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À la vue du ''Victoria'', l’effet si souvent produit se reproduisit encore :
 
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d’abord des cris, puis une stupéfaction profonde ; les affaires furent abandonnées, les travaux suspendus, le bruit cessa. Les voyageurs demeuraient dans une immobilité parfaite et ne perdaient pas un détail de cette populeuse cité ; ils descendirent même à soixante pieds du sol.
 
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À ces moyens d’intimidation qui furent jugés insuffisants, s’en joignirent d’autres plus redoutables. Des soldats armés d’arcs et de flèches se rangèrent en ordre de bataille ; mais déjà le ''Victoria'' se gonflait et s’élevait tranquillement hors de leur portée. Le gouverneur, saisissant alors un mousquet, le dirigea vers le ballon. Mais Kennedy le surveillait, et, d’une balle de sa carabine, il brisa l’arme dans la main du cheik.
 
À ce coup inattendu, ce fut une déroute générale ; chacun rentra au
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plus vite dans sa case, et, pendant le reste du jour, la ville demeura absolument déserte.
 
La nuit vint. Le vent ne soufflait plus. Il fallut se résoudre à rester immobile à trois cents pieds du sol. Pas un feu ne brillait dans l’ombre ; il régnait un silence de mort. Le docteur redoubla de prudence ; ce calme pouvait cacher un piège.
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— Mais, Dieu me pardonne ! répliqua Kennedy, on dirait que l’incendie monte et s’approche de nous. »
 
 
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En effet, au bruit de cris effroyables et des détonations des mousquets, cette masse de feu s’élevait vers le ''Victoria''. Joe se prépara à jeter du lest. Fergusson ne tarda pas à avoir l’explication de ce phénomène.
 
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''Départ dans la nuit. — Tous les trois. — Les instincts de Kennedy. — Précautions. — Le cours du Shari. — Le lac Tchad. — L’eau du lac. — L’hippopotame. — Une balle perdue.''
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Départ dans la nuit. — Tous les trois. — Les instincts de Kennedy. — Précautions. — Le cours du Shari. — Le lac Tchad. — L’eau du lac. — L’hippopotame. — Une balle perdue.''
 
 
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— Vivent les voyages aériens ! s’écria Joe. Nous voici, après vingt-cinq jours, bien portants, bien nourris, bien reposés, trop reposés peut-être, car mes jambes commencent à se rouiller, et je ne serais pas fâché de les dégourdir pendant une trentaine de milles.
 
— Tu te donneras ce plaisir-là dans les rues de Londres, Joe ; mais,
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pour conclure, nous sommes partis trois comme Denham, Clapperton, Overweg, comme Barth, Richardson et Vogel, et, plus heureux que nos devanciers, tous trois nous nous retrouvons encore ! Mais il est bien important de ne pas nous séparer. Si pendant que l’un de nous est à terre, le ''Victoria'' devait s’enlever pour éviter un danger subit, imprévu, qui sait si nous le reverrions jamais ? Aussi, je le dis franchement à Kennedy, je n’aime pas qu’il s’éloigne sous prétexte de chasse.
 
— Tu me permettras pourtant bien, ami Samuel, de me passer encore cette fantaisie ; il n’y a pas de mal à renouveler nos provisions ; d’ailleurs, avant notre départ, tu m’as fait entrevoir toute une série de chasses superbes, et jusqu’ici j’ai peu fait dans la voie des Anderson et des Cumming.
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Le ''Victoria'' descendit peu à peu, et se maintint néanmoins à une hauteur rassurante. Dans cette contrée sauvage et très peuplée, il fallait se défier de périls inattendus.
 
Les voyageurs suivaient directement alors le cours du Shari ; les bords charmants de ce fleuve disparaissaient sous les ombrages d’arbres aux
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nuances variées ; des lianes et des plantes grimpantes serpentaient de toutes parts et produisaient de curieux enchevêtrements de couleurs. Les crocodiles s’ébattaient en plein soleil ou plongeaient sous les eaux avec une vivacité de lézard ; en se jouant, ils accostaient les nombreuses îles vertes qui rompaient le courant du fleuve.
 
Ce fut ainsi, au milieu d’une nature riche et verdoyante, que passa le district de Maffatay. Vers neuf heures du matin, le docteur Fergusson et ses amis atteignaient enfin la rive méridionale du lac Tchad. C’était donc là cette Caspienne de l’Afrique, dont l’existence fut si longtemps reléguée au rang des fables, cette mer intérieure à laquelle parvinrent seulement les expéditions de Denham et de Barth. Le docteur essaya d’en fixer la configuration actuelle, bien différente déjà de celle de 1847 ; en effet, la carte de ce lac est impossible à tracer ; il est entouré de marais fangeux et presque infranchissables, dans lesquels Barth pensa périr ; d’une année à l’autre, ces marais, couverts de roseaux et de papyrus de quinze pieds, deviennent le lac lui-même ; souvent aussi, les villes étalées sur ses bords sont à demi submergées, comme il arriva à Ngornou en 1856, et maintenant les hippopotames et les alligators plongent aux lieux mêmes où s’élevaient les habitations du Bornou.
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Le docteur voulut constater la nature de l’eau, que longtemps on crut salée ; il n’y avait aucun danger à s’approcher de la surface du lac, et la nacelle vint le raser comme un oiseau à cinq pieds de distance.
 
 
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Joe plongea une bouteille, et la ramena à demi pleine ; cette eau fut goûtée et trouvée peu potable, avec un certain goût de natron.
 
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Depuis son arrivée au lac Tchad, le ''Victoria'' avait rencontré un courant qui s’inclinait plus à l’ouest ; quelques nuages tempéraient alors la chaleur du jour ; on sentait d’ailleurs un peu d’air sur cette vaste étendue d’eau ;
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mais, vers une heure, le ballon, ayant coupé de biais cette partie du lac, s’avança de nouveau dans les terres pendant l’espace de sept ou huit milles.
 
Le docteur, un peu fâché d’abord de cette direction, ne pensa plus à s’en plaindre quand il aperçut la ville de Kouka, la célèbre capitale du Bornou ; il put l’entrevoir un instant, ceinte de ses murailles d’argile blanche ; quelques mosquées assez grossières s’élevaient lourdement au-dessus de cette multitude de dés à jouer qui forment les maisons arabes. Dans les cours des maisons et sur les places publiques poussaient des palmiers et des arbres à caoutchouc, couronnés par un dôme de feuillage large de plus de cent pieds. Joe fit observer que ces immenses parasols étaienté
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taient en rapport avec l’ardeur des rayons solaires, et il en tira des conclusions fort aimables pour la Providence.
 
 
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— Ce sont des gypaètes, Joe, et de la plus grande taille ; et s’ils nous attaquent…
 
— Eh bien ! nous nous défendrons, Samuel ! Nous avons un arsenal pour les recevoir ! je ne pense pas que ces animaux-là soient bien redoutables !
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Eh bien ! nous nous défendrons, Samuel ! Nous avons un arsenal pour les recevoir ! je ne pense pas que ces animaux-là soient bien redoutables !
 
— Qui sait ? » répondit le docteur.
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— Attendons alors.
 
— Attends. Tiens-toi prêt en cas d’attaque, mais ne fais pas feu sans mon ordre. »
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Attends. Tiens-toi prêt en cas d’attaque, mais ne fais pas feu sans mon ordre. »
 
Les oiseaux se massaient alors à une faible distance ; on distinguait parfaitement leur gorge pelée tendue sous l’effort de leurs cris, leur crête cartilagineuse, garnie de papilles violettes, qui se dressait avec fureur. Ils étaient de la plus forte taille ; leur corps dépassait trois pieds en longueur, et le dessous de leurs ailes blanches resplendissait au soleil ; on eut dit des requins ailés, avec lesquels ils avaient une formidable ressemblance.
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Malgré son énergie et son impassibilité, celui-ci devint pale. Il y eut un moment de silence effrayant. Puis un déchirement strident se fit entendre comme celui de la soie qu’on arrache, et la nacelle manqua sous les pieds des trois voyageurs.
 
« Nous sommes perdus, s’écria Fergusson en
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portant les yeux sur le baromètre qui montait avec rapidité. »
 
Puis il ajouta : « Dehors le lest, dehors ! »
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Et la caisse qui les renfermait fut jetée dans l’espace.
 
 
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La chute devint moins rapide, mais les malheureux tombaient toujours !
 
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Le lendemain, 13 mai, les voyageurs reconnurent tout d’abord la partie de la côte qu’ils occupaient. C’était une sorte d’île de terre ferme au milieu d’un immense marais. Autour de ce morceau de terrain solide s’élevaient des roseaux grands comme des arbres d’Europe et qui s’étendaient à perte de vue.
 
Ces marécages infranchissables rendaient sûre la position du ''Victoria'' ; il fallait seulement surveiller le côté du lac ; la vaste nappe d’eau allait
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s’élargissant, surtout dans l’est, et rien ne paraissait à l’horizon, ni continent ni îles.
 
Les deux amis n’avaient pas encore osé parler de leur infortuné compagnon. Kennedy fut le premier à faire part de ses conjectures au docteur.
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— Bien, Samuel ; je ne serai pas longtemps absent. »
 
 
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Kennedy prit un fusil à deux coups et s’avança dans les grandes herbes vers un taillis assez rapproché ; de fréquentes détonations apprirent bientôt au docteur que sa chasse serait fructueuse.
 
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« J’ai longuement médité, lui dit-il, sur ce qu’il convient de faire pour retrouver notre compagnon.
 
— Quel que soit ton projet, Samuel, il me va ; parle.
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Quel que soit ton projet, Samuel, il me va ; parle.
 
— Avant tout, il est important que Joe ait de nos nouvelles.
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— Mais si le vent nous entraîne ?
 
— Il n’en sera rien, heureusement. Vois, Dick ; la brise nous ramène sur
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le lac, et cette circonstance, qui eut été fâcheuse hier, est propice aujourd’hui. Nos efforts se borneront donc à nous maintenir sur cette vaste étendue d’eau pendant toute la journée. Joe ne pourra manquer de nous voir là où ses regards doivent se diriger sans cesse. Peut-être même parviendra-t-il à nous informer du lieu de sa retraite.
 
— S’il est seul et libre, il le fera certainement.
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Le docteur se maintint constamment à une hauteur qui variait entre deux cents et cinq cents pieds. Kennedy déchargeait souvent sa carabine. Au-dessus des îles, les voyageurs se rapprochaient même imprudemment, fouillant du regard les taillis, les buissons, les halliers, partout où quelque ombrage, quelque anfractuosité de roc eût pu donner asile à leur compagnon. Ils descendaient près des longues pirogues qui sillonnaient le lac. Les pêcheurs, à leur vue, se précipitaient à l’eau et regagnaient leur île avec les démonstrations de crainte les moins dissimulées.
 
«
« Nous ne voyons rien, dit Kennedy après deux heures de recherches.
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Nous ne voyons rien, dit Kennedy après deux heures de recherches.
 
— Attendons, Dick, et ne perdons pas courage ; nous ne devons pas être éloignés du lieu de l’accident. »
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Kennedy ne répondit pas ; il préférait se taire à discuter cette terrible possibilité.
 
Le docteur signala la ville de Lari vers les cinq heures du soir. Les
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habitants travaillaient à la récolte du coton devant des cabanes de roseaux tressés, au milieu d’enclos propres et soigneusement entretenus.
 
Cette réunion d’une cinquantaine de cases occupait une légère dépression de terrain dans une vallée étendue entre de basses montagnes. La violence du vent portait plus avant qu’il ne convenait au docteur ; mais il changea une seconde fois et le ramena précisément à son point de départ, dans cette sorte d’île ferme où il avait passé la nuit précédente. L’ancre, au lieu de rencontrer les branches de l’arbre, se prit dans des paquets de roseaux mêlés à la vase épaisse du marais et d’une résistance considérable.
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— Je suis à tes ordres, répondit le chasseur. Partons. »
 
Mais le départ présentait de grandes difficultés. L’ancre, profondément engagée, résistait à tous les efforts, et le ballon, tirant en sens inverse, accroissait encore sa tenue. Kennedy ne put parvenir à l’arracher ; d’ailleurs,
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dans la position actuelle, sa manœuvre devenait fort périlleuse, car le ''Victoria'' risquait de s’enlever avant qu’il ne l’eut rejoint.
 
Le docteur, ne voulant pas courir une pareille chance, fit rentrer l’Écossais dans la nacelle et se résigna à couper la corde de l’ancre. Le ''Victoria '' fit un bond de trois cents pieds dans l’air, et prit directement la route du nord.
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— Je te suivrai, Samuel, répondit le chasseur avec énergie, tu peux compter sur moi ! Nous renoncerons plutôt à terminer ce voyage ! Joe s’est dévoué pour nous, nous nous sacrifierons pour lui ! »
 
Cette résolution ramena quelque courage au cœur de ces deux hommes. Ils se sentirent forts de la même idée. Fergusson mit tout en œuvre pour
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se jeter dans un courant contraire qui pût le rapprocher du Tchad ; mais c’était impossible alors, et la descente même devenait impraticable sur un terrain dénudé et par un ouragan de cette violence.
 
Le ''Victoria'' traversa ainsi le pays des Tibbous ; il franchit le Belad el Djérid, désert épineux qui forme la lisière du Soudan, et pénétra dans le désert de sable, sillonné par de longues traces de caravanes ; la dernière ligne de végétation se confondit bientôt avec le ciel à l’horizon méridional, non loin de la principale oasis de cette partie de l’Afrique, dont les cinquante puits sont ombragés par des arbres magnifiques ; mais il fut impossible de s’arrêter. Un campement arabe, des tentes d’étoffes rayées, quelques chameaux allongeant sur le sable leur tête de vipère, animaient cette solitude ; mais le ''Victoria'' passa comme une étoile filante, et parcourut ainsi une distance de soixante milles en trois heures, sans que Fergusson parvînt à maîtriser sa course.
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Il parlait ainsi avec une rage de désespéré, quand il vit dans le nord les sables du désert se soulever au milieu d’une épaisse poussière, et tournoyer sous l’impulsion des courants opposés.
 
Au milieu du tourbillon, brisée, rompue, renversée, une caravane entière disparaissait sous l’avalanche de sable ; les chameaux pêle-mêle poussaient des gémissements sourds et lamentables ; des cris, des hurlements sortaient de ce brouillard étouffant. Quelquefois, un vêtement bariolé tranchait
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avec ces couleurs vives dans ce chaos, et le mugissement de la tempête dominait cette scène de destruction.
 
 
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— Si tu es satisfait, je le suis, répondit le chasseur ; mais fasse le ciel que nous ne soyons pas réduits à traverser le désert comme ces malheureux Arabes ! Ce que nous avons vu est horrible.
 
— Et se reproduit fréquemment, Dick. Les traversées du désert sont autrement
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dangereuses que celles de l’Océan ; le désert a tous les périls de la mer, même l’engloutissement, et, de plus, des fatigues et des privations insoutenables.
 
— Il me semble, dit Kennedy, que le vent tend à se calmer ; la poussière des sables est moins compacte, leurs ondulations diminuent, l’horizon s’éclaircit.
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<div style="font-size:80%;text-align:center;">Joe dans le lac Tchad.</div>
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Joe dans le lac Tchad.</div>
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Mais à mesure qu’il s’approchait de terre, une pensée d’abord fugitive, tenace alors, s’empara de son esprit. Il savait que les rives du lac sont hantées par d’énormes alligators, et il connaissait la voracité de ces animaux.
 
Quelle que fût sa manie de trouver tout naturel en ce monde, le digne garçon se sentait invinciblement ému ; il craignait que la chair blanche ne fût particulièrement du goût des crocodiles, et il ne s’avança donc qu’avec une extrême précaution, l’œil aux aguets. Il n’était plus qu’à une centaine de brasses d’un rivage ombragé d’arbres verts, quand une
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bouffée d’air chargé de l’odeur pénétrante du musc arriva jusqu’à lui.
 
« Bon, se dit-il ! voilà ce que je craignais ! le caïman n’est pas loin. »
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Mais avant qu’il eut le temps de se rendre compte de sa situation, il ne put se méprendre aux adorations dont il devint l’objet. Cela ne laissa pas de le rassurer, bien que l’histoire de Kazeh lui revint à la mémoire.
 
« Je pressens que je vais redevenir un dieu, un fils de la Lune quelconque !
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Eh bien, autant ce métier-là qu’un autre quand on n’a pas le choix. Ce qu’il importe, c’est de gagner du temps. Si le ''Victoria'' vient à repasser, je profiterai de ma nouvelle position pour donner à mes adorateurs le spectacle d’une ascension miraculeuse. »
 
Pendant que Joe réfléchissait de la sorte, la foule se resserrait autour de lui ; elle se prosternait, elle hurlait, elle le palpait, elle devenait familière ; mais, au moins, elle eut la pensée de lui offrir un festin magnifique, composé de lait aigre avec du riz pilé dans du miel, le digne garçon, prenant son parti de toutes choses, fit alors un des meilleurs repas de sa vie et donna à son peuple une haute idée de la façon dont les dieux dévorent dans les grandes occasions.
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Bientôt cette humidité se fit eau, et cette eau monta si bien que Joe en eut jusqu’à mi-corps.
 
« Qu’est-ce là ? dit-il, une inondation ! une trombe ! un nouveau
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supplice de ces nègres ! Ma foi, je n’attendrai pas d’en avoir jusqu’au cou ! »
 
Et ce disant, il enfonça la muraille d’un coup d’épaule et se trouva où ? en plein lac ! D’île, il n’y en avait plus ! Submergée pendant la nuit ! À sa place l’immensité du Tchad !
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« Voilà une chose qu’on ne voudra jamais croire », dit-il.
 
Il ne savait pas que les dernières lettres du docteur Vogel avaient fait connaître cette singularité des rives du Tchad, où les reptiles sont plus nombreux qu’en aucun pays du monde. Après ce qu’il venait de voir, Joe résolut d’être plus circonspect à l’avenir, et, s’orientant sur le soleil, il se mit en marche en se dirigeant vers le nord-est. Il évitait avec le plus
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grand soin cabanes, cases, huttes, tanières, en un mot tout ce qui peut servir de réceptacle à la race humaine.
 
Que de fois ses regards se portèrent en l’air ! Il espérait apercevoir le ''Victoria'', et bien qu’il l’eût vainement cherché pendant toute cette journée de marche, cela ne diminua pas sa confiance en son maître ; il lui fallait une grande énergie de caractère pour prendre si philosophiquement sa situation. La faim se joignait à la fatigue, car à le nourrir de racines, de moelle d’arbustes, tels que le « mélé », ou des fruits du palmier doum, on ne refait pas un homme ; et cependant, suivant son estime, il s’avança d’une trentaine de milles vers l’ouest. Son corps portait en vingt endroits les traces des milliers d’épines dont les roseaux du lac,
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les acacias et les mimosas sont hérissés, et ses pieds ensanglantés rendaient sa marche extrêmement douloureuse. Mais enfin il put réagir contre ses souffrances, et, le soir venu, il résolut de passer la nuit sur les rives du Tchad.
 
Là, il eut à subir les atroces piqûres de myriades d’insectes : mouches, moustiques, fourmis longues d’un demi-pouce y couvrent littéralement la terre. Au bout de deux heures, il ne restait pas à Joe un lambeau du peu de vêtements qui le couvraient ; les insectes avaient tout dévoré ! Ce fut une nuit terrible, qui ne donna pas une heure de sommeil au voyageur fatigué ; pendant ce temps, les sangliers, les buffles sauvages, l’ajoub, sorte de lamentin assez dangereux, faisaient rage dans les buissons et sous les eaux du lac ; le concert des bêtes féroces retentissait au milieu de la nuit. Joe n’osa remuer. Sa résignation et sa patience eurent de la peine à tenir contre une pareille situation.
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« Où peut être le ''Victoria'' ? se demandait-il… Le vent souffle du nord ! Il devrait revenir sur le lac ! Sans doute M. Samuel aura procédé à une nouvelle installation pour rétablir l’équilibre ; mais la journée d’hier a dû suffire à ces travaux ; il ne serait donc pas impossible qu’aujourd’hui… Mais agissons comme si je ne devais jamais le revoir. Après tout, si je parvenais à gagner une des grandes villes du lac, je me trouverais dans la position des voyageurs dont mon maître nous a parlé. Pourquoi ne me tirerais-je pas d’affaire comme eux ? Il y en a qui en sont revenus, que diable !… Allons ! courage ! »
 
Or, en parlant ainsi et en marchant toujours, l’intrépide Joe tomba en
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pleine forêt au milieu d’un attroupement de sauvages ; il s’arrêta à temps et ne fut pas vu. Les nègres s’occupaient à empoisonner leurs flèches avec le suc de l’euphorbe, grande occupation des peuplades de ces contrées, et qui se fait avec une sorte de cérémonie solennelle.
 
Joe, immobile, retenant son souffle, se cachait au milieu d’un fourré, lorsqu’en levant les yeux, par une éclaircie du feuillage, il aperçut le ''Victoria'', le ''Victoria'' lui-même, se dirigeant vers le lac, à cent pieds à peine au-dessus de lui. Impossible de se faire entendre ! impossible de se faire voir !
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''Un
''Un rassemblement à l’horizon. — Une troupe d’arabes. — La poursuite. — C’est lui ! — Chute de cheval. — L’Arabe étranglé. — Une balle de Kennedy. — Manœuvre. — Enlèvement au vol. — Joe sauvé.''
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rassemblement à l’horizon. — Une troupe d’arabes. — La poursuite. — C’est lui ! — Chute de cheval. — L’Arabe étranglé. — Une balle de Kennedy. — Manœuvre. — Enlèvement au vol. — Joe sauvé.''
 
 
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Kennedy reprit son observation, et, quelques minutes après, il dit :
 
« Ce sont des Arabes lancés à toute vitesse. Je les distingue parfaitement. Ils sont une cinquantaine. Je vois leurs burnous qui se gonflent
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contre le vent. C’est un exercice de cavalerie ; leur chef les précède à cent pas, et ils se précipitent sur ses traces.
 
— Quels qu’ils soient, Dick, ils ne sont pas à redouter, et, si cela est nécessaire, je m’élèverai.
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— Évidemment. Je ne me trompe pas ! C’est une chasse, mais une chasse à l’homme ! Ce n’est point un chef qui les précède, mais un fugitif.
 
— Un fugitif ! dit Samuel avec émotion.
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Un fugitif ! dit Samuel avec émotion.
 
— Oui !
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— Mais les Arabes vont l’atteindre ! qu’attend-il ? Ah ! le courageux garçon ! Hourra ! » fit le chasseur qui ne se contenait plus. »
 
Joe, immédiatement relevé après sa chute, à l’instant où l’un des plus rapides cavaliers se précipitait sur lui, bondissait comme une panthère,
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l’évitait par un écart, se jetait en croupe, saisissait l’Arabe à la gorge, de ses mains nerveuses, de ses doigts de fer, il l’étranglait, le renversait sur le sable, et continuait sa course effrayante.
 
Un immense cri des Arabes s’éleva dans l’air ; mais, tout entiers à leur poursuite, ils n’avaient pas vu le ''Victoria'' à cinq cents pas derrière eux, et à trente pieds du sol à peine ; eux-mêmes, ils n’étaient pas à vingt longueurs de cheval du fugitif.
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— Joe ! garde à toi !… » cria le docteur de sa voix retentissante en jetant l’échelle, dont les premiers échelons soulevèrent la poussière du sol.
 
À
À l’appel du docteur, Joe, sans arrêter son cheval, s’était retourné ; l’échelle arriva près de lui, et au moment où il s’y accrochait :
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l’appel du docteur, Joe, sans arrêter son cheval, s’était retourné ; l’échelle arriva près de lui, et au moment où il s’y accrochait :
 
« Jette, cria le docteur à Kennedy.
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Joe se cramponna fortement à l’échelle pendant les vastes oscillations qu’elle eut à décrire ; puis faisant un geste indescriptible aux Arabes, et grimpant avec l’agilité d’un clown, il arriva jusqu’à ses compagnons qui le reçurent dans leurs bras.
 
Les Arabes poussèrent un cri de surprise et de rage. Le fugitif
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venait de leur être enlevé au vol, et le ''Victoria'' s’éloignait rapidement.
 
« Mon maître ! monsieur Dick ! » avait dit Joe.
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Au jour, le vent revint assez fort, mais capricieux ; il se jetait brusquement dans le nord et le sud, mais en dernier lieu, le ''Victoria'' fut entraîné vers l’ouest.
 
Le docteur, la carte à la main, reconnut le royaume du Damerghou, terrain onduleux d’une grande fertilité, avec les huttes de ses villages faites
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de longs roseaux entremêlés des branchages de l’asclepia ; les meules de grains s’élevaient, dans les champs cultivés, sur de petits échafaudages destinés à les préserver de l’invasion des souris et des termites.
 
Bientôt on atteignit la ville de Zinder, reconnaissable à sa vaste place des exécutions ; au centre se dresse l’arbre de mort ; le bourreau veille au pied, et quiconque passe sous son ombre est immédiatement pendu !
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— Entêté ! fit le docteur en riant. Au moins tu voudras bien nous raconter ton histoire ?
 
— Si vous y tenez beaucoup ! Mais, auparavant, je vais mettre cette
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oie grasse en état de parfaite cuisson, car je vois que M. Dick n’a pas perdu son temps.
 
— Comme tu dis, Joe.
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Enfin Joe, en poursuivant son récit, arriva au moment où, plongé dans le marais, il jeta un dernier cri de désespoir.
 
« Je me croyais perdu, mon maître, dit-il, et mes pensées s’adressaient à vous. Je me mis à me débattre. Comment ? je ne vous le dirai pas ; j’étais bien décidé à ne pas me laisser engloutir sans discussion, quand, à deux pas de moi, je distingue, quoi ? un bout de corde fraîchement coupée ; je me permets de faire un dernier effort, et, tant bien que mal, j’arrive au câble ; je tire ; cela résiste ; je me hale, et finalement me voilà en terre ferme ! Au bout de la corde je trouve une ancre !… Ah ! mon maître ! j’ai bien le droit de l’appeler l’ancre du salut, si toutefois vous n’y voyez pas d’inconvénient. Je la reconnais ! une ancre du ''Victoria'' ! vous aviez pris terre en cet endroit ! Je suis la direction de la corde qui me donne votre direction, et, après de nouveaux efforts, je me tire de la fondrière. J’avais repris mes forces avec mon courage, et je marchai pendant une partie de la nuit, en m’éloignant du lac. J’arrivai enfin à la lisière d’une immense forêt. Là, dans un enclos, des chevaux paissaient sans songer à mal. Il y a des moments dans l’existence où tout le monde sait monter à cheval, n’est-il pas vrai ? Je ne perds pas une minute à réfléchir, je saute sur le dos de l’un de ces quadrupèdes, et nous voilà filant vers le nord à toute vitesse. Je ne vous parlerai point des villes que je n’ai pas vues, ni des villages que j’ai évités. Non. Je traverse les champs ensemencés, je franchis les halliers, j’escalade les palissades, je pousse ma bête, je l’excite, je l’enlève ! J’arrive à la limite des terres cultivées. Bon ! le désert ! cela me va ; je verrai mieux devant moi, et de plus loin. J’espérais toujours apercevoir le ''Victoria'' m’attendant en courant des bordées. Mais rien. Au bout de trois heures, je tombai comme
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un sot dans un campement d’Arabes ! Ah ! quelle chasse !… Voyez-vous, Monsieur Kennedy, un chasseur ne sait pas ce qu’est une chasse, s’il n’a été chassé lui-même ! Et cependant, s’il le peut, je lui donne le conseil de ne pas en essayer ! Mon cheval tombait de lassitude ; on me serre de prés ; je m’abats ; je saute en croupe d’un Arabe ! Je ne lui en voulais pas, et j’espère bien qu’il ne me garde pas rancune de l’avoir étranglé ! Mais je vous avais vus !… et vous savez le reste. Le ''Victoria'' court sur mes traces, et vous me ramassez au vol, comme un cavalier fait d’une bague. N’avais-je pas raison de compter sur vous ? Eh bien ! monsieur Samuel, vous voyez combien tout cela est simple. Rien de plus naturel au monde ! Je suis prêt à recommencer, si cela peut vous rendre service encore ! et, d’ailleurs, comme je vous le disais, mon maître, cela ne vaut pas la peine d’en parler.
 
— Mon brave Joe ! répondit le docteur avec émotion. Nous n’avions donc pas tort de nous fier à ton intelligence et à ton adresse !
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— Sans doute, reprit Joe. On ne peut pas se permettre de faire un voyage en Afrique sans visiter Tembouctou !
 
— Tu seras le cinquième ou sixième Européen qui aura vu cette ville mystérieuse !
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Tu seras le cinquième ou sixième Européen qui aura vu cette ville mystérieuse !
 
— Va pour Tembouctou !
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— Alors, répliqua Kennedy, je vais dormir un peu.
 
— Dormez, monsieur, répondit Joe ; vous-même, mon maître, imitez
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M. Kennedy ; vous devez avoir besoin de repos, car je vous ai fait veiller d’une façon indiscrète. »
 
Le chasseur s’étendit sous la tente ; mais Fergusson, sur qui la fatigue avait peu de prise, demeura à son poste d’observation.
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La journée du 17 mai fut tranquille et exempte de tout incident ; le désert recommençait ; un vent moyen ramenait le ''Victoria'' dans le sud-ouest ; il ne déviait ni à droite ni à gauche ; son ombre traçait sur le sable une ligne rigoureusement droite.
 
Avant son départ, le docteur avait renouvelé prudemment sa provision
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d’eau ; il craignait de ne pouvoir prendre terre sur ces contrées infestées par les Touaregs Aouelimminiens. Le plateau, élevé de dix-huit cents pieds au-dessus du niveau de la mer, se déprimait vers le sud. Les voyageurs, ayant coupé la route d’Aghadès à Mourzouk, souvent battue par le pied des chameaux, arrivèrent au soir par 16° de latitude et 4° 55’ de longitude, après avoir franchi cent quatre-vingts milles d’une longue monotonie.
 
Pendant cette journée, Joe apprêta les dernières pièces de gibier, qui n’avaient reçu qu’une préparation sommaire ; il servit au souper des brochettes de bécassines fort appétissantes. Le vent étant bon, le docteur résolut de continuer sa route pendant une nuit que la lune, presque pleine encore, faisait resplendissante. Le ''Victoria'' s’éleva à une hauteur de cinq cents pieds, et, pendant cette traversée nocturne de soixante milles environ, le léger sommeil d’un enfant n’eût même pas été troublé.
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— Et quel temps mettrons-nous à y parvenir ?
 
— Si le vent ne nous écarte pas trop, je compte rencontrer cette ville mardi vers le soir.
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Si le vent ne nous écarte pas trop, je compte rencontrer cette ville mardi vers le soir.
 
— Alors, fit Joe en indiquant une longue file de bêtes et d’hommes qui serpentait en plein désert, nous arriverons plus vite que cette caravane. »
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Mais le ''Victoria'' avait déjà disparu aux yeux étonnés des Arabes, qui devaient envier sa rapidité. Au soir, il passait par 2° 20’ de longitude <ref>Le zéro du méridien de Paris.</ref>, et, pendant la nuit, il franchissait encore plus d’un degré.
 
Le lundi, le temps changea complètement ; la pluie se mit à tomber avec une grande violence ; il fallut résister à ce déluge et à l’accroissement de poids dont il chargeait le ballon et la nacelle ; cette perpétuelle averse expliquait les marais et les marécages qui composaient uniquement la
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surface du pays ; la végétation y reparaissait avec les mimosas, les baobabs et les tamarins.
 
Tel était le Sonray avec ses villages coiffés de toits renversés comme des bonnets arméniens ; il y avait peu de montagnes, mais seulement ce qu’il fallait de collines pour faire des ravins et des réservoirs, que les pintades et les bécassines sillonnaient de leur vol ; çà et là un torrent impétueux coupait les routes ; les indigènes le traversaient en se cramponnant à une liane tendue d’un arbre à un autre ; les forêts faisaient place aux jungles dans lesquels remuaient alligators, hippopotames et rhinocéros.
 
« Nous ne tarderons pas à voir le Niger, dit le docteur ; la contrée se métamorphose aux approches des grands fleuves. Ces chemins qui marchent,
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suivant une juste expression, ont d’abord apporté la végétation avec eux, comme ils apporteront la civilisation plus tard. Ainsi, dans son parcours de deux mille cinq cents milles, le Niger a semé sur ses bords les plus importantes cités de l’Afrique.
 
— Tiens, dit Joe, cela me rappelle l’histoire de ce grand admirateur de la Providence, qui la louait du soin qu’elle avait eu de faire passer les fleuves au milieu des grandes villes ! »
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— Est-ce qu’on a découvert les sources du Niger ? demanda Joe.
 
— Il y a longtemps, répondit le docteur. La reconnaissance du Niger et de ses affluents attira de nombreuses explorations, et je puis vous indiquer les principales. De 1749 à 1758, Adamson reconnaît le fleuve et visite Gorée ; de 1785 à 1788, Golberry et Geoffroy parcourent les déserts de la Sénégambie et remontent jusqu’au pays des Maures, qui assassinèrent Saugnier, Brisson, Adam, Riley, Cochelet, et tant d’autres infortunés. Vient alors l’illustre Mungo-Park, l’ami de Walter-Scott, Écossais comme lui. Envoyé en 1795 par la Société africaine de Londres, il atteint Bambarra, voit le Niger, fait cinq cents milles avec un marchand d’esclaves, reconnaît la rivière de Gambie et revient en Angleterre en 1797,
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il repart le 30 janvier 1805 avec son beau-frère Anderson, Scott le dessinateur et une troupe d’ouvriers ; il arrive à Gorée, s’adjoint un détachement de trente-cinq soldats, revoit le Niger le 19 août ; mais alors, par suite des fatigues, des privations, des mauvais traitements, des inclémences du ciel, de l’insalubrité du pays, il ne reste plus que onze vivants de quarante Européens ; le 16 novembre, les dernières lettres de Mungo-Park parvenaient à sa femme, et, un an plus tard, on apprenait par un trafiquant du pays qu’arrivé à Boussa, sur le Niger, le 23 décembre, l’infortuné voyageur vit sa barque renversée par les cataractes du fleuve, et que lui-même fut massacré par les indigènes.
 
— Et cette fin terrible n’arrêta pas les explorateurs ?
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— Encore une victime ! dit le chasseur.
 
— C’est alors qu’un courageux jeune homme entreprit avec ses faibles ressources et accomplit le plus étonnant des voyages modernes ; je veux parler du Français René Caillié. Après diverses tentatives en 1819 et en 1824, il partit à nouveau, le 19 avril 1827, du Rio-Nunez ; le 3 août, il arriva tellement épuisé et malade à Timé, qu’il ne put reprendre son voyage qu’en janvier 1828, six mois après ; il se joignit alors à une caravane, protégé par son vêtement oriental, atteignit le Niger le 10 mars, pénétra dans la ville de Jenné, s’embarqua sur le fleuve et le descendit jusqu’à Tembouctou, où il arriva le 30 avril. Un autre FrançaisFranç
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ais, Imbert, en 1670, un Anglais, Robert Adams, en 1810, avaient peut-être vu cette ville curieuse ; mais René Caillié devait être le premier Européen qui en ait rapporté des données exactes ; le 4 mai, il quitta cette reine du désert ; le 9, il reconnut l’endroit même où fut assassiné le major Laing ; le 19, il arriva à El-Araouan et quitta cette ville commerçante pour franchir, à travers mille dangers, les vastes solitudes comprises entre le Soudan et les régions septentrionales de l’Afrique ; enfin il entra à Tanger, et, le 28 septembre, il s’embarqua pour Toulon ; en dix-neuf mois, malgré cent quatre-vingts jours de maladie, il avait traversé l’Afrique de l’ouest au nord. Ah ! si Caillié fût né en Angleterre, on l’eût honoré comme le plus intrépide voyageur des temps modernes ; à l’égal de Mungo-Park. Mais, en France, il n’est pas apprécié à sa valeur <ref>Le docteur Fergusson, en sa qualité d’Anglais, exagère peut-être ; néanmoins, nous devons reconnaître que René Caillié ne jouit pas en France, parmi les voyageurs, d’une célébrité digne de son dévouement et de son courage.</ref>.
 
— C’était un hardi compagnon, dit le chasseur. Et qu’est-il devenu ?
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— Ainsi, ces deux frères échappèrent au sort commun ? demanda Kennedy.
 
— Oui, pendant cette exploration du moins, car en 1833 Richard entreprit un troisième voyage au Niger, et périt frappé d’une balle inconnue prés de l’embouchure du fleuve. Vous le voyez donc, mes amis, ce pays,
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que nous traversons, a été témoin de nobles dévouements, qui n’ont eu trop souvent que la mort pour récompense ! »
 
 
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« Voilà un site des ''Mystères d’Udolphe'', dit le docteur ; Anne Radcliff n’aurait pas découpé ces montagnes sous un plus effrayant aspect.
 
— Ma foi ! répondit Joe, je n’aimerais pas à me promener seul le soir dans
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ce pays de fantômes. Voyez-vous, mon maître, si ce n’était pas si lourd, j’emporterais tout ce paysage en Écosse. Cela ferait bien sur les bords du lac Lomond, et les touristes y courraient en foule.
 
— Notre ballon n’est pas assez grand pour te permettre cette fantaisie. Mais il me semble que notre direction change. Bon ! les lutins de l’endroit sont fort aimables ; ils nous soufflent un petit vent de sud-est qui va nous remettre en bon chemin. »
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— Enchanté, mon garçon.
 
— Bon, tout est pour le mieux. »
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Bon, tout est pour le mieux. »
 
En effet, à deux heures, la reine du désert, la mystérieuse Tembouctou, qui eut, comme Athènes et Rome, ses écoles de savants et ses chaires de philosophie, se déploya sous les regards des voyageurs.
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La ville paraissait livrée, en effet, à une grande incurie ; elle accusait la nonchalance épidémique des cités qui s’en vont ; d’immenses décombres s’amoncelaient dans les faubourgs et formaient avec la colline du marché les seuls accidents du terrain.
 
Au passage du ''Victoria'', il se fit bien quelque mouvement, le tambour fut battu ; mais à peine si le dernier savant de l’endroit eut le temps d’observer ce nouveau phénomène ; les voyageurs, repoussés par le vent
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du désert, reprirent le cours sinueux du fleuve, et bientôt Tembouctou ne fut plus qu’un des souvenirs rapides de leur voyage.
 
« Et maintenant, dit le docteur, le ciel nous conduise où il lui plaira !
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''Inquié
''Inquiétudes du docteur Fergusson. — Direction persistante vers le sud. — Un nuage de sauterelles. — Vue de Jenné. — Vue de Ségo. — Changement de vent. — Regrets de Joe.''
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tudes du docteur Fergusson. — Direction persistante vers le sud. — Un nuage de sauterelles. — Vue de Jenné. — Vue de Ségo. — Changement de vent. — Regrets de Joe.''
 
 
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— Comme je n’en ai jamais vu, répliqua Joe, avec des arêtes tirées au cordeau.
 
— Je respire, dit le docteur en déposant sa lunette. Ce n’est pas un nuage
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Je respire, dit le docteur en déposant sa lunette. Ce n’est pas un nuage
 
— Par exemple ! fit Joe.
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<br />
 
 
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Fergusson disait vrai ; ce nuage épais, opaque, d’une étendue de plusieurs milles, arrivait avec un bruit assourdissant, promenant sur le sol son ombre immense ; c’était une innombrable légion de ces sauterelles auxquelles on a donné le nom de criquets. À cent pas du ''Victoria'', elles s’abattirent sur un pays verdoyant ; un quart d’heure plus tard, la masse reprenait son vol, et les voyageurs pouvaient encore apercevoir de loin les arbres, les buissons entièrement dénudés, les prairies comme fauchées. On eut dit qu’un subit hiver venait de plonger la campagne dans la plus profonde stérilité.
 
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— Remettons cette visite à notre prochaine excursion, dit Joe en riant.
 
— D’ailleurs, si je ne me trompe, mes amis, le vent a une légère tendance à
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souffler de l’est ; il ne faut pas perdre une pareille occasion. »
 
Le docteur jeta quelques objets devenus inutiles, des bouteilles vides et une caisse de viande qui n’était plus d’aucun usage ; il réussit à maintenir le ''Victoria'' dans une zone plus favorable à ses projets. À quatre heures du matin, les premiers rayons du soleil éclairaient Ségo, la capitale du Bambarra, parfaitement reconnaissable aux quatre villes qui la composent, à ses mosquées mauresques, et au va-et-vient incessant des bacs qui transportent les habitants dans les divers quartiers. Mais les voyageurs ne furent pas plus vus qu’ils ne virent ; ils fuyaient rapidement et directement dans le nord-ouest, et les inquiétudes du docteur se calmaient peu à peu.
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— Ah ! monsieur Samuel ! reprit Joe avec un gros soupir, je regretterai plus d’une fois mes cailloux en or massif ! Voilà qui aurait donné du poids à nos histoires et de la vraisemblance à nos récits. À un gramme d’or par auditeur, je me serais composé une jolie foule pour m’entendre et même pour m’admirer !
 
''
''Les approches du Sénégal. — Le ''Victoria'' baisse de plus en plus. — On jette, on jette toujours. — Le marabout El-Hadji. — MM. Pascal, Vincent, Lambert. — Un rival de Mahomet. — Les montagnes difficiles. — Les armes de Kennedy. — Une manœuvre de Joe. — Halte au-dessus d’une forêt.''
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Les approches du Sénégal. — Le ''Victoria'' baisse de plus en plus. — On jette, on jette toujours. — Le marabout El-Hadji. — MM. Pascal, Vincent, Lambert. — Un rival de Mahomet. — Les montagnes difficiles. — Les armes de Kennedy. — Une manœuvre de Joe. — Halte au-dessus d’une forêt.''
 
 
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— Débarrassons-nous de la tente, dont le poids est assez considérable. »
 
Joe, que cet ordre concernait, monta au-dessus du cercle qui réunissait
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les cordes du filet ; de là, il vint facilement à bout de détacher les épais rideaux de la tente, et il les précipita au dehors.
 
 
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— Alors comment ferons-nous ?
 
— Nous sacrifierons tout ce qui ne sera pas complètement indispensable ; je veux à tout prix éviter une halte dans ces parages ; les forêts dont nous rasons la cime en ce moment ne sont rien moins que sûres.
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Nous sacrifierons tout ce qui ne sera pas complètement indispensable ; je veux à tout prix éviter une halte dans ces parages ; les forêts dont nous rasons la cime en ce moment ne sont rien moins que sûres.
 
— Quoi ! des lions ? des hyènes ? fit Joe avec mépris.
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— Laquelle ?
 
— Nous aurons des montagnes à dépasser, et ce sera difficile, puisque
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je ne puis augmenter la force ascensionnelle de l’aérostat, même en produisant la plus grande chaleur possible.
 
— Attendons, fit Kennedy, et nous verrons alors.
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— Jetez-les.
 
— Voilà ! fit Joe. C’est triste de s’en aller morceau par morceau.
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Voilà ! fit Joe. C’est triste de s’en aller morceau par morceau.
 
— Pour toi, Joe, ne va pas renouveler ton dévouement de l’autre jour ! Quoi qu’il arrive, jure-moi de ne pas nous quitter.
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— Le malheureux ! » fit le docteur.
 
 
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La crête de la montagne pouvait avoir en cet endroit une vingtaine de pieds de largeur, et de l’autre côté, la pente présentait une moindre déclivité. La nacelle arriva juste au niveau de ce plateau assez uni ; elle glissa sur un sol composé de cailloux aigus qui criaient sous son passage.
 
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L’intrépide garçon se soutenait par les mains au bord inférieur de la nacelle ; il courait à pied sur la crête, délestant ainsi le ballon de la totalité de son poids ; il était même obligé de le retenir fortement, car il tendait à lui échapper.
 
Lorsqu’il fut arrivé au versant opposé, et que l’abîme se présenta devant
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lui, Joe, par un vigoureux effort du poignet, se releva, et s’accrochant aux cordages, il remonta auprès de ses compagnons.
 
 
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''Combat de générosité. — Dernier sacrifice. — L’appareil de dilatation. — Adresse de Joe. — Minuit. — Le quart du docteur. — Le quart de Kennedy. — Il s’endort. — L’incendie. — Les hurlements. — Hors de portée.''
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Combat de générosité. — Dernier sacrifice. — L’appareil de dilatation. — Adresse de Joe. — Minuit. — Le quart du docteur. — Le quart de Kennedy. — Il s’endort. — L’incendie. — Les hurlements. — Hors de portée.''
 
 
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— Mais enfin…
 
— Écoutez-moi, mes amis ; j’ai calculé fort exactement ce qui nous reste de force ascensionnelle ; elle est suffisante pour nous transporter tous les
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trois avec le peu d’objets qui nous restent ; nous ferons à peine un poids de cinq cents livres, en y comprenant nos deux ancres que je tiens à conserver.
 
— Mon cher Samuel, répondit le chasseur, tu es plus compétent que nous en pareille matière ; tu es le seul juge de la situation ; dis-nous ce que nous devons faire, et nous le ferons.
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À minuit, ces divers travaux se terminaient heureusement, au prix de bien des fatigues ; on prit rapidement un repas fait de pemmican et de grog froid, car le docteur n’avait plus de chaleur à mettre à la disposition de Joe.
 
 
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Celui-ci, d’ailleurs, et Kennedy tombaient de fatigue.
 
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Kennedy alluma tranquillement sa pipe, tout en frottant ses yeux, qu’il avait de la peine à tenir ouverts ; il s’accouda dans un coin, et se mit à fumer vigoureusement pour chasser le sommeil.
 
Le silence le plus absolu régnait autour de lui ; un vent léger agitait la cime des arbres et balançait doucement la nacelle, invitant le chasseur à ce sommeil qui l’envahissait malgré lui ; il voulut y résister, ouvrit plusieurs
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fois les paupières, plongea dans la nuit quelques-uns de ces regards qui ne voient pas, et enfin, succombant à la fatigue, il s’endormit.
 
Combien de temps fut-il plongé dans cet état d’inertie ? Il ne put s’en rendre compte à son réveil, qui fut brusquement provoqué par un pétillement inattendu.
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— Les Talibas ! les marabouts d’Al-Hadji, sans doute ! » dit le docteur.
 
Un cercle de feu entourait le ''Victoria'' ; les craquements du bois mort se mêlaient aux gémissements des branches vertes ; les lianes, les feuilles, toute la partie vivante de cette végétation se tordait dans l’élément destructeur ; le regard ne saisissait qu’un océan de flammes ; les grands arbres
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se dessinaient en noir dans la fournaise, avec leurs branches couvertes de charbons incandescents ; cet amas enflammé, cet embrasement se réfléchissait dans les nuages, et les voyageurs se crurent enveloppés dans une sphère de feu.
 
« Fuyons ! s’écria Kennedy ! à terre ! c’est notre seule chance de salut ! »
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La lisière de la forêt venait d’être dépassée, et les voyageurs purent apercevoir une trentaine de cavaliers, revêtus du large pantalon et du burnous flottant ; ils étaient armés, les uns de lances, les autres de longs mousquets ; ils suivaient au petit galop de leurs chevaux vifs et ardents la direction du ''Victoria'', qui marchait avec une vitesse modérée.
 
À la vue des voyageurs, ils poussèrent des cris sauvages, en brandissant leurs armes ; la colère et les menaces se lisaient sur leurs figures basanées, rendues plus féroces par une barbe rare, mais hérissée ; ils traversaient sans
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peine ces plateaux abaissés et ces rampes adoucies qui descendent au Sénégal.
 
« Ce sont bien eux ! dit le docteur, les cruels Talibas, les farouches marabouts d’Al-Hadji ! J’aimerais mieux me trouver en pleine forêt, au milieu d’un cercle de bêtes fauves, que de tomber entre les mains de ces bandits.
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— Oui-da ! répondit Fergusson ; mais ils seraient à bonne portée aussi, et notre ''Victoria'' offrirait un but trop facile aux balles de leurs longs mousquets ; or, s’ils le déchiraient, je te laisse à juger quelle serait notre situation. »
 
La poursuite des Talibas continua toute la matinée. Vers onze heures
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du matin, les voyageurs avaient à peine gagné une quinzaine de milles dans l’ouest.
 
Le docteur épiait les moindres nuages à l’horizon. Il craignait toujours un changement dans l’atmosphère. S’il venait à être rejeté vers le Niger, que deviendrait-il ! D’ailleurs, il constatait que le ballon tendait à baisser sensiblement ; depuis son départ, il avait déjà perdu plus de trois cents pieds, et le Sénégal devait être éloigné d’une douzaine de milles ; avec la vitesse actuelle, il lui fallait compter encore trois heures de voyage.
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En ce moment, son attention fut attirée par de nouveaux cris ; les Talibas s’agitaient en pressant leurs chevaux.
 
 
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Le docteur consulta le baromètre, et comprit la cause de ces hurlements :
 
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Pas avant de les avoir déchargés, du moins », répondit le chasseur.
 
Et quatre coups successifs frappèrent dans la masse des cavaliers ;
Et quatre coups successifs frappèrent dans la masse des cavaliers ; quatre Talibas tombèrent au milieu des cris frénétiques de la bande. Le ''Victoria'' se releva de nouveau ; il faisait des bonds d’une énorme étendue, comme une immense balle élastique rebondissant sur le sol. Étrange spectacle que celui de ces infortunés cherchant à fuir par des enjambées gigantesques, et qui, semblables à Antée, paraissaient reprendre une force nouvelle dès qu’ils touchaient terre ! Mais il fallait que cette situation eût une fin. Il était près de midi. Le ''Victoria'' s’épuisait, se vidait, s’allongeait ; son enveloppe devenait flasque et flottante ; les plis du taffetas distendu grinçaient les uns sur les autres.
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quatre Talibas tombèrent au milieu des cris frénétiques de la bande. Le ''Victoria'' se releva de nouveau ; il faisait des bonds d’une énorme étendue, comme une immense balle élastique rebondissant sur le sol. Étrange spectacle que celui de ces infortunés cherchant à fuir par des enjambées gigantesques, et qui, semblables à Antée, paraissaient reprendre une force nouvelle dès qu’ils touchaient terre ! Mais il fallait que cette situation eût une fin. Il était près de midi. Le ''Victoria'' s’épuisait, se vidait, s’allongeait ; son enveloppe devenait flasque et flottante ; les plis du taffetas distendu grinçaient les uns sur les autres.
 
« Le ciel nous abandonne, dit Kennedy, il faudra tomber ! »
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Mais il ne devait pas en être ainsi ; le ballon vide retombait peu à peu sur un terrain presque entièrement dépourvu de végétation. C’étaient de longues pentes et des plaines rocailleuses ; à peine quelques buissons, une herbe épaisse et desséchée sous l’ardeur du soleil.
 
 
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Le ''Victoria'' toucha plusieurs fois le sol et se releva ; ses bonds diminuaient de hauteur et d’étendue ; au dernier, il s’accrocha par la partie supérieure du filet aux branches élevées d’un baobab, seul arbre isolé au milieu de ce pays désert.
 
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Sur une largeur de deux mille pieds, le Sénégal se précipitait d’une hauteur de cent cinquante, avec un bruit retentissant. Il coulait de l’est à l’ouest, et la ligne de rochers qui barrait son cours s’étendait du nord au sud. Au milieu de la chute se dressaient des rochers aux formes étranges, comme d’immenses animaux antédiluviens pétrifiés au milieu des eaux.
 
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Il était alors une heure moins le quart.
 
En ce moment, à deux milles dans le nord, apparut la bande des Talibas ;
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on entendait leurs cris et le galop des chevaux lancés à toute vitesse.
 
« Dans vingt minutes ils seront ici, fit Kennedy.
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Le ballon, se dégonflant peu à peu, retombait avec les hardis aéronautes retenus à son filet ; mais il était douteux qu’il put atteindre la terre, aussi les Français se précipitèrent dans le fleuve, et reçurent les trois Anglais entre leurs bras, au moment où le ''Victoria'' s’abattait à quelques toises de la rive gauche du Sénégal.
 
«
« Le docteur Fergusson ! s’écria le lieutenant.
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Le docteur Fergusson ! s’écria le lieutenant.
 
— Lui-même, répondit tranquillement le docteur, et ses deux amis. »
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L’expédition qui se trouvait sur le bord du fleuve avait été envoyée par le gouverneur du Sénégal ; elle se composait de deux officiers, MM. Dufraisse, lieutenant d’infanterie de marine, et Rodamel, enseigne de vaisseau ; d’un sergent et de sept soldats. Depuis deux jours, ils s’occupaient de reconnaître la situation la plus favorable pour l’établissement d’un poste à Gouina, lorsqu’ils furent témoins de l’arrivée du docteur Fergusson.
 
 
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On se figure aisément les félicitations et les embrassements dont furent accablés les trois voyageurs. Les Français, ayant pu contrôler par eux mêmes l’accomplissement de cet audacieux projet, devenaient les témoins naturels de Samuel Fergusson.
 
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— À vos ordres », répondit ce dernier.
 
Les Anglais furent conduits à un poste provisoire établi sur le bord du fleuve ; ils y trouvèrent les soins les plus attentifs et des provisions en
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abondance. Et c’est là que fut rédigé en ces termes le procès-verbal qui figure aujourd’hui dans les archives de la Société Géographique de Londres :
 
« Nous, soussignés, déclarons que, ledit jour, nous avons vu arriver, suspendus au filet d’un ballon, le docteur Fergusson et ses deux compagnons, Richard Kennedy et Joseph Wilson <ref>Dick est le diminutif de Richard, et Joe celui de Joseph.</ref> ; lequel ballon est tombé, à quelques pas de nous, dans le lit même du fleuve, et, entraîné par le courant, s’est abîmé dans les cataractes de Gouina. En foi de quoi nous avons signé le présent procès-verbal, contradictoirement avec les sus-nommés, pour valoir ce que de droit.
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Une frégate anglaise était en partance ; les trois voyageurs prirent passage à bord ; le 25 juin, ils arrivaient à Portsmouth, et le lendemain à Londres.
 
Nous ne décrirons pas l’accueil qu’ils reçurent à la Société Royale de
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Géographie, ni l’empressement dont ils furent l’objet ; Kennedy repartit aussitôt pour Édimbourg avec sa fameuse carabine ; il avait hâte de rassurer sa vieille gouvernante.
 
Le docteur Fergusson et son fidèle Joe demeurèrent les mêmes hommes que nous avons connus. Cependant, il s’était fait en eux un changement à leur insu.