« Albertine disparue » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Annulation des modifications 1261107 de Bzhqc (discussion)
Annulation des modifications 1261099 de Bzhqc (discussion)
Ligne 8 :
<pages index ="Albertine disparue.djvu" from=7 to=89/>
 
l’Italie. Même dans
==__MATCH__:[[Page:Albertine_disparue.djvu/95]]==
mon amour l’état changeant de mon atmosphère morale, la pression
ultérieurs), ne
modifiée de mes croyances n’avaient-ils pas, tel jour, diminué la
visibilité de mon propre amour, ne l’avaient-ils pas, tel jour,
indéfiniment étendue, tel jour embellie jusqu’au sourire, tel jour
contractée jusqu’à l’orage ? On n’est que par ce qu’on possède, on ne
possède que ce qui vous est réellement présent, et tant de nos
souvenirs, de nos humeurs, de nos idées partent faire des voyages loin
de nous-même, où nous les perdons de vue ! Alors nous ne pouvons plus les
faire entrer en ligne de compte de ce total qui est notre être. Mais ils
ont des chemins secrets pour rentrer en nous. Et certains soirs m’étant
endormi sans presque plus regretter Albertine--on ne peut regretter que
ce qu’on se rappelle--au réveil je trouvais toute une flotte de
souvenirs qui étaient venus croiser en moi dans ma plus claire
conscience, et que je distinguais à merveille. Alors je pleurais ce que
je voyais si bien et qui, la veille, n’était pour moi que néant. Puis,
brusquement, le nom d’Albertine, sa mort avaient changé de sens ; ses
trahisons avaient soudain repris toute leur importance.
 
Comment m’avait-elle paru morte, quand maintenant pour penser à elle je
n’avais à ma disposition que les mêmes images dont quand elle était
vivante je revoyais l’une ou l’autre : rapide et penchée sur la roue
mythologique de sa bicyclette, sanglée les jours de pluie sous la
tunique guerrière de caoutchouc qui faisait bomber ses seins, la tête
enturbannée et coiffée de serpents, elle semait la terreur dans les rues
de Balbec ; les soirs où nous avions emporté du Champagne dans les bois
de Chantepie, la voix provocante et changée, elle avait au visage cette
chaleur blême rougissant seulement aux pommettes que, la distinguant mal
dans l’obscurité de la voiture, j’approchais du clair de lune pour la
mieux voir et que j’essayais maintenant en vain de me rappeler, de
revoir dans une obscurité qui ne finirait plus. Petite statuette dans la
promenade vers l’île, calme figure grosse à gros grains près du pianola,
elle était ainsi tour à tour pluvieuse et rapide, provocante et
diaphane, immobile et souriante, ange de la musique. Chacune était ainsi
attachée à un moment, à la date duquel je me trouvais replacé quand je
la revoyais. Et les moments du passé ne sont pas immobiles ; ils gardent
dans notre mémoire le mouvement qui les entraînait vers l’avenir, vers
un avenir devenu lui-même le passé,--nous y entraînant nous-même. Jamais
je n’avais caressé l’Albertine encaoutchoutée des jours de pluie, je
voulais lui demander d’ôter cette armure, ce serait connaître avec elle
l’amour des camps, la fraternité du voyage. Mais ce n’était plus
possible, elle était morte. Jamais non plus, par peur de la dépraver, je
n’avais fait semblant de comprendre, les soirs où elle semblait m’offrir
des plaisirs que sans cela elle n’eût peut-être pas demandés à d’autres
et qui excitaient maintenant en moi un désir furieux. Je ne les aurais
pas éprouvés semblables auprès d’une autre, mais celle qui me les aurait
donnés, je pouvais courir le monde sans la rencontrer puisque Albertine
était morte. Il semblait que je dusse choisir entre deux faits, décider
quel était le vrai, tant celui de la mort d’Albertine--venu pour moi
d’une réalité que je n’avais pas connue : sa vie en Touraine--était en
contradiction avec toutes mes pensées relatives à Albertine, mes désirs,
mes regrets, mon attendrissement, ma fureur, ma jalousie. Une telle
richesse de souvenirs empruntés au répertoire de sa vie, une telle
profusion de sentiments évoquant, impliquant sa vie, semblaient rendre
incroyable qu’Albertine fût morte. Une telle profusion de sentiments,
car ma mémoire, en conservant ma tendresse, lui laissait toute sa
variété. Ce n’était pas Albertine seule qui n’était qu’une succession de
moments, c’était aussi moi-même. Mon amour pour elle n’avait pas été
simple : à la curiosité de l’inconnu s’était ajouté un désir sensuel, et
à un sentiment d’une douceur presque familiale, tantôt l’indifférence,
tantôt une fureur jalouse. Je n’étais pas un seul homme, mais le défilé
heure par heure d’une armée compacte où il y avait, selon le moment, des
passionnés, des indifférents, des jaloux--des jaloux dont pas un n’était
jaloux de la même femme. Et sans doute ce serait de là qu’un jour
viendrait la guérison que je ne souhaiterais pas. Dans une foule, ces
éléments peuvent, un par un, sans qu’on s’en aperçoive, être remplacés
par d’autres, que d’autres encore éliminent ou renforcent, si bien qu’à
la fin un changement s’est accompli qui ne se pourrait concevoir si l’on
était un. La complexité de mon amour, de ma personne, multipliait,
diversifiait mes souffrances. Pourtant elles pouvaient se ranger
toujours sous les deux groupes dont l’alternative avait fait toute la
vie de mon amour pour Albertine, tour à tour livré à la confiance et au
soupçon jaloux.
 
Si j’avais peine à penser qu’Albertine, si vivante en moi (portant comme
je faisais le double harnais du présent et du passé), était morte,
peut-être était-il aussi contradictoire que ce soupçon de fautes, dont
Albertine, aujourd’hui dépouillée de la chair qui en avait joui, de
l’âme qui avait pu les désirer, n’était plus capable, ni responsable,
excitât en moi une telle souffrance, que j’aurais seulement bénie si
j’avais pu y voir le gage de la réalité morale d’une personne
matériellement inexistante, au lieu du reflet, destiné à s’éteindre
lui-même, d’impressions qu’elle m’avait autrefois causées. Une femme qui
ne pouvait plus éprouver de plaisirs avec d’autres n’aurait plus dû
exciter ma jalousie, si seulement ma tendresse avait pu se mettre à
jour. Mais c’est ce qui était impossible puisqu’elle ne pouvait trouver
son objet, Albertine, que dans des souvenirs où celle-ci était vivante.
Puisque, rien qu’en pensant à elle, je la ressuscitais, ses trahisons ne
pouvaient jamais être celles d’une morte ; l’instant où elle les avait
commises devenant l’instant actuel, non pas seulement pour Albertine,
mais pour celui de mes « moi » subitement évoqué qui la contemplait. De
sorte qu’aucun anachronisme ne pouvait jamais séparer le couple
indissoluble où, à chaque coupable nouvelle, s’appariait aussitôt un
jaloux lamentable et toujours contemporain. Je l’avais, les derniers
mois, tenue enfermée dans ma maison. Mais dans mon imagination
maintenant, Albertine était libre, elle usait mal de cette liberté, elle
se prostituait aux unes, aux autres. Jadis je songeais sans cesse à
l’avenir incertain qui était déployé devant nous, j’essayais d’y lire.
Et maintenant ce qui était en avant de moi, comme un double de
l’avenir--aussi préoccupant qu’un avenir puisqu’il était aussi
incertain, aussi difficile à déchiffrer, aussi mystérieux ; plus cruel
encore parce que je n’avais pas comme pour l’avenir la possibilité ou
l’illusion d’agir sur lui, et aussi parce qu’il se déroulait aussi loin
que ma vie elle-même, sans que ma compagne fût là pour calmer les
souffrances qu’il me causait,--ce n’était plus l’Avenir d’Albertine,
c’était son Passé. Son Passé ? C’est mal dire puisque pour la jalousie il
n’est ni passé ni avenir et que ce qu’elle imagine est toujours le
présent.
 
Les changements de l’atmosphère en provoquent d’autres dans l’homme
intérieur, réveillent des « moi » oubliés, contrarient l’assoupissement de
l’habitude, redonnent de la force à tels souvenirs, à telles
souffrances. Combien plus encore pour moi si ce temps nouveau qu’il
faisait me rappelait celui par lequel Albertine, à Balbec, sous la pluie
menaçante, par exemple, était allée faire, Dieu sait pourquoi, de
grandes promenades, dans le maillot collant de son caoutchouc. Si elle
avait vécu, sans doute aujourd’hui, par ce temps si semblable,
partirait-elle faire en Touraine une excursion analogue. Puisqu’elle ne
le pouvait plus, je n’aurais pas dû souffrir de cette idée ; mais, comme
aux amputés, le moindre changement de temps renouvelait mes douleurs
dans le membre qui n’existait plus.
 
Tout d’un coup c’était un souvenir que je n’avais, pas revu depuis bien
longtemps--car il était resté dissous dans la fluide et invisible
étendue de ma mémoire--qui se cristallisait. Ainsi il y avait plusieurs
années, comme on parlait de son peignoir de douche, Albertine avait
rougi. À cette époque-là je n’étais pas jaloux d’elle. Mais depuis,
j’avais voulu lui demander si elle pouvait se rappeler cette
conversation et me dire pourquoi elle avait rougi. Cela m’avait d’autant
plus préoccupé qu’on m’avait dit que les deux jeunes filles amies de Léa
allaient dans cet établissement balnéaire de l’hôtel et, disait-on, pas
seulement pour prendre des douches. Mais, par peur de fâcher Albertine
ou attendant une époque meilleure, j’avais toujours remis de lui en
parler, puis je n’y avais plus pensé. Et tout d’un coup, quelque temps
après la mort d’Albertine, j’aperçus ce souvenir, empreint de ce
caractère à la fois irritant et solennel qu’ont les énigmes laissées à
jamais insolubles par la mort du seul être qui eût pu les éclaircir. Ne
pourrais-je pas du moins tâcher de savoir si Albertine n’avait jamais
rien fait de mal dans cet établissement de douches ? En envoyant
quelqu’un à Balbec j’y arriverais peut-être. Elle vivante, je n’eusse
sans doute pu rien apprendre. Mais les langues se délient étrangement et
racontent facilement une faute quand on n’a plus à craindre la rancune
de la coupable. Comme la constitution de l’imagination, restée
rudimentaire, simpliste (n’ayant pas passé par les innombrables
transformations qui remédient aux modèles primitifs des inventions
humaines, à peine reconnaissables, qu’il s’agisse de baromètre, de
ballon, de téléphone, etc., dans leurs perfectionnements ultérieurs), ne
nous permet de voir que fort peu de choses à la fois, le souvenir de
l’établissement de douches occupait tout le champ de ma vision