« L’Avaleur de sabres/Partie 2/Chapitre 11 » : différence entre les versions

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Laffont (p. 410-415).
Deuxième partie


XI

L’envie


La jeune modiste que Saladin avait montrée à son père Similor à travers les carreaux du magasin de modes de la rue de Richelieu s’appelait simplement Marguerite Baumspiegelnergarten (prononcez Bospigar), et avait reçu le jour quelque part en Germanie, d’où elles viennent par centaines, comme les clarinettes.

Nous savons que Similor lui avait trouvé un grand air de ressemblance avec mademoiselle Saphir. Il en était ainsi sauf la grâce et l’expression, et Marguerite Baumspiegelnergarten, plus connue sous le nom de Guite-à-tout-faire, était une fort jolie personne de dix-sept à dix-huit ans, qui en paraissait quinze.

Son nom de Guite-à-tout-faire n’avait pas absolument trait à ses mœurs, qui étaient celles d’une modiste ; il se rapportait surtout au grand nombre de métiers qu’elle avait essayés, malgré son jeune âge. Elle était adroite comme une fée et réussissait à tout ; mais, en même temps, elle était atteinte du péché de paresse à un tel degré qu’il lui était arrivé de se laisser souffrir de la faim pour ne point travailler.

Elle avait vendu des balais dans les rues, chanté aux carrefours, figuré dans les petits théâtres, cousu des chemises, piqué des bretelles et des bottines ; elle avait en outre trouvé moyen, au dire de ses ennemis, de passer quelques mois à Saint-Lazare.

Néanmoins, elle trouvait toujours à se placer, même dans les maisons honorables, parce que personne à Paris ne savait chiffonner comme elle, en deux tours de pouce, un chapeau à la chien.

Depuis quelque temps, monsieur le marquis de Rosenthal passait, à l’atelier, pour être l’amant de Guite-à-tout-faire.

Ces demoiselles ne trouvaient pas qu’il eût la touche exacte des jeunes héritiers du faubourg Saint-Germain mais elles lui accordaient de beaux cheveux bien peignés, et, quand son état de coulissier amateur fut connu, Guite reçut les félicitations de ses compagnes.

La coulisse a des charmes étranges pour ces demoiselles.

Quand on félicitait Guite, elle souriait ou elle rougissait, suivant son humeur du moment, mais il semblait toujours qu’elle eût un secret suspendu aux lèvres.

Et ce secret, eu égard à l’expression du sourire, ne devait pas être à l’avantage de monsieur le marquis de Rosenthal.

Ces demoiselles en étaient venues à traduire ce sourire vaguement, mais tristement, et quand monsieur le marquis de Rosenthal passait, elles disaient :

— C’est ce pauvre jeune homme !

Un peu comme s’il lui eût manqué un bras ou un œil.

Le lendemain de cette soirée que nous avons passée en compagnie des membres du Club des Bonnets de soie noire, entre cinq et six heures du matin, Saladin frappa à la porte d’une petite chambrette, située au plus haut étage de la plus haute maison de la rue Vivienne, et qui était la retraite de mademoiselle Marguerite Baumspiegelnergarten.

On demanda : « Qui est là ? » et monsieur le marquis de Rosenthal se nomma.

Aussitôt, il se fit un bruit dans la chambre, où mademoiselle Guite n’était évidemment pas seule. Il y eut des allées, des venues, un son flasque de pantoufles, un retentissement sec de talons de bottes ; en même temps on causait et l’on ne se gênait vraiment pas pour rire.

Monsieur le marquis de Rosenthal n’avait pas l’air formalisé le moins du monde, seulement, comme il était pressé, il laissait de temps en temps échapper un geste d’impatience en se promenant sur le carré.

Au bout d’un quart d’heure, la porte de mademoiselle Guite s’ouvrit. Un jeune homme sortit qui ressemblait assez à un commis de nouveautés. Il salua monsieur le marquis de Rosenthal avec un sourire moqueur qui ne manquait pas d’une certaine impertinence. Monsieur le marquis lui rendit son salut gravement et entra.

La chambrette était fort en désordre. Guite, vêtue d’un peignoir de mousseline, avait commencé à se coiffer devant sa petite toilette. Ses cheveux magnifiques étaient épars ; elle avait les épaules demi-nues.

Et ses épaules, en vérité, étaient remarquablement belles.

Saladin ne les regarda pas. Il s’assit sur une chaise et dit :

— Allons, allons, mignonne, nous sommes en retard.

Guite rejeta ses cheveux prodigues en arrière et lui envoya le plus coquet de ses sourires.

— Vous êtes donc bien avare de votre temps ? dit-elle.

— Je n’en ai pas à perdre, répliqua Saladin.

— Ah ça, s’écria Guite en frappant du pied et avec un dépit qui devait avoir sa source dans le lointain d’autres entrevues, est-ce que vous ne me trouvez pas jolie, dites donc, à la fin ?

— Si fait, répondit Saladin, je vous ai choisie parce que vous êtes jolie.

— Et vous n’êtes pas jaloux ? demanda encore la fillette effrontée d’un accent où débordait le dédain.

— Ma foi non, repartit Saladin, dépêchons-nous, s’il vous plaît.

Mademoiselle Guite rougit de colère.

— Vous êtes…, commença-t-elle.

Mais elle s’arrêta et reprit en riant :

— Après tout, qu’est-ce que cela me fait !

Saladin s’approcha d’elle et lui toucha la joue d’une main que Guite trouva froide comme la peau d’un reptile. Elle se détourna à demi, curieuse de ce qu’il allait dire. Saladin répéta seulement :

— Voyons, minette, dépêchons.

Guite acheva de se coiffer, et, en un tour de main, elle eut lacé ses bottines.

— Voulez-vous être ma femme de chambre, monsieur le marquis ? demanda-t-elle, essayant une dernière fois l’artillerie charmante de son regard.

Saladin s’y prêta de bonne grâce ; il prit la robe, il la passa, il l’agrafa et puis il alla se rasseoir.

— Ma parole ! ma parole ! fit mademoiselle Guite émerveillée, il n’y a pas beaucoup de marquis comme vous, monsieur de Rosenthal !

— Dépêchons, trésor, répondit Saladin ; la voiture attend en bas.

Mademoiselle Guite jeta son petit chapeau en équilibre sur ses cheveux crêpés à la diable et tous deux descendirent.

En bas il y avait, en effet, une voiture, et dans la voiture un homme, portant un costume râpé dont la coupe était puissamment hétéroclite, attendait, assis sur la banquette de devant. Près de lui était une grande boîte plate, ressemblant assez à la boutique d’un peintre en bâtiment.

Il ôta sa casquette d’un air gauche, quand Saladin et Guite prirent place sur la banquette de derrière.

Le fiacre s’ébranla aussitôt, descendit à la Seine, traversa le Pont-Neuf, et s’arrêta devant une maison de bonne apparence, dans la rue Guénégaud, non loin des bâtiments de la Monnaie.

Il y avait eu peu de paroles échangées pendant le trajet. Mademoiselle Guite ayant demandé :

— Enfin, qu’est-ce que nous allons faire ?

Monsieur le marquis avait répondu simplement :

— On va bien voir.

Nos trois personnages montèrent deux étages d’un beau vieil escalier, et Saladin sonna à une porte sur laquelle un écusson de cuivre disait : « docteur-médecin ».

Une servante vint ouvrir et introduisit les nouveaux arrivants, sans leur demander ni leurs noms ni ce qu’ils voulaient, dans un salon d’aspect sévère, et sentant le renfermé, qui était encombré d’objets disparates. Cela ressemblait un peu à la boutique d’un brocanteur.

Le Dr Samuel avait la réputation méritée de se payer volontiers en nature. Quand il visitait une famille trop pauvre pour solder sa note, il ne se fâchait point et emportait tout uniment une « bagatelle » dans ses poches.

Et lorsqu’il revenait ainsi avec une paire de flambeaux sous sa redingote, ou un coussin, ou une statuette, ou même un petit balai de cheminée, il disait, à l’exemple de l’empereur Titus, surnommé « les délices du genre humain » : « Je n’ai pas perdu ma journée. »

— Vous allez nous annoncer à votre maître, dit Saladin à la servante, il nous attend et sait que nous sommes pressés.

L’homme à la boîte plate et au costume hétéroclite alla prendre place, d’un air modeste, dans le coin le plus obscur du salon.

Saladin et sa compagne s’assirent sur le canapé.

Au bout de trois minutes, le Dr Samuel parut, précédé par sa servante, portant sur un vaste plateau une assez grande quantité de fioles et de verres.

Il y aurait eu de quoi servir des rafraîchissements à une douzaine d’invités. Seulement, les rafraîchissements n’avaient pas bonne mine.

La servante déposa son fardeau sur une table, et un geste de son maître la congédia.

— Voilà le sujet ? dit le Dr Samuel en examinant Guite qui changea de couleur. Avant de commencer l’opération, je vous prie, mon cher monsieur, de me donner exactement la forme et la dimension de l’objet demandé.

Puis, se penchant à l’oreille de Saladin, il ajouta :

— Est-ce mademoiselle de Chaves, monsieur le marquis ?

— En propre original, répondit Saladin.

À ce mot d’opération, Guite s’était prise à trembler de tous ses membres. La laideur de Samuel augmentait son épouvante.

— Pour tout l’or de la terre, déclara-t-elle franchement, je ne consentirais pas à me laisser faire du mal par ce docteur-là !

Saladin attira vers lui sa blonde tête et la baisa fort affectueusement, ce qu’il n’avait point fait quand ils étaient seuls.

— Petite chère folle, murmura-t-il avec tendresse, est-ce moi qui voudrais te faire du mal ? Ne crains jamais rien de l’homme à qui tu as confié ta destinée.

Puis se retournant vers le docteur, il dit :

— J’ai grande confiance en votre habileté, mon savant ami, mais j’aime trop cette charmante enfant pour risquer la moindre des choses. Si vous le permettez, nous allons d’abord essayer l’expérience in anima vili.

— Sur vous ? demanda Samuel.

— Non pas ! je suis presque aussi douillet que ma ravissante compagne.

Il ajouta avec un sourire :

— J’ai apporté ce qu’il faut.

Le docteur chercha sous les meubles, croyant y trouver quelque quadrupède ; mais, en ce moment, l’homme à la boîte plate se leva, sortit de son coin et dit :

— Sans vous commander, voilà l’affaire, monsieur le médecin. C’est moi qui suis l’anima vili : Languedoc, artiste en foire, peintureur et faiseur de têtes à la maquille, pour vous être agréable si l’occasion s’en présentait dans n’importe quelle circonstance.

Pendant que le Dr Samuel le regardait, étonné, Languedoc déboutonna sa vieille redingote, son gilet déjeté et sa chemise, qui n’était pas d’une blancheur exemplaire.

Mademoiselle Guite, rassurée, pour le moment du moins, le regardait faire en riant de tout son cœur.

Languedoc, ayant enlevé sa chemise d’un tour de main, resta vêtu de son seul pantalon. Il montra ainsi son torse noueux aux regards des assistants, non point tel que Dieu l’avait fait, mais couvert de tatouages et d’illustrations multipliées à l’infini.

Il marcha vers le docteur d’un pas grave, en faisant saillir ses pectoraux, et désigna au-dessous de son sein une place velue mais intacte, qui était bien large comme un écu de cent sous.

— Sans vous commander, dit-il, monsieur le médecin, voici un endroit où il n’y a encore rien eu. Nous allons voir comment vous entendez la besogne.

— En voilà un homme barbu ! dit mademoiselle Guite en jetant un singulier regard sur la joue glabre de Saladin. Mazette !

— C’est la toison d’une bête fauve, murmura le docteur, on ne dessine pas sur une fourrure !

— Sans vous commander, répliqua Languedoc, les diverses estampes dont se trouve jonché mon personnage ont été exécutées nonobstant le poil. Le poil n’y fait rien du tout, parce qu’il est dans la nature de l’individu.

— Il pourrait en revendre, murmura Guite avec admiration.

Languedoc se redressa fièrement :

— On le doit tout entier à la Providence ! répondit-il. La main des hommes n’y a rien ajouté.

Saladin, qui venait de se lever, traça sur une page de son carnet l’esquisse d’une cerise de grandeur ordinaire qu’il remit entre les mains du docteur en disant :

— Rouge ici, rose là, une nuance jaune dans cette partie, apparence veloutée sur le tout.

Le docteur avait l’air embarrassé.

— L’ami, dit-il à Languedoc, prenez quatre chaises, couchez-vous sur le dos et restez immobile ; nous allons essayer l’opération.

— C’est bien des façons, monsieur le médecin, répondit Languedoc, mais du moment que votre idée est comme ça, allons-y ; je suis ici pour obtempérer.

Il se coucha sur les quatre chaises, tout de son long, et demeura sans mouvement.

Guite commençait à s’amuser beaucoup.

— Ce garçon-là est superbe ! dit-elle à Saladin. Quand je serai princesse, je le prendrai chez moi. Pensez-vous qu’il se laisserait peindre aussi le dos ?

Le docteur avança une cinquième chaise, puis une sixième pour y mettre le plateau. Il déboucha successivement plusieurs fioles, et, après les avoir flairées, il opéra divers mélanges dans les verres.

Les liquides qu’il mêlait ainsi répandaient dans l’air de ces bonnes odeurs pharmaceutiques qui font craindre le voisinage des apothicaires. Ils avaient de belles couleurs, bleue, rouge, orange, et produisaient quelquefois au fond du vase, au moment du contact, de soudaines effervescences.

Languedoc était immobile sur son lit improvisé.

Samuel, après avoir broyé ses couleurs, choisit deux ou trois pinceaux et quelques petits instruments de chirurgie, puis, à la place indiquée, la seule libre, entre un coq gaulois qui était bon teint, puisqu’il datait du temps de Louis-Philippe, et une aigle impériale déployant ses ailes au milieu des drapeaux, au-dessus d’un groupe de canons, au-dessous de deux colombes qui se becquetaient avec sensualité, il commença à pointiller, à racler, à peindre.

Languedoc ne bougeait pas, il disait seulement de temps à autre :

— Tout un chacun a sa méthode différente ! C’est une branche des beaux-arts qui a bien gagné depuis le commencement de ce siècle.

Guite puis Saladin lui-même quittèrent le canapé pour venir regarder par-dessus le dossier des chaises.

Ce fut long. Le docteur travailla une bonne heure et mouilla sa chemise, comme le fit observer Languedoc.

Au bout de l’heure révolue, le docteur dit :

— Voici à peu près la chose. Au premier aspect, cela semble imparfait, mais, avant demain matin, la plaie aura pris l’aspect convenable.

Sur la poitrine du brave Languedoc, il y avait une tache noirâtre qui représentait assez bien une de ces merises que les gamins appellent des négresses — ou, mieux, un petit abcès menacé par la gangrène.

— Si on veut m’en faire autant, dit Guite avec résolution, je mordrai tout le monde et j’appellerai la garde.

— Le fait est, ajouta Saladin, que nous n’y sommes pas du tout !

— Attendez quelques heures…, voulut dire monsieur Samuel.

Mais Languedoc, qui s’était levé pour aller Se regarder dans un miroir, l’interrompit sans amertume ni rancune, et dit :

— Quant à ça, monsieur le médecin, vous m’avez gâté la seule place que j’avais de libre. Il n’y a qu’un moyen, c’est d’y mettre un emplâtre. Voyez-vous, chacun a son talent, et vous ne seriez pas reçu à l’examen du peintureur. Sans vous commander, c’est à votre tour de me prêter un bout de cuir pour que j’établisse un spécimen du signe de beauté qui doit orner l’estomac de la jeune personne. Si on lui flanquait un objet pareil sur la peau, les père et mère diraient malgré leur attendrissement : « Ça, ce n’est pas une cerise, c’est un vésicatoire ! »

— Je vous avais prévenu, murmura le Dr Samuel un peu confus. C’est le poil qui s’oppose… On ferait une pelisse avec la peau de ce garçon-là !

— Montrez voir la vôtre ! s’écria Languedoc qui avait remis sa chemise et qui releva gaillardement ses manches pour ouvrir sa boîte de peintre en bâtiment.

Mais le docteur se refusa avec énergie à prêter sa personne pour de semblables expériences.

— Alors, dit Languedoc, allez au marché m’acheter un autre anima vili, quand ce ne serait qu’une poule : la volaille étant la seule bête qui ait la peau analogue à l’humanité.

Mademoiselle Guite-à-tout-faire examinait déjà le contenu de la boîte plate.

— Je connais ça, dit-elle, complètement rassurée. Il n’y a point de mort-aux-rats là-dedans. Les comtesses en ont de toutes semblables, seulement elles sont en acajou.

Languedoc se mit au port d’armes pour répondre :

— La différence des fortunes… mais n’empêche que ces dames n’ont pas, si bien que moi, la manière de s’en servir !

Guite lui donna une petite tape sur la joue.

— Eh bien ! papa, dit-elle, j’ai confiance en toi, moi, tu me chausses ! Si tu veux me promettre, mais là, parole sacrée, par exemple, de ne pas me faire du bobo, je vais me mettre entre tes mains et je ne crierai que si tu m’écorches.

Un attendrissement orgueilleux épanouit la face tannée de Languedoc.

— L’enfant a de l’instinct, murmura-t-il.

Puis, étendant la main :

— Je prononce le serment, ma cocotte, dit-il, que ça ne vous cuira pas plus qu’un petit verre de sec après le noir !