« Julie ou la Nouvelle Héloïse » : différence entre les versions

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1761
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{{titre|Julie ou La nouvelle Héloïse|[[Jean-Jacques Rousseau]]|1761}}
 
Lettres de deux amants habitants d’une petite ville au pied des Alpes / recueillies et publ. par Jean-Jacques Rousseau ; [texte établi par René Pomeau]
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A peine avons-nous été seuls qu’il est venu m’embrasser d’une manière plus tendre et plus amicale ; puis me prenant la main et s’asseyant à côté de moi : « Heureux mortel, s’est-il écrié, jouissez d’un bonheur dont vous êtes digne. Le coeur de Julie est à vous ; puissiez-vous tous deux... ─ Que dites-vous, Milord ? ai-je interrompu ; perdez-vous le sens ? ─ Non, m’a-t-il dit en souriant. Mais peu s’en est fallu que je ne le perdisse, et c’en était fait de moi peut-être si celle qui m’ôtait la raison ne me l’eût rendue. » Alors il m’a remis une lettre que j’ai été surpris de voir écrite d’une main qui n’en écrivit jamais à d’autre homme qu’à moi. Quels mouvements j’ai sentis à sa lecture ! Je voyais une amante incomparable vouloir se perdre pour me sauver, et je reconnaissais Julie. Mais quand je suis parvenu à cet endroit où elle jure de ne pas survivre au plus fortuné des hommes, j’ai frémi des dangers que j’avais courus, j’ai murmuré d’être trop aimé, et mes terreurs m’ont fait sentir que tu n’es qu’une mortelle. Ah ! rends-moi le courage dont tu me prives ; j’en avais pour braver la mort qui ne menaçait que moi seul, je n’en ai point pour mourir tout entier.
 
Tandis que mon âme se livrait à ces réflexions amères, Edouard me tenait des discours auxquels j’ai donné d’abord peu d’attention : cependant il me l’a rendue à force de me parler de toi ; car ce qu’il m’en disait plaisait à mon coeur, et n’excitait plus ma jalousie. Il m’a paru pénétré de regret d’avoir troublé nos feux et ton repos. Tu es ce qu’il honore le plus au monde ; et n’osant te porter les excuses qu’il m’a faites, il m’a prié de les recevoir en ton nom, et de te les faire agréer. « Je vous ai regardé, m’a-t-il dit, comme son représentant, et n’ai pu trop m’humilier devant ce qu’elle aime, ne pouvant, sans la compromettre, m’adresser à sa personne, ni même la nommer. « Il avoue avoir conçu pour toi les sentiments dont on ne peut se défendre en te voyant avec trop de soin ; c’était une tendre admiration plutôt que de l’amour. Ils ne lui ont jamais inspiré ni prétention ni espoir ; il les a tous sacrifiés aux nôtres à l’instant qu’ils lui ont été connus, et le mauvais propos qui lui est échappé était l’effet du punch et non de la jalousie. Il traite l’amour en philosophe qui croit son âme au-dessus des passions : pour moi, je suis trompé s’il n’en a déjà ressenti quelqu’une qui ne permet plus à d’autres de germer profondément. Il prend l’épuisement du coeur pour l’effort de la raison, et je sais bien qu’aimer Julie et renoncer à elle n’est pas une vertu d’homme.
 
Il a désiré de savoir en détail l’histoire de nos amours et les causes qui s’opposent au bonheur de ton ami ; j’ai cru qu’après ta lettre une demi-confidence était dangereuse et hors de propos ; je l’ai faite entière, et il m’a écouté avec une attention qui m’attestait sa sincérité. J’ai vu plus d’une fois ses yeux humides et son âme attendrie ; je remarquais surtout l’impression puissante que tous les triomphes de la vertu faisaient sur son âme, et je crois avoir acquis à Claude Anet un nouveau protecteur qui ne sera pas moins zélé que ton père. « Il n’y a, m’a-t-il dit, ni incidents ni aventures dans ce que vous m’avez raconté, et les catastrophes d’un roman m’attacheraient beaucoup moins ; tant les sentiments suppléent aux situations, et les procédés honnêtes aux actions éclatantes ! Vos deux âmes sont si extraordinaires, qu’on n’en peut juger sur les règles communes. Le bonheur n’est pour vous ni sur la même route ni de la même espèce que celui des autres hommes : ils ne cherchent que la puissance et les regards d’autrui ; il ne vous faut que la tendresse et la paix. Il s’est joint à votre amour une émulation de vertu qui vous élève, et vous vaudriez moins l’un et l’autre si vous ne vous étiez point aimés. L’amour passera, ose-t-il ajouter (pardonnons-lui ce blasphème prononcé dans l’ignorance de son coeur) ; l’amour passera, dit-il, et les vertus resteront. » Ah ! puissent-elles durer autant que lui, ma Julie ! le ciel n’en demandera pas davantage.
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=== Lettre XVI à Julie ===
 
Que les passions impétueuses rendent les hommes enfants ! Qu’un amour forcené se nourrit aisément de chimères et qu’il est aisé de donner le change à des désirs extrêmes par les plus frivoles objets ! J’ai reçu ta lettre avec les mêmes transports que m’aurait causés ta présence ; ; et, dans l’emportement de ma joie, un vain papier me tenait lieu de toi. Un des plus grands maux de l’absence, et le seul auquel la raison ne peut rien, c’est l’inquiétude sur l’état actuel de ce qu’on aime. Sa santé, sa vie, son repos, son amour, tout échappe à qui craint de tout perdre ; on n’est pas plus sûr du présent que de l’avenir, et tous les accidents possibles se réalisent sans cesse dans l’esprit d’un amant qui les redoute. Enfin je respire ; je vis, tu te portes bien, tu m’aimes : ou plutôt il y a dix jours que tout cela était vrai ; mais qui me répondra d’aujourd’hui ? O absence ! ô tourment ! ô bizarre et funeste état où l’on ne peut jouir que du moment passé, et où le présent n’est point encore !
 
Quand tu ne m’aurais pas parlé de l’inséparable, j’aurais reconnu sa malice dans la critique de ma relation, et sa rancune dans l’apologie du Marini ; mais, s’il m’était permis de faire la mienne, je ne resterais pas sans réplique.