à faire égorger les patriotes. Il n'en fallait pas davantage pour le faire égorger lui-même.
 
L'ex-capucin Chabot, membre de l'assemblée législative, le dénonce à la tribune comme cachant des armes dans un lieu ''très suspect''. Beaumarchais, toujours fidèle à son caractère, répond à Chabot qu'il sera, lui Chabot, vingt fois ''plus suspect'' que ce lieu, s'il ne l'indique. Le lendemain du 10 août, le peuple se porte en masse dans sa belle maison du boulevard, et la fouille du haut en bas sans cependant soustraire une épingle. Au milieu de cette scène affreuse, que l'auteur du ''Mariage de Figaro'' décrit longuement dans une lettre déjà publiée et adressée à sa fille, qu'il venait alors de faire partir pour Le Havre avec sa mère, on le voit conservant assez de sang-froid pour étudier ce peuple en rumeur et « admirer, dit-il, en lui ce mélange d'égarement et de justice naturelle qui perce même à travers le désordre. » Quelques jours après, quoiqu'il eût pris le soin de faire afficher partout, suivant son usage, que le peuple n'avait rien trouvé chez lui de suspect, il est arrêté et conduit à l'Abbaye le 23 août. Il y était encore le 30, c'est-à-dire deux jours avant les massacres de septembre, lorsqu'il prend tout à coup fantaisie au procureur de la commune, Manuel, de se souvenir qu'il a eu avec Beaumarchais quelques démêlés dans lesquels ce dernier s'est assez spirituellement moqué de lui, et de penser que ce serait une noble vengeance d'aller le tirer de prison. Il faut ajouter, pour être exact, que c'est une femme à qui Beaumarchais avait rendu des services, et qui avait quelque influence sur Manuel, qui le détermina à cet acte de générosité. Toujours est-il que le 30 Manuel vient annoncer à son ancien adversaire qu'il est libre. Beaumarchais ne se le fait pas dire deux fois. Il sort, et le surlendemain les massacres commencent.
 
Il semblerait assez naturel que dans un pareil moment Beaumarchais laissât de côté ses fusils pour s'occuper spécialement de préserver sa personne; mais en devenant sourd, il a pris un peu de l'entêtement qui accompagne, dit-on, cette infirmité. Il veut bien consentir à se cacher, mais pendant le jour seulement, à quelques lieues de Paris; chaque soir, il revient à pied, à travers les terres labourées, pour éviter les mauvaises rencontres, et il va sommer les ministres de tenir les engagemens de leurs prédécesseurs et de le mettre à même d'obtenir de la Hollande les soixante mille fusils qu'il a promis à la nation. Il faut dire aussi, pour expliquer sa persistance, que d'une part cette opération dont on sait qu'il a été l'agent le constitue vis-à-vis du peuple à l'état de suspicion permanente jusqu'à ce qu'elle ait réussi, et que d'autre part il croit s'apercevoir que le ministre Lebrun cherche à exploiter sous main l'affaire à son profit, en lui laissant au besoin toute la responsabilité d'un échec. C'est là ce qui le rend tenace au point de fatiguer, d'excéder jusqu'à Danton, qui toutefois ne peut s'empêcher de rire en voyant un homme aussi compromis, qui ne devrait songer qu'à sa sûreté, s'obstiner, le lendemain des massacres de septembre, à venir chaque soir lui demander l'argent qu'on lui redoit sur son dépôt et une commission pour la Hollande.
 
Enfin on se décide à lui donner seulement un passeport, en lui promettant qu'on lui fera tenir en Hollande l'argent nécessaire pour faire lever l'embargo que le gouvernement hollandais a mis sur les fusils, et qu'il trouvera également des instructions chez le ministre de France à La Haye, qui devra prêter son concours à cette opération. Confiant dans cet engagement du ministre Lebrun, Beaumarchais part pour la Hollande. Ici commence pour lui une nouvelle odyssée, et c'est au milieu d'agitations toujours renaissantes que se passeront les dernières années de cette vie déjà si pleine. Au bout de quelques jours, Beaumarchais va se voir en même temps emprisonné à Londres par un créancier anglais et décrété d'accusation en France comme coupable de ''trahison'' et de ''fraude'' envers la république.
 
 
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<small> (1) Cette idée de Grétty n'eut pas de suit ; mais deux ans après, sous la république, on jouait ''le Mariage de Figaro'', transformé en opéra et assez malheureusement versifié par Beaumarchais. J'ignore quel était l’auteur de la musique.</small><br />
 
===XIV. La Vieillesse et la Mort de Beaumarchais===
 
<center>I – Un procès devant la convention</center>
 
Il était dans la destinée de Beaumarchais de se voir sous tous les régimes, jusqu'au dernier moment de sa vie, aux prises avec des opérations difficiles, obligé de marcher à travers des obstacles, des combats, des dangers toujours renaissans. Nous l'avons laissé, à la fin de septembre 1792, partant pour la Hollande, afin d'aller chercher lui-même soixante mille fusils qu'il s'est engagé à fournir au gouvernement français. L'homme qui lui a vendu ces armes les retient avec l'assistance du gouvernement hollandais, et sur la demande de l'Autriche, dans le port de Tervère. On se souvient que ce premier acheteur avait acquis ces fusils de l'Autriche, qui, dans la prévision d'une guerre avec la France, lui avait imposé la condition expresse de les faire transporter aux colonies. Pour assurer l'accomplissement de cette condition, l'Autriche avait exigé de ce premier acheteur, indépendamment du prix d'achat, un cautionnement de 50,000 florins, lequel devait être restitué sur l'acquit à caution déchargé, c'est-à-dire sur l'attestation que la condition de la vente était remplie. Beaumarchais, qui feignait d'acheter ces fusils pour les envoyer aux colonies, se trouvait donc soumis à l'obligation du cautionnement, et comme le gouvernement français pouvait seul fournir les attestations nécessaires pour obtenir plus tard la restitution de cette somme, il avait été convenu, par un traité du 18 juillet 1792, entre Beaumarchais et le dernier ministère de Louis XVI, que celui-ci avancerait les 50,000 florins demandés à titre de cautionnement. On sait que le gouvernement français avait déjà avancé, pour l'achat de ces fusils, une somme de 500,000 fr. en assignats: mais on n'a pas oublié non plus qu'en nantissement de cette somme d'assignats, valant au cours d'alors ''trois cent mille francs'', il avait fait déposer par Beaumarchais une somme de 745,000 francs en titres de rentes, qui, en 1792, avaient encore toute leur valeur (1). Le gouvernement pouvait donc sans inconvénient accorder sur cet excédant de dépôt une nouvelle avance de 50,000 florins.
 
La révolution du 10 août avait arrêté la marche de cette opération, qu'on savait entamée, et qui, en ne se terminant pas, exposait à la redoutable malveillance du peuple celui qui s'en était chargé. Le nouveau ministre des affaires étrangères, Lebrun, que Beaumarchais soupçonnait, à tort ou à raison, d'avoir l'intention d'exploiter l'affaire à son profit en la confiant à des sous-ordres, refusait de remplir les engagemens du précédent ministère. Cependant, à la suite d'une délibération d'une commission de l'assemblée législative, appelée ''commission des armes'', qui déclarait que Beaumarchais avait bien mérité de la nation, et qui insistait auprès du ministre pour qu'il fût mis en mesure d'achever cette entreprise, Lebrun s'était enfin décidé à donner à l'auteur du ''Mariage de Figaro'' un passeport, en promettant de lui faire tenir à La Haye le cautionnement demandé pour obtenir la remise des fusils. Sur la foi de cette promesse du ministre, Beaumarchais était parti pour la Hollande en passant par Londres, où il avait emprunté à tout hasard une assez forte somme à un négociant anglais, son correspondant et son ami. Arrivé à La Haye, il trouve le ministre de France sans instructions à son égard et sans argent; il se voit de plus croisé dans toutes ses démarches par des agens secrets du ministre Lebrun qui déjà l'avaient fait emprisonner à l'Abbaye à la veille des massacres de septembre. Vainement il écrit de Hollande lettres sur lettres à Lebrun pour lui rappeler ses promesses. Lebrun ne fait que des réponses évasives, renvoie Beaumarchais à Pache, ministre de la guerre, et finit enfin par déclarer que le gouvernement ne veut plus de ces fusils.
 
Dans l'intervalle, l'assemblée législative avait fait place à la convention. Un beau matin, le 1er décembre 1792, Beaumarchais lit dans la ''Gazette de La Haye'' qu'il est accusé de conspiration, de correspondance avec Louis XVI, de dilapidation, et qu'on vient de mettre une troisième fois les scellés sur sa maison. Il reçoit en même temps d'une main amie l'avis de se rendre à Londres, où il trouvera des lettres qu'on n'ose lui adressera La Haye. On le prévient également qu'il est question d'envoyer un courrier pour le faire arrêter en Hollande et le faire conduire pieds et poings liés à Paris, avec la chance d'être massacré en chemin. Il part pour Londres. Là il reçoit le rapport présenté à la convention pat Laurent Lecointre, rapport dans lequel ce député, trompé par ceux qui depuis huit mois cherchent à enlever à Beaumarchais une déplorable opération qu'il aurait dû leur céder cent fois, falsifie les faits de la manière la plus grossière, enveloppe dans la même accusation de dilapidation et de conspiration l'auteur du ''Mariage de Figaro'' et les deux derniers ministres constitutionnels de Louis XVI, de Graves et Chambonas. « Ces hommes vils et cupides, dit Lecointre, avant de plonger la patrie dans l'abîme qu'ils lui avaient préparé, se disputaient l'exécrable honneur de lui arracher ses dernières dépouilles. » Quant à Beaumarchais en particulier, il est poliment qualifié par Lecointre « un homme vicieux par essence et corrompu par inclination, qui a réduit l'immoralité en principe et ''la scélératesse en système''. » Or l'unique ''scélératesse'' du malheureux spéculateur est d'avoir engagé dans la plus détestable affaire 7245,000 francs de contrats produisant 72,000 francs de rentes contre 500,000 d'assignats valant, au cours de 1792, 300,000 fr., avec la perspective de perdre à la fois ses 745,000 fr. et ses fusils, payés par lui et retenus par le gouvernement hollandais, puis enfin de mourir sur l'échafaud.
 
Mais l'ancien adversaire de Goëzman aime trop la discussion pour se laisser guillotiner silencieusement. En se voyant, décrété d'accusation, il se préparait à revenir à Paris pour plaider lui-même sa cause devant la convention, comme s'il s'agissait du parlement Maupeou, lorsqu'il se vit arrêté par un obstacle inattendu. Le négociant anglais, son ami et son correspondant, qui lui a prêté, un mois auparavant, une forte somme dépensée en Hollande, n'a qu'une médiocre confiance dans les procédés judiciaires de la convention, et il s'intéresse trop à la conservation de son débiteur pour le laisser partir d'Angleterre avant d'avoir été payé. - C'était trop pour lui, écrit naïvement Beaumarchais dans une lettre à Gudin, de perdre à la fois son argent et son ami. - Le négociant de Londres commence donc par faire saisir lui-même son cher ami, et en lui rendant d'ailleurs la vie aussi douce que possible, il le fait enfermer dans la maison de détention pour dettes, dite ''Prison du banc du Roi''. Un homme moins batailleur que Beaumarchais aurait pensé peut-être qu'en janvier 1793, au moment de comparaître devant la convention sous le poids d'une accusation capitale, ce n'était pas un grand malheur de se voir retenu de l'autre côté de la Manche, dans une prison peu dure, par un créancier affectueux et complaisant, qui ne le laissait manquer de rien; mais à soixante ans l'auteur du ''Mariage de Figaro'' n'avait encore rien perdu de son ardeur militante. Il faut bien dire aussi que la convention tenait en otages et sa famille et sa fortune. Il ne songe donc qu'à venir recommencer devant ce terrible tribunal son éternel métier de plaideur, et tandis que le fidèle caissier Gudin, au milieu du désarroi de toutes les fortunes, s'occupe de lui procurer les fonds destinés à rembourser son créancier anglais, il consacre les loisirs forcés de son emprisonnement à rédiger un long mémoire à la convention; en même temps il écrit au président de cette assemblée pour lui annoncer son prochain retour à Paris, déterminé qu'il est à se défendre lui-même contre les accusations de Lecointre. Quelques jours après, il arrive avec son mémoire, le fait imprimera 6,000 exemplaires, l'envoie à toutes les sections de Paris, à tous les clubs, à toutes les autorités du moment, et ne craint pas de lutter de front contre l'impopularité qui l'accable. « Je suis venu, écrit-il au redoutable Santerre, alors commandant général de la garde nationale, en lui adressant son mémoire, je suis venu livrer ma tête au glaive de la justice, si je ne prouve pas que je suis un grand citoyen. Sauvez-moi, citoyen commandant, du pillage et du poignard, et je pourrai encore être utile à notre patrie. » D'autres se contenteraient de sauver leur fortune et leur tête; cela ne suffit pas à Beaumarchais, il lui faut encore prouver qu'il est un ''grand citoyen''. Ce qui est assez piquant, c'est que le grand patriote Santerre, qui, on le sait, avant de passer général, était brasseur dans le faubourg Saint-Antoine, semble avoir une certaine déférence pour son correspondant. Sa réponse, que nous reproduisons textuellement, annonce d'ailleurs qu'en fait de style et d'orthographe, ce grand patriote était à peu près de la même force que le duc de Fronsac.
 
«''Citoien'',
 
« Je reçois votre lettre et vos imprimés. Je n'ai jamais ajouté foy aux calomnies sur votre voyage de ''Londre''; je n'y ai vu qu'une démarche ''util'' à le république. Je ne vous ai connu que voulant faire le bien des pauvres. Je pense que vous n'avez pas à craindre le pillage ni le poignard; cependant, malgré que la vérité ne soit qu'une, il est nécessaire d'éclairer ceux que nous croyons ''trompé''.
 
« Une affiche au peuple ferait, je pense, bien.
 
« Le citoyen Célerier fut celui qui me remit vos premiers imprimés que j'ai ''distribué''.
 
SANTERRE, « Commandant général.
 
«Ce 23 mars 1793, l'an II. »
 
Il va sans dire que Beaumarchais suit le conseil donné par Santerre et fait une nouvelle affiche au peuple; il ne fait que cela depuis le commencement de la révolution, il envoie de plus son mémoire aux jacobins avec la note suivante :
 
« Tout bon citoyen injustement accusé ne doit s'occuper d'autre chose que de se justifier devant la nation. C'est ce que le citoyen Beaumarchais vient de faire en publiant ''les Six époques'', dont il prie l'assemblée mère de toutes les sociétés patriotiques d'agréer un exemplaire, en attendant le prononcé de la convention nationale.
 
« Ce 12 avril 1793, l'an second de la république. »
 
Nous glisserons rapidement sur le volumineux mémoire de Beaumarchais à la convention, que l'auteur divisa en ''six époques'' pour marquer les phases diverses par lesquelles avait passé cette affaire des fusils depuis le commencement de 1792 jusqu'en mars 1793. Gudin a cru devoir reproduire textuellement ce long travail dans l'édition des oeuvres de son ami; il aurait pu se contenter de le résumer, car s'il offre quelques détails intéressans pour l'histoire des hommes et des mœurs de cette époque, il est en général faible de style, et les calculs multipliés qu'il renferme sur une question de fournitures le rendent pénible à lire. En un mot, comme le dit justement M. Sainte-Beuve, « il arrive ici à Beaumarchais, chose inattendue et singulière, de devenir ennuyeux. » On comprend très bien que l'auteur n'ait pas senti cet excès de démonstration qui surcharge un plaidoyer où, fatigué et vieilli, il défendait sa fortune et sa tête; mais Gudin aurait dû penser que la postérité, n'ayant point le même enjeu dans le procès, trouverait cette longue justification un peu lourde : il aurait mieux fait d'écourter cette première partie de l'affaire et de raconter la seconde, qui est restée inconnue et qui offre plus d'intérêt que la première. Néanmoins, si ce travail est parfois ennuyeux, il est loin de mériter la critique qu'en a faite un écrivain qui sans doute ne l'avait pas lu, quand il dit que Beaumarchais se montra aussi timide devant la convention qu'il avait été hardi devant le parlement Maupeou.
 
Loin d'être timide, ce mémoire est parfois d'une audace qui étonne quand on se reporte au temps et quand on se souvient que l'auteur était sous la main des juges expéditifs auxquels il s'adressait. On dirait souvent qu'il n'a pas une idée bien nette de ce qui se passe autour de lui et qu'il se croit encore à l'époque où l'on se contentait de ''blâmer'' les plaideurs audacieux. C'est ainsi qu'il s'écrie avec un aplomb dégagé de tout artifice oratoire : « Je défierais le diable de faire marcher aucune affaire dans ce temps affreux de désordre et qu'on nomme de liberté. » Plus loin, il adressera un hommage à la jeune et vertueuse Sombreuil, « devant laquelle, dit-il, mon âme se prosternait à l'Abbaye aux approches du 2 septembre. » Plus loin encore, il se moquera du jacobin Marat dans sa pleine puissance, comme il aurait fait de Goëzman, sans trop s'inquiéter de savoir si le jacobin Marat ne jouit pas d'une influence suffisante pour lui faire un très mauvais parti. « Un petit homme, dit-il, aux cheveux noirs, au nez busqué, à la mine effroyable, vint, parla bas au président; vous le dirai-je, ô mes lecteurs? c'était le ''grand'', le ''juste'', en un mot le ''clément'' Marat. » Ailleurs il prendra courageusement la défense des deux ministres de Louis XVI qu'on a accolés à lui dans le même décret d'accusation, et il dira tout net : « Dans cette affaire nationale, les ''ministres royalistes'' ont seuls fait leur devoir, et tous les obstacles viennent des ''ministres populaires''. » - « Je fus vexé sous notre ancien régime, dit-il à une autre page, les ministres me tourmentaient, mais les vexations de ceux-là n'étaient que des espiègleries auprès des horreurs de ceux-ci. » Et il termine par cette péroraison qui ne manque peut-être pas d'éloquence, mais qui surtout ne manque pas de courage :
 
« O ma pairie en larmes! ô malheureux Français! que vous aura servi d'avoir renversé des bastilles, si des brigands viennent danser dessus et nous égorgent sur leurs débris? ''Vrais amis de la liberté'', sachez que ses premiers bourreaux sont la licence et l'anarchie ; joignez-vous à mes cris, et demandons des ''lois'' aux députés, qui nous les doivent, qui n'ont été nommés par nous nos mandataires qu'à ce prix! Faisons la paix avec l'Europe. Le plus beau jour de notre gloire ne fut-il pas celui où nous la déclarâmes au monde ? Affermissons notre intérieur; constituons-nous enfin sans débats, sans orages, et surtout, s'il se peut, sans crimes. Vos maximes s'établiront; elles se propageront bien mieux que par la guerre, le meurtre et les dévastations, ''si l'on vous voit heureux par elles''. L'êtes-vous? Soyons vrais. N'est-ce pas du sang des Français que notre terre est abreuvée. Parlez, est-il un seul de nous qui n'ait des larmes à verser? La ''paix'', des ''lois'', une ''constitution'', - sans ces biens-là, point de pairie et surtout point de liberté! »
 
Ecrire, signer et publier de telles choses le 6 mars 1793, rester à Paris après les avoir publiées jusqu'après le 31 mai, est certainement le fait d'un homme qui ne redoute pas le danger, et M. Sainte-Beuve a très bien caractérisé l'homme et la situation quand il a dit à ce sujet : « Ce qui étonne, c'est qu'il y ait sauvé sa tête. » Il est probable en effet que Beaumarchais eût partagé le sort de tant d'autres victimes beaucoup moins compromises que lui sans une circonstance imprévue : il venait de prouver jusqu'à la dernière évidence que le rapport de Lecointre sur lequel il avait été décrété d'accusation n'était qu'un tissu d'inepties et de mensonges. Sa situation vis-à-vis du gouvernement était tout simplement celle d'un homme qui a reçu en avances, pour une fourniture de fusils, 500,000 fr. en assignats valant 300,000 fr., qui a déposé, en garantie une valeur de 745,000 fr., qui n'a pu faire la fourniture convenue parce que le gouvernement ne lui a pas donné au dehors l'appui qu'il avait promis, et qui dit au gouvernement : «Vous avez manqué à votre engagement de m'aider, par une nouvelle remise de fonds et par l'intervention de votre ministre en Hollande, à faire venir les fusils que j'ai achetés pour vous et que le gouvernement hollandais retient de force à Tervère. Je suis prêt à vous rendre les 500,000 fr. en assignats que vous m'avez avancés; rendez-moi les 745,000 fr. de contrats que vous m'avez fait déposer, et nous serons quittes. J'en serai pour mes frais de voyage et mes peines: je tirerai de ces fusils de Tervère le parti que je pourrai, et vous, de votre côté, vous vous procurerez des armes où vous pourrez. »
 
Cette conclusion, juste et raisonnable en temps ordinaire, aurait, en mars 1793, conduit infailliblement Beaumarchais en prison pour aller plus tard là où l'on allait en sortant de prison ; mais le gouvernement, qui jusqu'alors avait paru se soucier assez peu de ces fusils, déclara qu'ils lui étaient indispensables. La France en effet était attaquée de toutes parts ; après le meurtre de Louis XVI, l'Angleterre venait de s'unir contre elle à toutes les puissances du continent. Le comité de salut public proposa à la convention de ''suspendre'' le décret d'accusation rendu contre Beaumarchais et de lever le séquestre mis sur ses biens ; il le fit venir ensuite et lui donna à choisir entre une condamnation avec ses conséquences et l'agréable mission d'aller pour la seconde fois chercher en ''pays ennemi'' (car la Hollande à cette époque était également entrée dans la coalition) ces soixante mille fusils, toujours retenus à Tervère. L'opération était devenue bien plus difficile, car la publicité donnée à l'inepte rapport de Lecointre avait déterminé, dès le mois de janvier 1793, le gouvernement anglais à se mettre en mesure de s'emparer de ces fusils comme d'une propriété française. Seulement Beaumarchais, qui ne perdait jamais la tête, ayant eu vent de ce projet à l'époque même où il était emprisonné à Londres, avait décidé le négociant anglais, son correspondant et son ami, qui l'avait fait incarcérer, à devenir, moyennant un fort bénéfice, l'acheteur fictif de ces fusils, et à les maintenir en son nom à Tervère comme une propriété anglaise jusqu'à ce que le véritable propriétaire pût en disposer. La situation de cet acheteur fictif n'en était pas moins délicate. Le cabinet de Londres lui disait : Ou vous êtes devenu réellement propriétaire de ces fusils, ou vous ne l'êtes pas; si vous l'êtes, nous sommes prêts à vous en rembourser la valeur; si vous ne l'êtes pas, nous entendons les confisquer. - L'Anglais, fidèle aux engagemens pris avec Beaumarchais, résistait, affirmant que les fusils étaient sa propriété, invoquant son droit d'en disposer à sa guise, et ce respect de la légalité, qui distingue et honore le gouvernement anglais entre tous les gouvernemens, laissait encore la question indécise : les fusils restaient toujours à Tervère, surveillés toutefois par un bâtiment anglais.
 
 
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<small> (1) Ce n'est pas 750,000 francs, comme nous l'avons dit, mais 745,000 francs que Beaumarchais avait déposés dans les mains du gouvernement en contrats viagers sur l'emprunt dit des ''trente têtes de Genève'', garanti par la ville de Paris. Ces contrats donnaient à Beaumarchais un revenu annuel de 72.000 fr. Il avait été formellement stipulé qu'il n'engageait que le titre, et qu'il continuerait à toucher les arrérages.</small><br />
 
 
<center>II – Beaumarchais agent du comité de salut public</center>
 
L'affaire en était là lorsque le comité de salut public signifia à Beaumarchais qu'il eût à repartir pour aller chercher ces fusils, et que s'il ne les ramenait pas en France, ou du moins ne les empêchait pas de tomber entre les mains des ennemis, sa famille et ses biens, à défaut de sa personne, répondraient du succès de l'opération. Beaumarchais objecta qu'en présence d'une affaire de plus en plus compromise, il avait plus que jamais besoin d'argent pour faire lever les ''embargos'' multiples qui arrêtaient la livraison de ces armes, et que, puisque le comité avait à la fois sous la main et ses immeubles et ses contrats de rente, c'était bien le moins qu'il lui fournit les moyens de remplir la difficile mission qu'il lui imposait. Le comité, voulant avoir les fusils à tout prix, fit à Beaumarchais une nouvelle remise de 618,000 fr. en assignats, valant au cours d'alors 200,000 fr., en lui promettant de lui faire tenir de nouveaux fonds si cela était nécessaire, et d'adopter, sur sa demande, toutes les mesures qui lui paraîtraient propres à opérer le recouvrement de ces armes. Une délibération du comité, en date du 22 mai 1793, signée Bréard, Guyton, Barrère, Danton, Robert Lindet, Delacroix, Cambon et Delmas, investit Beaumarchais du titre de commissaire de la république pour une mission secrète à l'étranger. Et le voilà, avec ses soixante et un ans, qui part de nouveau, en juin 1793, sous le faux nom de Pierre Charron, assisté de deux amis qui ont également changé de nom, pour aller cette fois en pleine guerre, au milieu même des ennemis de la France, chercher pour la France soixante mille fusils. Dire les innombrables tours et détours qu'il dut faire pour se soustraire aux dangers de cette seconde mission, allant d'Amsterdam à Bâle, de Bâle à Hambourg, de Hambourg à Londres, d'où il reçoit l'ordre de partir sous trois jours, exposer les nombreux subterfuges qu'il dut employer pour empêcher les Hollandais et les Anglais d'enlever les fusils, raconter comment il les fit passer successivement entre les mains de trois acheteurs fictifs, comment il les vendit enfin, toujours fictivement, à un négociant des États-Unis, avec la détermination de les faire voyager au besoin jusqu'en Amérique pour de là les faire revenir en France, entrer dans le détail de toutes ces manœuvres, que l'auteur du ''Mariage de Figaro'' dirigeait comme une intrigue de comédie très compliquée, serait trop long. Il était parvenu ainsi à maintenir les fusils à Tervère, et, quand le moment lui paraissait favorable, il suppliait à grands cris le comité de salut public de brusquer le dénoûment en donnant l'ordre au général Pichegru de pousser jusque-là et d'enlever les armes; mais le comité, absorbé par mille préoccupations à la fois, le laissait se débattre au milieu des difficultés d'une affaire qui ne pouvait être décidée que par la force. La seule missive que Beaumarchais ait reçue à cette époque du comité de salut public est ce billet de Robert Lindet, en date du 5 pluviôse an II ( 26 janvier 1794), indiquant bien, ce me semble, dans sa concision précipitée, l'état de fièvre qui dévorait ce terrible comité, aux prises avec l'Europe entière.
 
« Il faut de la célérité, écrit Lindel; il ne faut pas attendre l'accomplissement de tous les événemens. Si l'on diffère trop longtemps, le service ne sera pas apprécié. Il faut de grands services, il les faut prompts. On ne calcule pas les difficultés, ou ne considère que les résultats et les succès. »
 
Tandis que Beaumarchais travaillait de son mieux à exécuter les ordres du comité de salut public, non-seulement le comité l'abandonnait à lui-même, mais, avec une insouciance qui est encore un signe du temps, il laissait porter son agent sur la liste des émigrés; il laissait saisir ses biens, retenir les arrérages des 745,000 fr. de contrats déposés par lui et emprisonner sa famille. Le département de Paris, ignorant les causes de l'absence de Beaumarchais et trouvant ses propriétés de bonne prise, avait le premier jugé à propos de le déclarer émigré, de faire apposer de nouveau les scellés sur ses immeubles et de toucher tous ses revenus. Sur la réclamation de Mme de Beaumarchais, le comité de salut public avait rendu, en date du 25 frimaire an II (décembre 1793), une décision par laquelle il déclare que « le citoyen Beaumarchais remplit une mission secrète, et arrête en conséquence qu'il ne sera pas traité comme émigré. (Signé au registre : Carnot, Billaud-Varennes, Robert Lindet, Robespierre, Barrère, Saint-Just, Couthon, C.-A. Prieur). » Sur cette décision, les scellés avaient été levés. Trois mois après, le 24 ventôse an II, au milieu du conflit anarchique des pouvoirs à cette époque. le comité de sûreté générale avait pris la liberté d'annuler l'arrêté du comité de salut public, de déclarer encore une fois Beaumarchais émigré, et le département de Paris avait fait derechef apposer les scellés sur ses immeubles, confisquer toutes ses créances et tous ses revenus.
 
Une lettre inédite, écrite plus tard, en avril 1796, au ministre de la police par Robert Lindet au sujet de la proscription de l'auteur du ''Mariage de Figaro'', nous semble utile à reproduire ici, au moins en partie, d'abord parce qu'elle donne une idée assez vraie du désordre administratif sous la terreur et de la bizarre situation faite à l'agent du comité de salut public, et ensuite parce que Lindet étant incontestablement un des hommes à la fois les plus actifs elles moins décriés de ce fameux comité, son témoignage en faveur de Beaumarchais est honorable pour ce dernier.
 
« Vous me demandez, écrit Robert Lindel au ministre de la police, en date du 24 germinal an IV (avril 1796), vous me demandez des éclaircissemens sur la durée de la seconde mission du citoyen Beaumarchais, et sur l'époque certaine où cette mission a fini ou dû finir.
 
« En chargeant le citoyen Beaumarchais d'une mission, le comité de salut public se proposa deux objets. Le premier était de se procurer plus de cinquante mille fusils déposés dans les magasins de Tervère, comme objet de commerce; le second était d'empêcher que ces fusils ne tombassent au pouvoir de l'ennemi.
 
« Le comité ne s'était obligé de les acheter et payer an prix convenu que sous la condition qu'ils lui seraient délivrés et mis à sa disposition dans un port de la république dans un délai de cinq à six mois. La négociation pouvait exiger plus de temps, mais on employa ces termes dans le traité pour exciter le zèle du citoyen Beaumarchais.
 
« Le temps n'était pas encore expiré, lorsqu'il envoya de Hollande à Paris le citoyen Durand, son ami, qui l'avait accompagné dans son voyage, pour rendre compte au comité des obstacles qui retardaient le succès de son entreprise, et proposer des mesures qu'il croyait utiles.
 
« On ne prit aucun parti sur les nouvelles mesures, parce que le gouvernement ne voulait pas se charger des risques de l'entreprise. On renvoya le citoyen Durand auprès du citoyen Beaumarchais en visant son passeport, et en motivant ce visa : ''pour se rendre à sa destination et continuer sa mission''; car il semblait important qu'on procurât ces fusils au gouvernement, à quelque époque que ce fût, ou qu'on empêchât l'ennemi de s'en saisir et de les distribuer dans la Belgique entre les partisans de la maison d'Autriche.
 
« Le département de Paris porta le citoyen Beaumarchais sur la liste des émigrés, et fit apposer les scellés sur ses propriétés. Le comité prit un arrêté portant que le citoyen Beaumarchais, étant en mission, ne devait pas être traité comme émigré, son absence ayant pour cause le service de la république. Le département leva les scellés.
 
«Quelque temps après, on replaça le citoyen Beaumarchais sur la liste des émigrés. Il n'y avait aucun nouveau motif de le réputer émigré; sa mission n'était pas finie, sa négociation ne cessait pas d'être utile, on ne l'avait pas l'appelé. On lui avait envoyé le citoyen Durand, avec ordre de continuer ses opérations. On persista néanmoins à le regarder comme émigré. On ne put pas alors s'expliquer ouvertement sur cette entreprise du département, parce qu'on aurait été réduit à la nécessité de publier l'objet d'une mission dont le secret importait à la république (1). La présence du citoyen Beaumarchais en pays étranger a été nécessaire jusqu'au moment où, le secret de sa mission ayant été divulgué à la tribune, les Anglais ont fait transporter les fusils des magasins de Tervère dans leurs ports, dans le courant de vendémiaire an III (2)......
 
« Rien n'aurait empêché le citoyen Beaumarchais de rentrer en France, car il n'avait plus l'espoir de remplir sa mission : mais il était porté sur la liste des émigrés, il ne pouvait rentrer qu'après avoir obtenu sa radiation.
 
« Ce fut injustement que l'on inscrivit son nom sur la liste des émigrés, puisqu'il était absent pour le service de la république.
 
« ROBERT LINDET. »
 
Dans une autre lettre, l'ancien membre du comité de salut public insiste encore auprès du ministre de la police, Cochon, en laveur de Beaumarchais.
 
« Je ne cesserai jamais, écrit-il, de penser et de déclarer dans toutes les occasions que le citoyen Beaumarchais est injustement persécuté, que le projet insensé de le faire passer pour émigré n'a été conçu que par des hommes aveuglés, trompés ou mal Intentionnés. Sa capacité, ses talens, tous ses moyens, pouvaient nous servir. On a voulu lui nuire, on a plus nui à la France. Je voudrais être à portée de lui exprimer combien j'ai été affecté de l'injustice dont il a été l'objet. Je remplie un devoir, et je le remplis avec satisfaction en pensant à lui. ROBERT LINDET. »
 
« A Paris, le 16 nivôse an IV. »
 
Maïs si Lindet, devenu suspect lui-même en 1796, éprouvait le besoin de rendre à Beaumarchais une justice un peu tardive, il ne l'en avait pas moins laissé sacrifier au fort de la terreur, car, non content de faire saisir ses biens, le comité de sûreté générale, par un arrêté du 17 messidor an II (5 juillet 1794), signé Dubarran, Lavicomterie, Elie Lacoste et Amar, avait fait arrêter et emprisonner la femme, la fille et la sœur de l'homme que le comité de salut public avait chargé d'une mission secrète. Grâce à cette dissidence d'opinion entre les deux comités, deux malheureuses femmes et une jeune fille de dix-huit ans, détenues dans le couvent de Port-Royal transformé en prison, et crue, par une dérision atroce, on appelait ''Port-Libre'', attendaient leur tour de monter sur la fatale charrette, lorsque la journée du 9 thermidor mit fin à ces boucheries. Onze jours après, le 21 thermidor an II, un autre arrête du comité de sûreté générale renouvelé rendit à la liberté les citoyennes Caron. Pendant cette période sinistre de la terreur, Beaumarchais, réfugié à Hambourg et privé de toute communication avec sa famille, était en proie à des angoisses mortelles. Il sentait que l'insuccès de ses opérations faisait précisément le danger des êtres qui lui étaient chers; il s'épuisait en efforts et en manœuvres pour empêcher au moins le gouvernement anglais d'enlever d'autorité ces malheureux fusils, qui, s'ils tombaient dans les mains de l'ennemi, allaient à la fois le ruiner et le compromettre horriblement devant le comité de salut public. Tous les assignats du comité avaient été épuisés pour cette préservation ; ne recevant rien de la France, il était tombé lui-même dans une détresse qui, à la vérité, ne dura qu'un moment (3), mais qui fut extrême. Sa correspondance offre des momens de désespoir terrible où il se demande s'il n'est pas fou. « J'examine quelquefois, écrit-il à cette époque, si je suis en démence, et en voyant la forte série, la suite d'idées si difficiles par laquelle je tâche de parer à tout, il me semble que je ne suis pas fou. Mais en quel endroit l'écrire? dit-il à sa femme; sous quel nom? où demeures-tu? qui es-tu? comment t'appelles-tu? quels sont tes vrais amis? de qui dois-je faire les miens? Ah ! sans l'espoir de sauver ma fille, l'atroce guillotine serait pour moi plus douce que mon horrible état. » C'est précisément pour sauver sa fille que Mme de Beaumarchais a rompu momentanément tout commerce avec son mari, repris son nom de famille et ne s'occupe qu'à se faire oublier. « Comme mère, lui écrit-elle après la chute de Robespierre, j'ai dû tout employer pour soustraire mon enfant chérie au sort de tant d'innocentes et respectables victimes, réhabilitées aujourd'hui, regrettées, pleurées, mais que tant de regrets, tant de larmes et une justice tardive ne rappelleront pas. »
 
Au sortir de prison, après avoir vu la mort de si près, la femme, la sœur et la fille de Beaumarchais se trouvèrent dans une situation très difficile : tous les immeubles appartenant à l'auteur du ''Mariage de Figaro'' étaient séquestrés, tous ses revenus étaient saisis, tous les titres de créance qu'on avait trouvés dans son secrétaire, en vertu de la législation appliquée aux émigrés, avaient passé dans les mains des agens du trésor, qui en poursuivaient le recouvrement, et ses débiteurs s'empressaient, avant même que leurs dettes fussent échues, de s'en débarrasser en les payant à l'état en assignats. En un mot, cette déplorable affaire de fusils avait suffi pour porter un coup mortel à une brillante fortune péniblement acquise.
 
Cependant les immeubles séquestrés étaient menacés d'être vendus; la jeune fille de Beaumarchais avait pris en horreur sa magnifique maison du boulevard, qui nous a, dit-elle dans une lettre à son père, si souvent ''exposés aux insultes de la canaille'', et elle avait déterminé sa mère à la quitter. Il était urgent, pour préserver cette maison de la dégradation et pour la défendre autant que possible contre la rapacité du fisc, que quelqu'un de la famille se résignât à l'habiter. C'est Julie Beaumarchais qui se dévoue, et qui, en sortant de prison, vient à soixante ans s'installer, toute seule avec une vieille servante, dans ce palais désert gardé par des agens de la république, et qui porte écrit sur ses murs : ''Propriété nationale''.
 
Ceux qui ont lu dans son entier cette série d'études sur Beaumarchais ont gardé, je l'espère du moins, un agréable souvenir de Julie, et ils aimeront peut-être à revoir un instant ici cette figure spirituelle, joviale, courageuse, que n'ont pu altérer ni la vieillesse, ni les privations, ni les dangers. Un tableau de la vie intime et domestique de trois femmes jadis riches, aux prises avec les difficultés d'une époque affreuse, pourrait offrir sur cette époque des détails intéressans que l'histoire donne rarement. Nous empruntons quelques-uns de ces détails à la correspondance de Julie et de sa belle-sœur. Pendant que le chef de la famille, est proscrit, c'est Mme de Beaumarchais, personne d'un rare mérite, unissant à toutes les grâces de la femme l'énergie d'un caractère viril, qui porte tout le poids de la situation, et qui, tout en travaillant d'une part à arrêter la vente des immeubles de son mari, d'autre part à obtenir sa radiation de la fatale liste, est obligée de pourvoir à la subsistance commune avec ce qu'elle a pu sauver du naufrage. De son côté, Julie, qui garde la maison de son frère, tient sa belle-soeur au courant des attaques du fisc, et l'excite à la résistance avec ce ton animé et original qui la caractérise.
 
« Morbleu ! ma fille, lui écrit-elle après la terreur, fais-nous donc rendre promptement ce décret (le décret de radiation). Voilà les fruits, comme l'année dernière, mis en réquisition; les cerises étant mûres, on va les cueillir et les vendre demain, et le reste à mesure, et puis fermer le jardin à tous profanes et gloutons. N'est-il pas doux d'occuper depuis six mois cette maison solitaire pour ne manger des fruits que les noyaux? Encore les vendra-t-on avec le reste. C'est pour les oiseaux que j'en parle, car pour moi je n'ai jamais compté qu'au prix où se vendent les choses, il dût nous en rester beaucoup, même le jardin étant à nous. Cependant c'est dommage que l'agence y mette le nez cette année. Le jardinier de cette autorité est venu hier: on va mettre à l'enchère ces jours-ci, vois si tu veux y mettre pour ton compte, ou plutôt empêche ce brigandage par une démarche roide à l'agence; et puisqu'on a suspendu l'inventaire, pourquoi ne veut-on pas laisser nos fruits également suspendus aux arbres? D'honneur, je crois que nous ne sortirons jamais de cette coupelle.... Quel temps!
 
« Voilà une livre de veau que l'on m'apporte pour 28 francs, encore c'est bon marché, il en vaut 30. Rage! fureur! malédiction! On ne sait comment vivre en se ruinant, en mangeant trois fois sa fortune. Que ceux qui m'ont précédée sont heureux! Ils ne sentent pas le tapage de ma tête, ni mon œil qui pleure, ni mes feux dévorans, ni ma dent qui s'aiguise pour manger 28 fr. de veau: ils ne sentent rien de nos maux. »
 
Ces 28 francs (le veau que Julie consomme avec une plaisante colère nous conduisent à dire un mot de l'état curieux de famine que produisait la dépréciation toujours croissante des assignats après la terreur. C'est encore Julie qui va nous apprendre comment on vivait à cette époque : sa belle-sœur vient de lui remettre 4,000 francs en assignats, et elle lui rend compte de l'emploi de ces assignats en décembre 1794 :
 
« Lorsque tu m'as donné ces 4,000 francs, bonne amie, le cœur m'a battu. J'ai cru que tu devenais folle de me donner une telle fortune; je les ai vite fait couler dans ma poche, et je t'ai parlé d'autre chose pour distraire ton idée.
 
« Revenue chez moi : - Et vite, vite, du bois, des provisions avant que tout augmente encore! Voilà Dupont (la vieille servante) qui court, qui s'évertue ; voilà les écailles qui me tombent des yeux quand je vois, sans la nourriture du mois, ce résultat de 4,275 francs :
 
{{entête tableau charte alignement|center}}
!
! fr.
|-----
| Une voie de bois
| 1,460
|-{{ligne grise}}
| Neuf livres de chandelles des 8 à 100 fr. la livre
| 900
|-----
| Sucre, quatre livres à 100 fr. la livre
| 400
|-{{ligne grise}}
| Trois litrons de grains à 40 fr.
| 120
|-----
| Sept livres d'huile à 100 fr.
| 700
|-{{ligne grise}}
| Douze mèches à 5 fr.
| 60
|-----
| Un boisseau et demi de pommes de terre à 200 fr. le boisseau.
| 30
|-{{ligne grise}}
| Blanchissage du mois
| 215
|-----
| Une livre de poudre à poudrer
| 70
|-{{ligne grise}}
| lieux onces de pommade (à 3 sous autrefois) aujourd'hui à 25 fr.
| 50
|-----
|
| 4,275
|-{{ligne grise}}
| « Reste la nourriture du mois, le beurre et les œufs à 100 fr., comme tu sais, la viande à 25 ou 30 fr., et tout en proportion.
| 567
|-----
| « Le pain a manqué deux jours; nous n'en recevons plus que de deux jours l'un, surcroît de dépenses; je n'en ai acheté depuis dix jours que quatre livres à 45 fr
| 180
|-{{ligne grise}}
|
| 5,022 fr.
|}
 
« Quand je pense à celle dépense ''royale'', comme tu dis, qui me fait employer 18 à 20,000 francs sans vivre et sans douceur aucune, j'envoie au diable le régime: il est vrai que ces 20,000 francs représentent 6 à 7 louis, et que mes 4,000 fr. m'en donnaient 160, ce qui est différent (4). »
 
En quelques jours, la valeur des assignats baissait, et le prix des denrées haussait dans une proportion effrayante, car, dans une autre lettre à sa belle-sœur, Julie nous donne les détails suivans :
 
« Dix mille francs que j'ai éparpillés depuis quinze jours me font un tel effroi et une telle pitié, que je ne sais plus compter du tout mon revenu de cette manière; trois jours de différence ont fait monter le bois de 4,200 francs à 6,500, tous les taux frais en proportion, de sorte, comme je te l'ai mandé, que la voie de bois montée et rangée me revient à 7,100 francs. Toutes les semaines à présent il faut compter de 7 à 800 francs pour un pot-au-feu et autres viandes de ragoût, sans le beurre, les œufs, et mille autres détails; le blanchissage aussi augmente à tel point tous les jours, que 8,000 livres par mois ne peuvent me suffire. Cela m'impatiente, et, dans toutes ces dépenses, je jure la sainte vérité de mon cœur que je ne me suis pas accordé depuis près de deux ans une seule fantaisie ni une autre dépense que celle du ménage; cependant j'en ai de particulières et d'urgentes pour lesquelles il me faudrait des potées d'assignats. »
 
Si la sœur de Beaumarchais est aux prises avec les rigueurs de la famine, sa femme et sa fille ne sont pas mieux partagées : je vois dans la correspondance de Mme de Beaumarchais qu'un de ses amis voyage dans les environs de Paris, afin de tâcher de lui procurer du pain, qui pendant quelques jours est devenu plus rare que le diamant. «On dit ici, écrit-il de Soizy le 17 prairial an III (5 juin 1795), qu'à Briare on peut avoir de la farine; si cela était, je ferais marché avec un homme sûr de ce pays, qui la conduirait jusque chez vous par le coche d'eau allant de Briare à Paris; mais tout cela augmente bien le prix. Vous voudrez bien me mander ce que vous en pensez; en attendant, je ne désespère pas de pouvoir accrocher quelque petit pain. Ah! si j'avais le don des miracles, je ferais tomber chez vous, non pas de la manne du ciel, mais du bon pain, et bien blanc! »
 
En apprenant dans son exil toutes les misères qui affligent les siens, Beaumarchais apprend aussi que tous conservent la sérénité et la gaieté qui le soutient lui-même; on est exposé à mourir de faim, mais au moins l'affreux couperet ne fonctionne plus, et l'on commence à respirer.
 
« Voilà, lui écrit un de ses amis, la soupière de ta famille qui arrive, c'est-à-dire qu'on voit sur une table de ''mahagony'' (car il n'est plus question de nappe] une assiettée de haricots, deux pommes de terre, un carafon de vin et beaucoup d'eau. Ta fille, veut un caniche pour lui servir de serviette et nettoyer son assiette; malgré cela, arrive, arrive : si nous n'avons pas de quoi manger, nous aurons de quoi rire. Arrive, car ta femme et la fille ont besoin d'un meunier depuis que leur salon est décoré d'un moulin à farine; tandis que ton Eugénie charmera les oreilles sur son ''forte-piano'', tu prépareras le pain de son déjeuner, ta femme tricotera les bas et ton futur gendre enfournera, car ici chacun a son métier, et voilà pourquoi nos vaches sont si bien gardées. – C’est la plus drôle de chose, de voir nos femmes, sans perruque le matin, remplissant chacune une occupation ''ancillaire'', car il faut que tu saches que chacun de nous s'est mis à son service, et voilà pourquoi dans notre régime, s'il n'y a plus de maîtres, il y a encore des valets. Cette lettre te coûte au moins cent francs, y compris le papier, la plume, l'encre, l'huile de la lampe ; enfin, par économie, je suis venu l'écrire chez toi. Nous t'embrassons tous, sens dessus dessous, à tort et à travers. »
 
Un autre ami plus grave de Beaumarchais, le littérateur Gudin, va nous donner une idée de l'aspect de Paris après la terreur dans une lettre inédite qu'il adresse également à l'auteur du ''Mariage de Figaro'', réfugié à Hambourg. Les prévisions de Gudin ne se sont pas réalisées, mais elles nous montrent sous quelles sombres couleurs l'avenir se présentait alors aux esprits sages et éclairés.
 
« Mon plus ardent désir, mon ami, écrit Gudin, est de vous revoir et de vous presser sur mon cœur; mais les circonstances sont telles qu'elles mont forcé de quitter Paris, où je ne pouvais plus subsister. Je me suis réfugié à cinquante lieues, dans un petit hameau, où il n'y a que treize cabanes de paysans. La maison que j'habite fut jadis un très petit prieuré, occupé par un seul moine. Revenu à Paris pour quatre jours, afin d'y régler quelques affaires, cette ville, jadis si superbe, ne m'a plus offert que le spectacle d'une grande terre en décret, où tout se délabre. Les hommes sont vêtus comme des pleutres; les jeunes femmes, entraînées par le besoin de plaire, affectent un luxe qui ne nous eût paru autrefois que la pauvreté masquée et cachant mal sa misère. II n'y a plus ni public, ni opinion publique, ni même intérêt général; tout n'est maintenant qu'esprit de parti, qu'intérêt de faction; tout ce qui n'est pas d'une faction est tombé dans l'anéantissement. C'est le fruit que devait produire le système des ''exécrables'', c'est-à-dire des Robespierre, des Couthon, des Saint-Just, des Marat, des Carrier, des Fouquier-Tinville et autres brigands trop peu punis par la mort; ils ont détruit les arts, le commerce, les manufactures, toutes les sources de la richesse nationale. Ils ont formé des armées cinq ou six fois plus fortes que n'en eut l'empire romain pour conquérir la terre. Or, pour empêcher que ces grandes armées ne se jettent sur les citoyens, comme celles de Marius et de Sylla, il faut arracher aux citoyens le peu de subsistance qui leur reste encore. C'est là toute la politique et le soin unique : il faut faire contribuer le citoyen sans cesse et le dépouiller de tout, afin que les ennemis ou nos propres armées ne le mettent pas à contribution. La guerre se nourrit par la guerre; plus un peuple est pauvre, plus il est enclin à se faire soldat, pour subsister soit de la solde soit de la maraude. Nous sommes précisément comme les Spartiates, dont les Athéniens disaient : Ils sont si malheureux dans leur ville, qu'ils se réfugient en foule dans leur camp pour y trouver un peu moins de malaise. Pour moi, qui ne puis prendre ce parti, je me suis réfugié dans un très petit hameau; j'attends que la paix amène d'autres hommes et d'autres principes. Loin de mes amis, loin des arts, loin des bibliothèques, j'y vis comme Ovide chez les barbares : mon esprit s'y nourrit de ce qu'il a acquis autrefois; je m'afflige parce que je suis homme; je ne m'étonne de rien parce que je suis instruit : tous les crimes qu'on commet et qu'on a commis depuis trois ou quatre ans ont déjà été commis plusieurs fois; ils n'ont pas même le mérite de la nouveauté. Et lorsque nous autres, qui avons eu dans notre enfance une bonne éducation et de bons exemples, nous serons descendus dans la tombe, nous laisserons la place à des hommes élevés, au milieu des crimes, dans une ignorance profonde, entourés de grands monumens qui tombent en ruine, dénués des moyens de les réparer et d'élever leurs enfans avec soin. La barbarie couvrira la face de la France, comme elle couvre celle de la Grèce, de l'Egypte et de l'Assyrie, de la Sicile et de l'Italie, et de tous les grands empires qui ont brillé autrefois; cela peut affliger, mais cela est commun. Il y a parmi les savans et les artistes des vieillards qui combattent encore avec chaleur pour les progrès de l'esprit humain, mais il n'y a plus cette cohorte déjeunes gens qui s'avançait jadis pour les soutenir et les recruter. Je voudrais vous écrire des choses plus consolantes, mais je me mentirais à moi-même, si je parlais autrement. Les besoins publics ont étouffé toute idée de justice, ceux du jour détruisent jusqu'à la prévoyance : on consomme la veille les ressources du lendemain; la nécessité d'avoir oblige à prendre, et l'on ne peut prendre qu'à ceux qui ont. C'est ce qui fait que depuis les temps les plus anciens, dans les ''troubles publics'', les riches ont toujours été les ''ennemis publics''. Marius et Sylla ne proscrivaient pas les pauvres, ils en faisaient leurs satellites pour dépouiller les sénateurs. Il n'y a point d'autre justice; c'est là ce qu'ils appellent ''salus populi'' : les ''Cicéron'' sont égorgés par les ''Laenas''. C'est ce qui fait qu'aujourd'hui beaucoup de sages se taisent, ils attendent la paix : si elle vient assez tot pour qu'il y ait encore quelques ressources, ils en feront usage; si elle vient trop tard, ils mourront avec le sentiment de leur bonne conscience et la certitude que leurs efforts ont été inutiles.
 
«Adieu, mon bon ami, j'aurais mieux aimé vous parler de vous, de votre famille, de ceux qui vous aiment, des regrets que nous éprouvons tous de ne pouvoir nous réunir. Nos cœurs sont, comme le votre, abîmés dans la douleur. Vous savez tout ce qu'ils peuvent vous dire, et quant au détail des aventures particulières, des soins, des peines, des inquiétudes sans cesse renaissantes, des travaux perdus et toujours recommencés sous mille formes différentes, il faudrait des volumes pour, ne vous en donner que des notions bien faibles; on ne peut s'en faire une idée. Imaginez le labyrinthe de la Crète sur le cratère du Vésuve : c'est là qu'habitent ceux qui veulent servir leurs amis. Je vous embrasse et soupire après l'heureux moment qui nous réunira.
 
« GUDIN. »
 
Tandis que sa famille et ses amis supportent courageusement les dangers et les douleurs de cette triste époque de notre histoire, Beaumarchais, à la fois commissionné et proscrit, continue à se débattre au milieu des difficultés d'une opération impossible. Pendant deux ans, de juin 1793 jusqu'en mai 1795, il était au moins parvenu, à force de subterfuges, à soustraire les soixante mille fusils de Tervère à la rapacité anglaise, lorsqu'un nouvel incident vint rendre tous ses efforts inutiles. Au milieu des querelles qui suivirent la chute de Robespierre, une nouvelle discussion s'établit à la tribune sur ces malheureux fusils. Lecointre, avec son étourderie ordinaire, dénonce encore une fois Beaumarchais, et, après l'avoir jadis accusé de complicité avec les derniers ministres de Louis XVI, il l'accuse maintenant d'avoir spolié l'état dans l'affaire pour des fusils déposés à Tervère, de connivence avec les anciens membres du comité de salut public. Le bavardage ridicule et intempestif de Lecointre décida enfin le ministère anglais à passer par-dessus les scrupules de légalité qui l'avaient jusque-là retenu : malgré les protestations de l'agent de Beaumarchais à Tervère, qui se disait représentant d'un négociant américain, il fit enlever de force et conduire à Plymouth les soixante mille fusils, déclarant d'ailleurs que si ces armes n'étaient pas une propriété française, elles seraient évaluées par des arbitres et payées à qui de droit.
 
Cette solution violente rendait la position de Beaumarchais cruelle, car si les Anglais confisquaient les fusils sans les payer, il était exposé tout à la fois à perdre la somme dépensée par lui pour acquérir et préserver ces armes, en même temps qu'il aurait à restituer au gouvernement français toutes les sommes qui lui avaient été avancées en assignats sur son dépôt de 745,000 livres. Cependant le gouvernement anglais, en présence des réclamations du propriétaire fictif derrière lequel se cachait l'auteur du ''Mariage de Figaro'', ne crut pas pouvoir aller jusqu'à une confiscation; il fit faire des armes une estimation arbitraire, et les paya fort au-dessous de leur valeur au prête-nom de Beaumarchais en juin 1795. Dès ce moment, la mission de ce dernier était finie ; il demandait à rentrer en France pour rendre ses comptes et faire cesser cet état bizarre d'un agent du gouvernement chargé au dehors d'une mission, tandis qu'il est inscrit dans son pays sur la liste des émigrés, que ses biens sont saisis et tous ses revenus confisqués. Seulement il était plus facile d'être porté sur la fatale liste que d'en être rayé, et Mme de Beaumarchais poursuivait en vain de ses sollicitations toutes les autorités du jour.
 
« Une loi est faite aujourd'hui, écrit-elle à son mari en juin 1795; quatre jours après, elle est rapportée. Ainsi on avait été au comité de législation l'attribution des radiations d'émigrés; on la lui a rendue. Dans l'intervalle, nous avons perdu notre rapporteur, qui est sorti, à son rang, du comité de salut public, et de là est parti pour une mission. Il a fallu parler à son successeur, l'instruire, l’échauffer, etc., etc. En vertu de ce nouveau décret, nous pensions que les comités décideraient seuls sur notre affaire. Point du tout : au comité de législation, on nous a dit que c'était au comité de salut public qu'il fallait allée directement, attendu qu'il était déjà nanti de cette affaire. Nous y avons été, mais quand nous pensions qu'il pouvait conclure souverainement, on nous a dit que, la convention étant saisie, l'affaire ne devait se terminer que par un décret et non par un arrêté, que c'était une affaire de gouvernement, un cas tout particulier... De sorte que si mon cher Peters, au lieu d'avoir une mission, s'était enfui depuis le 31 mai par frayeur, on en fournirait la preuve, tout serait dit, et il profiterait du décret qui a été rendu et remet en possession de leurs biens ceux même qu'en avait mis hors la loi; voilà de ces bizarreries qu'on a peine à supporter! Nous pouvons vous répondre que notre courage ne se ralentira point, et que nous obtiendrons la victoire. »
 
En attendant qu'il plaise au gouvernement de faire cesser l'absurde injustice dont il est victime, Beaumarchais oublie sa situation personnelle pour s'occuper des affaires publiques. Je le vois écrivant de Hambourg de nombreux mémoires soit à divers personnages influens de cette époque, soit aux autorités dont il ignore quelquefois même le nom, pour transmettre un avis sur les questions générales qui excitent sa sollicitude. Parmi tous ces mémoires inédits, je n'en citerai qu'un qui me paraît très honorable pour l'homme qui l'a écrit. Il vient d'apprendre dans son exil la victoire remportée à Quiberon sur une expédition royaliste : il ignore encore l'affreux usage que Tallien va faire de cette victoire au mépris d'une capitulation; mais il redoute un massacre, et, quoiqu'il ne jouisse d'aucune influence, sa conscience le pousse à écrire au comité de salut public le mémoire suivant, que je crois devoir reproduire en grande partie.
 
«De ma retraite, près de Hambourg, ce 5 août I795.
 
AU COMITÉ DE SALUT PUBLIC.
 
« Citoyens dont le comité est composé en ce moment, souffrez encore une fois qu'un citoyen proscrit injustement de son pays, qu'il n'a pas cessé de servir, s'adresse à vous directement, non pour plaider ses intérêts, mais pour vous parler un moment de ceux qu'il croit être les vôtres, unis à ceux de la nation.
 
«Je m'en souviens : dans ma jeunesse, il naquit un premier enfant du dauphin, père de Louis XVI; ou me fit sortir du collège pour voir les réjouissances. La nuit, courant les illuminations, je fus frappé d'un transparent posé sur le haut d'une prison, avec ces mots très énergiques : ''Usque in tenebris''! Ils me saisirent si vivement, qu'il me semble les lire encore. ''La joie publique avait passé jusque dans l'horreur des cachots''. Ce que le transparent disait (la naissance du fils d'un prince étant la joie de ce temps-là), moi je le dis aujourd'hui pour un sujet plus important; la joie du superbe triomphe de nos soldats à Quiberon a passé dans mon cœur au fond d'un grenier d'Allemagne, où je gémis depuis deux ans, caché sous un nom inconnu, des injustices de toute espère dont on m'abreuve en mon pays. ''Usque in tenebris'' est l'épigraphe de ma situation.
 
« C'est sur les suites de cette victoire de Quiberon, décisive pour la paix que nous désirons tous, que je vais vous soumettre les réflexions d'un citoyen ''in tenebris''.
 
« Si, vainqueurs généreux, vous n'abusez pas de votre triomphe pour en faire une boucherie, vous allez conquérir l’estime de tous les partis. C'était dans les revers que les Romains restaient ennemis implacables; ils étaient grands et généreux sitôt qu'ils avaient des succès. Cette conduite également noble et ferme leur a valu l'empire du monde. La vengeance la plus complète et la plus fructueuse de toutes est de traiter les Français vaincus et soumis avec une générosité qui vous soumettra tous les autres.
 
« Permettez-moi de vous citer un exemple du grand effet de la conduite que j'indique ; la ressemblance des laits est frappante.
 
« Pendant la guerre de l'Amérique insurgée contre l'Angleterre oppressive, une armée entière d'Anglais et d'Américains loyalistes (c'étaient bien là leurs émigrés descendit du Haut-Canada par le lac Champlain) et les fleuves, sous les ordres, si je m'en souviens bien, du général Burgoyne. Arrivée jusqu'au cœur de la nouvelle république, cette armée fut enveloppée dans les plaines de Saratoga, et forcée de mettre bas les armes et de se rendre à discrétion. Le congrès général, aussi prudent que généreux, sentit qu'une paix honorable et la base du gouvernement qu'il formait allaient dépendre, aux yeux de sa nation, de l'usage qu'il ferait de cette victoire éclatante. Il offrit le pardon à tous ceux qu'il avait soumis, des terres à cultiver à tous les Anglais et Hessois qui désireraient s'établir dans le pays qu'ils avaient voulu subjuguer. Washington consulté, qui donna ce noble conseil, consolida sa grande réputation, que rien depuis n'a pu détruire. Le gouvernement d'Angleterre sentit qu'un peuple qui usait aussi noblement du triomphe était désormais invincible, car sa conduite généreuse, en lui conquérant tous les cœurs, soumettait toutes les opinions.
 
« O français! vous qui gouvernez des Français plus divisés entre eux que n'étaient les Américains, vous qui avez, comme membres d'une assemblée agitée, à ramener une foule de cœurs aigris par les horribles cruautés de ceux auxquels vous avez succédé sans avoir été leurs complices, je ne doute pas que vous n'ayez senti aussi vivement que moi-même de quel prix est l'événement que la fortune vous présente. ''Pardonnez à vos prisonniers''! Quelque sort que vous leur fassiez, ils n'ont plus le droit de s'en plaindre. Vous les avez vaincus les armes à la main, mais sachez aujourd'hui, si par hasard vous l'ignorez, qu'il n'y a pas un seul Français, parmi ces émigrés vaincus, qui rougisse de l'avoir été par des Français, qu'il n'y en a pas un qui ne soit plus que vous l'ennemi prononcé de ces Anglais qui les emploient. Sachez que c'est au besoin seul de subsister et de ne pas mourir de faim qu'ils ont cédé pour se soumettre à ces arrogans insulaires; sachez surtout que le ministre Pitt est perdu radicalement si vous adoptez cette idée, qu'on ne lui pardonnera pas le tâtonnement de sa conduite, la fausseté de ses mesures, la nullité de ses succès, et qu'un cri général applaudissant à votre humanité, vous aurez plus fait contre lui, et pour vous et pour votre gloire, pour assurer votre stabilité et la confiance universelle, oui, vous aurez plus fait ''par ce seul acte généreux'' que par tous les exploits presque incompréhensibles par lesquels nos armées ont étonné toute l'Europe! C'est vous seuls qui ferez la paix, la prescrirez, la dicterez même aux Anglais, dont une grande partie déleste les mesures prises par leur gouvernement pour vous troubler dans la forme libre du vôtre. Et, citoyens (j'ai déjà pris la liberté de vous l'écrire), si vous étiez bien reconnus, dans un honorable traité, par ces Anglais (que la seule vanité arrête), comme ''peuple libre et souverain'', pesez ce mot, ô citoyens! vous députés! vous convention! vous seriez parvenus au faite de la gloire, car l'Europe entière suivrait sans hésiter ce grand exemple, et c'est alors que vous auriez acquis, conquis le droit si beau de délibérer sagement, - si le gouvernement d'un seul, le plus fort, le plus net et le plus rapide de tous dans l'exécution des projets mûris profondément par les assemblées législatives, convient mieux à un grand pays que toute autre répartition de ce pouvoir si orageux... PIERRE-AUGUSTIN CARON BEAUMARCHAIS,
 
« Commissionné, proscrit, errant, persécuté, mais nullement traître ni émigré. »
 
A l'époque où Beaumarchais écrivait cette lettre, le gouvernement de la convention n'avait plus que deux mois à vivre. Il fut bientôt remplacé par celui du directoire et des deux conseils. Les ardentes sollicitations de la femme et des amis du proscrit parvinrent enfin à le faire rayer de la liste des émigrés, et, après trois ans d'absence, l'auteur du ''Mariage de Figaro'' put rentrer dans son pays.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small> (1) Hubert Lindet ne veut pas avouer ici que c’est sur un arrêté du comité de sûreté générale que le département de Paris replaça de nouveau sur la liste des émigrés Beaumarchais, agent du comité de salut public; mais le conflit des autorités ressort suffisamment de sa lettre.</small><br />
<small> (2) Nous expliquerons plus loin comment se termina l'opération imposée à Beaumarchais. </small><br />
<small> (3) Il reçut bientôt après des fonds d'un correspondant d'Amérique.</small><br />
<small>(4) Beaumarchais avait constitué à sa sœur Julie une pension de 4,000 francs, dont le paiement en espèces était alors forcément remplacé par des assignats. </small><br />
 
 
<center>III – Beaumarchais après son retour en France</center>
 
Revenu à Paris le 5 juillet 1796, Beaumarchais se trouvait en présence d'une grande fortune abîmée non seulement par la crise générale qui en avait détruit tant d'autres, mais encore par l'effet de six scellés successifs, de la confiscation de tous ses revenus, de l'enlèvement en masse de tous ses papiers, de la disparition de toutes ses créances. Sa belle maison était dégradée, ses jardins étaient bouleversés. En même temps que ses débiteurs s'étaient débarrassés de leurs dettes en les payant au fisc en assignats, de nombreux créanciers l'attendaient pour le prendre à la gorge. Il avait des comptes à rendre et à demander à l'état, qui, après avoir séquestré sa fortune, tenait encore dans ses mains 745,000 fr. déposés par lui. Il s'occupa d'abord de marier sa fille unique « avec un bon jeune homme, dit-il dans une lettre déjà publiée par Gudin, qui s'obstinait à la vouloir quand on croyait que je n'avais plus rien; elle, sa mère et moi, ajoute-t-il, avons cru devoir récompenser ce généreux attachement. Cinq jours après mon arrivée, je lui ai fait ce beau présent (1). »
 
Une fois le bonheur de sa fille assuré, l'auteur du ''Mariage de Figaro'' eut à régler ses comptes avec le gouvernement, et à remédier de son mieux aux ravages que quatre ans de procès ou de proscription avaient faits dans sa fortune.
 
On n'a pas oublié sa situation vis-à-vis de l'état quant à cette désastreuse affaire des fusils. Il avait reçu des avances en assignats ; il avait déposé des valeurs en nantissement de ces avances; tous ses revenus avaient été confisqués pendant près de quatre ans ; il avait été obligé de dépenser des sommes considérables pour empêcher les Anglais de s'emparer des fusils déposés à Tervère, et, après avoir préservé ces armes pendant quatre ans, il s'était vu contraint de les laisser enlever de force et d'accepter le prix arbitraire auquel le gouvernement anglais avait jugé à propos de les estimer. - Il s'agissait donc d'établir une compensation entre les avances en assignats reçues par lui et le prix de vente des fusils également touché par lui d'une part, et de l'autre les valeurs qu'il avait déposées en nantissement, ses revenus et ses créances indûment confisqués, les sommes diverses dépensées pour la préservation de ces armes par ordre du comité de salut public; il s'agissait de le constituer soit créancier, soit débiteur de la république, suivant le résultat de cette compensation.
 
En général, les gouvernemens n'aiment guère à restituer de l'argent, et cette répugnance, en quelque sorte normale, devait être encore augmentée ici par le résultat de toute l'affaire, puisqu'en fin de compte la république avait fait des avances contre nantissement à la vérité, mais n'avait pas reçu de fusils. D'un autre côté, ce n'était pas la faute de Beaumarchais si, au milieu du désordre des temps, après n'avoir prêté aucun concours à ses opérations, on avait encore très injustement confisqué tous ses revenus et poursuivi, au profit de l'état, le recouvrement de toutes ses créances. Un premier examen de ce difficile règlement de comptes entre Beaumarchais et l'état dura près de deux ans. Enfin, le 4 pluviôse an VI (janvier 1798), une commission nommée par le directoire et composée des citoyens Golbéry, Deladreux et Sénovert, à la suite d'un rapport très bien motivé, mais très long, et que par conséquent nous ne reproduirons pas, après avoir balancé avec soin les créances de Beaumarchais sur la république et celles de la république sur Beaumarchais, déclara que l'état restait débiteur envers ce dernier d'une somme de 997,875 fr., y compris bien entendu les 745,000 fr. de contrats déposés en nantissement par lui au début de l'opération.
 
L'auteur du ''Mariage de Figaro'' réclamait une somme plus forte, mais c'était déjà une belle victoire que d'obtenir d'un gouvernement peu scrupuleux une restitution si considérable, cette somme allait le mettre à même de satisfaire ses créanciers les plus impérieux et de trouver un peu de tranquillité à la fin de sa vie, lorsque, par une fatalité qui fit le désespoir de ses derniers jours, le directoire crut devoir nommer une nouvelle commission, qui détruisit le travail de la première. Refusant de tenir compte à Beaumarchais de tout ce que le gouvernement lui avait pris à l'époque où, sans aucun motif raisonnable, on l'avait inscrit sur la liste des émigrés, et des dépenses occasionnées pour la préservation des fusils à Tervère, cette nouvelle commission le fit brusquement repasser de l'état de créancier de 997,875 fr. à l'état de débiteur de 500,000 fr. C'est à lutter auprès de toutes les autorités contre la décision de cette dernière commission que se consuma la vieillesse de Beaumarchais (2). Tandis que, par suite de cette décision inique, le gouvernement s'unissait à ses véritables créanciers pour le tourmenter, ceux-ci ne lui laissaient pas un instant de repos : il se voyait en proie aux assignations, aux saisies mobilières et immobilières, aux procureurs et aux huissiers, en un mot à toutes les horreurs d'une fortune en déconfiture. Il occupait un palais superbe qu'il ne pouvait ni vendre ni louer; au milieu des besoins les plus urgens, il avait de la peine à trouver de quoi payer l'impôt des deux cents fenêtres et des quatre portes en grilles qui décoraient ce palais. Une lettre inédite au ministre des finances Ramel, écrite avant même que la nouvelle commission eût porté son désespoir au comble, donnera une idée de cette situation.
 
« Paris, ce 30 germinal an VI.
 
« Citoyen ministre,
 
« Je vous jure que mon état devient intolérable. J'aurais réglé le monde entier avec tout ce que j'ai écrit pour cette détestable affaire, qui use ma raison et flétrit ma vieillesse. Voir des oppositions sur moi quand je suis patient créancier! Toujours languir, toujours attendre, sans jamais rien voir arriver! Courir, frapper partout, et ne pouvoir rien terminer, c'est le supplice d'un esclave, d'un sujet de l'ancien régime, et non la vie d'un citoyen français.
 
« Souffrez que j'envoie un grabat dans un grenier de votre hôtel. On vous dira tous les jours : ''Il est là''. Vous concevrez alors qu'un homme désolé, jeté depuis six ans hors de sa place et ruiné, est excusable de désirer qu'on daigne s'occuper de lui.
 
CARON-BEAUMARCHAIS. »
 
Le sentiment de ses chagrins particuliers s'associe toujours, chez Beaumarchais, à des réflexions générales. C'est ainsi qu'il écrira, vers cette même époque, le 10 prairial an VI, à un haut fonctionnaire :
 
« J'ai reçu avant-hier, citoyen obligeant, un peu de consolation en votre nom par le citoyen Meunier-Dubreuil, quoique, le mot qu'il m'annonçait du secrétariat du ministre, relativement aux contributions, oppositions, contradictions, et autres mots en ''ons'' dont mon mal présent se compose, ne soit pas encore arrivé. J'ai lu, non sans quelque plaisir, le motif qui vous fait préférer son dîner amical au mien; il m'offre un couvert près de vous à sa table, et moi j'ai répondu : ''Oui-da''! si mon grand débiteur et tous mes tristes créanciers m'ont laissé le pavé des rues libre, ce qui devient fort incertain.
 
« La plus belle fortune d'un travailleur français en tout genre s'est fondue dans la masse des brigandages, sans qu'il en soit resté un écu de profit pour la république française, et je me dis souvent : Toute l'Europe est souffrante et très pauvre; où diable est donc allée la fortune de l'Europe? La réponse que je me fais est qu'elle n'est allée nulle part. Elle consistait en circulations de tous genres. Les travaux partout ont cessé; notre jeunesse, qui se détruit en détruisant celle de nos ennemis, dévore sans profit la subsistance du peu de travailleurs qui restent. ''Abyssus abyssum'', etc.
 
« Bonjour, ''monsieur'', si ce mot ne vous offense point. Nous sommes devenus un peu bégueules sur les titres; mais tous ceux qui se rendent et circulent au pair n'altèrent point la sainte égalité. Le ''monseigneur'', qui ne se rendait pas, si ce n'est entre les évêques, sur le principe reconnu : ''Inter sese fricant asini'', a mérité sa proscription; mais si vous êtes tous mes ''sieurs'' et moi votre sieur à vous tous, qui peut donc en être blessé? ''Citoyen'', qui vient de ''cité'', se rapportait à une ville. De Rome provenait le citoyen romain, d'Athènes, d'Argos ou de Corinthe venaient les ''citoyens'' appartenant à ces ''cités''; mais nous, qui nous piquons d'être grands créateurs, nous nous intitulons ''citoyens de la France''. N'est-elle pas une ''cité''? C'est comme nous avons nommé ''patriotes'' mille gens sans ''propriétés'', quoique le mot ''patrie'' dérive des patrimoines qu'on y possède. Les gens qui ne possèdent rien roulent indifféremment partout ce titre sacré, qu'ils traînent et avilissent. Voilà ce qui me fait approuver qu'on récompense en terres nos guerriers, qui sans cela seront des hordes, et moi, je m'aperçois que je suis un bavard; c'est là le défaut de mon âge. Salut et gratitude.
 
CARON-BEAUMARCHAIS. »
 
Dans cette correspondance de sa vieillesse, Beaumarchais ne semble pas toujours animé d'un enthousiasme très vif pour les institutions républicaines. Cependant quelques lettres intimes annonceraient chez lui un certain goût pour le régime nouveau, si ce penchant n'était trop souvent contrarié par les fourberies et les violences des partis les uns à l'égard des autres. Il a assisté, par exemple, à un dîner de patriotes dont l'assemblage est un peu bizarre, et il rend compte de ses impressions à un de ses amis par la lettre suivante, en date du 24 germinal an V :
 
« Je fis hier, mon Charles, un dîner dont le souvenir marquera longtemps dans ma mémoire par le choix précieux des convives que notre ami Dumas (le général Matthieu Dumas) avait rassemblés chez son frère. Jadis, quand je dînais chez les grands de l'état, j'étais toujours choqué du ramassis de gens de tous les caractères que la seule naissance faisait admettre. Des sots de qualité, des imbéciles en place, des hommes vains de leurs richesses, de jeunes impudens, des coquettes, etc. Si ce n'était pas l'arche du bon Noé, c'était au moins la cour du roi Pétaut; mais hier, sur vingt-quatre personnes attablées, il n'y en avait pas une qu'un grand mérite personnel n'eût mise au poste qu'elle occupe. C'était, si je puis dire ainsi, un excellent ''extrait'' de la république française, et moi, silencieux, je les regardais tous en appliquant à chacun d'eux le grand mérite qui les distingue. Voici leurs noms.
 
« Le général Moreau, vainqueur à Biberach, elc, et qui a fait la superbe retraite qu'on sait.
 
« Le ministre de l'intérieur Bénezech, que la voix publique appelle au directoire.
 
« Boissy d'Anglas, dont quarante-deux départemens se sont disputé l'honneur de la réélection, et qui vient d'être encore réélu.
 
« Petiot, ministre de la guerre, que tous les militaires honorent.
 
« Lebrun, l'un des hommes les plus forts du conseil des anciens.
 
« Siméon, très grand jurisconsulte du conseil des cinq-cents.
 
« Tronçon du Coudray, du conseil des anciens, l'un des plus éloquens appuis qu'aient les infortunés.
 
« Dumas de Saint-Fulcran, chez lequel nous dînions, l'un des chefs les plus estimés des subsistances militaires.
 
« Lomérer, du conseil des anciens, l'un des soutiens de la constitution contre les anarchistes.
 
« Le général Sauviac, grand homme de guerre, et qui a fait l'éloge de Vauban.
 
« Pastoret, défenseur éloquent, courageux des principes au conseil des cinq-cents.
 
« Le ministre de la police générale, Cochon, l'un des hommes puissans qui savent le mieux faire tourner à l'avantage de la nation un ministère difficile.
 
« Vaublanc, du conseil des cinq-cents, le défenseur des colonies contre tous les usurpateurs.
 
« Le jeune Kellermann, qui, blessé, nous apporte vingt-cinq drapeaux de la part de Bonaparte.
 
« Le général Menon, qui s'est acquis une gloire immortelle en refusant de faire tirer sur les citoyens en vendémiaire.
 
« Le général Dumas, du conseil des anciens; ce nom n'a plus besoin d'étages.
 
« Lehoc, qui a été chargé de nos affaires en Suède.
 
« Zac-Matthieu, soutien de la constitution, comme tous ses amis du conseil des anciens.
 
« Portalis, du conseil des anciens, dont la mâle éloquence a renversé cent fois les noires entreprises des ennemis de l'intérieur, et dont on attend après-demain un rapport contre la calomnie, et les abus inséparables de la presse en sa liberté.
 
« Matthieu, commissaire général de l'année du général Moreau.
 
« Baudeau, général de brigade, aide de camp du général Moreau.
 
« Loyel, son second aide de camp.
 
« Ramel, colonel des grenadiers qui gardent le corps législatif.
 
« Et pour dernier et plus minime convive, votre ami, moi, l'observateur qui jouissais dans la plénitude de l'âme.
 
« Le dîner a été instructif, point bruyant, très aimable et enfin tel que je ne me souviens pas d'en avoir fait encore. Si vous aimez que votre ami voie bonne compagnie, celle-ci était excellente. Bonjour.
 
« CARON-BEAUMARCHAIS. »
 
C'est en avril 1797 que Beaumarchais figurait à ce dîner dont il nomme les convives assez singulièrement amalgamés un ''extrait'' de la république; quatre mois après, le 18 fructidor, un coup d'état proscrivait la moitié à peu près de ces vingt-quatre convives. « Les députés du peuple, dit Gudin, étaient enlevés de leurs sièges sacrés, enfermés dans des cages ambulantes comme des bêtes féroces, entassés dans des vaisseaux et transportés à la Guyane. » Ce coup d'état républicain refroidit naturellement beaucoup le zèle républicain de Beaumarchais. « Il ne reconnaissait plus, ajoute Gudin, ni les hommes ni les affaires; il ne comprenait plus rien aux formes et aux moyens employés dans ces temps dénués de règles et de principes. Il invoquait la raison, qui l'avait fait triompher tant de fois; la raison était étrangère, elle était, si on ose le dire, une espèce d'émigrée dont le nom rendait suspect celui qui l'invoquait. »
 
Au milieu de ce tourbillon d'illégalités et de fraudes, il fallait que l'auteur du ''Mariage de Figaro'', devenu sourd, dit-il quelque part, comme ''une urne sépulcrale'', harcelé de créanciers, poursuivant des débiteurs insolvables et surtout son grand débiteur l'état, qui ne voulait pas le payer, recommençât sur nouveaux frais, à soixante-cinq ans, tout le travail de sa vie. Il semblerait qu'une situation aussi désastreuse eût dû suffire pour l'absorber tout entier; il n'en est rien cependant. Sous le poids des chagrins qui l'assiègent, on le voit secouant ses préoccupations personnelles pour s'inquiéter avec une ardeur infatigable de toutes les questions d'intérêt public, de mille affaires littéraires ou autres, de mille incidens qui lui sont étrangers. Tantôt il signalera avec indignation, dans les journaux du temps, l'incroyable négligence qui permet que le corps de Turenne, soustrait au vandalisme de la terreur, reste oublié et exposé parmi des squelettes d'animaux au Jardin des Plantes, et il provoquera l'arrêté du directoire qui, cinq mois après sa lettre, mit fin à ce scandale; tantôt il écrira soit au gouvernement, soit aux députés qui, comme Baudin des Ardennes, représentent ses idées de modération et de légalité, des mémoires ou des lettres sur toutes les questions qui sont à l'ordre du jour. Il causera de littérature et de théâtre avec l'aimable Collin d'Harleville, ou bien il plaidera auprès des ministres pour les droits des auteurs dramatiques contre les acteurs, et tout à côté il écrira une lettre charmante en faveur d'une actrice malheureuse, Mme Vestris. Il s'occupera en même temps de la reprise de son drame de ''la Mère coupable'', il jouira avec délices de ses derniers succès de théâtre, et pour activer le zèle des comédiens français, il leur adressera cette épître inédite assez plaisante et qui est tout à fait dans son genre d'esprit :
 
« Ce 14 germinal an V.
 
« Mes chers concitoyens, vous qui représentez tant de belles choses et si bien, vous en avez une médiocre sur le chantier de vos études, du faible estoc de votre serviteur.
 
«Sur cette médiocrité, vous l'avez vu, je n'ai montré nul indiscret empressement pour que ''ma mère'' obtint la préférence; mais de ce que vous avez paru en aimer quelque temps la jouissance exclusive, depuis six mois je la refuse à des galans qui la demandent : d'où il résulte, que ''ma mère'' ne se sent épouser par personne, ce qui déplaît profondément aux femmes.
 
« Mes bons amis, si l'épousaille traîne autant que les fiançailles, vous m'exposez à la ''désobligeance'' de continuer à refuser, sans motif apparent, ''ma mère'' à ceux qui voudraient en tâter; car, ne pouvant leur opposer qu'un hymen équivoque et sans publicité pour eux, comme sans effet pour ''ma mère'', personne n'est content de moi.
 
« Si, dans vos amours clandestins, quelque défaut vous avait lassés d'elle, au moins prononcez le divorce! Et veuve, hélas! sans avoir eu d'époux, dédaignée des plus beaux amans, je la laisserai consoler par quelques amans secondaires, car ''ma mère'' me dit ingénuement que, devenant presque aussi vieille que son fils, elle n'a pas de temps à perdre si je veux qu'on la claque encore. Et moi, noble enfant que je suis, je veux, mes chers amis, tout ce qui peut plaire à ma mère. Salut.
 
BEAUMARCHAIS. »
 
Une imagination aussi ardente que celle de Beaumarchais ne pouvait rester étrangère à l'enthousiasme universel qu’inspirait alors le jeune conquérant de l'Italie. Après avoir poursuivi le général Bonaparte de sa prose et de ses vers jusqu'au-delà des Alpes, lorsque ce dernier vint à Paris en décembre 1796, l'auteur du ''Mariage de Figaro'' adressa à ce sujet au ministre Talleyrand, son ami, une lettre qui contient de bien mauvais vers, mais qui est assez curieuse en ce qu'elle prouve que, même à cette époque, il y avait encore des gens en France qui estropiaient ce grand nom de Bonaparte, comme l'avait estropié à ''Moniteur'' en l'imprimant, après vendémiaire, pour la première fois (3) :
 
« Ce 24 frimaire an VI.
 
« Citoyen ministre,
 
« Lorsque ''Bonaparté'' signa les préliminaires de la paix, je fis glisser dans les journaux français qui franchissaient les Alpes ces quatre médians petits vers, dont tout le mérite était dans l'intention, qu'il a très noblement saisie et même devancée :
 
::Jeune ''Bonaparté'', de victoire en victoire
::Tu nous donnes la paix, et nos cœurs sont émus;
::Mais veux-tu conquérir tous les genres de gloire?
::Pense à nos prisonniers d'Olmutz (4).
 
« Aujourd'hui qu'il se moque de nous en se cachant le plus qu'il peut, je vous prie de lui en montrer ce mécontentement de ma part :
 
BOUTADE D'UN VIEILLARD QUI A DE L’HUMEUR DE NE L’AVOIR PAS VU
 
::Comme Français, je cherche une façon nouvelle
::De rendre un juste hommage an grand Bonaparte.
::Si j'étais né dans Londre, ah ! je vomirais comme elle
::Que le diable l'eût emporté!
 
« Vous savez que je suis le premier poète de Paris en entrant par la porte. Antoine; mais je signe pour vous,
 
« BEAUMARCHAIS. »
 
Trois mois plus tard, le général Matthieu Dumas, beau-frère du gendre de Beaumarchais, ayant fait faire à ce dernier la connaissance du général Desaix, l'auteur du ''Mariage de Figaro'' en profita pour écrire par lui directement au général Bonaparte une lettre dont je n'ai pas retrouvé le brouillon dans ses papiers, mais qui lui valut ce billet inédit, où l'on peut déjà reconnaître, sous la familiarité républicaine, la concision impériale, ce que les anciens nommaient ''imperatoria brevitas''.
 
« Paris, le 11 germinal an VI (mars 1798).
 
« Le général Desaix m'a remis, citoyen, votre aimable lettre du 25 ventôse. Je vous en remercie. Je saisirai avec plaisir toutes les circonstances qui se présenteront de faire la connaissance de l'auteur de ''la Mère coupable''.
 
« Je vous salue. BONAPARTE. »
 
Ainsi, pour le général Bonaparte, Beaumarchais est avant tout l'auteur de ''la Mère coupable''. Serait-ce là l'indice d'une préférence littéraire pour ce drame ou d'une certaine répugnance politique pour ''le Mariage de Figaro'' ou tout simplement le résultat de ce fait que le drame de ''la Mère coupable'' avait été remis récemment au théâtre? C'est une question qu'il nous parait difficile de résoudre (5).
 
Toutes les lettres de la vieillesse de Beaumarchais ne sont pas également intéressantes sous le rapport du sentiment qui les a dictées. Il en est deux surtout qui firent scandale lorsqu'elles furent publiées par lui dans le ''Journal de Paris'', et que le ''philosophe''²Gudin n'a pas manqué de reproduire pieusement : ce sont celles où, critiqué au sujet de la publication des ''Œuvres de Voltaire'', l'auteur du ''Mariage de Figaro'', qui jusque-là n'avait jamais attaqué directement la religion chrétienne (6), se laisse aller, sous l'influence d'un mouvement d'humeur, à une polémique indécente et vulgaire sur Jésus-Christ. Beaumarchais, disciple de Voltaire, tombait ici comme lui dans cette grossière erreur, si commune d'ailleurs au XVIIIe siècle, qui consiste à confondre la franchise avec l'effronterie, et à se croire autorisé et même obligé, parce qu'on n'a pas de religion, à blesser ceux qui en ont dans leurs sentimens les plus chers. Propager l'incrédulité avec l'ardeur que l'on mettrait à propager une croyance est un procédé qui, même en se plaçant au point de vue du scepticisme, ressemble, qu'on me passe cette comparaison, au procédé d'un homme qui, pour ne pas croire en général à la vertu des femmes, s'imaginerait qu'il a le droit de démontrer à chaque fils que sa mère est indigne de son respect. Il y a là une obligation de réserve que tous les peuples non corrompus comprennent d'eux-mêmes. C'est ainsi qu'on voit les Arabes s'incliner devant la manifestation d'une croyance religieuse qu'ils ne partagent pas. Les sceptiques de nos jours ont au moins cet avantage sur ceux du XVIIIe siècle, qu'ils sentent au fond de leur conscience une voix qui leur dit que, toutes qualités égales d'ailleurs, celui qui croit sincèrement, qui pratique sa religion sans amertume et sans haine contre son prochain, vaut mieux que celui qui ne croit pas, et doit être, sinon envié, au moins respecté dans sa foi.
 
Nous avons déjà vu Beaumarchais lui-même, en demandant très sérieusement et très convenablement des messes pour sa femme, sa fille, sa sœur et les fidèles de son quartier, donner l'exemple de ce genre de respect que le scepticisme doit à la religion. On ne peut donc s'expliquer cet écart de sa vieillesse qu'en l'attribuant à un accès d'irritation. Désapprouvé par Mme de Beaumarchais, l'auteur du ''Mariage de Figaro'' n'eût sans doute jamais écrit ces deux lettres malencontreuses, si sa soeur Julie, qui était très pieuse, et qui avait une certaine influence sur lui, ne fut morte un an auparavant (7). Le résultat de ces deux lettres sur ''Voltaire et Jésus-Christ'', publiées en avril 1789, constate d'ailleurs un progrès déjà notable dans l'esprit du temps. On sent que le XVIIIE siècle s'en va, et qu'on est à la veille du grand succès du ''Génie du Christianisme''. Parmi les voltairiens qui applaudissaient ces lettres, quelques-uns refusèrent de les insérer dans leurs journaux. Un homme très grave, un économiste célèbre, un ancien membre de la première constituante, Dupont de Nemours, depuis conseiller d'état sous la restauration et membre de l'Institut, qui rédigeait en 1799 le journal ''l'Historien'', écrit à ce sujet à Beaumarchais cette lettre inédite où l'on voit le préjugé anti-religieux, aussi ardent chez lui que chez l'auteur du ''Mariage de Figaro'', contraint pourtant de subir l'influence de la réaction religieuse.
 
« 15 germinal an VII (avril 1799).
 
« J'ai lu avec beaucoup de plaisir, mon cher philosophe, votre petit article sur ''Voltaire'' et sur ''Jésus-Christ''. Il est, comme tout ce que vous faites, fortement pensé et énergiquement écrit : mais mes lecteurs ne sont pas encore, à cette hauteur-là, il faut les y amener par degrés, et se tenir pour content s'ils y arrivent l'année prochaine.
 
« Les persécutions jacobiniques ont reculé la Lumière. Leur intolérance a refait des chrétiens de gens qui n'étaient pas mûmes déistes. Telle est la révolte de la liberté contre toute tyrannie.
 
« Tu ne veux pas que je croie à ce qui est absurde, et tu me menaces pour cela de cachot ou de la guillotine : eh bien ! je veux dire que je le crois. » Et après l'avoir répété quelquefois par courage, beaucoup de gens se remettent à le croire un peu par habitude.
 
« Ces demi-chrétiens sont d'ailleurs utiles et respectables, en ce qu'ils sont ennemis de nos bourreaux et alliés naturels de la liberté, de la sûreté, de la propriété.
 
« Il convient donc que nous les ménagions sur des préjugés qui ne peuvent être durables, et qui cesseront avec la persécution qui les réveille.
 
« Je vous embrasse bien tendrement, vous remercie de même de l'intérêt que vous avez la bonté de prendre à ''l’Historien'', et réclame pour lui votre secours en bornant votre zèle aux octaves moyennes. On nous croit hardis, nous n'allons pas à moitié du clavier, mais cela viendra.
 
«''Vale et me ama''. DUPONT DE NEMOURS. »
 
Il nous semble que cette lettre de Dupont de Nemours donne bien une idée de la température religieuse et morale en 1799. Voici un autre journaliste, - Corancez, - qui accepte, quant à lui, l'article sur ''Voltaire et Jésus-Christ'', mais on reconnaît en même temps qu'il fait en cela un acte de hardiesse :
 
« 15 germinal an VII.
 
« J'insérerai votre lettre sur le dernier mot de Voltaire, citoyen, parce que je la crois bonne, parce que c'est vous qui racontez, et enfin parce que je ne suis point hypocrite. Je n'accuse personne, mais le refus serait, selon moi, ou un acte de catholicisme ou une hypocrisie (8). CORANCEZ.»
 
Pour compléter ce tableau de l'état des esprits en 1799 sur la question religieuse, il faut joindre à ce qui précède un passage sur le même sujet d'une lettre inédite de La Harpe récemment converti, lettre écrite en décembre 1799 à Mme de Beaumarchais, six mois après la mort de son mari, et dont nous avons déjà cité un fragment au début de ce travail :
 
«J'aurais voulu (écrit La Harpe) pouvoir lui rendre (à Beaumarchais) ce témoignage qui n'est pas le moins honorable, - qu'il avait été du nombre des hommes de talent qui n'ont jamais attaqué la religion; je le lui aurais rendu d'autant plus volontiers, que je regrette plus de ne pouvoir me le rendre à moi-même; je suis privé de ce plaisir par la malheureuse lettre (9) qu'il écrivit environ quinze jours, ce me semble, avant cette mort si prompte et si imprévue qui vous l'a enlevé. Cette lettre et les circonstances où elle fut écrite m'ont affligé, et je vous connais un assez bon esprit pour croire que vous ne l'avez pas approuvée. Je suis sûr au moins que vous ne trouverez pas mauvais que je ne l'approuve pas. Cet écart, chez un homme d'ailleurs si éclairé, est une suite de la contagion révolutionnaire, et je n'ai pas le droit d'être sévère sur ce genre d'erreurs. »
 
Ce ton de modestie et de charité, qui parait ici très sincère, est assez rare chez La Harpe pour qu'on se plaise à le signaler. Le célèbre critique nous dicte lui-même avec une justesse parfaite la plus équitable appréciation qu'on puisse faire de cette erreur de Beaumarchais, dont l'esprit a dû être d'ailleurs aigri quelquefois ou troublé par les tracas et les chagrins qui tourmentaient les derniers jours de sa vie.
 
Pour ne pas laisser le lecteur sur une impression défavorable, il faut montrer le même homme qui écrivait cette lettre inconvenante sur ''Jésus-Christ'' adressant vers la même époque à un vieux pécheur, à Morande, les lignes suivantes, écrites dans l'abandon de l'intimité, dont la bonne foi par conséquent ne saurait être suspecte, et qui annoncent que, si chez lui le sentiment religieux n'est pas complet, il est peut-être moins éteint que chez plusieurs autres personnages fameux du XVIIIe siècle :
 
«Je n'aime pas, écrit Beaumarchais, que dans vos réflexions philosophiques vous regardiez la dissolution du corps comme l'avenir qui nous est exclusivement destiné : ce corps-là n'est pas ''nous'', il doit périr sans doute, mais l'ouvrier d'un si bel assemblage aurait fait un ouvrage indigne de sa puissance, s'il ne réservait rien à cette grande faculté à qui il a permis de s'élever jusqu'à sa connaissance. Mon frère, mon ami, mon Gudin s'entretient souvent avec moi de cet avenir incertain, et notre conclusion est toujours : Méritons au moins qu'il soit bon; s'il nous est dévolu, nous aurons fait un excellent calcul; si nous devons être trompés dans une vue si consolante, le retour sur nous-mêmes, en nous y préparant par une vie irréprochable, a infiniment de douceur. »
 
A côté de cela, on aime à voir l'auteur du ''Mariage de Figaro'' accusé en 1798 par son ami Talleyrand, alors ministre des affaires étrangères, d'être ''dupe'' de tout le monde et acceptant très bien ce reproche :
 
« Je souriais, écrit-il, avant-hier au soir du magnifique éloge que vous faisiez de moi en attestant que je suis dupe de tout le monde. Être ''dupé'' par tous ceux qu'on a obligés, - du sceptre jusqu'à la houlette, - c'est être victime et non dupe. Au prix d'avoir conservé tout ce que l'ingrate bassesse m'a ravi, je ne voudrais pas une seule fois m'être comporté autrement. Voilà ma profession de foi. Ce que je perds me touche faiblement : ce qui touche la gloire ou le bonheur de ma patrie épuise toutes mes sensibilités. Quand nous commettons une faute, j'en ai une colère d'enfant, et sans que je sois ''bon'' ni employé '' à rien'', je répare en projet chaque nuit nos sottises de la journée. Voilà ce en quoi mes amis prétendent que je suis une dupe, chacun dit-on, ici ne pensant qu'à lui seul. Quelle ''fichue'' patrie, si cela était vrai pour tous! mais je suis sûr et très sûr du contraire. Quand voulez-vous voir mon petit commerce de dupe (10)? Vous n'en serez pas mécontent; vous y trouverez à puiser pour le passé, le présent, l'avenir, - ''l'avenir'', seule chose qui existe pour nous! Pendant qu'on parle des deux autres, elles sont déjà bien loin, bien loin. Salut, impérissable attachement. BEAUMARCHAIS. »
 
Cette ardeur de sensibilité et de désintéressement patriotique devait être bien sincère, puisque Beaumarchais ne craignait pas de s'en prévaloir auprès d'un homme aussi retors que Talleyrand: à coup sûr, il ne pouvait pas avoir la prétention de le duper : c'était donc une nuance de son caractère qu'il entendait maintenir contre les railleries du rusé ministre. Et en effet rien n'est plus vrai que cette perpétuelle sollicitude de Beaumarchais pour ce qui ne le regarde pas. On ne saurait se faire une idée de la quantité de papier que, dans une vieillesse si tourmentée de soucis personnels, il barbouille tantôt pour les solliciteurs ou inventeurs (11) qui implorent son appui en lui supposant une influence qu'il n'a point, tantôt sur toutes les questions politiques, diplomatiques ou commerciales qui intéressent la France.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small>(1) Le bon jeune homme à qui Beaumarchais donnait en 1796 sa charmante fille était M. André-Toussaint Delarue, qui fut en 1789 aide de camp du général Lafayette, administrateur des droits-réunis sous l'empire, colonel de la 8e légion de la garde nationale sous la restauration et sous le gouvernement de juillet. En 1840, M. Delarue demanda, à cause de son âge, à se démettre de ses fonctions de colonel; le gouvernement, ne voulant pas se séparer d'un homme qui avait rendu de grands services dans des circonstances difficiles, lui fit accepter le grade de maréchal de camp dans la garde nationale, grade qu'il occupa jusqu'en février 1848, où à quatre-vingts ans il commandait une brigade. Ce gendre de Beaumarchais, au moment où nous écrivons, vît encore, entouré, dans sa florissante vieillesse, de l'affection respectueuse de tous ceux qui ont pu apprécier les nobles qualités de son esprit et de son caractère. De son mariage avec la fille unique de Beaumarchais, M. Delarue a en deux fils, dont l’aîné, après avoir été successivement page de l'empereur, officier d'ordonnance du roi Louis-Philippe, colonel du 2e régiment de lanciers, est actuellement général de brigade. Le second petit-fils de l'auteur du ''Mariage de Figaro'' occupe les fonctions de receveur particulier des finances, et enfin une petite-fille de Beaumarchais, mariée à un officier de l'empire, a donné le jour à une des personnes les plus aimables et les plus spirituelles de Paris, Mme Roulteaux-Dugage, dont le mari, ancien préfet sous le gouvernement de juillet, est aujourd'hui membre du corps législatif. </small><br />
<small>(2) Je n'ai pu savoir bien exactement ce que devint l'affaire après sa mort. Les documens que j'ai sous les yeux et le témoignage de sa famille me portent à penser qu'on prit un terme moyen entre la décision des deux commissions : on ne demanda rien aux héritiers de l'auteur du ''Mariage de Figaro'', mais on ne leur restitua rien, et ils restèrent spoliés de la somme de 997,875 fr. que les trois premiers commissaires avaient allouée à Beaumarchais. Quant à lui, même au milieu des chagrins dévorans que lui cause cette nouvelle commission, je le vois, toujours fidèle à son madère original, rédiger le titre du dossier contenant ses rapports avec elle sous cette forme plaisante : ''Mes rapports avec la f.....tale commission intermédiaire''. </small><br />
<small> (3) Il paraîtrait du reste que Beaumarchais défigure ici volontairement le nom de Bonaparte pour les besoins de l'hémistiche et de la rime, car nous venons de voir qu'il l'écrit plus haut correctement.</small><br />
<small> (4) Allusion à Lafayette qui fait honneur à la sensibilité de Beaumarchais.</small><br />
<small>(5) Je trouve dans les papiers de Beaumarchais un autre billet de Bonaparte, premier consul, adressé à la veuve de l'auteur du ''Mariage de Figaro'' après la mort de son mari, et en réponse à une pétition. Il est ainsi conçu : « Paris, 2 vendémiaire an IX. Madame, j'ai reçu votre lettre; je porterai dans votre affaire tout l'intérêt que mérite la mémoire d'un homme justement célèbre et que vous-même inspirez. - BONAPARTE. » Ceci nous amène à rectifier une des erreurs de détail assez nombreuses qui se rencontrent dans le ''Mémorial de Sainte-Hélène''. L'auteur de cet ouvrage fait dire au glorieux captif « qu'il avait constamment repoussé Beaumarchais en dépit de tout son esprit, ''lors de son consulat'', à cause de sa mauvaise réputation et de sa grande immoralité. » Outre que les deux billets que nous venons de citer sont loin d'indiquer une répulsion aussi marquée, l'empereur n'a pas pu dire qu'il avait repoussé Beaumarchais ''lors de son consulat'', attendu que ce dernier était mort avant le consulat, le 18 mai 1799, au moment où le général Bonaparte était encore en Egypte. </small><br />
<small> (6) C'est La Harpe lui-même qui fait cette remarque dans son chapitre du ''Cours de Littérature'' relatif à Beaumarchais.</small><br />
<small> (7) Nous aurions bien désiré laisser dans l’oubli quelques lettres de Beaumarchais d'un autre genre et non moins blâmables. Malheureusement ces lettres existent dans un dépôt public, et il en a déjà été parlé de manière à nous obliger d'en dire on mot pour atténuer un peu les conséquences qu’on en pourrait tirer. Il parait que le ''British Musoeum'' à Londres possède quelques billets très cyniques écrits par l'auteur du ''Mariage de Figaro'' dans sa vieillesse à une femme, et dont on nous a communiqué un résumé. Ces billets faisaient partie d'un paquet de lettres que la famille de Beaumarchais avait rachetées et croyait avoir entièrement détruites; mais, comme il arrive souvent en pareille circonstance, le vendeur de ces lettres en avait gardé quelques-unes, qui, en passant de main en main, ont fini par se trouver déposées comme des documens précieux au ''British Musœum''. Si cet établissement aime les autographes de Beaumarchais, on pourrait, en échange des billets orduriers et d'ailleurs très peu spirituels qu'il possède, lui en fournir de beaucoup plus intéressans et de beaucoup plus digues d'être ''conservés''. Cependant, puisque les premiers existent encore et ont été lus par un assez, grand nombre de personnes, il faut dire ici qu'on se tromperait si l'on croyait y trouver la preuve que Beaumarchais, même dans sa vieillesse et au milieu des chagrins qui l'accablent, formait des liaisons indignes de lui. La personne à qui ont été adressés ces billets était une personne assez peu estimable par elle-même, mais portant un nom assez distingué, et dont la liaison avec Beaumarchais remontait à plusieurs années avant la date où ces billets ont été écrits. Celte liaison avait été très peu suivie, très interrompue par Beaumarchais et par sa famille, qui la connaissait. Après la révolution, la dame en question était devenue fort pauvre; elle avait recours à la bourse de l'auteur du ''Mariage de Figaro'', toujours généreux, quoique très embarrassé lui-même : de là le renouvellement d'un commerce épistolaire et ces déplorables écarts de langage d'un vieillard dont la jeunesse a manqué de pudeur, et qui se voit encouragé à ce genre d'excès par une femme licencieuse. Du reste, pour apprécier équitablement tout cela, il faut tenir compte de l'esprit d'un siècle où des romans obscènes comme celui de Diderot se lisaient jusque dans les boudoirs des plus grandes dames. De nos jours, si l'on pouvait assister aux conversations intimes de plus d’un personnage considérable et vertueux en apparence, on entendrait peut-être de singulières choses; mais il est juste d'ajouter que ce qu'on dit, on n'irait pas en général jusqu'à l'écrire, et c'est en cela que, même dans le mal, consiste la différence des deux siècles. L'insouciance de Beaumarchais, laissant exposées à la circulation des saletés écrites de sa main et signées d'un nom qu'il a rendu célèbre, est certainement un des traits caractéristiques de son temps.</small><br />
<small>(8) C'est bien là cette confusion entre la franchise et l'effronterie dont nous parlions tout à l'heure. </small><br />
<small> (9) C'est la lettre sur ''Voltaire et Jésus-Christ'' dont nous venons de parler. </small><br />
<small>(10) C'est un mémoire en faveur de la paix avec les États-Unis; nos rapports diplomatiques avec cette jeune république venaient d'être troublés. </small><br />
(1) <small>(11) C'est ainsi qu'un des derniers travaux de sa vieillesse est un mémoire au ministre de l'intérieur, François de Neufchateau, en faveur d'un homme qui croyait avoir découvert l'art de diriger les aérostats. Un autre jour, si Mme Scherer, femme du ministre de la guerre, vient visiter son jardin, Beaumarchais en profite pour lui présenter une supplique très galamment tournée en faveur d'un vieux militaire.</small><br />
 
 
<center>IV – Mort de Beaumarchais – Conclusion</center>
 
Au milieu de ces préoccupations si diverses, et malgré les heures de découragement où Beaumarchais se croit ruiné sans ressources, la gaieté native (1) et la prestesse dans la riposte ne l'abandonnent jamais, pas même dans ses derniers jours. Nous l'avons vu, à l'époque de son opulence, aux prises avec des emprunteurs ou des mendians qui manquaient souvent de politesse; sa vieillesse et sa pauvreté ne l'exemptent point de ce genre de désagrémens : on s'obstine à le supposer riche. Tandis que sa maison et ses meubles sont saisis par ses créanciers, il est souvent obligé de fermer rigoureusement sa porte aux quémandeurs très multipliés qui l'assiègent encore, et il reçoit d'étranges billets dans le genre de celui-ci :
 
« Ce 9 fructidor an V (26 août 1797).
 
« Monsieur,
 
« Je ne puis me dispenser de vous témoigner ma surprise de l'impudence d'un homme de votre extraction qui se permet de laisser chez un portier un militaire en grade, et qui lui fait ''réponce'' verbale par l'organe d'un domestique. Vous ne répondrez pas; vous ''faindrez'' n'avoir pas reçu la présente, je m'y attends.
 
« ''Néansmoins'' je n'oublie ''jammais'' un outrage, et je suis ''offencé'' de votre façon de recevoir des personnes honnêtes. ''Satis''.
 
« C. DUBOIS DUNILAC,
 
« Commissaire des guerres, rue Traversière-Saint-Honoré, n° 77. »
 
Singulière façon, s'écrie le vieux Beaumarchais, de faire demander aux portes! Il aurait pu certainement s'abstenir de répondre; mais comme il lui semblait un peu fort de se voir en pleine république reprocher son ''extraction'' par un mendiant en ''ac'' se disant ''commissaire des guerres'', il ne résiste pas au désir d'écrire deux mots à ce prétendu gentilhomme. Voici sa réponse :
 
« Paris, ce 10 fructidor an V (27 août 1797).
 
«Le ton peu décent de votre lettre, citoyen ou monsieur, comme vous l'aimez mieux, devrait sans doute me dispenser d'y répondre, ainsi que vous le présumez; mais si je ne vous dois rien, je me dois à moi-même de repousser l'insulte d'un homme peu délicat. J'ai donné l'ordre exprès chez moi de ne laisser entrer que des personnes connues, pour échapper à toutes les ruses dont mille escrocs, peut-être pis, se servent dans ces temps fâcheux pour s'introduire dans les maisons. Cette mesure de sûreté générale n'a rien d'offensant pour vous, que je ne connais pas.
 
« Vous avez donc, monsieur, une ''extraction'' dont vous pensez pouvoir vous faire un titre pour blesser sur la leur les citoyens paisibles à qui vous écrivez? Je croyais toutes ces misères bien enterrées avec l'ancien régime; mais je vois que j'avais raison lorsque j'ai fait dire au théâtre comme un adage de tous les temps : ''La sottise et la vanité sont compagnes inséparables''.
 
« Quand on a l'honneur, croyez-moi, d'être employé sans nul danger dans les braves armées de la république, ou peut avoir quelque fierté de bien exercer son emploi; mais cette triste vanité d'une extraction gentilhommière n'est qu'une puérilité indigne d'un homme sensé dans votre état comme en tout autre.
 
« Recevez mes salutations en réponse à vos invectives. Je ne suis point fâché du tout. Vos pareils ne m'ont point chargé du soin de votre éducation. Peut-être êtes-vous jeune encore, et moi j'ai soixante-cinq ans : que peut-il y avoir de commun entre nous, sinon ''cette leçon qui vaut bien un fromage sans doute'', comme a dit le bon La Fontaine? Et moi je vous l'offre ''gratis'', ce qui répond au mol ''satis'' par lequel finit votre épître : un peu de latin ne nuit pas, quand on n'écrit que pour briller. CARON-BEAUMARCHAIS. »
 
« Citoyen français. »
 
On ne se douterait guère de quel travail l'auteur du ''Mariage de Figaro'', assiégé par les huissiers, s'occupait à la veille de sa mort. On pourrait le donner à deviner en mille. Il rédigeait un mémoire au directoire sur l'assassinat des plénipotentiaires français commis par des hussards autrichiens, le 28 avril 1799, près de Rastadt, et dont la nouvelle, qui venait d'arriver par le télégraphe, excitait en France une explosion de surprise et d'horreur. Le mémoire de Beaumarchais commence ainsi :
 
BEAUMARCHAIS AU CITOYEN TREILHARD.
 
« Citoyen directeur,
 
« Dans le cours ordinaire des événemens politiques, je pense qu'il y aurait plus qu'indiscrétion de ma part à vous offrir mon sentiment, quel qu'il fût, dans la vue d'influer sur vos résolutions; mais le crime inouï, l'atroce accident que nous apprend le télégraphe est d'une si haute importance, que je crois remplir le devoir d'un bon citoyen qui vous honore et qui vous aime en vous disant en peu de lignes ce que j'en pense. Le voici. »
 
L'auteur du mémoire expose ensuite l'attitude qui, suivant lui, convient à la France en présence de cet attentat : pas de précipitation dans les mesures de vengeance, une majesté imposante et calme. Et après avoir développé les motifs de son opinion, il continue en ces termes :
 
« Si j'avais l'honneur d'être un des cinq premiers magistrats de la république, j'opinerais pour que l'on ordonnât un deuil universel à l'occasion de la blessure à mort qu'on a portée à la nation dans la personne de ses plénipotentiaires à Rastadt; faites une proclamation par laquelle vous identifierez la France à l'exécrable injure que ses trois délégués ont reçue ''en son nom''....
 
« Ou je connais mal mon pays, ou je crois qu'après une façon de procéder aussi auguste, ''la véritable levée en masse'' est ce que vous devez en attendre.
 
« Salut, respect et dévoûment,
 
CARON-BEAUMARCHAIS. »
 
« 15 floréal an VII (5 mai 1799). »
 
Treize jours après avoir écrit cette lettre, dans la matinée du 18 mai 1799, Beaumarchais, qui venait de passer une soirée très gaie au milieu de sa famille et avec quelques amis, fut trouvé mort dans son lit, frappé d'une attaque d'apoplexie foudroyante, à l'âge de soixante-sept ans et trois mois.
 
Il paraîtrait que, sur la foi de quelques mots plus ou moins authentiques prêtés à Beaumarchais dans une conversation avec un ami qu'on ne nomme pas, et où il aurait été question des moyens chimiques de mourir sans douleur, l'opinion qu'il s'était empoisonné avec de l'opium aurait dès lors trouvé quelques partisans. Je vois en effet, huit ou dix jours après son décès, un ami de la famille écrire à Mme de Beaumarchais qu'il a rencontré quelqu'un qui lui a, dit-il, ''débité gravement cette impertinence''. Ce bruit ayant été reproduit de nos jours par plusieurs écrivains (2), il faut prouver qu'il est absolument dénué de toute vérité.
 
D'abord nous avons sous les yeux le certificat du chirurgien Lasalle, appelé à constater le décès, certificat daté du jour même de ce décès (29 floréal an VII), et qui déclare que le citoyen Beaumarchais est mort d'une ''apoplexie sanguine, et non autre maladie''. Ace témoignage nous devons joindre celui du gendre même de l'auteur du ''Mariage de Figaro'', M. Delarue, qui, comme nous l'avons déjà dit, existe encore, et qui, instruit par nous de la persistance de ce bruit qu'il ignorait, nous écrivait, il y a quatre ans, la lettre suivante :
 
« Villepinte, par Livry (Seine-et-Oise), le 7 octobre 1849.
 
« Monsieur,
 
« Je viens d'apprendre avec un étonnement pénible les bruits que l'on a fait courir sur les derniers momens de Beaumarchais, mon beau-père. L'assertion mensongère de son suicide, qui a été reproduite dans des écrits sérieux, m'oblige à repousser avec toute l'indignation qu'elle mérite une fable dont la famille et les amis de Beaumarchais se seraient émus, s'ils l'avaient connue plus tôt.
 
« Beaumarchais, après avoir passé en famille la soirée la plus animée, où jamais son esprit n'avait été plus libre et plus brillant, a été frappé d'apoplexie. Son valet de chambre, en entrant chez lui le matin, l'a trouvé dans la même position où il l'avait laissé en le couchant, la figure calme et ayant l'air de reposer. Je fus averti par les cris de désespoir du valet de chambre. Je courus chez mon beau-père, où je constatai cette mort subite et tranquille; Je ne m'occupai plus ensuite que de sauver à sa fille, qui avait un véritable culte pour son père, l'angoisse d'une nouvelle qui aurait pu lui être funeste, si elle l'eût apprise sans ménagement. Voilà, monsieur, la vérité exacte.....
 
« DELARUE. »
 
Le récit de la mort de Beaumarchais tracé par Gudin dans son manuscrit se rapporte parfaitement à celui de M. Delarue. Enfin, pour écarter tout soupçon d'une réticence convenue sur ce point entre les parens et les amis du défunt, nous devons dire que dans les lettres les plus intimes de la famille il n'y a pas trace d'une opinion de ce genre, que Gudin, par exemple, dans ses lettres à Mme de Beaumarchais, fait de fréquentes allusions à la mort de son ami, toujours pour souhaiter comme lui une ''mort soudaine et tranquille'', tandis que Mme de Beaumarchais écrit de son côté : ''Il est sorti de la vie à son insu, comme il y était entré''. D'où il faudrait conclure que si Beaumarchais s'était suicidé, ce suicide, connu seulement des étrangers, aurait été complètement ignoré et du chirurgien qui a constaté son décès et de sa propre famille, ce qui est, à coup sûr, bien peu vraisemblable. Nous devons ajouter que Beaumarchais, dans sa vieillesse, présentait l'aspect d'un homme ''replet et sanguin''. Ce caractère physique de sa personne est indiqué jusque dans le dernier passeport que lui donna le ministre de France à Hambourg au moment de sa rentrée, et il se qualifie lui-même dans des vers de cette époque :
 
::Un bon vieillard grand, gris, gros, gras.
 
Or les tracas, les agitations, les impatiences causés par le délabrement de sa fortune, et dans lesquels on a cherché une explication de son prétendu suicide, si on les combine avec son tempérament, motivent bien plus naturellement l'apoplexie. Enfin cette opinion d'un suicide, basée uniquement sur quelques paroles en l'air qu'un témoin ''anonyme'' aurait entendu prononcer par Beaumarchais causant des poisons qui ne font point souffrir, cette opinion d'un suicide est radicalement incompatible avec la situation et le caractère connu de l'auteur du ''Mariage de Figaro''. Il adorait sa fille unique, dont il était adoré; lui seul paraissait et lui seul se croyait capable de débrouiller l'inextricable chaos de sa grande fortune compromise. Est-il vraisemblable qu'il ait pu songer à laisser volontairement ce lourd fardeau sur les bras de sa fille et d'un jeune mari, alors étranger aux affaires?
 
On sait aussi qu'un des traits distinctifs du caractère de Beaumarchais, c'est une persévérance obstinée; or il luttait, nous l'avons dit, à l'époque de sa mort, contre la décision inique d'une dernière commission qui proposait au ministre des finances de lui enlever 900,000 francs accordés par une commission précédente, et de le constituer débiteur de l'état pour une somme de 500,000 francs. ''Dix jours'' avant de mourir, le 18 floréal an VII, il écrivait à ce sujet au ministre Talleyrand, son ami, les lignes suivantes : « C'est contre cette commission meurtrière, ''laquelle je prendrai à partie'', c'est contre leur inique façon de procéder à mon égard que je me pourvois aujourd'hui devant le ministre des finances; j'ai mis à l'instant sous ses yeux la réclamation de mes titres dans un jour lumineux comme le soleil, et c'est le moment de me recommander. » Est-ce dans un pareil moment, lorsqu'il est constant qu'à sa mort le ministre des finances n'avait encore pris aucune détermination, est-ce dans un pareil moment de combat acharné et décisif que Beaumarchais aurait songé à quitter la partie en se suicidant? Evidemment non. Il est donc certain que cette fable d'un suicide, détruite déjà par les documens et les témoignages les plus authentiques, n'est pas moins en contradiction avec toutes les vraisemblances : elle ne repose sur rien et doit être définitivement écartée.
 
Dans une des plus sombres allées de son jardin, Beaumarchais avait fait disposer un bosquet destiné à ombrager sa tombe. « Ce fut là, dit Gudin, que son gendre, ses parens, ses amis et quelques gens de lettres qui l'aimaient lui rendirent les derniers devoirs, et que Collin d'Harleville proféra un discours que j'avais composé dans l'épanchement de ma douleur, mais que je n'étais pas en état de prononcer. » Sous ce bosquet funéraire, après une vie si orageuse, Beaumarchais espérait sans doute pouvoir dire : ''Tandem quiesco''. C'était encore là une illusion; ce bosquet est aujourd'hui une rue, et le cercueil qu’il protégeait a dû être transporté dans un de ces grands cimetières qui deviendront aussi un jour des rues et des places publiques.
 
A la mort de l'auteur du ''Mariage de Figaro'', sa brillante fortune semblait complètement détruite. Il léguait à ses héritiers beaucoup de dettes et de procès. Cependant, au bout de quelques années, par une suite de circonstances heureuses et une bonne, administration, l'état des choses s'était notablement amélioré. Je vois en effet, dans un rapport du caissier Gudin adressé à la fille de son ancien patron, que cette fortune, quoique considérablement diminuée, s'élevait encore en 1809 à près d'un million. C'est donc en forçant un peu la signification des mots que, dans un dialogue que nous avons rapporté, Mme Delarue disait à l'empereur : « Sire, la révolution nous a ruinés, à peu de chose près. » Cette opinion de la ruine complète de Beaumarchais ayant été reproduite dans un assez grand nombre d'ouvrages, nous avons cru devoir la rectifier.
 
Ce travail ne serait pas complet si nous ne consacrions spécialement quelques lignes à la femme et à la fille de Beaumarchais. On n'a pu apprécier la première que par quelques citations très écourtées : sa correspondance annonce une intelligence des plus distinguées; ses amis l'appellent une ''nouvelle Sévigné'', et ce n'est pas là tout à fait une flatterie. Nous ne citerons qu'une seule de ses lettres pour donner une idée de son tour d'esprit; elle écrit à une dame qui a traduit ''Sapho'' :
 
« Ma chère amie, j'ai lu ''Sapho'' avec soin, parce que vous l'avez traduite. Des vers ''saphiques'' pourraient me plaire, si je pouvais les lire dans leur langue maternelle. Quant aux aventures de cette jeune Grecque, elles ne m'intéressent point; mon orgueil féminin se trouverait même très blessé si je ne voyais Vénus derrière la toile, et ''Vénus tout entière à sa proie attachée''; c'est cette fatalité précisément qui détruit tout l'intérêt. II a fallu le beau talent et les ressources inépuisables de notre Racine pour en inspirer à ses auditeurs en faveur de ''Phèdre''. L'intervention des dieux gâte toute illusion; dès que vous n'êtes plus libre d'agir, ou dès que vous n'agissez plus que par une impulsion étrangère et invincible, le charme n'existe plus.
 
«Sapho s'éprend d'un bel athlète..... A la bonne heure!.... ''Vous rougirez, mais vous prendrez Alcide''. Ce jeune homme n'est que poli avec elle, jamais il ne l'encourage; dès le principe, il raconte les faveurs signalées qu'il a reçues de Vénus (on ne sait encore par quel caprice de déesse), il parle de son amour, de ses engagemens prochains avec la plus belle fille de la Grèce, il souhaite du bonheur à Sapho (ce qui n'est pas le lui promettre); enfin il n'éveille pas la plus légère espérance, et cependant la passion de Sapho devient si extrême, que, méprisant toutes les bienséances de son sexe, étouffant tous les sentimens de la nature, elle fuit la maison paternelle pour courir en insensée après ce bel insensible. Après tant d'extravagances, le délire s'empare d'elle, les idées superstitieuses la troublent, et, pour se délivrer de ses peines ou trouver le terme de sa vie, elle fait le saut périlleux. Vous conviendrez, ma chère amie, que si Vénus n'était pas le machiniste d'une telle aventure, on la trouverait monstrueuse et indécente. Sapho ne serait, au jugement des bons esprits, qu'une folle ou une dévergondée dont on se garderait bien de révéler la honteuse faiblesse; mais Vénus fait tout passer.
 
« Quant au style, il n'est pas assez naturalisé, il y a des constructions étrangères et gênées, une redondance des mêmes images, des mêmes pensées, des mêmes expressions, qui fatigue l'imagination; au total, la marche n'est pas assez rapide et les métaphores ne sont pas toujours heureuses. Voila ce que je vois dans ''Sapho'' et la manière dont elle m'a affectée. Si vous étiez l'auteur au lieu d'être le traducteur, je ne me serais pas livrée à cette critique, je me serais bornée à vous faire quelques observations. Ces demoiselles de Grèce étaient généralement assez dissolues, témoin celles de Lesbos ou celles qui à certains jours attendaient les chalands sur la porte du temple; mais celle qui court après le galant serait cent fois plus méprisable, si elle avait agi d'elle-même. Pas vrai, Thérèse (3)? »
 
Quelques jours après la mort de son mari, Mme de Beaumarchais écrit sur lui les ligues suivantes :
 
« Notre perle est irréparable. Le compagnon de vingt-cinq ans de ma vie a disparu, et ne me laisse que d'inutiles regrets, une solitude affreuse et des souvenirs que rien n'effacera... Il pardonnait de bonne grâce, et oubliait volontiers les injures et les mauvais procédés, il était bon père, ami zélé et utile, défenseur né de tous les absens qu'on attaquait devant lui. Supérieur aux petites jalousies si communes parmi les gens de lettres, il les conseillait, les encourageait tous, et les servait de sa bourse et de ses conseils. Aux yeux de la philosophie, sa fin doit être regardée comme une faveur: il s'est dérobé à cette vie laborieuse, ou plutôt elle s'est dérobée à lui sans débats, sans douleur, sans aucun des déchiremens de l'affreuse séparation de tous ceux qui lui étaient chers. Il est sorti de la vie à son insu, connue il y était entré. »
 
La veuve de Beaumarchais mourut en 1816, conservant jusqu'au bout, et quoiqu'elle fût en proie à des infirmités cruelles, la grâce et la fraîcheur de son esprit.
 
La fille de l'auteur du ''Mariage de Figaro'', Mme Delarue, a laissé dans l'esprit de tous ceux qui l'ont connue le souvenir d'une personne charmante de vivacité, de finesse et de bonté, aimant et cultivant les arts avec passion, excellente musicienne, femme du monde et en même temps mère de famille accomplie. Son style offre une allure dégagée, colorée, qui rappelle assez bien la manière de son père. C'est ainsi qu'après avoir enfin gagné en 1818 un long procès relatif à l'estimation de sa belle maison, elle raconte son triomphe en ces termes :
 
« Après douze années d'injustice, trois ou quatre révisions, autant d'expertises, bassesse, et astuce d'une part, maladresse et incapacité de l'autre, bonne foi, duperie, patience et impatience d'une troisième; après un ballottage désespérant, une série de dits, redits et dédits plus démontans encore ; après un an, même deux, de pourparlers, quatre mois d'escarmouches, six semaines d'attaques à bout portant, deux tentatives d'escalade, sans compter les mines et contre-mines et les intelligences dans la place (j'entends par ''intelligences'' les tachygraphes tenant note des points importans dans les plaidoiries pour et contre), après une vive sortie des assiégés, etc., nous l'emportons enfin, et voici les stipulations du traité. »
 
Dans un paquet de lettres de Mme Delarue, adressées à deux de ses meilleures amies, à la noble veuve de l'illustre général Hoche et à sa fille Mme la comtesse Des Boys, qui ont bien voulu me les communiquer, je trouve des billets écrits d'une plume rapide comme la pensée, offrant toujours, avec une nuance de grâce féminine, la verve et l'entrain de l'auteur du ''Mariage de Figaro''. Tel est celui-ci, par exemple, écrit au commencement de 1831, à la nouvelle d'une belle victoire des Bolonais :
 
« Eh bien! nos Polonais et leurs victoires! Trois combats décisifs! 8 à 10,000 prisonniers russes! L'armée ennemie en pleine déroule! Dieu veuille qu'il n'y ait point à rabattre de toutes ces merveilles ! Quelle héroïque nation! Vous savez ces nouvelles sans doute? Je les appris hier soir du général M... à l'Opéra-Italien, ce qui excita en moi des transports qui se reportèrent ensuite sur Lablache et sur Mme Malibran. Figaro, Rosine, furent admirables, tous les autres personnages dans la perfection. Au dire des enthousiastes de cette représentation, jamais aucune autre n'avait été exécutée avec plus de gaieté, de verve, d'ensemble, plus de ce qui fait trépigner, pâmer d'aise. »
 
Cet enthousiasme pour les Polonais, qui se combine avec l'enthousiasme de la musique, et d'une musique qui rappelle la gloire paternelle, tout ce mélange va bien, ce me semble, à la fille de Beaumarchais. Mme Eugénie Delarue est morte en juin 1832.
 
Me voici enfin arrivé au terme de ces études sur ''Beaumarchais et son temps''. L'abondance et la variété des documens m'ont entraîné à dépasser un peu le cadre que je m'étais d'abord tracé. J'espère que le public ne s'en plaindra pas trop, il ne s'agissait pas pour moi de surfaire outre mesure la valeur individuelle d'un homme d'ailleurs incontestablement supérieur à l'opinion qu'il a laissée de lui, mais de présenter sous son véritable jour cette existence orageuse et singulière, d'y rattacher tous les incidens qui m'ont paru propres à fournir quelques lumières nouvelles soit sur la politique, soit sur les idées, soit sur les mœurs au XVIIIe siècle, en un mot de rédiger une de ces biographies détaillées et consciencieuses, à la manière anglaise, où les citations se mêlent au récit pour l'éclairer et le justifier sans l'écraser, où les considérations historiques et littéraires se combinent avec les tableaux de la vie privée, et où l'auteur cherche à présenter un ensemble qui soit à la fois instructif, intéressant et exact.
 
Je n'ai pas la prétention d'avoir atteint complètement ce triple but, mais je puis affirmer du moins que je me suis efforcé de l'atteindre. Pour y parvenir, j'avais à résoudre un problème assez délicat, car si, d'une part, les papiers inédits qui m'étaient confiés, en venant s'ajouter à mes propres recherches, facilitaient beaucoup mon travail en ce qui touche l'intérêt, d'autre part, j'étais quelquefois placé entre la crainte de manquer au devoir de véracité et de sincérité imposé à l'écrivain qui se respecte et la crainte de ne pas répondre entièrement aux désirs d'une famille très honorable, qui me donnait un témoignage de confiance dont je me sentais fort reconnaissant, mais que je n'avais accepté toutefois qu'à la condition expresse de rester libre dans mes assertions et mes appréciations. Je crois pouvoir me rendre cette justice, qu'en cherchant à concilier de mon mieux ces deux devoirs, j'ai cependant toujours subordonné toute autre considération à la satisfaction de ma propre conscience, et que, quand il m'a paru qu'il fallait choisir, je n'ai pas hésité. Si donc ce travail laisse beaucoup à désirer, il offre au moins, ce me semble, un avantage que présentent rarement les travaux biographiques accomplis dans des conditions pareilles ; il est une biographie rédigée d'après des papiers de famille, et il n'est pas un panégyrique. La nature des documens n'a point enchaîné l'indépendance de l'écrivain. C'est un rapporteur qui parle, ce n'est pas un avocat. Cette attitude de rapporteur consciencieux que je me suis attaché à conserver dans tout le cours de ce récit me permet peut-être, en le terminant, de présenter, comme un témoignage impartial et éclairé mon opinion sur l'ensemble du caractère et de la vie de Beaumarchais.
 
Il est évident, et c'est là un fait qui ne pouvait être ni supprimé, ni contesté, il est évident que parmi les hommes célèbres du XVIIIe siècle, Beaumarchais est un de ceux qui n'ont pas joui d'une considération égale à leur célébrité. Son caractère a été souvent en butte aux attaques et aux calomnies les plus injurieuses. Il cherche lui-même à expliquer ce fait dans un document inédit.
 
« Avec de la gaieté et même de la bonhomie, j'ai eu des ennemis sans nombre, et n'ai pourtant jamais croisé, jamais couru la route de personne. A force de m’''arraisonner'' (4), j'ai trouvé la cause de tant d'inimitiés; en effet, cela devait être.
 
« Dès ma folle jeunesse, j'ai joué de tous les instrumens; mais je n'appartenais à aucun corps de musiciens, les gens de l'art me détestaient.
 
« J'ai inventé quelques bonnes machines; mais je n'étais pas du corps des mécaniciens, l'on y disait du mal de moi.
 
« Je faisais des vers, des chansons; mais qui m'eût reconnu pour poète? J'étais le fils d'un horloger.
 
« N'aimant pas le jeu du loto, j'ai l'ait des pièces de théâtre; mais on disait : De quoi se mêle-t-il? ce n'est pas un auteur, car il fait d'immenses affaires et des entreprises sans nombre.
 
« Faute de rencontrer qui voulût me défendre, j'ai imprimé de grands mémoires pour gagner des procès qu'on m'avait intentés, et que l'on peut nommer atroces; mais on disait: Vous voyez bien que ce ne sont point là des factums comme les font nos avocats. Il n'est pas ennuyeux à périr; souffrira-t-on qu'un pareil homme prouve sans nous qu'il a raison? ''Inde irœ''.
 
« J'ai traité avec les ministres de grands points de réformation dont nos finances avaient besoin; mais on disait : De quoi se mêle-t-il? cet homme n'est point financier.
 
« Luttant contre tous les pouvoirs, j'ai relevé l'art de l'imprimerie française par les superbes éditions de Voltaire, entreprise regardée comme au-dessus des forces d'un particulier; mais je n'étais point imprimeur, on a dit le diable de moi. J'ai fait battre à la fois les maillets de trois ou quatre papeteries sans être manufacturier; j'ai eu les fabricans et les marchands pour adversaires.
 
« J'ai fait le haut commerce dans les quatre parties du monde; mais je n'étais point déclaré négociant. J'ai eu quarante navires à la fois sur la mer; mois je n'étais point armateur, on m'a dénigré dans nos ports.
 
« UN vaisseau de guerre à moi de 52 canons a eu l'honneur de combattre en ligne avec ceux de sa majesté à la prise de la Grenade. Malgré l'orgueil maritime, on a donné la croix au capitaine de mon vaisseau, à mes autres officiers des récompenses militaires, et moi, qu'on regardait comme un intrus, j'y ai gagné de perdre ma flottille, que ce vaisseau convoyait.
 
« Et cependant de tous les Français, quels qu'ils soient, je suis celui qui ai fait le plus pour la liberté de l'Amérique, génératrice de la nôtre, dont seul j'osai former le plan et commencer l'exécution malgré l'Angleterre, l'Espagne et la France même: mais je n’étais point classé parmi les négociateurs, mais j'étais étranger aux bureaux des ministres, '' inde irae''.
 
« Lassé de voir nos habitations alignées et nos jardins sans poésie, j'ai bâti une maison qu'on cite; mais je n'appartiens point aux arts, ''inde irae''.
 
« Qu'étais-je donc? Je n'étais rien que moi, et moi tel que je suis resté, libre au milieu des fers, serein dans les plus grands dangers, faisant tête à tous les orages, menant les affaires d'une main et la guerre de l'autre, paresseux comme un âne et travaillant toujours, en butte à mille calomnies, mais heureux dans mon intérieur, n'ayant jamais été d'aucune coterie, ni littéraire, ni politique, ni mystique, n'ayant fait de cour à personne, et partant repoussé de tous. »
 
Il y a certainement beaucoup de vrai dans cette explication que Beaumarchais donne des inimitiés nombreuses dont il a été l'objet, on peut même ajouter que l'étonnante diversité de ses aptitudes a contribué aussi à l'empêcher de s'élever dans chaque direction à la hauteur qu'il n'eût pas manqué d'atteindre, si ses efforts eussent été moins éparpillés. Qu'on le suive au théâtre, puis au milieu des opérations industrielles et des négociations politiques : on verra ce que les facultés les plus heureuses perdent à se partager ainsi entre des buis trop divers, et combien le manque d'unité dans les tentatives peut jeter de disparates dans la plus brillante carrière. Doué du génie dramatique, Beaumarchais a produit des ouvrages qui resteront à la scène, car ils ont pour eux l'originalité, le mouvement et la vie, toutes les qualités possibles, moins la correction et ce quelque chose d'exquis, d'achevé, que l'amour exclusif de l'art répand sur les compositions des grands maîtres. L'auteur du ''Barbier de Séville'' et du ''Mariage de Figaro'' n'a jamais pris le temps de diminuer ses défauts au profit de ses qualités. On ne trouverait point chez lui cette progression ascendante qui conduit Molière de ''l'Étourdi'' à ''l'École des Femmes'', de ''l'Ecole des Femmes'' au ''Misanthrope'' et au ''Tartufe''. - Si du domaine des lettres nous passons à la vie des affaires, nous voyons Beaumarchais, né avec le talent des grandes opérations industrielles et commerciales, mêler à de vastes entreprises qui annoncent une rare intelligence des imprudences, des générosités d'artiste ou des témérités plus ou moins patriotiques qui lui font honneur, mais qui, combinées avec des circonstances difficiles, l'empêchent de fonder une fortune solide, et le condamnent à mourir, après avoir gagné plusieurs millions, sans savoir au juste s'il laissera quelque chose après lui. - Très capable enfin de prendre une pari honorable et importante au gouvernement de la société, l'agent de Louis XVI et du ministre Vergennes porte encore dans les missions politiques cette mobilité aventureuse qui est le signe de son talent, qui contribue à l'empêcher d'être pris au sérieux et de s'élever au-dessus des régions de la diplomatie secrète.
 
Cette diversité trop grande d'aptitudes ne suffit pas cependant à expliquer les côtés faibles du talent de Beaumarchais dans tous les genres et les inimitiés souvent injurieuses dont il a été l'objet. Ces inimitiés injurieuses, dont l'influence s'est perpétuée jusqu'à nous, demandent aussi une autre explication. Beaumarchais a eu presque constamment à lutter contre un défaut et contre une qualité de son siècle. Le défaut de son siècle, c'était de faire encore une part fort injuste aux droits de l'intelligence, de telle sorte qu'un homme admirablement doué comme lui se trouvait, sans cesse entraxe dans son essor, parce qu'il était le fils d'un horloger, et, ne pouvant parvenir directement à une situation élevée, se voyait contraint de déployer parfois dans des pratiques obscures et mesquines une activité et une capacité qui, en d'autres temps, l'eussent conduit tout droit aux dignités et aux honneurs. A coté de ce défaut du XVIIIe siècle se trouvait une qualité également contraire à Beaumarchais. De son temps, quoique l'amour du lucre eût déjà fait beaucoup de progrès, on n'avait pas encore ce respect qu'on a aujourd'hui pour quiconque a su gagner de l'argent; loin d'admettre en quelque sorte préjudiciellement, comme de nos jours, que tout homme devenu riche mérite par ce seul fait la considération, à moins que les moyens employés par lui ne soient entachés d'une improbité trop notoire, on partait de l'idée opposée. En voyant un homme sortir de la pauvreté et s'enrichir rapidement, on se sentait enclin, par cela même et sans autre examen, à se défier de lui ; s'il joignait à ces aptitudes industrielles des talens littéraires, on s'en déliait encore plus, et enfin, s'il avait la prétention de jouer un certain rôle dans les affaires, le monde officiel aimait à lui barrer le chemin. C'était là sans doute une injustice ; mais elle dérivait d'un sentiment délicat, qui refusait de subordonner l'importance sociale des personnes à la question d'argent. Le préjugé de la naissance paraissait encore moins trompeur que celui de la fortune, qui l'a remplacé aujourd'hui. Celui-ci est peut-être plus sûr au point de vue de la capacité, puisqu'il la suppose assez justement d'ordinaire chez l'homme qui a su s'enrichir, mais on peut douter qu'il le soit davantage au point de vue de la moralité. Le nombre des hommes enrichis rapidement par l'industrie ou le commerce, et qui parviennent à une haute situation politique et morale, comme Necker par exemple, est encore très restreint au XVIIIe siècle : pour obtenir une situation de ce genre, il fallait avoir su se créer une renommée de vertu poussée jusqu'à l'austérité.
 
L'origine plébéienne et la carrière à la fois industrielle et littéraire de Beaumarchais ont donc été pour lui, au XVIIIe siècle, un obstacle permanent à la consistance sociale, et lorsque cet obstacle a été brisé par la révolution, l'auteur du ''Mariage de Figaro'' était déjà trop vieux pour entrer dans le mouvement nouveau des hommes et des choses. Pour nous, le mélange de l'artiste et du négociant n'est pas le côté le plus intéressant de cette physionomie; mais est-ce bien notre siècle qui aurait le droit de se montrer difficile sur ce point? Est-ce notre siècle, où les jeux de bourse et en général tous les genres de spéculation qui reposent sur la ruine d'autrui sont pratiqués ouvertement, publiquement par des personnages souvent très considérables; - est-ce notre siècle qui aurait le droit de refuser la considération à Beaumarchais, parce qu'il a aimé à gagner de l'argent sans jamais spéculer sur la ruine de personne et en associant presque toujours ses entreprises à de grands intérêts publics? Le seul acte de sa vie commerciale qui ait pu fournir quelque prétexte à la suspicion est l'affaire des trois millions donnés par la France et l'Espagne pour concourir aux fournitures américaines. J'ai dit sur ce point toute la vérité; il m'est démontré que cette subvention accordée à Beaumarchais s'est trouvée compensée et au-delà par les pertes énormes éprouvées par lui avant même que les Etats-Unis eussent refusé de remplir leurs engagemens, et à plus forte raison après. Je n'ai pu trouver la preuve ''écrite'' qu'un compte de l'emploi de ces fonds ait été rendu à M. de Vergennes; mais cela n'a rien d'étonnant, si l'on réfléchit à la nature de cette opération essentiellement secrète, et la preuve que ce compte a été rendu résulte évidemment de ce fait, que, dix années plus tard, le roi et M. de Vergennes accordent officiellement à Beaumarchais une indemnité de ''deux millions'' pour cette même affaire d'Amérique. N'est-il pas clair comme le jour que le même roi et le même ministre n'accorderaient pas une indemnité de deux millions à un homme n'ayant point encore rendu compte de l'emploi de trois millions qui lui auraient été secrètement confiés dix ans auparavant, pour une opération complètement terminée depuis huit ans, surtout quand cet homme vient de faire jouer ''le Mariage de Figaro''?
 
Cette question éclaircie, y a-t-il de nos jours beaucoup de spéculateurs qui pourraient permettre à un observateur un peu curieux de fouiller dans tous leurs papiers avec la certitude qu'on n'y trouverait rien de plus obscur que ce que j'ai trouvé dans les papiers de Beaumarchais?
 
Le même homme d'ailleurs, dont la vie publique a provoqué des appréciations si diverses, n'offre dans la vie privée que des qualités précieuses et rares. Sa bonté ne s'étendait pas seulement sur ceux qui l'entouraient; on a vu par plus d'un exemple avec quelle facilité et en même temps quelle délicatesse il aimait à obliger quiconque lui paraissait digne d'intérêt, Gudin affirme que l'inventaire fait après sa mort offrait, indépendamment des sommes données sans qu'il en restât aucune trace, plus de 900,000 francs de titres pour sommes prêtées à des malheureux de toutes les classes, artisans, artistes, gens de lettres, gens de qualité, avec absence complète de garanties quant au remboursement.
 
Beaumarchais eut des ennemis acharnés; mais un point important à noter, c'est que tous ceux qui l'ont attaqué avec fureur le connaissaient très peu ou ne le connaissaient pas du tout, tandis que tous ceux qui ont vécu dans son intimité l'ont aimé avec passion. Tous les écrivains qui, l'ayant approché pendant sa vie, ont parlé de lui après sa mort en ont parlé avec affection et estime. Deux esprits aussi différens que La Harpe et Arnault se rencontrent à son égard dans l'expression des mêmes sympathies, et je n'ai pas trouvé dans sa longue carrière un seul exemple d'un homme qui, après avoir été son ami intime, soit devenu son ennemi. J'ai trouvé au contraire dans ses papiers le témoignage d'amitiés qui ne sont pas communes; j'ai trouvé des amitiés commencées avec sa jeunesse, quand il était simple horloger ou contrôleur de la maison du roi, qui le suivent pendant trente ou quarante ans, sans se démentir ou s'affaiblir jamais, qui vont toujours au contraire en redoublant d'intensité et se manifestent avec le caractère de la tendresse la plus vive et la plus désintéressée. Ce ne sont pas des amis qui ont besoin de lui, ce sont des amis indépendans qui l'aiment pour lui-même, qui connaissent ses défauts et ne se gênent pas pour les dire, mais qui connaissent aussi ses excellentes qualités, et qui subissent avec un plaisir toujours nouveau l'irrésistible attraction qu'il exerce autour de lui.
 
Nous ne citerons que deux exemples de ces amitiés si vives et si persistantes que Beaumarchais savait inspirer. L'auteur du ''Mariage de Figaro'' était intimement lié avec un officier distingué qui est mort, si je ne me trompe, lieutenant-colonel, au 10 août, en défendant la monarchie : il se nommait d'Atilly; leur amitié datait de leur première jeunesse à tous deux; leur caractère et leurs opinions différaient, et cette intimité n'offre pas un nuage pendant trente ans, quoique l'affection de d'Atilly fût aussi indépendante que sincère. Après le procès Goëzman, il écrit à Beaumarchais :
 
« J'aime à parler de toi, j'aime à redire à quel point j'ai vu l'envie s'acharner à te décrier. Le tableau de ton intérieur, celui du bonheur de tes femmes dont j'ai été le témoin, tant d'autres détails sont précieux à mon amitié. Rien n'est plus commun que de rencontrer des gens prévenus par le charme de tes ''Mémoires''. Il m’est si doux d'y faire ajouter la bonne opinion que le doivent ceux qui le connaissent complètement, et que je te refuserais peut-être le premier, si je ne te connaissais qu'à demi, car avec le coeur d'un honnête homme tu as ''toujours eu le ton d'un bohême''! »
 
Le sens de cette critique un peu vive de d'Atilly s'explique par une autre phrase de sa lettre: «J'ai rassemblé, ajoute-t-il, depuis que je suis ici, une vingtaine de tes ''bucoliques'' qui constatent ce que je dis là; j'en donne quelques ''lèches'' à gens de ta trempe, car je doute que, livrée au public, ta morale fût approuvée ''Marin'' (5).» C'est donc à la forme un peu licencieuse que Beaumarchais donne à sa pensée, surtout dans ses ''chansons'', que d'Atilly fait allusion ici ; mais sa phrase ne laisse pas d'avoir une certaine vérité plus générale, si on l'applique à l'ensemble de la tenue et du ton de Beaumarchais; elle prouve dans tous les cas que chez ses amis la sincérité marchait de pair avec le dévouement.
 
Un dernier document entre mille, qui a sa place à côté de la lettre de d'Atilly, est un billet adressé à Beaumarchais par un ancien ami, le fermier-général Laborde (6) :
 
« Je t'ai dit, mon bon ami, que je te donnerais le plan d'un bosquet à faire dans ton charmant jardin et qui doit être consacré à la plus tendre amitié ; je te l'envoie, ne doutant pas que tu ne consentes à rendre ces derniers devoirs à un ami qui envisage comme le plus grand bonheur pour lui d'habiter encore avec toi lorsqu'il ne sera plus. Ce n'est pas un cénotaphe que je te demande, mais un véritable tombeau. Refuserais-tu aux restes de ton ami ce que tu as fait pour le simple souvenir de Dupaty ? J'aime à croire que non, que j'habiterai ton élysée, lorsque j'aurai cessé d'être ; - que le langage muet de ce monument te rappellera quelquefois le souvenir d'un homme qui t'a toujours aimé depuis qu'il t'a connu, et qui, pénétré de reconnaissance pour les bontés dont il est comblé par tout ce qui t'est cher, forme pour dernier voeu celui de reposer pour toujours dans le lieu qu'ils habitent. »
 
Ne fallait-il pas «pie railleur du ''Mariage de Figaro'' eût en lui quelque chose de singulièrement attrayant pour inspirer à un fermier-général une telle effusion de sensibilité?
 
On a souvent raconté, mais avec un peu d'inexactitude, un trait charmant de son caractère au sujet de l'inscription gravée sur le collier de sa petite chienne. Ce trait ayant été signalé de son vivant au public dans un article fort élogieux d'un journal rédigé par Rœderer, le vieux Beaumarchais écrit naïvement au rédacteur pour le remercier de ses éloges, et le prier de vouloir bien rectifier l'inscription de ce collier, qui a été un peu défigurée, « car, dit-il, il faut toujours citer juste : »
 
::« Je suis Mlle Follette; Beaumarchais m'appartient.
::« Nous demeurons sur le boulevard. »
 
En résumé, les défauts qu'on a pu reprocher à Beaumarchais venaient moins de l'homme que de sa situation et de son temps. Placez-le dans un milieu social où les droits du talent soient pleinement reconnus, et au lieu d'avoir cette physionomie un peu forcée où la hardiesse, poussée parfois jusqu'à l'effronterie, n'est que le contrecoup des injustes dédains qu'on lui oppose, il aura la véritable physionomie de son caractère, entreprenant, actif, courageux, mais foncièrement bon, délicat et loyal. Il n'aura pas besoin, comme tant d'autres personnages qui sont venus après lui, de se créer à grands frais de ruse, en serpentant à travers tous les partis et en se rangeant toujours du côté du plus fort, une consistance sociale équivoque. Du jour où la carrière sera ouverte à tous, sa rare intelligence lui permettra facilement d'y jouer un grand rôle. Pour s'imposer, il lui suffira peut-être d'ajouter à toutes ses qualités un défaut qu'il n'avait pas et qu'il aurait pris facilement, car rien n'est plus commun de nos jours que ce défaut qui peut s'appeler ''l'hypocrisie de la dignité''. Un des esprits les plus éminens et en même temps les plus sagaces de l'Angleterre, M. Thomas Carlyle, a écrit au sujet de ces études sur Beaumarchais quelques lignes qu'on nous permettra de citer en terminant, parce qu'elles résument très bien l'opinion définitive qui résulte pour nous de ce long travail, et que nous serions heureux de répandre. «Ces récits, écrit M. Carlyle à un collaborateur de la ''Revue'', M. Emile Montégut, m'ont donné sur le caractère de l'auteur du ''Mariage de Figaro'' des notions que je n'avais encore trouvées nulle part. Beaumarchais était après tout une belle et vaillante espèce d'homme, et dans son genre un brillant spécimen du génie français. » - Rien de plus juste que cette appréciation de M. Carlyle, et l'on peut affirmer que pour donner toute sa mesure, pour arriver à tout, pour figurer dans l'histoire de son pays avec autant d'élévation et d'éclat qu'il y a figuré avec agitation et avec bruit, il n'a manqué à Beaumarchais que de venir au monde cinquante ou soixante ans plus tard.
 
 
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<small>(1) Nous avons déjà cité le singulier couplet en réponse au couplet de Julie mourante; pourquoi ne citerions-nous pas encore en note, pour achever le portrait de cette physionomie si variée, la chanson inédite que voici? Quoique légère, elle est plutôt grotesque et plaisante qu'indécente, Beaumarchais a écrit ces couplets de son écriture de vieillard la plus lourde : ils doivent donc dater des derniers jours de sa vie. On pourrait dire d'eux ce qu'il dit de la chanson de sa sœur Julie : c'est aussi son ''chant du cygne''. </small><br />
<small> ROMANCE QUI DOIT ETRE CHANTEE LENTEMENT ET AVEC UN GRAND SENTIMENT.</small><br />
::<small Devant les dames, on la chante en ''i''; > </small><br />
::<small> Devant les filles, on la chante en ''ou''.</small><br />
::<small> Sur l'air : ''O gué lan la landerivette, </small><br />
::<small> ''O gué lan ta landerira.</small><br />
<small> 1er COUPLET.</small><br />
<small> Grave et doux </ small><br />
::<small> Au fond d'un verger, Climène </small><br />
::<small> Attendait le beau Licas ;</small><br />
::<small> Sa bouche exprimait à peine. </small><br />
::<small> Mais son cœur disait tout bas :</small><br />
<small> Vite et fort</small><br />
::<small>''Qué bigre'' est ça? landerirette </small><br />
::<small>''Qué bigre'' est ça? Landerira </small><br />
<small> 2e COUPLET</small><br />
<small> Grave et doux </ small><br />
::<small> Dans son ardeur inquiète,</small><br />
::<small> Mille fois elle appela:</small><br />
::<small> Mais l'écho, qui tout répète, </small><br />
::<small Ne rendit que ces mots-là :> </small><br />
<small> Vite et fort</small><br />
::<small>''Qué bigre'' est ça? landerirette </small><br />
::<small>''Qué bigre'' est ça? Landerira </small><br />
<small> 3e COUPLET </small><br />
<small> Grave et doux </ small><br />
::<small > Le berger entend sa plainte, </small><br />
::<small> Il accourt entre ses bras: </small><br />
::<small> « Ta douleur s'est peu contrainte, </small><br />
::<small> « Car j'entendais de là-bas : </small><br />
<small> Vite et fort</small><br />
::<small>''Qué bigre'' est ça? landerirette </small><br />
::<small>''Qué bigre'' est ça? Landerira </small><br />
<small> (2) Esménard, dans son article ''Beaumarchais'' de la ''Biographie universelle'', exprime un soupçon de ce genre. On le trouve également reproduit, d'après Beuchot, par un de nos érudits les plus estimés, M. Ravenel, dans la notice qui précède sa petite édition in-18 de Beaumarchais. M. Sainte-Beuve déclare qu'il ne fait aucune difficulté d'admettre l'apoplexie, ''en se réservant'', dit-il. ''tout au plus un léger doute''. Enfin un travail distingué sur Népomucène Lemercier, publié dans cette ''Revue'' par M. Charles Labitte, contient un passage où l’auteur semble incliner aussi, d'après Lemercier lui-même, vers cette opinion que Beaumarchais se serait suicidé. C'est une erreur complète; mais en réfutant cette erreur, je profiterai de l'occasion pour saluer d'un hommage, en passant, la mémoire de ce jeune, spirituel et savant Charles Labitte, prématurément enlevé aux lettres, qu'il cultivait avec un talent déjà si remarquable et une conscience si droite. Je dois déclarer également ici que le frère de M. Charles Labitte m'a remis quelques notes que ce dernier avait recueillies dans l'intention de rédiger une étude sur Beaumarchais, et, quoique ces notes m'aient peu servi au milieu de la masse de matériaux fournis par la famille de l'auteur du ''Mariage de Figaro'', elles n'ont pas laissé de m'offrir quelques indications utiles </small><br />
<small> (3) Cette dame qui avait traduit Sapho était une filleule de Mme de Beaumarchais, Mme Thérèse Dujard.</small><br />
<small>(4) C'est là un dé ces mots que Beaumarchais fabrique de temps en temps pour son usage, sans trop se préoccuper du dictionnaire. </small><br />
<small>(5) On se souvient que Marin, l'adversaire de Beaumarchais, était censeur. </small><br />
<small> (6) L'auteur de l'opéra de ''Pandore'' et l'ancien premier valet de chambre de Louis XV. </small><br />
 
 
LOUIS DE LOMÉNIE.