« Page:Leroux - Le Crime de Rouletabille, 1921.djvu/72 » : différence entre les versions

 
(Aucune différence)

Dernière version du 19 septembre 2021 à 10:52

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
1452
JE SAIS TOUT

si j’allais le dévorer et j’ai ainsi la sensation de dormir plus vite, d’en prendre le plus dans le moins de temps possible…) mais je le répète, je ne voulais pas dormir !… Hélas ! j’oubliais que je ne connaissais pas un lit depuis trois jours… depuis trois jours je n’avais pas mangé d’oreiller… j’avais faim. Inconsciemment j’en goûtai un peu, puis beaucoup… c’était bon… c’était doux !..… Annibal à Capoue ! Je m’endormis sur ma victoire !…

Quand je me réveillai, les premiers rayons du jour glissaient entre les rideaux tirés des fenêtres et un homme en chemise de nuit était debout près de mon lit. En une seconde je fus tout à la situation ! Je m’en voulus de ma faiblesse, mais une légère crispation de ma main sur l’enveloppe que je n’avais pas lâchée me rassura…

J’avais dû faire quelque mouvement en me réveillant car l’homme en chemise de nuit disparut rapidement dans le lavabo en emportant son sac et, du reste, en faisant le moins de bruit possible.

Je tâtai encore mon enveloppe… J’étais tout à fait réveillé… il me sembla qu’il y avait quelque chose de nouveau dans l’enveloppe… en ce sens qu’il y avait quelque chose de moins dedans… Je tente d’y glisser mon doigt… à cause de la chaleur de ma main sans doute… l’enveloppe s’était collée… j’arrache… Il y a bien la double feuille là dedans ! mais la lettre n’y est plus !…

Décidément mon escogriffe n’était pas si simple qu’il en avait l’air ou si dénué de sens psychologique que je l’avais cru. Il avait dû s’apercevoir, à Lyon (en se réveillant et dès son premier coup d’œil sur son filet) que l’on avait touché à ses affaires et il m’avait bien « mis dedans » en se retournant contre sa cloison et en feignant à son tour le sommeil pendant que je m’endormais pour de bon, à mon tour.

Mâtin ! on était dignes de lutter l’un contre l’autre ! J’avais gagné la première manche… Il avait remporté la seconde !… À qui la belle ?

Mais la partie devenait terriblement difficile pour moi, maintenant que je savais qu’il savait que je savais qu’il avait la lettre !…

Et je n’avais plus beaucoup de temps devant moi pour la lui reprendre, si tant est que la chose fût encore possible.

Je feignis bien de ne point m’être réveillé et je ne simulai le réveil que lorsqu’il réapparut, sortant du petit lavabo avec son sac… Je m’arrangeai pour qu’il ne perdît aucun de mes mouvements, ce qui était moins difficile que de les lui dissimuler, et pour qu’il m’aperçût du coin de l’œil rangeant hâtivement l’enveloppe que je venais de tirer de sous l’oreiller comme si je continuais d’être persuadé que je possédais un trésor.

Toutefois je doutai qu’il fût pris à une aussi mince comédie. En ce qui me concernait, toutes mes facultés étaient en éveil pour deviner ce que l’autre avait bien pu faire de la lettre. J’avais dû me réveiller dans le moment qu’il me reglissait l’enveloppe dans la main ; j’imaginai que sa brusque disparition avait témoigné de sa surprise et il ne faisait point de doute qu’il était entré dans le lavabo avec le précieux document en main. Sans quoi, quand j’ai vais remué pour la première fois, il n’eut point marqué cet émoi.

Il était donc entré dans le lavabo en chemise de nuit avec la lettre et avec son sac ouvert. Il en ressortit avec son sac fermé. Il y avait toute chance pour que la lettre fût dans le sac. Il se hâtait de s’habiller pour me laisser la place libre…

Pendant ce temps nous échangions ces propos du matin qui sont de rigueur entre gens qui ont passé la nuit dans la même cabine. Nous nous félicitâmes l’un l’autre du repos que nous avions goûté. Il était comme moi : le mouvement du train le berçait et il ne dormait jamais si bien qu’en voyage. Enfin il fut prêt et, après avoir fermé son sac à clef, il sortit.

Je me jetai hors de ma couchette et fis jouer le verrou de la cabine. J’étais seul, sans surprise possible. Je me ruai sur le sac. Aucune de mes clefs ne l’ouvrait, mais j’avais un petit outil avec lequel je forçai les serrures, sans que je me demandasse une seconde ce qu’il adviendrait, par la suite, de cette effraction. Je vidai son sac, je le mis au pillage, je le tâtai sur toutes les coutures, pas de poches secrètes… et pas de lettre !… Il avait donc gardé sa lettre sur lui ; en tout cas, il l’avait emportée avec lui. Je remis en vrac toutes les affaires de ce damné Drack dans son damné sac et jetai ce dernier dans le coin du filet où j’étais allé le chercher, puis je m’habillai en cinq minutes. Après quoi, en face de la glace, je composai mon visage, lui commandai le sourire et l’indifférence et je rentrai dans le corridor croyant y trouver mon homme… mais point de Drack dans le corridor…

Je glissai comme une flèche jusqu’au wagon-restaurant. Drack y prenait tranquillement son café au lait.