« Les Dilemmes de la métaphysique pure » : différence entre les versions

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=== I. POSITIONPosition DUdu PROBLÈMEproblème ===
 
Une question à se proposer pour une personne au courant des méthodes scientifiques, mais qui n’aurait pas encore songé à se faire une opinion ferme sur les questions débattues entre les philosophes, pourrait être celle-ci :
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Et tout d’abord existe-t-il un principe, un seul, pour l’acceptation duquel il y ait unanimité parmi les philosophes ? C’est parce que un principe est requis, et que, toute preuve exigeant des prémisses, il faut s’arréter, que la métaphysique, en son ensemble, est au dessus de la démonstration, quoique la logique soit le lien nécessaire de ses parties ; et elle domine pareillement l’ordre empirique des phénomènes, dont elle cherche la raison première en étudiant leurs lois, parce que le phénomène n’est jamais donné que sous condition, comme la preuve.
 
=== II. LELe PRINCIPEprincipe DEde CONTRADICTIONcontradiction ===
 
Faute d’avoir pu découvrir la vérité première sous la forme et la dénomination d’un sujet d’existence à la fois indépendante et définie sans contestation possible, on a cru tenir au moins un principe d’affirmation universel et inébranlable dans le principe de contradiction, qui ne porte que sur des relations. Mais tout au contraire, et parce qu’il porte sur les relations d’une manière générale, c’est ce principe qui donne lieu à la division la plus profonde, et qui, dans ses applications, acceptées ou déniées, fournit une matière d’oppositions irréductibles entre les théories métaphysiques. L’erreur, assez commune à cet égard, provient de la confusion qui se fait du principe de contradiction reconnu comme règle du discours et critère du raisonnement, avec son emploi dans le jugement des qualités compatibles ou incompatibles entre elles en leur attribution à un même sujet, pour la constitution d’un sujet réel. Ce sont, en effet, deux points de vue très différents pour les philosophes.
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Rien n’empêche, après avoir pensé séparément à deux propositions que l’esprit est incapable de concevoir comme pouvant se penser ensemble, de déclarer qu’elles sont cependant vraies l’une et l’autre de leur sujet pris en lui-même. Mais pour la pensée discursive, le discours et la controverse, la réunion de deux assertions, dans un cas semblable, est impossible, la soumission au principe de contradiction est forcée. Il régit la liaison et l’exposition des idées, pour autant que chacun s’entend soi-même et se fait comprendre des autres ; on n’affirme pas, on ne nie pas à la fois le même du même, sous le même rapport ; on ne pose pas, on ne retire pas à la fois ce qu’on dit. La loi est inéluctable pour la détermination de la parole. On ne peut jamais se contredire que successivement, et involontairement, si c’est de bonne foi.
 
=== III. LESLes CONTRADICTOIREScontradictoires DANSdans LEle SUJETsujet ===
 
La règle de non-contradiction, transportée de la pensée à son objet, appliquée à un sujet logique de qualités, signifie : Un même sujet ne peut pas admettre en même temps et sous un même rapport une qualité définie, et une autre qualité qui soit pour notre pensée, la négation de la première, sa contradictoire. La restriction : en même temps, a pour objet de réserver la possibilité du changement dans le sujet, possibilité connue empiriquement sous la condition du concept de succession. Mais le principe de contradiction, sous cette nouvelle forme, perd sa nécessité logique. En effet, nous sommes les propres sujets de notre pensée, et nous savons si nos idées s’accordent ou répugnent ; un philosophe voué à la méthode la plus empirique acceptera donc le principe de contradiction dans le premier sens, parce que, dit-il, il constate qu’il ne peut pas penser de la même chose, le oui et le non en même temps ; mais il ignore s’il a le droit de porter le même jugement des attributs d’une chose quelconque qu’il ne connaît pas, et si ces attributs ne peuvent pas être contradictoires.
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Le principe de contradiction est la loi régulatrice des applications de la catégorie de qualité à tous les phénomènes, il intervient dans les applications capitales de la catégorie de quantité aux phénomènes dans le temps et dans l’espace ; mais le rapport de sujet à attribut peut être rejeté comme n’atteignant pas l’essence du sujet ; des attributs contradictoires peuvent être non pas imaginés, mais posés, pour constituer ensemble sa vraie nature. De là des questions qui priment logiquement toutes les autres, en métaphysique, et ouvrent d’inévitables alternatives de doctrines, au premier moment où une affirmation est à risquer touchant la condition de ce qui est extérieur à la conscience individuelle.
 
=== IV. LELe SUBJECTIFsubjectif ETet L’OBJECTIFl’objectif ===
 
Les questions qui concernent un sujet logique d’attributs peuvent se poser en termes abstraits. Le problème du sujet comme réel est autre. Nous devons nous expliquer complètement, quoique aussi brièvement que possible, en cette introduction, sur une des deux parties dont il se compose, et dont la distinction, en elle-même indéniable, est pour nous d’une importance capitale. Une question en effet, est de savoir quels sont les caractères qui dénotent un sujet réel, pour la connaissance, et si nous pouvons penser un tel sujet autrement qu’au moyen de la définition de ces caractères ; une autre, si nous devons, quoi qu’il en soit de cela, affirmer l’existence d’un ou de plusieurs sujets réels, et alors sur quel fondement. La première partie de la question est la propre matière de notre étude et des oppositions que nous avons à éclaircir. La seconde doit en rester indépendante et se résoudre ici a priori.
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Kant s’est servi du terme transcendantal pour désigner « toute Connaissance qui ne porte pas sur les objets mais sur notre manière de les connaître autant que cela est possible a priori ». Cette distinction a été la source de difficultés inextricables touchant le sens que ce philosophe entendait donner à l’idéalisme. Nous n’aurons pas à faire usage de ce terme, parce que nous considérons les questions transcendantes comme se rapportant indissolublement à la connaissance de nos objets, en leur vraie nature, qu’elle que soit la manière ou faculté de connaître par laquelle on peut y parvenir et qui est elle-même une de ces questions dont dépendent les autres. C’est toujours sur la réalité d’un sujet ou sur la vérité d’une relation que porte le jugement affirmatif ou négatif.
 
=== V. LALa RÉALITÉréalité ETet LEle RÉALISMEréalisme ===
 
L’existence des sujets réels, indépendamment de nos vues objectives, ne pouvant être assurée pour nous qu’en qualité de croyance, si naturelle et si invincible que notre croyance puisse être selon les cas, nous n’avons pas à entrer dans l’examen psychologique des décisions de l’esprit touchant les phénomènes ou leurs fonctions qui ont droit au titre de réalité. Ce qu’on nomme, l’existence réelle du monde extérieur, ensemble de ces phénomènes, n’est pas davantage une question pour nous, suivant ce que nous venons de dire. Ce n’est pas la réalité, c’est la nature de ce monde, ou ce que nous pouvons en regarder comme la définition pour notre entendement, c’est cela qui est à rechercher ; c’est par conséquent le rapport de l’idée que nous en avons avec nos concepts de qualité, de quantité, de causalité, de finalité, autant qu’il nous est donné d’y atteindre. Sur toute chose, autant nous savons de ses relations, soit de celles qui déterminent sa constitution interne, soit de celles qui la lient à d’autres choses, autant nous savons de son existence ; et il semble que, tous rapports ôtés, de même qu’il ne resterait rien de la relation, il ne resterait rien de l’existence, comme si l’idée de l’être devait n’avoir pour le métaphysicien que le sens que le verbe être a pour le grammairien et pour tous ceux qui usent de la parole, le sens de la copule, qui ne désigne et ne peut jamais désigner que des rapports. Mais tout le monde sait que les métaphysiciens ne l’ont pas en général entendu de la sorte.
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Toutes les parties de notre étude se ramèneront directement ou indirectement à la discussion de ce principe, et les alternatives logiques auxquelles notre but est de ramener l’opposition des grandes théories métaphysiques seront des applications de la méthode qui l’accepte, ou de la méthode qui le repousse. Le principe est abstrait dans sa forme. C’est cependant examinées de ce point de vue que les plus grandes doctrines philosophiques se présentent sous leurs traits les plus caractéristiques et du plus haut intérêt dans l’affirmation ou dans la négation. Il gouverne toute leur histoire qui sans lui ne peut être comprise.
 
=== VI. DÉFINITIONDéfinition DUdu DILEMMEdilemme MÉTAPHYSIQUEmétaphysique ===
 
Le terme de dilemme, par une extension que l’étymologie pet-met du sens habituel du mot, est applicable à l’opposition mutuelle de deux thèses philosophiques telles, que l’acceptation ou la répudiation de l’une, avec ses corollaires, entraîne la négation ou l’affirmation de l’autre, sans qu’aucune des deux puisse être réfutée à l’aide de principes avoués par les deux parties qui les soutiennent. Le dilemme, comme argument d’ordre courant, énoncé en termes le plus souvent imprécis, vise à poser deux thèses contradictoires l’une à l’autre, de telle manière qu’on semble ne pouvoir accepter l’une ou l’autre, quelle qu’elle soit, sans être tenu à l’application d’une troisième en conséquence. La disjonction s’opère à l’effet de montrer que le choix est indifférent à la conclusion qu’on prétend tirer, soit d’ailleurs qu’on estime cette dernière bonne ou mauvaise. Au contraire, les dilemmes d’une philosophie critique dont l’objet est le parti à prendre d’affirmer ou de nier, mettent en regard les thèses contradictoires dégagées de l’étude des questions, les ramènent des deux côtés à leurs principes les plus généraux et réclament une décision. Les moyens d’information et de jugement sont demandés à la logique, à la psychologie, à l’histoire de la philosophie, qui est une sorte d’expérience variée et répétée des solutions possibles. Mais on cherche vainement, à trancher les litiges en montrant la contradiction dans l’un de deux systèmes opposés, parce que, en pareil cas, c’est principalement par l’interprétation donnée au principe de contradiction, en ce qui touche la réalité externe, qu’ils s’opposent, comme nous le verrons. Il n’y a donc pas possibilité d’obtenir la conviction de l’adversaire qu’on accuse de le violer, par des arguments acceptés des deux parts, et, en d’autres termes, par la logique. Mais l’acceptation et l’application du principe sont forcées pour les deux termes du dilemme qui énoncent les deux thèses contradictoires quand ils forment deux propositions inconciliables pour le discours (voy. ci-dessus, II). L’option entre les deux systèmes est alors logiquement inévitable.
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=== VII. L’INCONDITIONNÉL’inconditionné PURpur. L’ÉLÉATISMEL’éléatisme ===
 
Le produit le plus ancien du réalisme en philosophie est une métaphysique pure. Il fait suite à la métaphysique religieuse et morale qui élevait par la mythologie les forces naturelles et les vertus humaines à la divinité. Seulement les créations mythologiques sont des personnes, tandis que la notion de personne s’efface dans les sujets que la métaphysique réalise.
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De tels arguments avaient assez de force, à une époque où le dogmatisme réaliste causait aux esprits neufs une sorte d’éblouissement, pour que la plus pratique des écoles en prit de semblables à son compte pour combattre la spéculation sur les idées générales. Antisthène le cynique soutenait qu’il n’est pas permis de dire d’une chose qu’elle est une autre chose. Cette espèce d’individualisme logique, objection à la relation de qualité, ou attribution, si ce philosophe l’avait soutenue dogmatiquement, aurait eu le même sens que l’absolutisme éléatique ou inconditionnalisme de l’Être, doctrine qui d’ailleurs se prolongea dans l’école dite éristique de Mégare jusqu’au moment où les sectes rivales d’Épicure et de Zénon se partagèrent l’empire de la philosophie.
 
=== VIII. L’ÉLÉATISMEL’éléatisme CONTINUÉcontinué ETet RENOUVELÉrenouvelé ===
 
On s’exprime toujours, au sujet du principe de l’unité absolue de l’Être, chez les éléates, en des termes qui conviendraient seulement au cas où cette doctrine serait restée une thèse isolée, un simple paradoxe métaphysique. La vérité, c’est que toutes les écoles théologiques de l’antiquité excepté la stoïcienne, adoptèrent ce principe en ce qui concerne l’hypothèse de l’Un pur dominant la nature au-dessus de ce que l’expérience présente ou que l’entendement conçoit de relatif. Platon superposa à la psychologie tout humaine de Socrate les idées en soi, et mit encore au-dessus des idées sous le nom inexplicable de Bien, une essence plus qu’essence, assimilable en un sens à l’Être pur de Parménide. Aristote avec une autre méthode, mais non pas dans un esprit différent, envisagea, à la cime du monde, la pensée s’objectivant elle-même, sans détermination. Plusieurs siècles après, les gnostiques, précurseurs des néoplatoniciens, refusèrent à leur Dieu premier tout attribut ; et les néoplatoniciens, à leur première hypostase, qui est ce même dieu, la connaissance des relatifs émanés de lui. L’émanatisme s’ajoutait à l’absolutisme, mais n’en changeait pas le principe. Enfin la théologie chrétienne n’évita de placer Dieu le Père dans cet isolement de suprême dignité qu’en lui consubstantiant Dieu le Fils. Ainsi se prolongea la doctrine de l’Un.
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« Le caractère foncier de la nature normale des choses est, dit ce philosophe, l’identité avec soi-même ; or, en analysant le concept d’un objet possédant une nature qui lui est propre, et identique avec lui-même, on trouve que cet objet possède les quatre caractères suivants : il est simple, absolu, invariable et parfait... Ces quatre caractères sont inséparables ; c’est-à-dire : Tout objet composé est variable, imparfait et dépend de conditions. Tout objet qui dépend de conditions est composé, variable et imparfait. Tout objet variable est composé, imparfait et dépend de conditions. Tout objet imparfait est composé, variable et dépend de conditions. » La norme de notre pensée pose l’objet identique à soi-même, tandis que l’expérience nous présente une nature où tout est en contradiction avec soi-même et tend à son anéantissement. « L’existence de cette réalité anormale se niant elle-même est un fait absolument incompréhensible. » Cette déclaration est équivalente à celle suivant laquelle le monde de l’expérience est un système d’illusions. Les éléates ne laissaient pas de travailler à la construction philosophique de ce système. Ainsi a fait à son tour le philosophe dont nous parlons. L’obligation semble s’imposer à toute philosophie de l’inconditionné de prendre l’inconditionné pour l’origine des conditions, ce qui n’est cependant pas intelligible. Comment l’Absolu serait-il sorti de sa nature ?
 
=== IX. L’INCONDITIONNÉL’inconditionné SOUSsous DIFFÉRENTESdifférentes DÉNOMINATIONSdénominations ===
 
Les plus illustres disciples de Kant se sont donné ce problème à résoudre. L’Inconditionné de Fichte est le concept réalisé d’un moi qui ne peut pas encore dire : moi, mais qui, partant de l’identité du sujet et de l’objet, doit passer à leur distinction, et puis descendre de l’universel à l’individuel (LXV et LXVI). L’Inconditionné de Schelling est le concept réalisé de l’identité des différents, de laquelle doivent dériver des différents et des contraires, qui ont cessé d’être identiques. Enfin, l’Inconditionné de Hegel, mieux formulé comme identité de l’idée de l’Être et de l’idée du non-Être, nous fait remonter à la terminologie éléatique, et, par un tour merveilleux, rappelant et corrigeant Gorgias, substituant à l’opposition des deux termes leur identité, nous fait voir comment l’ancien sophiste aurait pu démontrer, non pas qu’il n’y a rien, mais qu’il y a tout, parce que tout procède de l’indistinction logique de l’Être absolu, ou indéterminé, et du non-Être.
Hegel profita de ce premier emploi de la contradiction affirmée à la source des choses, pour se procurer dans leur développement, qu’il ordonna comme une suite des distinctions de l’Idée continuellement contredite et affirmée, un écoulement universel des phénomènes, semblable au monde d’Héraclite. Mais ce dernier était l’application d’une autre espèce de réalisme (XX).
 
=== X. LELe RAPPORTrapport DUdu CONDITIONNÉconditionné Àà L’INCONDITIONNÉl’inconditionné. — LELe RÉALISMEréalisme AVANTavant PLATONPlaton ===
 
La moindre des préoccupations des philosophes allemands, que nous venons de mentionner en dehors de tout ordre chronologique, a été de définir un rapport entre la vie du monde, la destinée, et son principe. Ce principe est d’une abstraction intellectuelle et d’une vacuité morale extrêmes. La forme du système déduit est un certain émanatisme, ou évolutionnisme, mais dont l’origine est dans l’abstrait, la fin universelle absente, en sorte que rien n’y représente et n’y fait comprendre la présence et l’action d’un principe de l’univers dans la nature et dans l’homme. Il en est tout autrement des doctrines de l’antiquité qui font descendre et régir le monde par des principes demandés à la méthode réaliste.
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Anaxagore, contemporain d’Empédocle, et de qui l’idée de génie fit une si grande impression sur les penseurs, quand il prit l’intelligence (Noûs) pour principe du mouvement, sous la loi de la pensée qui prévoit et ordonne, ne fit cependant que suivre, lui aussi, la méthode réaliste. Le mérite éminent de sa conception consistait dans cette découverte : qu’il y a quelque chose de plus indispensable qu’un mode formel de constitution de l’objet qui se détermine (le nombre, par exemple), ou qu’un principe d’union ou de division (l’Amour ou la Haine, -la Guerre ou l’Harmonie), pour introduire l’ordre dans les phénomènes, débrouiller le chaos des éléments, produire l’organisation : c’est de savoir ce qui est à faire et de posséder la force motrice. Ce sont les deux pouvoirs qu’Anaxagore reconnut à l’Intelligence, ou plutôt par lesquels il la définit, suivant la méthode de réalisation des concepts ; car le premier de ces pouvoirs implique, il est vrai, la conscience, mais Anaxagore ne dit pas qu’il est dans le Noûs ce qu’il est dans une personne, et qu’il appartient à Dieu ; et le second est obscur dans son action et n’exprime que l’idée générale du changement d’ordre des parties d’un tout matériel par la communication du mouvement. Les critiques de ce philosophe observèrent qu’il avait fait espérer un démiurge travaillant pour des fins, mais qu’il ne fournissait que l’idée de l’œuvre, avec les pièces du mécanisme (c’étaient ses célèbres homéoméries, éléments spécifiques de la matière), et certaines façons de les mouvoir.
 
=== XI. LELe RÉALISMEréalisme DANSdans LAla DOCTRINEdoctrine DEde PLATONPlaton ===
 
Platon apporta à la philosophie ce démiurge, caractérisé comme personne et comme Dieu, après que la critique de Socrate et ses analyses eurent fait ressortir la nécessité de l’étude de l’esprit. Mais l’hypothèse démiurgique n’atteignait pas jusqu’à ce principe premier que ceux d’entre les antésocratiques qui l’avaient cherché hors de la matière définissaient par une idée réalisée. Platon, pour l’atteindre, procéda comme eux, avec cette différence qu’il généralisa et spécifia tout à la fois le rapport à établir entre cette idée abstraite et les phénomènes qui doivent lui emprunter leurs conditions. Au lieu du nombre de Pythagore, simple rapport arithmétique, il prit pour principe de détermination l’Idée, rapport universel : l’Idée, c’est-à-dire les idées dans leur multitude, dont il fit les sujets réels auxquels les phénomènes empruntent ce qu’ils ont de réalité. Et comme les Idées ne sont encore que des inconditionnés relatifs, qu’elles réclament une origine commune et un centre, Platon conçut l’inconditionné définitif, le Bien, source commune du connu et du connaître, de la vérité et de la science. « Les objets de la connaissance ne tirent pas de lui seulement leur qualité comme connaissables, mais leur être et leur essence, et lui-même est souverainement au-dessus de l’essence », — c’est-à-dire des Idées, — « en dignité et en puissance » (Politeia, L. VI).
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Le progrès que Platon fit faire au dualisme éléatique de l’Être et des phénomènes consiste dans la reconnaissance d’une transition, qu’il n’explique pas, du sujet immuable, qui est toujours, aux choses qui deviennent, et jamais ne sont. Le moyen, c’est l’invention du monde des Idées, avec la qualification de Bien donnée à leur principe. Mais la participation du monde phénoménal aux Idées, la lumière et les ombres portées dans la caverne, la comparaison du Bien au Soleil, source de vie comme de lumière, ne sont que des images.
 
=== XII. LELe RÉALISMEréalisme DANSdans LAla DOCTRINEdoctrine D’ARISTOTEd’Aristote ===
 
Aristote combattit la fiction réaliste des Idées en soi, principe des idées données en une conscience. Mais son opinion sur ce point ne lui fut pas un obstacle pour concevoir le tout du monde phénoménal comme l’existence corrélative d’une autre existence, celle de la suprême abstraction réalisée : la Pensée de la Pensée, qui n’a d’objet qu’elle-même, indéterminée et inconditionnée. C’est le Noûs d’Anaxagore, dépouillé de ses attributs et élevé jusqu’à l’Être de Parménide, en qui la pensée et son objet forment un sujet unique.
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L’absolu aristotélique de la Pensée ne semblait pas appeler, comme l’absolu platonicien, l’application du symbole de l’émanation pour établir un lien entre le Conditionné et l’Inconditionné, et fournir l’image d’un commencement du monde, qu’au fond l’on ne supposait pas être un commencement réel. De ces deux absolus, c’est même celui d’Aristote qui se passait le mieux d’un concept quelconque d’origine des choses ; mais ils avaient cela de commun qu’ils bannissaient le concept proprement dit de la création, l’un en n’admettant, pour rattacher l’inférieur au supérieur suprême, que la loi de finalité, l’autre, en séparant la cause ultime qui domine la métaphysique des Idées, d’avec une démiurgie d’ordre secondaire dont le but religieux exotérique est manifeste. Tous deux étaient aptes à s’unir pour répondre à une définition du dieu pur, dans l’abstraction suprême de l’Être, quand on aurait trouvé une méthode pour faire descendre de ce dieu d’autres dieux plus accessibles à la raison commune.
 
=== XIII. LELe RÉALISMEréalisme DESdes HYPOSTASEShypostases : CÔTÉcôté POLYTHÉISTEpolythéiste ===
 
Longtemps après le siècle de Platon et d’Aristote, philosophes rivaux dont les disciples avaient laissé les théories propres s’affaiblir, il se fit un rapprochement entre la pure unité métaphysique poursuivie par ceux des penseurs helléniques qui ne laissaient pas perdre la tradition de cet absolu, et l’anthropomorphisme divin des religions judaïque et chrétienne dont les docteurs cherchaient la formule d’un monothéisme dans lequel les attributs humains seraient autant que possible écartés de l’idée de Dieu. Des philosophes syncrétistes du IIe siècle enseignèrent que l’Intelligence divine était le vrai siège et faisait l’unité des Idées de Platon. Cette interprétation substituait la Pensée et ses modes à un système abstrait de relations, mais ne faisait pas disparaître le Bien, supérieur à l’Être et à l’Essence, plus voisin d’un inconditionné que de tout ce que les hommes appellent bien, et surtout de ce qu’ils peuvent regarder comme afférent à une conscience personnelle.
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Ce sont là les principaux traits d’une théologie hellénique qui se formula comme néoplatonisme, ou philosophie alexandrine, et qui conserva sous le règne du christianisme une existence occulte à côté des dogmes orthodoxes, ou pour en inspirer des interprétations et des hérésies. Elle reparut librement à l’époque de la Renaissance italienne et encore plus tard, et obtint la faveur de l’Église anglicane. Repoussée peu à peu dans l’ombre par le progrès de méthodes plus rationnelles, elle n’a pas cessé de donner des rejetons, où son esprit revit sans toujours bien se reconnaître lui-même.
 
=== XIV. LELe RÉALISMEréalisme DESdes HYPOSTASEShypostases. CÔTÉCôté DUdu CHRISTIANISMEchristianisme ===
 
La méthode réaliste pénétra dans le judaïsme par la signification donnée aux idées générales de Sagesse et de Parole, comme productions premières et agents intelligibles, émanés du dieu caché dont l’essence est hors d’atteinte pour l’entendement. Le Logos, Fils de Dieu, de Philon le Juif, fut une fiction de philosophie religieuse, parallèle à celle qui se préparait vers le même temps pour s’accorder avec la transformation chrétienne du Messie des Prophètes. Ce temps est déjà celui où ces sectes, dites gnostiques, commençaient à paraître, qui usèrent à l’envi de la méthode réaliste, pour composer des mythologies d’êtres abstraits, expliquer la sortie du monde de l’Être, — ou du non-Être, — symboliser les causes de la chute, annoncer les moyens de salut. Le recours à l’hypostase était tentant pour la nouvelle religion en voie de se chercher une philosophie dont l’enseignement sobre de Jésus, ses paraboles, qu’on avait recueillies, et les légendes de sa vie ne fournissaient pas l’équivalent. La philosophie de saint Paul, encore toute messianique et consacrée aux questions morales du péché, de la rédemption, de la grâce, et de la résurrection en Christ, était humaine et pratique au plus haut degré, hostile au gnosticisme. Mais déjà l’auteur inconnu de l’Épître aux Hébreux, contemporain de l’Apôtre, use du style des hypostases au début même de cet ouvrage. Il appelle le Fils de Dieu la « figure de l’hypostase de son père ». C’est, en termes abstraits, l’idée même du dualisme de l’unité divine, qui va s’introduire dans le christianisme avec le quatrième Évangile, au commencement du IIe siècle.
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Avant la thèse de l’incarnation, on ne sortait pas de la simple doctrine des hypostases, et du sens tout métaphysique de ce mot hypostase, qui n’est pas le sens humain de personne. Mais l’incarnation du Logos introduit ce dernier sens dans la seconde hypostase, qui s’identifie avec la personne de Jésus, à la fois homme et Dieu en sa double nature, selon le style reçu : personne humaine, au sens humain, personne divine, au sens hypostatique. Or ces deux sens ne s’accordent pas : si le premier est consulté, on a deux dieux personnels, et le rapport d’émanation de l’un à l’autre est un non-sens ; si le second est préféré, la personnalité s’évanouit des deux parts, attendu que les définitions ne répondent plus qu’à des idées réalisées. Et c’est la personnalité néanmoins que l’on a surtout en vue, quand on pense au dieu un de la tradition, que l’on n’entend nullement abandonner. Il faut convenir que le réalisme tombe alors dans le genre de contradiction qui rend l’expression de la pensée impossible, et ne consiste pas seulement à constituer un sujet métaphysique avec des attributs contradictoires (ci-dessus II et III) ; ou bien il ne faut donner aux hypostases que le sens qu’elles ont dans la théologie alexandrine.
 
=== XV. LELe MONDEmonde DANSdans L’INCONDITIONNÉl’inconditionné. DOCTRINEDoctrine DEde SPINOZASpinoza ===
 
Nous ne pousserons pas plus loin une question de théologie religieuse amenée ici par une importante application de la méthode réaliste à la solution du problème du passage de l’Inconditionné au Conditionné. Mais nous ne voyons nullement pour quelle raison la philosophie johannique et son interprétation nicéenne — en écartant seulement la mythologie de l’incarnation, — n’auraient point droit à une place entre les doctrines qui ont proposé des solutions de ce problème. Ce n’est certainement point que toutes celles qu’on regarde comme strictement philosophiques soient pour cela plus rationnelles.
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Avant Spinoza, Nicolas de Cuss et Giordano Bruno avaient trouvé une manière de lever dans les mots cette difficulté : c’était de dire que, dans l’Absolu, le grand et le petit se rencontrent aux extrémités de leurs limites respectives ; que l’immensité et le point se confondent, et que l’éternité ne diffère pas de l’instant. Sur ce dernier article les exigences de la théologie thomiste étaient amplement satisfaites : Dieu pouvait n’avoir jamais eu qu’une seule intuition, ni fait qu’un acte unique dans le passé, le même qu’actuellement il fait, et qui renferme tout l’avenir dans le présent.
 
=== XVI. LELe MONDEmonde DANSdans L’INCONDITIONNÉl’inconditionné. LEIBNIZLeibniz ===
 
On n’approfondit pas assez ce sujet, dans la doctrine de Leibniz, quand on se borne à répéter ses formules courantes, sans faire certains rapprochements auxquels elle ne saurait se soustraire. En effet, si nous considérons le monde et l’harmonie préétablie des monades qui sont les variables de cette fonction universelle, toutes à tout instant déterminées, chacune par toutes et toutes par chacune, suivant un plan invariable, nous assistons par la pensée au développement temporel de cette infinité d’êtres multipliés sans bornes dans le grand et dans le petit, et dont les déterminations constamment concordantes sont chez tous individuellement spontanées. Mais quand, de ce point de vue de l’entendement, sous les conditions du temps et de l’espace, nous passons à l’idée de l’éternité divine, et de la toute-puissance qui, dans cette éternité a créé cette infinité d’actions spontanées, et qui les crée actuellement, puisqu’elle les a faites être ce qu’elles furent, sont et seront en leurs temps, nous obtenons la révélation métaphysique d’un nombre infini conditionné qui a son établissement, son siège et tout son être dans l’unité et l’immutabilité de Dieu, c’est-à-dire dans l’Inconditionné.
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Dans le domaine de la mathématique abstraite, d’assez nombreux interprètes, soit de la géométrie des indivisibles, soit du calcul intégral, ont formé le concept de la multiplication d’un minimum de quantum par un maximum numérique, appelé l’infini, pour engendrer la quantité finie. Leibniz, au point de vue théologique, a vu dans l’arithmétique binaire « une très belle image de la création, ou origine des choses de rien, par la puissance de la suprême unité, ou Dieu. Car les nombres, en calcul binaire, s’expriment et naissent de l’unité et du rien ; non par voie d’accumulation d’unités, ce qui ferait de Dieu une matière des créatures, mais par un influx de perfection, plus grand ou moindre selon qu’est déterminée la place de l’unité mobile. Cette unité relative n’est que l’ombre de l’unité absolue, dont la puissance domine toutes les places et embrasse l’infini » (Op. Dutens., VI, 202). Les nombres sont là les symboles des monades, unités relatives aussi, toutes subordonnées à la monade suprême, Dieu. Symboliquement, en arithmétique, l’unité inconditionnée, située à l’infini des unités conditionnées, crée par son influx les valeurs respectives de l’unité à tous les rangs du nombre infini écrit dans le système de la numération binaire. Oté le symbole, la monade suprême est la puissance commune des puissances des monades distribuées dans l’ordre infini de la création (XXXI).
 
=== XVII. L’INCONDITIONNÉL’inconditionné ENen TANTtant QU’INCONNAISSABLEqu’inconnaissable. KANTKant ===
 
« C’est, dit Kant, le principe propre de la raison dans son emploi logique, de trouver, pour toute connaissance conditionnée de l’entendement, l’inconditionné par le moyen duquel l’unité de cette connaissance peut se compléter. Toutefois, cette maxime logique ne peut devenir un principe de la raison pure, à moins d’admettre que toutes les fois qu’une condition est donnée, la série entière des conditions subordonnées les unes aux autres, série qui, par conséquent, est inconditionnée, est pareillement donnée (c’est-à-dire est contenue dans l’objet et dans sa connexion).
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La raison en vertu de laquelle il conclut de l’ensemble des conditions empiriques à l’existence de leur commune condition inconditionnée est ce que Kant appelle un jugement synthétique a priori, source, dit-il, de plusieurs autres de la même nature. Mais en quoi réside l’obligation d’admettre ces sortes de jugements, ou quelle est la manière de distinguer ceux d’entre eux qui sont vrais d’avec d’autres auxquels il ne suffit pas pour l’être de n’être pas analytiques et d’être indémontrables, c’est ce qu’on n’apprend nulle part dans la Critique de la Raison pure. En fait, il en est de ce jugement comme de tel autre que Kant a fait valoir aussi comme un irrécusable principe de cette raison, de celui de l’universel déterminisme des phénomènes, par exemple. C’est assez que d’autres philosophes le déclarent faux, pour qu’il rentre ipso facto dans le rang des opinions pour lesquelles il n’y a pas de privilège. Kant a donné pour sujet principal à sa Critique cette question : Comment un jugement synthétique a priori est-il possible ? Il semble avoir trop souvent oublié qu’il n’avait pas la réponse à celle-ci : A quoi peut-on reconnaître qu’un jugement synthétique a priori est indubitable ?
 
=== XVIII. LALa PREUVEpreuve PRÉTENDUEprétendue DEde L’ABSOLUl’absolu PARpar LEle RELATIFrelatif ===
 
L’existence nécessaire de l’Inconditionné a paru à d’autres penseurs, étrangers à la méthode aprioriste, et même sectateurs de la méthode opposée, une vérité purement logique, analytique. Mais cette fois l’erreur est démontrable, justement parce que la proposition prétend l’être. La proposition est que, le Relatif étant le corrélatif de l’Absolu, l’implique ; que si le premier de ces deux termes exprime une réalité, il doit en être de même du second. Le sophisme se réfute par une simple distinction sur ce qu’il faut entendre par ce terme : le Relatif. S’il s’agit d’un terme universel abstrait, auquel s’oppose l’universel son contradictoire, l’Absolu — C’est le sens qu’entend un philosophe réaliste, — le concept d’existence est immédiatement écarté par cette- observation — que deux termes, universellement posés comme négatifs l’un de l’autre, s’appellent toujours l’un l’autre en corrélation dans l’esprit, sans que la réalité de l’un, si elle est admise, soit la preuve de la réalité de l’autre. C’est ainsi que le concept positif, l’Être, est accompagné, pour son service logique, du concept négatif le non-Être, et qu’on n’en conclut pas l’existence du non-Être, à moins qu’il ne s’agisse des sophismes dialectiques d’un Gorgias ou d’un Hegel.
Mais si, quittant les termes abstraits, on entend par le relatif la totalité concrète des choses conditionnées, le relatif en ce sens n’a point de corrélatif, point de contraire dans l’existence, qui soit représentable à l’esprit. Ce terme énonce l’idée du tout de ce qui pourrait recevoir pour l’intelligence une détermination. Avec lui, l’esprit s’arrête à la conception d’un système universel de lois qui constituent et coordonnent le monde ainsi que l’entendement. Et ce système lui-même, c’est dans une intelligence suprême et par son œuvre que l’esprit doit l’envisager comme réalisé, à moins de se rendre l’univers inconcevable comme inconditionné dans son principe.
 
=== XIX. L’INCONDITIONNÉL’inconditionné INCONNAISSABLEinconnaissable CONSIDÉRÉconsidéré COMMEcomme INCONCEVABLEinconcevable ===
 
L’inconcevabilité est le vrai nom de l’inconditionnalité proposée pour objet à l’esprit : c’est la conclusion que Kant aurait dû tirer de son analyse des prétendues antinomies de la Raison pure, lorsque s’étant persuadé que l’entendement ne fournissait des arguments ni meilleurs ni pires pour démontrer la nécessité logique des bornes à reconnaître au monde dans le temps et dans l’espace, que pour en démontrer l’impossibilité, il pensa que le monde des phénomènes ne pouvait être dit ni infini ni fini, — ce qui serait contradictoire s’il s’agissait d’un monde réel, — et qu’en conséquence la réalité devait appartenir à un monde de noumènes, situé hors du temps et de l’espace. Or, un monde de ce dernier genre est inconcevable, sa définition n’a pour nous aucun sens, ou du moins, en tant que nous proposant un objet concevable, elle est proprement négative. Du mot noumène, qui signifie l’intelligible, ou le pensé, Kant a fait le nom d’un sujet qui ne peut être pensé, qui n’est donc pas intelligible.
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On voit que les deux méthodes, l’empiriste et l’aprioriste, conduisent à la même conséquence en une même doctrine de l’Absolu. Ce résultat ne doit causer aucun étonnement, à qui veut y réfléchir. Le noumène = X de Kant, qui soutient avec le monde phénoménal une relation quelconque (sans cela que serait-il pour nous ?), mais indéfinissable par définition, et que Kant ne pouvait même pas lui attribuer légitimement, aux termes de sa méthode, ce noumène est la même chose que l’absolument inconnaissable de Spencer ; et ce dernier philosophe a raison de dire que son système, considéré à cette sommité, ne se réclame pas plus de la Matière que de l’Esprit, en ce qui concerne l’ultime raison de l’être. Ce système ne se montre décidément matérialiste, en effet, que dans la partie de son exposition où l’auteur établit la théorie de la « formation de l’interne par l’externe ». L’interne est l’esprit, l’externe est la Force-Matière.
 
=== XX. CONTRADICTIONContradiction INTRINSÈQUEintrinsèque DESdes THÉORIESthéories DEde L’INCONDITIONNÉl’inconditionné ===
 
Kant, par une dérogation à son propre et formel principe touchant l’emploi des catégories, à laquelle nous venons de faire allusion, s’est servi de la loi de causalité, qui, d’après lui, n’est applicable qu’aux phénomènes, pour démontrer l’existence des objets transcendantaux ; il a attribué à ces objets rapportés à nous une action efficiente à laquelle nous serions redevables de certaines de nos notions fondamentales. Il ne s’est pas seulement démenti lui-même, en rompant le lien qui rattachait sa logique au relativisme, en transportant l’action au-delà de la relation ; il faut dire, pour aller au fond, qu’il s’est servi d’une relation, la cause, pour instituer un sujet qui ne pouvait se poser inconditionné, comme il le voulait, sans exclure toute définition, toute attribution possibles. La causalité est une notion bilatérale, la cause est conditionnée par l’effet. Veut-on faire abstraction du rapport et réaliser un terme indépendamment de l’autre, on tombe dans cet excès de métaphysique réaliste qui consisterait à donner pour cause de toutes choses la Cause. D’autres diraient l’Intelligence, ou le Désir, ou l’Être, etc., supposés dans l’état inconditionné ; mais ces termes généraux sont pris de la connaissance de nos conditions, ou bien ils n’ont aucun sens.
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Une autre raison qui a dû éloigner d’eux le caractère de l’émanation, c’est le manque de sentiment et d’images dans les procédés, exclusivement intellectualistes, imaginés par leurs auteurs pour le conditionnement progressif de l’Inconditionné ; et c’est l’absence de toute idée de vénération pour le principe, et de chute pour le produit. Les philosophes de cette école ne voient ni, sous l’aspect logique de la création, l’abîme entre l’Inconditionné, qui est un mot, et la vie, qui est action et amour ; ni, sous l’aspect moral, l’écart de la nature par rapport à l’idée du bien. Sur le premier point, le reculement de l’origine à l’infini du temps est pour eux la source d’une illusion qui semble diminuer l’insolubilité du problème tel qu’ils le voient : il a pour effet de supprimer la pensée de l’Inconditionné lui-même comme existant à aucun moment, puisque, à tout moment, tout est conditionné ; une absurdité les sauve d’une autre. Sur le second point, la doctrine du progrès universel, tout arbitraire qu’elle est, sans l’ombre d’une preuve, ressemble à une solution, parce qu’elle prête à l’Inconditionné, qui, en lui-même est le non-être, une manière de devenir et d’être. Et c’est ce devenir qui est, qui est le bien. L’optimisme est un caractère commun à toutes les branches de ce réalisme moderne. Là où la négation du progrès et le jugement pessimiste de la condition du monde s’y sont à la fin substitués, là seulement le système de l’émanation s’est trouvé reconnaissable, et a ramené les idées de chute de l’Absolu, et de retour du monde à son principe (doctrine de Schopenhauer).
 
=== XXI. LELe DILEMMEdilemme DEde L’INCONDITIONNÉl’inconditionné ===
 
D’après le sens que nous avons donné au mot dilemme pour appliquer la méthode de disjonction aux thèses philosophiques, le sujet du dilemme qui ressort de l’analyse logique du rapport du Conditionné à l’Inconditionné est l’opposition établie entre le principe de relativité, et l’explication du monde par sa déduction d’un principe inconditionné qui serait à définir, si le terme de définition était logiquement applicable à l’Inconditionné.
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=== XXII. — LALa PLUSplus ANCIENNEancienne IDÉEidée DEde LAla SUBSTANCEsubstance DIVINEdivine. ANAXIMANDREAnaximandre. ===
 
Le premier des principes de la Théogonie d’Hésiode, les uns symboliques, les autres matériels, est le Chaos, dont le nom a été appliqué communément à la matière confuse qui aurait préexisté à la formation distincte des êtres. Les philosophes ioniens visèrent à définir cette matière des corps. Plusieurs d’entre eux regardèrent les qualités sensibles comme des modifications d’une seule. Le sujet commun était cette qualité réalisée. L’imagination transformiste donnait l’explication des changements d’apparence des choses qui sortent toutes de ce fond commun de l’existence, et qui toutes y rentrent — l’Eau de Thalès, l’Air d’Anaximène ou de Diogène d’Apollonie. Ce dernier classait formellement les phénomènes mentaux parmi les modes de ce principe de vie. Parménide d’Élée (VII) imita ces Ioniens, quand il condescendit à composer un système des apparences dans la supposition où le non-Être interviendrait dans l’Être, mais il admit, au lieu de l’unité, la dualité des éléments : la Terre et le Feu, en correspondance avec deux propriétés symboliques réalisées, le Sombre et le Lumineux, l’un, principe de passivité, l’autre d’activité. Empédocle porta les éléments à quatre, qui sont ceux auxquels les physiciens devaient borner si longtemps la grossière analyse du sujet matériel, et il plaça la cause des phénomènes dans leur union ou leur séparation, sous l’action de deux forces motrices opposées, que sa doctrine réalisait aussi. Un concept mécanique peut ainsi se substituer au transformisme, quand la substance comporte une pluralité d’éléments. L’Ionien Anaxagore dût recourir à cette méthode, dès qu’il éleva leur multiplicité à l’infini : il composa les corps d’une multitude de particules à qualités diverses, et toutes invariables, dont l’Intelligence (Noûs) avait la charge de déterminer les mouvements, et de grouper celles qui sont homogènes afin de constituer des corps à propriétés constantes (X).
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La comparaison de la doctrine d’Anaximandre et de celle de Pythagore, son contemporain, peut-être plus jeune, nous montre, à cette origine de la philosophie, deux directions opposées. L’une est le début des théories de la Substance physique, avec des qualités plus ou moins multipliées et un principe actif inhérent ; dans l’autre, le pouvoir constructeur et directeur est l’unité abstraite, assimilable à l’Inconditionné sous d’autres dénominations, principe du Nombre, d’où toute détermination procède (X). Les Idées et les Formes succédèrent aux Nombres, dans le développement de ce second point de vue. La doctrine éléatique et, après Platon, l’idéalisme tiennent du pythagorisme en leur esprit le plus profond ; c’est à Anaximandre que remontent les théories de l’unité universelle, et avec Démocrite que commencent celles qui divisent la Substance et ramènent la qualité à la quantité dans les phénomènes.
 
=== XXIII. — L’UNITÉL’unité DEde SUBSTANCEsubstance. HÉRACLITEHéraclite. STRATONStraton. LESLes STOÏCIENSStoïciens. ===
 
Empédocle, en remplaçant la Substance, sous l’aspect passif, par quatre qualités élémentaires, et l’Infini divin, agent universel, par deux forces motrices, idées réalisées de l’union et de la discorde, ne donnait pas satisfaction à la pensée spéculative d’un développement de substance. Anaxagore, définissant le sujet matériel par l’infinité des homéoméries, et le séparant de l’Intelligence, cause du mouvement, ne remplissait bien, ni d’un côté ni de J’autre, les conditions de l’explication du monde. Les systèmes de ces philosophes ne se trouvèrent pas viables. Il en fut autrement de la doctrine d’Héraclite qui envisagea le monde comme le produit de la Substance vivante unique, et ce monde comme unique lui-même, et destiné à une suite d’évolutions identiques sous l’action du même principe divin.
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Le Logos séminal, le nom de divine Providence donné au Destin, l’optimisme imposé par la forte volonté du stoïcien au jugement qu’il doit porter sur l’œuvre du Feu artiste expliquent le succès, auprès de l’esprit hellénique, de cette doctrine rivale de l’épicurisme, à une époque où l’école de Platon semblait finir dans le scepticisme, et où l’école d’Aristote était représentée par Straton de Lampsaque, successeur de Théophraste. C’est cependant une théorie de la Substance, aussi, que la physique de Straton, mais de celles qu’on a qualifiées de matérialistes. Une Nature dénuée de sentiment, où tout se fait par des poids et des mouvements, et qu’on désigne comme le principe de la génération -et du changement, sans aucune hypothèse atomistique, ne laisse pas d’être une Nature qui fait tout. Straton ne lui voyait, prise en son entier, d’antécédent concevable que le hasard () ce qui voulait dire évidemment que chaque état des choses est expliqué par ceux qui l’ont précédé, mais que leur ensemble ne s’explique pas. C’était donc un substantialisme très caractérisé et très absolu que le sien. Seulement il s’épargnait la peine de chercher pour la Substance des qualités morales et ne l’appelait pas divine.
 
=== XXIV. — SPINOSISMESpinosisme ETet STOÏCISMEstoïcisme. ===
 
Le rapprochement s’impose, en dépit des vingt siècles qui séparent ces doctrines, parce que l’idée principale, des deux côtés, domine les différences métaphysiques relatives aux attributs de la substance et à la nature de son développement. L’admirable simplification de l’analyse philosophique, due à la méthode de Descartes, c’est-à-dire à l’introduction de l’esprit scientifique dans la philosophie, avait préparé pour un penseur tel que Spinoza un terrain déblayé du fatras scolastique des espèces et des formes, au milieu duquel les philosophes de la Renaissance avaient cherché vainement leur route. Deux idées claires, les deux aspects de l’existence, la Pensée, l’Étendue, quelque opinion qu’on dût avoir de leur corrélation, représentaient indubitablement deux classes de phénomènes et distinctes et très certaines. C’étaient, aux yeux de Descartes et de la plupart de ses disciples, des substances, et leurs noms désignaient les attributs caractéristiques sous lesquels se rangent deux séries de modes. Quelques-uns, rares encore à cette époque, pensèrent que la substance étendue était le fond réel des choses, dont les phénomènes mentaux n’étaient qu’un genre de modifications. Quelques autres inclinaient à opérer la réduction en sens inverse. Le rapport des substances entre elles et à Dieu suscitait de grandes difficultés. Spinoza pensa qu’il n’y avait qu’une substance, qu’elle réunissait les deux attributs, avec une infinité d’autres qui nous sont inconnus, et qu’elle était Dieu.
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Cette doctrine cosmo-théologique est à la méthode cartésienne ce que le panthéisme stoïcien est à la physique qualitative et transformiste de l’antiquité. Le Feu vivant, éternel, qui régit les transformations des éléments et pourvoit à la composition matérielle des âmes, est remplacé par la substance divine dont les modes se développent en deux suites parallèles où tout ce qui s’offre comme individuel n’est que propriétés du grand Tout. La parfaite unité substantielle n’est pas mieux établie par la liaison indéfectible des phénomènes produits dans un corps universel sensible, qu’elle l’est au sein d’un Infini dont le nombre, le temps et l’espace sont des modes d’apparaître. Elle a seulement une forme moins abstraite. Spinoza réduisant la réalité de l’individuel à des images, faisant plonger dans l’Absolu et dans l’Infini, en un sens peu familier aux anciens, son substantialisme plus mathématique que physique, fait disparaître la nécessité d’une évolution entre deux limites du temps. Le développement indéfini de l’Infini actuel est la vie éternelle de la Substance : contradiction entre les affections de la réalité immuable, selon qu’elle lui sont rapportées, ou qu’elles sont les représentations illusoires des êtres passagers qu’elles constituent. La différence du panthéisme antique et de celui de Spinoza, considéré sous cet aspect, est grande. Les deux doctrines n’en concourent pas moins dans l’idée de l’unité, et cet accord suffit, à cause d’un commun caractère moral de grande élévation, pour expliquer des rapports qu’on a souvent remarqués, dans les parties de sentiment, entre le plus considérable des systèmes substantialistes qui précédèrent l’ère chrétienne, et la plus achevée, la plus sérieuse des constructions spéculatives de l’âge moderne, dont les auteurs ont conservé les thèses capitales de la théologie scolastique en supprimant la personnalité divine. L’enseignement moral de ces doctrines, mais qui ne s’en tire que rarement, parce que l’esprit y prend plus de part que le cœur, est le mépris de l’existence phénoménale, inadéquate et caduque. Le sage doit s’en détourner pour se vouer à la contemplation et à l’amour de l’éternelle Substance. Les stoïciens y vinrent à la fin, après avoir cherché vainement la vie conforme à la Nature.
 
=== XXV. — LALa MULTIPLICITÉmultiplicité DEde LAla SUBSTANCEsubstance. ORIGINEOrigine DEde L’ATOMISMEl’atomisme. ===
 
Après Anaximandre, la conception du réalisme substantialiste peut être partagée entre les deux penseurs, Héraclite et Démocrite (Démocrite dont on accompagne ordinairement le nom de celui de Leucippe), auteurs de deux conceptions opposées qui n’ont cessé, depuis ce temps, d’avoir des adhérents, chacune au moins en son point fondamental. La première posant l’unité de substance, envisage une multiplicité, soit infinie, soit définie, de qualités dont l’union ou la séparation, ou encore la condensation ou la raréfaction, ou enfin l’hypothèse des transformations expliquent les phénomènes. Quand ce fut la Substance elle-même que l’on crut multiple, on pensa que les qualités devaient être les produits des combinaisons des substances ; et de même qu’on avait admis l’infinité des qualités on admit l’infinité des substances. Ce fut l’atomisme.
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Après la question de l’étendue, venait pour l’atomisme la question du mouvement. C’est par une erreur qui fait tort à Démocrite, qu’on lui attribue quelquefois l’opinion de l’existence de la pesanteur comme propriété de l’atome en soi, et cause du mouvement. Il aurait donc reconnu à l’atome une qualité essentielle, contrairement à l’esprit de son système ! Ce philosophe a dû regarder les mouvements comme toujours causés par des propulsions, et les forces comme proportionnelles aux masses, les masses aux grandeurs des atomes homogènes, ou à celles des corps formés de leurs agglomérations. Tout mouvement était ainsi conçu comme l’effet d’un choc, et les pressions comme des impulsions empêchées d’avoir leurs effets. Comment ensuite il se fait que le grand nombre des actions communes, d’origine inconnue, détermine des mouvements perpendiculaires au plan de l’horizon, et des poids proportionnels aux masses (lesquelles ne sont même appréciables que par ce poids), c’est une question à laquelle la physique mécanique cherche encore une réponse. Démocrite a pu imaginer qu’à l’origine de notre monde, la résultante des forces motrices, masses en mouvement, s’était trouvée dirigée dans le sens de la perpendiculaire à la surface de cette grande agglomération (un cylindre aplati supporté par l’atmosphère). En supposant la pesanteur une force universelle, invariable, il aurait eu à rendre compte de la direction unique de cette force dans l’espace infini des mondes où toutes les directions sont également ouvertes au mouvement des atomes. Cette vue arbitraire, injustifiable, fut substituée par Épicure à la théorie de Démocrite, suivant des textes anciens très valables, mal contredits par d’autres dont l’interprétation est sujette à discussion.
 
=== XXVI. — LALa DOCTRINEdoctrine DEde DÉMOCRITEDémocrite Aà L’ÉGARDl’égard DESdes PHÉNOMÈNESphénomènes MENTAUXmentaux. ===
 
La doctrine mécanique de la substance tire de son caractère absolu beaucoup d’intérêt pour la classification des problèmes de la métaphysique et de leurs solutions. En effet, toute idée de l’origine du monde et de sa cause disparaît, du point de vue de Démocrite qui, le premier, admit l’éternité et l’extension sans bornes, non plus d’un vague chaos comme c’était l’usage, mais du mouvement et de ses effets, tels que les offre l’expérience. De là le procès à l’infini des phénomènes dans le temps et dans l’espace. Le tourbillon et la nécessité () sont, l’un, l’agent universel, et l’autre la loi. Le tourbillon se forme des rassemblements et des transports des atomes, selon qu’ils résultent de la prédominance des masses dans les directions où les lance le choc. La nécessité est l’enchaînement des états successifs. Il faut la distinguer du hasard épicurien, car elle en est proprement le contraire. Mais, dans son ensemble, elle est sans origine : Pour ce qui est toujours, il n’y a pas de principe à demander, disait Démocrite.
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En séparant la question du critérium d’avec l’hypothèse de la substance, le scepticisme commençant n’approchait pas encore de l’idée de constituer le sujet humain avec sa conscience en regard des phénomènes dont le libre jugement lui appartient. Le déterminisme absolu de Démocrite enveloppait les phénomènes mentaux comme les atomes ; et la pesanteur modifiée par le hasard, qu’Épicure substitua aux tourbillons de Démocrite, ne changea rien à la notion du sujet réel des phénomènes.
 
=== XXVII. — LALa SUBSTANCEsubstance INDÉTERMINÉEindéterminée ETet SESses HYPOSTASEShypostases CHEZchez PLATONPlaton. ===
 
Le sens attribué jusqu’ici à la substance est inapplicable à Platon, à Aristote, au néoplatonisme et à la scolastique, car l’idée abstraite du sujet des phénomènes sensibles, et celle de la masse indistincte des éléments, ont pu être employées dans ces écoles, mais on n’entendait plus alors que ce sujet ou cette masse eussent en soi le principe de leurs changements. Platon, dans le Timée, après avoir remarqué l’inconsistance des éléments et l’impossibilité de fixer et de définir les qualités sensibles de façon à pouvoir constituer des sujets réels, admet l’existence d’un réceptacle commun des formes, d’où elles sortent, où elles rentrent ; mais cet être indéfinissable, qui, d’après l’interprétation donnée par Aristote à la pensée peu précise de Platon, n’aurait pas différé pour ce dernier de l’espace, théâtre des apparences, était moins un sujet que le concept du lieu où les idées et les nombres sont rendus participables aux âmes. Les âmes, l’Âme du monde d’abord, œuvre première du Démiurge, sont composées, à l’imitation des Idées, avec des matériaux symboliques, d’après la méthode pythagoricienne. Les éléments eux-mêmes sont définis par la figure abstraite et par les nombres, non plus par rapport à la sensation. Les Idées, modèles éternels des choses, placées hors du temps, comme le Bien leur père, possèdent l’invariable réalité ; le temps est une fonction attachée aux révolutions astrales par le Démiurge. Les Idées, fond réel de l’être, ont l’acception universelle, qui devait leur rester en philosophie, de tout phénomène de nature mentale ; mais, envisagées comme des sujets en soi et hors du temps, elles ne se présentent point à titre de modes de penser donnés en des consciences personnelles.
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Cette cosmogonie diffère du tout au tout du développement d’une substance dont les phénomènes sortiraient, comme ses propriétés, par des opérations conformes à sa nature. L’Inconditionné, non la Substance, est le principe de Platon ; quand les conditions apparaissent, c’est de l’action d’un être conscient que Platon en fait dépendre l’établissement. Il serait bon que les historiens de la philosophie et les traducteurs évitassent l’emploi du mot substance pour désigner l’essence éternelle () de Platon, celle dont il exclut formellement les conditions temporelles de l’existence. La confusion des mots favorise celle des idées, or les doctrines ne peuvent guère différer entre elles plus profondément qu’en plaçant le monde hors de Dieu ou en regardant le monde comme Dieu à l’état développé. La question de la Substance est fort différente de celle de l’Inconditionné, elle peut y intervenir selon la manière dont est compris le rapport du Monde à son principe, mais quand la réalité s’établit constamment dans l’ordre de la descente, des Idées aux âmes, comme chez Platon, et que la démiurgie est une œuvre symbolique (dont les matériaux n’ont point par eux-mêmes de qualités définies), l’idée ancienne de la Substance se perd. Elle est remplacée par le concept de l’indétermination et de la virtualité, ou puissance, logiquement antérieure à l’actualité des choses ; c’est-à-dire qu’elle se réduit à son sens catégorique abstrait, à une forme de l’entendement. Telle est au fond, malgré ce qui se dit ordinairement de la matière préexistante que supposerait une création démiurgique, l’idée platonicienne de la substance, ou de la matière ; et l’idée aristotélicienne qui lui correspond n’en est pas très différente, quoiqu’il n’y ait point une descente, cette fois, mais une ascension.
 
=== XXVIII. — LALa SUBSTANCEsubstance DANSdans L’ARISTOTÉLISMEl’aristotélisme. ===
 
La notion de substance, dont nous suivons les applications depuis l’origine de la philosophie, n’est pas représentée chez Aristote par le terme d’, que la plupart des traducteurs ont la fâcheuse habitude d’interpréter à l’imitation des latins par substantia. Elle répond aux idées de sujet, matière et puissance, et, dans sa plus grande généralité, au terme , avec un sens indéterminé, tandis que le sens premier de l’ connote réalité et actualité. De même qu’une matière donnée a les contraires en puissance, et passe d’une forme à une autre par l’intervention de la privation, de même la sujet abstrait et universel, indéterminé par conséquent, a toutes les formes en puissance. Cette théorie, de nature essentiellement logique, fixe la place que la notion de substance garde dans l’aristotélisme. Elle est d’accord avec la polémique d’Aristote contre les idées platoniciennes, dans laquelle il enseigne qu’il n’y a d’êtres réels que les êtres particuliers, et que les genres n’ont d’existence que dans le sens attributif, ou de qualité (sens secondaire de l’). L’universel n’est pas l’être.
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Quand le syncrétisme alexandrin, dans lequel les doctrines de Platon et d’Aristote étaient autant que possible rapprochées, se fixa dans la théorie de l’émanation, l’Âme du monde, troisième hypostase, qui aurait pu aisément, prendre une-forme substantialiste, favorisée, en ce cas, par ce qui s’était conservé des vues stoïciennes sur l’action divine, trouva un obstacle dans l’idée fondamentale de la descente de l’Être. En effet, du côté du principe divin, on visait au plus grand affranchissement possible de tout ce qui peut se définir comme une matière de propriétés : le supérieur n’est pas affecté des modalités qui caractérisent l’inférieur ; et, du côté des produits de l’émanation, on n’admettait pas que rien pût s’élever d’en bas ; tout vient d’en haut et la dégradation de l’Être a pour terme, en style symbolique, les ténèbres ; en style logique, l’indétermination ou le néant. Il ne se trouve point de place, au fond de la nature, pour une puissance active, pour une substance développant spontanément des modes. A vrai dire, et en dépit de la non-participation supposée du principe émanant aux qualités de l’émané, que celui-ci inversement dérive de lui, c’est comme un influx du premier qu’on se représentait ce qu’ils possèdent de vertus. La théologie du christianisme, à plus forte raison, puisqu’elle n’avait point pour cela à se contredire, a fait remonter au Créateur toute activité réelle, toute vraie causalité. Dans certaines hérésies, la substance divine recevait une interprétation cosmique et panthéistique ; en ce cas, la doctrine prenait une signification substantialiste, équivalente à celle qui, procédant en sens contraire, aurait divinisé le monde. Mais d’une manière générale, la scolastique n’a dû donner au sujet universel, en dehors de Dieu, que le sens logique, indéterminé ou négatif, de l’aristotélicien, tandis qu’en Dieu, elle ne plaçait le tout-être réel qu’en l’accompagnant des dogmes de la création et de la liberté.
 
=== XXIX. — LALa DUALITÉdualité DESdes SUBSTANCESsubstances. DESCARTESDescartes. ===
 
Nous venons de voir le concept réaliste de la substance, réduit à la fiction d’une puissance indéterminée que les idées, les formes, ou enfin certaines qualités, investies par d’autres imaginations réalistes des vertus signifiées par leurs noms, font passer à l’acte dans le monde. Cette abstraction n’a cessé d’être employée à la représentation d’un fondement imaginaire des phénomènes depuis le moment où les théories matérialistes, stoïciennes ou épicuriennes, ont été condamnées par l’avènement d’une philosophie religieuse, platonicienne ou chrétienne. Mais alors il n’y avait plus de physique. Les philosophes du moyen âge étaient encore plus incapables que ne l’avaient été les anciens transformistes et les atomistes, à raison de leur éloignement de l’art de l’expérience, d’expliquer par la doctrine de la Substance la formation et les propriétés des substances. La physique, en tant qu’étude des lois du mouvement, ne date que de la fin du XVIe siècle, et l’alchimie ne devint que plus tard encore une science de la composition et des états des corps, et des propriétés de leurs éléments. La philosophie de la Renaissance n’avait pas fait un pas sur celle des anciens pour la découverte d’un rapport entre les phénomènes de la matière inorganique et ceux de la sensibilité et de l’intelligence, mais elle était loin de renoncer à les unir. Le réalisme substantialiste ne pouvait donc trouver cette détermination positive et cette application à la nature que les anciens avaient cherchées vainement, et à laquelle la scolastique avait renoncé pour ne reconnaître qu’à Dieu seul, au fond, le titre de substance réelle.
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Descartes est le fondateur de la physique générale et de la psychologie apriorique en leur rapport logique, parce que sa classification est correcte et s’impose scientifiquement, quelque solution qui convienne en dernière analyse à la question métaphysique, qu’il a paru laisser intacte en laissant la liaison des substances sans explication, ou comme un fait que la raison ne serait pas chargée d’éclaircir. Nous disons qu’il a paru, car on s’aperçoit, en y regardant de plus près, que l’existence de l’étendue est subordonnée logiquement à celle de la pensée, selon sa méthode, par laquelle il a établi que la pensée ne saurait s’assurer par aucune démonstration de rien de plus que de ce que donne déjà l’intuition empirique, à savoir la représentation de l’étendue. Or cette représentation fait bien l’existence d’un objet, mais non pas une existence comme celle que la pensée se témoigne d’elle-même à elle-même. Cette dernière, la pensée, contient l’autre, l’étendue. Descartes a donc posé le principe d’où devait procéder, après lui, la réduction de tous les phénomènes à la conscience, en même temps qu’il a dégagé le principe de la physique mécanique, la seule en possession de soumettre à une méthode commune, et de ramener à des lois générales la connaissance des phénomènes naturels, les phénomènes de la vie exceptés, en leur caractère fondamental.
 
=== XXX. — LELe RAPPORTrapport DESdes SUBSTANCESsubstances. SPINOZASpinoza ETet MALEBRANCHEMalebranche. ===
 
Les difficultés que soulevait la dualité des substances, et auxquelles Descartes n’avait pas voulu s’attaquer, obligèrent ses successeurs à se risquer dans une métaphysique plus hardie ; d’autres à changer de méthode, à entrer dans la voie des pures analyses psychologiques. Tous également tendirent à faire ressortir la force logique de la subordination des phénomènes matériels à ceux de l’esprit, conséquence manifeste des principes cartésiens, et à mettre en doute, à la fin, le réalisme substantialiste.
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Malebranche donna à l’étendue, mais seulement comme intelligible, et à ses propriétés, un siège dans l’esprit divin, où l’esprit de l’homme en prend connaissance. L’amendement ainsi introduit dans le dualisme cartésien des substances était une intéressante œuvre de doctrine, dans une direction qui confinait visiblement à celle du spinosisme, mais avec une idée de Dieu profondément différente. De plus, le dualisme des substances faisait place au pur idéalisme. En effet, si les idées auxquelles l’homme doit les formes caractéristiques de sa perception de l’étendue lui viennent par voie de communication de l’intelligible divin, qu’est-il besoin que quelque chose en soi, dont l’en soi n’a rien d’intelligible, se trouve donné de surcroît ? C’est une inutilité dans la création. La perception de l’étendue suffit pour en fournir l’objet. L’extériorité sensible est la forme imaginative attachée invariablement, d’après l’ordre de la nature, à la représentation sensible dans les mêmes circonstances.
 
=== XXXI. — LESLes SUBSTANCESsubstances DANSdans L’IDÉALISMEl’idéalisme. LEIBNIZLeibniz ETet L’HARMONIEl’harmonie PRÉÉTABLIEpréétablie. ===
 
Le pas qui menait à l’idéalisme, dans la direction instituée par le principe cartésien en dépit de la classification dualiste, fut fait par Leibniz, qui donna une définition de l’étendue où n’entraient que des termes de représentation objective. Il est vrai que cette représentation, l’ordre des coexistants, demandait à être complétée par la mention de son caractère intuitif, sur lequel appuya plus tard l’inventeur de l’esthétique transcendantale, mais la forme imaginative ajoutée à la perception des rapports de coexistence est objective comme cette perception.
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Ce système accomplit, en métaphysique, une révolution analogue à celle que fut, dans l’antiquité, pour la physique, l’atomisme. Mais l’atome ne pouvait être la substance individuelle, parce qu’étant de l’étendue il ne renfermait pas la pensée et ne l’expliquait pas. Au contraire, la monade étant de la pensée au sens cartésien pouvait renfermer l’étendue comme représentation, et l’étendue comme substance se trouvait inutile. Le problème de la communication des substances devenait celui du rapport de causalité entre les monades, et l’harmonie préétablie en donnait la solution. C’est de l’organisation du monadisme (question de l’infini et de la nécessité que devait alors dépendre l’assimilation possible du leibnitianisme aux autres doctrines de la substance (LXIV).
 
=== XXXII. — LALa CRITIQUEcritique DEde LAla SUBSTANCEsubstance. BERKELEYBerkeley. HUMEHume. ===
 
L’idéalisme, entré dans la philosophie par la voie de la méthode synthétique et spéculative, y vint au même temps par une autre école, opposée au cartésianisme, mais qui tenait de Descartes une règle désormais commune à l’apriorisme et à l’empirisme : prendre dans les phénomènes de conscience, comme tels, l’essentiel sujet de l’investigation philosophique, parce que comme tels seulement ils sont immédiats pour la connaissance, les représentations externes ne nous étant données que par leur entremise et sur leur témoignage. La dissidence des méthodes, ainsi concordantes sur un point dont l’antiquité n’avait jamais qu’effleuré la découverte, porta sur l’interprétation à donner à ce témoignage. Les aprioristes pensaient que les rapports généraux envisagés par l’entendement à raison de sa constitution sont des éléments inséparables des perceptions comme des conceptions, et président aux jugements. Les empiristes regardèrent le particulier et le sensible comme la source unique et le critère de toute connaissance.
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Si ce ne sont pas les connexions elles-mêmes, dans ce qu’elles ont de constant, c’est-à-dire les idées générales et les lois de l’esprit et de la nature, qui fournissent l’explication demandée, Hume avait raison, il n’en existe aucune. (Hume, Traité de la Nature humaine, Appendice, sub. fin.)
 
=== XXXIII. — LESLes SUBSTANCESsubstances DANSdans LEle CRITICISMEcriticisme KANTIENkantien. ===
 
La Critique de la raison pure prit son point de départ dans ce déliement universel des idées auquel était conduit le grand logicien de l’école où l’on prétend tirer toute connaissance du particulier. Sans partager le découragement sceptique exprimé par Hume à la fin de son œuvre, la plus géniale, les représentants éminents de cette école à notre époque ont avoué, chacun à sa manière, leur renoncement à constituer les notions d’esprit et de matière en rapport avec la réalité ; et il faut ajouter que le criticisme de Kant n’a pas découvert ce principe souverain des connexions, qu’il s’agissait de mettre en lumière. Restituer les idées générales, définir les jugements synthétiques, montrer la place et la nécessité des formes a priori de la sensibilité, et des concepts de l’entendement dans la perception externe, c’était beaucoup, ce n’était pas question résolue, tant qu’on ne posait pas la relation comme principe et condition du connaître. La métaphysique restait engagée dans ses anciens errements. Kant a conservé à la catégorie de la substance sa signification réaliste. Il a admis l’existence de substances inconnues, avec le caractère abstrait et négatif qui les rend impossibles à objectiver pour la pensée, faute d’attributs. C’était revenir à la méthode des entités en ce qu’elle a de plus vain, tandis que, depuis Descartes, on n’avait presque plus fait usage des entités que pour classer des phénomènes dont elles pouvaient passer pour n’être que des noms génériques.
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Si Kant avait pu éclaircir l’idée du noumène, il n’aurait encore fait en cela que poser une idée, il n’en aurait pas démontré le sujet au delà de toute représentation empirique. Or, quel était l’un des principaux buts de sa critique ? Démontrer que, de l’idée seule, la réalité ne saurait se conclure. Apparemment, l’idée de la chose en soi, idée abstraite, ne doit pas jouir d’un privilège que n’a pas l’idée de Dieu, Être parfait, amplement réfutée dans ses prétentions à la preuve rationnelle ? Comment se fait-il que Kant, écrivant un livre qu’il dit destiné à substituer la croyance à la science en métaphysique, rejette toutes les démonstrations possibles, excepté celles qu’il donne de son chef, d’après cette même raison pure, suspecte pour tout le reste ? Il oppose aux analyses négatives de Hume les synthèses de l’entendement, il restitue les relations a priori dans le jugement des connexions de phénomènes, et, cela fait, au lieu d’invoquer la croyance aux relations généralisées, pour l’explication et pour la garantie de l’ordre du monde, pour poser le fondement d’identité et de stabilité que lui refuse l’analyse, il revient à la fiction réaliste de la substance. C’est pour en confirmer lui-même la parfaite inanité. Il la reprend en, lui prêtant pour unique attribut l’incognoscibilité, jointe à une certaine incompréhensible causalité, par rapport aux phénomènes !
 
=== XXXIV. — LELe DILEMMEdilemme DEde LAla SUBSTANCEsubstance. ===
 
L’idéalisme se trouvait acquis, en principe, par les deux méthodes, dans les deux écoles dont on peut, à cet égard, arrêter la marche à Malebranche et à Leibniz, à Berkeley et à Hume. La question était de découvrir, dans l’ordre logique des phénomènes, le lien dont le réalisme de la substance et la transitivité des causes avaient fourni jusque-là des semblants d’explication. Les trois premiers de ces philosophes avaient vu en Dieu ce lien ; et Leibniz, joignant à l’ordre divin, comme raison universelle, les lois constitutives de la création qui sont l’unique fondement intelligible de toutes les connexions dont la métaphysique réaliste demandait l’explication aux formes substantielles et aux causes transitives, Leibniz s’est servi du terme de substance pour désigner l’être permanent. Mais ce terme n’avait pour lui que la signification logique de synthèse de qualités ; c’était le nom du sujet défini par des rapports internes, avec la conscience de ces rapports. La Relation, la connaissance des relations obtenue à des degrés divers par les êtres, qui sont eux-mêmes des fonctions, donnaient dès ce moment la définition de l’univers au point de vue de son intelligibilité. Mais cette doctrine ne fut pas comprise. Le progrès des sciences expérimentales a conduit plus tard la philosophie des sciences à un résultat analogue, c’est-à-dire à reconnaître que l’objet accessible à la découverte par les méthodes scientifiques est tout entier dans la connaissance des phénomènes et des lois des phénomènes. Cette formule, adoptée par Auguste Comte, était le résultat des analyses de l’école empiriste et des progrès de l’esprit scientifique, et elle était exacte, mais ne justifiait pas le positivisme dans son abandon systématique de la psychologie et de la critique de la connaissance.
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Les physiciens et les biologistes pouvaient constater que nulle recherche, depuis que la méthode, fixée par quelques hommes de génie, était appliquée par un nombre toujours croissant de leurs disciples de toute nation, n’avait conduit à rien de plus qu’à lier des propriétés, en des sujets empiriques, et à déterminer des conditions nécessaires et suffisantes de la production d’un phénomène de telle ou telle espèce. Or la conclusion tirée pour la physique est applicable à la métaphysique et à la psychologie, mais avec une différence capitale : la place des hypothèses invérifiables, qui ne sont ni méthodiques, ni légitimes dans les sciences de la nature, et que, pour cette raison, il convient d’abandonner, est occupée dans les sciences morales, — dans la métaphysique et dans la psychologie en tant que liées à la morale, — par des croyances dont certaines ont un caractère d’obligation, et s’imposent à la pratique humaine indépendamment de la spéculation, pour être affirmées ou niées implicitement ou explicitement.
 
Les notions de force et de matière perdent leur signification et leur intérêt métaphysiques, dans le domaine des sciences positives, l’une se réduisant à une fonction mathématique du mouvement, l’autre devenant l’objet de l’étude, au lieu d’être le sujet d’une définition. Mais les notions de cause et de substance, qui leur correspondent, restent en litige pour la métaphysique, parce que, sous leur nom, c’est le problème de l’univers et de l’âme qui*se pose, non plus des abstractions insti. tuéesinstituées pour l’étude de rapports d’espèces définies, et d’après ces axiomes, ou postulats, dont on est d’accord et qu’on n’a point à scruter. La condition ne laisse pas d’être la même pour la métaphysique et pour la science, en ce qui touche le principe de relativité (V). Ce sont d’autres relations que celles dont traitent les sciences, mais ce sont des relations encore, celles que le phénoméniste nie comme illogiques, et que le substantialiste suppose entre le sujet et ses attributs, quand il considère le terme faisant fonction d’unité comme une chose en soi, à la fois distincte de tous ses modes, et ne pouvant être représentée, en cet en soi qui est son être, par aucune relation qui le définisse indépendamment de ces modes. Seulement, cette dernière théorie est une tentative d’échapper, par une relation, à l’ordre du relatif, et c’est là ce qui est incompatible avec tout caractère d’intelligibilité réelle réclamé pour la métaphysique.
Le véritable état de la question est celui-ci : une relation se pose pour la psychologie et pour la logique, entre la conscience, synthèse donnée de phénomènes mentaux, comme sujet, et quelque phénomène mental actuel comme objet ; et de même entre un corps, assemblage défini de qualités sensibles, externes, et une qualité particulière agrégée à ce corps suivant une loi physique. C’est le point de vue exact de la relation, conforme à la catégorie logique de la substance, ainsi qu’au mode psychique d’association de la qualité à la chose qualifiée. Si Hume eût été aussi bien doué de l’esprit scientifique qu’il l’était du génie de l’analyse mentale, il aurait reconnu là le postulat nécessaire d’une synthèse dont l’explication et la justification nécessiteraient l’emploi de la fonction logique même qui serait à justifier. L’intelligence ne s’explique que par l’intelligence. Ses lois fondamentales ne sont autre chose qu’elle-même, et sont une condition préalable à toute recherche possible. Les connexions dont Hume cherchait la raison lui seraient apparues comme leur raison propre, donnée dans l’entendement, et que l’entendement transporte à ses objets. La méthode scientifique des lois aurait alors été fondée en philosophie, comme pour les sciences. Kant ne l’a manquée que pour ne s’y être pas tenu en la découvrant, parce qu’au lieu de s’arrêter aux lois de l’entendement, pour les opposer à un phénoménisme borné à des analyses dissolvantes, il a cru devoir poursuivre jusque dans J’absolu la fin de la raison, et cela en violation des concepts les plus décisifs de l’entendement lui-même.
 
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=== XXXV. — L’INFINIL’infini DUdu TEMPStemps. LESLes ANTÉSOCRATIQUESantésocratiques ; ARISTOTEAristote. ===
 
L’idée qui régna dans la philosophie de l’antiquité, dans toutes les écoles, et qui reçut sa formule définitive avec la sentence : De nihilo nihil, était le produit naturel de l’expérience, et de la logique appliquée aux faits, l’origine de ceux qu’on observe, ne pouvant jamais être définie qu’à l’aide d’antécédents dont la connaissance ou l’idée sont fournies par les conséquents. Les auteurs de cosmogonies, dont la tâche était d’imaginer un commencement des choses n’avaient pu que présenter comme initiales certaines existences, ou matérielles ou symboliques, qui leur semblaient être des conditions de toutes les autres, mais qui n’étaient pas pour cela mieux expliquées. Les philosophes ioniens appliquaient la même méthode à des idées d’ordre purement physique. Les éléates qui, les premiers, voulurent prendre pour principe un véritable inconditionné attribuèrent ce caractère à l’idée de l’être universel, qui est toujours et n’admet pas le changement, en sorte qu’en effet aucune chose ne vient de rien. L’idée de l’éternité invariable se posa ainsi en opposition absolue de celle de l’instabilité universelle sans aucun pur commencement, dans laquelle la philosophie ionienne trouvait, de son côté, chez Héraclite, sa forme la plus achevée.
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Aristote lui-même, ayant affaire aux arguments de Zénon contre la division infinie d’une quantité réelle donnée, distinguait l’infini en acte de l’infini en puissance, qui seul est logiquement admissible. Il ne songea pas que la puissance, dans l’ordre du temps, ne saurait regarder le passé, mais seulement l’avenir et que, en conséquence, l’éternité des phénomènes écoulés ne pourrait être que leur infinité donnée en acte.
 
=== XXXVI. — L’ÉTERNITÉL’Éternité CHEZchez LESles THÉOLOGIENSthéologiens. ===
 
Ni Aristote, ni les successeurs de Platon dans l’Académie ne semblent avoir prêté une attention sérieuse à la théologie démiurgique de leur maître, et à la création du temps par l’œuvre du Démiurge, dans le Timée. Cette doctrine qui supposait l’existence d’une matière et celle d’un dieu doué de personnalité, avant la création du monde, et qui représentait les premiers éléments et l’œuvre de leurs combinaisons par des symboles, dût paraître à la fois fictive et subtile, imaginée dans un dessein exotérique. Les néopythagoriciens embrassèrent en général l’opinion de l’éternité du monde. Les stoïciens évolutionnistes se croyaient dispensés d’éclaircir la question des évolutions antérieures à celle qui a constitué l’ordre présent. L’idée de Dieu, Feu artiste, auteur du monde, et Monde lui-même, en sa Providence immanente et ses semences rationnelles, ne justifiait point par un caractère de personnalité active les expressions morales et religieuses dont on usait dans la secte en l’invoquant. Le syncrétisme néoplatonicien, dernière phase de la philosophie de l’antiquité, ne changea pas l’esprit général des doctrines, ne donna pas un sens moins symbolique à la création ; loin de là, grâce à l’établissement, en qualité de première hypostase divine, du principe inconditionné que posaient de deux différentes manières le Père des Idées de Platon et la Pensée de la Pensée d’Aristote, le néoplatonisme produisit une théorie de l’être éternel et nécessaire, qui s1mposa, avec les infinis, à la philosophie. Un dogme semblable s’introduisit en même temps dans la théologie catholique, où il dût s’allier à la croyance en un dieu personnel et créateur, avec un sens de la création qui était nouveau pour l’hellénisme.
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Apportée par une religion strictement monothéiste, la doctrine de la création s’opposait à l’hellénisme, qui n’avait pu s’affranchir de l’imagination irréfléchie de l’éternité, de la matière et du mouvement. L’infini, sous cette forme, semblait donc banni de la spéculation ; il ne l’était pas. La pensée, s’arrêtant au Créateur comme à une personne immuable, supprimait, il est vrai, le procès à l’infini des phénomènes du monde. Mais l’hypothèse d’un Dieu éternellement vivant, encore bien que spirituel, ne changeait que la nature des phénomènes à considérer dans le recul indéfini du temps ; elle les faisait passer dans les modifications internes, dans les pensées de cet être divin, et ne les niait pas comme distincts avant la création et régis par la loi de nombre ; ou, si elle les niait, la question métaphysique de l’infini et du temps subsistait toujours, car le recours à l’absolu ne résout pas la difficulté que soulève l’identité de l’être absolu et du Créateur en une même personne.
 
=== XXXVII. — L’INFINIL’infini ENen EXTENSIONextension. ===
 
L’intuition ne s’étend pas moins à l’indéfini dans l’espace que dans le temps. Cependant, il a toujours paru plus facile de faire abstraction d’une étendue inoccupée au-delà , pour se représenter le monde fini, que du temps avant les phénomènes pour se les représenter commençant à être. La question de lieu est plus facile à écarter que la question d’origine, et l’idée d’ubiquité a pris dans la spéculation beaucoup moins d’importance que l’idée de l’éternité, qui lui est parallèle. Cependant Parménide, en sa doctrine de l’unité, posait l’Être comme fini, en qualité de parfait, tandis que Mélissos, son disciple, opina pour l’absence de bornes en toutes choses comme à l’égard du temps. La question du vide et du plein fut très disputée après Démocrite et les Éléates ; Platon et Aristote se prononcèrent pour le plein ; les atomistes et les partisans de l’infinité des mondes étaient forcés d’admettre le vide dans les espaces inoccupés et l’évolutionnisme en laissait un au delà de la matière de l’évolution. Quoique tous ces philosophes regardassent sans hésiter, soit le vide, quand ils l’admettaient, soit le plein, comme des sujets réels et infinis, ils ne se faisaient pas une difficulté de l’existence actuelle des parties de ces multiples sans bornes.
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Le trait le plus saillant de l’atteinte portée par la thèse de l’ubiquité à l’ordre rationnel des rapports spatiaux, et à la loi même de l’étendue, se rencontre dans le dogme catholique de la présence réelle, parce que c’est d’un corps qu’il s’agit, quoique du corps d’un dieu, et que ce corps est supposé localisé tout entier dans une multitude de lieux à la fois. Mais l’alliance de l’éternité simultanée et de l’ubiquité avec la providence absolue éclaire bien plus profondément la métaphysique de l’infini dans ses conséquences, en ce qu’elle conduit à regarder l’existence du monde, et non pas seulement l’essence divine, comme ne constituant qu’un acte unique et instantané hors du temps et de l’espace.
 
=== XXXVIII. — L’ESPACEL’espace INFINIinfini CHEZchez LESles SAVANTSsavants MODERNESmodernes. ===
 
La doctrine de la spiritualité de Dieu et la croyance générale à la limitation du monde matériel s’opposaient, pendant le règne de la scolastique, à ce que l’infini actuel devint un point de vue commun dans la cosmologie. Mais la disposition des esprits changea par suite des découvertes astronomiques, à la fin du XVIe siècle, et de l’adhésion des savants au système du mande de Copernic. L’induction de ce fait : que les bornes jusque-là imaginées du monde observable reculent à mesure qu’on obtient les moyens de constater de plus grands éloignements des corps, à cette hypothèse : qu’il n’y a pas de fin, dans l’espace, pour les mondes réellement donnés, est illégitime. Elle doit l’être aux yeux mêmes de ceux qui croient un infini actuel logiquement admissible ; mais elle est trop facile pour n’être pas commune. Les contemporains des premières observations qui agrandirent démesurément l’idée ancienne des proportions des sphères tombèrent en admiration devant l’étendue insondable de l’univers, sans songer que le beau et le parfait ne consistent pas dans la grandeur des dimensions. Le changement imaginaire de l’échelle géométrique du cosmos, cet écrasement matériel de l’homme, — quoique assez manifeste déjà sur l’ancienne échelle supposée, — passa pour un abaissement moral de sa situation, une preuve de son peu de valeur devant l’immensité. On crut que les anciens, en donnant à la révolution des sphères la terre pour centre, avaient entendu se placer eux-mêmes au centre d’excellence du monde, ce qui est le contraire de la vérité ; tandis que les modernes, se reconnaissant logés dans « un petit coin de l’univers », seraient fondés à attribuer au système matériel de la création, une incomparable supériorité sur la Terre et les terricoles. Mais rien de tout cela ne répond aux faits. Ce qu’on obtenait par les découvertes modernes, c’était l’information plus exacte des lois de phénomènes à grande envergure, d’impulsion, de pesanteur et de chaleur, et d’un système de révolutions très vaste dont le centre ne se découvre pas encore : le tout parfaitement étranger, qu’on sache, à la valeur morale des existences.
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La doctrine de Spinoza s’éloigne beaucoup dans la forme, mais peu dans le fond, de celle de Bruno en ce qui touche l’infini. Spinoza ne spécule pas en cosmologie, mais le rapport du phénoménal et de l’éternel, des parties et du tout, dans l’infini divin, l’indivisibilité réelle des phénomènes distincts en apparence dans le temps et l’espace, et dont la manifestation n’a pas eu de commencement et n’aura pas de fin, sont des points de théorie qui, envisagés dans l’ordre physique, supposent un monde sans bornes, et à la fois enfermé dans l’unité de l’inétendu réel. Leibniz, en sa polémique avec Clarke, soutient l’infinité de l’univers matériel, comme il le nomme lui-même à cet endroit, quoique sa monadologie exclue la réalité subjective de l’étendue. C’est enfin l’opinion actuelle de la grande majorité des savants, des philosophes et des gens du monde qui pensent d’après eux, que le monde est infini, sans faire de métaphysique. Kant peut paraître au fond l’avoir adoptée, tout en s’en désintéressant dialectiquement par cet argument que l’espace avec tout ce qu’il contient de phénomènes n’étant que représentation en nous, on ne saurait dire du monde en soi qu’il est infini, non plus que fini.
 
=== XXXIX. — L’INFINIL’infini DEde COMPOSITIONcomposition. LELe RAPPORTrapport DUdu FINIfini Aà L’INFINIl’infini. ===
 
Il est remarquable que, la première fois qu’un philosophe s’est avisé de vouloir se rendre compte de ce qui paraît si simple en n’y réfléchissant pas, nous voulons dire de la manière dont une étendue se compose d’autres étendues, et dont le parcours d’un mobile se compose d’autres parcours moindres, ce fut pour confirmer la doctrine éléatique et démontrer l’impossibilité du mouvement. En reconnaissant que la recherche de la plus petite partie d’une distance entre deux points, ou celle du plus petit changement de lieu d’un mobile, était pour l’esprit un problème insoluble, fallait-il donc que Zénon conclut que le mouvement est une apparence illusoire ? Ne pouvait-il se dire que la nature de la conception, dans ce qui regarde ces phénomènes, consiste dans la pensée d’une suite interminable de divisions de l’objet (ou de multiplications, à les prendre en sens inverse), tandis que le sujet a sa propre manière d’être, qui correspond à notre perception, à nos sensations, mais non pas à l’indéfinité de nos idées de l’étendue et des nombres. Il restait après cela un problème, mais qui dans tous les cas se pose : celui de la nature de la matière.
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Les questions soulevées par la critique éléatique de la composition matérielle ne retinrent pas assez l’attention d’Aristote, qui ne vit qu’imparfaitement l’application à l’infini de son admirable distinction de l’acte et de la puissance. Les écoles postérieures négligèrent ces sortes d’analyses. C’est seulement quand le néoplatonisme eut à appliquer la notion de nombre, non plus à la matière, pour laquelle il conserva à l’infini sa signification pythagoricienne d’indétermination, mais aux idées et aux âmes, que la doctrine infinitiste mystique s’introduisit dans le concept de composition comme dans celui de la perfection divine (XXXVI). L’unité de l’Intelligence divine, selon Plotin, se forme de la multitude des intelligibles en vertu de leur nature infinie. L’Ame universelle contient toutes les âmes, est à la fois une et infinie ; elle est divisée seulement dans ce qui la reçoit : c’est un nombre plus grand que tout nombre, « un nombre universel, un et multiple, qui constitue un tout infini par soi, sans limites. L’infinité trouve ses limites dans les animaux, auxquels la beauté est donnée par la mesure ». Cette dernière pensée est pythagoricienne. La première est volontairement contradictoire, et nous montre dans le néoplatonisme la source de la théologie mathématique identifiant le maximum et le minimum dans le tout, et faisant descendre le monde matériel infini de la pure unité suprême : forme de panthéisme qu’on peut interpréter comme la réduction mystique du monde à son principe divin, mais, plus naturellement, au point de vue inverse, comme la constitution de la nature de Dieu formée du tout des éléments infinis du monde.
 
=== XL. — L’INFINIL’infini DEde COMPOSIT10Ncomposit10n DANSdans LAla PHILOSOPHIEphilosophie MODERNEmoderne. ===
 
Les idées infinitistes étaient répandues à l’époque de la jeunesse de Descartes, autant qu’en permettait l’aveu le caractère hérétique de la doctrine de Bruno, supplicié peu d’années auparavant, dont elles étaient l’enseigne éclatante. Descartes, en sa théorie de l’étendue substantielle et du plein, avait toutes les raisons possibles et même l’obligation philosophique de s’expliquer sur les difficultés relatives à l’infini de composition, qui n’est autre que la quantité continue. Il aima mieux traiter par le mépris ces prétendues subtilités. Le sujet était cependant si important pour la philosophie dont il posait le point de départ, que c’est en en imaginant des solutions que Leibniz et Spinoza composèrent leurs systèmes, à la suite du sien. Leibniz substitua aux parties indéfiniment divisibles de la matière cartésienne une infinité de substances simples, points géométriques à l’égard de l’étendue, et Spinoza une infinité de modes de cette même étendue regardée comme un attribut de la substance unique. C’était, des deux côtés un infini de composition. On voit par là que Descartes n’avait pas suffisamment défini la matière ; et Malebranche pouvait bien la supprimer ; on sait qu’il en était tenté fortement.
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Le caractère radicalement illogique d’une telle définition consiste en ce que les concepts de tout et de partie, et d’égalité, y sont introduits et nécessairement supposés, pour qu’elle soit intelligible, et qu’en même temps ils sont violés par la proposition elle-même. Toutes les difficultés que, depuis l’origine de la géométrie, les notions de fini, d’indéfini, et les rapports incommensurables suscitaient dans les théories, naissaient du besoin d’éviter la contradiction en cherchant des méthodes pour la mesure des grandeurs idéalement continues. La méthode que l’infinitisme découvre après tant de tâtonnements se résumerait donc à faire entrer la contradiction dans le propre concept de la quantité ! On voudrait savoir si les philosophes qui admettent les proportions infinies dans le monde matériel sont prêts à suivre les géomètres égarés dans cette illogique logication de l’infini en acte. Pour les mathématiciens, il est juste de reconnaître que les concepts peuvent rester abstraits et idéaux (bien que toujours contradictoires en eux-mêmes) et bornés à leur emploi mathématique. Mais les philosophes sont-ils prêts à regarder comme un concept rationnel, celui par lequel, se transportant dans une partie du monde séparée de celle où nous sommes par une série d’astres échelonnés dépassant tout nombre assignable, on aurait devant soi, dans la même direction, une autre série égale, et puis une autre, etc., et cela de telle sorte que chacune fût numériquement égale, étant infinie, à la somme de toutes celles qui la comprennent elle-même en arrière et en avant ? On objectera que l’infini ne se peut atteindre, et que si loin qu’on se porte, suivant le concept, on ne sera jamais parvenu qu’à des nombres déterminés d’astres, dans une série unique. Sans doute, mais ce sera avouer que le concept de l’infini actuel n’est pas réalisable, et que là où il y a des parties réelles données elles ne peuvent jamais être que finies en acte. Le monde infini concret n’est donc pas plus possiblement réel que le nombre infini abstrait n’est intelligible.
 
=== XLI. — LELe DILEMMEdilemme DEde L’INFINITISMEl’infinitisme. ===
 
Ce n’est point par rapport à l’espace ou au temps, en particulier, et à leur composition, que doit être réclamée du logicien l’option entre l’affirmation ou la négation de la thèse de l’infini actuel ; c’est par rapport à ce concept de l’infini et à sa forme. Quand nous avons étudié la question du conditionnement des phénomènes en général, ensuite celle du conditionnement de qualité (catégorie de la substance), nous avons vu le dilemme se poser entre l’acceptation ou le refus de la loi de relativité comme seule applicable aux fonctions intellectuelles pour la définition de nos connaissances en tout sujet. Et l’application de cette loi était celle du principe de contradiction lui-même, car l’usage des catégories ne s’impose pas moins à la spéculation qu’à l’expérience, et nous n’en saurions contester aucune qui ne persiste alors même à s’affirmer dans nos jugements. Il en est maintenant du conditionnement quantitatif comme du qualitatif : Tout ce que nous distinguons comme ayant ou ayant eu une existence distincte, définissable, nous le pensons en un rapport d’unité à nombre et de partie à tout, de même que, tout sujet posé, nous le qualifions de quelque manière déterminée. Si nous pouvons nier, en théorie, les affirmations implicites de notre pensée à cet égard, c’est que des motifs, avoués ou secrets, nous engagent souvent à chercher les moyens de nier cela même que supposent les jugements dont l’exercice de l’intelligence est inséparable. Aussi est-ce d’examen et d’option qu’il s’agit, non de dogmatisme, dans ces problèmes de philosophie première.
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=== XLII. — DÉFINITIONSDéfinitions. ===
 
L’enchaînement universel invariable des phénomènes est l’hypothèse d’une loi de leur succession en vertu de laquelle, à un état antécédent donné des choses de toute nature dans le monde, un seul et même conséquent peut ou a jamais pu répondre, dans toute la suite des temps ; c’est celui qui se produit ou qui s’est produit en effet ; en sorte que chaque phénomène, pris en particulier, est à chaque instant l’unique dont la production ait été possible dans ses circonstances, et qu’il n’y a jamais de possible en toutes choses que le nécessaire. Cette loi du devenir est le pur et parfait déterminisme.
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Nous pouvons étudier la loi d’enchaînement des phénomènes, en elle-même, sans avoir à séparer les espèces de faits auxquels elle s’applique, parce que la question générale du déterminisme et celle du déterminisme psychologique en particulier sont connexes. Mais le débat sur la seconde a dominé historiquement, sous la forme du conflit de la nécessité et de la liberté humaine. Elle s’est trouvée plus aisément abordable sous cet aspect, où les arguments, des deux côtés, ont été à peu près les mêmes à toutes les époques.
 
=== XLIII. — L’IDÉEL’idée DUdu LIBRElibre OUou DUdu NÉCESSAIREnécessaire, AVANTavant LAla PSYCHOLOGIEpsychologie. ===
 
Rien n’est plus facile que de s’assurer par l’observation que les hommes qui ne philosophent pas sont portés, selon les moments et leurs impressions, tantôt à croire à l’importance des volontés, supposées libres, dans la marche des choses, tantôt à se dire qu’on n’est vraiment le maître de rien, ni de soi, de ses passions et de ses actes, mais que chacun ne fait jamais que ce que sa position, son caractère et les circonstances commandent. Cette double inclination s’explique, si l’on réfléchit que notre sentiment naturel de l’ambiguïté de beaucoup de futurs, que nous imaginons à tout moment, nous donne à croire que ce que quelqu’un n’a pas fait, il a souvent pu le faire, ou que ce qu’il a fait, il aurait pu ne pas le faire ; tandis que, d’une autre part, l’expérience des passions et des caractères, et celle des différentes sortes de solidarité qui enchaînent les volontés individuelles favorisent l’induction de l’entier déterminisme.
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L’opposition aux systèmes de la causalité illusoire et de la causalité mécanique vint de la notion du Noûs d’Anaxagore. Anaxagore rejeta la nécessité, mais aussi l’accident : l’un, comme n’étant que le nom de la cause, et n’en définissant pas la nature, l’autre comme n’en marquant que l’ignorance. Ce philosophe transporta la causation de l’ordre mécanique à l’ordre intellectuel. Le Noûs, doué de la parfaite connaissance et de l’entière prévoyance des choses, meut, compose, et coordonne les éléments. Anaxagore introduisait ainsi la finalité, avec la cause, dans l’explication de la nature, mais sans la rattacher à une volonté consciente, sans toucher à la question du mal, et, de plus, en revenant lui-même aux explications mécaniques, qu’il aurait dû remplacer par d’autres, selon son principe. Il n’entrait ni théologie, ni psychologie dans sa doctrine. La cause universelle y était, comme l’Intelligence une abstraction (X).
 
=== XLIV. — LALa QUESTIONquestion DEde LAla LIBERTÉliberté ENVISAGÉEenvisagée PSYCHOLOGIQUEMENTpsychologiquement. SOCRATESocrate ETet ARISTOTEAristote. ===
 
La psychologie fondée par Socrate, si elle conduisit immédiatement à poser le problème de la liberté humaine sur le théâtre de l’esprit, au lieu qu’il était enveloppé jusqu’alors dans les doctrines naturalistes, ne commença point par une reconnaissance du libre arbitre ; il était naturel que ce fût le contraire qui arrivât, parce que toute science, en débutant, s’applique à la partie de son sujet qui peut comporter une analyse méthodique. C’est ainsi que, dans l’étude du jugement et de la volonté, ce ne fût pas l’initiative de la pensée, avec les motifs contraires qu’elle est apte à susciter, qui s’offrit d’abord comme un principe, mais bien l’enchaînement des motifs avec sa conséquence, la résolution. C’est là le point de vue scientifique de la question : d’où cette sentence de Socrate : « Il serait absurde que, la science étant là, quelque autre chose entraînât le sage et fît de lui un esclave. Celui qui sait le meilleur ne peut, le sachant, que le faire. S’il ne le fait pas, c’est qu’il l’ignore. » Cette science du meilleur est la théorie des vertus étudiées et systématisées, dont Socrate, ébloui par la découverte de l’analyse psychologique, confondait les propositions et les conclusions avec les mobiles variables et avec les résolutions incertaines d’un agent moral. Cette thèse socratique et platonicienne de l’assimilation de la science à la vertu, posait, en contrepartie, l’âme de l’ignorant comme entraînée fatalement à ses actes par le désir, et esclave de la nature. Tel est le déterminisme psychologique qui devait se développer dans les doctrines, parallèlement au déterminisme naturaliste dont l’universalité, sans cela, se dément.
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Le libre arbitre n’est pas seulement possible, suivant Aristote, mais l’agent rationnel possède réellement la puissance des contraires : non qu’il ne se détermine toujours en conformité de ce qu’il juge dans le moment être le bien, — car en ces termes-là, la sentence de Socrate est vraie, — mais il faut distinguer entre la science générale que l’agent a de ce qui est le bien, et le jugement particulier qui préside à son acte, et qui se porte sur un bien particulier. De là, suivant Aristote, un syllogisme de l’action, dont la majeure est une proposition universelle, et la mineure une particulière, qui, si elle est juste, conduit à une conclusion conforme à la science. Mais la science qui fournit la majeure, n’est pas toujours à l’état d’éveil dans l’âme, et la mineure peut être viciée par le désir de quelque autre sorte de bien. De là, l’incontinence () vice de l’agent qui ne contient pas la passion par la raison, dont il a cependant en lui le principe.
 
Aristote joignit à cette étude les arguments constamment reproduits par les moralistes, et qui se tirent de l’accord du sentiment du libre arbitre avec les jugements moraux de la louange et du blâme, du mérite et de la faute. Sur un autre point, où il fut moins suivi, il admit, ainsi que la liberté dans l’homme, l’accident dans la nature. Il put se tromper sur la vraie mesure des écarts admissibles des phénomènes par rapport à leurs lois générales, mais non pas peut-être en cela qu’il aurait laissé à la spontanéité pure une place dans la profondeur des forces naturelles, à l’indéterminisme sa part, comme une certaine dérogation légère au rapport mathématique exact des variables à leurs fonctions, un écart possible de la solution absolue des équations mathématiques par les valeurs empiriques des actes naturels. La plupart des défenseurs. du libre arbitre ont préféré, sans raison aucune, se représenter les forces de la nature comme absolument déterminées, et, par suite, absolument solidaires entre elles, alors que les agents libres, s’il en est, ne peuvent manquer d’introduire les effets de leurs actes dans l’enchaînement universel et d’apporter ainsi le trouble dans la série des causes et des effets.
 
La doctrine qui, abaissant le rôle de la cause efficiente, donnait à la fois à la cause finale la conduite du monde, et aux produits de la nature une part de liberté, ne survécut guère à son auteur. Une sentence de Théophraste, disciple d’Aristote, sur « la fortune maîtresse du monde », est déjà contraire à l’optimisme finaliste. Straton, second successeur, dont les principes propres nous sont plus connus, n’admit plus qu’une nature aveugle et des causes mécaniques sans origine (XXIII). C’était le retour à la matière des atomistes, moins les atomes. Peut-être était-ce aussi la liberté, mais sur un fondement de hasard, non plus avec la nécessité comme chez Démocrite. En ce cas, le mode de constitution de la physique épicurienne avec Straton pour intermédiaire, ressortirait dans ses traits principaux : substitution du système atomistique à la physique aristotélicienne de la matière et de la forme, de la puissance et de l’acte ; remplacement de la loi de finalité, d’une part, et du déterminisme des tourbillons, de l’autre, par le hasard des rencontres d’atomes, soustraits par de petits écarts arbitraires à la rigoureuse causalité des lois mécaniques.
 
=== XLV. — LALa LIBERTÉliberté CHEZchez LESles ÉPICURIENSÉpicuriens ETet CHEZchez LESles STOÏCIENSStoïciens. ===
 
Le clinamen atomique est un trait caractéristique de l’épicurisme. L’unique objet d’Épicure était de soustraire l’homme à toute solidarité pour lui assurer le bonheur à la condition de se diriger suivant certains préceptes dans la conduite de sa vie. L’hypothèse de l’ordre invariable de tous les phénomènes, réduisant à une illusion le pouvoir que l’homme s’attribue sur lui-même, fait une chimère de l’exercice que l’éthique lui demande de sa liberté. L’ordre divin de la Providence, autre chaîne, si l’on y croit, trouble l’âme par la crainte des dieux et par l’imagination du Tartare. Il fallait, pour se délivrer de toutes deux, reconnaître une cause unique à la production du monde, à celle des dieux et des hommes, sans supposer aucun rapport de ceux-ci à ceux-là, enfin relâcher l’action même de la cause, de façon à ce qu’elle n’amenât jamais que des faits de hasard, avec lesquels le philosophe s’arrangerait de son mieux. La théorie d’Épicure demandait cet effet de déliement au clinamen des atomes, emportés tous, il est vrai, dans la direction de la pesanteur, mais toujours, susceptibles de s’en écarter un peu sans raison, de côté ou d’autre.
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La doctrine de la liberté perdait ainsi l’établissement philosophique sérieux qu’elle avait dû un moment à Aristote. Inversement, la doctrine de l’enchaînement invariable des phénomènes arrivait au même moment, dans le stoïcisme, à une définition exacte, et prenait une grande importance par son alliance avec l’idée de l’évolution cosmique et de sa direction providentielle. La loi générale de finalité, qu’Aristote avait conçue en la rapportant à un mouvement de la nature dont le point de départ serait dans la matière, ou puissance, et le but inaccessible dans la pensée pure, cette loi, très indéterminée dans ses effets, les stoïciens la combinèrent avec celle de la causalité : ils l’appliquèrent à un développement du monde pourvu d’un commencement et d’une fin, sous le gouvernement des dieux. La liberté humaine eut à se reconnaître soumise à un décret divin dont l’exécution était garantie par l’inflexible connexion des effets et des causes depuis l’origine. La ressource de l’homme, en cette condition de servitude, était le consentement de la volonté à l’ordre providentiel : envers les dieux, la piété ; vis-à-vis de la nature, la sagesse, qui est de se conformer à ses lois. L’idéal apparaissait et devait de plus en plus se dessiner, en cette direction philosophique, comme un sentiment d’identification du vouloir humain avec le décret divin, qui permît à l’homme de se dire libre en tant que maître de soi et, par suite, des choses. Elles ne sont que ce qu’il veut quand il ne veut que ce qu’elles sont. ,
 
=== XLVI. — LALa QUESTIONquestion DÉBATTUEdébattue ENTREentre LEle STOÏCISMEstoïcisme ETet LAla NOUVELLEnouvelle ACADÉMIEAcadémie. ===
 
Maître de soi, maître de quelque chose au monde, dans le flux des phénomènes, telles furent les formules courantes de la définition du libre arbitre dans les débats des stoïciens et des philosophes de la Moyenne et de la Nouvelle Académie. C’est entre eux que fut la discussion sérieuse, l’hypothèse épicurienne leur paraissant à tous ne mériter que la dérision. Du côté des stoïciens, la question fut toujours obscurcie par une équivoque, destinée à renaître longtemps après sur le théâtre philosophique moderne, à laquelle donnait lieu l’idée fondamentale : être maître de soi, maître de son acte. Les académiciens semblent n’être jamais parvenus tout à fait à y échapper. Ce que purent quelques-uns d’entre eux, avec peu de fruit pour la méthode et pour le progrès de leur propre école (qui devait dans la suite revenir au dogmatisme), ce fut de combattre à l’aide d’arguments sceptiques la doctrine de la certitude apodictique, en même temps que d’admettre des motifs de croire et des probabilités.
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Rien n’oblige le défenseur du libre arbitre de s’engager dans la question du premier commencement ; car un acte libre suppose des antécédents et des conditions préalables : la cause, en ce qui le touche, est particulière ; elle est un commencement, mais sous de certains rapports seulement. Les stoïciens étaient conséquents, quand ils réclamaient l’unité totale et solidaire des phénomènes, allant de l’origine à la fin d’une évolution limitée par la règle de Zeus et l’inflexible Destin. Ils concevaient clairement une cause au-dessus de celles qui n’étaient à leurs yeux que des modes d’une liaison ordonnée. Les modernes évolutionnistes qui n’établissent aucune origine des choses investie formellement de la qualité de cause se rendent l’idée de causation entièrement vide. Les sciences physiques affectées correctement à l’étude des lois ne leur fournissent que des conditions, sous le nom de causes. D’une autre part, la métaphysique du déterminisme réduit pour eux la causalité à l’enchaînement, l’anéantit par la solidarité, universelle, et, n’offre rien à l’esprit, qui réponde à la notion commune de force active employée à produire. Comment ces penseurs peuvent-ils mettre sans cesse en avant cette objection à la thèse du libre arbitre : « Il y aurait donc des phénomènes sans cause ! » alors que nulle critique ne peut leur découvrir une idée capable de remplacer la notion commune de l’action ? L’action, c’est la volonté, principe vivant de l’acte conscient résolu et exécuté, apportant non pas un simple changement qui serait la suite nécessaire d’un changement antérieur, mais le commencement d’une autre suite qui sans elle ne serait pas venue à l’existence. Des séries de changements liés composent la nature : si elles n’admettaient nulle part de commencements réels qui les distinguent les uns des autres en telle manière qu’à de certains mêmes antécédents différents conséquents peuvent correspondre, la série unique dont elles formeraient le cours représenterait la loi de succession des phénomènes, mais ne renfermerait rien qu’on y plût considérer avec un sens particulier sous le nom de loi de causation.
 
=== XLVII. — LALa CRITIQUEcritique SCEPTIQUEsceptique DEde LAla CAUSALITÉcausalité. ÆNÉSIDÉMEÆnésidéme. ===
 
La critique des notions premières, tout particulièrement de la notion de cause, avait été commencée dans l’antiquité par l’école sceptique. Elle fut abandonnée quand le néoplatonisme et le christianisme eurent transformé les concepts logiques en des mystères de la théologie. Les célèbres arguments sceptiques d’Ænésidème sont longtemps après revenus au jour. L’inintelligibilité de la cause y était soutenue par des raisons qui, avec des changements de forme d’argumentation, et de terminologie, sont les mêmes qui firent de la « communication des substances » un problème insoluble pour le cartésianisme. Ænésidème montrait à sa manière que nous ne comprenons pas comment un corps agit sur un corps, ou sur ce qui n’est pas un corps ; ou ce qui n’est pas un corps sur ce qui n’est pas un corps, ou sur ce qui en est un ; ni comment le repos et le mouvement sortent l’un de l’autre ; ni comment la cause et l’effet peuvent se composer l’un avec l’autre, soit qu’ils se suivent, soit qu’ils s’accompagnent, et qu’est-ce qui distingue l’actif du passif dans leur corrélation.
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L’intelligence ne saurait s’appliquer qu’à des relations, en matière de causalité comme de qualité ou de quantifié. La philosophie était parvenue sur plus d’un point, chez les anciens, à la décomposition des notions qui fait apercevoir ce résultat. Si ce résultat est la vérité même, il faut avouer que la méthode des sceptiques a rendu à la critique de la connaissance un service inappréciable. Mais les philosophes auxquels il est dû n’ont tiré de leurs travaux qu’une conclusion négative ; ils n’ont vu qu’un juste motif de scepticisme spéculatif dans ce qui pouvait être la découverte du principe directeur de la connaissance rationnelle, et du garde-fou des croyances. Le dogmatisme a trompé les sceptiques comme les dogmatiques. Le fantôme de l’absolu a eu le double effet, selon les esprits, de les faire prétendre à la possession du savoir inaccessible, ou de leur faire nier, la connaissance possible.
 
=== XLVIII. — LELe CONFLITconflit DANSdans L’ÈREl’ère THÉOLOGIQUEthéologique. L’ALEXANDRINISMEL’alexandrinisme. ===
 
I1 y a autant de raisons de marquer la place morale de l’alexandrinisme au commencement de l’ère théologique de la philosophie, qu’à la fin et comme à l’aboutissement de l’ère des religions nationales, et des écoles philosophiques séparées de la religion. Les trois grandes écoles dogmatiques, la pensée hellénique tout entière, moins l’épicurisme, se sont réunies et conciliées dans la synthèse néoplatonicienne, en même temps que s’y conservaient, en s’interprétant, les croyances religieuses traditionnelles. Mais, d’un autre côté, le néoplatonisme est une doctrine d’émanation qui donnait au polythéisme une théologie et une morale, et qui, développée parallèlement à celle de la création, avec des parties de spéculation analogues (les hypostases), était destinée après sa proscription à accompagner secrètement le christianisme, et à inspirer de nombreux philosophes chrétiens jusqu’à nos jours. Cette doctrine porte certainement l’un des principaux caractères des idées religieuses qui datent dans leur ensemble des premiers siècles die notre ère.
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Cherchons la pensée la plus profonde de ce philosophe. Dieu est la cause immanente du monde : cause efficiente par ses effets, qui s’étendent à toutes choses, encore bien que sous la forme de l’émanation, et cause finale aussi. Mais le rapport de l’émané au principe émanant a un envers, qui est la matière, le non-être, où tout ce qui déchoit tend, et de plus en plus s’enfonce. L’âme, en sa descente, est sujette à l’erreur, aux vices, aux dégradations qui lui viennent du corps, au mal, enfin, corrélatif du bien. Observons maintenant que le monde est éternel comme son principe. Les âmes n’ont pas eu de réelle origine première ; l’épreuve n’a donc pu avoir lieu pour aucune indépendamment de ses états antérieurs, mais chacune a toujours possédé une nature bonne ou mauvaise, variable, et il n’y a jamais eu d’autre nature d’âme qu’une nature acquise. Nous comprendrons que la thèse réelle n’est pas celle d’un libre arbitre initial, mais bien celle qui probablement faisait dire à Platon que l’âme sortant du Léthé se détermine selon sa nature. L’émanation n’a jamais été rapportée à une positive origine des choses. La thèse du libre arbitre n’est imposée à la doctrine de l’émanation, en regard de son déterminisme fondamental, que pour l’explication de la loi divine, la justification de la peine, et le maintien d’un jugement optimiste sur le règne de la justice dans l’univers : le tout au prix d’une contradiction.
 
=== XLIX. — LELe CONFLITconflit DANSdans L’ÈREl’ère THÉOLOGIQUEthéologique. L’ÉGLISEL’Église. ===
 
Les Pères de l’Église platonisants ont eu sur le libre arbitre des opinions analogues à celles de Plotin. Saint Augustin sortant, pour aller au platonisme, de la secte manichéenne, devait, avant sa conversion au christianisme, s’expliquer, par l’influence des principes rivaux du bien et du mal, la nature bonne ou mauvaise des âmes dès l’origine. Mais quand l’idée de la création unique, par le bon principe s’imposa décidément à lui, la puissance et la prescience divine se trouvèrent, dans sa pensée, en opposition formelle avec le libre arbitre. Le prédéterminisme psychologique aussi bien que physique lui apparut comme la loi nécessaire de la création, exigée par la perfection d’être de Dieu. Il introduisit, de haute lutte, dogmatisant contre le moine Pélage, défenseur du libre arbitre, le dogme de l’absolutisme divin dans la théologie, et par là une contradiction irrémédiable ; car on dut maintenir dans les mots la liberté.
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« Il n’y a de véritable cause que Dieu... Dieu est la seule et véritable cause de tous les effets... Lui seul est la cause de notre être, de la durée de notre être et de notre temps, de nos connaissances, des mouvements naturels de nos volontés, de nos sentiments : le plaisir, la douleur, la faim, la soif, de tous les mouvements naturels de notre corps... Dieu seul fait tout. » (L).
 
=== L. — LELe CONFLITconflit DANSdans LAla PHILOSOPHIEphilosophie MODERNEmoderne. BRANCHEBranche APRIORISTEaprioriste. ===
 
La méthode synthétique en philosophie, créée par Descartes, fut une grande nouveauté, surtout comme essai d’application de la méthode géométrique aux questions métaphysiques. Mais Descartes n’entendait nullement révolutionner les croyances, il voulait que l’évidence et les déductions rationnelles servissent à la confirmation des thèses capitales de la théologie, sur les points communs à la théologie et à la philosophie, sans devenir un obstacle à la foi orthodoxe sur les autres points. En fait, il n’était peut-être pas aussi éloigné de la doctrine thomiste que pouvaient le faire penser certaines vues scotistes sur la liberté de Dieu et sur les idées éternelles, qu’il hasardait, mais qu’il défendait faiblement ensuite contre les théologiens.
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Ces deux principes signifient également qu’il n’existe partout que des séquences nécessaires, une liaison possible unique. La méthode criticiste refusait à son inventeur un droit, que le pur apriorisme prenait sans difficulté, chez Leibniz, de poser comme absolue une loi invérifiable. Kant l’a usurpé, sous prétexte d’un jugement synthétique a priori, auquel il fait dire non seulement que tout phénomène a une cause, mais en outre qu’une cause ne peut commencer avec son phénomène, ce qui mène à l’infini la rétrocession des causes. Il a ainsi nié la possibilité du libre arbitre, dans l’ordre phénoménal : jugement sommaire, dont on ne voit pas qu’il ait tenté la justification logique.
 
=== LI. — LELe CONFLITconflit DANSdans LAla PHILOSOPHIEphilosophie MODERNEmoderne. LOCKELocke, BERKELEYBerkeley, HUMEHume. ===
 
La source théologique du déterminisme est visible dans la philosophie aprioriste issue du cartésianisme, sans excepter l’Ethique de Spinoza. La branche empiriste de la philosophie moderne pendant l’époque correspondante n’a pas été moins acquise à la doctrine de la nécessité, par ce motif : que, prenant dans la sensation le matériel et le formel de la connaissance, et regardant l’esprit comme un simple produit de l’expérience, le penseur ne voyait place pour aucune ambiguïté dans la formation des idées et dans leurs suites. La philosophie de Hobbes présente au plus haut degré ce caractère. Quand la méthode de l’analyse psychologique prit pied dans l’école anglaise, après la publication de l’Essai de Locke, la question du libre arbitre se présenta sur un nouveau terrain ; la nature des idées, leurs liaisons, la nécessité ou la liberté du jugement dont l’acte dépend devinrent le sujet principal de l’investigation.
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Après deux mille ans de débats sur la liberté et la nécessité, Hume, en son Essai spécial sur ce sujet, déclara que la question n’existait pas, qu’elle ne pouvait donner lieu à aucun doute sérieux, que la connexion nécessaire en toutes choses était au fond l’opinion de tout le monde. Il termina sa propre profession de foi sur le libre arbitre par la même définition dérisoire qui avait marqué le commencement de l’enquête de Locke : « Le pouvoir d’agir ou de n’agir pas, conformément aux déterminations de la volonté », c’est-à-dire de faire ce qu’on veut quand on n’en est pas empêché matériellement ; car c’est ainsi qu’il faut l’entendre.
 
=== LII. — LALa THÈSEthèse DEde LAla NÉCESSITÉnécessité DANSdans L’ASSOCIATIONISMEl’associationisme ETet DANSdans L’ÉVOLUTIONISMEl’évolutionisme. ===
 
L’école associationniste tout entière a suivi Hume, qu’on doit regarder comme son fondateur, parce que l’explication qu’il donne des principaux concepts est basée sur les associations que l’expérience fait naître, que l’habitude fortifie et peut rendre indissolubles. La psychologie de l’association a été cela même depuis Hume, et la thèse de la nécessité a dû s’attacher à une méthode qui vise à enchaîner les phénomènes mentaux, en partant des sensations et en n’admettant que des rapports d’idées empiriques ; comme si l’entendement était un appareil enregistreur où les observations s’inscriraient autrement que par l’application d’une loi qui est celle de l’instrument lui-même en vertu de sa construction. L’associationnisme est cette méthode qui demande aux phénomènes de s’ordonner par le fait de leur simple succession, et la « théorie des circonstances » est née de l’associationnisme. Les circonstances sont les résultantes des antécédents ; leur théorie est celle de l’enchaînement nécessaire. C’est elle qui inspira à Robert Owen un système social, tout entier fondé sur l’art de créer, par l’éducation, des circonstances déterminantes pour chaque individu, et c’est elle qui, après avoir fait le tourment de Stuart Mill, dans sa jeunesse, ne cessa jamais, quoi qu’il en ait cru lui-même, de gouverner sa pensée.
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Le déterminisme absolu est la conception apriorique dont procède essentiellement ce vaste système, parce que l’auteur en a conçu le plan comme une histoire de l’expérience universelle des êtres, formés et constitués par les modifications du sujet externe, la Force-Matière, instruits par la nature et la succession de ses phénomènes, et rattachés généalogiquement les uns aux autres pour s’en transmettre les résultats accumulés. Il a pour cela supposé, pour chaque moment de transition d’une forme à une autre, d’une espèce à une autre, dans la nature, et d’un mode d’organisation et d’intelligence à un autre, dans le cerveau et dans l’esprit, une parfaite continuité, indispensable à l’explication générale de l’évolution. Tout saut d’un état à un autre et toute production d’individualité réelle sont incompatibles avec le transformisme. Le transformisme demande que l’on regarde tous les changements et toutes les différences des êtres comme des résultantes obtenues par des gradations insensibles, et il multiplie les hypothèses autant qu’il est nécessaire pour expliquer les écarts observés et les lacunes, et substituer partout à l’apparence des espèces et des révolutions, la réalité supposée du mouvement continu de l’être universel.
 
=== LIII. — L’ARGUMENTL’argument DEde LAla CONSERVATIONconservation DESdes FORCESforces VIVESvives. ===
 
Deux des plus grands systèmes dont le XIXe siècle a vu le développement et le succès ; celui de Hegel, celui de H. Spencer, opposés l’un à l’autre comme l’évolution réaliste de l’Idée à l’évolution réaliste de la Matière, ont donné une conclusion commune aux travaux des deux écoles, aprioriste, empiriste, depuis la mort de Leibniz et de Locke : à savoir, le parfait déterminisme ; et cette conclusion est celle-là même que Leibniz aurait pu regarder, s’il avait bien jugé son œuvre, comme le dernier mot de la théologie de l’École, enfin organisée par le génie mathématique. Seulement la croyance à la liberté s’affirmait encore dans le langage, au temps de Leibniz, et lui-même la maintenait énergiquement, dans le sens qu’il pouvait lui attacher. Elle est aujourd’hui plus étrangère aux esprits qui ont suivi le mouvement philosophique du siècle. Beaucoup sont arrivés, en dehors même de l’évolutionnisme et du transformisme, à assimiler le monde à un système mécanique dans lequel le principe de la Conservation des forces vives exclut la possibilité de toute action libre (c’est-à-dire qui ne procéderait pas d’une cause mécanique antérieure, nécessaire et suffisante), capable d’introduire dans la somme donnée des forces un changement quelconque en quantité ou en direction.
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Descartes avait admis la constance de la quantité du mouvement comme une loi du monde physique, et Leibniz avait attaché une grande importance à étendre cette constance à celle de la quantité mathématique de direction, parce que le monde infini, dans son système, étant donné et déterminé dans tous ses phénomènes futurs, dès le moment de la création, devait être tel qu’aucune force nouvelle n’y pût être introduite du dehors ou suscitée du dedans. Or une force qui modifierait une direction que le mécanisme comporte à un certain moment serait dans ce cas. Elle n’est pas possible, parce qu’elle troublerait la balance des directions de sens contraire des forces dans les trois dimensions, si l’on admet que cette balance est une loi du système. On voit l’intérêt spéculatif que Leibniz portait à ces belles lois de la mécanique rationnelle. En effet, son système du monde était un système fermé, en qualité de tout, quoique infini, et les parties de ce tout, la nature et les valeurs des quantités temporellement variables étaient éternellement aussi fixes et aussi rigoureusement dépendantes de leurs lois à chaque instant que le sont les variables d’une équation pour la dynamique pure. On pouvait donc compter sur l’assimilation parfaite de l’ordre concret à l’ordre abstrait ; ce qui se démontrait mathématiquement pour celui-ci était applicable à celui-là. Mais il n’en est pas du monde empirique comme du monde des mathématiciens et de Leibniz. Demander que nulle variable n’y puisse recevoir de modifications indépendamment d’une loi qui les prédétermine sans écart possible, c’est le postulat même du déterminisme, en sorte que l’argument emprunté à des théorèmes de mécanique rationnelle pour démontrer le déterminisme, revient clairement à une pétition de principe.
 
=== LIV. — LALa THÈSEthèse DEde LAla LIBERTÉliberté COMMEcomme CROYANCEcroyance. JULESJules LEQUIERLequier. ===
 
En dehors de l’éclectisme, à l’époque où l’enseignement universitaire en France était régi par des thèses de convention, la croyance déterministe était à peu près universellement répandue. La thèse du libre arbitre se recommandait par sa valeur pratique, par sa simplicité apparente, et enfin par la définition officielle de l’Église, à une école dont le but était de former un choix d’opinions propre à garantir l’ordre moral. Mais cette école étant ennemie de tout approfondissement d’idées, on y jugeait le dogmatisme nécessitaire et les analyses psychologiques de l’« enchaînement invariable » assez réfutés, et l’existence réelle de la liberté assez démontrée, par le simple fait du témoignage intime que chacun se rend de son pouvoir de faire ou ne pas faire tel acte qu’il se propose dans le moment. On tenait ce sentiment pour la preuve expérimentale de la réalité de son objet. Hors de là, l’opinion déterministe était favorisée par toutes les influences régnantes de l’ordre de la pensée : l’école historique d’abord, devenue toute fataliste sous l’inspiration de la doctrine du progrès ; les sectes socialistes, très théoriciennes à cette époque, et spéculant sur la marche de l’histoire ; le positivisme, qui était une de ces sectes, et de toutes la plus formellement nécessitaire ; la thèse de l’origine empirique des idées, fidèlement conservée dans le monde scientifique, surtout chez les physiologistes ; enfin la philosophie allemande, regardée alors comme la maîtresse des idées profondes, par ceux qui ne craignaient pas d’aborder ses doctrines abstruses, et, par les autres, sur sa réputation. II n’y avait pas jusqu’aux théories historiques et sociales inspirées par des croyances chrétiennes, et par des dogmes de l’Église interprétés, c’est-à-dire presque toujours hérétiques, qui ne fussent conçues dans un esprit déterministe. Le dogme de la prescience divine absolue est un empêchement logique insurmontable à toute philosophie religieuse de l’histoire qui prétendrait s’accorder avec la liberté humaine réelle.
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J. Lequier a, le premier, fait ressortir par de très nouvelles analyses la nature de croyance de chacune des deux thèses : nécessité ou liberté. Il a fait voir que la connaissance, dans le sens philosophique du mot, est toute subordonnée au parti que l’on prend entre les deux, et il en a soumis l’option à des dilemmes tout à la fois de morale et de métaphysique, d’une force d’alternative saisissante, que nous regardons comme une des plus belles inventions de cet ordre qui ait jamais été capable d’ouvrir à la philosophie des voies jusqu’alors inconnues. Nous allons les exposer avec nos commentaires.
 
=== LV. — LELe DILEMMEdilemme DUdu DÉTERMINISMEdéterminisme QUANTquant AUau CONNAITREconnaître. ===
 
Lorsque le problème de la nécessité universelle est débattu dans le mode usuel des philosophes, comme une matière d’arguments tout métaphysiques, on voit généralement la raison impuissante à changer les convictions. Il entre donc un coefficient personnel de détermination dans la croyance du penseur, en quelque hypothèse qu’on se place sur la liberté ou la nécessité dont ce coefficient procède. La décision n’est pas exclusivement du ressort d’une analyse d’idées abstraites. Elle porte sur une alternative dont les termes intéressent l’homme lui-même et tout ce qu’il est ou peut croire qu’il est dans le monde. Il s’agit de savoir si l’homme, sa nature, son caractère, ses actes présents ou futurs, avec leurs conséquences, sont arrêtés de tout temps comme des parties infaillibles, invariables de l’enchaînement universel des phénomènes, même alors qu’il délibère sur un point ou sur un autre, — et, en ce cas, non moins nécessairement, — ou s’il a été possible qu’il fît telle chose qu’il n’a point faite, et s’il est possible qu’il fasse tout à l’heure celle à laquelle il pense maintenant, ou le contraire. Entre ces deux hypothèses contradictoires, le choix paraît, en théorie, même à ceux qui n’en méconnaissent pas le caractère essentiellement pratique, un parti à prendre, du même ordre en lui-même que tout autre de ceux qui sont réclamés par les grands problèmes de la métaphysique. Mais c’est là une erreur. Le problème est inséparable d’un jugement pratique supérieur à toute notion de théorie, et portant sur la valeur de la connaissance.
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Le croyant à la liberté, dans cette hypothèse, distingue entre la partie déterminante de sa nature propre, de son caractère, et des antécédents et circonstances de sa vie, d’une part, et d’une autre part, le pouvoir qu’il s’attribue selon qu’en témoigne sa conscience, de se déterminer après délibération à des actes dont il ne regarde pas les motifs comme enchaînés par une anticipation invariable de ses modes successifs de pensée les uns sur les autres. Il sait que toute la certitude qu’il puisse atteindre en philosophie est une fonction de cette conscience qu’il a de sa liberté, et des motifs de sentiment ou de raison, des causes multipliées, prochaines ou lointaines, qui ont formé son intelligence et modifié son caractère. Il ne cherche pas des preuves capables de s’imposer à lui en dehors de tout apport personnel de passion et de volonté. N’en sachant pas de telles, et reconnaissant que tout principe contredit et disputé demeure douteux dans l’hypothèse de la nécessité, qu’ainsi toute affirmation d’une vérité philosophique première dépend du parti pris ou à prendre dans le dilemme du déterminisme universel et du libre arbitre, il comprend et peut accepter dans toute sa rigueur la conclusion de la recherche d’une première vérité de J. Lequier : LA LIBERTÉ EST LA CONDITION DE LA CONNAISSANCE.
 
=== LVI. — LELe DILEMMEdilemme DUdu DÉTERMINISMEdéterminisme QUANTquant Aà L’ÊTREl’Être. ===
 
Les dilemmes de l’Inconditionné, de la Substance et de l’Infini n’appelaient pas directement ou en eux-mêmes l’examen des motifs moraux qui influent, soit qu’il s’en rende compte ou non, sur la décision du philosophe. I1 n’en est pas de même du dilemme du déterminisme, qui se dédouble et prend deux aspects séparés suivant qu’on examine le conflit des doctrines par rapport à l’ordre mental ou à l’ordre de l’univers. Pour le premier cas, nous avons eu à étudier la question critique de l’accord ou du désaccord possible entre notre décision, quelle qu’elle dût être et la vérité extérieure des choses, étant donné que cette décision est elle-même dans la dépendance du fait sur lequel elle a à se prononcer. Pour le second cas, nous rentrons dans l’étude plus exclusivement logique de notre sujet.
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=== LVII. — LESLes IDÉESidées DEde CHOSEchose ETet DEde PERSONNEpersonne AUXaux ÉPOQUESépoques MYTHOLOGIQUESmythologiques. ===
 
La difficulté a dû se trouver grande, dans tout le cours de l’histoire de la philosophie, pour arriver à comprendre la personne comme la réelle origine et la fin suprême de l’existence, et l’intérêt suprême du monde, ou pour éviter, après la reconnaissance de cette grande vérité, de retomber dans des théories qui en impliquent la négation. Cependant tout indiquait, alors que la pensée spéculative n’avait pas encore pris son essor, une disposition mentale des hommes à se représenter leur propre nature comme l’essence latente des choses, et à supposer des actions volontaires au fond des phénomènes à l’égard desquels ils se sentaient eux-mêmes passifs. Les tendances fétichistes, expression de cet instinct, ont été communes chez les nations antiques, même chez celles où la notion de la divinité a atteint le plus d’élévation, et partout elles s’observent encore chez l’enfant, et se perpétuent chez les peuples sans culture. Elles n’ont pas entièrement disparu chez les plus civilisés. Le langage a pris et gardé, sans pouvoir s’en écarter, pour la première loi constitutive de la pensée exprimée dans le discours, l’attribution des qualités et des actions à un sujet qui tient le rôle d’une personne. C’est un signe indubitable de la facilité et de la nécessité qu’il y avait, et qu’il y a toujours, de personnifier le sujet.
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A mesure que grandit, en se distinguant, dans l’esprit populaire, l’idée de personnalité dans son application formelle à la divinité, l’idée de la chose dut se constituer corrélativement, et bientôt s’opposer à la première qui lui était d’abord unie. On n’apercevait pas, à la réflexion, la possibilité qu’une personne, quelque puissance qu’on pût lui supposer sans cesser d’en consulter le seul type connu, qui est l’homme, possédât des organes ou d’autres moyens capables de produire les phénomènes d’ordre général, objectif, encore moins de constituer le Ciel et la Terre, où ils ont leur siège. Et puis cet être, lui-même, d’où serait-il sorti `l Il est plus facile d’imaginer une matière où les êtres se font et se défont par le débrouillement et la coordination de certains éléments, et d’où émergent enfin des générations comme celles dont nous avons l’expérience, que de concevoir une intelligence supérieure qui nous éclaire avec le soleil et met sous nos pieds la vaste terre aux profondeurs inconnues. On prendra son parti plus aisément de croire qu’il a toujours existé quelque chose d’où sortent toutes choses, que de supposer une limite aux phénomènes, un commencement qui serait l’acte d’un Esprit créateur au delà duquel il ne serait rien de concevable. Car rien n’est si simple que la pensée de l’indéfini du temps passé, — l’indéfinité des phénomènes, dans le temps comme dans l’espace, étant la loi de l’expérience, — et, de cette pensée, on se laisse aller inconsciemment à celle de l’infinité en acte, ou terminée, qui en est la contradictoire, et, de plus, contradictoire en elle-même. La faculté logique n’est point, comme on pourrait le croire, celle qui gouverne le plus ordinairement les jugements humains, ou qui est en possession d’en dicter qui ne soulèvent pas d’opposition.
 
=== LVIII. — L’OBSTACLEL’obstacle Aà LAla RECONNAISSANCEreconnaissance PHILOSOPHIQUEphilosophique DEde LAla PERSONNALITÉpersonnalité. ===
 
Cette marche d’une primitive pensée philosophique est commandée par la puissante objectivité sensible du monde externe, qui, sitôt que l’idée générale de chose est formée et généralisée ne permet plus à celles de personne et volonté de garder la primauté dans les imaginations touchant la nature. L’abstraction qui a été primitivement nécessaire pour former l’idée du phénomène séparément de sa cause et de toute activité volontaire ne trouve plus sa place quand la question de la nature de l’être se pose sur le tout du monde objectif et non plus sur des phénomènes séparés ; c’est, au contraire, l’idée de la personne qui semble maintenant une abstraction à l’égard de la chose universellement enveloppante dont les personnes font partie. La vérité dont le sentiment sourd entrait dans l’imagination mythologique est perdue, cette vérité, qu’il n’est rien d’intelligible sans la conscience. La conscience est, en effet, chez l’homme qui perçoit les phénomènes, la condition des choses qui lui sont représentées, puisque, si elle lui est retirée, le monde disparaît pour lui ; et la conscience, quand on n’en place pas les premiers éléments dans l’essence des êtres perçus de ce monde, les laisse inintelligibles, tout ce qu’ils ont de percevable se trouvant alors transporté à l’être qui perçoit.
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Il a fallu les longs et difficiles travaux des penseurs dans la direction idéaliste, et le progrès lent de la critique du savoir, dans la mêlée des doctrines, pour que des philosophes comprissent que l’objet n’est jamais donné que dans son idée, ni l’idée hors d’une conscience, sujet réel, à moins que l’objet ne soit lui-même une autre conscience. Mais le réalisme, qui s’applique à la chose, en certaines philosophies, s’applique, en d’autres, à l’idée séparée de la conscience et tient le personnalisme en échec.
 
=== LIX. — LALa CHOSEchose ETet LAla PERSONNEpersonne DANSdans LESles DOCTRINESdoctrines INDIENNESindiennes. ===
 
Chez le seul peuple de l’antiquité qui, en dehors de l’hellénisme, ait connu de véritables écoles philosophiques, — au moins en mettant à part la secte si particulière et presque toute morale des Lettrés de la Chine, — il semble, au premier examen, que la théologie brahmanique, source du concept principal sur lequel a porté toute la spéculation postérieure, ait placé dans la personne l’origine du monde, et regardé le monde comme n’étant essentiellement que le théâtre historique des vies successives des personnes. Un idéalisme dont de rares philosophes grecs, qualifiés de sophistes, ont à peine approché, présentait aux Indiens la nature, hormis les âmes actrices et spectatrices, comme un jeu d’apparences, une fantasmagorie. Brahma, principe du monde, semblait posséder, selon la doctrine orthodoxe aussi bien que pour les mythes ou légendes, une essence personnelle, mais Brahma, fondement de l’émanation, était aussi l’âme universelle. Or, la nature essentiellement individuelle de la conscience s’oppose à ce que l’on conçoive une âme multiple, des âmes conscientes émanées d’une autre âme consciente. La conscience n’est pas sans l’individualité, la personne sans la conscience individuelle. L’origine brahmanique des âmes était donc plutôt le symbole marquant le point de départ d’une évolution dont les périodes dépendent d’une loi éternelle, que l’acte de la division réelle d’une Âme-substance douée de la conscience de soi.
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A l’origine du bouddhisme indien, le dégoût de la doctrine de l’instabilité sans remède, et des misères de l’existence quand on l’envisage dans l’ensemble des vies d’une même âme ballottée entre des formes le plus souvent pénibles, fit croire peut-être à des ascètes, — à ceux qui apportaient plus de sentiment que de métaphysique dans la doctrine, et n’entendaient point par le nirvana l’anéantissement absolu, — que l’extinction volontaire de la conscience devait donner à l’âme l’entrée en une condition réelle, inconnue, exempte de vicissitudes ; et sans doute il existe quelque vue semblable dans les religions bouddhistes actuelles où l’on adore des Bouddhas vivants, immortels. Mais l’idée de l’âme comme pure conscience, soit psychologique et essence unique, à cet égard, de tout être possible, soit morale et fonction de vie progressive dans la justice et dans le bonheur, cette idée était et est restée étrangère aux doctrines orientales de panthéisme et de métempsycose. Ce que les dogmes offrent d’idéaliste dans les religions de cette classe tient pour une partie à un certain phénoménisme illusionniste, mêlé de croyances magiques, et, pour une autre partie, au réalisme de l’âme-substance et aux superstitions spiritistes. Le concept intellectuel et moral de la personne n’est pas constitué.
 
=== LX. — LALa DOCTRINEdoctrine DEde LAla CHOSEchose DANSdans LAla PLUSplus ANCIENNEancienne PHILOSOPHIEphilosophie GRECQUEgrecque. ===
 
L’emploi ouvert et systématique du symbolisme, au moment de l’introduction de la spéculation dans la mythologie hellénique, chez les Hésiode et les Phérécyde, puis un panthéisme formel avec son fondement pris de la matière vivante, à l’origine de l’école ionienne, plus tard un matérialisme nettement défini, sont peut-être des marques plus certaines de rationalité de l’esprit chez les penseurs qui les premiers cherchèrent à définir le monde comme objet, la chose universelle, que ce système brahmanique des âmes émanées et incessamment incorporées et métamorphosées, où la notion de personnalité semble au premier abord se faire une si grande place. Mais d’autres doctrines et des points de vue très différents sur la nature de l’objet ont leurs points de départ dans la phase originaire de la philosophie grecque. Déjà le premier essai de cosmogonie produit à l’imitation des oeuvres du même genre qui appartiennent au sémitisme polythéiste, la Théogonie d’Hésiode a cet intérêt de nous montrer les diverses applications du réalisme, que les philosophes n’ont cessé de se partager entre eux dans la suite ; et ce sont autant de manières de poser la chose en principe pour en déduire à la fin les générations physiologiques et la personne.
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L’obscure théorie des idola de Démocrite, d’où ce qui ressort le mieux est l’identification du sensible avec le sentiment, si difficile à comprendre en elle-même, fait voir combien le génie de ce philosophe était préoccupé de la difficulté de résoudre le problème de ce qui s’appela, longtemps après, la « communication des substances ». Des sentences qu’on rapporte de lui, sur la profondeur où gît la vérité, témoignent des doutes que devait lui inspirer la comparaison de la fixité du sujet externe (en sa théorie), et des lois de la mécanique, avec les incertitudes et les contradictions du jugement, chez le sujet de la perception, selon que ses propres conditions varient. On peut rattacher à Démocrite plusieurs des philosophes qui reçurent le nom de sophistes, ceux d’entre eux que la distinction entre le phénomène sensible et la réalité mit sur la voie d’une sorte de scepticisme phénoméniste. Il leur suffisait de supprimer dans la doctrine atomistique les atomes, ce que l’empirisme trouve aisé, puisqu’ils sont imperceptibles ; restait le phénomène, tel qu’il apparaît à chacun, et l’homme mesure de toutes choses, comme disait Protagoras : de celles qui sont pour savoir comment elles sont ; de celles qui ne sont pas, pour savoir comment elles ne sont pas. L’idéalisme naissait ainsi du matérialisme, mais par la voie d’une analyse psychologique, — ce qui fait une grande différence d’avec l’idéalisme indien, — et ne dérogeait nullement pour cela au réalisme, méthode commune de tous les philosophes de ce temps. Le sujet matériel étant supprimé par l’abandon de l’atome, le phénomène prend sa place et devient quelque chose en soi, quoique instable. La contradiction éclate, alors c’est le scepticisme. L’homme est là, sans doute, cette mesure du vrai et du faux, que Protagoras est obligé de nommer, mais l’homme n’est pris que pour le réceptacle et l’enregistreur des apparences, il n’est pas la personne.
 
=== LXI. — LESLes ORIGINESorigines DEde L’IDÉALISMEl’idéalisme DANSdans LAla PHILOSOPHIEphilosophie GRECQUEgrecque. ===
 
Deux conditions essentielles font défaut à cette origine empirique de l’idéalisme, pour qu’il puisse se constituer rationnellement ; le concept de la loi, tant dans la nature que dans l’entendement, pour l’interprétation et le jugement des phénomènes, et la notion morale de la personne, dominant les apparences. L’analyse psychologique était trop imparfaite pour que la fondation fût possible d’une école empiriste, analogue à celle qui, dans les temps modernes, depuis Locke, a pu servir les progrès de la philosophie en combattant le faux apriorisme, et il n’y avait non plus aucun appui suffisant à prendre dans les connaissances physiologiques. Ni Epicure et ses disciples, ni les aristotéliciens, incomparablement mieux partagés quant à l’esprit scientifique, ne trouvèrent plus tard rien de philosophiquement important sur les rapports de l’organisation avec les phénomènes mentaux. II n’y eut d’ailleurs aucune suite sérieuse donnée à la partie des travaux d’Aristote qui ressortissaient à l’expérience ; sa doctrine ne devait elle-même entrer dans le mouvement général des esprits que longtemps après, et cela seulement dans sa partie métaphysique, pour s’allier à celle de Platon. L’unique siège d’un idéalisme empirique fut le pyrrhonisme, qui, laissant systématiquement en question la nature de la réalité, substance ou cause, n’en releva et n’en étudia partout que les idées, pour les mettre en contradiction les unes avec les autres dans les déterminations qu’en faisaient les philosophes, et conclure par le précepte pratique de la suspension du jugement.
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Il règne manifestement une opposition directe entre la méthode de réalisation des idées, ses applications, quel qu’en soit le sujet, et la constitution des vraies notions philosophiques de personne, ou moi, conscience et volonté, par la simple raison que ces dernières, dès qu’elles sont reconnues, se subordonnent, en prenant le titre d’uniques sujets réels, les autres, qui deviennent alors leurs modes variables et leurs formes représentatives. C’est pour cela que des idées réalisées, chez Héraclite, chez Empédocle, prenant des rôles fictifs de personnes, bannissaient des doctrines de ces philosophes, toute vraie personnalité des principes du monde, et que le Noûs d’Anaxagore, idée réalisée de l’Intelligence, et non point intelligence personnelle, a trompé les interprètes qui pensaient trouver la personne d’un dieu souverain dans ce concept qui n’était même pas celui d’un dieu démiurge (X).
 
=== LXII. — LALa DOCTRINEdoctrine PLATONICIENNEplatonicienne DESdes IDÉESidées. ===
 
Platon, sans essayer de définir le principe absolument premier, entreprit de constituer la doctrine des Idées. Il avait reçu une impression profonde de l’effort fait dans l’école éléatique pour échapper à l’instabilité du sensible en plaçant l’essence du réel hors de la relation, et l’enseignement de Cratyle son maître, disciple d’Héraclite, l’avait mieux persuadé de l’« écoulement universel des phénomènes » que de l’alliance de Zeus avec Polémos pour faire sortir de l’instabilité l’harmonie. Il assistait, de son temps, à la mêlée des opinions et des sophismes suscités par l’impossibilité de faire sortir de l’étude de la chose sensible les qualités capables de produire la sensation, ou de la communiquer, et de fonder la connaissance et la raison. Il n’aperçut un fondement rationnel du savoir que dans les Nombres du pythagoricien Philolaos, dans l’application de sa géométrie réaliste à la définition de l’essence des corps et à l’organisation de la matière, jusque-là substance indéterminée. L’œuvre de son génie fut de généraliser ce concept sous le nom d’Idée, applicable à tous les objets de la connaissance sous leurs rapports divers, comme l’est l’idée propre du nombre pour des rapports spéciaux. Platon comprit dans les Idées les idées morales de Socrate, qui n’avaient point eu pour ce créateur de la psychologie un sens autre que logique, politique en son application, et il les érigea en essences supracosmiques, sujets transcendants à l’égard de l’expérience, archétypes dont tous les phénomènes de la nature et les modes de l’intelligence ne devaient être, selon lui, que des imitations ou des participations imparfaites. Ces derniers termes n’exprimaient pas quelque chose de bien différent de ce que les pythagoriciens avaient pu entendre par l’identité du sujet abstrait, — le Nombre, à leur point de vue, — avec l’essence de la chose ; car l’Idée au point de vue de Platon, était ce que la chose définie a de stable, de constant, et, à vrai dire, de réel. Les idées réelles, au sens de la psychologie moderne, n’étaient à ses yeux que des images affaiblies et variables de celles qui ont l’existence en soi et l’éternité.
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La doctrine des Idées subit, ainsi d’ailleurs que la théorie opposée d’Aristote sur les essences individuelles, une longue éclipse pendant le règne du dogmatisme matérialiste sous les formes antagonistes du stoïcisme et de l’épicurisme, à moins cependant qu’on ne regarde comme des sortes d’Idées les raisons séminales de l’évolutionnisme stoïcien. Mais, à l’époque ou la théologie fut complètement renouvelée par l’alliance du monothéisme juif avec l’hellénisme et la philosophie, la faveur fut rendue aux Idées par le besoin qu’on avait de constituer des hypostases divines, afin que Dieu demeurât dans l’absolu, suivant l’exigence de l’opinion philosophico-religieuse alors régnante. Les Idées furent donc rapportées formellement à l’Intelligence divine, et différèrent en cela des sujets en soi de Platon ; mais la méthode réaliste ne fut ainsi abandonnée, en ce qui concerne ces sujets en particulier, que pour s’appliquer à leur ensemble, et constituer le Logos, hypostase de l’Être suprême, concept réalisé qui n’est nullement une conscience, la personnalité de Dieu. En effet, si nous considérons le Logos du système néoplatonicien, ce monde intelligible, émané de l’Un, est, dans son unité propre qui embrasse les Idées, une essence à son tour émanante d’où procèdent les dons de l’intelligence dans l’Âme du monde et dans les âmes individuelles qui en sont tirées. Les trois hypostases ne peuvent rien composer, ni ensemble, ni séparément, qui soit semblable à la conscience de la moindre de ces âmes qui sont au bas de l’échelle des corps animés (XI et XXVII).
 
=== LXIII. — LESLes HYPOSTASEShypostases. LALa MÉTAPHYSIQUEmétaphysique ADAPTÉEadaptée AUau CHRISTIANISMEchristianisme. ===
 
Les hypostases de la théologie chrétienne diffèrent profondément par l’intention de celles du néoplatonisme. Elles se nomment en langue latine, langue de l’Église d’Occident, des personnes. Le Logos est l’une d’elles, la seconde, incarnée en Jésus-Christ. Mais il s’agit ici de métaphysique, non du mythe religieux de l’incarnation. Le sens du mot personne, passant pour synonyme d’hypostase, a été laissé indéterminé. D’une autre part, il est hors de doute qu’on entend enseigner par la doctrine métaphysique de la Trinité que Dieu (entendu simplement) est une Personne : une personne dans le même sens où il est admis que Jésus-Christ est une personne, avec deux natures dont l’une est humaine. L’inintelligible se couvre du nom de mystère. Ce qui est certain, c’est que les entités divines créées par cette doctrine sont des produits de la méthode réaliste. Aucune autre méthode ne permettrait de placer dans une personne le siège de plusieurs personnes, en affrontant l’équivoque.
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C’est le réalisme qui, dans la philosophie moderne, en dépit de l’intention qu’avaient les cartésiens de bannir les entités, telles que les formes substantielles, dénomination principale sous laquelle la scolastique les leur avait transmises, a été l’obstacle à la reconnaissance du principe de relativité. Il a maintenu la doctrine de l’absolu dans l’école aprioriste, ou synthétique, issue de Descartes.
 
=== LXIV. — LALa PERSONNALITÉpersonnalité CHEZchez MALEBRANCHEMalebranche, SPINOZASpinoza ETet LEIBNIZLeibniz. ===
 
La conscience n’a pas suffisamment apparu comme l’unique fondement et comme la condition première des idées, aux philosophes qui ont cru s’éloigner beaucoup de la scolastique, et qui se sont trompés, parce que cette loi des lois, n’est pourtant qu’une loi, c’est-à-dire intelligible seulement comme telle, une relation, et qu’ils ont persisté à vouloir connaître autre chose que des relations. Chez Malebranche, c’était une façon de poser des idées en soi, quoique en Dieu, que de les poser hors de la nature humaine et de la conscience humaine au sein d’une nature intelligible universelle (la deuxième hypostase divine) où nous les voyons. La conscience n’a pas ainsi sa matière donnée en elle, elle n’a pas non plus à elle les actes par lesquels elle en dispose, car, en tant que réels, ils sont les actes du Créateur. Quant à la personnalité divine, ce n’est point sa métaphysique qui pouvait la fournir à Malebranche ; c’est sa foi de chrétien en l’Homme-Dieu.
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En effet, si nous regardons aux principes les plus généraux du spinosisme, nous avons à envisager, pour la raison d’être de l’univers, les deux plus hautes abstractions possibles de l’entendement, réunies sous les noms de Dieu ou Substance, et, pour la cause du monde 1e développement logique de cette conception réalisée, assimilé à celui des propriétés d’une figure de géométrie ; et, si nous passons à l’extrémité opposée, qui est quelque chose comme la fin assignée à ce développement, nous trouvons, au sommet de la vie, au point où commence la vie supérieure de l’âme, la multitude des humains voués aux idées inadéquates, à l’illusion des phénomènes divisés du temps, de l’espace et de l’individualité, et aux passions de la servitude, et, en regard de ceux-là, le petit nombre des intelligences plus adéquates à la vérité, auxquelles appartient l’espèce d’immortalité relative à l’idée de leur âme et à l’idée de leur corps, telles que ces idées sont données au sein de la substance éternelle. Le philosophe les engage à se confondre par l’intuition et par le sentiment avec cet état unique de l’existence indéfectible (XXX-XXXI).
 
=== LXV. — LALa PERSONNALITÉpersonnalité DANSdans LEle RÉALISMEréalisme IDÉALISTEidéaliste. BERKELEYBerkeley. ===
 
Dans l’école empiriste moderne, l’idéalisme s’est dégagé du matérialisme à mesure que l’analyse psychologique a forcé les philosophes de reconnaître que la sensation ne saurait dépasser l’idée représentative par laquelle elle est constituée, pour atteindre quelque chose d’autre qui ne soit pas une idée encore. Cette découverte que toute la philosophie de l’antiquité n’avait pu accomplir, mais que les pyrrhoniens avaient préparée, Descartes, le premier, la fit, en expliqua clairement le principe logique et en montra la portée, quoique sans vouloir en tirer la conséquence en ce qui concerne la nature de l’étendue. Locke, paraissant en partie la reconnaître, ne la comprit pas ; Berkeley seul démontra que toutes les « qualités de la matière », primaires ou secondaires qu’on les appelât, étaient dans un même cas en tant qu’affections de l’« esprit » qui a, lui, pour définition « le percevoir et le vouloir ». L’esse, dans l’objet matériel en tant que tel, devait, selon lui, se réduire au percipi. Mais, si la première de ces formules était démontrable, il n’en était pas de même de la seconde, et Berkeley confondit la possibilité logique de la négation des corps avec la preuve de leur non-existence.
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La disposition des penseurs à regarder ainsi nos modifications mentales, soit sensibles, soit intelligibles, comme des effets directs d’une émission de l’essence divine était déjà trop affaiblie au temps de Berkeley, pour qu’on donnât une attention sérieuse à autre chose, en sa théorie, qu’à la partie critique et négative. Dès lors on devait y voir la franche négation du monde extérieur, et, comme cette négation s’interprète assez naturellement dans le sens de la réduction pure et simple de l’objet de la sensation à une propriété du sujet sensible, on se borna à soupçonner, non sans étonnement et hésitation, dans ce paradoxe, une surprenante constatation de l’impossibilité de démontrer l’existence des corps. Mais il put s’établir, chez des esprits qui trouvaient là quelque chose de plus qu’un paradoxe, sans toutefois accorder aucune valeur philosophique à la correction que le théisme de Berkeley apportait à son immatérialisme, une sérieuse tendance à fixer dans le moi la conception de l’être. Pour ceux-là, l’idée du moi pouvait revêtir un aspect universel, et la métaphysique moniste s’élever sur les ruines de la psychologie. En effet, le moi comme existence unique, embrassant un sujet et un objet inséparables, ne peut que s’étendre à l’ensemble des relations de l’univers, et se poser comme inconditionné. Toute limitation du dehors exprimerait une multiplicité réelle. Un moi empirique tel que le nôtre est incapable de faire sa propre unité et de se fermer sur lui-même en s’enveloppant ; il ne peut échapper au sentiment de son insuffisance et de ses bornes, impliquées par le temps, l’espace et la causalité, qui sont des lois attachées à ses représentations. L’idéalisme qui prétend se constituer entre la négation du monde matériel, d’un côté, et l’abstraction de tout rapport à Dieu, de l’autre, est donc un réalisme absolu, s’identifiant, par la réalisation du moi pur, avec le panthéisme externe dont il croit embrasser le contradictoire ! Pour se poser, il retranche toutes les relations par lesquelles un moi individuel peut se définir. Ensuite la tâche que l’idéaliste subjectif se propose est nécessairement de tirer de son principe les relations mêmes qu’il a dû en éliminer pour se faire l’illusion de prendre dans l’absolu son point de départ. C’est une espèce particulière de cercle vicieux, et c’est toute l’histoire de l’idéalisme subjectif absolu, quand on le considère dans son évolution (IX et LXVI).
 
=== LXVI. — LALa PERSONNALITÉpersonnalité ENen DIFFÉRENTSdifférents SYTÉMESsytémes DEde RÉALISMEréalisme IDÉALISTEidéaliste. ===
 
La Critique de la Raison pure de Kant repose tout entière sur une conception de l’univers qui ressemble beaucoup à cet idéalisme moniste. Kant ne nie pas comme Berkeley les noumènes du monde matériel, il se contente de les tenir pour inconnaissables. Il pose l’existence des phénomènes, comme Berkeley celle des signes sensibles, mais sans les rapporter à Dieu, et il traite habituellement du sujet dont ils affectent la sensibilité, — et qui est aussi le sujet de l’entendement et de la raison, — comme s’il était unique ; car chacun a pu remarquer que son langage laisse le lecteur dans l’incertitude, et se prête à cette interprétation : qu’il n’y a qu’un seul sujet, dans lequel l’espace, avec tous les phénomènes que l’espace renferme, n’est qu’une représentation. Fichte a cru certainement dégager la pensée réelle de Kant en formulant le système du moi absolu, et pouvait bien le croire en effet. Il a détruit, en conséquence, la vraie notion de la personnalité, en pensant lui donner un fondement inébranlable. Son évolution de penseur l’a conduit à un genre de panthéisme, obtenu par la restitution des relations dans le moi absolu. Les autres principaux disciples de Kant ont nié plus ostensiblement le principe de la conscience individuelle, en la classant parmi les produits des idées abstraites, autres que le moi pur, dont ils ont imaginé que descendait le monde. L’idéalisme devint, chez ces philosophes, un réalisme pour lequel des abstractions étaient les choses premières, comme dans certaines grandes écoles, à l’origine de la philosophie.
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Cette hypothèse psychologique est la négation du cogito cartésien, même envisagé comme un simple fait empirique, toute question de substance mise à part ; et elle est profondément illogique, en ce que les sensations et les sentiments supposent la conscience, et ne sauraient par conséquent l’expliquer. De plus, l’intelligence, en sa partie constructive, ou synthétique, fait la synthèse des impressions, au moyen des concepts, mais ne reçoit pas des concepts par des impressions. Ce que nous avons surtout ici à retenir pour notre sujet, c’est que cet idéalisme atomistique est un réalisme idéaliste, différent seulement du réalisme des idées générales et de celui des idées sensibles, et non point à son avantage, en ce qu’il est à la fois empiriste par l’intention, et bizarrement composé d’éléments étrangers à l’expérience et même à toute imagination possible, à les considérer séparément.
 
=== LXVII. — LELe RÉALISMEréalisme DEde L’INTELLIGENCEl’intelligence UNIVERSELLEuniverselle. ===
 
Un autre genre de réalisme idéaliste consiste, forme inverse du précédent, à imaginer répandue partout une matière universelle d’intellect, en rapport avec des formes organiques qui ont plus ou moins de réceptivité pour elle. Quand la forme est un cerveau, cette espèce d’atmosphère d’intelligence le pénètre, s’y ouvre plus ou moins passage, s’altère diversement en se concentrant et se limitant, et crée, par ses divisions, des consciences. On peut voir là une façon de retournement du commun matérialisme, qui attribue au cerveau la « production de la pensée ». Ici, c’est plutôt le cerveau qui deviendrait l’agent de matérialisation de quelque chose qui ne serait pas matière. Ce quelque chose d’intellectuel est cependant une matière encore, dans le sens le plus général du mot : une matière d’autre sorte que l’autre, mais enfin divisible comme elle. Le vice de la conception (sans nous occuper de l’idée de matière en elle-même) consiste en ce que la conscience ne se comprend que dans l’état divisé de la prétendue intelligence universelle : l’état dans lequel elle devient individuelle. On donne par conséquent à ce milieu universel le pouvoir de produire ce sans quoi il ne peut lui-même être compris : la conscience. Le défaut est le même que pour la psychologie atomistique, où les atomes d’esprit, inintelligibles sans l’esprit, en sont regardés comme les producteurs par voie de composition.
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S’il s’agit d’une description sommaire, empirique, du cours de la pensée spontanée, celle-là est exacte, et elle représente mieux les faits en indiquant la fusion des différents modes du sujet conscient : émotionnels, intellectuels, volitifs, dubitatifs, que ne pouvait le faire une ancienne classification des « facultés de l’âme », où l’on semblait croire que chacune d’elles remplaçait sa fonction définie, sans permettre aux autres de s’y ingérer. Mais l’union des éléments d’une pensée active n’en ôte pas la distinction, et c’est un point capital de l’étude scientifique de la pensée, et d’une haute importance pour les applications, que la classification de ces fonctions définies de la conscience, avec l’analyse de leurs rapports. La considération des champs et des courants vise à se passer de théorie sur les rapports généraux définissables entre les actes ou états divers de perception, d’intelligence, de passion, de volonté, dont la conscience est le lien, la forme enveloppante, la condition. Le terme d’état, dont l’emploi reste indispensable pour le psychologue, pose cette question : l’état de qui, ou de quoi ? II semble qu’on voudrait éliminer cette conscience même que tout ce dont on parle, à tout instant, suppose. Mais on ne parvient pas à se débarrasser des questions et des hypothèses dans lesquelles la psychologie et la métaphysique ont nécessairement un terrain commun : elles concernent le temps et la mémoire, la perception externe et l’imagination, l’espace, la quantité, la limite, la cause, la fin, avant et après tout, le principe d’union des idées. Ce principe n’est autre précisément que le sujet quel qu’il soit des phénomènes psychiques, qui reste indéfini pour cette méthode. Elle n’évite pas, comme on le croit, l’« erreur positive et les hypothèses », parce que l’imagination comble le vide de manière ou d’autre, et, le plus aisément, en faveur du sujet matériel.
 
=== LXVIII. — RÉSUMÉRésumé DESdes FORMESformes DEde L’IMPERSONNALISMEl’impersonnalisme. ===
 
Les différentes théories embrassées par l’idéalisme moderne ont abouti, dans la constitution de leur matière : les idées, à un réalisme aussi caractérisé que le réalisme du moyen âge avec ses universaux a parte rei, ses formes substantielles et ses espèces, émanées de Dieu ou des substances, entités qui se transportent pour constituer hors d’elles des pouvoirs intellectuels ou des images. On a seulement exclu la source divine, qu’on a remplacée, là par des absolus de dénominations variées, ici par d’autres abstractions dont la source est prise en des notions empiriques, et on demande maintenant aux espèces d’engendrer les mêmes sujets qu’on chargeait autrefois de les émettre. La fausse direction donnée à l’idéalisme tient à ce que son fondateur, — après Descartes, Malebranche et Leibniz, — Berkeley composa sa doctrine de deux parties discordantes : un empirisme systématique, au sujet des idées, et une hypothèse théologique plus étrange encore que la vision en Dieu de l’oratorien son rival. L’empirisme seul ayant survécu, par l’effet du mouvement anti-théologique des esprits au XVIIIe siècle, eut seul aussi la direction du travail en psychologie pure, tandis que Kant et ses disciples, quelle que fût leur supériorité logique et psychologique sur l’école anglaise, composaient, en métaphysique, des doctrines réalistes fondamentalement négatives de l’individualité et de la personnalité. Or la psychologie empiriste, en Angleterre et en France, s’est trouvée par sa méthode même hors d’état de produire la synthèse de l’esprit et de ses lois coordonnées dans la conscience : dans la conscience, en tant qu’unité de l’individuel et de l’universel de la connaissance, et forme essentielle de la réalité.
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Cette doctrine épicurienne de la mort ne voue pas à la mort éternelle l’individu séparé seulement, mais elle nie la personnalité au sens universel, en ne la rendant nulle part permanente, adéquate à la durée. La personnalité partout produite et détruite, multiplié sans fin, sans rapport aucun avec le monde intégral, n’aurait jamais qu’une valeur d’accident pour l’œuvre des atomes impérissables, mais sans vie. La mort universelle est donc le corollaire de la mortalité de toute conscience. Otée la conscience cependant, rien de ce monde de mort n’est objet de connaissance possible. Telle est la vérité simple dont tout le génie de l’antiquité n’avait pu approcher la découverte.
 
=== LXIX. — LALa PERSONNALITÉpersonnalité DEde DIEUDieu ETet L’ORIGINEl’origine DUdu MALmal DANSdans LESles DOCTRINESdoctrines RÉALISTESréalistes. ===
 
Si nous reportons notre pensée aux doctrines dont nous avons esquissé les principaux traits, nous reconnaîtrons que, dans celles où le caractère de personne n’a pas été dénié plus ou moins implicitement à la divinité, l’idée de Dieu avec le sens de puissance suprême unissant à l’intelligence universelle la volonté et l’amour a été plutôt juxtaposée que vraiment adaptée et appropriée à la définition philosophique du principe de l’Univers. La conciliation, sous l’influence de la religion, se suppose, mais les lignes principales de la pensée du philosophe subsistent indépendamment du langage théiste, s’il est employé, et l’œuvre prétendue de la raison, prise séparément, substitue des abstractions à la thèse positive de Dieu conscient et créateur. Que l’on veuille bien sortir un seul instant de l’habitude qui a été créée dans nos esprits par la confusion historique des croyances des simples chrétiens, et des dogmes des théologiens — deux choses profondément séparées en principe et en fait, — on niera difficilement que la théorie des attributs infinis de Dieu n’ait établi entre la nature de l’intelligence et de la providence, d’un côté, l’illimitation de l’objet à connaître et à régir, de l’autre, un intervalle impossible à combler intelligiblement. L’objection de Lucrèce à l’existence d’un Dieu qui aurait dans les mains le gouvernement des atomes répandus à l’infini d’Epicure, et se trouverait partout à la fois pour y suffire :
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L’évolutionnisme moderne, dont l’optimisme systématique doit s’accommoder de l’anéantissement de toute individualité dans le cours progressif du monde, est une interprétation favorable de l’ordre de la nature, comparativement au prédéterminisme des fins humaines, tel que les plus illustres docteurs de l’Église n’ont pas craint de l’imputer à la volonté de l’Éternel. Il n’est pas douteux que le réalisme spiritualiste avec les doctrines de l’absolu et de l’infini, n’ait été l’obstacle à une juste conception de la nature primitive et de sa dissolution (chute de l’homme) et à la possibilité d’une théodicée rationnelle. Et c’est encore le réalisme, matérialiste, cette fois, c’est la fiction de l’entité universelle, Force-Matière, génératrice de tous les phénomènes physiques d’où sortent la vie et les consciences, pour à la fin s’y résorber, qui est l’unique fondement de la plus systématique des compositions élaborées de notre temps pour nous représenter l’évolution de la nature.
 
=== LXX. — LALa THÈSEthèse DUdu PERSONNALISMEpersonnalisme. ===
 
La pensée qui ressort de l’ensemble de la spéculation philosophique dans les voies du réalisme, — en admettant les exceptions qui sont le plus souvent des incohérences exigées par la tradition et l’autorité, dans les systèmes, — c’est que le monde est la donnée universelle des choses, soit manifestées comme les propriétés d’un sujet éternel, invariable en lui-même, dont quelques modes seulement nous touchent, soit développées dans la suite des évolutions successives d’une nature nécessaire, impénétrable ; et que les êtres individuels, y compris ceux qui possèdent la conscience de soi et l’idée de l’être universel, ne sont tous que les produits instables de cet être, qui paraissent un moment et disparaissent sans retour. Cette vue de l’univers est appelée par les uns l’athéisme, par les autres le panthéisme, et on ne saurait nier que les premiers ne fassent l’emploi des mots le plus concordant avec l’idée commune de Dieu en tout temps. Mais les deux termes peuvent se comprendre sous un autre, plus général, qui serait l’impersonnalisme. La négation de la personne humaine, et, à vrai dire, de l’Homme, s’allie à la négation de Dieu, ou personne de Dieu ; car l’Homme s’efface avec son principe et sa fin, si l’individu humain n’a pas la perpétuité, s’il ne possède pas une existence adéquate à celle de son espèce et de son monde, si le monde et l’Homme ne s’expliquent pas l’un par l’autre en se rapportant à Dieu.
 
La thèse opposée au réalisme et à ses divers genres d’application, qui tous impliquent l’impersonnalisme, a. pour point de départ la conscience, et non pas un principe propre du monde externe : non pas la conscience empirique, qui est un fait de toutes manières irrécusable ; pas davantage la substance, la chose qui pense, ou l’entité abstraite du penser, hypothèses réalistes, mais le concept de la personne ou du moi : du moi généralisé uniquement en tant que condition sine qua non de la pensée, et expression générique des individus doués de conscience. Toute pensée se rapporte à une conscience qui ne peut avoir pour objet autre chose qu’elle-même qu’en se prenant en même temps pour objet elle-même afin de se témoigner sa perception. C’est l’essence et la loi de la représentation, claire ou confuse. L’idée de la personne ainsi posée par la conscience individuelle, étendue à d’autres consciences semblables, devient l’idée générale de l’être conscient : nous disons l’idée générale, qui n’a rien de commun avec le Moi de la doctrine de Fichte, cet universel absolu de l’idéalisme réaliste. Le caractère de loi et de fonction reste attaché à la définition de cet être à laquelle, en tout moi individuel, s’ajoute l’intuition propre, interne, qui le constitue.
 
Cette intuition individuelle, acte unique dont l’objet se rapporte immédiatement et instantanément au sujet, est énoncée par le Cogito ergo sum de Descartes. Elle n’est pas réductible à la forme de loi, puisqu’elle est empirique, et c’est avec raison que Descartes n’a voulu ni donner à la conjonction ergo une signification proprement logique, ni renoncer à la connexion que notre esprit établit incontestablement entre l’affirmation empirique cogito et le jugement sum, auquel on reconnaît une tout autre portée. Qu’est-ce donc que cette connexion qui implique quelque chose de plus que la définition du moi par la relation fondamentale du sujet à l’objet, la loi de conscience ? On peut la définir, et donner sans sortir de la méthode phénoméniste une explication claire de la pensée renfermée dans la formule de Descartes. Le sens de cette formule atteint l’universel, en effet, sans dépasser les réelles anticipations à la portée de la conscience individuelle.
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La métaphysique de l’infini, par le reculement de la cause universelle dans l’éternité antérieure, où la raison de l’existence se perd, annihile les concepts formels de commencement et de cause, et, par l’enveloppement des temps futurs dans l’éternité actuelle, par le prédéterminisme absolu, elle infirme les essais de justification rationnelle du plan de la création en tant qu’œuvre morale, et s’oppose à la croyance en la personnalité comme essence de l’être premier. L’univers, être nécessaire, ou chose en soi, est alors essentiellement la chose, comme le mot le dit. On la définit, — quoique le terme de définition, impliquant un genre et une différence soit illogiquement employé dans ce cas, où c’est l’absolu qui est visé, — soit par l’être inconditionné, être vide, correspondant à la notion de l’inconnaissable, notion négative, soit par une idée moins indéterminée, mais également abstraite, au choix de chaque philosophe qui la réalise pour lui servir de principe. L’idée réalisée est encore la chose, puisque la conscience n’y entre point. Mais quoiqu’elle n’y entre point, il faudra que la conscience en soit tirée. C’est la tâche des doctrines de la substance, de l’émanation et de l’évolution de l’en faire sortir. L’hypothèse de la chose-principe condamne les méthodes réalistes à ce vice logique commun, de déduire du principe inconscient, superposé au monde, la conscience, sans laquelle le monde, son existence et son prétendu principe ne peuvent répondre à aucune sorte de représentation.
 
=== LXXI. — LELe DILEMMEdilemme DEde L’IMPERSONNALISMEl’impersonnalisme. ===
 
La formule définitive d’un dilemme à poser entre le conscient et l’inconscient comme principe du monde, nous permettra d’envisager sous un aspect d’unité les dilemmes étudiés précédemment et ce dernier. En effet, l’opposition de l’impersonnalisme et de la doctrine de la personnalité se résume en ceci : que l’impersonnalisme cherche dans la conscience, unique siège de toute représentation des choses, celle des choses qui peut servir à représenter la cause ou l’essence de toutes, en sorte que la conscience et ses lois en seraient elles-mêmes des formes ou des produits ; au lieu que la doctrine de la personnalité prend dans la conscience, telle qu’elle est donnée dans la personne humaine, et dans ses représentations, dans l’application de ses lois à ses représentations, l’unique fondement de la connaissance, et de l’être quant à la connaissance. L’impersonnalisme est donc le réalisme, suivant l’emploi constant que nous avons fait de ce terme scolastique, et la doctrine de la personnalité peut se dire la doctrine de la réalité.
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=== LXXII. — FORMULESFormules RÉSUMÉESrésumées DESdes CINQcinq DILEMMESdilemmes. ===
 
Les alternatives posées au philosophe par les questions capitales de logique et de métaphysique dont relève nécessairement toute opinion en des matières dépassant l’expérience possible, s’énoncent en résumé dans ces termes.
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Scholie II. — La série des phénomènes conditionnés les tins par les autres, et rapportée tout entière soit à l’être inconditionné (dans les doctrines absolutistes), soit à l’être premier défini conformément à la loi de relation, cette série peut être considérée indépendamment du temps, sous le simple aspect de la cause ou raison d’être des choses (premier dilemme). Mais elle peut aussi s’envisager sous le rapport du temps, fini ou infini, qui sépare la donnée de la condition nécessaire d’avec l’état du monde phénoménal au moment présent de son cours. Le dilemme se présente dans ce dernier cas, entre l’hypothèse du procès à l’infini des phénomènes dans le temps pris régressivement, et l’hypothèse d’un acte premier, à compter duquel le temps écoulé se trouverait mesuré par un certain nombre déterminé, de quelque unité empruntée aux phénomènes actuels qu’on fit usage pour le calculer, si, pour une semblable mesure, on pouvait découvrir une base d’observation et de calcul.
 
L’infinitisme réaliste, dans les systèmes qui admettent à. la fois le procès à l’infini des phénomènes et l’existence d’une nature universelle, nécessaire et en soi inconditionnée, se formule le plus complètement en posant la multiplicité infinie comme réduite à l’unité par l’intégration de ses éléments dans le temps et dans l’espace. L’être universel est alors conçu comme un être immuable, affecté, mais non pas en soi, par la multitude de ses modes qui sont les phénomènes : en sorte que la division et la distinction des phénomènes ne sont qu’imaginées, ainsi que le dit expressément Spinoza, et, en d’autres termes, sont illusoires. L’imagination qui en produit les apparences peut, en effet, se nommer l’illusion. En ce cas, et en ce cas seulement, l’infinitisme, cessant d’être réaliste, est conciliable avec le principe de contradiction. Mais la réalité disparaît du monde phénoménal.
 
QUATRIÈME DILEMME.
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Scholie. — La thèse se relie au principe de relativité, fondement logique des thèses des dilemmes précédents, en ce que la définition de la personne, soit humaine soit divine, y est tirée exclusivement des relations dont se forment les idées à prendre de ces personnes. La conscience y est envisagée rationnellement sous l’aspect de sa loi constitutive, auquel rien ne fait défaut de ce qu’il entre d’intelligible dans l’antique imagination de la substance animée (LXX). C’est en concevant à l’état de perfection celles des qualités supérieures et des relations qui caractérisent l’homme, qu’il nous est donné de concevoir la personnalité divine.
 
=== LXXIII. — RAPPORTSRapports LOGIQUESlogiques DESdes DILEMMESdilemmes ENTREentre EUXeux. DIFFICULTÉDifficulté D’UNEd’une DICHOTOMIEdichotomie LOGIQUElogique UNIQUEunique. ===
 
Les thèses des cinq dilemmes sont liées entre elles par le principe de relativité, qu’elles affirment et qu’elles appliquent aux notions fondamentales de la métaphysique : à la notion de la condition, considérée dans sa plus grande généralité, puis aux déterminations de qualité, de quantité et de causalité, et enfin à la détermination de conscience, ou personnalité. Cette dernière condition amène avec elle la finalité et tous les attributs moraux de la personne, mais nous avons entendu nous borner aux questions de métaphysique pure, c’est-à-dire à celles qui, dans la relation et dans la conscience, regardent le formel et non le moral.
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A ces difficultés de la reconnaissance du vrai siège de la souveraine question métaphysique, il faut en ajouter une autre qui est matériellement assez grave pour rendre inexécutable toute oeuvre de classification par divisions et subdivisions de doctrines, rapportées aux thèses ou antithèses de nos dilemmes. Nous voulons parler des contradictions, ou involontaires, ou déguisées, dans lesquelles il est assez ordinaire que les philosophes se laissent engager par le désir de conserver ce qu’ils croient être les avantages d’une opinion, ou d’en élaguer ce qui leur déplaît, sans se rendre assez compte des solidarités ou des conséquences des articles ainsi gardés ou rejetés. C’est la source des obscurités, des équivoques, des distinctions mal fondées, des innovations de terminologie intéressées, des interprétations disputées, et finalement d’un obstacle insurmontable à classer et dénommer les doctrines autrement qu’en des termes de commun langage, nécessairement mal définis et d’une application contestable. Ce serait pourtant la première chose à chercher qu’un moyen de classification, mais on s’aperçoit en lisant les historiens les plus estimés de la philosophie qu’ils ne paraissent pas en éprouver le besoin.
 
=== LXXIV. — RÉDUCTIONRéduction DESdes ALTERNATIVESalternatives Aà UNEune ALTERNATIVEalternative DERNIÈREdernière. L’ANTITHÈSEL’antithèse. ===
 
Le désordre de la critique historique des doctrines n’a pu manquer de contribuer au désordre des opinions, à une époque où les penseurs éprouvent le besoin, jadis inconnu, de tenir compte dans leurs études, afin de contrôler leurs propres idées, de toute la suite des doctrines antérieures, et des sentiments dont elles furent l’expression. L’exactitude et la précision font défaut dans l’enseignement des principes, et on ne sait plus bien ce qu’il faut croire et ce qu’il faut répudier des grands systèmes du passé. Un positivisme qui s’est beaucoup répandu, sans se donner ce nom, fait abandonner les hautes questions pour des recherches de petite portée. Ceux des philosophes qui conservent des convictions sur les points essentiels des anciennes controverses n’ont entre eux aucun lien logique ou dogmatique et ne reconnaissent d’autorité nulle part. L’autorité de l’Église, pour les personnes qui s’y rattachent, en dehors d’un clergé sans esprit et sans initiative, est toute de sentiment vague, ou d’intérêt politique. Au milieu de la dispersion des idées, on ne voit ni comment il serait possible, à moins de parvenir à quelque nouvelle institution d’autorité intellectuelle et morale, de faire accepter aux esprits une méthode commune, et de les unir dans les mêmes croyances générales, ni d’où pourrait naître cette autorité fondée sur la raison qui a été le rêve du socialisme pendant la première moitié du XIXe siècle, et qu’on a beaucoup perdue de vue dans la seconde, pour ne consulter, d’un côté, que les intérêts, et, de l’autre, ne compter que sur la violence pour la réforme de l’ordre social.