« Julie ou la Nouvelle Héloïse » : différence entre les versions

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Je cherche en gémissant quelque reste de consolation sur la terre; je n'y vois que toi, mon aimable amie; ne me prive pas d'une si charmante ressource, je t'en conjure; ne m'ôte pas les douceurs de ton amitié. J'ai perdu le droit d'y prétendre, mais jamais je n'en eus si grand besoin. Que la pitié supplée à l'estime. Viens, ma chère, ouvrir ton âme à mes plaintes; viens recueillir les larmes de ton amie; garantis-moi, s'il se peut, du mépris de moi-même, et fais-moi croire que je n'ai pas tout perdu puisque ton coeur me reste encore.
 
=== Lettre XXX. Réponse ===
 
Lettre XXX. Réponse
 
Fille infortunée! hélas! qu'as-tu fait? Mon Dieu! tu étais si digne d'être sage! Que te dirai-je dans l'horreur de ta situation, et dans l'abattement où elle te plonge? Achèverai-je d'accabler ton pauvre coeur? ou t'offrirai-je des consolations qui se refusent au mien? Te montrerai-je les objets tels qu'ils sont, ou tels qu'il te convient de les voir? Sainte et pure amitié, porte à mon esprit tes douces illusions; et, dans la tendre pitié que tu m'inspires, abuse-moi la première sur des maux que tu ne peux plus guérir.
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Je compte avec une mortelle impatience les moments que je suis forcée à passer loin de toi. Ils se prolongent cruellement: nous sommes encore pour six jours à Lausanne, après quoi je volerai vers mon unique amie. J'irai la consoler ou m'affliger avec elle, essuyer ou partager ses pleurs. Je ferai parler dans ta douleur moins l'inflexible raison que la tendre amitié. Chère cousine, il faut gémir, nous aimer, nous taire: et, s'il se peut, effacer, à force de vertus, une faute qu'on ne répare point avec des larmes! Ah! ma pauvre Chaillot!
 
=== Lettre XXXI à Julie ===
 
Lettre XXXI à Julie
 
Quel prodige du ciel es-tu donc, inconcevable Julie? et par quel art, connu de toi seule, peux-tu rassembler dans un coeur tant de mouvements incompatibles? Ivre d'amour et de volupté, le mien nage dans la tristesse; je souffre et languis de douleur au sein de la félicité suprême, et je me reproche comme un crime l'excès de mon bonheur. Dieu! quel tourment affreux de n'oser se livrer tout entier à nul sentiment, de les combattre incessamment l'un par l'autre, et d'allier toujours l'amertume au plaisir! Il vaudrait mieux cent fois n'être que misérable.
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Mais je le vois, tu me méprises comme un insensé, parce que ma raison s'égare au sein des délices: mes emportements t'effrayent, mon délire te fait pitié, et tu ne sens pas que toute la force humaine ne peut suffire à des félicités sans bornes. Comment veux-tu qu'une âme sensible goûte modérément des biens infinis? Comment veux-tu qu'elle supporte à la fois tant d'espèces de transports sans sortir de son assiette? Ne sais-tu pas qu'il est un terme où nulle raison ne résiste plus, et qu'il n'est point d'homme au monde dont le bon sens soit à toute épreuve? Prends donc pitié de l'égarement où tu m'as jeté, et ne méprise pas des erreurs qui sont ton ouvrage. Je ne suis plus à moi, je l'avoue; mon âme aliénée est toute en toi. J'en suis plus propre à sentir tes peines, et plus digne de les partager. O Julie! ne te dérobe pas à toi-même.
 
=== Lettre XXXII. Réponse ===
 
Lettre XXXII. Réponse
 
Il fut un temps, mon aimable ami, où nos lettres étaient faciles et charmantes; le sentiment qui les dictait coulait avec une élégante simplicité: il n'avait besoin ni d'art ni de coloris, et sa pureté faisait toute sa parure. Cet heureux temps n'est plus: hélas! il ne peut revenir; et pour premier effet d'un changement si cruel, nos coeurs ont déjà cessé de s'entendre.
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Quelque regret que j'aie au retour de ma santé, je ne saurais le dissimuler plus longtemps; mon visage démentirait mes discours, et ma feinte convalescence ne peut plus tromper personne. Hâte-toi donc, avant que je sois forcée de reprendre mes occupations ordinaires, de faire la démarche dont nous sommes convenus: je vois clairement que ma mère a conçu des soupçons, et qu'elle nous observe. Mon père n'en est pas là, je l'avoue; ce fier gentilhomme n'imagine pas même qu'un roturier puisse être amoureux de sa fille: mais enfin tu sais ses résolutions; il te préviendra si tu ne le préviens; et pour avoir voulu te conserver le même accès dans notre maison, tu t'en banniras tout à fait. Crois-moi, parle à ma mère tandis qu'il en est encore temps; feins des affaires qui t'empêchent de continuer à m'instruire, et renonçons à nous voir si souvent, pour nous voir au moins quelquefois: car si l'on te ferme la porte, tu ne peux plus t'y présenter; mais si tu te la fermes toi-même, tes visites seront en quelque sorte à ta discrétion, et, avec un peu d'adresse et de complaisance, tu pourras les rendre plus fréquentes dans la suite, sans qu'on l'aperçoive ou qu'on le trouve mauvais. Je te dirai ce soir les moyens que j'imagine d'avoir d'autres occasions de nous voir, et tu conviendras que l'inséparable cousine, qui causait autrefois tant de murmures, ne sera pas maintenant inutile à deux amants qu'elle n'eût point dû quitter.
 
=== Lettre XXXIII de Julie ===
 
Lettre XXXIII de Julie
 
Ah! mon ami, le mauvais refuge pour deux amants qu'une assemblée! Quel tourment de se voir et de se contraindre! Il vaudrait mieux cent fois ne se point voir. Comment avoir l'air tranquille avec tant d'émotion? Comment être si différent de soi-même? Comment songer à tant d'objets quand on n'est occupé que d'un seul? Comment contenir le geste et les yeux quand le coeur vole? Je ne sentis de ma vie un trouble égal à celui que j'éprouvai hier quand on t'annonça chez Mme d'Hervart. Je pris ton nom prononcé pour un reproche qu'on m'adressait: je m'imaginai que tout le monde m'observait de concert; je ne savais plus ce que je faisais; et à ton arrivée je rougis si prodigieusement, que ma cousine, qui veillait sur moi, fut contrainte d'avancer son visage et son éventail, comme pour me parler à l'oreille. Je tremblai que cela même ne fît un mauvais effet, et qu'on cherchât du mystère à cette chucheterie; en un mot, je trouvais partout de nouveaux sujets d'alarmes, et je ne sentis jamais mieux combien une conscience coupable arme contre nous de témoins qui n'y songent pas.
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Il peut d'ailleurs venir un temps où je serai forcée à une plus grande retraite: fût-il déjà venu, ce temps désiré! La prudence et mon inclination veulent également que je prenne d'avance des habitudes conformes à ce que peut exiger la nécessité. Ah! si de mes fautes pouvait naître le moyen de les réparer! Le doux espoir d'être un jour... Mais insensiblement j'en dirais plus que je n'en veux dire sur le projet qui m'occupe: pardonne-moi ce mystère, mon unique ami; mon coeur n'aura jamais de secret qui ne te fût doux à savoir. Tu dois pourtant ignorer celui-ci; et tout ce que je t'en puis dire à présent, c'est que l'amour qui fit nos maux doit nous en donner le remède. Raisonne, commente si tu veux, dans ta tête; mais je te défends de m'interroger là-dessus.
 
=== Lettre XXXIV. Réponse ===
 
Lettre XXXIV. Réponse
 
Nò, non vedrete mai
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P.-S. - J'oubliais de te dire que M. Roguin m'a offert une compagnie dans le régiment qu'il lève pour le roi de Sardaigne. J'ai été sensiblement touché de l'estime de ce brave officier; je lui ai dit, en le remerciant, que j'avais la vue trop courte pour le service, et que ma passion pour l'étude s'accordait mal avec une vie aussi active. En cela je n'ai point fait un sacrifice à l'amour. Je pense que chacun doit sa vie et son sang à la patrie; qu'il n'est pas permis de s'aliéner à des princes auxquels on ne doit rien, moins encore de se vendre, et de faire du plus noble métier du monde celui d'un vil mercenaire. Ces maximes étaient celles de mon père, que je serais bien heureux d'imiter dans son amour pour ses devoirs et pour son pays. Il ne voulut jamais entrer au service d'aucun prince étranger; mais, dans la guerre de I7I2, il porta les armes avec honneur pour la patrie; il se trouva dans plusieurs combats, à l'un desquels il fut blessé; et à la bataille de Wilmerghen il eut le bonheur d'enlever un drapeau ennemi sous les yeux du général de Sacconex.
 
=== Lettre XXXV de Julie ===
 
Lettre XXXV de Julie
 
Je ne trouve pas, mon ami, que les deux mots que j'avais dits en riant sur Mme Belon valussent une explication si sérieuse. Tant de soins à se justifier produisent quelquefois un préjugé contraire, et c'est l'attention qu'on donne aux bagatelles qui seule en fait des objets importants. Voilà ce qui sûrement n'arrivera pas entre nous; car les coeurs bien occupés ne sont guère pointilleux, et les tracasseries des amants sur des riens ont presque toujours un fondement beaucoup plus réel qu'il ne semble.
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Adieu, mon bon ami; l'idée du souper de ce soir m'inspire de la gaieté. Ah! qu'elle me sera douce quand je te la verrai partager!
 
=== Lettre XXXVI de Julie ===
 
Lettre XXXVI de Julie
 
Baise cette lettre, et saute de joie pour la nouvelle que je vais t'apprendre; mais pense que, pour ne point sauter et n'avoir rien à baiser, je n'y suis pas la moins sensible. Mon père, obligé d'aller à Berne pour son procès, et de là à Soleure pour sa pension, a proposé à ma mère d'être du voyage; et elle l'a accepté, espérant pour sa santé quelque effet salutaire du changement d'air. On voulait me faire la grâce de m'emmener aussi, et je ne jugeai pas à propos de dire ce que j'en pensais; mais la difficulté des arrangements de voiture a fait abandonner ce projet, et l'on travaille à me consoler de n'être pas de la partie. Il fallait feindre de la tristesse, et le faux rôle que je me vois contrainte à jouer m'en donne une si véritable; que le remords m'a presque dispensée de la feinte.
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P.-S. - Tout bien considéré, je pense que nous pourrons sans indiscrétion nous voir presque tous les jours; savoir, chez ma cousine de deux jours l'un, et l'autre à la promenade.
 
=== Lettre XXXVII de Julie ===
 
Lettre XXXVII de Julie
 
Ils sont partis ce matin, ce tendre père et cette mère incomparable, en accablant des plus tendres caresses une fille chérie, et trop indigne de leurs bontés. Pour moi, je les embrassais avec un léger serrement de coeur, tandis qu'au dedans de lui-même ce coeur ingrat et dénaturé pétillait d'une odieuse joie. Hélas! qu'est devenu ce temps heureux où je menais incessamment sous leurs yeux une vie innocente et sage, où je n'étais bien que contre leur sein, et ne pouvais les quitter d'un seul pas sans déplaisir? Maintenant, coupable et craintive, je tremble en pensant à eux; je rougis en pensant à moi; tous mes bons sentiments se dépravent, et je me consume en vains et stériles regrets que n'anime pas même un vrai repentir. Ces amères réflexions m'ont rendu toute la tristesse que leurs adieux ne m'avaient pas d'abord donnée. Une secrète angoisse étouffait mon âme après le départ de ces chers parents. Tandis que Babi faisait les paquets, je suis entrée machinalement dans la chambre de ma mère; et voyant quelques-unes de ses hardes encore éparses, je les ai toutes baisées l'une après l'autre, en fondant en larmes. Cet état d'attendrissement m'a un peu soulagée, et j'ai trouvé quelque sorte de consolation à sentir que les doux mouvements de la nature ne sont pas tout à fait éteints dans mon coeur. Ah! tyran, tu veux en vain l'asservir tout entier, ce tendre et trop faible coeur; malgré toi, malgré tes prestiges, il lui reste au moins des sentiments légitimes; il respecte et chérit encore des droits plus sacrés que les tiens.
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Pardonne, ô mon doux ami! ces mouvements involontaires, et ne crains pas que j'étende ces réflexion aussi loin que je le devrais. Le moment de nos jours peut-être où notre amour est le plus en liberté n'est pas, je le sais bien, celui des regrets: je ne veux ni te cacher mes peines, ni t'en accabler; il faut que tu les connaisses, non pour les porter, mais pour les adoucir. Dans le sein, de qui les épancherais-je, si je n'osais les verser dans le tien? N'es-tu pas mon tendre consolateur? N'est-ce pas toi qui soutiens mon courage ébranlé? N'est-ce pas toi qui nourris dans mon âme le goût de la vertu, même après que je l'ai perdue? Sans toi, sans cette adorable amie dont la main compatissante essuya si souvent mes pleurs, combien de fois n'eussé-je pas déjà succombé sous le plus mortel abattement! Mais vos tendres soins me soutiennent; je n'ose m'avilir tant que vous m'estimez encore, et je me dis avec complaisance que vous ne m'aimeriez pas tant l'un et l'autre, si je n'étais digne que de mépris. Je vole dans les bras de cette chère cousine, ou plutôt de cette tendre soeur, déposer au fond de son coeur une importune tristesse. Toi, viens ce soir achever de rendre au mien la joie et la sérénité qu'il a perdues.
 
=== Lettre XXXVIII à Julie ===
 
Lettre XXXVIII à Julie
 
Non, Julie, il ne m'est pas possible de ne te voir chaque jour que comme je t'ai vue la veille; il faut que mon amour s'augmente et croisse incessamment avec tes charmes, et tu m'es une source inépuisable de sentiments nouveaux que je n'aurais pas même imaginés. Quelle soirée inconcevable! Que de délices inconnues tu fis éprouver à mon coeur! O tristesse enchanteresse! O langueur d'une âme attendrie! combien vous surpassez les turbulents plaisirs et la gaieté folâtre, et la joie emportée, et tous les transports qu'une ardeur sans mesure offre aux désirs effrénés des amants! Paisible et pure jouissance qui n'a rien d'égal dans la volupté des sens, jamais, jamais ton pénétrant souvenir ne s'effacera de mon coeur! Dieux! quel ravissant spectacle, ou plutôt quelle extase, de voir deux beautés si touchantes s'embrasser tendrement, le visage de l'une se pencher sur le sein de l'autre, leurs douces larmes se confondre, et baigner ce sein charmant comme la rosée du ciel humecte un lis fraîchement éclos! J'étais jaloux d'une amitié si tendre; je lui trouvais je ne sais quoi de plus intéressant que l'amour même, et je me voulais une sorte de mal de ne pouvoir t'offrir des consolations aussi chères, sans les troubler par l'agitation de mes transports. Non, rien, rien sur la terre n'est capable d'exciter un si voluptueux attendrissement que vos mutuelles caresses; et le spectacle de deux amants eût offert à mes yeux une sensation moins délicieuse.
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Je trouve la campagne plus riante, la verdure plus fraîche et plus vive, l'air plus pur, le ciel plus serein; le chant des oiseaux semble avoir plus de tendresse et de volupté; le murmure des eaux inspire une langueur plus amoureuse, la vigne en fleurs exhale au loin de plus doux parfums; un charme secret embellit tous les objets ou fascine mes sens; on dirait que la terre se pare pour former à ton heureux amant un lit nuptial digne de la beauté qu'il adore et du feu qui le consume. O Julie! ô chère et précieuse moitié de mon âme! hâtons-nous d'ajouter à ces ornements du printemps la présence de deux amant fidèles. Portons le sentiment du plaisir dans des lieux qui n'en offrent qu'une vaine image; allons animer toute la nature: elle est morte sans les feux de l'amour. Quoi! trois jours d'attente! trois jours encore! Ivre d'amour, affamé de transports, j'attends ce moment tardif avec une douloureuse impatience. Ah! qu'on serait heureux si le ciel ôtait de la vie tous les ennuyeux intervalles qui séparent de pareils instants!
 
=== Lettre XXXIX de Julie ===
 
Lettre XXXIX de Julie
 
Tu n'as pas un sentiment, mon bon ami, que mon coeur ne partage; mais ne me parle plus de plaisir tandis que des gens qui valent mieux que nous souffrent, gémissent, et que j'ai leur peine à me reprocher. Lis la lettre ci-jointe, et sois tranquille si tu le peux; pour moi, qui connais l'aimable et bonne fille qui l'a écrite, je n'ai pu la lire sans des larmes de remords et de pitié. Le regret de ma coupable négligence m'a pénétré l'âme, et je vois avec une amère confusion jusqu'où l'oubli du premier de mes devoirs m'a fait porter celui de tous les autres. J'avais promis de prendre soin de cette pauvre enfant; je la protégeais auprès de ma mère; je la tenais en quelque manière sous ma garde; et, pour n'avoir su me garder moi-même, je l'abandonne sans me souvenir d'elle, et l'expose à des dangers pires que ceux où j'ai succombé. Je frémis en songeant que deux jours plus tard c'en était fait peut-être de mon dépôt, et que l'indigence et la séduction perdaient une fille modeste et sage, qui peut faire un jour une excellente mère de famille. O mon ami! comment y a-t-il dans le monde des hommes assez vils pour acheter de la misère un prix que le coeur seul doit payer, et recevoir d'une bouche affamée les tendres baisers de l'amour!
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Je sens combien d'objections ton coeur doit avoir à me faire; doutes-tu que le mien ne les ait faites avant toi? Et je persiste; car il faut que ce mot de vertu ne soit qu'un vain nom, ou qu'elle exige des sacrifices. Mon ami, mon digne ami, un rendez-vous manqué peut revenir mille fois, quelques heures agréables s'éclipsent comme un éclair et ne sont plus; mais, si le bonheur d'un couple honnête est dans tes mains, songe à l'avenir que tu vas te préparer. Crois-moi; l'occasion de faire des heureux est plus rare qu'on ne pense; la punition de l'avoir manquée est de ne plus la retrouver; et l'usage que nous ferons de celle-ci nous va laisser un sentiment éternel de contentement ou de repentir. Pardonne à mon zèle ces discours superflus; j'en dis trop à un honnête homme, et cent fois trop à mon ami. Je sais combien tu hais cette volupté cruelle qui nous endurcit aux maux d'autrui. Tu l'as dit mille fois toi-même: malheur à qui ne sait pas sacrifier un jour de plaisir aux devoirs de l'humanité!
 
=== Lettre XL de Fanchon Regard à Julie ===
 
Lettre XL de Fanchon Regard à Julie
 
Mademoiselle,
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Fanchon Regard.
 
=== Lettre XLI. Réponse ===
 
Lettre XLI. Réponse
 
Réponse
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Quant à Claude Anet, n'en sois point en peine: mon père est absent; mais, en attendant son retour, on fera ce qu'on pourra; et tu peux compter que je n'oublierai ni toi ni ce brave garçon. Adieu, mon enfant: que le bon Dieu te console! Tu as bien fait de n'avoir pas recours à la bourse publique; c'est ce qu'il ne faut jamais faire tant qu'il reste quelque chose dans celle des bonnes gens.
 
=== Lettre XLII à Julie ===
 
Lettre XLII à Julie
 
Je reçois votre lettre, et je pars à l'instant: ce sera toute ma réponse. Ah! cruelle! que mon coeur en est loin, de cette odieuse vertu que vous me supposez et que je déteste! Mais vous ordonnez, il faut obéir. Dussé-je en mourir cent fois, il faut être estimé de Julie.
 
=== Lettre XLIII de Saint-Preux à Julie ===
 
Lettre XLIII de Saint-Preux à Julie
 
J'arrivai hier matin à Neuchâtel; j'appris que M. de Merveilleux était à la campagne: je courus l'y chercher: il était à la chasse, et je l'attendis jusqu'au soir. Quand je lui eus expliqué le sujet de mon voyage, et que je l'eus prié de mettre un prix au congé de Claude Anet, il me fit beaucoup de difficultés: je crus les lever en offrant de moi-même une somme assez considérable, et l'augmentant à mesure qu'il résistait; mais, n'ayant pu rien obtenir, je fus obligé de me retirer, après m'être assuré de le retrouver ce matin, bien résolu de ne plus le quitter jusqu'à ce qu'à force d'argent ou d'importunités, ou de quelque manière que ce pût être, j'eusse obtenu ce que j'étais venu lui demander. M'étant levé pour cela de très bonne heure, j'étais prêt à monter à cheval, quand je reçus par un exprès ce billet de M. de Merveilleux, avec le congé du jeune homme en bonne forme:
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P.-S. - Suivant mon calcul, nous avons encore au moins cinq ou six jours jusqu'au retour de la maman: serait-il impossible, durant cet intervalle, de faire un pèlerinage au chalet?
 
=== Lettre XLIV de Julie ===
 
Lettre XLIV de Julie
 
Ne murmure pas tant, mon ami, de ce retour précipité. Il nous est plus avantageux qu'il ne semble, et quand nous aurions fait par adresse ce que nous avions fait par bienfaisance, nous n'aurions pas mieux réussi. Regarde ce qui serait arrivé si nous n'eussions suivi que nos fantaisies. Je serais allée à la campagne précisément la veille du retour de ma mère à la ville; j'aurais eu un exprès avant d'avoir pu ménager notre entrevue; il aurait fallu partir sur-le-champ, peut être sans pouvoir t'avertir, te laisser dans des perplexités mortelles, et notre séparation se serait faite au moment qui la rendait le plus douloureuse. De plus, on aurait su que nous étions tous deux à la campagne; malgré nos précautions, peut-être eût-on su que nous y étions ensemble; du moins on l'aurait soupçonné, c'en était assez. L'indiscrète avidité du présent nous ôtait toute ressource pour l'avenir, et le remords d'une bonne oeuvre dédaignée nous eût tourmentés toute la vie.
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Adieu, mon ami.
 
=== Lettre XLV à Julie ===
 
Lettre XLV à Julie
 
Je n'en étais encore qu'à la seconde lecture de ta lettre quand milord Edouard Bomston est entré. Ayant tant d'autres choses à te dire, comment aurais-je pensé, ma Julie, à te parler de lui? Quand on se suffit l'un à l'autre, s'avise-t-on de songer à un tiers? je vais te rendre compte de ce que j'en sais, maintenant que tu parais le désirer.
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Puisque je suis en train de sincérité, je te dirai encore, ma jolie prêcheuse, qu'il est inutile de vouloir donner le change à mes droits, et qu'un amour affamé ne se nourrit point de sermons. Songe, songe aux dédommagements promis et dus; car toute la morale que tu m'as débitée est fort bonne; mais, quoi que tu puisses dire, le chalet valait encore mieux.
 
=== Lettre XLVI de Julie ===
 
Lettre XLVI de Julie
 
Eh bien donc! mon ami, toujours le chalet! l'histoire de ce chalet te pèse furieusement sur le coeur; et je vois bien qu'à la mort ou à la vie il faut te faire raison du chalet. Mais des lieux où tu ne fus jamais te sont-ils si chers qu'on ne puisse t'en dédommager ailleurs, et l'Amour, qui fit le palais d'Armide au fond d'un désert, ne saurait-il nous faire un chalet à la ville? Ecoute: on va marier ma Fanchon; mon père, qui ne hait pas les fêtes et l'appareil, veut lui faire une noce où nous serons tous: cette noce ne manquera pas d'être tumultueuse. Quelquefois le mystère a su tendre son voile au sein de la turbulente joie et du fracas des festins: tu m'entends, mon ami; ne serait-il pas doux de retrouver dans l'effet de nos soins les plaisirs qu'ils nous ont coûtés?
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J'ai entendu, non sans quelque battement de coeur, proposer d'avoir demain deux philosophes à souper: l'un est milord Edouard; l'autre est un sage dont la gravité s'est quelquefois un peu dérangée aux pieds d'une jeune écolière; ne le connaîtriez-vous point? Exhortez-le, je vous prie, à tâcher de garder demain le décorum philosophique un peu mieux qu'à son ordinaire. J'aurai soin d'avertir aussi la petite personne de baisser les yeux, et d'être aux siens le moins jolie qu'il se pourra.
 
=== Lettre XLVII à Julie ===
 
Lettre XLVII à Julie
 
Ah! mauvaise, est-ce là la circonspection que tu m'avais promise? est-ce ainsi que tu ménages mon coeur et voiles tes attraits? Que de contraventions à tes engagements! Premièrement, ta parure; car tu n'en avais point, et tu sais bien que jamais tu n'es si dangereuse. Secondement, ton maintien si doux, si modeste, si propre à laisser remarquer à loisir toutes tes grâces. Ton parler plus rare, plus réfléchi, plus spirituel encore qu'à l'ordinaire, qui nous rendait tous plus attentifs, et faisait voler l'oreille et le coeur au-devant de chaque mot. Cet air que tu chantas à demi-voix, pour donner encore plus de douceur à ton chant, et qui, bien que français, plut à milord Edouard même. Ton regard timide et tes yeux baissés, dont les éclairs inattendus me jetaient dans un trouble inévitable. Enfin, ce je ne sais quoi d'inexprimable, d'enchanteur, que tu semblais avoir répandu sur toute ta personne pour faire tourner la tête à tout le monde, sans paraître même y songer. Je ne sais, pour moi, comment tu t'y prends; mais si telle est ta manière d'être jolie le moins qu'il est possible, je t'avertis que c'est l'être beaucoup plus qu'il ne faut pour avoir des sages autour de toi.
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En arrivant chez moi, j'étais d'un accablement que m'a donné le peu d'habitude de veiller, et qui se perd en t'écrivant. Il faut pourtant tâcher de dormir quelques heures. Viens avec moi, ma douce amie, ne me quitte point durant mon sommeil; mais, soit que ton image le trouble ou le favorise, soit qu'il m'offre ou non les noces de la Fanchon, un instant délicieux qui ne peut m'échapper et qu'il me prépare, c'est le sentiment de mon bonheur au réveil.
 
=== Lettre XLVIII à Julie ===
 
Lettre XLVIII à Julie
 
Ah! ma Julie! qu'ai-je entendu? Quels sons touchants! quelle musique! quelle source délicieuse de sentiments et de plaisirs! Ne perds pas un moment; rassemble avec soin tes opéras, tes cantates, ta musique française, fais un grand feu bien ardent, jettes-y tout ce fatras, et l'attise avec soin, afin que tant de glace puisse y brûler et donner de la chaleur au moins une fois. Fais ce sacrifice propitiatoire au dieu du goût, pour expier ton crime et le mien d'avoir profané ta voix à cette lourde psalmodie, et d'avoir pris si longtemps pour le langage du coeur un bruit qui ne fait qu'étourdir l'oreille. O que ton digne frère avait raison! Dans quelle étrange erreur j'ai vécu jusqu'ici sur les productions de cet art charmant! Je sentais leur peu d'effet, et l'attribuais à sa faiblesse. Je disais: la musique n'est qu'un vain son qui peut flatter l'oreille et n'agit qu'indirectement et légèrement sur l'âme: l'impression des accords est purement mécanique et physique; qu'a-t-elle à faire au sentiment, et pourquoi devrais-je espérer d'être plus vivement touché d'une belle harmonie que d'un bel accord de couleurs? Je n'apercevais pas, dans les accents de la mélodie appliqués à ceux de la langue, le lien puissant et secret des passions avec les sons; je ne voyais pas que l'imitation des tons divers dont les sentiments animent la voix parlante donne à son tour à la voix chantante le pouvoir d'agiter les coeurs et que l'énergique tableau des mouvements de l'âme de celui qui se fait entendre est ce qui fait le vrai charme de ceux qui l'écoutent.
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Laisse donc pour jamais cet ennuyeux et lamentable chant français qui ressemble au cri de la colique mieux qu'aux transports des passions. Apprends à former ces sons divins que le sentiment inspire, seuls dignes de ta voix, seuls dignes de ton coeur, et qui portent toujours avec eux le charme et le feu des caractères sensibles.
 
=== Lettre XLIX de Julie ===
 
Lettre XLIX de Julie
 
Tu sais bien, mon ami, que je ne puis t'écrire qu'à la dérobée, et toujours en danger d'être surprise. Ainsi, dans l'impossibilité de faire de longues lettres, je me borne à répondre à ce qu'il y a de plus essentiel dans les tiennes ou à suppléer à ce que je n'ai pu te dire dans des conversations non moins furtives de bouche que par écrit. C'est ce que je ferai, surtout aujourd'hui que deux mots au sujet de milord Edouard me font oublier le reste de ta lettre.
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Hélas! que me serviront désormais ces précautions tardives? Est-il temps d'affermir ses pas au fond du précipice et de prévenir les maux dont on se sent accablé? Ah! misérable fille, c'est bien à toi de parler de bonheur! En peut-il jamais être où règnent la honte et le remords? Dieu! quel état cruel de ne pouvoir ni supporter son crime, ni s'en repentir; d'être assiégé par mille frayeurs, abusé par mille espérances vaines, et de ne jouir pas même de l'horrible tranquillité du désespoir! Je suis désormais à la seule merci du sort. Ce n'est plus ni de force ni de vertu qu'il est question, mais de fortune et de prudence; et il ne s'agit pas d'éteindre un amour qui doit durer autant que ma vie, mais de le rendre innocent ou de mourir coupable. Considère cette situation, mon ami, et vois si tu peux te fier à mon zèle.
 
=== Lettre L de Julie ===
 
Lettre L de Julie
 
Je n'ai point voulu vous expliquer hier en vous quittant la cause de la tristesse que vous m'avez reprochée, parce que vous n'étiez pas en état de m'entendre. Malgré mon aversion pour les éclaircissements, je vous dois celui-ci, puisque je l'ai promis, et je m'en acquitte.
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Il me reste beaucoup de choses à dire sur le même sujet; mais il faut finir cette lettre, et je les renvoie à un autre temps. En attendant, remarquez un effet de vos fausses maximes sur l'usage immodéré du vin. Votre coeur n'est point coupable, j'en suis très sûre; cependant vous avez navré le mien; et, sans savoir ce que vous faisiez, vous désoliez comme à plaisir ce coeur trop facile à s'alarmer, et pour qui rien n'est indifférent de ce qui lui vient de vous.
 
=== Lettre LI. Réponse ===
 
Lettre LI. Réponse
 
Il n'y a pas une ligne dans votre lettre qui ne me fasse glacer le sang, et j'ai peine à croire, après l'avoir relue vingt fois, que ce soit à moi qu'elle est adressée. Qui? moi? moi? J'aurais offensé Julie? J'aurais profané ses attraits? Celle à qui chaque instant de ma vie j'offre des adorations eût été en butte à mes outrages? Non, je me serais percé le coeur mille fois avant qu'un projet si barbare en eût approché! Ah! que tu le connais mal, ce coeur qui t'idolâtre, ce coeur qui vole et se prosterne sous chacun de tes pas, ce coeur qui voudrait inventer pour toi de nouveaux hommages inconnus aux mortels; que tu le connais mal, ô Julie, si tu l'accuses de manquer envers toi à ce respect ordinaire et commun qu'un amant vulgaire aurait même pour sa maîtresse! Je ne crois être ni impudent ni brutal, je hais les discours déshonnêtes, et n'entrai de mes jours dans les lieux où l'on apprend à les tenir. Mais, que je le redise après toi, que je renchérisse sur ta juste indignation; quand je serais le plus vil des mortels, quand j'aurais passé mes premiers ans dans la crapule, quand le goût des honteux plaisirs pourrait trouver place en un coeur où tu règnes, oh! dis-moi, Julie, ange du ciel! dis-moi comment je pourrais apporter devant toi l'effronterie qu'on ne peut avoir que devant celles qui l'aiment. Ah! non, il n'est pas possible. Un seul de tes regards eût contenu ma bouche et purifié mon coeur. L'amour eût couvert mes désirs emportés des charmes de ta modestie; il l'eût vaincue sans l'outrager; et, dans la douce union de nos âmes, leur seul délire eût produit les erreurs des sens. J'en appelle à ton propre témoignage. Dis si, dans toutes les fureurs d'une passion sans mesure, je cessai jamais d'en respecter le charmant objet. Si je reçus le prix que ma flamme avait mérité, dis si j'abusai de mon bonheur pour outrager ta douce honte. Si d'une main timide l'amour ardent et craintif attenta quelquefois à tes charmes, dis si jamais une témérité brutale osa les profaner. Quand un transport indiscret écarte un instant le voile qui les couvre, l'aimable pudeur n'y substitue-t-elle pas aussitôt le sien? Ce vêtement sacré t'abandonnerait-il un moment quand tu n'en aurais point d'autre? Incorruptible comme ton âme honnête, tous les feux de la mienne l'ont-ils jamais altéré? Cette union si touchante et si tendre ne suffit-elle pas à notre félicité? Ne fait-elle pas seule tout le bonheur de nos jours? Connaissons-nous au monde quelques plaisirs hors ceux que l'amour donne? En voudrions-nous connaître d'autres? Conçois-tu comment cet enchantement eût pu se détruire? Comment! j'aurais oublié, dans un moment, l'honnêteté, notre amour, mon honneur, et l'invincible respect que j'aurais toujours eu pour toi, quand même je ne t'aurais point adorée! Non, ne le crois pas: ce n'est point moi qui pus t'offenser; je n'en ai nul souvenir; et, si j'eusse été coupable un instant, le remords me quitterait-il jamais? Non, Julie: un démon jaloux d'un sort trop heureux pour un mortel a pris ma figure pour le troubler, et m'a laissé mon coeur pour me rendre plus misérable.
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Ne pense pas que je veuille expier mon crime par une peine si légère: c'est une précaution et non pas un châtiment! J'attends de toi celui que j'ai mérité, et l'implore pour soulager mes regrets. Que l'amour offensé se venge et s'apaise; punis-moi sans me haïr, je souffrirai sans murmure. Sois juste et sévère; il le faut, j'y consens; mais si tu veux me laisser la vie, ôte-moi tout, hormis ton coeur.
 
=== Lettre LII de Julie ===
 
Lettre LII de Julie
 
Comment, mon ami, renoncer au vin pour sa maîtresse! Voilà ce qu'on appelle un sacrifice! Oh! je défie qu'on trouve dans les quatre cantons un homme plus amoureux que toi! Ce n'est pas qu'il n'y ait parmi nos jeunes gens de petits messieurs francisés qui boivent de l'eau par air; mais tu seras le premier à qui l'amour en aura fait boire; c'est un exemple à citer dans les fastes galants de la Suisse. Je me suis même informée de tes déportements, et j'ai appris avec une extrême édification que, soupant hier chez M. de Vueillerans, tu laissas faire la ronde à six bouteilles, après le repas, sans y toucher, et ne marchandais non plus les verres d'eau que les convives ceux de vin de la Côte. Cependant cette pénitence dure depuis trois jours que ma lettre est écrite, et trois jours font au moins six repas: or, à six repas observés par fidélité, l'on en peut ajouter six autres par crainte, et six par honte, et six par habitude, et six par obstination. Que de motifs peuvent prolonger des privations pénibles dont l'amour seul aurait la gloire! Daignerait-il se faire honneur de ce qui peut n'être pas à lui?
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P.-S. - Sais-tu qu'il est question d'une jolie promenade sur l'eau, pareille à celle que nous fîmes il y a deux ans avec la pauvre Chaillot? Que mon rusé maître était timide alors! Qu'il tremblait en me donnant la main pour sortir du bateau! Ah! l'hypocrite!... il a beaucoup changé.
 
=== Lettre LIII de Julie ===
 
Lettre LIII de Julie
 
Ainsi tout déconcerte nos projets, tout trompe notre attente, tout trahit des feux que le ciel eût dû couronner! Vils jouets d'une aveugle fortune, tristes victimes d'un moquer espoir, toucherons-nous sans cesse au plaisir qui fuit, sans jamais l'atteindre? Cette noce trop vainement désirée devait se faire à Clarens; le mauvais temps nous contrarie, il faut la faire à la ville. Nous devions nous y ménager une entrevue; tous deux obsédés d'importuns, nous ne pouvons leur échapper en même temps, et le moment où l'un des deux se dérobe est celui où il est impossible à l'autre de le joindre! Enfin un favorable instant se présente; la plus cruelle des mères vient nous l'arracher; et peu s'en faut que cet instant ne soit celui de la perte de deux infortunés qu'il devait rendre heureux! Loin de rebuter mon courage, tant d'obstacles l'ont irrité; je ne sais quelle nouvelle force m'anime, mais je me sens une hardiesse que je n'eus jamais; et, si tu l'oses partager, ce soir, ce soir même peut acquitter mes promesses, et payer d'une seule fois toutes les dettes de l'amour.
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J'espère qu'un sort plus doux nous est réservé; je sens au moins qu'il nous est dû; et la fortune se lassera de nous être injuste. Viens donc, âme de mon coeur, vie de ma vie, viens te réunir à toi-même; viens sous les auspices du tendre amour recevoir le prix de ton obéissance et de tes sacrifices; viens avouer, même au sein des plaisirs, que c'est de l'union des coeurs qu'ils tirent leur plus grand charme.
 
=== Lettre LIV à Julie ===
 
Lettre LIV à Julie
 
J'arrive plein d'une émotion qui s'accroît en entrant dans cet asile. Julie! me voici dans ton cabinet, me voici dans le sanctuaire de tout ce que mon coeur adore. Le flambeau de l'amour guidait mes pas, et j'ai passé sans être aperçu. Lieu charmant, lieu fortuné, qui jadis vis tant réprimer de regards tendres, tant étouffer de soupirs brûlants; toi, qui vis naître et nourrir mes premiers feux, pour la seconde fois tu les verras couronner; témoin de ma constance immortelle, sois le témoin de mon bonheur, et voile à jamais les plaisirs du plus fidèle et du plus heureux des hommes.
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Il me semble entendre du bruit; serait-ce ton barbare père? Je ne crois pas être lâche... Mais qu'en ce moment la mort me serait horrible! Mon désespoir serait égal à l'ardeur qui me consume. Ciel, je te demande encore une heure de vie, et j'abandonne le reste de mon être à ta rigueur. O désirs! ô craintes! ô palpitations cruelles!... On ouvre!... on entre!... c'est elle! c'est elle! je l'entrevois, je l'ai vue, j'entends refermer la porte. Mon coeur, mon faible coeur, tu succombes à tant d'agitations; ah! cherche des forces pour supporter la félicité qui t'accable!
 
=== Lettre LV à Julie ===
 
Lettre LV à Julie
 
Oh! mourons, ma douce amie! mourons, la bien-aimée de mon coeur! Que faire désormais d'une jeunesse insipide dont nous avons épuisé toutes les délices? Explique-moi, si tu le peux, ce que j'ai senti dans cette nuit inconcevable; donne-moi l'idée d'une vie ainsi passée, ou laisse-m'en quitter une qui n'a plus rien de ce que je viens d'éprouver avec toi. J'avais goûté le plaisir, et croyais concevoir le bonheur. Ah! je n'avais senti qu'un vain songe, et n'imaginais que le bonheur d'un enfant. Mes sens abusaient mon âme grossière; je ne cherchais qu'en eux le bien suprême, et j'ai trouvé que leurs plaisirs épuisés n'étaient que le commencement des miens. O chef-d'oeuvre unique de la nature! divine Julie! possession délicieuse à laquelle tous les transports du plus ardent amour suffisent à peine! Non, ce ne sont point ces transports que je regrette le plus. Ah! non, retire, s'il le faut, ces faveurs enivrantes pour lesquelles je donnerais mille vies; mais rends-moi tout ce qui n'était point elles, et les effaçait mille fois. Rends-moi cette étroite union des âmes que tu m'avais annoncée, et que tu m'as si bien fait goûter; rends-moi cet abattement si doux rempli par les effusions de nos coeurs: rends-moi ce sommeil enchanteur trouvé sur ton sein; rends-moi ce réveil plus délicieux encore, et ces soupirs entrecoupés, et ces douces larmes, et ces baisers qu'une voluptueuse langueur nous faisait lentement savourer, et ces gémissements si tendres durant lesquels tu pressais sur ton coeur ce coeur fait pour s'unir à lui.
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Il faut que je t'avoue un soupçon que j'ai conçu dans la honte et l'humiliation de moi-même, c'est que tu sais mieux aimer que moi. Oui, ma Julie, c'est bien toi qui fais ma vie et mon être; je t'adore bien de toutes les facultés de mon âme: mais la tienne est plus aimante, l'amour l'a plus profondément pénétrée; on le voit, on le sent; c'est lui qui anime tes grâces, qui règne dans tes discours, qui donne à tes yeux cette douceur pénétrante, à ta voix ces accents si touchants; c'est lui qui, par ta seule présence, communique aux autres coeurs, sans qu'ils s'en aperçoivent, la tendre émotion du tien. Que je suis loin de cet état charmant qui se suffit à lui-même! je veux jouir, et tu veux aimer; j'ai des transports, et toi de la passion; tous mes emportements ne valent pas ta délicieuse langueur, et le sentiment dont ton coeur se nourrit est la seule félicité suprême. Ce n'est que d'hier seulement que j'ai goûté cette volupté si pure. Tu m'as laissé quelque chose de ce charme inconcevable qui est en toi, et je crois qu'avec ta douce haleine tu m'inspirais une âme nouvelle. Hâte-toi, je t'en conjure, d'achever ton ouvrage. Prends de la mienne tout ce qui m'en reste, et mets tout à fait la tienne à la place. Non, beauté d'ange, âme céleste, il n'y a que des sentiments comme les tiens qui puissent honorer tes attraits: toi seule es digne d'inspirer un parfait amour, toi seul es propre à le sentir. Ah! donne-moi ton coeur, ma Julie, pour t'aimer comme tu le mérites.
 
=== Lettre LVI de Claire à Julie ===
 
Lettre LVI de Claire à Julie
 
J'ai, ma chère cousine, à te donner un avis qui t'importe. Hier au soir ton ami eut avec milord Edouard un démêlé qui peut devenir sérieux. Voici ce que m'en a dit M. d'Orbe, qui était présent, et qui, inquiet des suites de cette affaire, est venu ce matin m'en rendre compte.
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Je ne puis trop le répéter, songe à toi, tandis qu'il en est temps encore: écarte ton ami avant qu'on en parle; préviens des soupçons naissants que son absence fera sûrement tomber: car enfin que peut-on croire qu'il fait ici? Peut-être dans six semaines, dans un mois, sera-t-il trop tard. Si le moindre mot venait aux oreilles de ton père, tremble de ce qui résulterait de l'indignation d'un vieux militaire entêté de l'honneur de sa maison, et de la pétulance d'un jeune homme emporté qui ne sait rien endurer. Mais il faut commencer par vider, de manière ou d'autre, l'affaire de milord Edouard; car tu ne ferais qu'irriter ton ami, et t'attirer un juste refus, si tu lui parlais d'éloignement avant qu'elle fût terminée.
 
=== Lettre LVII de Julie ===
 
Lettre LVII de Julie
 
Mon ami, je me suis instruite avec soin de ce qui s'est passé entre vous et milord Edouard. C'est sur l'exacte connaissance des faits que votre amie veut examiner avec vous comment vous devez vous conduire en cette occasion, d'après les sentiments que vous professez, et dont je suppose que vous ne faites pas une vaine et fausse parade.
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P.-S. - J'emploie dans cette lettre une autorité à laquelle jamais homme sage n'a résisté. Si vous refusez de vous y rendre, je n'ai plus rien à vous dire; mais pensez-y bien auparavant. Prenez huit jours de réflexion pour méditer sur cet important sujet. Ce n'est pas au nom de la raison que je vous demande ce délai, c'est au mien. Souvenez-vous que j'use en cette occasion du droit que vous m'avez donné vous-même, et qu'il s'étend au moins jusque-là.
 
=== Lettre LVIII de Julie à Milord Edouard ===
 
Lettre LVIII de Julie à Milord Edouard
 
Ce n'est point pour me plaindre de vous, milord, que je vous écris; puisque vous m'outragez, il faut bien que j'aie avec vous des torts que j'ignore. Comment concevoir qu'un honnête homme voulût déshonorer sans sujet une famille estimable? Contentez donc votre vengeance, si vous la croyez légitime; cette lettre vous donne un moyen facile de perdre une malheureuse fille qui ne se consolera jamais de vous avoir offensé, et qui met à votre discrétion l'honneur que vous voulez lui ôter. Oui, milord, vos imputations étaient justes; j'ai un amant aimé; il est maître de mon coeur et de ma personne; la mort seule pourra briser un noeud si doux. Cet amant est celui même que vous honoriez de votre amitié; il en est digne, puisqu'il vous aime et qu'il est vertueux. Cependant, il va périr de votre main; je sais qu'il faut du sang à l'honneur outragé; je sais que sa valeur même le perdra; je sais que dans un combat, si peu redoutable pour vous, son intrépide coeur ira sans crainte chercher le coup mortel. J'ai voulu retenir ce zèle inconsidéré; j'ai fait parler la raison. Hélas! en écrivant ma lettre j'en sentais l'inutilité; et, quelque respect que je porte à ses vertus, je n'en attends point de lui d'assez sublimes pour le détacher d'un faux point d'honneur. Jouissez d'avance du plaisir que vous aurez de percer le sein de votre ami; mais sachez, homme barbare, qu'au moins vous n'aurez pas celui de jouir de mes larmes, et de contempler mon désespoir. Non, j'en jure par l'amour qui gémit au fond de mon coeur, soyez témoin d'un serment qui ne sera point vain: je ne survivrai pas d'un jour à celui pour qui je respire; et vous aurez la gloire de mettre au tombeau d'un seul coup deux amants infortunés, qui n'eurent point envers vous de tort volontaire, et qui se plaisaient à vous honorer.
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On dit, milord, que vous avez l'âme belle et le coeur sensible: s'ils vous laissent goûter en paix une vengeance que je ne puis comprendre, et la douceur de faire des malheureux, puissent-ils, quand je ne serai plus, vous inspirer quelques soins pour un père et une mère inconsolables, que la perte du seul enfant qui leur reste va livrer à d'éternelles douleurs!
 
=== Lettre LIX de monsieur D'Orbe à Julie ===
 
Lettre LIX de monsieur D'Orbe à Julie
 
Je me hâte, mademoiselle, selon vos ordres, de vous rendre compte de la commission dont vous m'avez chargé. Je viens de chez milord Edouard, que j'ai trouvé souffrant encore de son entorse, et ne pouvant marcher dans sa chambre qu'à l'aide d'un bâton. Je lui ai remis votre lettre, qu'il a ouverte avec empressement; il m'a paru ému en la lisant: il a rêvé quelque temps; puis il l'a relue une seconde fois avec une agitation plus sensible. Voici ce qu'il m'a dit en la finissant: "Vous savez, monsieur, que les affaires d'honneur ont leurs règles dont on ne peut se départir, vous avez vu ce qui s'est passé dans celle-ci; il faut qu'elle soit vidée régulièrement. Prenez deux amis, et donnez-vous la peine de revenir ici demain matin avec eux; vous saurez alors ma résolution." Je lui ai représenté que l'affaire s'étant passée entre nous, il serait mieux qu'elle se terminât de même. "Je sais, ce qui convient, m'a-t-il dit brusquement, et ferai ce qu'il faut. Amenez vos deux amis, ou je n'ai plus rien à vous dire." Je suis sorti là-dessus, cherchant inutilement dans ma tête quel peut être son bizarre dessein. Quoi qu'il en soit, j'aurai l'honneur de vous voir ce soir, et j'exécuterai demain ce que vous me prescrirez. Si vous trouvez à propos que j'aille au rendez-vous avec mon cortège, je le composerai de gens dont je sois sûr à tout événement.
 
=== Lettre LX à Julie ===
 
Lettre LX à Julie
 
Calme tes larmes, tendre et chère Julie; et, sur le récit de ce qui vient de se passer, connais et partage les sentiments que j'éprouve.
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P.-S. - J'oubliais de te dire que milord m'a remis ta lettre, et que je n'ai point fait difficulté de la recevoir, ne jugeant pas qu'un pareil dépôt doive rester entre les mains d'un tiers. Je te la rendrai à notre première entrevue; car, quant à moi, je n'en ai plus à faire; elle est trop bien écrite au fond de mon coeur pour que jamais j'aie besoin de la relire.
 
=== Lettre LXI de Julie ===
 
Lettre LXI de Julie
 
Amène demain milord Edouard, que je me jette à ses pieds comme il s'est mis aux tiens. Quelle grandeur! quelle générosité! Oh! que nous sommes petits devant lui! Conserve ce précieux ami comme la prunelle de ton oeil. Peut-être vaudrait-il moins s'il était plus tempérant: jamais homme sans défauts eut-il de grandes vertus?
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Ne manque pas au rendez-vous de demain. Jamais je n'eus si grand besoin de te voir, ni si peu d'espoir de te voir longtemps. Adieu, mon cher et unique ami. Tu n'as pas bien dit, ce me semble, vivons pour nous aimer. Ah! il fallait dire, aimons-nous pour vivre.
 
=== Lettre LXII de Claire à Julie ===
 
Lettre LXII de Claire à Julie
 
Faudra-t-il toujours, aimable cousine, ne remplir envers toi que les plus tristes devoirs de l'amitié? Faudra-t-il toujours dans l'amertume de mon coeur affliger le tien par de cruels avis? Hélas! tous nos sentiments nous sont communs, tu le sais bien, et je ne saurais t'annoncer de nouvelles peines que je ne les aie déjà senties. Que ne puis-je te cacher ton infortune sans l'augmenter! ou que la tendre amitié n'a-t-elle autant de charmes que l'amour! Ah! que j'effacerais promptement tous les chagrins que je te donne!
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Je t'en conjure à genoux, ma douce amie, songe aux dangers qui t'environnent, et dont le risque augmente à chaque instant. Un bonheur inouï t'a préservée jusqu'à présent au milieu de tout cela; tandis qu'il en est temps encore, mets le sceau de la prudence au mystère de tes amours, et ne pousse pas à bout la fortune, de peur qu'elle n'enveloppe dans tes malheurs celui qui les aura causés. Crois-moi, mon ange, l'avenir est incertain: mille événements peuvent, avec le temps, offrir des ressources inespérées; mais, quant à présent, je te l'ai dit et le répète plus fortement, éloigne ton ami, ou tu es perdue.
 
=== Lettre LXIII de Julie à Claire ===
 
Lettre LXIII de Julie à Claire
 
Tout ce que tu avais prévu, ma chère, est arrivé. Hier, une heure après notre retour, mon père entra dans la chambre de ma mère, les yeux étincelants, le visage enflammé, dans un état, en un mot, où je ne l'avais jamais vu. Je compris d'abord qu'il venait d'avoir querelle, ou qu'il allait la chercher; et ma conscience agitée me fit trembler d'avance.
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P.-S. - Après ma lettre écrite, j'ai passé dans la chambre de ma mère, et je me suis trouvée si mal que je suis obligée de venir me remettre dans mon lit: je m'aperçois même... je crains... Ah! ma chère, je crains bien que ma chute d'hier n'ait quelque suite plus funeste que je n'avais pensé. Ainsi tout est fini pour moi; toutes mes espérances m'abandonnent en même temps.
 
=== Lettre LXIV de Claire à monsieur d'Orbe ===
 
Lettre LXIV de Claire à monsieur d'Orbe
 
Mon père m'a rapporté ce matin l'entretien qu'il eut hier avec vous. Je vois avec plaisir que tout s'achemine à ce qu'il vous plaît d'appeler votre bonheur. J'espère, vous le savez, d'y trouver aussi le mien; l'estime et l'amitié vous sont acquises, et tout ce que mon coeur peut nourrir de sentiments plus tendres est encore à vous. Mais ne vous y trompez pas; je suis en femme une espèce de monstre, et je ne sais pas quelle bizarrerie de la nature l'amitié l'emporte en moi sur l'amour. Quand je vous dis que ma Julie m'est plus chère que vous, vous n'en faites que rire; et cependant rien n'est plus vrai. Julie le sent si bien qu'elle est plus jalouse pour vous que vous-même, et que, tandis que vous paraissez content, elle trouve toujours que je ne vous aime pas assez. Il y a plus, et je m'attache tellement à tout ce qui lui est cher, que son amant et vous êtes à peu près dans mon coeur en même degré, quoique de différentes manières. Je n'ai pour lui que de l'amitié, mais elle est plus vive; je crois sentir un peu d'amour pour vous, mais il est plus posé. Quoique tout cela pût paraître assez équivalent pour troubler la tranquillité d'un jaloux, je ne pense pas que la vôtre en soit fort altérée.
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J'espère beaucoup de son courage et de nos soins; j'espère encore plus de son amour. La volonté de Julie, le danger que courent sa vie et son honneur, sont des motifs auxquels il ne résistera pas. Quoi qu'il en soit, je vous déclare qu'il ne sera point question de noce entre nous que Julie ne soit tranquille, et que jamais les larmes de mon amie n'arroseront le noeud qui doit nous unir. Ainsi, monsieur, s'il est vrai que vous m'aimiez, votre intérêt s'accorde, en cette occasion, avec votre générosité; et ce n'est pas tellement ici l'affaire d'autrui, que ce ne soit aussi la vôtre.
 
=== Lettre LXV de Claire à Julie ===
 
Lettre LXV de Claire à Julie
 
Tout est fait; et malgré ses imprudences, ma Julie est en sûreté. Les secrets de ton coeur sont ensevelis dans l'ombre du mystère. Tu es encore au sein de ta famille et de ton pays, chérie, honorée, jouissant d'une réputation sans tache et d'une estime universelle. Considère en frémissant les dangers que la honte ou l'amour t'ont fait courir en faisant trop ou trop peu. Apprends à ne vouloir plus concilier des sentiments incompatibles, et bénis le ciel, trop aveugle amante ou fille trop craintive, d'un bonheur qui n'était réservé qu'à toi.
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Lettres de deux amants habitants d'une petite ville au pied des Alpes
 
== Seconde partie ==
 
=== Lettre I à Julie ===
Seconde partie
 
 
Lettre I à Julie
 
J'ai pris et quitté cent fois la plume; j'hésite dès le premier mot; je ne sais quel ton je dois prendre; je ne sais par où commencer; et c'est à Julie que je veux écrire! Ah! malheureux! que suis-je devenu? Il n'est donc plus ce temps où mille sentiments délicieux coulaient de ma plume comme un intarissable torrent! Ces doux moments de confiance et d'épanchement sont passés, nous ne sommes plus l'un à l'autre, nous ne sommes plus les mêmes, et je ne sais plus à qui j'écris. Daignerez-vous recevoir mes lettres? vos yeux daigneront-ils les parcourir? les trouverez-vous assez réservées, assez circonspectes? Oserais-je y garder encore une ancienne familiarité? Oserais-je y parler d'un amour éteint ou méprisé, et ne suis-je pas plus reculé que le premier jour où je vous écrivis? Quelle différence, ô ciel! de ces jours si charmants et si doux, à mon effroyable misère! Hélas! je commençais d'exister, et je suis tombé dans l'anéantissement; l'espoir de vivre animait mon coeur; je n'ai plus devant moi que l'image de la mort; et trois ans d'intervalle ont fermé le cercle fortuné de mes jours. Ah! que ne les ai-je terminés avant de me survivre à moi-même! Que n'ai-je suivi mes pressentiments après ces rapides instants de délices où je ne voyais plus rien dans la vie qui fût digne de la prolonger! Sans doute, il fallait la borner à ces trois ans ou les ôter de sa durée: il valait mieux ne jamais goûter la félicité que la goûter et la perdre. Si j'avais franchi ce fatal intervalle, si j'avais évité ce premier regard qui fit une autre âme, je jouirais de ma raison, je remplirais les devoirs d'un homme, et sèmerais peut-être de quelques vertus mon insipide carrière. Un moment d'erreur a tout changé. Mon oeil osa contempler ce qu'il ne fallait point voir. Cette vue a produit enfin son effet inévitable. Après m'être égaré par degrés, je ne suis qu'un furieux dont le sens est aliéné, un lâche esclave sans force et sans courage, qui va traînant dans l'ignominie sa chaîne et son désespoir.
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Réponds-moi maintenant, amante abusée ou trompeuse: que sont devenus ces projets formés avec tant de mystère? Où sont ces vaines espérances dont tu leurras si souvent ma crédule simplicité? Où est cette union sainte et désirée, doux objet de tant d'ardents soupirs, et dont ta plume et ta bouche flattaient mes voeux? Hélas! sur la foi de tes promesses, j'osais aspirer à ce nom sacré d'époux et me croyais déjà le plus heureux des hommes. Dis, cruelle, ne m'abusais-tu que pour rendre enfin ma douleur plus vive et mon humiliation plus profonde? Ai-je attiré mes malheurs par ma faute? Ai-je manqué d'obéissance, de docilité, de discrétion? M'as-tu vu désirer assez faiblement pour mériter d'être éconduit, ou préférer mes fougueux désirs à tes volontés suprêmes? J'ai tout fait pour te plaire, et tu m'abandonnes! Tu te chargeais de mon bonheur, et tu m'as perdu! Ingrate, rends-moi compte du dépôt que je t'ai confié; rends-moi compte de moi-même, après avoir égaré mon coeur dans cette suprême félicité que tu m'as montrée et que tu m'enlèves. Anges du ciel, j'eusse méprisé votre sort; j'eusse été le plus heureux des êtres... Hélas! je ne suis plus rien, un instant m'a tout ôté. J'ai passé sans intervalle du comble des plaisirs aux regrets éternels: je touche encore au bonheur qui m'échappe... j'y touche encore, et le perds pour jamais!... Ah! si je le pouvais croire! si les restes d'une espérance vaine ne soutenaient... O rochers de Meillerie, que mon oeil égaré mesura tant de fois, que ne servîtes-vous mon désespoir! J'aurais moins regretté la vie quand je n'en avais pas senti le prix.
 
=== Lettre II de Milord Edouard à Claire ===
 
Lettre II de Milord Edouard à Claire
 
Nous arrivons à Besançon, et mon premier soin est de vous donner des nouvelles de notre voyage. Il s'est fait sinon paisiblement, du moins sans accident, et votre ami est aussi sain de corps qu'on peut l'être avec un coeur aussi malade. Il voudrait même affecter à l'extérieur une sorte de tranquillité. Il a honte de son état et se contraint beaucoup devant moi; mais tout décèle ses secrètes agitations: et si je feins de m'y tromper, c'est pour le laisser aux prises avec lui-même, et occuper ainsi une partie des forces de son âme à réprimer l'effet de l'autre.
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As-tu bien consulté ton coeur en me chassant avec tant de violence? As-tu pu, dis, Julie, as-tu pu renoncer pour jamais... Non, non: ce tendre coeur m'aime, je le sais bien. Malgré le sort, malgré lui-même, il m'aimera jusqu'au tombeau... Je le vois, tu t'es laissé suggérer... Quel repentir éternel tu te prépares!... Hélas! il sera trop tard!... Quoi! tu pourrais oublier... Quoi! je t'aurais mal connue!... Ah! songe à toi, songe à moi, songe à... Ecoute, il en est temps encore... Tu m'as chassé avec barbarie, je fuis plus vite que le vent... Dis un mot, un seul mot, et je reviens plus prompt que l'éclair. Dis un mot, et pour jamais nous sommes unis: nous devons l'être... nous le serons... Ah! l'air emporte mes plaintes!... et cependant je fuis! Je vais vivre et mourir loin d'elle!... Vivre loin d'elle!...
 
=== Lettre III de milord Edouard à Julie ===
 
Lettre III de milord Edouard à Julie
 
Votre cousine vous dira des nouvelles de votre ami. Je crois d'ailleurs qu'il vous écrit par cet ordinaire. Commencez par satisfaire là-dessus votre empressement, pour lire ensuite posément cette lettre; car je vous préviens que son sujet demande toute votre attention.
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P.-S. - Dans le doute de votre résolution, je vous écris à l'insu de notre ami, de peur qu'un refus de votre part ne vînt détruire en un instant tout l'effet de mes soins.
 
=== Lettre IV de Julie à Claire ===
 
Lettre IV de Julie à Claire
 
Oh! ma chère, dans quel trouble tu m'as laissée hier au soir! et quelle nuit j'ai passé en rêvant à cette fatale lettre! Non, jamais tentation plus dangereuse ne vint assaillir mon coeur; jamais je n'éprouvai de pareilles agitations; et jamais je n'aperçus moins le moyen de les apaiser. Autrefois, une certaine lumière de sagesse et de raison dirigeait ma volonté; dans toutes les occasions embarrassantes, je discernais d'abord le parti le plus honnête, et le prenais à l'instant. Maintenant, avilie et toujours vaincue, je ne fais que flotter entre des passions contraires: mon faible coeur n'a plus que le choix de ses fautes; et tel est mon déplorable aveuglement, que si je viens par hasard à prendre le meilleur parti, la vertu ne m'aura point guidée, et je n'en aurai pas moins de remords. Tu sais quel époux mon père me destine; tu sais quels liens l'amour m'a donnés. Veux-je être vertueuse, l'obéissance et la foi m'imposent des devoirs opposés. Veux-je suivre le penchant de mon coeur, qui préférer d'un amant ou d'un père? Hélas! en écoutant l'amour ou la nature, je ne puis éviter de mettre l'un ou l'autre au désespoir; en me sacrifiant au devoir, je ne puis éviter de commettre un crime; et, quelque parti que je prenne, il faut que je meure à la fois malheureuse et coupable.
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Mon Dieu, que d'horreurs m'environnent! quitter furtivement son pays; déshonorer sa famille; abandonner à la fois père, mère, amis, parents et toi-même! et toi, ma douce amie! et toi, la bien-aimée de mon coeur! toi, dont à peine, dès mon enfance, je puis rester éloignée un seul jour; te fuir, te quitter, te perdre, ne te plus voir!... Ah! non: que jamais... Que de tourments déchirent ta malheureuse amie! elle sent à la fois tous les maux dont elle a le choix, sans qu'aucun des biens qui lui resteront la console. Hélas! je m'égare. Tant de combats passent ma force et troublent ma raison; je perds à la fois le courage et le sens. Je n'ai plus d'espoir qu'en toi seule. Ou choisis, ou laisse-moi mourir.
 
=== Lettre V. Réponse ===
 
Lettre V. Réponse
 
Tes perplexités ne sont que trop bien fondées, ma chère Julie; je les ai prévues et n'ai pu les prévenir; je les sens et ne les puis apaiser; et ce que je vois de pire dans ton état, c'est que personne ne t'en peut tirer que toi-même. Quand il s'agit de prudence, l'amitié vient au secours d'une âme agitée; s'il faut choisir le bien ou le mal, la passion qui les méconnaît peut se taire devant un conseil désintéressé. Mais ici, quelque parti que tu prennes, la nature l'autorise et le condamne, la raison le blâme et l'approuve, le devoir, se tait ou s'oppose à lui-même; les suites sont également à craindre de part et d'autre; tu ne peux ni rester indécise ni bien choisir; tu n'as que des peines à comparer, et ton coeur seul en est le juge. Pour moi, l'importance de la délibération m'épouvante, et son effet m'attriste. Quelque sort que tu préfères, il sera toujours peu digne de toi; et ne pouvant ni te montrer un parti qui te convienne, ni te conduire au vrai bonheur, je n'ai pas le courage de décider de ta destinée. Voici le premier refus que tu reçus jamais de ton amie; et je sens bien, par ce qu'il me coûte, que ce sera le dernier: mais je te trahirais en voulant te gouverner dans un cas où la raison même s'impose silence, et où la seule règle à suivre est d'écouter ton propre penchant.
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Je t'entends, amie incomparable, et je te remercie. Au moins une fois j'aurai fait mon devoir, et ne serai pas en tout indigne de toi.
 
=== Lettre VI de Julie à milord Edouard ===
 
Lettre VI de Julie à milord Edouard
 
Votre lettre, milord, me pénètre d'attendrissement et d'admiration. L'ami que vous daignez protéger n'y sera pas moins sensible, quand il saura tout ce que vous avez voulu faire pour nous. Hélas! il n'y a que les infortunés qui sentent le prix des âmes bienfaisantes. Nous ne savons déjà qu'à trop de titres tout ce que vaut la vôtre, et vos vertus héroïques nous toucheront toujours, mais elles ne nous surprendront plus.
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Non, non, cette affection secrète qui prévint en vous une estime éclairée ne vous a point trompé. Il est digne de tout ce que vous avez fait pour lui sans le bien connaître; vous ferez plus encore, s'il est possible, après l'avoir connu. Oui, soyez son consolateur, son protecteur, son ami, son père; c'est à la fois pour vous et pour lui que je vous en conjure; il justifiera votre confiance, il honorera vos bienfaits, il pratiquera vos leçons, il imitera vos vertus, il apprendra de vous la sagesse. Ah! milord, s'il devient entre vos mains tout ce qu'il peut être, que vous serez fier un jour de votre ouvrage!
 
=== Lettre VII de Julie ===
 
Lettre VII de Julie
 
Et toi aussi, mon doux ami! et toi l'unique espoir de mon coeur, tu viens le percer encore quand il se meurt de tristesse! J'étais préparée aux coups de la fortune, de longs pressentiments me les avaient annoncés; je les aurais supportés avec patience: mais toi pour qui je les souffre! ah! ceux qui me viennent de toi me sont seuls insupportables, et il m'est affreux de voir aggraver mes peines par celui qui devait me les rendre chères. Que de douces consolations je m'étais promises qui s'évanouissent avec ton courage! Combien de fois je me flattai que ta force animerait ma langueur, que ton mérite effacerait ma faute, que tes vertus relèveraient mon âme abattue! Combien de fois j'essuyai mes larmes amères en me disant: "Je souffre pour lui, mais il en est digne: je suis coupable, mais il est vertueux; mille ennuis m'assiègent, mais sa constance me soutient, et je trouve au fond de son coeur le dédommagement de toutes mes pertes"! Vain espoir que la première épreuve a détruit! Où est maintenant cet amour sublime qui sait élever tous les sentiments et faire éclater la vertu? Où sont ces fières maximes? Qu'est devenue cette imitation des grands hommes? Où est ce philosophe que le malheur ne peut ébranler, et qui succombe au premier accident qui le sépare de sa maîtresse? Quel prétexte excusera désormais ma honte à mes propres yeux, quand je ne vois plus dans celui qui m'a séduite qu'un homme sans courage, amolli par les plaisirs, qu'un coeur lâche, abattu par les premiers revers, qu'un insensé qui renonce à la raison sitôt qu'il a besoin d'elle? O Dieu! dans ce comble d'humiliation devais-je me voir réduite à rougir de mon choix autant que de ma faiblesse?
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Heureux dans ta disgrâce, tu trouves le plus précieux dédommagement qui soit connu des âmes sensibles. Le ciel dans ton malheur te donne un ami et te laisse à douter si ce qu'il te rend ne vaut pas mieux que ce qu'il t'ôte. Admire et chéris cet homme trop généreux qui daigne aux dépens de son repos prendre soin de tes jours et de ta raison. Que tu serais ému si tu savais tout ce qu'il a voulu faire pour toi! Mais que sert d'animer ta reconnaissance en aigrissant tes douleurs? Tu n'as pas besoin de savoir à quel point il t'aime pour connaître tout ce qu'il vaut; et tu ne peux l'estimer comme il le mérite, sans l'aimer comme tu le dois.
 
=== Lettre VIII de Claire ===
 
Lettre VIII de Claire
 
Vous avez plus d'amour que de délicatesse, et savez mieux faire des sacrifices que les faire valoir. Y pensez-vous d'écrire à Julie sur un ton de reproches dans l'état où elle est, et parce que vous souffrez, faut-il vous en prendre à elle qui souffre encore plus? Je vous l'ai dit mille fois, je ne vis de ma vie un amant si grondeur que vous; toujours prêt à disputer sur tout, l'amour n'est pour vous qu'un état de guerre; ou, si quelquefois vous êtes docile, c'est pour vous plaindre ensuite de l'avoir été. Oh! que de pareils amants sont à craindre! et que je m'estime heureuse de 'en avoir jamais voulu que de ceux qu'on peut congédier quand on veut, sans qu'il en coûte une larme à personne!
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Je n'ai pas oublié ce que vous m'avez appris autrefois de la constance du sage dans les disgrâces, et je pourrais, ce me semble, vous en rappeler à propos quelques maximes; mais l'exemple de Julie m'apprend qu'une fille de mon âge est pour un philosophe du vôtre un aussi mauvais précepteur qu'un dangereux disciple; et il ne me conviendrait pas de donner des leçons à mon maître.
 
=== Lettre IX de milord Edouard à Julie ===
 
Lettre IX de milord Edouard à Julie
 
Nous l'emportons, charmante Julie; une erreur de notre ami l'a ramené à la raison. La honte de s'être mis un moment dans son tort a dissipé toute sa fureur, et l'a rendu si docile que nous en ferons désormais tout ce qu'il nous plaira. Je vois avec plaisir que la faute qu'il se reproche lui laisse plus de regret que de dépit; et je connais qu'il m'aime, en ce qu'il est humble et confus en ma présence, mais non pas embarrassé ni contraint. Il sent trop bien son injustice pour que je m'en souvienne, et des torts ainsi reconnus font plus d'honneur à celui qui les répare qu'à celui qui les pardonne.
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J'ai écrit à Regianino de venir me joindre en poste, pour profiter de lui pendant huit ou dix jours que je passe encore avec notre ami. Sa tristesse est trop profonde pour laisser place à beaucoup d'entretien. La musique remplira les vides du silence, le laissera rêver, et changera par degrés sa douleur en mélancolie. J'attends cet état pour le livrer à lui-même, je n'oserais m'y fier auparavant. Pour Regianino, je vous le rendrai en repassant, et ne le reprendrai qu'à mon retour d'Italie, temps où, sur les progrès que vous avez déjà faits toutes deux, je juge qu'il ne vous sera plus nécessaire. Quant à présent, sûrement il vous est inutile, et je ne vous prive de rien en vous l'ôtant quelques jours.
 
=== Lettre X à Claire ===
 
Lettre X à Claire
 
Pourquoi faut-il que j'ouvre enfin les yeux sur moi? Que ne les ai-je fermés pour toujours, plutôt que de voir l'avilissement où je suis tombé, plutôt que de me trouver le dernier des hommes, après en avoir été le plus fortuné! Aimable et généreuse amie, qui fûtes si souvent mon refuge, j'ose encore verser ma honte et mes peines dans votre coeur compatissant; j'ose encore implorer vos consolations contre le sentiment de ma propre indignité; j'ose recourir à vous quand je suis abandonné de moi-même. Ciel! comment un homme aussi méprisable a-t-il pu jamais être aimé d'elle, ou comment un feu si divin n'a-t-il point épuré mon âme? Qu'elle doit maintenant rougir de son choix, celle que je ne suis plus digne de nommer! Qu'elle doit gémir de voir profaner son image dans un coeur si rampant et bas! Qu'elle doit de dédains et de haine à celui qui put l'aimer et n'être qu'un lâche! Connaissez toutes mes erreurs, charmante cousine; connaissez mon crime et mon repentir; soyez mon juge, et que je meure; ou soyez mon intercesseur, et que l'objet qui fait mon sort daigne encore en être l'arbitre.
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P.-S. - Des noeuds abhorrés et peut-être inévitables! Que signifient ces mots? Ils sont dans sa lettre. Claire, je m'attends à tout; je suis résigné, prêt à supporter mon sort. Mais ces mots... jamais, quoi qu'il arrive, je ne partirai d'ici que je n'aie eu l'explication de ces mots-là.
 
=== Lettre XI de Julie ===
 
Lettre XI de Julie
 
Il est donc vrai que mon âme n'est pas fermée au plaisir, et qu'un sentiment de joie y peut pénétrer encore! Hélas! je croyais depuis ton départ n'être plus sensible qu'à la douleur; je croyais ne savoir que souffrir loin de toi, et je n'imaginais pas même des consolations à ton absence. Ta charmante lettre à ma cousine est venue me désabuser; je l'ai lue et baisée avec des larmes d'attendrissement: elle a répandu la fraîcheur d'une douce rosée sur mon coeur séché d'ennuis et flétri de tristesse; et j'ai senti, par la sérénité qui m'en est restée, que tu n'as pas moins d'ascendant de loin que de près sur les affections de ta Julie.
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Ne l'oublie donc jamais, cette Julie qui fut à toi, et dont le coeur ne sera point à d'autres. Je ne puis rien te dire de plus, dans la dépendance où le ciel m'a placée. Mais après t'avoir recommandé la fidélité, il est juste de te laisser de la mienne le seul gage qui soit en mon pouvoir. J'ai consulté, non mes devoirs, mon esprit égaré ne les connaît plus, mais mon coeur, dernière règle de qui n'en saurait plus suivre; et voici le résultat de ses inspirations. Je ne t'épouserai jamais sans le consentement de mon père, mais je n'en épouserai jamais un autre sans ton consentement: je t'en donne ma parole; elle me sera sacrée, quoi qu'il arrive, et il n'y a point de force humaine qui puisse m'y faire manquer. Sois donc sans inquiétude sur ce que je puis devenir en ton absence. Va, mon aimable ami, chercher sous les auspices du tendre amour un sort digne de le couronner. Ma destinée est dans tes mains autant qu'il a dépendu de moi de l'y mettre, et jamais elle ne changera que de ton aveu.
 
=== Lettre XII à Julie ===
 
Lettre XII à Julie
 
O qual fiamma di gloria, d'onore,
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Je pars, encouragé par l'engagement que tu viens de prendre, et dont tu pouvais t'épargner le détour; car promettre de n'être à personne sans mon consentement, n'est-ce pas promettre de n'être qu'à moi? Pour moi, je le dis plus librement, et je t'en donne aujourd'hui ma foi d'homme de bien, qui ne sera point violée: j'ignore dans la carrière où je vais m'essayer pour te complaire, à quel sort la fortune m'appelle; mais jamais les noeuds de l'amour ni de l'hymen ne m'uniront à d'autres qu'à Julie d'Etange; je ne vis, je n'existe que pour elle, et mourrai libre ou son époux. Adieu; l'heure presse, et je pars à l'instant.
 
=== Lettre XIII à Julie ===
 
Lettre XIII à Julie
 
J'arrivai hier au soir à Paris, et celui qui ne pouvait vivre séparé de toi par deux rues en est maintenant à plus de cent lieues. O Julie! plains-moi, plains ton malheureux ami. Quand mon sang en longs ruisseaux aurait tracé cette route immense, elle m'eût paru moins longue, et je n'aurais pas senti défaillir mon âme avec plus de langueur. Ah! si du moins je connaissais le moment qui doit nous rejoindre ainsi que l'espace qui nous sépare, je compenserais l'éloignement des lieux par le progrès du temps, je compterais dans chaque jour ôté de ma vie les pas qui m'auraient rapproché de toi. Mais cette carrière de douleurs est couverte des ténèbres de l'avenir; le terme qui doit la borner se dérobe à mes faibles yeux. O doute! ô supplice! mon coeur inquiet te cherche et ne trouve rien. Le soleil se lève, et ne me rend plus l'espoir de te voir; il se couche, et je ne t'ai point vue; mes jours, vides de plaisir et de joie, s'écoulent dans une longue nuit. J'ai beau vouloir ranimer en moi l'espérance éteinte, elle ne m'offre qu'une ressource incertaine et des consolations suspectes. Chère et tendre amie de mon coeur, hélas! à quels maux faut-il m'attendre, s'ils doivent égaler mon bonheur passé!
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Milord Edouard s'est chargé de te rendre compte à son passage de ce qui me regarde et de ses projets en ma faveur: mais je crains qu'il ne s'acquitte mal de cette promesse par rapport à ses arrangements présents. Apprends qu'il ose abuser du droit que lui donnent sur moi ses bienfaits pour les étendre au delà même de la bienséance. Je me vois, par une pension qu'il n'a pas tenu à lui de rendre irrévocable, en état de faire une figure fort au-dessus de ma naissance; et c'est peut-être ce que je serai forcé de faire à Londres pour suivre ses vues. Pour ici, où nulle affaire ne m'attache, je continuerai de vivre à ma manière, et ne serai point tenté d'employer en vaines dépenses l'excédent de mon entretien. Tu me l'as appris, ma Julie, les premiers besoins, ou du moins les plus sensibles, sont ceux d'un coeur bienfaisant; et tant que quelqu'un manque du nécessaire, quel honnête homme a du superflu?
 
=== Lettre XIV à Julie ===
 
Lettre XIV à Julie
 
J'entre avec une secrète horreur dans ce vaste désert du monde. Ce chaos ne m'offre qu'une solitude affreuse où règne un morne silence. Mon âme à la presse cherche à s'y répandre, et se trouve partout resserrée. "Je ne suis jamais moins seul que quand je suis seul", disait un ancien: moi, je ne suis seul que dans la foule, où je ne puis être ni à toi ni aux autres. Mon coeur voudrait parler, il sent qu'il n'est point écouté; il voudrait répondre, on ne lui dit rien qui puisse aller jusqu'à lui. Je n'entends point la langue du pays, et personne ici n'entend la mienne.
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Telle est l'idée que je me suis formée de la grande société sur celle que j'ai vue à Paris; cette idée est peut-être plus relative à ma situation particulière qu'au véritable état des choses, et se réformera sans doute sur de nouvelles lumières. D'ailleurs, je ne fréquente que les sociétés où les amis de milord Edouard m'ont introduit, et je suis convaincu qu'il faut descendre dans d'autres états pour connaître les véritables moeurs d'un pays; car celles des riches sont presque partout les mêmes. Je tâcherai de m'éclaircir mieux dans la suite. En attendant, juge si j'ai raison d'appeler cette foule un désert, et de m'effrayer d'une solitude où je ne trouve qu'une vaine apparence de sentiments et de vérité, qui change à chaque instant et se détruit elle-même, où je n'aperçois que larves et fantômes qui frappent l'oeil un moment et disparaissent aussitôt qu'on les veut saisir. Jusques ici j'ai vu beaucoup de masques, quand verrai-je des visages d'hommes?
 
=== Lettre XV de Julie ===
 
Lettre XV de Julie
 
Oui, mon ami, nous serons unis malgré notre éloignement; nous serons heureux en dépit du sort. C'est l'union des coeurs qui fait leur véritable félicité; leur attraction ne connaît point la loi des distances, et les nôtres se toucheraient aux deux bouts du monde. Je trouve comme toi que les amants ont mille moyens d'adoucir le sentiment de l'absence et de se rapprocher en un moment: quelquefois même on se voit plus souvent encore que quand on se voyait tous les jours; car sitôt qu'un des deux est seul, à l'instant tous deux sont ensemble. Si tu goûtes ce plaisir tous les soirs, je le goûte cent fois le jour: je vis plus solitaire, je suis environnée de tes vestiges, et je ne saurais fixer les yeux sur les objets qui m'entourent sans te voir tout autour de moi.
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P.- S. - Nous n'avons vu milord Edouard qu'un moment, tant il était pressé de continuer sa route. Le coeur plein de ce que nous lui devons, je voulais lui montrer mes sentiments et les tiens; mais j'en ai eu une espèce de honte. En vérité, c'est faire injure à un homme comme lui de le remercier de rien.
 
=== Lettre XVI à Julie ===
 
Lettre XVI à Julie
 
Que les passions impétueuses rendent les hommes enfants! Qu'un amour forcené se nourrit aisément de chimères et qu'il est aisé de donner le change à des désirs extrêmes par les plus frivoles objets! J'ai reçu ta lettre avec les mêmes transports que m'aurait causés ta présence; ; et, dans l'emportement de ma joie, un vain papier me tenait lieu de toi. Un des plus grands maux de l'absence, et le seul auquel la raison ne peut rien, c'est l'inquiétude sur l'état actuel de ce qu'on aime. Sa santé, sa vie, son repos, son amour, tout échappe à qui craint de tout perdre; on n'est pas plus sûr du présent que de l'avenir, et tous les accidents possibles se réalisent sans cesse dans l'esprit d'un amant qui les redoute. Enfin je respire; je vis, tu te portes bien, tu m'aimes: ou plutôt il y a dix jours que tout cela était vrai; mais qui me répondra d'aujourd'hui? O absence! ô tourment! ô bizarre et funeste état où l'on ne peut jouir que du moment passé, et où le présent n'est point encore!
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Ils seront donc unis malgré les obstacles, ou plutôt ils le sont au moment que j'écris! Aimables et dignes époux! puisse le ciel les combler du bonheur que méritent leur sage et paisible amour, l'innocence de leurs moeurs, l'honnêteté de leurs âmes! Puisse-t-il leur donner ce bonheur précieux dont il est si avare envers les coeurs faits pour le goûter! Qu'ils seront heureux s'il leur accorde, hélas! tout ce qu'il nous ôte! Mais pourtant ne sens-tu pas quelque sorte de consolation dans nos maux? Ne sens-tu pas que l'excès de notre misère n'est point non plus sans dédommagement, et que s'ils ont des plaisirs dont nous sommes privés, nous en avons aussi qu'ils ne peuvent connaître? Oui, ma douce amie, malgré l'absence, les privations, les alarmes, malgré le désespoir même, les puissants élancements de deux coeurs l'un vers l'autre ont toujours une volupté secrète ignorée des âmes tranquilles. C'est un des miracles de l'amour de nous faire trouver du plaisir à souffrir; et nous regarderions comme le pire des malheurs un état d'indifférence et d'oubli qui nous ôterait tout le sentiment de nos peines. Plaignons donc notre sort, ô Julie! mais n'envions celui de personne. Il n'y a point, peut-être, à tout prendre, d'existence préférable à la nôtre; et comme la Divinité tire tout son bonheur d'elle-même, les coeurs qu'échauffe un feu céleste trouvent dans leurs propres sentiments une sorte de jouissance pure et délicieuse, indépendante de la fortune et du reste de l'univers.
 
=== Lettre XVII à Julie ===
 
Lettre XVII à Julie
 
Enfin me voilà tout à fait dans le torrent. Mon recueil fini, j'ai commencé de fréquenter les spectacles et de souper en ville. Je passe ma journée entière dans le monde, je prête mes oreilles et mes yeux à tout ce qui les frappe; et, n'apercevant rien qui te ressemble, je me recueille au milieu du bruit, et converse en secret avec toi. Ce n'est pas que cette vie bruyante et tumultueuse n'ait aussi quelque sorte d'attraits, et que la prodigieuse diversité d'objets n'offre de certains agréments à de nouveaux débarqués; mais, pour les sentir, il faut avoir le coeur vide et l'esprit frivole; l'amour et la raison semblent s'unir pour m'en dégoûter: comme tout n'est que vaine apparence, et que tout change à chaque instant, je n'ai le temps d'être ému de rien, ni celui de rien examiner.
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Confus, humilié, consterné, de sentir dégrader en moi la nature de l'homme, et de me voir ravalé si bas de cette grandeur intérieure où nos coeurs enflammés s'élevaient réciproquement, je reviens le soir, pénétré d'une secrète tristesse, accablé d'un dégoût mortel, et le coeur vide et gonflé comme un ballon rempli d'air. O amour! ô purs sentiments que je tiens de lui!... Avec quel charme je rentre en moi-même! Avec quel transport j'y retrouve encore mes premières affections et ma première dignité! Combien je m'applaudis d'y revoir briller dans tout son éclat l'image de la vertu, d'y contempler la tienne, ô Julie, assise sur un trône de gloire et dissipant d'un souffle tous ces prestiges! Je sens respirer mon âme oppressée, je crois avoir recouvré mon existence et ma vie, et je reprends avec mon amour tous les sentiments sublimes qui le rendent digne de son objet.
 
=== Lettre XVIII de Julie ===
 
Lettre XVIII de Julie
 
Je viens, mon bon ami, de jouir d'un des plus doux spectacles qui puissent jamais charmer mes yeux. La plus sage, la plus aimable des filles est enfin devenue la plus digne et la meilleure des femmes. L'honnête homme dont elle a comblé les voeux, plein d'estime et d'amour pour elle, ne respire que pour la chérir, l'adorer, la rendre heureuse; et je goûte le charme inexprimable d'être témoin du bonheur de mon amie, c'est-à-dire de le partager. Tu n'y seras pas moins sensible, j'en suis bien sûre, toi qu'elle aima toujours si tendrement, toi qui lui fus cher presque dès son enfance, et à qui tant de bienfaits l'ont dû rendre encore plus chère. Oui, tous les sentiments qu'elle éprouve se font sentir à nos coeurs comme au sien. S'ils sont des plaisirs pour elle, ils sont pour nous des consolations; et tel est le prix de l'amitié qui nous joint, que la félicité d'un des trois suffit pour adoucir les maux des deux autres.
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Adieu, mon trop cher ami, je ne voudrais pas finir sitôt; mais on m'attend, on m'appelle. Je te quitte à regret, car je suis gaie et j'aime à partager avec toi mes plaisirs; ce qui les anime et les redouble est que ma mère se trouve mieux depuis quelques jours; elle s'est senti assez de force pour assister au mariage, et servir de mère à sa nièce, ou plutôt à sa seconde fille. La pauvre Claire en a pleuré de joie. Juge de moi, qui, méritant si peu de la conserver, tremble toujours de la perdre. En vérité elle fait les honneurs de la fête avec autant de grâce que dans sa plus parfaite santé; il semble même qu'un reste de langueur rende sa naïve politesse encore plus touchante. Non, jamais cette incomparable mère ne fut si bonne, si charmante, si digne d'être adorée. Sais-tu qu'elle a demandé plusieurs fois de tes nouvelles à M. d'Orbe? Quoiqu'elle ne me parle point de toi, je n'ignore pas qu'elle t'aime, et que, si jamais elle était écoutée, ton bonheur et le mien seraient son premier ouvrage. Ah! si ton coeur sait être sensible, qu'il a besoin de l'être, et qu'il a de dettes à payer!
 
=== Lettre XIX à Julie ===
 
Lettre XIX à Julie
 
Tiens, ma Julie, gronde-moi, querelle-moi, bats-moi; je souffrirai tout, mais je n'en continuerai pas moins à te dire ce que je pense. Qui sera le dépositaire de tous mes sentiments, si ce n'est toi qui les éclaires, et avec qui mon coeur se permettrait-il de parler si tu refusais de l'entendre? Quand je te rends compte de mes observations et de mes jugements, c'est pour que tu les corriges, non pour que tu les approuves; et plus je puis commettre d'erreurs, plus je dois me presser de t'en instruire. Si je blâme les abus qui me frappent dans cette grande ville, je ne m'en excuserai point sur ce que je t'en parle en confidence; car je ne dis jamais rien d'un tiers que je ne sois prêt à lui dire en face; et, dans tout ce que je t'écris des Parisiens; je ne fais que répéter ce que je leur dis tous les jours à eux-mêmes. Ils ne m'en savent point mauvais gré; ils conviennent de beaucoup de choses. Ils se plaignaient de notre Muralt, je le crois bien: on voit, on sent combien il les hait, jusque dans les éloges qu'il leur donne; et je suis bien trompé si, même dans ma critique, on n'aperçoit le contraire. L'estime et la reconnaissance que m'inspirent leurs bontés ne font qu'augmenter ma franchise: elle peut n'être pas inutile à quelques-uns; et à la manière dont tous supportent la vérité dans ma bouche, j'ose croire que nous sommes dignes, eux de l'entendre, et moi de la dire. C'est en cela, ma Julie, que la vérité qui blâme est plus honorable que la vérité qui loue; car la louange ne sert qu'à corrompre ceux qui la goûtent, et les plus indignes en sont toujours les plus affamés; mais la censure est utile, et le mérite seul sait la supporter. Je te le dis du fond de mon coeur, j'honore le Français comme le seul peuple qui aime véritablement les hommes, et qui soit bienfaisant par caractère; mais c'est pour cela même que je suis moins disposé à lui accorder cette admiration générale à laquelle il prétend même pour les défauts qu'il avoue. Si les Français n'avaient point de vertus, je n'en dirais rien; s'ils n'avaient point de vices, ils ne seraient pas hommes; ils ont trop de côtés louables pour être toujours loués.
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P.-S. - Que je te plains d'être obsédée par ces deux importuns! Pour l'amour de toi-même, hâte-toi de les renvoyer.
 
=== Lettre XX de Julie ===
 
Lettre XX de Julie
 
Mon ami, j'ai remis à M. d'Orbe un paquet qu'il s'est chargé de t'envoyer à l'adresse de M. Silvestre, chez qui tu pourras le retirer; mais je t'avertis d'attendre pour l'ouvrir que tu sois seul et dans ta chambre. Tu trouveras dans ce paquet un petit meuble à ton usage.
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Tranquillise-toi sur les deux galants ou prétendants, ou comme tu voudras les appeler, car désormais le nom ne fait plus rien à la chose. Ils sont partis: qu'ils aillent en paix. Depuis que je ne les vois plus, je ne les hais plus.
 
=== Lettre XXI à Julie ===
 
Lettre XXI à Julie
 
Tu l'as voulu, Julie; il faut donc te les dépeindre, ces aimables Parisiennes. Orgueilleuse! cet hommage manquait à tes charmes. Avec toute ta feinte jalousie, avec ta modestie et ton amour, je vois plus de vanité que de crainte cachée sous cette curiosité. Quoi qu'il en soit, je serai vrai: je puis l'être; je le serais de meilleur coeur si j'avais davantage à louer. Que ne sont-elles cent fois plus charmantes! que n'ont-elles assez d'attraits pour rendre un nouvel honneur aux tiens!
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Conclusion: si Julie n'eût point existé, si mon coeur eût pu souffrir quelque autre attachement que celui pour lequel il était né, je n'aurais jamais pris à Paris ma femme, encore moins ma maîtresse: mais je m'y serais fait volontiers une amie; et ce trésor m'eût consolé peut-être de n'y pas trouver les deux autres.
 
=== Lettre XXII à Julie ===
 
Lettre XXII à Julie
 
Depuis ta lettre reçue je suis allé tous les jours chez M. Silvestre demander le petit paquet. Il n'était toujours point venu; et, dévoré d'une mortelle impatience, j'ai fait le voyage sept fois inutilement. Enfin la huitième, j'ai reçu le paquet. A peine l'ai-je eu dans les mains, que, sans payer le port, sans m'en informer, sans rien dire à personne, je suis sorti comme un étourdi; et, ne voyant le moment de rentrer chez moi, j'enfilais avec tant de précipitation des rues que je ne connaissais point, qu'au bout d'une demi-heure, cherchant la rue de Tournon où je loge, je me suis trouvé dans le Marais, à l'autre extrémité de Paris. J'ai été obligé de prendre un fiacre pour revenir plus promptement; c'est la première fois que cela m'est arrivé le matin pour mes affaires: je ne m'en sers même qu'à regret l'après-midi pour quelques visites; car j'ai deux jambes fort bonnes dont je serais bien fâché qu'un peu plus d'aisance dans ma fortune me fît négliger l'usage.
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J'arrive enfin, je vole, je m'enferme dans ma chambre, je m'asseye hors d'haleine, je porte une main tremblante sur le cachet. O première influence du talisman! j'ai senti palpiter mon coeur à chaque papier que j'ôtais, et je me suis bientôt trouvé tellement oppressé que j'ai été forcé de respirer un moment sur la dernière enveloppe... Julie!... ô ma Julie! le voile est déchiré... je te vois... je vois tes divins attraits! Ma bouche et mon coeur leur rendent le premier hommage, mes genoux fléchissent... Charmes adorés, encore une fois vous aurez enchanté mes yeux! Qu'il est prompt, qu'il est puissant, le magique effet de ces traits chéris! Non, il ne faut point, comme tu prétends, un quart d'heure pour le sentir; une minute, un instant suffit pour arracher de mon sein mille ardents soupirs, et me rappeler avec ton image celle de mon bonheur passé. Pourquoi faut-il que la joie de posséder un si précieux trésor soit mêlée d'une si cruelle amertume? Avec quelle violence il me rappelle des temps qui ne sont plus! Je crois, en le voyant, te revoir encore; je crois me retrouver à ces moments délicieux dont le souvenir fait maintenant le malheur de ma vie, et que le ciel m'a donnés et ravis dans sa colère. Hélas! un instant me désabuse, toute la douleur de l'absence se ranime et s'aigrit en m'ôtant l'erreur qui l'a suspendue, et je suis comme ces malheureux dont on n'interrompt les tourments que pour les leur rendre plus sensibles. Dieux! quels torrents de flammes mes avides regards puisent dans cet objet inattendu! ô comme il ranime au fond de mon coeur tous les mouvements impétueux que ta présence y faisait naître! O Julie, s'il était vrai qu'il pût transmettre à tes sens le délire et l'illusion des miens!... Mais pourquoi ne le serait-il pas? Pourquoi des impressions que l'âme porte avec tant d'activité n'iraient-elles pas aussi loin qu'elle? Ah! chère amante! où que tu sois, quoi que tu fasses au moment où j'écris cette lettre, au moment où ton portrait reçoit tout ce que ton idolâtre amant adresse à ta personne, ne sens-tu pas ton charmant visage inondé des pleurs de l'amour et de la tristesse? Ne sens-tu pas tes yeux, tes joues, ta bouche, ton sein, pressés, comprimés, accablés de mes ardents baisers? Ne te sens-tu pas embraser tout entière du feu de mes lèvres brûlantes?... Ciel! qu'entends-je? Quelqu'un vient... Ah! serrons, cachons mon trésor... un importun!... Maudit soit le cruel qui vient troubler des transports si doux!... Puisse-t-il ne jamais aimer... ou vivre loin de ce qu'il aime!
 
=== Lettre XXIII à Madame d'Orbe ===
 
Lettre XXIII à Madame d'Orbe
 
C'est à vous, charmante cousine, qu'il faut rendre compte de l'Opéra; car bien que vous ne m'en parliez point dans vos lettres, et que Julie vous ait gardé le secret, je vois d'où lui vient cette curiosité. J'y fus une fois pour contenter la mienne; j'y suis retourné pour vous deux autres fois. Tenez-m'en quitte, je vous prie, après cette lettre. J'y puis retourner encore, y bâiller, y souffrir, y périr pour votre service; mais y rester éveillé et attentif, cela ne m'est pas possible.
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Ceci me mène insensiblement à des recherches sur la véritable constitution du drame lyrique, trop étendues pour entrer dans cette lettre, et qui me jetteraient loin de mon sujet: j'en ai fait une petite dissertation à part que vous trouverez ci-jointe, et dont vous pourrez causer avec Regianino. Il me reste à vous dire sur l'Opéra français que le plus grand défaut que j'y crois remarquer est un faux goût de magnificence, par lequel on a voulu mettre en représentation le merveilleux, qui, n'étant fait que pour être imaginé, est aussi bien placé dans un poème épique que ridiculement sur un théâtre. J'aurais eu peine à croire, si je ne l'avais vu, qu'il se trouvât des artistes assez imbéciles pour vouloir imiter le char du soleil, et des spectateurs assez enfants pour aller voir cette imitation. La Bruyère ne concevait pas comment un spectacle aussi superbe que l'Opéra pouvait l'ennuyer à si grands frais. Je le conçois bien, moi, qui ne suis pas un La Bruyère; et je soutiens que, pour tout homme qui n'est pas dépourvu du goût des beaux-arts, la musique française, la danse et le merveilleux mêlés ensemble, feront toujours de l'Opéra de Paris le plus ennuyeux spectacle qui puisse exister. Après tout, peut-être n'en faut-il pas aux Français de plus parfaits, au moins quant à l'exécution: non qu'ils ne soient très en état de connaître la bonne, mais parce qu'en ceci le mal les amuse plus que le bien. Ils aiment mieux railler qu'applaudir; le plaisir de la critique les dédommage de l'ennui du spectacle; et il leur est plus agréable de s'en moquer, quand ils n'y sont plus, que de s'y plaire tandis qu'ils y sont.
 
=== Lettre XXIV de Julie ===
 
Lettre XXIV de Julie
 
Oui, oui, je le vois bien, l'heureuse Julie t'est toujours chère. Ce même feu qui brillait jadis dans tes yeux se fait sentir dans ta dernière lettre: j'y retrouve toute l'ardeur qui m'anime, et la mienne s'en irrite encore. Oui, mon ami, le sort a beau nous séparer, pressons nos coeurs l'un contre l'autre, conservons par la communication leur chaleur naturelle contre le froid de l'absence et du désespoir, et que tout ce qui devrait relâcher notre attachement ne serve qu'à le resserrer sans cesse.
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Quant à la manière dont je m'y suis prise pour avoir ce portrait, c'est bien un soin de l'amour; mais crois que s'il était vrai qu'il fît des miracles, ce n'est pas celui-là qu'il aurait choisi. Voici le mot de l'énigme. Nous eûmes il y a quelque temps ici un peintre en miniature venant d'Italie; il avait des lettres de milord Edouard, qui peut-être en les lui donnant avait en vue ce qui est arrivé. M. d'Orbe voulut profiter de cette occasion pour avoir le portrait de ma cousine; je voulus l'avoir aussi. Elle et ma mère voulurent avoir le mien, et à ma prière le peintre en fit secrètement une seconde copie. Ensuite, sans m'embarrasser de copie ni d'original, je choisis subtilement le plus ressemblant des trois pour te l'envoyer. C'est une friponnerie dont je ne me suis pas fait un grand scrupule; car un peu de ressemblance de plus ou de moins n'importe guère à ma mère et à ma cousine; mais les hommages que tu rendrais à une autre figure que la mienne seraient une espèce d'infidélité d'autant plus dangereuse que mon portrait serait mieux que moi; et je ne veux point, comme que ce soit, que tu prennes du goût pour des charmes que je n'ai pas. Au reste, il n'a pas dépendu de moi d'être un peu plus soigneusement vêtue; mais on ne m'a pas écoutée, et mon père lui-même a voulu que le portrait demeurât tel qu'il est. Je te prie au moins de croire qu'excepté la coiffure, cet ajustement n'a point été pris sur le mien, que le peintre a tout fait de sa grâce et qu'il a orné ma personne des ouvrages de son imagination.
 
=== Lettre XXV à Julie ===
 
Lettre XXV à Julie
 
Il faut, chère Julie, que je te parle encore de ton portrait; non plus dans ce premier enchantement auquel tu fus si sensible, mais au contraire avec le regret d'un homme abusé par un faux espoir, et que rien ne peut dédommager de ce qu'il a perdu. Ton portrait a de la grâce et de la beauté, même de la tienne; il est assez ressemblant, et peint par un habile homme; mais pour en être content, il faudrait ne te pas connaître.
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Voilà la critique qu'une attention continuelle m'a fait faire de ton portrait. J'ai conçu là-dessus le dessein de le reformer selon mes idées. Je les ai communiquées à un peintre habile; et, sur ce qu'il a déjà fait, j'espère te voir bientôt plus semblable à toi-même. De peur de gâter le portrait, nous essayons les changements sur une copie que je lui en ai fait faire, et il ne les transporte sur l'original que quand nous sommes bien sûrs de leur effet. Quoique je dessine assez médiocrement, cet artiste ne peut se lasser d'admirer la subtilité de mes observations; il ne comprend pas combien celui qui me les dicte est un maître plus savant que lui. Je lui parais aussi quelquefois fort bizarre: il dit que je suis le premier amant qui s'avise de cacher des objets qu'on n'expose jamais assez au gré des autres; et quand je lui réponds que c'est pour mieux te voir tout entière que je t'habille avec tant de soin, il me regarde comme un fou. Ah! que ton portrait serait bien plus touchant, si je pouvais inventer des moyens d'y montrer ton âme avec ton visage, et d'y peindre à la fois ta modestie et tes attraits! Je te jure, ma Julie, qu'ils gagneront beaucoup à cette réforme. On n'y voyait que ceux qu'avait supposés le peintre, et le spectateur ému les supposera tels qu'ils sont. Je ne sais quel enchantement secret règne dans ta personne; mais tout ce qui la touche semble y participer; il ne faut qu'apercevoir un coin de ta robe pour adorer celle qui la porte. On sent, en regardant ton ajustement, que c'est partout le voile des grâces qui couvre la beauté; et le goût de ta modeste parure semble annoncer au coeur tous les charmes qu'elle recèle.
 
=== Lettre XXVI à Julie ===
 
Lettre XXVI à Julie
 
Julie, ô Julie! ô toi qu'un temps j'osais appeler mienne, et dont je profane aujourd'hui le nom! la plume échappe à ma main tremblante; mes larmes inondent le papier; j'ai peine à former les premiers traits d'une lettre qu'il ne fallait jamais écrire; je ne puis ni me taire ni parler. Viens, honorable et chère image, viens épurer et raffermir un coeur avili par la honte et brisé par le repentir. Soutiens mon courage qui s'éteint; donne à mes remords la force d'avouer le crime involontaire que ton absence m'a laissé commettre.
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J'ai fini ce récit affreux: qu'il ne souille plus tes regards ni ma mémoire. O toi dont j'attends mon jugement, j'implore ta rigueur, je la mérite. Quel que soit mon châtiment, il me sera moins cruel que le souvenir de mon crime.
 
=== Lettre XXVII. Réponse ===
 
Lettre XXVII. Réponse
 
Rassurez-vous sur la crainte de m'avoir irritée; votre lettre m'a donné plus de douleur que de colère. Ce n'est pas moi, c'est vous que vous avez offensé par un désordre auquel le coeur n'eut point de part. Je n'en suis que plus affligée; j'aimerais mieux vous voir m'outrager que vous avilir, et le mal que vous vous faites est le seul que je ne puis vous pardonner.
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J'avoue que la politique n'est guère du ressort des femmes; et mon oncle nous en a tant ennuyées, que je comprends comment vous avez pu craindre d'en faire autant. Ce n'est pas non plus, à vous parler franchement, l'étude à laquelle je donnerais la préférence; son utilité est trop loin de moi pour me toucher beaucoup, et ses lumières sont trop sublimes pour frapper vivement mes yeux. Obligée d'aimer le gouvernement sous lequel le ciel m'a fait naître, je me soucie peu de savoir s'il en est de meilleurs. De quoi me servirait de les connaître, avec si peu de pouvoir pour les établir, et pourquoi contristerais-je mon âme à considérer de si grands maux où je ne peux rien, tant que j'en vois d'autres autour de moi qu'il m'est permis de soulager? Mais je vous aime; et l'intérêt que je ne prends pas au sujet, je le prends à l'auteur qui le traite. Je recueille avec une tendre admiration toutes les preuves de votre génie; et fière d'un mérite si digne de mon coeur je ne demande à l'amour qu'autant d'esprit qu'il m'en faut pour sentir le vôtre. Ne me refusez donc pas le plaisir de connaître et d'aimer tout ce que vous faites de bien. Voulez-vous me donner l'humiliation de croire que, si le ciel unissait nos destinées, vous ne jugeriez pas votre compagne digne de penser avec vous?
 
=== Lettre XXVIII de Julie ===
 
Lettre XXVIII de Julie
 
Tout est perdu! Tout est découvert! Je ne trouve plus tes lettres dans le lieu où je les avais cachées. Elles y étaient encore hier au soir. Elles n'ont pu être enlevées que d'aujourd'hui. Ma mère seule peut les avoir surprises. Si mon père les voit, c'est fait de ma vie! Eh! que servirait qu'il ne les vît pas, s'il faut renoncer... Ah Dieu! ma mère m'envoie appeler. Où fuir? Comment soutenir ses regards? Que ne puis-je me cacher au sein de la terre!... Tout mon corps tremble et je suis hors d'état de faire un pas... La honte, l'humiliation, les cuisants reproches... j'ai tout mérité; je supporterai tout. Mais la douleur, les larmes d'une mère éplorée... ô mon coeur, quels déchirements!... Elle m'attend, je ne puis tarder davantage... Elle voudra savoir... Il faudra tout dire... Regianino sera congédié. Ne m'écris plus jusqu'à nouvel avis... Qui sait si jamais... Je pourrais... quoi! mentir!... mentir à ma mère!... Ah! s'il faut nous sauver par le mensonge, adieu, nous sommes perdus!
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Lettres de deux amants habitants d'une petite ville au pied des Alpes
 
== Troisième partie ==
 
Troisième partie
 
 
=== Lettre I de Madame d'Orbe ===
 
Que de maux vous causez à ceux qui vous aiment! Que de pleurs vous avez déjà fait couler dans une famille infortunée dont vous troublez le repos! Craignez d'ajouter le deuil à nos larmes; craignez que la mort d'une mère affligée ne soit le dernier effet du poison que vous versez dans le coeur de sa fille, et qu'un amour désordonné ne devienne enfin pour vous-même la source d'un remords éternel. L'amitié m'a fait supporter vos erreurs tant qu'une ombre d'espoir pouvait les nourrir; mais comment tolérer une vaine constance que l'honneur et la raison condamnent, et qui, ne pouvant plus causer que des malheurs et des peines, ne mérite que le nom d'obstination?
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Que vous seriez attristé, que vous vous consumeriez en regrets, si vous pouviez contempler l'état actuel de cette malheureuse amie, et l'avilissement où la réduit le malheur et la honte! Que son lustre est terni! que ses grâces sont languissantes! que tous ses sentiments si charmants et si doux se fondent tristement dans le seul qui les absorbe! L'amitié même en est attiédie; à peine partage-t-elle encore le plaisir que je goûte à la voir; et son coeur malade ne sait plus rien sentir que l'amour et la douleur. Hélas! qu'est devenu ce caractère aimant et sensible, ce goût si pur des choses honnêtes, cet intérêt si tendre aux peines et aux plaisirs d'autrui? Elle est encore, je l'avoue, douce, généreuse, compatissante; l'aimable habitude de bien faire ne saurait s'effacer en elle; mais ce n'est plus qu'une habitude aveugle, un goût sans réflexion. Elle fait toutes les mêmes choses, mais elle ne les fait plus avec le même zèle; ces sentiments sublimes se sont affaiblis, cette flamme divine s'est amortie, cet ange n'est plus qu'une femme ordinaire. Ah! quelle âme vous avez ôtée à la vertu!
 
=== Lettre II à madame d'Etange ===
 
Lettre II à madame d'Etange
 
Pénétré d'une douleur qui doit durer autant que moi, je me jette à vos pieds, Madame, non pour vous marquer un repentir qui ne dépend pas de mon coeur, mais pour expier un crime involontaire en renonçant à tout ce qui pouvait faire la douceur de ma vie. Comme jamais sentiments humains n'approchèrent de ceux que m'inspira votre adorable fille, il n'y eut jamais de sacrifice égal à celui que je viens faire à la plus respectable des mères; mais Julie m'a trop appris comment il faut immoler le bonheur au devoir; elle m'en a trop courageusement donné l'exemple, pour qu'au moins une fois je ne sache pas l'imiter. Si mon sang suffisait pour guérir vos peines, je le verserais en silence et me plaindrais de ne vous donner qu'une si faible preuve de mon zèle; mais briser le plus doux, le plus pur, le plus sacré lien qui jamais ait uni deux coeurs, ah! c'est un effort que l'univers entier ne m'eût pas fait faire, et qu'il n'appartenait qu'à vous d'obtenir.
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Daignez vous confier à des serments qui ne seront point vains, et à un homme qui n'est point trompeur. Si je pus un jour abuser de votre estime, je m'abusai le premier moi-même. Mon coeur sans expérience ne connut le danger que quand il n'était plus temps de fuir, et je n'avais point encore appris de votre fille cet art cruel de vaincre l'amour par lui-même, qu'elle m'a depuis si bien enseigné. Banissez vos craintes, je vous en conjure. Y a-t-il quelqu'un au monde à qui son repos, sa félicité, son honneur soient plus chers qu'à moi? Non, ma parole et mon coeur vous sont garants de l'engagement que je prends au nom de mon illustre ami comme au mien. Nulle indiscrétion ne sera commise soyez-en sûre; et je rendrai le dernier soupir sans qu'on sache quelle douleur termina mes jours. Calmez donc celle qui vous consume, et dont la mienne s'aigrit encore; essuyez des pleurs qui m'arrachent l'âme; rétablissez votre santé; rendez à la plus tendre fille qui fut jamais le bonheur auquel elle a renoncé pour vous; soyez vous-même heureuse par elle; vivez, enfin, pour lui faire aimer la vie. Ah! malgré les erreurs de l'amour, être mère de Julie est encore un sort assez beau pour se féliciter de vivre.
 
=== Lettre III à madame d'Orbe, en lui envoyant la lettre précédente ===
 
Lettre III à madame d'Orbe, en lui envoyant la lettre précédente
 
Tenez, cruelle, voilà ma réponse. En la lisant, fondez en larmes si vous connaissez mon coeur, et si le vôtre est sensible encore; mais surtout ne m'accablez plus de cette estime impitoyable que vous me vendez si cher, et dont vous faites le tourment de ma vie.
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Votre main barbare a donc osé les rompre ces doux noeuds formés sous vos yeux presque dès l'enfance, et que votre amitié semblait partager avec tant de plaisir! Je suis donc aussi malheureux que vous le voulez et que je puis l'être! Ah! connaissez-vous tout le mal que vous faites? Sentez-vous bien que vous m'arrachez l'âme, que ce que vous m'ôtez est sans dédommagement, et qu'il vaut mieux cent fois mourir que ne plus vivre l'un pour l'autre? Que me parlez-vous du bonheur de Julie? en peut-il être sans le consentement du coeur? Que me parlez-vous du danger de sa mère? Ah! qu'est-ce que la vie d'une mère, la mienne, la vôtre, la sienne même, qu'est-ce que l'existence du monde entier auprès du sentiment délicieux qui nous unissait? Insensée et farouche vertu! j'obéis à ta voix sans mérite; je t'abhorre en faisant tout pour toi. Que sont tes vaines consolations contre les vives douleurs de l'âme? Va, triste idole des malheureux, tu ne fais qu'augmenter leurs misères en leur ôtant les ressources que la fortune leur laisse. J'obéirai pourtant; oui, cruelle, j'obéirai; je deviendrai, s'il se peut, insensible et féroce comme vous. J'oublierai tout ce qui me fut cher au monde. Je ne veux plus entendre ni prononcer le nom de Julie ni le vôtre. Je ne veux plus m'en rappeler l'insupportable souvenir. Un dépit, une rage inflexible m'aigrit contre tant de revers. Une dure opiniâtreté me tiendra lieu de courage: il m'en a trop coûté d'être sensible; il vaut mieux renoncer à l'humanité.
 
=== Lettre IV de madame d'Orbe ===
 
Lettre IV de madame d'Orbe
 
Vous m'avez écrit une lettre désolante; mais il y a tant d'amour et de vertu dans votre conduite, qu'elle efface l'amertume de vos plaintes: vous êtes trop généreux pour qu'on ait le courage de vous quereller. Quelque emportement qu'on laisse paraître, quand on sait ainsi s'immoler à ce qu'on aime, on mérite plus de louanges que de reproches; et, malgré vos injures, vous ne me fûtes jamais si cher que depuis que je connais si bien tout ce que vous valez.
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Je ne cherche point à rallumer dans votre coeur une espérance que je n'ai pas moi-même; mais je veux vous montrer, comme il est vrai, que le parti le plus honnête est aussi le plus sage, et que s'il peut rester quelque ressource à votre amour, elle est dans le sacrifice que l'honneur et la raison vous imposent. Mère, parents, amis, tout est maintenant pour vous, hors un père, qu'on gagnera par cette voie, ou que rien ne saurait gagner. Quelque imprécation qu'ait pu vous dicter un moment de désespoir, vous nous avez prouvé cent fois qu'il n'est point de route plus sûre pour aller au bonheur que celle de la vertu. Si l'on y parvient, il est plus pur, plus solide et plus doux par elle; si on le manque, elle seule peut en dédommager. Reprenez donc courage; soyez homme, et soyez encore vous-même. Si j'ai bien connu votre coeur, la manière la plus cruelle pour vous de perdre Julie serait d'être indigne de l'obtenir.
 
=== Lettre V de Julie ===
 
Lettre V de Julie
 
Elle n'est plus. Mes yeux ont vu fermer les siens pour jamais; ma bouche a reçu son dernier soupir; mon nom fut le dernier mot qu'elle prononça; son dernier regard fut tourné vers moi. Non, ce n'était pas la vie qu'elle semblait quitter, j'avais trop peu su la lui rendre chère; c'était à moi seule qu'elle s'arrachait. Elle me voyait sans guide et sans espérance, accablée de mes malheurs et de mes fautes: mourir ne fut rien pour elle, et son coeur n'a gémi que d'abandonner sa fille dans cet état. Elle n'eut que trop de raison. Qu'avait-elle à regretter sur la terre? Qu'est-ce qui pouvait ici-bas valoir à ses yeux le prix immortel de sa patience et de ses vertus qui l'attendait dans le ciel? Que lui restait-il à faire au monde, sinon d'y pleurer mon opprobre? Ame pure et chaste, digne épouse, et mère incomparable, tu vis maintenant au séjour de la gloire et de la félicité; tu vis; et moi, livrée au repentir et au désespoir, privée à jamais de tes soins, de tes conseils, de tes douces caresses, je suis morte au bonheur, à la paix, à l'innocence; je ne sens plus que ta perte; je ne vois plus que ma honte; ma vie n'est plus que peine et douleur. Ma mère, ma tendre mère, hélas! je suis bien plus morte que toi!
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O vous que le ciel suscita dans sa colère pour me rendre malheureuse et coupable, pour la dernière fois recevez dans votre sein des larmes dont vous êtes l'auteur. Je ne viens plus, comme autrefois, partager avec vous des peines qui devaient nous être communes. Ce sont les soupirs d'un dernier adieu qui s'échappent malgré moi. C'en est fait; l'empire de l'amour est éteint dans une âme livrée au seul désespoir. Je consacre le reste de mes jours à pleurer la meilleure des mères; je saurai lui sacrifier des sentiments qui lui ont coûté la vie; je serais trop heureuse qu'il m'en coûtât assez de les vaincre, pour expier tout ce qu'ils lui ont fait souffrir. Ah! si son esprit immortel pénètre au fond de mon coeur, il sait bien que la victime que je lui sacrifie n'est pas tout à fait indigne d'elle. Partagez un effort que vous m'avez rendu nécessaire. S'il vous reste quelque respect pour la mémoire d'un noeud si cher et si funeste, c'est par lui que je vous conjure de me fuir à jamais, de ne plus m'écrire, de ne plus aigrir mes remords, de me laisser oublier, s'il se peut, ce que nous fûmes l'un à l'autre. Que mes yeux ne vous voient plus; que je n'entende plus prononcer votre nom; que votre souvenir ne vienne plus agiter mon coeur. J'ose parler encore au nom d'un amour qui ne doit plus être; à tant de sujets de douleur n'ajoutez pas celui de voir son dernier voeu méprisé. Adieu donc pour la dernière fois, unique et cher... Ah! fille insensée!... Adieu pour jamais.
 
=== Lettre VI à madame d'Orbe ===
 
Lettre VI à madame d'Orbe
 
Enfin le voile est déchiré; cette longue illusion s'est évanouie; cet espoir si doux s'est éteint; il ne me reste pour aliment d'une flamme éternelle qu'un souvenir amer et délicieux qui soutient ma vie et nourrit mes tourments du vain sentiment d'un bonheur qui n'est plus.
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Hélas! elle était fille, et n'a plus de mère! Voilà la perte qui ne se répare point, et dont on ne se console jamais quand on a pu se la reprocher. Sa conscience agitée lui redemande cette mère tendre et chérie, et dans une douleur si cruelle l'horrible remords se joint à son affliction. O Julie! ce sentiment affreux devait-il être connu de toi? Vous qui fûtes témoin de la maladie et des derniers moments de cette mère infortunée, je vous supplie, je vous conjure, dites-moi ce que j'en dois croire. Déchirez-moi le coeur si je suis coupable. Si la douleur de nos fautes l'a fait descendre au tombeau, nous sommes deux monstres indignes de vivre; c'est un crime de songer à des liens si funestes, c'en est un de voir le jour. Non, j'ose le croire, un feu si pur n'a point produit de si noirs effets. L'amour nous inspira des sentiments trop nobles pour en tirer les forfaits des âmes dénaturées. Le ciel, le ciel serait-il injuste, et celle qui sut immoler son bonheur aux auteurs de ses jours méritait-elle de leur coûter la vie?
 
=== Lettre VII. Réponse ===
 
Lettre VII. Réponse
 
Comment pourrait-on vous aimer moins en vous estimant chaque jour davantage? Comment perdrais-je mes anciens sentiments pour vous tandis que vous en méritez chaque jour de nouveaux? Non, mon cher et digne ami, tout ce que nous fûmes les uns aux autres dès notre première jeunesse, nous le serons le reste de nos jours; et si notre mutuel attachement n'augmente plus, c'est qu'il ne peut plus augmenter. Toute la différence est que je vous aimais comme mon frère, et qu'à présent je vous aime comme mon enfant; car quoique nous soyons toutes deux plus jeunes que vous, et même vos disciples, je vous regarde un peu comme le nôtre. En nous apprenant à penser, vous avez appris de nous à être sensible; et, quoi qu'en dise votre philosophe anglais, cette éducation vaut bien l'autre; si c'est la raison qui fait l'homme, c'est le sentiment qui le conduit.
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Elle n'ignore rien de tout cela; mais vous dirai-je ce que je pense de ses remords apparents? L'amour est plus ingénieux qu'elle. Pénétrée du regret de sa mère, elle voudrait vous oublier; et, malgré qu'elle en ait, il trouble sa conscience pour la forcer de penser à vous. Il veut que ses pleurs aient du rapport à ce qu'elle aime. Elle n'oserait plus s'en occuper directement, il la force de s'en occuper encore au moins par son repentir. Il l'abuse avec tant d'art, qu'elle aime mieux souffrir davantage et que vous entriez dans le sujet de ses peines. Votre coeur n'entend pas peut-être ces détours du sien; mais ils n'en sont pas moins naturels: car votre amour à tous deux, quoique égal en force, n'est pas semblable en effets; le vôtre est bouillant et vif, le sien est doux et tendre; vos sentiments s'exhalent au dehors avec véhémence, les siens retournent sur elle-même, et, pénétrant la substance de son âme, l'altèrent et la changent insensiblement. L'amour anime et soutient votre coeur, il affaisse et abat le sien; tous les ressorts en sont relâchés, sa force est nulle, son courage est éteint, sa vertu n'est plus rien. Tant d'héroïques facultés ne sont pas anéanties, mais suspendues; un moment de crise peut leur rendre toute leur vigueur, ou les effacer sans retour. Si elle fait encore un pas vers le découragement, elle est perdue; mais si cette âme excellente se relève un instant, elle sera plus grande, plus forte, plus vertueuse que jamais, et il ne sera plus question de rechute. Croyez-moi, mon aimable ami, dans cet état périlleux sachez respecter ce que vous aimâtes. Tout ce qui lui vient de vous, fût-ce contre vous-même, ne lui peut être que mortel. Si vous vous obstinez auprès d'elle, vous pourrez triompher aisément; mais vous croirez en vain posséder la même Julie, vous ne la retrouverez plus.
 
=== Lettre VIII de milord Edouard ===
 
Lettre VIII de milord Edouard
 
J'avais acquis des droits sur ton coeur; tu m'étais nécessaire, et j'étais prêt à t'aller joindre. Que t'importent mes droits, mes besoins, mon empressement? Je suis oublié de toi; tu ne daignes plus m'écrire. J'apprends ta vie solitaire et farouche; je pénètre tes desseins secrets. Tu t'ennuies de vivre.
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Meurs donc, jeune insensé; meurs, homme à la fois féroce et lâche, mais sache en mourant que tu laisses dans l'âme d'un honnête homme à qui tu fus cher la douleur de n'avoir servi qu'un ingrat.
 
=== Lettre IX. Réponse ===
 
Lettre IX. Réponse
 
Réponse
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Julie d'Etange.
 
=== Lettre X du Baron d'Etange dans laquelle était le précédent billet ===
 
Lettre X du Baron d'Etange dans laquelle était le précédent billet
 
S'il peut rester dans l'âme d'un suborneur quelque sentiment d'honneur et d'humanité, répondez à ce billet d'une malheureuse dont vous avez corrompu le coeur, et qui ne serait plus si j'osais soupçonner qu'elle eût porté plus loin l'oubli d'elle-même. Je m'étonnerai peu que la même philosophie qui lui apprit à se jeter à la tête du premier venu, lui apprenne encore à désobéir à son père. Pensez-y cependant. J'aime à prendre en toute occasion les voies de la douceur et de l'honnêteté, quand j'espère qu'elles peuvent suffire; mais, si j'en veux bien user avec vous, ne croyez pas que j'ignore comment se venge l'honneur d'un gentilhomme offensé par un homme qui ne l'est pas.
 
=== Lettre XI. Réponse ===
 
Lettre XI. Réponse
 
Epargnez-vous, Monsieur, des menaces vaines qui ne m'effraient point, et d'injustes reproches qui ne peuvent m'humilier. Sachez qu'entre deux personnes de même âge il n'y a d'autre suborneur que l'amour, et qu'il ne vous appartiendra jamais d'avilir un homme que votre fille honora de son estime.
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S. G.
 
=== Lettre XII de Julie ===
 
Lettre XII de Julie
 
Je voulais vous décrire la scène qui vient de se passer, et qui a produit le billet que vous avez dû recevoir; mais mon père a pris ses mesures si justes qu'elle n'a fini qu'un moment avant le départ du courrier. Sa lettre est sans doute arrivée à temps à la poste; il n'en peut être de même de celle-ci: votre résolution sera prise, et votre réponse partie avant qu'elle vous parvienne; ainsi tout détail serait désormais inutile. J'ai fait mon devoir; vous ferez le vôtre; mais le sort nous accable, l'honneur nous trahit; nous serons séparés à jamais, et, pour comble d'horreur, je vais passer dans les... Hélas! j'ai pu vivre dans les tiens! O devoir! à quoi sers-tu? O Providence!... il faut gémir et se taire.
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La plume échappe de ma main. J'étais incommodée depuis quelques jours; l'entretien de ce matin m'a prodigieusement agitée... La tête et le coeur me font mal... je me sens défaillir... le ciel aurait-il pitié de mes peines?... Je ne puis me soutenir... je suis forcée à me mettre au lit, et me console dans l'espoir de n'en point relever. Adieu, mes uniques amours. Adieu, pour la dernière fois, cher et tendre ami de Julie. Ah! si je ne dois plus vivre pour toi, n'ai-je pas déjà cessé de vivre?
 
=== Lettre XIII de Julie à madame d'Orbe ===
 
Lettre XIII de Julie à madame d'Orbe
 
Il est donc vrai, chère et cruelle amie, que tu me rappelles à la vie et à mes douleurs? J'ai vu l'instant heureux où j'allais rejoindre la plus tendre des mères; tes soins inhumains m'ont enchaînée pour la pleurer plus longtemps; et quand le désir de la suivre m'arrache à la terre, le regret de te quitter m'y retient. Si je me console de vivre, c'est par l'espoir de n'avoir pas échappé tout entière à la mort. Ils ne sont plus ces agréments de mon visage que mon coeur a payés si cher; la maladie dont je sors m'en a délivrée. Cette heureuse perte ralentira l'ardeur grossière d'un homme assez dépourvu de délicatesse pour m'oser épouser sans mon aveu. Ne trouvant plus en moi ce qui lui plut, il se souciera peu du reste. Sans manquer de parole à mon père, sans offenser l'ami dont il tient la vie, je saurai rebuter cet importun: ma bouche gardera le silence; mais mon aspect parlera pour moi. Son dégoût me garantira de sa tyrannie, et il me trouvera trop laide pour daigner me rendre malheureuse.
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J'ai beau me rappeler tous ces vains discours dont la philosophie amuse les gens qui ne sentent rien; ils ne m'en imposent plus, et je sens que je les méprise. On ne voit point les esprits, je le veux croire; mais deux âmes si étroitement unies ne sauraient-elles avoir entre elles une communication immédiate, indépendante du corps et des sens? L'impression directe que l'une reçoit de l'autre ne peut-elle pas la transmettre au cerveau, et recevoir de lui par contre-coup les sensations qu'elle lui a données?... Pauvre Julie, que d'extravagances! Que les passions nous rendent crédules! et qu'un coeur vivement touché se détache avec peine des erreurs même qu'il aperçoit!
 
=== Lettre XIV. Réponse ===
 
Lettre XIV. Réponse
 
Ah! fille trop malheureuse et trop sensible, n'es-tu donc née que pour souffrir? Je voudrais en vain t'épargner des douleurs; tu sembles les chercher sans cesse et ton ascendant est plus fort que tous mes soins. A tant de vrais sujets de peine n'ajoute pas au moins des chimères; et, puisque ma discrétion t'est plus nuisible qu'utile, sors d'une erreur qui te tourmente: peut-être la triste vérité te sera-t-elle encore moins cruelle. Apprends donc que ton rêve n'est point un rêve; que ce n'est point l'ombre de ton ami que tu as vue, mais sa personne, et que cette touchante scène, incessamment présente à ton imagination, s'est passée réellement dans ta chambre le surlendemain du jour où tu fus le plus mal.
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Voilà, trop aimable cousine, de quoi bannir les terreurs funèbres qui t'alarmaient sans sujet. Depuis longtemps tu as renoncé à la personne de ton ami, et sa vie est en sûreté. Ne songe donc qu'à conserver la tienne, et à t'acquitter de bonne grâce du sacrifice que ton coeur a promis à l'amour paternel. Cesse enfin d'être le jouet d'un vain espoir et de te repaître de chimères. Tu te presses beaucoup d'être fière de ta laideur; sois plus humble, crois-moi, tu n'as encore que trop sujet de l'être. Tu as essuyé une cruelle atteinte, mais ton visage a été épargné. Ce que tu prends pour des cicatrices ne sont que des rougeurs qui seront bientôt effacées. Je fus plus maltraitée que cela, et cependant tu vois que je ne suis pas trop mal encore. Mon ange, tu resteras jolie en dépit de toi, et l'indifférent Wolmar, que trois ans d'absence n'ont pu guérir d'un amour conçu dans huit jours, s'en guérira-t-il en te voyant à toute heure? O si ta seule ressource est de déplaire, que ton sort est désespéré!
 
=== Lettre XV de Julie ===
 
Lettre XV de Julie
 
C'en est trop, c'en est trop. Ami, tu as vaincu. Je ne suis point à l'épreuve de tant d'amour; ma résistance est épuisée. J'ai fait usage de toutes mes forces; ma conscience m'en rend le consolant témoignage. Que le ciel ne me demande point compte de plus qu'il ne m'a donné! Ce triste coeur que tu achetas tant de fois, et qui coûta si cher au tien, t'appartient sans réserve; il fut à toi du premier moment où mes yeux te virent, il te restera jusqu'à mon dernier soupir. Tu l'as trop bien mérité pour le perdre, et je suis lasse de servir aux dépens de la justice une chimérique vertu.
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Respecte ces tendres penchants, mon aimable ami; tu leur dois trop pour les haïr; mais souffres-en le cher et doux partage; souffre que les droits du sang et de l'amitié ne soient pas éteints par ceux de l'amour. Ne pense point que pour te suivre j'abandonne jamais la maison paternelle. N'espère point que je me refuse aux liens que m'impose une autorité sacrée. La cruelle perte de l'un des auteurs de mes jours m'a trop appris à craindre d'affliger l'autre. Non, celle dont il attend désormais toute sa consolation ne contristera pas son âme accablée d'ennuis; je n'aurai point donné la mort à tout ce qui me donna la vie. Non, non; je connais mon crime et ne puis le haïr. Devoir, honneur, vertu, tout cela ne me dit plus rien; mais pourtant je ne suis point un monstre; je suis faible et non dénaturée. Mon parti est pris, je ne veux désoler aucun de ceux que j'aime. Qu'un père esclave de sa parole et jaloux d'un vain titre dispose de ma main qu'il a promise; que l'amour seul dispose de mon coeur; que mes pleurs ne cessent de couler dans le sein d'une tendre amie. Que je sois vile et malheureuse; mais que tout ce qui m'est cher soit heureux et content s'il est possible. Formez tous trois ma seule existence, et que votre bonheur me fasse oublier ma misère et mon désespoir.
 
=== Lettre XVI. Réponse ===
 
Lettre XVI. Réponse
 
Réponse
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Ces vains projets de fortune qui m'ont si grossièrement abusé sont oubliés depuis longtemps. Je vais m'occuper uniquement des soins que je dois à milord Edouard; il veut m'entraîner en Angleterre; il prétend que je puis l'y servir. Eh bien! je l'y suivrai. Mais je me déroberai tous les ans; je me rendrai secrètement près de toi. Si je ne puis te parler, au moins je t'aurai vue; j'aurai du moins baisé tes pas; un regard de tes yeux m'aura donné dix mois de vie. Forcé de repartir, en m'éloignant de celle que j'aime, je compterai pour me consoler les pas qui doivent m'en rapprocher. Ces fréquents voyages donneront le change à ton malheureux amant; il croira déjà jouir de ta vue en partant pour t'aller voir; le souvenir de ses transports l'enchantera durant son retour; malgré le sort cruel, ses tristes ans ne seront pas tout à fait perdus; il n'y en aura point qui ne soient marqués par des plaisirs, et les courts moments qu'il passera près de toi se multiplieront sur sa vie entière.
 
=== Lettre XVII de madame d'Orbe ===
 
Lettre XVII de madame d'Orbe
 
Votre amante n'est plus; mais j'ai retrouvé mon amie, et vous en avez acquis une dont le coeur peut vous rendre beaucoup plus que vous n'avez perdu. Julie est mariée, et digne de rendre heureux l'honnête homme qui vient d'unir son sort au sien. Après tant d'imprudences, rendez grâces au ciel qui vous a sauvés tous deux, elle de l'ignominie, et vous du regret de l'avoir déshonorée. Respectez son nouvel état; ne lui écrivez point; elle vous en prie. Attendez qu'elle vous écrive; c'est ce qu'elle fera dans peu. Voici le temps où je vais connaître si vous méritez l'estime que j'eus pour vous, et si votre coeur est sensible à une amitié pure et sans intérêt.
 
=== Lettre XVIII de Julie ===
 
Lettre XVIII de Julie
 
Vous êtes depuis si longtemps le dépositaire de tous les secrets de mon coeur, qu'il ne saurait plus perdre une si douce habitude. Dans la plus importante occasion de ma vie il veut s'épancher avec vous. Ouvrez-lui le vôtre, mon aimable ami; recueillez dans votre sein les longs discours de l'amitié: si quelquefois elle rend diffus l'ami qui parle, elle rend toujours patient l'ami qui écoute.
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Je ne crois pas avoir besoin d'apologie pour cette longue lettre. Si vous m'étiez moins cher, elle serait plus courte. Avant de la finir, il me reste une grâce à vous demander. Un cruel fardeau me pèse sur le coeur. Ma conduite passée est ignorée de M. de Wolmar; mais une sincérité sans réserve fait partie de la fidélité que je lui dois. J'aurais déjà cent fois tout avoué, vous seul m'avez retenue. Quoique je connaisse la sagesse et la modération de M. de Wolmar, c'est toujours vous compromettre que de vous nommer, et je n'ai point voulu le faire sans votre consentement. Serait-ce vous déplaire que de vous le demander, et aurais-je trop présumé de vous ou de moi en me flattant de l'obtenir? Songez, je vous supplie, que cette réserve ne saurait être innocente, qu'elle m'est chaque jour plus cruelle, et que, jusqu'à la réception de votre réponse, je n'aurai pas un instant de tranquillité.
 
=== Lettre XIX. Réponse ===
 
Lettre XIX. Réponse
 
Et vous ne seriez plus ma Julie? Ah! ne dites pas cela, digne et respectable femme. Vous l'êtes plus que jamais. Vous êtes celle qui méritez les hommages de tout l'univers; vous êtes celle que j'adorai en commençant d'être sensible à la véritable beauté; vous êtes celle que je ne cesserai d'adorer, même après ma mort, s'il reste encore en mon âme quelque souvenir des attraits vraiment célestes qui l'enchantèrent durant ma vie. Cet effort de courage qui vous ramène à tout votre vertu ne vous rend que plus semblable à vous-même. Non, non, quelque supplice que j'éprouve à le sentir et le dire, jamais vous ne fûtes mieux ma Julie qu'au moment que vous renoncez à moi. Hélas! c'est en vous perdant que je vous ai retrouvée. Mais moi dont le coeur frémit au seul projet de vous imiter, moi tourmenté d'une passion criminelle que je ne puis ni supporter ni vaincre, suis-je celui que je pensais être? Etais-je digne de vous plaire? Quel droit avais-je de vous importuner de mes plaintes et de mon désespoir! C'était bien à moi d'oser soupirer pour vous! Eh! qu'étais-je pour vous aimer?
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Il faut finir cette lettre. Je ne pourrais, je le sens, m'empêcher d'y reprendre un ton que vous ne devez plus entendre. Julie, il faut vous quitter! Si jeune encore, il faut déjà renoncer au bonheur! O temps qui ne dois plus revenir! temps passé pour toujours, source de regrets éternels! plaisirs, transports, douces extases, moments délicieux, ravissements célestes! mes amours, mes uniques amours, honneur et charme de ma vie! adieu pour jamais.
 
=== Lettre XX de Julie ===
 
Lettre XX de Julie
 
Vous me demandez si je suis heureuse. Cette question me touche, et en la faisant vous m'aidez à y répondre; car, bien loin de chercher l'oubli dont vous parlez, j'avoue que je ne saurais être heureuse si vous cessiez de m'aimer; mais je le suis à tous égards, et rien ne manque à mon bonheur que le vôtre. Si j'ai évité dans ma lettre précédente de parler de M. de Wolmar, je l'ai fait par ménagement pour vous. Je connaissais trop votre sensibilité pour ne pas craindre d'aigrir vos peines; mais votre inquiétude sur mon sort m'obligeant à vous parler de celui dont il dépend, je ne puis vous en parler que d'une manière digne de lui, comme il convient à son épouse et à une amie de la vérité.