« Carnaval (Mireille Havet)/Partie 3 » : différence entre les versions

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Arthème Fayard et Cie (Les Œuvres libres n°17, novembre 1922p. 333-344).


TROISIÈME PARTIE



Définitive évasion

I

Daniel est parti.

Qu’importe la beauté du monde, sa nouvelle amie qu’il rejoint au bord de cette mer d’azur et d’or comme dans les tableaux italiens. La nostalgie de Germaine est en lui, il pleure dans le sleeping.

Le grand rapide nocturne traverse la France, les villages avec une seule lampe qui veille, les petites gares frémissantes de chèvrefeuille et de cette vigne vierge si belle à l’automne.

Il pleure.

« Germaine, je t’aimerai donc toujours. C’est par lâcheté que je pars, comme un fou je quitte ce que je préfère au monde, je suis fou » et le rêve recommence avec ses luttes, ses hallucinations, ses désespoirs.

À mesure qu’il s’éloigne, l’amour abandonné grandit, et le nouveau jour pâle monte aux vitres du train. C’est l’admirable Provence, les oliviers, les collines dures, les fermes au toit plat avec des cyprès.

Aube du Midi, tant d’amants en fuite regardèrent ton paysage avec passion.

Daniel ferme les yeux pour ne pas voir « que Germaine, que Paris sont loin ».

« Ah ! supplie-t-il, oui, oui, souffrir encore, souffrir par elle, mais retourner, en arrière. »


La villa s’adosse à la montagne, comme un voyageur assis, comme lui elle regarde la mer. Ses persiennes bleues se soulèvent au-dessus d’une véranda couverte de bougainvillées en fleurs.

Daniel a repris cette vie très heureuse avec sa maîtresse, dont la joie l’illuminait si profondément à Paris. Ils vivent à l’écart des villes et du carnaval, cependant il ne travaille pas, pas encore.

« Je peux de moins en moins écrire, je suis horriblement inquiet et nerveux. Germaine volontairement quittée ne doit plus être en cause.

N’était-elle pas la seule animatrice. Sans elle et ses tourments, je suis un enfant sans histoire. Les gens heureux n’ont pas d’histoire, que c’est triste. »

Germaine détient-elle en effet les clefs de son imagination. Ce serait un gage terrible. Il n’ose y croire, car sa vie divisée de telle sorte ne serait plus possible. Quelques jours après il écrit. :


« CHOISIR

« Des œillets m’empêchent de voir la mer. Qu’ils sont beaux ces œillets dont il pousse ici des champs entiers. Du rouge lumière au violet cardinal, contre la fenêtre, ils m’éblouissent, m’empêchent de voir la mer.

« J’en veux presque à ces fleurs trop belles, trop voluptueuses, de retenir ici mon attention humaine qui trouve tout de suite en elles, mille souvenirs de chair et d’ardeur.

« Leur odeur poivrée monte comme la nuit, quand les corps vont s’étreindre dans la chambre chaude.

« Il ne faut pas, non il ne faut pas trop regarder ces fleurs, mais plutôt la mer qui étend derrière leur bouquet, sa ligne profonde.

« Les voiliers glissent avec le jour.

« Ici,

« Je m’enlise comme un homme, dont les pieds et les mains sont pris dans la terre, et qui s’y enfonce à quatre pattes comme une bête lourde, au visage tourné vers l’Orient.

« Et là-bas,

« Je vogue, comme un homme qui a perdu son corps et le goût de la vie pour une chasse à l’espace, pour une faim éternelle. »


AUTRES NOTES DE DANIEL

« La vie, non point la vie, le carnaval. L’enfance vous apprend mal à vivre découvert, mais bientôt la terrible humiliation des gifles a réveillé en nous le sens du mensonge. Mourir n’est rien si près de la naissance. Il faut vivre, mais sous une armure.

Vingt années, on la forge dans les larmes et les adieux, jusqu’au jour où, couvert à son tour, on souffre sans inspirer de compassion. Alors, et c’est là que commence l’aventure, des êtres viennent et vous reprochent votre trop visible et trop invisible à la fois, mascarade. Si c’est un masque, devant moi qui vous aime… que ne l’ôtez-vous, mais le masque est si collé à la figure, si collé, qu’on ne peut plus l’ôter, à peine en le soulevant peut-on sourire. L’amour profond pourrait seul l’arracher, car derrière son masque, ce n’est pas que l’on échappe à la douleur, mais cette douleur est cachée. Il n’y a entre le monde et soi, cet espace, d’une expression mensongère. Et puis, fragile danseur de corde, qui mérite donc la confidence de ta peur, le vertige qui est en toi, tandis qu’on t’applaudit, si haut, d’y sourire.

Le monde ne demande que la vue du plaisir, il aime qu’on se moque, pourvu qu’il puisse rire. Il aime tout ce qui clinque, chatoie, échappe, l’oiseau rapide, la source, les pantins. Je suis trop lourd en vérité, Seigneur, avec cette âme de plomb que vous m’avez donnée, pour affronter sans qu’ils crient leur tréteau de plumes, et c’est pourquoi, moi aussi, j’ai mis à mes talons des plumes, de grandes plumes qui balaient vos nuages voyageurs, et sur mon visage ce faux air ridicule de baladin sans cœur. »


Daniel, cette nuit-là, est bien près de Germaine, il lui envoie ces notes au fur et à mesure, et Germaine répond de bien tristes choses, car elle a tout compris. Elle ne peut plus rien pour lui. Elle sait qu’elle l’obsède et qu’il se répète ; mais est-il en sa puissance de le délivrer ? Il écrit encore :


« Un danger sommeille en moi, une ivresse qu’un mot lève et déchaîne comme l’étincelle dans la paille.

Les spectacles de la vie : Ses livres terribles, écrits par des hommes en proie aux tourments des sens et de la mort, sa nature dominante et impassible qui nous flagelle comme des chiens : noyez-vous, pendez-vous à mes arbres verts, mourez d’amour ou de remords dans mes bois profonds mouvants comme la mer, courez à votre perte ou a votre sauvetage, sur mes routes qui ramènent toujours les hommes aux mêmes villes et à l’amour, je n’en fleuris pas moins chaque printemps fidèle. Ma solitude est si profonde, mes arbres si aveugles en leur vigilance, que je suis un abîme pour le cœur en peine.

Ses plaisirs :

C’est aux restaurants, aux lampes des soirs fêtés dans les jardins près des tables blanches, dans leur verdure sombre comme la jungle et où glissent les insectes du crépuscule, aux orchestres en veste rouge, que l’on voit à travers les feuillages, et dont les archets réveillent en nous de vieilles meurtrissures, un mauvais goût humiliant d’intrigues et de carnaval ; aux femmes fardées, sous les chapeaux du soir qui font portraits anglais, velours et guipure que je dois mes plus violentes tristesses et ce goût de l’imaginaire désespoir, qui nous transforme vite en perpétuels orphelins de nos amours.

Ses voyages…

Mais arriverons-nous jamais ; et ceux-là qui se disent adieu se reverront-ils. Ah ! ces bateaux, dans le soir, le phare du port que l’on quitte, le cœur battant, plus étranglé d’angoisse qu’un oiseau que l’on tiendrait dans sa main, les dernières lampes des maison sur la côte, nos livres abandonnés, nos peurs, nos jardins, nos mémoires, le lit défait et son matelas nu qui crie déjà, une absence semblable à la mort, nos sommeils d’autrefois dans la chambre immobile, où l’on ignore le vent. Plus rien, que ce bateau docile à la vague et mouvant comme elle, ce bateau, cette cabine, le hublot, œil des profondeurs ; un jour nouveau va paraître face aux îles inconnues.

Ah ! voyageur perdu, il est trop tard, pour regretter tes chères études au clair des lampes, la table où tu rêvais accoudé sur le livre, les poignets enroulés par les lentes spirales de la cigarette. Alors, il te semblait que l’univers, et j’emploie ce mot exprès, car il est vague et romantique comme tes projets d’alors, te sollicitait par tous les cris nocturnes ; un sifflet te déchirait les oreilles et le cœur, une sirène enflait ton impatience jusqu’aux larmes et la Compagnie des transatlantiques, vraiment la ville te chassait.

Maintenant, sur le pont qui oscille et plonge dans la mouvante émeraude, les yeux las de la fuite du ciel et de n’y pas connaître assez d’étoiles, les mains froides sous le plaid de chez toi, tu t’abandonnes au sommeil, tenant serré entre tes bras l’ombre du voyage.

Hélas, le voyage ne nous libère jamais.

La vie a d’autres évasions, les rêves et les drogues. Voici le premier pas de fait vers la mort, la première concession à l’ennui.

Ainsi, mauvais voyageur, après avoir été mauvais promeneur et mauvais amuseur, n’avoir trouvé qu’une romanesque exaltation dans la nature, des sanglots dans les orchestres des endroits où l’on rit très haut, et une déception jamais consolée dans chaque nouvelle gare, tu reviens sur tes pas et interroges les plus basses ressources de l’ennui. C’est le domaine épais des lianes et des eaux souterraines, les odeurs qui décomposent, les plantes qui dévorent, la fontaine qui empoisonne, le bien-être dans le complet malheur, le renoncement dans la béatitude.

Il y a aussi l’amour.

Je voulais épuiser les dangers précédents pour parler de l’amour, le seul qui vaille l’homme.

Il y a aussi l’amour.

Il y a d’abord l’amour ; et c’est par désespoir d’amour que l’on s’exile dans la campagne, que l’on se brûle aux lampes des fêtes, que l’on part sur le mauvais bateau, que l’on essaie les drogues. L’amour, la seule drogue, le seul départ, la seule fête. Il n’y a rien d’autre. Me voici donc, face à face avec la vérité terrible que dans ma lâcheté je contourne, moi Daniel et l’amour, mes mains tremblent, mon front se courbe, un danger sommeille en moi, une ivresse qu’un mot lève et déchaîne, une étincelle dans la paille.

Je suis bien calme sous la lampe, et cependant. Les livres que j’aime sont là.

Il suffit, semble-t-il, de lire.

La vie peut tenir, entre les livres et la page. Les spectacles de la vie, ai-je dit tout à l’heure, et puis j’ai décrit mes déceptions.

Il n’y a pas de spectacles. Il y a que nous sommes des acteurs en lambeaux et que nos grimaces nous coûtent un sang véritable.

Il se peut que je sois sur la pente terrible où tout se confond. L’orage est en moi, autour de moi, partout. Les coups de tonnerre se précipitent. Peut-être est-il temps d’être à genoux, comme les enfants sur les routes, au milieu des éclairs.

C’est vrai qu’on se tient mal.

Le calme de la nuit où j’écris ces turpitudes est effrayant, un grillon le perce avec son grelot. Des fleurs de magnolia m’étourdissent d’un arôme sucré comme les fruits et certaine chair merveilleuse.

Je ne sais plus, je voudrais sortir, hélas, la maison n’est rien et le jardin non plus ; c’est la clef de mon âme que je demande.

— « Et la clef de ton âme, répond Satan, c’est justement elle que je tiens cachée, justement. Cherche donc, essaie de t’en emparer à nouveau, voyons cherche, je te dirai si tu brûles.

— « Hélas Satan, ne saute pas ainsi, la joie de ton odieuse malice t’empêche de rester en place. Tu sautes sur la plage. Tu sautes, on ne peut pas te parler. »

— « Il est vrai, je saute, mes pieds bondissent, je vais t’aider un peu ; cette clef, réfléchis, cette clef, voyons ne l’as-tu pas donnée, un jour où tu étais dans un état proche de la folie, un état généreux. »

Ah, comme je pleure, comme je peux pleurer encore, moi si dur, moi danseur de corde, moi baladin de toutes les foires, je vais noyer de larmes mon fard. Cette clef, c’est à ma bien-aimée que je l’avais donnée en échange de son amour, je me souviens hélas, je me souviens trop. C’est effroyable. Son amour était menteur, mais elle a gardé la clef par insouciance, et depuis, ah tu as raison de sauter, Satan, tu as raison de sauter sur la plage, car tu as devant toi une âme damnée, ton enfer sera ma délivrance. »

II

Germaine est très affectée par la fixité des regrets de Daniel, la soudaine solitude où elle vit la rend merveilleusement sensible et apte au chagrin. Elle souffre autant que lui, sans doute, de ne pouvoir ressusciter l’illusion.

Vivre et aimer un être, qui n’aime plus en vous que le rêve inspiré, détruire chaque jour ce rêve en voulant recommencer l’amour, et ôter ainsi, à celui qu’on aime, la seule chose qu’il aime encore.

Germaine souffre cela tous les jours.

Elle sait très bien aussi que Jérôme ni Daniel ne lui reviendront jamais. Jérôme a tout à fait cessé d’écrire, Daniel, qu’elle supplie de revenir, se contente de lointains poèmes pour dissimuler peut-être l’ennui de cette correspondance, qui n’ajoute plus rien, et lui cacher qu’il vit avec une autre femme.

« Narcisse voudrait bien mourir », lui écrit-elle un jour.

Et Daniel qui aime pourtant, tout ce que devrait lui rappeler ce nom de « Narcisse » qu’il lui avait donné quelquefois à cause de leur ressemblance, répond cruellement :

— « Qu’importe que Narcisse veuille mourir, puisqu’il est d’autre part prisonnier en moi qui veux vivre. Mais on ne tue pas l’amour, Germaine, n’est-ce pas vous qui m’avez appris qu’il n’y avait que deux solutions : « Être tué parce qu’on aime ou en mourir. »

Vous êtes bien lâche soudain, qu’y a-t-il donc en vous de si grave ; me reniez-vous.

« Le visage éthéré du frère idéal qui l’appelait vers les eaux profondes. » Il y avait alors assez d’émotion en vous, pour désirer cette création dédoublée et cependant assez de légèreté et d’insouciance pour laisser tout aller durant l’éternité.

Vous êtes plus une pêcheuse qu’une pécheresse, car vous pêchez, ma chérie, là-même où Narcisse se penche. Germaine, il faut sortir de votre vie comme on quitte une chambre où l’on a trop dormi. Venez dans les pays qui délivrent, là je vous attends avec la foi que vous avez si cruellement éprouvée, et c’est là, non pas ailleurs, que Narcisse ne peut mourir puisque les miroirs et les sources gardent son image, bien après qu’il soit passé. »

Cette forme romantique de lettres créait entre eux une atmosphère très fausse. C’est du reste ce que Daniel désire, car il sait Germaine sensible aux mots et préfère l’entretenir de songes que lui dire la vérité. Il est trop lâche et trop intoxiqué de leur jeu pour se décider à une honnête rupture.

Les lettres de Germaine sont de plus en plus sombres :

« La vie m’est lourde, Daniel, et je me sens vieillir. Aucune aventure ne me tente, car j’ai eu les plus belles avec toi et Jérôme. À quoi bon recommencer. Je connais toutes les fêtes et les plaisirs. J’ai usé de l’amour avec passion. J’ai fait souffrir et j’ai souffert. Les drogues m’ont donné leurs rêves et leur paresse.

Être élégante, être belle, séduire ; pourquoi, mon Dieu, puisque je sais qu’il n’y a pas au monde un autre Daniel et que Jérôme m’a trompée.

Toi, mon Daniel, toi qui m’as tant aimée, je t’ai déçu et c’est toi seul que j’aime. Pour toi, mais tu ne le veux plus, je redeviendrai belle et j’aimerai le plaisir comme avant. Cette maison qui, dis-tu, te hante encore, est à toi. Dans le salon il y aura tes livres et je te donnerai la chambre rouge, si tu veux. Reviens, Daniel. Je t’écris couchée sur le divan que tu aimes, près de la grosse lampe. Le feu brûle et la petite statue de Mercure se tourne sur sa hanche vers un étonnant bouquet de pivoines printanières, elle est fine et me rappelle ton corps. Je t’attends, Daniel.

Thérèse met le couvert sur ce plateau de laque où il y a un paysage qui t’amusait tant. Viendras-tu ce soir, ce soir enfin, il me semble que c’est pour ce soir, je crois entendre, dans l’antichambre, ton pas. »


Daniel n’a pas encore répondu à cette lettre, Germaine l’ennuie parce qu’elle insiste.

— « Chacun son tour, pense-t-il. »

C’est ce soir, en revenant d’une admirable promenade sur la hauteur, qu’il a trouvé la lettre de Thérèse.

Le facteur, voyant leur absence, l’avait jetée dans le jardin. Il la décachette sous la lampe. Il lit :


« Monsieur,

« Veuillez m’excuser, c’est une mauvaise nouvelle ; personne d’autre que moi ne songera à prévenir monsieur. C’est bien pénible. Comme je rentrais jeudi soir de mettre à la poste, justement, la dernière lettre que madame a dû écrire à monsieur, je trouvai madame sur le divan du petit salon souffrant beaucoup. Elle m’empêcha de téléphoner au docteur. Elle était de plus en plus mal. Dans la nuit, monsieur, madame la comtesse est morte.

« Monsieur, je pleure en écrivant, que monsieur m’excuse. Le docteur dit que madame s’est empoisonnée, avec un médicament trop violent. Il y avait une lettre pour monsieur, mais on a posé les scellés.

« Je suis, monsieur, dans un grand chagrin, votre bien dévouée.

Thérèse. »


Daniel lève la tête, il est pâle.

Une expression extraordinaire dans les yeux sans larmes.

Il regarde le ciel, par la fenêtre ouverte où passent vite de grands nuages.

— « Qu’as-tu, lui dit sa maîtresse, mais qu’as-tu donc. »

— « Rien, dit-il. »

Il met la lettre dans sa poche et monte dans sa chambre.

L’encre, la page, la plume sont préparés, comme d’habitude. Il s’assied.

Tout est comme d’habitude, mais Daniel s’applique tellement, qu’on dirait un enfant qui apprend à écrire.

Il trace avec de grosses lettres, sur la page blanche :


Adieu, Germaine, maintenant, maintenant tu ressuscites, et je vais faire un beau livre pour notre amour.