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LES HABITS NOIRS

Elle marcha dans la chambre. Ses yeux étaient fixes.

— Autant que j’aime ! répéta-t-elle lentement, après une longue minute de silence.

Elle revint à l’ottomane et resta là, debout, les mains croisées sur sa poitrine.

La langue ne possède pas deux mots pour exprimer cela : mademoiselle Guite ronflait.

Il y a des choses innocentes et à la fois obscènes. Je ne saurais analyser l’effet produit par le ronflement de mademoiselle Guite sur Mme la duchesse de Chaves.

C’est ici peut-être qu’elle aurait dû avoir quelques remords, car elle ignorait l’origine de ce lourd sommeil et rien n’excusait la puérile colère qui contractait violemment la ligne, tout à l’heure si pure, de ses sourcils.

Elle se détourna avec une répugnance qui allait jusqu’au dégoût.

Puis, la réaction se faisant, elle se dit :

— Qu’ai-je donc ? mon Dieu ! Seigneur, qu’y a-t-il donc en moi ? dormir lui fait du bien…

Elle avait été s’asseoir tout à l’autre bout de la chambre, où le ronflement sonore de mademoiselle Guite la poursuivait.

C’est que mademoiselle Guite ronflait en conscience et comme une personne qui n’en est pas à ses débuts.

La duchesse s’irrita contre elle-même, haussa les épaules, sourit de pitié — mais les larmes lui vinrent aux yeux.

Des larmes qui brûlaient sa paupière.

Elle alla jusqu’à son prie-Dieu et joignit les mains douloureusement. Elle pria avec désespoir.

Mademoiselle Guite ronflait.

Et quand la duchesse se retourna, mademoiselle Guite avait changé de posture.

Elle était en quelque sorte vautrée sur le divan. Sa tête avait perdu le coussin et se renversait dans les masses de ses cheveux épars. Ses deux bras relevés s’arrondissaient derrière sa tête comme on représente ceux de bacchantes endormies. Une de ses jambes pendait à terre, tandis que l’autre était allée accrocher le talon mignon de sa chaussure jusque sur le dossier de l’ottomane.

La fièvre donne ces mouvements désordonnés, mais je ne sais pourquoi cette pose, où la pudeur n’était point respectée, semblait cadrer avec la nature même de mademoiselle Guite.

Il y avait là une sorte de révélation. Madame de Chaves le sentit ainsi.

Cette pose la blessa comme un outrage.

Elle eut honte dans chacune des fibres de son être.

Elle baissa les yeux. Elle resta droite et immobile, le rouge au front, comme une personne qui vient d’être insultée.

— Ma fille ! dit-elle, et tout son corps tremblait ; c’est là ma fille.

Ses paupières battirent, mais restèrent sèches, comme si la colère y eût brûlé les larmes au passage.

— Est-ce ma fille ?… murmura-t-elle entre ses dents serrées.

Ses deux mains frémissantes touchèrent son front avec le geste des égarées ; elle dit encore, si bas qu’une personne présente ne l’eût pas entendue :