« Histoire d’un conscrit de 1813 » : différence entre les versions

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Nous allions donc, suivant la grande route de Wurtzen, le fusil en bandoulière, la capote retroussée, le dos arrondi sous le sac, et l’oreille basse, comme on peut croire. La pluie tombait, l’eau nous coulait du shako dans la nuque; le vent secouait les peupliers, dont les feuilles jaunes, voltigeant autour de nous, annonçaient l’hiver, et cela continuait ainsi des heures. De loin en loin un village se rencontrait avec ses hangars, ses fumiers, ses jardins entourés de palissades. Les femmes, debout derrière les petites vitres ternes, nous regardaient passer; un chien aboyait, un homme, qui fendait du bois sur sa porte, se retournait pour nous suivre des yeux, et nous allions toujours, crottés jusqu’à l’échine. Nous revoyions, au bout du village, la grande route s’étendre à perte de vue, les nuages gris se traîner sur les champs dépouillés, et quelques maigres corbeaux s’éloigner à tire-d’aile en jetant leur cri mélancolique. Rien de triste comme un pareil spectacle, surtout quand on pense que l’hiver approche, et qu’il faudra bientôt coucher dehors dans la neige. Aussi personne ne disait mot, sauf le fourrier Poitevin. C’était un vieux soldat, jaune, ridé, les joues creuses, le nez rouge, les moustaches longues d’une aune, comme tous les buveurs d’eau-de-vie. Il avait un langage relevé, qu’il entremêlait d’expressions de caserne; et quand la pluie redoublait, il s’écriait, avec un éclat de rire bizarre : « Oui... Poitevin... oui... cela t’apprendra à siffler !... » Ce vieil ivrogne s’était aperçu que j’avais quelques sous au fond de ma poche; il se tenait près de moi, disant : « Jeune homme, si votre sac vous gêne, passez-moi ça. » Mais je le remerciais de son honnêteté. Malgré mon ennui d’être avec un homme qui regardait toujours les enseignes d’auberge, lorsque nous traversions un village, et qui disait : « Un petit verre ferait joliment de bien par le temps qui court... » Je ne pus m empêcher de lui payer quelques gouttes, de sorte qu’il ne me quittait plus. Nous approchions de Wurtzen et la pluie tombait à verse, lorsque le fourrier s’écria pour la vingtième fois : « Oui, Poitevin... voilà l’existence... cela t’apprendra à siffler ! — Quel diable de proverbe avez-vous là, fourrier ? lui dis-je... Je voudrais bien savoir comment la pluie vous apprend à siffler. — Ce n’est pas un proverbe, jeune homme, c’est une idée qui me revient quand je m’amuse. » Puis au bout d’un instant : « Vous saurez, dit-il, qu’en 1806, époque où je faisais mes études à Rouen, il m’arriva de siffler une pièce de théâtre, avec bien d’autres jeunes gens comme moi. Les uns sifflaient, les autres applaudissaient; il en résulta des coups de poing, et la police nous mit au violon par douzaines. L’Empereur, ayant appris la chose, dit : « Puisqu’ils aiment tant à se battre, qu’on les incorpore dans mes armées ! Ils pourront satisfaire leur goût ! » Et naturellement la chose fut faite; personne n’osa souffler dans le pays, pas même les pères et mères ! — Vous étiez donc conscrit ? lui dis-je. — Non, mon père venait de m’acheter un remplaçant. C’est une plaisanterie de l’Empereur... une de ces plaisanteries dont on se souvient longtemps : vingt ou trente d’entre nous sont morts de misère... Quelques autres, au lieu de remplir une place honorable dans leur pays, soit comme médecin, juge, avocat, sont devenus de vieux ivrognes. Voilà ce qui s’appelle une bonne farce ! » Alors il se mit à rire en me regardant du coin de l’oeil. — J’étais devenu tout pensif, et deux ou trois fois encore, avant d’arriver à Gauernitz, je payai des petits verres à ce pauvre diable. Vers cinq heures du soir, en approchant du village de Risa, nous aperçûmes à gauche un vieux moulin avec son pont de bois, que suivait un sentier de traverse. Nous prîmes le sentier pour couper au court, et nous n’étions plus qu’à deux cents pas du moulin, lorsque nous entendîmes de grands cris. En même temps, deux femmes, une toute vieille et l’autre plus jeune, traversèrent un jardin, entraînant après elles des enfants. Elles tâchaient de gagner un petit bois qui borde la route, sur la côte en face. Presque aussitôt nous vîmes plusieurs de nos soldats sortir du moulin avec des sacs, d’autres remonter d’une cave à la file avec de petites tonnes, qu’ils se dépêchaient de charger sur une charrette, près de l’écluse, d’autres amenaient des vaches et des chevaux d’une étable, tandis qu’un vieillard, devant la porte, levait les mains au ciel, et que cinq ou six de ces mauvais gueux entouraient le meunier tout pâle et les yeux hors de la tête. Tout cela : le moulin, la digue, les fenêtres défoncées, les femmes qui se sauvent, nos soldats en bonnet de police, faits comme de véritables bandits, le vieux qui les maudit, et les vaches qui secouent la tête, pour se débarrasser de ceux qui les emmènent, pendant que d’autres les piquent derrière avec leurs baïonnettes... tout est là... devant moi... je crois encore le voir ! « Ça, dit le fourrier Poitevin, ce sont des maraudeurs... Nous ne sommes plus loin de l’armée. — Mais c’est abominable ! m’écriai-je; ce sont des brigands ! — Oui, répondit le fourrier, c’est contraire à la discipline; si l’Empereur le savait, on les fusillerait comme des chiens. » Nous traversions alors le petit pont; et, comme on venait de percer une des tonnes derrière la charrette, les soldats s’empressaient autour, avec une cruche, en buvant à la ronde. Cette vue révolta le fourrier, qui s écria d’un ton majestueux : « De quelle autorité exercez-vous ce pillage ? » Plusieurs tournèrent la tête, et, voyant que nous n’étions plus que trois, parce que les autres avaient suivi leur chemin sans s’arrêter, un d’eux répondit : « Hé ! vieux farceur.. tu veux ta part du gâteau... c’est tout simple... Mais il n’y a pas besoin de retrousser tes moustaches pour ça. Tiens, bois un coup. » Il lui tendait la cruche; le fourrier la prit, et, me regardant de côté, il but. « Eh bien, jeune homme, fit-il ensuite, si le coeur vous en dit ! Il est fameux, ce petit vin. — Merci », lui répondis-je. Plusieurs autour de nous criaient : « En route ! en route ! Il est temps. » D’autres : « Non, non, attendez... Il faut encore voir !... — Dites donc, reprit le fourrier d’un ton de brave homme, vous savez, camarades... il faut aller en douceur. — Oui, oui, l’ancien, répondit une espèce de tambour-major, — le grand chapeau à corne en travers des épaules, et, souriant d’un air moqueur, les yeux à demi fermés : — Oui, sois tranquille, nous allons plumer la poule dans les règles. On aura des égards... on aura des égards ! » Alors le fourrier ne dit plus rien; il était comme honteux à cause de moi. « Que voulez-vous, jeune homme ! me dit-il en allongeant le pas pour rejoindre les camarades, à la guerre comme à la guerre... On ne peut pas se laisser dépérir ! » Je crois qu’il serait resté, sans la peur d’être pris. Moi, j’étais triste et je me disais : « Voilà bien les ivrognes ! ils peuvent avoir de bons mouvements, mais la vue d’une cruche de vin leur fait tout oublier. » Enfin, vers dix heures du soir, nous découvrîmes deux feux de bivac sur une côte sombre, à droite du village de Gauernitz et d’un vieux château, où brillaient aussi quelques lumières. Plus loin, dans la plaine, tremblotaient d’autres feux en plus grand nombre. La nuit était claire. Les grandes pluies avaient essuyé le ciel. Comme nous nous approchions du bivac, on nous cria : « Qui vive ! — France ! » répondit le fourrier. Mon coeur battait avec force, en pensant que dans quelques minutes j’allais revoir mes vieux camarades s’ils étaient encore de ce monde. Des hommes de garde s’avançaient déjà d’une espèce de hangar, à demi-portée de fusil du village, pour venir nous reconnaître. Ils arrivèrent près de nous. Le chef du poste, un vieux sous-lieutenant tout gris, le bras en écharpe sous son manteau, nous demanda d’où nous venions, où nous allions, si nous avions rencontré quelque parti de Cosaques en route. Le fourrier répondit pour nous tous. L’officier nous prévint alors que la division Souham avait quitté les environs de Gauernitz le matin, et nous dit de le suivre pour voir nos feuilles de route, ce que nous fîmes en silence, passant autour des feux de bivac, où les hommes, couverts de boue sèche, dormaient par vingtaines : pas un ne remuait. Nous arrivâmes au hangar. C’était une vieille briqueterie; le toit très large, en forme d’éteignoir, reposait sur des piliers à six ou sept pieds du sol. Derrière s’élevaient de grandes provisions de bois. Il faisait bon là-dedans. On avait allumé du feu; l’odeur de la terre cuite s’étendait aux environs. La chambre du four était encombrée de soldats qui dormaient le dos au mur comme des bienheureux; la flamme les éclairait sous les poutres sombres. Près des piliers brillaient les fusils en faisceaux. Je crois revoir ces choses : je sens la bonne chaleur qui entre dans le corps; je vois mes camarades, dont les habits fument à quelques pas du four et qui attendent gravement que l’officier ait fini de lire les feuilles de route à la lumière rouge. Un vieux soldat, sec et brun, veillait seul; il était assis sur ses jambes croisées, et tenait entre ses genoux un soulier qu’il raccommodait avec une alêne et de la ficelle. C’est à moi que l’officier rendit le premier sa feuille en disant : « Vous rejoindrez demain votre bataillon à deux lieues d’ici, près de Torgau. » Alors le vieux soldat, qui me regardait, posa la main à terre pour me montrer qu’il avait de la place, et j’allai m’asseoir près de lui. J’ouvris mon sac, et je mis d’autres chaussettes et des souliers neufs que j’avais reçus à Leipzig; cela me fit du bien. Le vieux me demanda : « Tu vas rejoindre ? — Oui, le 6ème, à Torgau. — Et tu viens ? — De l’hôpital de Leipzig. — Ça se voit, fit-il; tu es gras comme un chanoine. On t’a nourri de cuisses de poulet là-bas, pendant que nous mangions de la vache enragée. » Je regardai mes voisins endormis; il avait raison; ces pauvres conscrits n’avaient plus que la peau et les os : ils étaient jaunes, plombés, ridés comme des vétérans, on aurait cru qu’ils ne pouvaient plus se tenir. Le vieux, au bout d’un instant, reprit : « Tu as été blessé ? — Oui, l’ancien, à Lutzen. — Quatre mois d’hôpital, fit-il en allongeant la lèvre, quelle chance ! Moi, j’arrive d’Espagne. Je m’étais flatté de retrouver les Kaiserlicks de 1807... des moutons... de vrais moutons. Ah ! oui, ils sont devenus pires que les guérillas. Ca se gâte, ça se gâte ! » Il se parlait ainsi tout bas, sans faire attention à moi, et tirait les deux ficelles comme un cordonnier, en serrant les lèvres. De temps en temps, il essayait le soulier pour voir si la couture ne le gênerait pas. Finalement, il mit l’alêne dans son sac, le soulier à son pied, et s’étendit l’oreille sur une botte de paille. J’étais tellement fatigué que j’avais de la peine à m’endormir; pourtant, au bout d’une heure, je tombai dans un profond sommeil. Le lendemain, je me remis en route avec le fourrier Poitevin et trois autres soldats de la division Souham. Nous gagnâmes d’abord la route qui longe l’Elbe. Le temps était humide; le vent, qui balayait le fleuve, jetait de l’écume jusque sur la chaussée. Nous allongions le pas depuis une heure, quand tout à coup le fourrier dit : « Attention ! » Il s’était arrêté le nez en l’air, comme un chien de chasse qui flaire quelque chose. Nous écoutions tous sans rien entendre, à cause du bruit des flots sur la rive et du vent dans les arbres. Mais Poitevin avait l’oreille plus exercée que nous. « On tiraille là-bas, dit-il en nous montrant un bois sur la droite. L’ennemi peut être de notre côté; tâchons de ne pas donner au milieu. Tout ce que nous avons de mieux à faire, c’est d’entrer sous bois et de poursuivre notre chemin avec prudence. Nous verrons à l’autre bout ce qui se passe... Si les Prussiens ou les Russes sont là, nous battrons en retraite sans qu’ils nous voient. Si ce sont des Français, nous avancerons. » Chacun trouva que le fourrier avait raison, et, dans mon âme, j’admirai la finesse de ce vieil ivrogne. Nous descendîmes donc de la route dans le bois, Poitevin en avant et nous derrière, le fusil armé. Nous marchions doucement, nous arrêtant tous les cent pas pour écouter. Les coups de fusil se rapprochaient; ils se suivaient un à un, en retentissant dans les ravins. Le fourrier nous dit : « Ce sont des tirailleurs qui observent un parti de cavalerie, car les autres ne répondent pas. » C’était vrai : dix minutes après, nous apercevions entre les arbres un bataillon d’infanterie française en train de faire la soupe au milieu des bruyères, et, tout au loin sur la plaine grise, des pelotons de Cosaques défilant d’un village à l’autre. Quelques tirailleurs, le long du bois, tiraient dessus, mais ils étaient presque hors de portée. « Allons, vous voilà chez vous, jeune homme », me dit Poitevin en souriant. Il devait avoir bon oeil, pour lire le numéro du régiment à une pareille distance. Moi, j’avais beau regarder, je ne voyais que des êtres déguenillés et tellement minables, qu’ils avaient tous le nez pointu, les yeux luisants, les oreilles écartées de la tête par le renfoncement des joues. Leurs capotes étaient quatre fois trop larges pour eux; on aurait dit des manteaux, tant elles formaient de plis sur les bras et le long des reins. Quant à la boue, je n’en parle pas : c’était sinistre. En ce jour, je devais apprendre pourquoi les Allemands paraissaient si joyeux après notre victoire de Dresde. Nous descendions vers deux petites tentes, autour desquelles trois ou quatre chevaux broutaient l’herbe maigre. Je vis là le colonel Lorain, détaché sur la rive gauche de l’Elbe, avec le 3ème bataillon. C’était un grand maigre, les moustaches brunes, et qui n’avait pas l’air doux. Il nous regardait venir en fronçant le sourcil, et quand je lui présentai ma feuille de route, il ne dit qu’un mot : « Allez rejoindre votre compagnie. » Je m’éloignai, pensant bien reconnaître quelques hommes de la 4ème; mais depuis Lutzen les compagnies avaient été fondues dans les compagnies, les régiments dans les régiments et les divisions dans les divisions, de sorte qu’en arrivant au pied de la côte où campaient les grenadiers, je ne reconnus personne. Les hommes, en me voyant approcher, me jetaient un coup d’oeil de travers, comme pour dire : « Est-ce que celui-là veut sa part du bouillon ? Un instant ! nous allons voir ce qu’il apporte à la marmite. » J’étais honteux de demander la place de ma compagnie, lorsqu’une espèce de vétéran osseux, le nez long et crochu comme un bec d’aigle, les épaules larges où pendait sa vieille capote usée, relevant la tête et m’observant, dit d’une voix tout à fait calme : « Tiens ! c’est toi, Joseph ! Je te croyais enterré depuis quatre mois ! » Alors je reconnus mon pauvre Zébédé. Il paraît que ma figure l’attendrit, car, sans se lever, il me serra la main, en s’écriant : « Klipfel... voici Joseph ! » Un autre soldat, assis près de la marmite voisine, tourna la tête et dit : « C’est toi, Joseph ? Tiens ! tu n’es pas mort ? » Et voilà tous les compliments que je reçus. La misère avait rendu ces gens tellement égoïstes, qu’ils ne pensaient plus qu’à leur peau. Malgré cela, Zébédé conservait toujours un bon fond; il me dit de m’asseoir près de la marmite, en lançant aux autres un de ces coups d’oeil qui le faisaient respecter, et m’offrit sa cuiller, qu’il avait passée dans une boutonnière de sa capote. Mais je le remerciai, ayant eu la veille le bon esprit d’entrer chez le charcutier de Riza et de mettre dans mon sac une douzaine de cervelas, avec une bonne croûte de pain et un flacon plein d’eau-de-vie. J’ouvris donc mon sac, je tirai le chapelet de cervelas et j’en remis deux à Zébédé, ce qui lui fit venir les larmes aux yeux. J’avais aussi l’intention d’en offrir aux camarades; mais, devinant ma pensée, il me posa la main d’un bras expressif, et dit : « Ce qui est bon à manger est bon à garder ! » Alors il se retira du cercle, et nous mangeâmes en buvant du schnaps; les autres ne disaient rien et nous regardaient de travers. Klipfel, ayant senti l’odeur de l’ail, tourna la tête en s’écriant : « Hé ! Joseph, viens donc manger à notre marmite. Les camarades sont toujours les camarades, que diable ! — C’est bon ! c’est bon ! répondit Zébédé; pour moi, les meilleurs camarades sont les cervelas; on les retrouve toujours à l’occasion. » Puis il referma lui-même mon sac et me dit : « Garde ça, Joseph... Voilà plus d’un mois que je ne m’étais pas si bien régalé. Tu n’y perdras rien, sois tranquille. » Une demi-heure après, on battit le rappel; les tirailleurs se replièrent, et le sergent Pinto, qui se trouvait dans le nombre, me reconnut : « Eh bien, me dit-il, vous en êtes donc réchappé ! Cela me fait plaisir.. Mais vous arrivez dans un vilain moment ! — Mauvaise guerre... mauvaise guerre », faisait-il en hochant la tête. Le colonel et les commandants montèrent à cheval, et l’on se remit en route. Les Cosaques s’éloignaient. Nous allions l’arme à volonté. Zébédé marchait près de moi, et me racontait ce qui s’était passé depuis Lutzen : — d’abord les grandes victoires de Bautzen et de Wurtschen; les marches forcées pour rejoindre l’ennemi qui battait en retraite; la joie qu’on avait de pousser sur Berlin. Ensuite l’armistice, pendant lequel on était cantonné dans les bourgades; puis l’arrivée des vétérans d’Espagne, des hommes terribles, habitués au pillage et qui montraient aux jeunes à vivre sur le paysan. Malheureusement, à la fin de l’armistice, tout le monde s’est mis contre nous; les gens nous avaient pris en horreur; on coupait les ponts sur nos derrières, on avertissait les Prussiens, les Russes et les autres de nos moindres mouvements, et chaque fois qu’il nous arrivait une débâcle, au lieu de nous secourir, on tâchait de nous enfoncer encore plus dans la bourbe. Les grandes pluies étaient venues pour nous achever. Le jour de la bataille de Dresde, il en tombait tellement, que le chapeau de l’Empereur lui pendait sur les deux épaules. Mais quand on remporte la victoire, cela vous fait rire : on a chaud tout de même, et l’on trouve de quoi changer; le pire de tout, c’est quand on est battu, qu’on se sauve dans la boue, avec des hussards, des dragons et d’autres gens de cette espèce à vos trousses, et qu’on ne sait pas, lorsqu’on découvre au loin dans la nuit une lumière, s’il faut avancer ou périr dans le déluge. Zébédé me racontait ces choses en détail. Il me dit qu’après la victoire de Dresde le général Vandamme, qui devait fermer la retraite aux Autrichiens, avait pénétré du côté de Kulm, dans une espèce d’entonnoir, à cause de son ardeur extraordinaire, et que ceux que nous avions battus la veille étaient tombés sur lui à droite, à gauche, en avant et en arrière; qu’on l’avait pris, avec plusieurs autres généraux, et détruit son corps d’armée. Deux jours avant, le 26 août, pareille chose était arrivée à notre division, ainsi qu’aux 5ème, 6ème et 11ème corps sur les hauteurs de Lowenberg. Nous devions écraser les Prussiens de ce côté, mais par un faux mouvement du maréchal Mac Donald, l’ennemi nous avait surpris dans le creux d’un ravin, avec nos canons embourbés, notre cavalerie en désordre et notre infanterie qui ne pouvait plus tirer à cause de la pluie battante; on s’était défendu à coups de baïonnette; et le 3ème bataillon était arrivé, sous les charges de ces Prussiens, jusque dans la rivière de la Kaltzbach. Là, Zébédé avait reçu d’un grenadier deux coups de crosse sur le front. Le courant l’avait entraîné pendant qu’il tenait à bras-le-corps le capitaine Arnould; et tous deux étaient perdus, si par bonheur le capitaine, dans la nuit noire, n’avait pu saisir une branche d’arbre à l’autre bord et se retirer de l’eau. — Il me dit que toute cette nuit, malgré le sang qui lui sortait du nez et des oreilles, il avait marché jusqu’au village de Goldberg, mourant de faim, de fatigue et de ses coups de crosse, et qu’un menuisier avait eu pitié de lui : que ce brave homme lui avait donné du pain, des oignons et de l’eau. — Il me raconta ensuite que, le lendemain, toute la division, suivie des autres corps, marchait par troupes à travers champs, chacun pour son compte, sans recevoir d’ordres, parce que les généraux, les maréchaux et tous les officiers montés s’étaient sauvés le plus loin possible, dans la crainte d’être pris. Il m’assura que cinquante hussards les auraient ramassés les uns après les autres, mais que, par bonheur, Blücher n’avait pu traverser la rivière débordée, de sorte qu’ils avaient fini par se rallier à Wolda, où les tambours de tous les corps battaient la marche de leur régiment aux quatre coins du village. Par ce moyen, chaque homme s’était démêlé lui-même en marchant sur son tambour. Le plus heureux, dans cette déroute, c’est qu’un peu plus loin, à Buntzlau, les officiers supérieurs s’étaient aussi retrouvés, tout surpris d’avoir encore des bataillons à conduire ! Voilà ce que me raconta mon camarade, sans parler de la défiance qu’il fallait avoir de nos alliés, qui, d’un moment à l’autre, ne pouvaient manquer de nous tomber sur les reins. Il me dit que le maréchal Oudinot et le maréchal Ney avaient aussi été battus, l’un à Gross-Beeren et l’autre à Dennewitz. C’était quelque chose de bien triste; car, dans ces retraites, les conscrits mouraient d’épuisement, de maladie et de toutes les misères. Les vieux d’Espagne et les anciens d’Allemagne, tannés par le mauvais temps, pouvaient seuls résister à ces grandes fatigues. « Enfin, me dit Zébédé, nous avons tout contre nous : le pays, les pluies continuelles et nos propres généraux, las de tout cela. Les uns sont ducs, princes et s’ennuient d’être toujours dans la boue, au lieu de s’asseoir dans de bons fauteuils; et les autres, comme Vandamme, veulent se dépêcher de devenir maréchal, en faisant un grand coup. Nous autres, pauvres diables, qui n’avons rien à gagner que d’être estropiés pour le restant de nos jours, et qui sommes les fils des paysans et des ouvriers qui se sont battus pour abolir la noblesse, il faut que nous périssions pour en faire une nouvelle ! » Je vis alors que les plus pauvres, les plus malheureux ne sont pas toujours les plus bêtes, et qu’à force de souffrir on finit par voir la triste vérité. Mais je ne dis rien, et je suppliai le Seigneur de me donner la force et le courage de pouvoir supporter les misères que toutes ces fautes et ces injustices nous annonçaient de loin. Nous étions alors entre trois armées, qui voulaient se réunir pour nous écraser d’un coup : celle du Nord commandée par Bernadotte, celle de Silésie commandée par Blücher, et l’année de Bohême commandée par Schwarzenberg. On croyait, tantôt que nous allions passer l’Elbe, pour tomber sur les Prussiens et les Suédois, tantôt que nous allions courir sur les Autrichiens, du côté des montagnes, comme nous avions fait cinquante fois en Italie et ailleurs. Mais les autres avaient fini par comprendre ce mouvement, et quand nous avions l’air d’approcher, ils s’en allaient plus loin. Ils se défiaient surtout de l’Empereur, qui ne pouvait être à la fois en Bohême et en Silésie, et cela faisait des marches et des contremarches abominables. Tout ce que demandaient les soldats, c’était de se battre, car, à force de marcher et de dormir dans la boue, à force d’être à la demi-ration et rongés par la vermine, ils avaient pris la vie en horreur. Chacun pensait : « Pourvu que cela finisse d’une façon ou d’une autre... C’est trop fort... cela ne peut pas durer ! » Moi-même, au bout de quelques jours, j’étais las d’une pareille existence; je sentais que les jambes m’entraient jusque dans les côtes, et je dépérissais à vue d’oeil. Tous les soirs il fallait faire faction, à cause d’un gueux nommé Thielmann, qui soulevait les paysans contre nous; il nous suivait comme notre ombre, il nous observait de village en village, sur les hauteurs, sur les routes, dans le creux des vallons : son armée, c’étaient tous ceux qui nous en voulaient; il avait toujours assez de monde. C’est aussi vers ce temps que les Bavarois, les Badois et les Wurtembergeois se déclarèrent contre nous, de sorte que toute l’Europe était sur notre dos. Enfin nous eûmes la consolation de voir que l’armée se ramassait comme pour une grande bataille; au lieu de rencontrer les Cosaques de Platow et les partisans de Thielmann aux environs des villages, nous trouvions des hussards, des chasseurs, des dragons d’Espagne, de l’artillerie, des équipages de ponts en marche. La pluie tombait à verse; ceux qui n’avaient plus la force de se traîner s’asseyaient dans la boue au pied d’un arbre et s’abandonnaient à leur malheureux sort. Le 11 octobre, nous bivaquions près du village de Lousig; le 12, près de Grafenheinichen; le 13, nous passions la Mulda, et nous voyions défiler sur le pont la vieille garde de La Tour-Maubourg. On annonçait le passage de l’Empereur, mais nous partîmes avec la division Dombrowski et le corps de Souham. Dans les moments où la pluie cessait de tomber, et quand un rayon de soleil d’automne brillait entre les nuages, on voyait toute l’armée en marche : la cavalerie et l’infanterie s’avançaient de partout sur Leipzig. De l’autre côté de la Mulda brillaient aussi les baïonnettes des Prussiens; mais on ne découvrait pas encore les Autrichiens ni les Russes; ils arrivaient sans doute d’ailleurs. Le 14, notre bataillon fut encore une fois détaché pour aller en reconnaissance dans la ville d’Aaken; l’ennemi s’y trouvait; il nous reçut à coups de canon, et nous restâmes toute la nuit dehors, sans pouvoir allumer un seul feu, à cause de la pluie. Le lendemain nous partimes de là, pour rejoindre la division à marches forcées. Je ne sais pas pourquoi chacun disait : « La bataille approche !... la bataille approche !... » Le sergent Pinto prétendait que l’Empereur était dans l’air. — Moi, je ne sentais rien, mais je voyais que nous marchions sur Leipzig, et je pensais : « Si nous avons une bataille, pourvu qu’il ne t’arrive pas d’attraper un mauvais coup comme à Lutzen, et que tu puisses encore revoir Catherine ! » La nuit suivante, le temps s’étant un peu remis, des milliards d’étoiles éclairaient le ciel, et nous allions toujours. Le lendemain, vers dix heures, près d’un petit village dont je ne me rappelle pas le nom, on venait de crier : « Halte ! » pour respirer, lorsque nous entendîmes tous ensemble comme un grand bourdonnement dans l’air. Le colonel, encore à cheval, écoutait, et le sergent Pinto dit : « La bataille est commencée. » Presque au même instant le colonel, levant son épée, cria : « En avant ! » Alors on se mit à courir : les sacs, les gibernes, les fusils, la boue, tout sautait; on ne faisait attention à rien. Une demi-heure après, nous aperçûmes, à quelque mille pas devant le bataillon, une queue de colonne qui n’en finissait plus : des caissons, des canons, de l’infanterie, de la cavalerie; derrière nous, sur la route de Duben, il en venait d’autres, et tout cela galopait ! Même à travers champs, des régiments entiers arrivaient au pas de course. Tout au bout de la route, on voyait les deux clochers de Saint-Nicolas et de Saint-Thomas de Leipzig dans le ciel, tandis qu’à droite et à gauche, des deux côtés de la ville, s’élevaient de grands nuages de fumée où passaient des éclairs. Le bourdonnement augmentait toujours; nous étions encore à plus d’une lieue de la ville qu’on était forcé de parler haut pour s’entendre, et l’on se regardait tout pâles comme pour dire : « Voilà ce qui s’appelle une bataille ! » Le sergent Pinto criait : « C’est plus fort qu’à Eylau ! » Il ne riait pas, ni Zébédé, ni moi, ni les autres; mais nous galopions tout de même, et les officiers répétaient sans cesse : « En avant ! en avant ! » Voilà pourtant comme les hommes perdent la tête; l’amour de la patrie était bien en nous, mais plus encore la fureur de nous battre. Sur les onze heures, nous découvrîmes le champ de bataille, à une lieue en avant de Leipzig. Nous voyions aussi les clochers de la ville couverts de monde, et les vieux remparts sur lesquels je m’étais promené tant de fois en pensant à Catherine. En face de nous, à 1.200 ou 1.500 mètres, étaient rangés deux régiments de lanciers rouges, et un peu à gauche, deux ou trois régiments de chasseurs à cheval, dans les prairies de la Partha. C’est entre ces régiments que défilaient les convois qui venaient de Duben. Plus loin, le long d’une petite côte, étaient échelonnées les divisions Ricard, Dombrowski, Souham et plusieurs autres. Elles tournaient le dos à la ville. Des canons attelés et des caissons — les canonniers, les soldats du train à cheval -, se tenaient prêts à partir. Enfin, tout à fait derrière, sur la colline, autour d’une de ces vieilles fermes à toiture plate et larges hangars, comme il s’en trouve dans ce pays, brillaient les uniformes de l’état-major. C’était l’armée de réserve, commandée par le maréchal Ney; son aile gauche communiquait avec Marmont, posté sur la route de Hall, et son aile droite avec la grande armée, commandée par l’Empereur en personne; de sorte que nos troupes formaient pour ainsi dire un grand cercle autour de Leipzig, et que les ennemis, arrivant de tous les côtés à la fois, cherchaient à se donner la main pour faire un cercle encore plus grand autour de nous et nous enfermer dans la ville comme dans une souricière. En attendant, trois terribles batailles se livraient en même temps : l’une contre les Autrichiens et les Russes, à Wachau; l’autre contre les Prussiens, à Mockern, sur la route de Hall, et la troisième sur la route de Lutzen, pour défendre le pont de Lindenau, attaqué par le général Giulay. Ces choses, je ne les ai sues que plus tard; mais chacun doit raconter ce qu’il a vu lui-même; de cette façon, le monde connaîtra la vérité.
 
== Chapitre 18 ==
 
Le bataillon commençait à descendre la colline en face de Leipzig, pour rejoindre notre division, lorsque nous vîmes un officier d’état-major traverser la grande prairie au-dessous et venir de notre côté ventre à terre. En deux minutes il fut près de nous; le colonel Lorain courut à sa rencontre, ils échangèrent quelques mots, puis l’officier repartit. Des centaines d’autres allaient ainsi dans la plaine porter des ordres. « Par file à droite ! » cria le colonel, — et nous prîmes la direction d’un bois en arrière qui longe la route de Duben environ une demi-lieue. C’était une forêt de hêtres, mais il s’y trouvait aussi des bouleaux et des chênes. Une fois sur la lisière, on nous fit renouveler l’amorce de nos fusils, et le bataillon fut déployé dans le bois en tirailleurs. Nous étions échelonnés à vingt-cinq pas l’un de l’autre, et nous avancions en ouvrant les yeux, comme on peut s’imaginer. Le sergent Pinto disait à chaque minute : « Mettez-vous à couvert ! » Mais il n’avait pas besoin de tant nous prévenir; chacun dressait l’oreille et se dépêchait d’attraper un gros arbre pour regarder à son aise avant d’aller plus loin. — Â quoi pourtant des gens paisibles peuvent être exposés dans la vie ! Enfin nous marchions ainsi depuis dix minutes, et, comme on ne voyait rien, cela commençait à nous rendre de la confiance, lorsqu’un coup de feu part... puis encore un, puis deux, trois, six, de tous les côtés, le long de notre ligne, et dans le même instant je vois mon camarade de gauche qui tombe en cherchant à se retenir contre un arbre. Cela me réveille... Je regarde de l’autre côté, et qu’est-ce que je découvre à cinquante ou soixante pas ? Un vieux soldat prussien — avec son petit chapeau à chaînette, le coude replié, ses grosses moustaches rousses penchées sur la batterie de son fusil -, qui m’ajuste en clignant de l’oeil. Je me baisse comme le vent. Â la même seconde j’entends la détonation, et quelque chose craque sur ma tête; j’avais mon fourniment, la brosse, le peigne et le mouchoir dans mon shako : la balle de ce gueux avait tout cassé. Je me sentais tout froid. « Tu viens d’en échapper d’une belle ! » me cria le sergent en se mettant à courir; et moi qui ne voulais pas rester seul dans un pareil endroit, je le suivis bien vite. Le lieutenant Bretonville, son sabre sous le bras, répétait : « En avant ! en avant !... » Plus loin sur la droite, on tirait toujours. Mais voilà que nous arrivons au bord d’une clairière ou se trouvaient cinq ou six gros troncs de chênes abattus, une petite mare pleine de hautes herbes, et pas un seul arbre pour nous couvrir. Malgré cela, plusieurs s’avançaient hardiment, quand le sergent nous dit : « Halte !... les Prussiens sont, bien sûr, en embuscade aux environs, ouvrons l’oeil. » Il avait à peine dit cela, qu’une dizaine de balles sifflaient dans les branches et que les coups retentissaient; en même temps, un tas de Prussiens allongeaient les jambes et entraient plus loin dans le fourré. « Les voilà partis. En route ! » dit Pinto. Mais le coup de fusil de mon shako m’avait rendu bien attentif, je voyais en quelque sorte à travers les arbres; et comme le sergent voulait traverser la clairière, je le retins par le bras en lui montrant le bout d’un fusil qui dépassait une grosse broussaille, de l’autre côté de la mare, à cent pas devant nous. Les camarades, s’étant approchés, le virent aussi; c’est pourquoi le sergent dit à voix basse : « Toi Bertha, reste ici... ne le perds pas de vue. Nous autres, nous allons tourner la position. » Aussitôt ils s’éloignèrent à droite et à gauche, et moi, la crosse à l’épaule, derrière mon arbre, j’attendis comme un chasseur à l’affût. Au bout de deux ou trois minutes, le Prussien, qui n’entendait plus rien, se leva doucement; il était tout jeune, avec de petites moustaches blondes et une haute taille mince bien serrée. J’aurais pu l’abattre pour sûr; mais cela me fit une telle impression de tuer cet homme ainsi découvert, que j’en tremblais. Tout à coup il m’aperçut et sauta de côté; alors je lâchai mon coup, et je respirai de bon coeur en voyant qu’il se sauvait à travers le taillis comme un cerf. En même temps, cinq ou six coups de fusil partirent à droite et à gauche; le sergent Pinto, Zébédé, Klipfel et les autres passèrent d’un trait, et cent pas plus loin, nous trouvâmes ce jeune Prussien par terre, la bouche pleine de sang. Il nous regardait tout effrayé, en levant le bras comme pour parer les coups de baïonnette. Le sergent lui dit d’un air joyeux : « Va, ne crains rien, tu as ton compte ! » Personne n’avait envie de l’achever; seulement Klipfel prit une belle pipe qui sortait de sa poche de derrière, en disant : « Depuis longtemps je voulais avoir une pipe, en voilà pourtant une ! — Fusilier Klipfel, s’écria Pinto vraiment indigné, voulez-vous bien remettre cette pipe ! C’est bon pour les Cosaques de dépouiller les blessés ! Le soldat français ne connaît que l’honneur ! » Klipfel jeta la pipe, et finalement nous repartîmes de là sans tourner la tête. Nous arrivâmes au bout de cette petite forêt, qui s’arrêtait aux trois quarts de la côte; des broussailles assez touffues s’étendaient encore à deux cents pas jusqu’au haut. Les Prussiens que nous avions poursuivis se trouvaient cachés là-dedans. On les voyait se relever de tous les côtés pour tirer sur nous, puis aussitôt après ils se baissaient. Nous aurions bien pu rester là tranquillement; puis nous avions l’ordre d’occuper le bois, ces broussailles ne nous regardaient pas; derrière les arbres où nous étions, les coups de fusil des Prussiens ne nous auraient pas fait de mal. Nous entendions de l’autre côté de la côte une bataille terrible, les coups de canon se suivaient à la file et tonnaient quelquefois ensemble comme un orage : c’était une raison de plus pour rester. Mais nos officiers, s’étant réunis, décidèrent que les broussailles faisaient partie de la forêt et qu’il fallait chasser les Prussiens jusque sur la côte. Cela fut cause que bien des gens perdirent la vie en cet endroit. Nous reçûmes donc l’ordre de chasser les tirailleurs ennemis, et comme ils tiraient à mesure que nous approchions, et qu’ils se cachaient ensuite, tout le monde se mit à courir sur eux pour empêcher de recharger. Nos officiers couraient aussi, pleins d’ardeur. Nous pensions qu’au bout de la colline les broussailles finiraient, et qu’alors nous fusillerions les Prussiens par douzaines. Mais dans le moment où nous arrivons en haut, tout essoufflés, voilà que le vieux Pinto s’écrie : « Les hussards ! » Je lève la tête, et je vois des colbacks qui montent et qui grandissent derrière cette espèce de dos d’âne : ils arrivaient sur nous comme le vent. Â peine avais-je vu cela, que sans réfléchir je me retourne et je commence à redescendre, en faisant des bonds de quinze pieds, malgré la fatigue, malgré mon sac et malgré tout. Je voyais devant moi le sergent Pinto, Zébédé et les autres, qui se dépêchaient et qui sautaient en allongeant les jambes tant qu’ils pouvaient. Derrière, les hussards en masse faisaient un tel bruit que cela vous donnait la chair de poule : les officiers commandaient en allemand, les chevaux soufflaient, les fourreaux de sabre sonnaient contre les bottes, et la terre tremblait. J’avais pris le chemin le plus court pour arriver au bois; je croyais presque y être, quand, tout près de la lisière, je rencontre un de ces grands fossés où les paysans vont chercher de la terre glaise pour bâtir. Il avait plus de vingt pieds de large et quarante ou cinquante de long; la pluie qui tombait depuis quelques jours en rendait les bords très glissants; mais comme j’entendais les chevaux souffler de plus en plus, et que les cheveux m’en dressaient sur la nuque, sans faire attention à rien, je prends un élan et je tombe dans ce trou sur les reins, la giberne et la capote retroussées presque par-dessus la tête, un autre fusilier de ma compagnie était déjà là qui se relevait; il avait aussi voulu sauter. Dans la même seconde, deux hussards, lancés à fond de train, glissaient le long de cette pente grasse sur la croupe de leurs chevaux. Le premier de ces hussards, la figure toute rouge, allongea d’abord un coup de sabre sur l’oreille de mon pauvre camarade, en jurant comme un possédé; et comme il relevait le bras pour l’achever, je lui enfonçai ma baïonnette dans le côté de toutes mes forces. Mais en même temps, l’autre hussard me donnait sur l’épaule un coup qui m’aurait fendu en deux sans l’épaulette; il allait me percer, si, par bonheur, un coup de fusil d’en haut ne lui avait cassé la tête. Je regardai, et je vis un de nos soldats enfoncé dans la terre glaise jusqu’à mi-jambes. Il avait entendu les hennissements des chevaux et les jurements des hussards, et s’était avancé jusqu’au bord du trou pour voir ce qui se passait. « Eh bien, camarade, me dit-il en riant, il était temps ! » Je n’avais pas la force de lui répondre; je tremblais comme une feuille. Il ôta sa baïonnette, et me tendit le bout de son fusil pour m’aider à remonter. Alors je pris la main de ce soldat, et je lui dis : « Vous m’avez sauvé !... Comment vous appelez-vous ? » Il me dit que son nom était Jean-Pierre Vincent. J’ai souvent pensé depuis que, s’il m’arrivait de rencontrer cet homme, je serais heureux de lui rendre service; mais le surlendemain eut lieu la seconde bataille de Leipzig, ensuite la retraite de Hanau, et je ne l’ai jamais revu. Le sergent Pinto et Zébédé vinrent un instant plus tard. Zébédé me dit : « Nous avons encore eu de la chance cette fois, nous deux, Joseph; nous sommes les derniers Phalsbourgeois au bataillon à cette heure... Klipfel vient d’être haché par les hussards ! — Tu l’as vu ? lui dis-je tout pâle. — Oui, il a reçu plus de vingt coups de sabre; il criait : « Zébédé ! Zébédé ! » Un instant après, il ajouta : « C’est terrible tout de même d’entendre appeler au secours un vieux camarade d’enfance sans pouvoir l’aider.. Mais ils étaient trop... ils l’entouraient ! » Cela nous rendit tristes, et les idées du pays nous revinrent encore une fois. Je me figurais la grand-mère Klipfel, lorsqu’elle apprendrait la nouvelle, et cette pensée me fit aussi songer à Catherine ! Depuis la charge des hussards jusqu’à la nuit, le bataillon resta dans la même position, à tirailler contre les Prussiens. Nous les empêchions d’occuper le bois; mais ils nous empêchaient de monter sur la côte. Nous avons su le lendemain pourquoi. Cette côte domine tout le cours de la Partha, et la grande canonnade que nous entendions venait de la division Dombrowski, qui attaquait l’aile gauche de l’armée prussienne, et qui voulait porter secours au général Marmont à Mockern : là vingt mille Français, postés sur un ravin, arrêtaient les quatre-vingt mille hommes de Blücher; et du côté de Wachau, cent quinze mille Français livraient bataille à deux cent mille Autrichiens et Russes; plus de quinze cents pièces de canon tonnaient. Notre pauvre petite fusillade sur la côte de Witterch était comme le bourdonnement d’une abeille au milieu de l’orage. Et même quelquefois nous cessions de tirer de part et d’autre pour écouter... Cela me paraissait quelque chose d’épouvantable et pour ainsi dire de surnaturel; l’air était plein de fumée de poudre, la terre tremblait sous nos pieds; les vieux soldats comme Pinto disaient qu’ils n’avaient jamais rien entendu de pareil. Vers six heures, un officier d’état-major remonta sur notre gauche, porter un ordre au colonel Lorain, et presque aussitôt on sonna la retraite. Le bataillon avait perdu soixante hommes, par la charge des hussards prussiens et la fusillade. Il faisait nuit lorsque nous sortîmes de la forêt, et, sur le bord de la Partha, — parmi les caissons, les convois de toute sorte, les corps d’armée en retraite, les détachements, les voitures de blessés qui défilaient sur deux ponts, — il nous fallut attendre plus de deux heures pour arriver à notre tour. Le ciel était sombre, la canonnade grondait encore de loin en loin, mais les trois batailles étaient finies. On entendait bien dire que nous avions battu les Autrichiens et les Russes à Wachau, de l’autre côté de Leipzig; mais ceux qui revenaient de Mockern étaient sombres, personne ne criait : Vive l’Empereur ! comme après une victoire. Une fois sur l’autre rive, le bataillon descendit la Partha d’une bonne demi-lieue, jusqu’au village de Schoenfeld; la nuit était humide; nous marchions d’un pas lourd, le fusil sur l’épaule, les yeux fermés par le sommeil et la tête penchée. Derrière nous, le grand défilé des canons, des caissons, des bagages et des troupes en retraite de Mockern prolongeait son roulement sourd; et, par instants, les cris des soldats du train et des conducteurs d’artillerie, pour se faire place, s’élevaient au-dessus du tumulte. Mais ces bruits s’affaiblissaient insensiblement, et nous arrivâmes enfin près d’un cimetière, où l’on nous fit rompre les rangs et mettre les fusils en faisceau. Alors seulement je relevai la tête et reconnus Schoenfeld au clair de lune. Combien de fois j’étais venu manger là de bonnes fritures et boire du vin blanc avec Zimmer, au petit bouchon de la Gerbe-d’Or, sous la treille du père Winter, quand le soleil chauffait l’air et que la verdure brillait autour de nous !... Ces temps étaient passés ! On plaça les sentinelles; quelques hommes entrèrent au village pour chercher du bois et des vivres. Je m’assis contre le mur du cimetière et je m’endormis. Vers trois heures du matin, je fus éveillé. « Joseph, me disait Zébédé, viens donc te chauffer; si tu restes là, tu risques d’attraper les fièvres. » Je me levai comme ivre de fatigue et de souffrance. Une petite pluie fine tremblotait dans l’air. Mon camarade m’entraîna près du feu, qui fumait sous la pluie. Ce feu n’était que pour la vue, il ne donnait point de chaleur; mais Zébédé m’ayant fait boire une goutte d’eau-de-vie, je me sentis un peu moins froid et je regardai les feux du bivac qui brillaient de l’autre côté de la Partha. « Les Prussiens se chauffent, me dit Zébédé; ils sont maintenant dans notre bois. — Oui, lui répondis-je, et le pauvre Klipfel est aussi là-bas; il n’a plus froid, lui ! » Je claquais des dents. Ces paroles nous rendirent tristes. Quelques instants après, Zébédé me demanda : « Te rappelles-tu, Joseph, le ruban noir qu’il avait à son chapeau le jour de la conscription ? Il criait : « Nous sommes tous condamnés à mort comme ceux de la Russie... Je veux un ruban noir.. il faut porter notre deuil ! » Et son petit frère disait : « Non, Jacob, je ne veux pas ! » Il pleurait; mais Klipfel mit tout de même le ruban : il avait vu les hussards dans un rêve ! » Â mesure que Zébédé parlait, je me rappelais ces choses, et je voyais aussi ce gueux de Pinacle sur la place de l’Hôtel-de-Ville, qui me criait, en agitant un ruban noir au-dessus de sa tête : « Hé ! boiteux, il te faut un beau ruban, à toi... le ruban de ceux qui gagnent... Arrive ! » Cette idée, avec le froid terrible qui m’entrait jusque dans la moelle, me faisait frémir. Je pensais : « Tu n’en reviendras pas... Pinacle avait raison... C’est fini ! » Je songeais. à Catherine, à la tante Grédel, au bon M. Goulden, et je maudissais ceux qui m’avaient forcé de venir là. Sur les quatre heures du matin, comme le jour commençait à blanchir le ciel, quelques voitures de vivres arrivèrent; on nous fit la distribution du pain, et nous reçûmes aussi de l’eau-de-vie et de la viande. La pluie avait cessé. Nous fîmes la soupe en cet endroit; mais rien ne pouvait me réchauffer; c’est là que j’attrapai les fièvres. J’avais froid à l’intérieur et mon corps brûlait. Je n’étais pas le seul au bataillon dans cet état, les trois quarts souffraient et dépérissaient ainsi; depuis un mois, ceux qui ne pouvaient plus marcher s’étendaient par terre en pleurant, et appelaient leur mère comme de petits enfants. Cela vous déchirait le coeur. La faim, les marches forcées, la pluie et le chagrin de savoir qu’on ne reverra plus son pays ni ceux qu’on aime, vous causaient cette maladie. Heureusement, les parents ne voient pas leurs enfants périr le long des routes; s’ils les voyaient, ce serait trop terrible : bien des gens croiraient qu’il n’y a de miséricorde ni sur la terre ni dans le ciel. Â mesure que le jour montait, nous découvrions à gauche — de l’autre côté de la rivière et d’un grand ravin rempli de saules et de trembles -, les villages brûlés, les tas de morts, les caissons et les canons renversés, et la terre ravagée aussi loin que pouvait s’étendre la vue sur les routes de Hall, de Lindenthal et de Dolitzch : c’était pire qu’à Lutzen. Nous voyions aussi les Prussiens se déployer dans cette direction et s’avancer par milliers sur le champ de bataille. Ils allaient donner la main aux Autrichiens et aux Russes, et fermer le grand cercle autour de nous; personne maintenant ne pouvait les en empêcher, d’autant plus que Bernadotte et le général russe Beningsen, restés en arrière, arrivaient avec cent vingt mille hommes de troupes fraîches. Ainsi notre armée, après avoir livré trois batailles en un seul jour, et réduite à cent trente mille combattants, allait être prise dans un cercle de trois cent mille baïonnettes, sans compter cinquante mille chevaux et douze cents canons ! De Schoenfeld, le bataillon se remit en marche pour rejoindre la division à Kohlgarten. Sur toute la route, on voyait s’écouler lentement les convois de blessés; toutes les charrettes du pays avaient été mises en réquisition pour ce service, et, dans les intervalles, marchaient encore des centaines de malheureux, le bras en écharpe, la figure bandée, pâles, abattus, à demi morts. Tout ce qui pouvait se traîner ne montait pas en charrette et tâchait pourtant de gagner un hôpital. Nous avions mille peines à traverser cet encombrement, lorsque tout à coup, en approchant de Kohlgarten, une vingtaine de hussards, arrivant ventre à terre et le pistolet levé, firent rebrousser la foule à droite et à gauche dans les champs. Ils criaient d’une voix éclatante : « L’Empereur ! l’Empereur ! » Aussitôt le bataillon se rangea, présenta les armes au bas de la chaussée, et, quelques secondes après, les grenadiers à cheval de la garde — de véritables géants, avec leurs grandes bottes, et leurs immenses bonnets à poil qui descendaient jusqu’aux épaules, ne laissant voir que le nez, les yeux et les moustaches -, passèrent au galop, la poignée du sabre serrée sur la hanche. Chacun était content de se dire : « Ceux-là sont avec nous... ce sont de rudes gaillards ! » Â peine avaient-ils défilé, que l’état-major parut... Figurez-vous cent cinquante à deux cents généraux, maréchaux, officiers supérieurs ou d’ordonnance,- montés sur de véritables cerfs, et tellement couverts de broderies d’or et de décorations, qu’on voyait à peine la couleur de leurs uniformes, — les uns grands et maigres, la mine hautaine; les autres courts, trapus, la face rouge; d’autres plus jeunes, tout droits sur leurs chevaux comme des statues, avec des yeux luisants et de grands nez en bec d’aigle : c’était quelque chose de magnifique et de terrible ! Mais ce qui me frappa le plus, au milieu de tous ces capitaines qui faisaient trembler l’Europe depuis vingt ans, c’est Napoléon avec son vieux chapeau et sa redingote grise; je le vois encore passer devant mes yeux, son large menton serré et le cou dans les épaules. Tout le monde criait : « Vive l’Empereur ! » — Mais il n’entendait rien... il ne faisait pas plus attention à nous qu’à la petite pluie fine qui tremblotait dans l’air... et regardait, les sourcils froncés, l’armée prussienne s’étendre le long de la Partha, pour donner la main aux Autrichiens. Tel que je l’ai vu ce jour-là, tel il m’est resté dans l’esprit. Le bataillon s’était remis en marche depuis un quart d’heure quand Zébédé me dit : « Est-ce que tu l’as vu, Joseph ? — Oui, lui répondis-je, je l’ai bien vu, et je m’en souviendrai toute ma vie. — C’est drôle, fit mon camarade, on dirait qu’il n’est pas content... Â Wurtschen, le lendemain de la bataille, il paraissait si joyeux en nous entendant crier : « Vive l’Empereur ! » et les généraux avaient aussi des figures riantes ! Aujourd’hui, tous font des mines du diable... Le capitaine disait pourtant, ce matin, que nous avons remporté la victoire de l’autre côté de Leipzig. » Bien d’autres pensaient la même chose sans rien dire; l’inquiétude vous gagnait... Nous trouvâmes le régiment au bivouac, à deux portées de fusil de Kohlgarten. Le bataillon prit sa position à droite de la route, sur une colline. Dans toutes les directions, on voyait les feux innombrables des armées dérouler leur fumée dans le ciel. Il tombait toujours de la bruine, et les hommes assis sur leurs sacs en face des petits feux, les bras croisés, semblaient tout rêveurs. Les officiers se réunissaient entre eux. On entendait répéter de tous les côtés qu’on n’avait jamais vu de guerre pareille... que c’était une guerre d’extermination... que cela ne faisait rien à l’ennemi d’être battu, et qu’il voulait seulement nous tuer du monde, sachant bien qu’à la fin il lui resterait quatre ou cinq fois plus d’hommes qu’à nous, et qu’il serait le maître. On disait que l’Empereur avait gagné la bataille à Wachau contre les Autrichiens et les Russes; mais que cela ne servait à rien, puisque les autres ne s’en allaient pas et qu’ils attendaient des masses de renforts. Du côté de Mockern, on savait que nous avions perdu, malgré la belle défense de Marmont : l’ennemi nous avait écrasés sous le nombre. Nous n’avions eu qu’un seul véritable avantage en ce jour, c’était d’avoir conservé notre point de retraite sur Erfurt; car Giulay n’avait pu s’emparer des ponts de l’Elster et de la Pleisse. Toute l’armée, depuis le simple soldat jusqu’au maréchal, pensait qu’il fallait battre en retraite le plus tôt possible, et que notre position était très mauvaise. Malheureusement l’Empereur pensait le contraire : il fallait rester ! Tout ce jour du 17, nous demeurâmes en position sans tirer un coup de fusil. — Quelques-uns parlaient de l’arrivée du général Reynier avec seize mille Saxons; mais la défection des Bavarois nous avait appris quelle confiance on pouvait avoir dans nos alliés. Vers le soir, on annonça que l’on commençait à découvrir l’armée du grand Nord sur le plateau de Breitenfeld : c’étaient soixante mille hommes de plus pour l’ennemi. Je crois entendre encore les malédictions qui s’élevaient contre Bernadotte, les cris d’indignation de tous ceux qui l’avaient connu simple officier du temps de la République et qui disaient : « Il nous doit tout; nous l’avons fait roi de notre propre sang, et maintenant, il vient nous donner le coup de grâce ! » La nuit, il se fit un mouvement général en arrière; notre armée se resserra de plus en plus autour de Leipzig, ensuite tout devint calme. Mais cela ne vous empêchait pas de réfléchir; au contraire, chacun pensait dans le silence : « Que va-t-il arriver demain ? Est-ce qu’à cette même heure je verrai la lune monter entre les nuages, comme je la vois ? Est-ce que les étoiles brilleront encore pour mes yeux ? » Et quand on regardait, dans la nuit sombre, ce grand cercle de feu qui nous entourait sur une étendue de près de six lieues, on s’écriait en soi-même : « Maintenant tout l’univers est contre nous, tous les peuples demandent notre extermination... ils ne veulent plus de notre gloire ! » On songeait ensuite qu’on avait pourtant l’honneur d’être Français, et qu’il fallait vaincre ou mourir.ErckmHisto|ErckmHisto019|Chapitre 19
 
== Chapitre 19 ==
 
C’est au milieu de ces pensées que le jour arriva. Rien ne bougeait encore, et Zébédé me dit : « Quelle chance, si l’ennemi n’avait pas le courage de nous attaquer ! » Les officiers causaient entre eux d’un armistice. Mais tout à coup, vers neuf heures, nos coureurs entrèrent à bride abattue, criant que l’ennemi s’ébranlait sur toute la ligne, et presque aussitôt le canon gronda sur notre droite, le long de l’Elster. Nous étions déjà sous les armes, et nous marchions à travers champs, du côté de la Partha, pour retourner à Schoenfeld. Voilà le commencement de la bataille. Sur les collines, en avant de la rivière, deux ou trois divisions, leurs batteries dans les intervalles et la cavalerie sur les flancs, attendaient l’ennemi; plus loin, par-dessus les pointes des baïonnettes, nous voyions les Prussiens, les Suédois et les Russes s’avancer en masses profondes de tous les côtés : cela n’en finissait plus. Vingt minutes après, nous arrivions en ligne, entre deux collines, et nous apercevions, devant nous, cinq ou six mille Prussiens qui traversaient la rivière en criant tous ensemble : « Faterland ! Faterland ! » Cela formait un tumulte immense, semblable à celui de ces nuées de corbeaux qui se réunissent pour gagner les pays du nord. Dans le même moment, la fusillade s’engagea d’une rive à l’autre, et le canon se mit à gronder. Le ravin où coule la Partha se remplit de fumée; les Prussiens étaient déjà sur nous, que nous les voyions à peine avec leurs yeux furieux, leurs bouches tirées et leur air de bêtes sauvages. Alors nous ne poussâmes qu’un cri jusqu’au ciel : « Vive l’Empereur ! » et nous courûmes sur eux. La mêlée devint épouvantable; en deux secondes nos baïonnettes se croisèrent par milliers : on se poussait, on reculait, on se lâchait des coups de fusil à bout portant, on s’assommait à coups de crosse, tous les rangs se confondaient... ceux qui tombaient on marchait dessus, la canonnade tonnait; et la fumée qui se traînait sur cette eau sombre entre les collines, le sifflement des balles, le pétillement de la fusillade faisaient ressembler ce ravin à un four, où s’engouffraient les hommes comme des bûches pour être consumés. Nous, c’était le désespoir qui nous poussait, la rage de nous venger avant de mourir; les Prussiens, c’était l’orgueil de se dire : « Nous allons vaincre Napoléon cette fois ! » Ces Prussiens sont les plus orgueilleux des hommes; leurs victoires de Gross-Beeren et de la Katzbach les avaient rendus comme fous. Mais il en resta dans la rivière... oui, il en resta ! Trois fois, ils passèrent l’eau et coururent sur nous en masse. Nous étions bien forcés de reculer, à cause de leur grand nombre, et quels cris ils poussaient alors ! On aurait dit qu’ils voulaient nous manger.. C’est une vilaine race... Leurs officiers, l’épée en l’air entre les baïonnettes serrées, répétaient cent fois : « Forwertz ! Forwertz ! » et tous s’avançaient comme un mur, avec grand courage, on ne peut pas dire le contraire. Nos canons les fauchaient, ils avançaient toujours; mais en haut de la colline nous reprenions un nouvel élan et nous les bousculions jusque dans la rivière. Nous les aurions tous massacrés sans une de leurs batteries, en avant de Mockern, qui nous prenait en écharpe et nous empêchait de les poursuivre trop loin. Cela dura jusqu’à deux heures; la moitié de nos officiers étaient hors de combat; le commandant Gémeau était blessé, le colonel Lorain tué, et tout le long de la rivière on ne voyait que des morts entassés et des blessés qui se traînaient pour sortir de la bagarre; quelques-uns, furieux, se relevaient sur les genoux pour donner encore un coup de baïonnette ou lâcher un dernier coup de fusil. On n’a jamais rien vu de pareil. Dans la rivière nageaient les morts à la file, les uns montrant leur figure, les autres le dos, d’autres les pieds. Ils se suivaient comme des flottes de bois, et personne n’y faisait seulement attention. On aurait dit que la même chose ne pouvait pas nous arriver d’une minute à l’autre. Ce grand carnage se passait tout le long de la Partha, depuis Schoenfeld jusqu’à Grossdorf. Les Suédois et les Prussiens finirent par remonter la rivière pour nous tourner plus haut, et des masses de Russes vinrent remplacer ces Prussiens, qui n’étaient pas fâchés d’aller voir ailleurs. Les Russes se formèrent sur deux colonnes; ils descendirent au ravin l’arme au bras, dans un ordre admirable, et nous donnèrent l’assaut deux fois avec une grande bravoure, mais sans pousser des cris de bêtes comme les Prussiens. Leur cavalerie voulait enlever le vieux pont au-dessus de Schoenfeld; la canonnade allait toujours en augmentant. De tous les côtés où s’étendaient les yeux, à travers la fumée, on ne voyait que des ennemis qui se resserraient; quand nous avions repoussé une de leurs colonnes, il en arrivait une autre de troupes fraîches : c’était toujours à recommencer. Entre deux ou trois heures, on apprit que les Suédois et la cavalerie prussienne avaient passé la rivière au-dessus de Grossdorf, et qu’ils venaient nous prendre à revers; ça leur plaisait beaucoup mieux que de nous attaquer en face. Aussitôt le maréchal Ney fit un changement de front, l’aile droite en arrière. Notre division resta toujours appuyée sur Schoenfeld; mais toutes les autres se retirèrent de la Partha pour s’étendre dans la plaine, et toute l’armée ne forma plus qu’une ligne autour de Leipzig. Les Russes, derrière la route de Mockern, préparaient leur troisième attaque vers trois heures; nos officiers prenaient de nouvelles dispositions pour les recevoir, lorsqu’une sorte de frisson passa d’un bout de l’armée à l’autre, et tout le monde apprit en quelques minutes que les seize mille Saxons et la cavalerie wurtembergeoise — au centre de notre ligne -, venaient de passer à l’ennemi, et que, même avant d’arriver à distance, ils avaient eu l’infamie de tourner les quarante pièces de canon qu’ils emmenaient avec eux contre leurs anciens frères d’armes de la division Durutte. Cette trahison, au lieu de nous abattre, augmenta tellement notre fureur que, si l’on nous avait écoutés, nous aurions traversé la rivière pour tout exterminer. Ces Saxons-là disent qu’ils défendaient leur patrie; eh bien, c’est faux. Ils n’avaient qu’à nous quitter sur la route de Duben; qui les en empêchait ? Ils n’avaient qu’à faire comme les Bavarois et se déclarer avant la bataille. Ils pouvaient rester neutres, ils pouvaient aussi refuser le service; mais ils nous trahissaient parce que la chance tournait contre nous. S’ils avaient vu que nous allions gagner, ils auraient toujours été nos bons amis pour avoir leur part, comme après Iéna et Friedland. Voilà ce que chacun pensait, et voilà pourquoi ces Saxons seront des traîtres dans les siècles des siècles. Non seulement ils abandonnèrent leurs amis dans le malheur, mais ils les assassinèrent pour se faire bien venir des autres. Dieu est juste : leurs nouveaux alliés eurent un tel mépris d’eux qu’ils partagèrent la moitié de leur pays après la bataille. Les Français ont ri de la reconnaissance des Prussiens, des Autrichiens et des Russes. Depuis ce moment jusqu’au soir, ce n’était plus une guerre humaine qu’on se faisait, c’était une guerre de vengeance. Le nombre devait nous écraser, mais les alliés devaient payer chèrement leur victoire. Â la nuit tombante, pendant que deux mille pièces de canon tonnaient ensemble, nous recevions notre septième attaque dans Schoenfeld : d’un côté les Russes et de l’autre les Prussiens nous refoulaient dans ce grand village. Nous tenions dans chaque maison, dans chaque ruelle; les murs tombaient sous les boulets, les toits s’affaissaient. On ne criait plus comme au commencement de la bataille; on était froid et pâle à force de rage. Les officiers avaient ramassé des fusils et remis la vieille giberne; ils déchiraient la cartouche comme le soldat. Après les maisons, on défendit les jardins et le cimetière où j’avais couché la veille; il y avait alors plus de morts dessus que dessous terre. Ceux qui tombaient ne se plaignaient pas; ceux qui restaient se réunissaient derrière un mur, un tas de décombres, une tombe. Chaque pouce de terrain coûtait la vie à quelqu’un. Il faisait nuit lorsque le maréchal Ney amena, de je ne sais où, du renfort : ce qui restait de la division Ricard et de la deuxième de Souham. Tous les débris de nos régiments se réunirent, et l’on rejeta les Russes de l’autre côté du vieux pont, qui n’avait plus de rampe à force d’avoir été mitraillé. On plaça sur ce pont six pièces de douze, et jusqu’à sept heures on se canonna dans cet endroit. Les restes du bataillon et de quelques autres en arrière soutenaient les pièces, et je me rappelle que leur feu s’étendait sous le pont comme des éclairs, et qu’on voyait alors les chevaux et les hommes tués s’engouffrer pêle-mêle sous les arches sombres. Cela ne durait qu’une seconde, mais c’étaient de terribles visions ! Â sept heures et demie, comme des masses de cavalerie s’avançaient sur notre gauche, et qu’on les voyait tourbillonner autour de deux grands carrés qui se retiraient pas à pas, nous reçûmes enfin l’ordre de la retraite. Il ne restait plus que deux ou trois mille hommes à Schoenfeld avec les six pièces. Nous revînmes à Kohlgarten sans être poursuivis, et nous allâmes bivaquer autour de Rendnitz. Zébédé vivait encore; comme nous marchions l’un près de l’autre en silence depuis vingt minutes, écoutant la canonnade qui continuait du côté de l’Elster malgré la nuit, tout à coup il me dit : « Comment sommes-nous encore là, Joseph, quand tant de milliers d’autres près de nous sont morts ? Maintenant nous ne pouvons plus mourir. » Je ne répondais rien. « Quelle bataille ! fit-il. Est-ce qu’on s’est jamais battu de cette façon avant nous ? C’est impossible. » Il avait raison, c’était une bataille de géants. Depuis dix heures du matin jusqu’à sept heures du soir, nous avions tenu tête à trois cent soixante mille hommes sans reculer d’une semelle, et nous n’étions pourtant que cent trente mille ! On n’avait jamais rien vu de pareil. — Dieu me garde de dire du mal des Allemands, ils combattaient pour l’indépendance de leur patrie; mais je trouve qu’ils ont tort de célébrer tous les ans l’anniversaire de la bataille de Leipzig : quand on était trois contre un, il n’y a pas de quoi se vanter. En approchant de Rendnitz, nous marchions sur des tas de morts; à chaque pas nous rencontrions des canons démontés, des caissons renversés, des arbres hachés par la mitraille. C’est là qu’une division de la jeune garde et les grenadiers à cheval, conduits par Napoléon lui-même, avaient arrêté les Suédois qui s’avançaient dans le vide formé par la trahison des Saxons. — Deux ou trois vieilles baraques qui finissaient de brûler en avant du village éclairaient ce spectacle. Les grenadiers à cheval étaient encore à Rendnitz; mais une foule d’autres troupes débandées allaient et venaient dans la grande rue. On n’avait pas fait la distribution des vivres; chacun cherchait à manger et à boire. Comme nous défilions devant une grande maison de poste, nous vîmes derrière le mur d’une cour deux cantinières qui versaient à boire du haut de leurs charrettes. Il y avait là des chasseurs, des cuirassiers, des lanciers, des hussards, de l’infanterie de ligne et de la garde, tous pêle-mêle, déchirés, les shakos et les casques défoncés, sans plumets, criblés de coups. Tous ces gens semblaient affamés. Deux ou trois dragons, debout sur le petit mur, près d’un pot rempli de poix qui brûlait, les bras croisés sous leurs longs manteaux blancs, étaient couverts de sang comme des bouchers. Aussitôt Zébédé, sans rien dire, me poussa du coude, et nous entrâmes dans la cour, pendant que les autres poursuivaient leur chemin. Il nous fallut un quart d’heure pour arriver près de la charrette. Je levai un écu de six livres; la cantinière, à genoux derrière sa tonne, me tendit un grand verre d’eau-de-vie avec un morceau de pain blanc, en prenant mon écu. Je bus, puis je passai le verre à Zébédé, qui le vida. Nous eûmes ensuite de la peine à sortir de cette foule, on se regardait d’un air sombre, on se faisait place des épaules et des coudes, et c’est là qu’on pouvait dire — en voyant ces faces dures, ces yeux creux, ces mines terribles d’hommes qui viennent de traverser mille morts et qui recommenceront demain — : « Chacun pour soi... Dieu pour tous ! » En remontant le village, Zébédé me dit : « Tu as du pain ? — Oui. » Je cassai le pain en deux et je lui en donnai la moitié. Nous mangions en allongeant le pas. On entendait encore tirer dans le lointain. Au bout de vingt minutes nous avions rattrapé la queue de la colonne, et nous reconnûmes le bataillon au capitaine adjudant-major Vidal, qui marchait auprès. Nous rentrâmes dans les rangs sans que personne eût remarqué notre absence. Plus on approchait de la ville, plus on rencontrait de détachements, de canons et de bagages, qui se dépêchaient d’arriver à Leipzig. Vers dix heures nous traversions le faubourg de Rendnitz. Le général de brigade Fournier prit notre commandement et nous donna l’ordre d’obliquer à gauche. Â minuit nous arrivâmes dans les grandes promenades qui longent la Pleisse, et nous fîmes halte sous les vieux tilleuls dépouillés. On forma les faisceaux. Une longue file de feux tremblotaient dans le brouillard jusqu’au faubourg de Ranstadt. Quand la flamme montait, elle éclairait des troupes de lanciers polonais, des lignes de chevaux, des canons et des fourgons, et, de loin en loin, quelques sentinelles immobiles dans la brume comme des ombres. De grandes rumeurs s’élevaient en ville, elles semblaient augmenter toujours, et se confondaient avec le roulement sourd de nos convois sur le pont de Lindenau. C’était le commencement de la retraite. — Alors chacun mit son sac au pied d’un arbre et s’étendit dessus, le bras replié sous l’oreille. Un quart d’heure après, tout le monde dormait.ErckmHisto|ErckmHisto020|Chapitre 20
 
== Chapitre 20 ==
 
Ce qui se passa jusqu’au petit jour, je n’en sais rien — les bagages, les blessés et les prisonniers continuèrent sans doute de défiler sur le pont; mais alors une détonation épouvantable nous éveilla, pas un homme ne resta couché, car on prenait cela pour une attaque, lorsque deux officiers de hussards arrivèrent en criant qu’un fourgon de poudre venait de sauter par hasard dans la grande avenue de Ranstadt, au bord de l’eau. La fumée, d’un rouge sombre, tourbillonnait encore dans le ciel en se dissipant; la terre et les vieilles maisons frémissaient. Le calme se rétablit. Quelques-uns se recouchèrent pour tâcher de se rendormir; mais le jour venait; en jetant les yeux sur la rivière grisâtre, on voyait déjà nos troupes s’étendre à perte de vue sur les cinq ponts de l’Elster et de la Pleisse qui se suivent à la file, et n’en font pour ainsi dire qu’un. Ce pont, sur lequel tant de milliers d’hommes devaient défiler, vous rendait tout mélancolique. Cela devait prendre beaucoup de temps, et l’idée venait à tout le monde qu’il aurait mieux valu jeter plusieurs ponts sur les deux rivières, puisque d’un instant à l’autre l’ennemi pouvait nous attaquer, et qu’alors la retraite deviendrait bien difficile. Mais l’Empereur avait oublié de donner des ordres, et l’on n’osait rien faire sans ordre; pas un maréchal de France n’aurait osé prendre sur lui de dire que deux ponts valaient mieux qu’un seul ! Voilà pourtant à quoi la discipline terrible de Napoléon avait réduit tous ces vieux capitaines : ils obéissaient comme des machines et ne s’inquiétaient de rien autre, dans la crainte de déplaire au maître !... Moi, tout de suite, en voyant ce pont qui n’en finissait plus, je pensai : « Pourvu qu’on nous laisse défiler maintenant, car, Dieu merci, nous avons assez de bataille et de carnage ! Une fois de l’autre côté, nous serons sur la bonne route de France, je pourrai revoir peut-être encore Catherine, la tante Grédel et le père Goulden ! » En songeant à cela, je m’attendrissais, je regardais d’un oeil d’envie ces milliers d’artilleurs à cheval et de soldats du train qui s’éloignaient là-bas comme des fourmis, et les grands bonnets à poil de la vieille garde, immobiles de l’autre côté de la rivière sur la colline de Lindenau, l’arme au bras. — Zébédé, qui pensait la même chose, me dit : « Hein ! Joseph, si nous étions à leur place ! » Aussi, vers sept heures, lorsque nous vîmes s’approcher trois fourgons pour nous distribuer des cartouches et du pain, cela me parut bien amer. Il était clair maintenant que nous serions à l’arrière-garde, et, malgré la faim, j’aurais voulu jeter mon pain contre un mur. Quelques instants après, passèrent deux escadrons de lanciers polonais qui remontaient la rivière; puis derrière ces lanciers cinq ou six généraux, et dans le nombre Poniatowski. C’était un homme de cinquante ans, assez grand, mince et l’air triste. Il passa sans nous regarder. Le général Fournier se détacha de son état-major en nous criant : « Par file à gauche ! » Je n’ai jamais eu de crève-coeur pareil, j’aurais donné ma vie pour deux liards; mais il fallait bien emboîter le pas et tourner le dos au pont. Au bout des promenades, nous arrivâmes à un endroit appelé Hinterthôr, c’est une vieille porte sur la route de Caunewitz; à droite et à gauche s’étendent les anciens remparts, et derrière s’élèvent les maisons. On nous posta dans les chemins couverts, près de cette porte que des sapeurs avaient solidement barricadée. Le capitaine Vidal commandait alors le bataillon, réduit à trois cent vingt-cinq hommes. Quelques vieilles palissades vermoulues nous servaient de retranchements, et sur toutes les routes en face s’avançait l’ennemi. Cette fois, c’étaient des vestes blanches et des shakos plats sur la nuque, avec une espèce de haute plaque devant, où se voyait l’aigle à deux têtes des kreutzers. — Le vieux Pinto, qui les reconnut tout de suite, nous dit : « Ceux-là sont des Kaiserlicks ! nous les avons battus plus de cinquante fois depuis 1793; mais c’est égal, si le père de Marie-Louise avait un peu de coeur, ils seraient avec nous tout de même. » Depuis quelques instants on entendait la canonnade; de l’autre côté de la ville, Blücher attaquait le faubourg de Hall. Bientôt après, le feu s’étendit à droite. Bernadotte attaquait le faubourg de Kohlgartenthôr, et presque en même temps les premiers obus des Autrichiens tombèrent dans nos chemins couverts; ils se suivaient à la file; plusieurs passant au-dessus du Hinterthôr éclataient dans les maisons et dans les rues du faubourg. Â neuf heures, les Autrichiens se formèrent en colonnes d’attaque sur la route de Caunewitz. De tous les côtés ils nous débordaient; malgré cela, le bataillon tint jusque vers dix heures. Alors il fallut nous replier derrière les vieux remparts, où les Kaiserlicks nous poursuivirent par les brèches, sous le feu croisé du 29ème et du 14ème de ligne. Ces pauvres diables n’avaient pas la fureur des Prussiens; ils montrèrent pourtant un vrai courage, car à dix heures et demie ils couronnaient les remparts, et nous, de toutes les fenêtres environnantes, nous les fusillions sans pouvoir les forcer à redescendre. Six mois avant, ces choses m’auraient fait horreur, mais j’en avais vu tant d’autres ! J’étais alors insensible comme un vieux soldat, et la mort d’un homme ou de cent ne me paraissait plus rien. Jusqu’à ce moment tout avait bien marché; mais comment sortir des maisons ? L’ennemi couvrait toutes les avenues, et à moins de grimper sur les toits, il n’y avait plus de retraite possible. C’est encore un des mauvais moments dont j’ai gardé le souvenir. Tout à coup l’idée me vint que nous serions pris là comme des renards qu’on enfume dans leur trou; je m’approchai d’une fenêtre de derrière, et je vis qu’elle donnait dans une cour, et que cette cour n’avait de porte que sur le devant. Je me figurais que les Autrichiens, après tout le mal que nous venions de leur faire, nous passeraient au fil de la baïonnette; c’était assez naturel. En songeant à cela, je rentrai dans la chambre où nous étions une dizaine, et j’aperçus le sergent Pinto assis tout pâle contre le mur, les bras pendants. Il venait de recevoir une balle dans le ventre, et disait au milieu de la fusillade : « Défendez-vous, conscrits, défendez-vous !... Montrez à ces Kaiserlicks que nous valons encore mieux qu’eux !... Ah ! les brigands ! » En bas, contre la porte, retentissaient comme des coups de canon. Nous tirions toujours, mais sans espoir, lorsqu’il se fit dehors un grand bruit de piétinement de chevaux. Le feu cessa, et nous vîmes, à travers la fumée, quatre escadrons de lanciers passer comme une bande de lions au milieu des Autrichiens. Tout cédait. Les Kaiserlicks allongeaient les jambes : mais les grandes lances bleuâtres, avec leurs flammes rouges, filaient plus vite qu’eux et leur entraient dans le dos comme des flèches. Ces lanciers étaient des Polonais, les plus terribles soldats que j’aie vus de ma vie, et pour dire les choses comme elles sont, nos amis et nos frères. Ceux-là n’ont pas tourné casaque au moment du danger, ils nous ont donné jusqu’à la dernière goutte de leur sang... Et nous, qu’est-ce que nous avons fait pour leur malheureux pays ?... Quand je pense à notre ingratitude, cela me crève le coeur ! Enfin cette fois encore les Polonais nous dégageaient. En les voyant si fiers et si braves, nous sortîmes de partout, courant sur les Autrichiens à la baïonnette, et nous les rejetâmes dans les fossés. Nous eûmes la victoire, mais il était temps de battre en retraite, car l’ennemi remplissait déjà Leipzig : les portes de Hall et de Grimma étaient forcées, et celle de Péters-Thor livrée par nos amis les Badois et nos autres amis les Saxons. Soldats, étudiants et bourgeois tiraient sur nous des fenêtres ! Nous n’eûmes que le temps de nous reformer et de reprendre le chemin de la grande avenue qui longe la Pleisse. Les lanciers nous attendaient là, nous défilâmes derrière eux, et comme les Autrichiens nous serraient de près, ils firent encore une charge pour les refouler. Quels braves gens et quels magnifiques cavaliers que ces Polonais ! Ah ! tous ceux qui les ont vus pousser une charge sont dans l’admiration, surtout dans un moment pareil. La division, réduite de huit mille hommes à quinze cents, se retirait donc devant plus de cinquante mille ennemis, non sans se retourner et répondre encore au feu des Kaiserlicks. Nous nous rapprochions du pont, avec quelle joie ! je n’ai pas besoin de le dire. Mais il n’était pas facile d’y arriver, car sur toute la longueur de l’avenue, tant d’hommes à pied et à cheval se précipitaient pour passer, arrivant de toutes les rues environnantes, que cette foule ne formait en quelque sorte qu’un seul bloc, où toutes les têtes se touchaient et s’avançaient lentement avec des soupirs et des espèces de cris sourds qu’on entendait d’un quart de lieue malgré la fusillade. Malheur à ceux qui se trouvaient sur le bord du pont; ils tombaient, et personne n’y faisait attention ! Au milieu, les hommes et même les chevaux étaient portés; ils n’avaient pas besoin de bouger, ils avançaient tout seuls... — Mais comment arriver là ? L’ennemi faisait des progrès à chaque seconde. On avait bien placé quelques canons sur les deux côtés pour balayer les promenades et en face la rue principale. Il y avait bien encore des troupes en ligne pour repousser les premières attaques; mais les Prussiens, les Autrichiens et les Russes avaient aussi des canons pour balayer le pont, et ceux qui resteraient les derniers, après avoir protégé la retraite des autres, devaient recevoir tous les obus, tous les boulets et la mitraille; il ne fallait pas beaucoup de bon sens pour comprendre cela, c’était assez clair : voilà pourquoi tout le monde voulait passer à la fois. Â deux ou trois cents pas de ce pont, l’idée me vint de courir me perdre dans la foule, et de me faire porter de l’autre côté; mais le capitaine Vidal, le lieutenant Bretonville et d’autres vieux disaient : « Le premier qui s’écarte des rangs, qu’on tire dessus ! » Quelle terrible malédiction que d’être si près, et de penser : « Il faut que je reste ! » Cela se passait entre onze heures et midi. Je vivrais cent ans, qu’il me serait impossible de rien oublier de ce moment; la fusillade se rapprochait à droite et à gauche, quelques boulets commençaient à ronfler dans l’air, et du côté du faubourg de Hall, on voyait les Prussiens déboucher pêle-mêle avec nos soldats. — Aux environs du pont, des cris épouvantables s’élevaient; les cavaliers, pour se faire place, sabraient les fantassins, qui leur répondaient à coups de baïonnettes : c’était un sauve-qui-peut général ! — Â chaque pas de la foule, quelqu’un tombait du pont, et, cherchant à se retenir, en entraînait cinq ou six par grappes ! Et comme la confusion, les hurlements, la fusillade, le clapotement de ceux qui tombaient augmentaient de seconde en seconde, comme ce spectacle devenait tellement abominable, qu’on aurait cru qu’il ne pouvait rien arriver de pire... voilà qu’une espèce de coup de tonnerre part, et que la première arche du pont s’écroule avec tous ceux qui se trouvaient dessus : des centaines de malheureux disparaissaient, des masses d’autres sont estropiés, écrasés, mis en lambeaux par les pierres qui retombent. Un sapeur du génie venait de faire sauter le pont ! Â cette vue, le cri de trahison retentit jusqu’au bout des promenades : « Nous sommes perdus !... trahis !... » On n’entendait que cela... c’était une clameur immense, épouvantable. Les uns, saisis de la rage du désespoir, retournent à l’ennemi comme des bêtes fauves acculées, qui ne voient plus rien et qui n’ont plus que l’idée de vengeance; d’autres brisent leurs armes, en accusant le ciel et la terre de leur malheur. Les officiers à cheval, les généraux sautent dans la rivière pour traverser à la nage; bien des soldats font comme eux, ils se précipitent sans prendre le temps d’ôter leurs sacs. L’idée qu’on avait pu s’en aller, et que maintenant, à la dernière minute, il fallait se faire massacrer, vous rendait fous... J’avais vu bien des cadavres la veille, entraînés par la Partha; mais alors c’était encore plus terrible; tous ces malheureux se débattaient avec des cris déchirants, ils s’accrochaient les uns aux autres; la rivière en était pleine : — on ne voyait que des bras et des têtes grouiller à sa surface. En ce moment, le capitaine Vidal, un homme calme et qui par sa figure et son coup d’oeil nous avait retenus dans le devoir, — en ce moment, le capitaine lui-même parut découragé; il remit son sabre dans le fourreau en riant d’un air étrange, et dit : « Allons... c’est fini !... » Et comme je lui posais la main sur le bras, il me regarda avec une grande douceur : « Que veux-tu, mon enfant ? me demanda-t-il. — Capitaine, lui répondis-je — car cette pensée me revenait alors -, j’ai passé quatre mois à l’hôpital de Leipzig, je me suis baigné dans l’Elster, et je connais un endroit où l’on a pied. — Où cela ? — Â dix minutes au-dessus du pont. » Aussitôt il tira son sabre en criant d’une voix de tonnerre : « Enfants, suivez-moi, et toi, marche devant. » Tout le bataillon, qui ne comptait plus que deux cents hommes, se mit en marche; une centaine d’autres, qui nous voyaient partir d’un pas ferme, se mirent avec nous sans savoir où nous allions. Les Autrichiens étaient déjà sur la terrasse de l’avenue; plus bas s’étendaient les jardins séparés par les haies jusqu’à l’Elster. Je reconnus ce chemin, que Zimmer et moi nous avions parcouru en juillet, quand tout cela n’était qu’un bouquet de fleurs. Des coups de fusil partaient sur nous, mais nous n’y répondions plus. J’entrai le premier dans la rivière, le capitaine Vidal ensuite, puis les autres deux à deux. L’eau nous arrivait jusqu’aux épaules, parce qu’elle était grossie par les pluies d’automne; malgré cela, nous passâmes heureusement, il n’y eut personne de noyé. Nous avions encore presque tous nos fusils en arrivant sur l’autre rive, et nous prîmes tout droit à travers champs. Plus loin nous trouvâmes le petit pont de bois qui mène à Schleissig, et de là nous tournâmes vers Lindenau. Nous étions tous silencieux, de temps en temps nous regardions au loin, de l’autre côté de l’Elster, la bataille qui continuait dans les rues de Leipzig. Longtemps les clameurs furieuses et le rebondissement sourd de la canonnade nous arrivèrent; ce n’est que vers deux heures, lorsque nous découvrîmes l’immense file de troupes, de canons et de bagages qui s’étendait à perte de vue sur la route d’Erfurt, que ces bruits se confondirent pour nous avec le roulement des voitures.ErckmHisto|ErckmHisto021|Chapitre 21
 
== Chapitre 21 ==
 
J’ai raconté jusqu’à présent les grandes choses de la guerre : des batailles glorieuses pour la France, malgré nos fautes et nos malheurs. Quand on a combattu seul contre tous les peuples de l’Europe — toujours un contre deux et quelquefois contre trois -, et qu’on a fini par succomber, non sous le courage des autres, ni sous leur génie, mais sous la trahison et le nombre, on aurait tort de rougir d’une pareille défaite, et les vainqueurs auraient encore plus tort d’en être fiers. Ce n’est pas le nombre qui fait la grandeur d’un peuple ni d’une armée, c’est sa vertu. Je pense cela dans la sincérité de mon âme, et je crois que les hommes de coeur, les hommes sensés de tous les pays du Monde penseront comme moi. Mais il faut maintenant que je raconte les misères de la retraite, et voilà ce qui me paraît le plus pénible. On dit que la confiance donne la force, et c’est vrai surtout pour les Français. Tant qu’ils marchent en avant, tant qu’ils espèrent la victoire, ils sont unis comme les doigts de la main, la volonté des chefs est la loi de tous; ils sentent qu’on ne peut réussir que par la discipline. Mais aussitôt qu’ils sont forcés de reculer, chacun n’a plus de confiance qu’en soi-même, et l’on ne connaît plus le commandement. Alors ces hommes si fiers — ces hommes qui s’avançaient gaiement à l’ennemi pour combattre -, s’en vont les uns à droite, les autres à gauche, tantôt seuls, tantôt en troupeaux. Et ceux qui tremblaient à leur approche s’enhardissent; ils avancent d’abord avec crainte, ensuite, voyant qu’il ne leur arrive rien, ils deviennent insolents. Ils fondent sur les traînards à trois ou quatre pour enlever, comme on voit les corbeaux, en hiver, tomber sur un pauvre cheval abattu, qu’ils n’auraient pas osé regarder d’une demi-lieue lorsqu’il marchait encore. J’ai vu ces choses... J’ai vu de misérables Cosaques — de véritables mendiants, avec de vieilles guenilles pendues aux reins, un vieux bonnet de peau râpé tiré sur les oreilles, des gueux qui ne s’étaient jamais fait la barbe et tout remplis de vermine, assis sur de vieilles biques maigres, sans selle, le pied dans une corde en guise d’étrier, un vieux pistolet rouillé pour arme à feu, un clou de latte au bout d’une perche pour lance -, j’ai vu des gueux pareils, qui ressemblaient à de vieux Juifs jaunes et décrépits, arrêter des dix, quinze, vingt soldats, et les emmener comme des moutons ! Et les paysans, ces grands flandrins qui tremblaient quelques mois auparavant comme des lièvres, lorsqu’on les regardait de travers... eh bien, je les ai vus traiter d’un air d’arrogance de vieux soldats, des cuirassiers, des canonniers, des dragons d’Espagne, des gens qui les auraient renversés d’un coup de poing; je les ai vus soutenir qu’ils n’avaient pas de pain à vendre, lorsqu’on sentait l’odeur du four dans tous les environs, et qu’ils n’avaient ni vin ni bière, ni rien, lorsqu’on entendait les pots tinter à droite et à gauche comme les cloches de leurs villages. Et l’on n’osait pas les secouer, on n’osait pas les mettre à la raison, ces gueux qui riaient de nous voir battre en retraite, parce qu’on n’était plus en nombre, parce que chacun marchait pour soi, qu’on ne reconnaissait plus de chefs et qu’on n’avait plus de discipline. Et puis la faim, la misère, les fatigues, la maladie, tout vous accablait à la fois; le ciel était gris, il ne finissait plus de pleuvoir, le vent d’automne vous glaçait. Comment de pauvres conscrits encore sans moustaches, et tellement décharnés qu’on aurait vu le jour entre leurs côtes comme à travers une lanterne, comment ces pauvres êtres pouvaient-ils résister à tant de misères ? Ils périssaient par milliers; on ne voyait que cela sur les chemins. La terrible maladie qu’on appelait le typhus nous suivait à la piste : les uns disent que c’est une sorte de peste, engendrée par les morts qu’on n’enterre pas assez profondément; les autres, que cela vient des souffrances trop grandes qui dépassent les forces humaines; je n’en sais rien, mais les villages d’Alsace et de Lorraine, où nous avons apporté le typhus, s’en souviendront toujours : sur cent malades, dix ou douze au plus revenaient ! Enfin, puisqu’il faut continuer cette triste histoire, le soir du 19 nous allâmes bivaquer à Lutzen, où les régiments se reformèrent comme ils purent. Le lendemain, de bonne heure, en marchant sur Weissenfelds, il fallut tirailler contre les Westphaliens, qui nous suivirent jusqu’au village d’Eglaystadt. Le 22, nous bivaquions sur les glacis d’Erfurt, où l’on nous donna des souliers neufs et des effets d’habillement. Cinq ou six compagnies débandées se réunirent à notre bataillon; c’étaient presque tous des conscrits qui n’avaient plus que le souffle. Nos habits neufs et nos souliers nous allaient comme des guérites; mais cela ne nous empêchait pas de sentir la bonne chaleur de ces habits : nous croyions revivre. Il fallut repartir le 22, et les jours suivants nous passâmes près de Gotha, de Teitlèbe, d’Eisenach, de Salmunster. Les Cosaques nous observaient du haut de leurs biques; quelques hussards leur donnaient la chasse, ils se sauvaient comme des voleurs et revenaient aussitôt après. Beaucoup de nos camarades avaient la mauvaise habitude de marauder le soir pendant que nous étions au bivac, ils attrapaient souvent quelque chose; mais il en manquait toujours à l’appel le lendemain, et les sentinelles eurent la consigne de tirer sur ceux qui s’écartaient. Moi, j’avais les fièvres depuis notre départ de Leipzig; elles allaient en augmentant et je grelottais jour et nuit. J’étais devenu si faible, que je pouvais à peine me lever le matin pour me remettre en route. Zébédé me regardait d’un air triste, et me disait quelquefois : « Courage, Joseph, courage ! nous reviendrons tout de même au pays » Ces paroles me ranimaient; je sentais comme un feu me monter à la figure. « Oui, oui, nous reviendrons au pays, disais-je; il faut que je revoie le pays !... » Et je pleurais. Zébédé portait mon sac; quand j’étais trop fatigué, il me disait : « Soutiens-toi sur mon bras... Nous approchons chaque jour maintenant, Joseph... Une quinzaine d’étapes, qu’est-ce que c’est ? » Il me remontait le coeur, mais je n’avais plus la force de porter mon fusil, il me paraissait lourd comme du plomb. Je ne pouvais plus manger, et mes genoux tremblaient; malgré cela, je ne désespérais pas encore, je me disais en moi-même : « Ce n’est rien... Quand tu verras le clocher de Phalsbourg, tes fièvres passeront. Tu auras un bon air, Catherine te soignera... Tout ira bien... vous vous marierez ensemble. » J’en voyais d’autres comme moi qui restaient en route, mais j’étais bien loin de me trouver aussi malade qu’eux. J’avais toujours bonne confiance, lorsqu’à trois lieues de Fulde, sur la route de Salmunster, pendant une halte, on apprit que cinquante mille Bavarois venaient se mettre en travers de notre retraite, et qu’ils étaient postés dans de grandes forêts où nous devions passer Cette nouvelle me porta le dernier coup, parce que je ne me sentais plus la force d’avancer, ni d’ajuster, ni de me défendre à la baïonnette, et que toutes mes peines pour venir de si loin étaient perdues. Je fis pourtant encore un effort lorsqu’on nous ordonna de marcher, et j’essayai de me lever. « Allons, Joseph, me disait Zébédé, voyons... du courage !... » Mais je ne pouvais pas, et je me mis à sangloter en criant : « Je ne peux pas ! — Lève-toi, faisait-il. — Je ne peux pas... mon Dieu... je ne peux pas ! » Je me cramponnais à son bras... des larmes coulaient le long de son grand nez... Il essaya de me porter, mais il était aussi trop faible. Alors je le retins en lui criant : « Zébédé, ne m’abandonne pas ! » Le capitaine Vidal s’approcha, et me regardant avec tristesse : « Allons, mon garçon, dit-il, les voitures de l’ambulance vont passer dans une demi-heure... on te prendra. » Mais je savais bien ce que cela voulait dire, et j’attirai Zébédé dans mes bras pour le serrer. Je lui dis à l’oreille : « Ecoute, tu embrasseras Catherine pour moi... tu me le promets !... Tu lui diras que je suis mort en l’embrassant et que tu lui portes ce baiser d’adieu ! — Oui... fit-il en sanglotant tout bas, oui... je lui dirai !... — Ô mon pauvre Joseph ! » Je ne pouvais plus le lâcher; il me posa lui-même à terre et s’en alla bien vite sans tourner la tête. La colonne s’éloignait... je la regardai longtemps, comme on regarde la dernière espérance de vie qui s’en va. Les traînards du bataillon entrèrent dans un pli de terrain... Alors je fermai les yeux, et seulement une heure après, ou même plus longtemps, je me réveillai au bruit du canon, et je vis une division de la garde passer sur la route au pas accéléré, avec des fourgons et de l’artillerie. Sur les fourgons, j’apercevais quelques malades et je criais : « Prenez-moi !... Prenez-moi !... » Mais personne ne faisait attention à mes cris... on passait toujours... et le bruit de la canonnade augmentait. Plus de dix mille hommes passèrent ainsi, de la cavalerie et de l’infanterie; je n’avais plus la force d’appeler. Enfin la queue de tout ce monde arriva; je regardai les sacs et les shakos s’éloigner jusqu’à la descente, puis disparaître, et j’allais me coucher pour toujours lorsque j’entendis encore un grand bruit sur la route. C’étaient cinq ou six pièces qui galopaient, attelées de solides chevaux — les canonniers à droite et à gauche, le sabre à la main -; derrière venaient les caissons. Je n’avais pas plus d’espérance dans ceux-ci que dans les autres, et je regardais pourtant, quand, à côté d’une de ces pièces, je vis s’avancer un grand maigre, roux, décoré, un maréchal des logis, et je reconnus Zimmer, mon vieux camarade de Leipzig. Il passait sans me voir, mais alors de toutes mes forces, je m’écriai : « Christian !... Christian !... » Et malgré le bruit des canons il s’arrêta, se retourna et m’aperçut au pied d’un arbre; il ouvrait de grands yeux. « Christian, m’écriai-je, aie pitié de moi ! » Alors il revint, me regarda et pâlit : « Comment, c’est toi, mon bon Joseph ! » fit-il en sautant à bas de son cheval. Il me prit dans ses bras comme un enfant, en criant aux hommes qui menaient le dernier fourgon : « Halte !... arrêtez ! » Et, m’embrassant, il me plaça dans ce fourgon, la tête sur un sac. Je vis aussi qu’il étendait un gros manteau de cavalerie sur mes jambes et sur mes pieds, en disant : « Allons... en route... Ça chauffe là-bas ! » C’est tout ce que je me rappelle, car, aussitôt après, je perdis tout sentiment. Il me semble bien avoir entendu depuis comme un roulement d’orage, de cris, des commandements, et même avoir vu défiler dans le ciel la cime de grands sapins au milieu de la nuit; mais tout cela pour moi n’est qu’un rêve. Ce qu’il y a de sûr, c’est que derrière Salmunster, dans les bois de Hanau, fut livrée ce jour-là une grande bataille contre les Bavarois, et qu’on leur passa sur le ventre.ErckmHisto|ErckmHisto022|Chapitre 22
 
== Chapitre 22 ==
 
Le 14 janvier 1814, deux mois et demi après la bataille de Hanau, je m’éveillai dans un bon lit, au fond d’une petite chambre bien chaude; et, regardant les poutres du plafond au-dessus de moi, puis les petites fenêtres, où le givre étendait ses gerbes blanches, je me dis : « C’est l’hiver ! » — En même temps, j’entendais comme un bruit de canon qui tonne, et le pétillement du feu sur un âtre. Au bout de quelques instants, m’étant retourné, je vis une jeune femme pâle assise près de l’âtre, les mains croisées sur les genoux, et je reconnus Catherine. Je reconnus aussi la chambre où je venais passer de si beaux dimanches, avant de partir pour la guerre. Le bruit du canon seul, qui revenait de minute en minute, me faisait peur de rêver encore. Et longtemps je regardai Catherine, qui me paraissait bien belle; je pensais : « Où donc est la tante Grédel ? Comment suis-je revenu au pays ? Est-ce que Catherine et moi nous sommes mariés ? Mon Dieu ! pourvu que ceci ne soit pas un rêve ! » Â la fin, prenant courage, j’appelai tout doucement : « Catherine ! » Alors elle, tournant la tête, s’écria : « Joseph... tu me reconnais ? — Oui », lui dis-je en étendant la main. Elle s’approcha toute tremblante, et je l’embrassai longtemps. Nous sanglotions ensemble. Et, comme le canon se remettait à gronder, tout à coup cela me serra le coeur. « Qu’est-ce que j’entends, Catherine ? demandai-je. — C’est le canon de Phalsbourg, fit-elle en m’embrassant plus fort. — Le canon ? — Oui, la ville est assiégée. — Phalsbourg ?... Les ennemis sont en France !... » Je ne pus dire un mot de plus... Ainsi, tant de souffrances, tant de larmes, deux millions d’hommes sacrifiés sur les champs de bataille, tout cela n’avait abouti qu’à faire envahir notre patrie !... Durant plus d’une heure, malgré la joie que j’éprouvais de tenir dans mes bras celle que j’aimais, cette pensée affreuse ne me quitta pas une seconde, et même aujourd’hui, tout vieux et tout blanc que je suis, elle me revient encore avec amertume... Oui, nous avons vu cela, nous autres vieillards, et il est bon que les jeunes le sachent : nous avons vu l’Allemand, le Russe, le Suédois, l’Espagnol, l’Anglais, maîtres de la France, tenir garnison dans nos villes, prendre dans nos forteresses ce qui leur convenait, insulter nos soldats, changer notre drapeau et se partager non seulement nos conquêtes depuis 1804, mais encore celles de la République : — c’était payer cher dix ans de gloire ! Mais ne parlons pas de ces choses, l’avenir les jugera : il dira qu’après Lutzen et Bautzen, les ennemis offraient de nous laisser la Belgique, une partie de la Hollande, toute la rive gauche du Rhin jusqu’à Bâle, avec la Savoie et le royaume d’Italie, et que l’Empereur a refusé d’accepter ces conditions — qui étaient pourtant très belles — parce qu’il mettait la satisfaction de son orgueil avant le bonheur de la France ! Pour en revenir à mon histoire, quinze jours après la bataille de Hanau, des milliers de charrettes couvertes de blessés et de malades s’étaient mises à défiler sur la route de Strasbourg à Nancy. Elles s’étendaient d’une seule file du fond de l’Alsace en Lorraine. La tante Grédel et Catherine, à leur porte, regardaient s’écouler ce convoi funèbre; leurs pensées, je n’ai pas besoin de les dire ! Plus de douze cents charrettes étaient passées, je n’étais dans aucune. Des milliers de pères et de mères, accourus de vingt lieues à la ronde, regardaient ainsi le long de la route... Combien retournèrent chez eux sans avoir trouvé leur enfant ! Le troisième jour, Catherine me reconnut dans une de ces voitures à panier du côté de Mayence, au milieu de plusieurs autres misérables comme moi, les joues creuses, la peau collée sur les os et mourant de faim. « C’est lui... c’est Joseph ! » criait-elle de loin. Mais personne ne voulait le croire; il fallut que la tante Grédel me regardât longtemps pour dire : « Oui, c’est lui !... Qu’on le sorte de là; c’est notre Joseph ! » Elle me fit transporter dans leur maison, et me veilla jour et nuit. Je ne voulais que de l’eau, je criais toujours : « De l’eau ! de l’eau ! » Personne au village ne croyait que j’en reviendrais; pourtant le bonheur de respirer l’air du pays et de revoir ceux que j’aimais me sauva. C’est environ six mois après, le 8 juillet 1814, que nous fûmes mariés, Catherine et moi. M. Goulden, qui nous aimait comme ses enfants, m’avait mis de moitié dans son commerce; nous vivions tous ensemble dans le même nid; enfin nous étions les plus heureux du monde. Alors les guerres étaient finies, les alliés retournaient chez eux d’étape en étape, l’empereur était parti pour l’île d’Elbe, et le roi Louis XVIII nous avait donné des libertés raisonnables. C’était encore une fois le bon temps de la jeunesse, le temps de l’amour, le temps du travail et de la paix. On pouvait espérer en l’avenir, on pouvait croire que chacun, avec de la conduite et de l’économie, arriverait à se faire une position, à gagner l’estime des honnêtes gens, et à bien élever sa famille, sans crainte d’être repris par la conscription sept et même huit ans après avoir gagné. M. Goulden, qui n’était pas trop content de voir revenir les anciens rois et les anciens nobles, pensait pourtant que ces gens avaient assez souffert dans les pays étrangers pour comprendre qu’ils n’étaient pas seuls au monde et respecter nos droits; il pensait aussi que l’empereur Napoléon aurait le bon sens de se tenir tranquille... mais il se trompait : — les Bourbons étaient revenus avec leurs vieilles idées, et l’empereur n’attendait que le moment de prendre sa revanche. Tout cela devait nous amener encore bien des misères, et je vous les raconterais avec plaisir si cette histoire ne me paraissait assez longue pour une fois. Nous en resterons donc ici jusqu’à nouvel ordre. Si des gens raisonnables me disent que j’ai bien fait d’écrire ma campagne de 1813, que cela peut éclairer la jeunesse sur les vanités de la gloire militaire, et lui montrer qu’on n’est jamais plus heureux que par la paix, la liberté et le travail, eh bien, alors je reprendrai la suite de ces événements et je vous raconterai Waterloo !