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LE CRIME DE ROULETFABILLE
1453

Cette fois je ne le fuyais point et je fus fort heureux de constater que ma place était libre en face de lui. Je m’y assis, Il me sourit, je lui souris. Nous avions l’air aussi contents l’un que l’autre, l’un de l’autre.

Je savais qu’il savait que je savais… Il savait aussi que je savais qu’il savait… Quelle situation que celle de ces deux individus qui, depuis la veille au soir, ne cessaient de se voler mutuellement sans que rien, dans leurs façons d’être ni dans leurs paroles, ne dénonçât leur intime pensée, la joie de la victoire ou le désagrément de la défaite, ni l’espoir frénétique de la revanche…

J’avais commandé deux œufs sur le plat… Il beurrait ses toasts… On approchait d’Avignon… j’avais peut-être encore vingt minutes devant moi.

— Vous avez chaud ! me dit-il.

Oui, j’avais chaud… de grosses gouttes de sueur me perlaient aux tempes… je jetai ma casquette dans le filet au-dessus de nous, à côté de sa casquette à lui.

— On chauffe trop dans ces wagons de luxe ! fis-je..…

— Cela dépend des tempéraments, répliqua-t-il… moi je n’ai jamais trop chaud, si vous permettez ?

Là-dessus il prit sa casquette et s’en coiffa solidement.

J’étais renseigné.

La lettre était dans la casquette !

Le coup d’œil qu’il lui avait lancée lorsque j’avais jeté la mienne dans le filet, le soin qu’il prenait de se recoiffer aussitôt mon arrivée et la solidité même avec laquelle l’opération avait été faite, tout le dénonçait !

Pour quelqu’un dont les sens étaient exacerbés comme les miens, il n’avait même pas été difficile de percevoir, dans une dixième de seconde, le sentiment évident de satisfaction dans la sécurité qu’avait exprimé cette tête dès qu’elle avait été coiffée de cette casquette…

Rien ne m’avait échappé, pas même le léger effort qui attestait l’étroitesse, sans doute récente, de la coiffe.

Enfin, une minute plus tard, je lus comme dans un livre cette phrase visible pour moi seul, dans ces deux beaux grands yeux dont la placidité apparente semblait. me narguer : « Elle est là, la lettre ! viens donc la chercher ! »

Tout à coup, j’y allai. Ce fut rapide comme la foudre.

Je venais de payer mon déjeuner et il réglait le sien… déjà le train ralentissait et l’on allait entrer en gare d’Avignon.

Je me levai. Il était encore assis.

Je pris ma casquette dans le filet. Elle était à carreaux comme la sienne… et, avec un peu de bonne volonté, on eut pu prendre l’une pour l’autre… et, tout à coup, lui jetant la mienne sur la table, je m’emparai d’un geste brusque de celle qu’il avait sur la tête.

Il poussa un cri, se dressa, hagard !… Moi je souriais, en déclarant tranquillement :

— Je vous demande pardon, vous vous êtes trompé de casquette, monsieur !

— Jamais de la vie ! s’écria-t-il et il se jeta sur moi.

Mais j’avais prévu le mouvement et je m’étais assez reculé pour avoir mis la précieuse casquette hors de sa portée… Des voyageurs s’étaient levés, nous entouraient, intervenaient, s’amusaient de cet intermède incompréhensible et grotesque, de la fureur éclatante de ce voyageur {les yeux naguère placides lançaient des flammes et la douce face rose était devenue comme un énorme boulet rouge prêt à porter l’incendie) pour une casquette !…

Moi, j’étais de plus en plus calme, séparé du dangereux escogriffe par deux voyageurs. Et je prononçai en ouvrant la coiffe de la casquette :

— Cette casquette est si bien à moi que, comme elle était trop large, je l’ai garnie avec une lettre que voici. Si Monsieur désire que je lui dise quels sont les termes de cette lettre, je les répéterai et tout le monde pourra constater lequel de nous deux s’est trompé !…

Ces derniers mots eurent le don de calmer Drack instantanément. Ils furent comme un bain glacé pour le boulet rouge qui n’éclata point. L’homme regarda ma casquette, sur la table, la prit… et convint en bougonnant qu’il s’était trompé… que c’était bien la sienne !…

Il y eut des rires. Le train stoppait en gare d’Avignon. Je sautai sur le quai, mon trésor sur la tête…

Quelques secondes plus tard, j’étais hors de la gare, ayant abandonné mon bagage… et, pendant que mon Drack me cherchait dans le train de Port-Bou, j’avais sauté dans une auto qui, à prix d’or et à quatre-vingt-dix à l’heure me conduisait à Marseille… mais vrai ! j’avais eu chaud ! »