« Histoire d’un conscrit de 1813 » : différence entre les versions

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== Texte supplémentaire de l'édition originale publiée par la Revue des deux mondes, 1864. ==
 
Ça produit toujours le même effet. » Il s’admirait lui-même d’avoir découvert cela, mais personne ne riait avec lui. Â chaque minute les blessés criaient : « Â boire ! » Quand l’un commençait, tous suivaient. Le vieux soldat m’avait pris sans doute en amitié, car, en passant, il me présentait toujours son gobelet. Je ne restai pas là-dedans plus d’une heure; une dizaine d’autres voitures à larges échelles étaient venues se ranger derrière la première. Des paysans du pays, en veste de velours et large feutre noir, le fouet sur l’épaule, attendaient, tenant leurs chevaux par la bride. Un piquet de hussards arriva bientôt, le maréchal des logis mit pied à terre, et, entrant sous le hangar, il dit : « Faites excuse, major, mais voici un ordre pour escorter douze voitures de blessés jusqu’à Lutzen; est-ce que c’est ici qu’on les charge ? — Oui, c’est ici », répondit le chirurgien. Et tout de suite on se mit à charger la première file. Les paysans et les hommes de l’ambulance, avant de nous enlever, nous faisaient boire encore un bon coup. Dès qu’une voiture était pleine, elle partait en avant, et une autre s’avançait. J’étais sur la troisième, assis dans la paille, au premier rang, à côté d’un conscrit du 27ème qui n’avait plus de main droite; derrière, un autre manquait d’une jambe, un autre avait la tête fendue, un autre la mâchoire cassée, ainsi de suite jusqu’au fond. On nous avait rendu nos grandes capotes, et nous avions tellement froid, malgré le soleil, qu’on ne voyait que notre nez, notre bonnet de police, ou le bandeau de linge au-dessus des collets. Personne ne parlait; on avait bien assez à penser pour soi-même. Par moments, je sentais un froid terrible, puis tout à coup des bouffées de chaleur qui m’entraient jusque dans les yeux : c’était le commencement de la fièvre. Mais en partant de Kaya, tout allait encore bien, je voyais clairement les choses, et ce n’est que plus tard, du côté de Leipzig, que je me sentis tout à fait mal. Enfin, on nous chargea donc de la sorte : ceux qui pouvaient encore se tenir, assis dans les premières voitures, les autres étendus dans les dernières, et nous partîmes. Les hussards, à cheval près de nous, causaient de la bataille, fumaient et riaient sans nous regarder. C’est en traversant Kaya que je vis toutes les horreurs de la guerre. Le village ne formait qu’un monceau de décombres. Les toits étaient tombés; les pignons, de loin en loin, restaient seuls debout; les poutres et les lattes étaient rompues; on voyait, à travers, les petites chambres avec leurs alcôves, leurs portes et leurs escaliers. De pauvres gens, des femmes, des enfants, des vieillards, allaient et venaient à l’intérieur tout désolés; ils montaient et descendaient comme dans des cages en plein air. Quelquefois, tout au haut, la cheminée d’une petite chambre, un petit miroir et des branches de buis au-dessus montraient que là vivait une jeune fille dans les temps de paix. Ah ! qui pouvait prévoir alors qu’un jour tout ce bonheur serait détruit, non par la fureur des vents ou la colère du ciel, mais par la rage des hommes, bien autrement redoutable ! Il n’y avait pas jusqu’aux pauvres animaux qui n’eussent un air d’abandon au milieu de ces ruines. Les pigeons cherchaient leur colombier, les boeufs et les chèvres leur étable; ils allaient déroutés par les ruelles, mugissant et bêlant d’une voix plaintive. Des poules perchaient sur les arbres, et partout, partout on rencontrait la trace des boulets ! Â la dernière maison, un vieillard tout blanc, assis sur le seuil de sa demeure en ruine, tenait entre ses genoux un petit enfant; il nous regarda passer, morne et sombre. Nous voyait-il ? Je n’en sais rien; mais son front sillonné de grandes rides et ses yeux ternes annonçaient le désespoir. Que d’années de travail, que d’économies et de souffrances il lui avait fallu pour assurer le repos de sa vieillesse ! Maintenant tout était anéanti... l’enfant et lui n’avaient plus une tuile pour abriter leur tête !... Et ces grandes fosses d’une demi-lieue — où tous les gens du pays travaillent à la hâte pour empêcher la peste d’achever la destruction du genre humain -, je les ai vues aussi du haut de la colline de Kaya, et j’en ai détourné les yeux avec horreur ! Oui, j’ai vu ces immenses tranchées dans lesquelles on enterre les morts : Russes, Français, Prussiens, tous pêle-mêle,- comme Dieu les avait faits pour s’aimer avant l’invention des plumets et des uniformes, qui les divisent au profit de ceux qui les gouvernent. Ils sont là... ils s’embrassent... et si quelque chose revit en eux, ce qu’il faut bien espérer, ils s’aiment et ils se pardonnent, en maudissant le crime qui, depuis tant de siècles, les empêche d’être frères avant la mort ! Mais ce qu’il y avait encore de plus triste, c’était la longue file de voitures emmenant les pauvres blessés; — ces malheureux dont on ne parle dans les bulletins que pour en diminuer le nombre, et qui périssent dans les hôpitaux comme des mouches, loin de tous ceux qu’ils aiment, pendant qu’on tire le canon et qu’on chante dans les églises pour se réjouir d’avoir tué des milliers d’hommes ! Lorsque nous arrivâmes à Lutzen, la ville était tellement encombrée de blessés que notre convoi reçut l’ordre de partir pour Leipzig. On ne voyait dans les rues que des malheureux aux trois quarts morts, étendus le long des maisons sur de la paille. Il nous fallut plus d’une heure pour arriver devant une église, où l’on déchargea quinze ou vingt d’entre nous qui ne pouvaient plus supporter la route. Le maréchal des logis et ses hommes, après s’être rafraîchis dans un bouchon au coin de la place, remontèrent à cheval, et nous continuâmes notre chemin vers Leipzig. Alors je n’entendais et je ne voyais plus; la tête me tournait, mes oreilles bourdonnaient, je prenais les arbres pour des hommes; j’avais une soif dont on ne peut se faire l’idée. Depuis longtemps, d’autres, dans les voitures, s’étaient mis à crier, à rêvasser, à parler de leur mère, à vouloir se lever et sauter sur le chemin. Je ne sais pas si je fis les mêmes choses; mais je m’éveillai comme d’un mauvais rêve, au moment où deux hommes me prenaient chacun par une jambe — les bras autour de mes reins -, et m’emportaient en traversant une place sombre. Le ciel fourmillait d’étoiles, et, sur la façade d’un grand édifice, qui se détachait en noir au milieu de la nuit, brillaient des lumières innombrables : c’était l’hôpital du faubourg de Hall, à Leipzig. Les deux hommes montèrent un escalier tournant. Tout au haut, ils entrèrent dans une salle immense — où des lits à la file se touchaient presque d’un bout à l’autre sur trois rangs -, et l’on me coucha dans un de ces lits. Ce qu’on entendait de cris, de jurements, de plaintes, n’est pas à imaginer : ces centaines de blessés avaient tous la fièvre. Les fenêtres étaient ouvertes, les petites lanternes tremblotaient au courant d’air. Des infirmiers, des médecins, des aides, le grand tablier lié sous les bras, allaient et venaient. Et le bourdonnement sourd des salles au-dessous, les gens qui montaient et descendaient, les nouveaux convois qui débouchaient sur la place, les cris des voituriers, le claquement des fouets, les piétinements des chevaux : tout vous faisait perdre la tête. Là, pour la première fois, pendant qu’on me déshabillait, je sentis à l’épaule un mal tellement horrible, que je ne pus retenir mes cris. Un chirurgien arriva presque aussitôt, et fit des reproches à ceux qui ne prenaient pas garde. C’est tout ce que je me rappelle de cette nuit, car j’étais comme fou : — j’appelais Catherine, M. Goulden, la tante Grédel à mon secours, — chose que m’a racontée plus tard mon voisin, un vieux canonnier à cheval, que mes rêves empêchèrent de dormir. Ce n’est que le lendemain, vers huit heures, au premier pansement, que je vis mieux la salle. Alors aussi je sus que j’avais l’os de l’épaule gauche cassé. Lorsque je m’éveillai, j’étais au milieu d’une douzaine de chirurgiens : l’un d’eux, un gros homme brun, qu’on appelait M. le baron, ouvrait mon bandage; un aide tenait, au pied du lit, une cuvette d’eau chaude. Le major examina ma blessure; tous les autres se penchaient pour entendre ce qu’il allait dire. Il leur parla quelques instants; mais tout ce que je pus comprendre, c’est que la balle était venue de bas en haut, qu’elle avait cassé l’os et qu’elle était ressortie par-derrière. Je vis qu’il connaissait bien son état, puisque les Prussiens avaient tiré d’en bas, par-dessus le mur du jardin, et que la balle avait dû remonter. Il lava lui-même la plaie et remit le bandage en deux tours de main; de sorte que mon épaule ne pouvait plus remuer et que tout se trouvait en ordre. Je me sentais beaucoup mieux. Dix minutes après, un infirmier vint me mettre une chemise sans me faire mal, à force d’habitude. Le chirurgien s’était arrêté près de l’autre lit et disait : « Hé ! te voilà donc encore, l’ancien ! — Oui, monsieur le baron, c’est encore moi, répondit le canonnier, tout fier de voir qu’il le reconnaissait : la première fois, c’était à Austerlitz, pour un coup de mitraille, ensuite à Iéna, ensuite à Smolensk, pour deux coups de lance. — Oui, oui, dit le chirurgien comme attendri; et maintenant qu’est-ce que nous avons ? — Trois coups de sabre sur le bras gauche, en défendant ma pièce contre les hussards prussiens. » Le chirurgien s’approcha, défit le bandage, et je l’entendis qui demandait au canonnier : « Tu as la croix ? — Non, monsieur le baron. — Tu t’appelles ? — Christian Zimmer, maréchal des logis au 2ème d’artillerie à cheval. — Bon ! bon ! » Il pansait alors les blessures et finit par dire en se levant : « Tout ira bien ! » Il se retourna, causant avec les autres, et sortit après avoir fini son tour et donné quelques ordres aux infirmiers. Le vieux canonnier paraissait tout joyeux; comme je venais d’entendre à son nom qu’il devait être de l’Alsace, je me mis à lui parler dans notre langue, de sorte qu’il en fut encore plus réjoui. C’était un gaillard de six pieds, les épaules rondes, le front plat, le nez gros, les moustaches d’un blond roux, dur comme un roc, mais brave homme tout de même. Ses yeux se plissaient quand on lui parlait alsacien, ses oreilles se dressaient; j’aurais pu tout lui demander en alsacien, il m’aurait tout donné s’il avait eu quelque chose; mais il n’avait que des poignées de main qui vous faisaient craquer les os. Il m’appelait Joséphel, comme au pays, et me disait : « Joséphel, prends garde d’avaler les remèdes qu’on te donne... Il ne faut avaler que ce qu’on connaît... Tout ce qui ne sent pas bon ne vaut rien. Si l’on nous donnait tous les jours une bouteille de rikevir, nous serions bientôt guéris; mais c’est plus commode de nous démolir l’estomac avec une poignée de mauvaise herbe bouillie dans de l’eau que de nous apporter du vin blanc d’Alsace. » Quand j’avais peur à cause de la fièvre et de ce que je voyais, il prenait des airs fâchés et me regardait avec ses grands yeux, en disant : « Joséphel, est-ce que tu es fou d’avoir peur ? Est-ce que des gaillards comme nous autres peuvent mourir dans un hôpital ? Non... non... ôte-toi cette idée de la tête. » Mais il avait beau dire, tous les matins les médecins, en faisant leur ronde, en trouvaient sept ou huit de morts. Les uns attrapaient la fièvre chaude, les autres un refroidissement, et cela finissait toujours par la civière, que l’on voyait passer sur les épaules des infirmiers ! — de sorte qu’on ne savait jamais s’il fallait avoir chaud ou froid pour bien aller. Zimmer me disait : « Tout cela, Joséphel, vient des mauvaises drogues que les médecins inventent. Vois-tu ce grand maigre ? Il peut se vanter d’avoir tué plus d’hommes que pas une pièce de campagne; il est en quelque sorte toujours chargé à mitraille, et la mèche allumée. Et ce petit brun ? à la place de l’Empereur je l’enverrais aux Prussiens et aux Russes; il leur tuerait plus de monde qu’un corps d’armée. » Il m’aurait bien fait rire avec ses plaisanteries, si je n’avais pas vu passer les brancards. Au bout de trois semaines, l’os de mon épaule commençait à reprendre, les deux blessures se refermaient tout doucement, je ne souffrais presque plus. Les coups de sabre que Zimmer avait sur le bras et sur l’épaule allaient très bien. On nous donnait chaque matin un bon bouillon qui nous remontait le coeur, et le soir un peu de boeuf, avec un demi-verre de vin, dont la vue seule nous réjouissait et nous faisait voir l’avenir en beau. Vers ce temps, on nous permit aussi de descendre dans un grand jardin plein de vieux ormes, derrière l’hôpital. Il y avait des bancs sous les arbres, et nous nous promenions dans les allées comme de véritables rentiers, en grande capote grise et bonnet de coton. La saison était magnifique; notre vue s’étendait sur la Partha, bordée de peupliers. Cette rivière tombe dans l’Elster, à gauche, en formant de grandes lignes bleues. Du même côté s’étend une forêt de hêtres, et sur le devant passent trois ou quatre grandes routes blanches, qui traversent des plaines de blé, d’orge, d’avoine, de plantations de houblon, enfin tout ce qu’il est possible de se figurer d’agréable et de riche, principalement quand le vent donne dessus, et que toutes ces moissons se penchent et se relèvent au soleil. La chaleur du mois de juin annonçait une bonne année. Souvent, en voyant ce beau pays, je pensais à Phalsbourg, et je me mettais à pleurer. Zimmer me disait : « Je voudrais bien savoir pourquoi diable tu pleures, Joséphel ? Au lieu d’avoir attrapé la peste d’hôpital, d’avoir perdu le bras ou la jambe, comme des centaines d’autres, nous voilà tranquillement assis sur un banc à l’ombre; nous recevons du bouillon, de la viande et du vin; on nous permet même de fumer, quand nous avons du tabac, et tu n’es pas content ? Qu’est-ce qui te manque ? » Alors je lui parlais de mes amours avec Catherine, de mes promenades aux Quatre-Vents, de nos belles espérances, de nos promesses de mariage, enfin de tout ce bon temps qui n’était plus qu’un songe. Il m’écoutait en fumant sa pipe. « Oui, oui, disait-il, c’est triste tout de même. Avant la conscription de 1798, je devais aussi me marier avec une fille de notre village, qui s’appelait Margrédel, et que j’aimais comme les yeux de ma tête. Nous nous étions fait des promesses, et, pendant toute la campagne de Zurich, je ne passais pas un jour sans penser à Margrédel. « Mais voilà qu’à mon premier congé j’arrive au pays, et qu’est-ce que j’apprends ? Qu’elle s’est mariée depuis trois mois avec un cordonnier de chez nous, nommé Passauf. « Tu peux te figurer ma colère, Joséphel; je ne voyais plus clair, je voulais tout démolir; et, comme on me dit que Passauf était à la brasserie du Grand-Cerf, je vais là sans regarder à droite ni à gauche. En arrivant, je le reconnais au bout de la table, près d’une fenêtre de la cour, contre la pompe. Il riait avec trois ou quatre autres mauvais gueux, en buvant des chopes. Je m’approche, et lui se met à crier : « Tiens, tiens, voici Christian Zimmer ! Comment ça va-t-il, Christian ? j’ai des compliments pour toi de Margrédel ! » Il clignait de l’oeil. Moi, j’empoigne aussitôt une cruche, que je lui casse sur l’oreille gauche en disant : « Va lui porter ça de ma part, Passauf; c’est mon cadeau de noces. » Naturellement, tous les autres tombèrent sur mon dos, j’en assomme encore deux ou trois avec un broc; je monte sur une table, et je passe la jambe à travers une fenêtre sur la place, où je bats en retraite. « Mais j’étais à peine rentré chez ma mère que la gendarmerie arrive et qu’on m’arrête par ordre supérieur. On m’attache sur une charrette, et l’on me reconduit de brigade en brigade au régiment, qui se trouvait à Strasbourg. Je reste six semaines à la Finkmalt, et j’aurais peut-être eu du boulet si nous n’avions alors passé le Rhin pour aller à Hohenlinden. Le commandant Courtaud lui-même me dit : « Tu peux te vanter d’avoir de la chance d’être bon pointeur; mais s’il t’arrive encore d’assommer les gens avec une cruche, cela tournera mal, je t’en préviens. Est-ce que c’est une manière de se battre, animal ? Pourquoi donc avons-nous un sabre, si ce n’est pas pour nous en servir et nous en faire honneur au pays ? » Je n’avais rien à répondre. « Depuis ce temps-là, Joséphel, le goût du mariage m’est passé. Ne me parle pas d’un soldat qui pense à sa femme, c’est une véritable misère. Regarde les généraux qui se sont mariés, est-ce qu’ils se battent comme dans le temps ? Non, ils n’ont qu’une idée, c’est de grossir leur magot et principalement d’en profiter en vivant bien avec leurs duchesses et leurs petits ducs au coin du feu. Mon grand-père Yéri, le garde forestier, disait toujours qu’un bon chien de chasse doit être maigre; sauf la différence des grades, je pense la même chose des bons généraux et des bons soldats. Nous autres nous sommes toujours à l’ordonnance, mais nos généraux engraissent, et cela vient des bons dîners qu’on leur fait à la maison. » Ainsi me parlait Zimmer dans la sincérité de son âme, et cela ne m’empêchait pas d’être triste. Dès que j’avais pu me lever, je m’étais dépêché de prévenir M. Goulden par une lettre que je me trouvais à l’hôpital de Hall, dans l’un des faubourgs de Leipzig, à cause d’une légère blessure au bras; mais qu’il ne fallait rien craindre pour moi : que je me portais de mieux en mieux. Je le priais de montrer ma lettre à Catherine et à la tante Grédel, afin de leur donner de la confiance au milieu de cette guerre terrible. Je lui disais aussi que mon plus grand bonheur serait de recevoir des nouvelles du pays et de la santé de tous ceux que j’aimais. Depuis ce moment, je n’avais plus de repos; chaque matin j’attendais une réponse, et de voir le vaguemestre distribuer des vingt et trente lettres à toute la salle, sans rien recevoir, cela me saignait le coeur : je descendais bien vite au jardin pour fondre en larmes. Il y avait un coin obscur où l’on jetait les pots cassés, un endroit couvert d’ombre et qui me plaisait le mieux, parce que les malades n’y venaient jamais. C’est là que je passais mon temps à rêver sur un vieux banc moisi. Des idées mauvaises me traversaient la tête; j’allais jusqu’à croire que Catherine pouvait oublier ses promesses, et je m’écriais en moi-même : « Ah ! si seulement tu ne t’étais pas relevé de Kaya ! tout serait fini !... Pourquoi ne t’a-t-on pas abandonné ! Cela vaudrait mieux que de tant souffrir. » Les choses en étaient venues au point que je désirais ne pas guérir, quand, un matin, le vaguemestre, parmi les autres noms, appela Joseph Bertha. Alors je levai la main sans pouvoir parler, et l’on me remit une grosse lettre carrée, couverte de timbres innombrables. Je reconnus l’écriture de M. Goulden, ce qui me rendit tout pâle. « Eh bien, me dit Zimmer en riant, à la fin cela vient tout de même. » Je ne lui répondis pas, et m’étant habillé, je fourrai la lettre dans ma poche, et je descendis pour la lire seul, tout au fond du jardin, à la place où j’allais toujours. D’abord, en l’ouvrant, je vis deux ou trois petites fleurs de pommier, que je pris dans mes mains, et un bon sur la poste, avec quelques mots de M. Goulden. Mais ce n’est pas cela qui me touchait le plus et qui me faisait trembler des pieds à la tête, c’était l’écriture de Catherine, que je regardais les yeux troubles sans pouvoir la lire, car mon coeur battait d’une force extraordinaire. Pourtant je finis par me calmer un peu et par lire tout doucement la lettre, en m’arrêtant de temps en temps, pour bien être sûr que je ne me trompais pas, que c’était bien ma chère Catherine qui m’écrivait et que je ne faisais pas un rêve. Cette lettre, je l’ai conservée, parce qu’elle me rendit en quelque sorte la vie; la voici donc telle que je l’ai reçue le 8 juin 1813. « Mon cher Joseph, « Cette lettre est afin de te dire en commençant que je t’aime toujours de plus en plus, et que je ne veux jamais aimer que toi. « Tu sauras aussi que mon plus grand chagrin est de savoir que tu es blessé dans un hôpital, et que je ne peux pas te soigner. C’est un bien grand chagrin. Et depuis le départ des conscrits, nous n’avons pas eu seulement une heure de repos. La mère se fâchait en disant que j’étais folle de pleurer jour et nuit, et elle pleurait autant que moi, toute seule le soir auprès de l’âtre, je l’entendais bien d’en haut; et sa colère retombait sur Pinacle, qui n’osait plus aller au marché, parce qu’elle avait un marteau dans son panier. « Mais notre plus grand chagrin de tout, Joseph, c’est quand le bruit a couru qu’on venait de livrer une bataille, où des mille et mille hommes avaient été tués. Nous ne vivions plus; la mère courait tous les matins à la poste, et moi je ne pouvais plus bouger de mon lit. Â la fin des fins ta lettre est pourtant arrivée. Maintenant je vais mieux, parce que je pleure à mon aise, en bénissant le Seigneur qui a sauvé tes jours. « Et quand je pense combien nous étions heureux dans le temps, Joseph, lorsque tu venais tous les dimanches, et que nous restions assis l’un près de l’autre sans bouger, et que nous ne pensions à rien ! Ah ! nous ne connaissions pas notre bonheur; nous ne savions pas ce qui pouvait nous arriver; mais que la volonté de Dieu soit faite. Pourvu que tu guérisses, et que nous puissions espérer encore une fois d’être ensemble comme nous étions ! « Beaucoup de gens parlent de la paix, mais nous avons eu tant de malheurs, et l’empereur Napoléon aime tant la guerre, qu’on ne peut plus se confier en rien. « Tout ce qui me fait du plaisir, c’est de savoir que ta blessure n’est pas dangereuse et que tu m’aimes encore... Ah ! Joseph, moi je t’aimerai toujours, je ne peux pas dire autre chose; c’est tout ce que je peux te dire dans le fond de mon coeur, et je sais aussi que ma mère t’aime bien. « Maintenant, M. Goulden veut t’écrire quelques mots, et je t’embrasse mille et mille fois. — Il fait bien beau temps ici; nous aurons une bonne année. Le grand pommier du verger est tout blanc de fleurs; je vais en cueillir que je mettrai pour toi dans la lettre quand M. Goulden aura écrit. Peut-être, avec la grâce de Dieu, nous mordrons encore une fois ensemble dans une de ses grosses pommes. Embrasse-moi comme je t’embrasse, et adieu, adieu, Joseph ! » En lisant cela, je fondais en larmes, et, Zimmer étant arrivé, je lui dis : « Tiens, assieds-toi, je vais te lire ce que m’écrit mon amoureuse; tu verras après si c’est une Margrédel ! — Laisse-moi seulement allumer ma pipe », répondit-il. Il mit le couvercle sur l’amadou, puis il ajouta : « Tu peux commencer, Joséphel; mais je t’en préviens, moi, je suis un ancien, je ne crois pas tout ce qu’on écrit... les femmes sont plus fines que nous. » Malgré cela, je lui lus la lettre de Catherine lentement. Il ne disait rien, et, quand j’eus fini, il la prit et la regarda longtemps d’un air rêveur; ensuite il me la rendit en disant : « Ça, Joséphel, c’est une bonne fille, pleine de bon sens et qui n’en prendra jamais un autre que toi. — Tu crois qu’elle m’aime bien ? — Oui, celle-là, tu peux te fier dessus; elle ne se mariera jamais avec un Passauf. Je me méfierais plutôt de l’Empereur que d’une fille pareille. » En entendant ces paroles de Zimmer, j’aurais voulu l’embrasser, et je lui dis : « J’ai reçu de la maison un billet de cent francs que nous toucherons à la poste. Voilà le principal pour avoir du vin blanc. Tâchons de pouvoir sortir d’ici. — C’est bien vu, fit-il en relevant ses grosses moustaches et remettant sa pipe dans sa poche. Je n’aime pas de moisir dans un jardin quand il y a deux auberges dehors. Il faut tâcher d’avoir une permission. » Nous nous levâmes tout joyeux, et nous montions l’escalier de l’hôtel, quand le vaguemestre, qui descendait, arrêta Zimmer en lui demandant : « Est-ce que vous n’êtes pas le nommé Christian Zimmer, canonnier au 2ème d’artillerie à cheval ? — Faites excuse, vaguemestre, j’ai cet honneur. — Eh bien, voici quelque chose pour vous », dit-il en lui remettant un petit paquet avec une grosse lettre. Zimmer était stupéfait, n’ayant jamais rien reçu ni de chez lui ni d’ailleurs. Il ouvrit le paquet — où se trouvait une boîte -, puis la boîte, et vit la croix d’honneur. Alors il devint tout pâle, ses yeux se troublèrent, et un instant il appuya la main derrière lui sur la balustrade; mais ensuite il cria : Vive l’Empereur ! d’une voix si terrible que les trois salles en retentirent comme une église. Le vaguemestre le regardait de bonne humeur. « Vous êtes content ? dit-il. — Si je suis content, vaguemestre ! il ne me manque plus qu’une chose. — Quoi ? — La permission de faire un tour en ville. — Il faut vous adresser à M. Tardieu, le chirurgien en chef. » Il descendit en riant, et, comme c’était l’heure de la visite, nous montâmes, bras dessus, bras dessous, demander la permission au major, un vieux à tête grise qui venait d’entendre crier Vive l’Empereur ! et nous regardait d’un air grave. « Qu’est-ce que c’est ? » fit-il. Zimmer lui montra sa croix et dit : « Pardon, major, mais je me porte comme un charme. — Je vous crois, dit M. Tardieu; vous voulez une sortie ? — Si c’est un effet de votre bonté, pour moi et mon camarade Joseph Bertha. » Le chirurgien avait visité ma blessure la veille; il tira de sa poche un portefeuille et nous donna deux sorties. Nous redescendîmes, fiers comme des rois : Zimmer de sa croix d’honneur, et moi de ma lettre. En bas, dans le grand vestibule, le concierge nous cria : « Eh bien, eh bien, où allez-vous donc ? » Zimmer lui fit voir nos billets et nous sortîmes, heureux de respirer l’air du dehors. Une sentinelle nous montra le bureau de poste, où j’allai toucher mes cent francs. Alors, plus graves, parce que notre joie était un peu rentrée, nous gagnâmes la porte de Hall, à deux portées de fusil sur la gauche, au bout d’une longue avenue de tilleuls. Chaque faubourg est séparé des vieux remparts par une de ces allées, et, tout autour de Leipzig, passe une autre avenue très large, également de tilleuls. Les remparts sont de vieilles bâtisses — comme on en voit à Saint-Hippolyte dans le Haut-Rhin -, des murs décrépits où pousse l’herbe, à moins que les Allemands ne les aient réparés depuis 1813.ErckmHisto|ErckmHisto016|Chapitre 16
 
== Chapitre 16 ==
 
Combien de choses nous devions apprendre en ce jour ! Â l’hôpital, personne ne s’inquiète de rien; quand on voit arriver chaque matin des cinquantaines de blessés, et qu’on en voit partir autant tous les soirs sur une civière, cela vous montre l’univers en petit, et l’on pense : « Après nous la fin du monde ! » Mais dehors, les idées changent. En découvrant la grande rue de Hall, cette vieille ville avec ses magasins, ses portes cochères encombrées de marchandises, ses vieux toits avancés en forme de hangar, ses grosses voitures basses couvertes de ballots, enfin tout ce spectacle de la vie active des commerçants, j’étais émerveillé. Je n’avais jamais rien vu de pareil, et je me disais : « Voilà bien une ville de commerce comme on se les représente : — pleine de gens industrieux cherchant à gagner leur vie, leur aisance et leurs richesses; où chacun veut s’élever, non pas au détriment des autres, mais en travaillant, en imaginant nuit et jour des moyens de prospérité pour sa famille; ce qui n’empêche pas tout le monde de profiter des inventions et des découvertes. Voilà le bonheur de la paix, au milieu d’une guerre terrible ! » Et les pauvres blessés qui s’en allaient le bras en écharpe, ou bien traînant la jambe appuyés sur leurs béquilles, me faisaient de la peine à voir. Je me laissais conduire tout rêveur par mon ami Zimmer, qui se reconnaissait à tous les coins de rue, et me disait : « Ça, c’est l’église Saint-Nicolas; ça, c’est le grand bâtiment de l’Université; ça, l’hôtel de ville. » Il se souvenait de tout, ayant déjà vu Leipzig en 1807, avant la bataille de Friedland, et ne cessait de me répéter : « Nous sommes ici comme à Metz, à Strasbourg, ou partout ailleurs en France. Les gens nous veulent du bien. Après la campagne de 1806, toutes les honnêtetés qu’on pouvait nous faire, on nous les a faites. Les bourgeois nous emmenaient parfois par trois ou quatre dîner chez eux. On nous donnait même des bals, on nous appelait les héros d’Iéna. Tu vas voir comme on nous aime ! Entrons où nous voudrons, partout on nous recevra comme des bienfaiteurs du pays; c’est nous qui avons nommé leur électeur roi de Saxe, et nous lui avons aussi donné un bon morceau de la Pologne. » Tout à coup Zimmer s’arrêta devant une petite porte basse en s’écriant : « Tiens, c’est la brasserie du Mouton-d’Or ! La façade est sur l’autre rue, mais nous pouvons entrer par ici. Arrive ! » Je le suivis dans une espèce de conduit tortueux qui nous mena bientôt au fond d’une vieille cour entourée de hautes bâtisses en bousillage, avec de petites galeries vermoulues sous le pignon, et la girouette au-dessus, comme dans la rue du Fossé-des-Tanneurs, à Strasbourg. Â droite, se trouvait la brasserie : on découvrait les cuves cerclées de fer sur les poutres sombres, des tas de houblon et d’orge déjà bouillis, et dans un coin, une grande roue à manivelle, où galopait un chien énorme, pour pomper la bière à tous les étages. Le cliquetis des verres et des cruches d’étain s’entendait dans une salle à droite, donnant sur la rue de Tilly, et, sous les fenêtres de cette salle, s’ouvrait une cave profonde où retentissait le marteau du tonnelier. La bonne odeur de la jeune bière de mars remplissait l’air, et Zimmer, les yeux levés sur les toits, la face épanouie de satisfaction, s’écria : « Oui, c’est bien ici que nous venions, le grand Ferré, servant de gauche, le gros Roussillon et moi. Dieu du ciel, comme je me réjouis de revoir tout ça, Joséphel ! C’est qu’il y a pourtant six ans depuis. Ce pauvre Roussillon, il a laissé ses os l’année dernière à Smolensk, et le grand Ferré doit être maintenant dans son village, près de Toul, car il a eu la jambe gauche emportée à Wagram. Comme tout vous revient, quand on y pense ! » En même temps il poussa la porte, et nous entrâmes dans une haute salle pleine de fumée. Il me fallut un instant pour voir, à travers ce nuage gris, une longue file de tables entourées de buveurs la plupart en redingote courte et petite casquette, et les autres en uniforme saxon. C’étaient des étudiants, des jeunes gens de famille, qui viennent à Leipzig étudier le droit, la médecine, et tout ce qu’on peut apprendre, en vidant des chopes et en menant une vie joyeuse qu’ils appellent dans leur langue le Fuchscommerce. Ils se battent souvent entre eux avec des espèces de lattes rondes par le bout, et seulement aiguisées de quelques lignes; de sorte qu’ils se font des balafres à la figure, comme me l’a raconté Zimmer, mais il n’y a jamais de danger pour leur vie. Cela montre le bon sens de ces étudiants, qui savent très bien que la vie est une chose précieuse, et qu’il vaut mieux avoir cinq ou six balafres et même davantage que de la perdre. Zimmer riait en me racontant ces choses; son amour de la gloire l’aveuglait; il disait qu’on ferait aussi bien de charger les canons avec des pommes cuites que de se battre avec ces lattes rondes au bout. Enfin nous entrâmes dans la salle, et nous vîmes le plus vieux d’entre ces étudiants — un grand sec, les yeux creux, le nez jaune, la barbe blonde commençant à déteindre en jaune, à force d’avoir été lavée par la bière -, nous le vîmes debout sur une table, et lisant tout haut une gazette qui lui pendait en forme de tablier dans la main droite. Il tenait de l’autre main une longue pipe de porcelaine. Tous ses camarades, avec leurs cheveux blonds retombant en boucles sur le collet de leur petite redingote, l’écoutaient la chope en l’air. Au moment où nous entrions, nous les entendîmes qui répétaient entre eux : « Faterland ! Faterland ! » Ils trinquaient avec les soldats saxons, pendant que le grand sec se baissait pour prendre aussi sa chope; et le gros brasseur, la tête grise et crépue, le nez épaté, les yeux ronds et les joues en forme de citrouille, criait d’une voix grasse : « Gesoundheit ! Gesoundheit ! » Â peine eûmes-nous fait quatre pas dans la fumée que tout se tut. « Allons, allons, camarades, s’écria Zimmer, ne vous gênez pas, continuez à lire, que diable ! Nous ne serons pas fâchés non plus d’apprendre du nouveau. » Mais ces jeunes gens ne voulurent pas profiter de notre invitation, et le vieux descendit de la table en repliant sa gazette, qu’il mit dans sa poche. « C’était fini, dit-il, c’était fini. — Oui, c’était fini », répétèrent les autres en se regardant d’un air singulier. Deux ou trois soldats saxons sortirent aussitôt, comme pour aller prendre l’air dans la cour, et disparurent. Le gros tavernier nous demanda : « Vous ne savez peut-être pas que la grande salle est sur la rue de Tilly ? — Si, nous le savons bien, répondit Zimmer; mais j’aime mieux cette petite salle. C’est ici que nous venions dans le temps, deux vieux camarades et moi, vider quelques chopes en l’honneur d’Iéna et d’Auerstaedt. Cette salle me rappelle de bons souvenirs. — Ah !... comme vous voudrez, comme vous voudrez, dit le brasseur. C’est de la bière de mars que vous demandez ? — Oui, deux chopes et la gazette. — Bon ! bon ! » Il nous servit les deux chopes, et Zimmer, qui ne voyait rien, essaya de causer avec les étudiants, qui s’excusaient en s’en allant les uns après les autres. Je sentais que tous ces gens-là nous portaient une haine d’autant plus terrible, qu’ils n’osaient pas la montrer tout de suite. Dans la gazette, qui venait de France, on ne parlait que d’un armistice, après deux nouvelles victoires à Bautzen et à Wurtschen. Nous apprîmes alors que cet armistice avait commencé le 6 juin, et qu’on tenait des conférences à Prague, en Bohême, pour arranger la paix. Naturellement cela me faisait plaisir; j’espérais qu’on renverrait au moins les estropiés chez eux. Mais Zimmer, avec son habitude de parler haut, remplissait toute la salle de ses réflexions; il m’interrompait à chaque ligne et disait : « Un armistice !... Est-ce que nous avions besoin d’un armistice, nous ? Est-ce qu’après avoir écrasé ces Prussiens et ces Russes à Lutzen, à Bautzen, et à Wurtschen, nous ne devions pas les détruire de fond en comble ? Est-ce que, s’ils nous avaient battus, ils nous donneraient un armistice, eux ? Ça, — vois-tu, Joseph, c’est le caractère de l’Empereur, il est trop bon... il est trop bon ! C’est son seul défaut. Il a fait la même chose après Austerlitz, et nous avons été obligés de recommencer la partie. Je te dis qu’il est trop bon. Ah ! s’il n’était pas si bon, nous serions maîtres de toute l’Europe. » En même temps il regardait à droite et à gauche, pour demander l’avis des autres. Mais on nous faisait des mines du diable, et personne ne voulait répondre. Finalement Zimmer se leva. « Partons, Joseph, dit-il. Moi, je ne me connais pas en politique; mais je soutiens que nous ne devions pas accorder d’armistice à ces gueux; puisqu’ils sont à terre, il fallait leur passer sur le ventre. » Après avoir payé, nous sortîmes, et Zimmer me dit : « Je ne sais pas ce que ces gens ont aujourd’hui; nous les avons dérangés dans quelque chose. — C’est bien possible, lui répondis-je. Ils n’avaient pas l’air aussi bons garçons que tu le racontais. — Non, fit-il. Ces gens-là, vois-tu, sont bien au-dessous des anciens étudiants que j’ai vus. Ceux-là passaient en quelque sorte leur existence à la brasserie. Ils buvaient des vingt et même des trente chopes dans leur journée; moi-même, Joseph, je ne pouvais pas lutter contre des gaillards pareils. Cinq ou six d’entre eux, qu’on appelait senior, avaient la barbe grise et l’air vénérable. Nous chantions ensemble Fanfan-la-Tulipe et Le Roi Dagobert, qui ne sont pas des chansons politiques; mais ceux-ci ne valent pas les anciens. » J’ai souvent pensé depuis à ce que nous avions vu ce jour-là, et je suis sûr que ces étudiants faisaient partie du Tugend-Bund. En rentrant à l’hôpital, après avoir bien dîné et bu chacun notre bouteille de bon vin blanc à l’auberge de la Grappe, dans la rue de Tilly, nous apprîmes, Zimmer et moi, que nous irions coucher le soir même à la caserne de Rosenthâl. C’était une espèce de dépôt des blessés de Lutzen, lorsqu’ils commençaient à se remettre. On y vivait à l’ordinaire comme en garnison; il fallait répondre à l’appel du matin et du soir. Le reste du temps on était libre. Tous les trois jours, le chirurgien venait passer la visite, et, quand vous étiez remis, vous receviez une feuille de route pour aller rejoindre votre corps. On peut s’imaginer la position de douze à quinze cents pauvres diables, habillés de capotes grises à boutons de plomb, coiffés de gros shakos en forme de pots de fleurs, et chaussés de souliers usés par les marches et les contremarches, pâles, minables, et la plupart sans le sou, dans une ville riche comme Leipzig. Nous ne faisions pas grande figure parmi ces étudiants, ces bons bourgeois, ces jeunes femmes riantes, qui, malgré toute notre gloire, nous regardaient comme des va-nu-pieds. Toutes les belles choses que m’avait racontées mon camarade rendaient cette situation encore plus triste pour moi. Il est vrai que dans le temps on nous avait bien reçus; mais nos anciens ne s’étaient pas toujours honnêtement conduits avec les gens qui les traitaient en frères, et maintenant on nous fermait la porte au nez. Nous étions réduits à contempler du matin au soir les places, les églises et les devantures des charcutiers, qui sont très belles en ce pays. Nous cherchions toutes sortes de distractions; les vieux jouaient à la drogue, les jeunes au bouchon. Nous avions aussi, devant la caserne, le jeu du chat et du rat. C’est un piquet planté dans la terre, auquel se trouvent attachées deux cordes; le rat tient l’une de ces cordes et le chat l’autre. Ils ont les yeux bandés; le chat est armé d’une trique, et tâche de rencontrer le rat, qui dresse l’oreille et l’évite tant qu’il peut. Ils tournent ainsi sur la pointe des pieds, et donnent le spectacle de leur finesse à toute la compagnie. Zimmer me disait qu’autrefois les bons Allemands venaient voir ce spectacle en foule, et qu’on les entendait rire d’une demi-lieue, lorsque le chat touchait le rat avec sa trique. Mais les temps étaient bien changés; le monde passait sans même tourner la tête : nous perdions nos peines à vouloir l’intéresser en notre faveur. Durant les six semaines que nous restâmes à Rosenthâl, Zimmer et moi, nous fîmes souvent le tour de la ville pour nous désennuyer. Nous sortions par le faubourg de Randstatt, et nous poussions jusqu’à Lindenau, sur la route de Lutzen. Ce n’étaient que ponts, marais, petites îles boisées à perte de vue. Là-bas, nous mangions une omelette au lard, au bouchon de la Carpe, et nous l’arrosions d’une bouteille de vin blanc. On ne nous donnait plus rien à crédit, comme après Iéna; je crois qu’au contraire l’aubergiste nous aurait fait payer double et triple, en l’honneur de la patrie allemande, si mon camarade n’avait connu le prix des oeufs, du lard et du vin, comme le premier Saxon venu. Le soir, quand le soleil se couche derrière les roseaux de l’Elster et de la Pleisse, nous rentrions en ville au chant mélancolique des grenouilles, qui vivent dans ces marais par milliards. Quelquefois nous faisions halte, les bras croisés sur la balustrade d’un pont, et nous regardions les vieux remparts de Leipzig, ses églises, ses antiques masures et son château de Plessenbourg, éclairés en rouge par le crépuscule : la ville s’avance en pointe à l’embranchement de la Pleisse et de la Partha, qui se rencontrent au-dessus. Elle est en forme d’éventail; le faubourg de Hall se trouve à la pointe, et les sept autres faubourgs forment les branches de l’éventail. Nous regardions aussi les mille bras de l’Elster et de la Pleisse, croisés comme un filet entre les îles déjà sombres, tandis que l’eau brillait comme de l’or, et nous trouvions cela très beau. Mais, si nous avions su qu’il nous faudrait un jour traverser ces rivières sous le canon des ennemis, après avoir perdu la plus terrible et la plus sanglante des batailles et que des régiments entiers disparaîtraient dans ces eaux qui nous réjouissaient alors les yeux, je crois que cette vue nous aurait rendus bien tristes. D’autres fois nous remontions la rive de la Pleisse jusqu’à Mark-Kléeberg. Cela faisait plus d’une lieue, et partout la plaine était couverte de moissons que l’on se dépêchait de rentrer. Les gens, sur leurs grandes voitures, semblaient ne pas nous voir; quand nous leur demandions un renseignement, ils avaient l’air de ne pas nous comprendre. Zimmer voulait toujours se fâcher; je le retenais en lui disant que ces gueux ne cherchaient qu’un prétexte pour nous tomber dessus, et que d’ailleurs nous avions l’ordre de ménager les populations. « C’est bon ! faisait-il; si la guerre se promène par ici... gare ! Nous les avons comblés de biens... et voilà comme ils nous reçoivent. » Mais ce qui montre encore mieux la malveillance du monde à notre égard, c’est ce qui nous arriva le lendemain du jour où finit l’armistice. Ce jour-là, vers onze heures, nous voulions nous baigner dans l’Elster. Nous avions déjà jeté nos habits, lorsque Zimmer, voyant approcher un paysan sur la route de Connewitz, lui cria : « Hé ! camarade, il n’y a pas de danger, ici ? — Non, non, entrez hardiment, répondit cet homme; c’est un bon endroit. » Et Zimmer, étant entré sans défiance, descendit de quinze pieds. Il nageait bien, mais son bras gauche était encore faible; la force du courant l’entraîna, sans lui donner le temps de s’accrocher aux branches des saules qui pendaient dans l’eau. Si par bonheur une espèce de gué ne s’était pas rencontré plus loin, qui lui permit de prendre pied, il entrait entre deux îles de vase, d’où jamais il n’aurait pu sortir. Le paysan s’était arrêté sur la route pour voir ce qui se passerait. La colère me saisit et je me rhabillai bien vite, en lui montrant le poing; mais il se mit à rire et gagna le village d’un bon pas. Zimmer ne se possédait plus d’indignation; il voulait courir à Connewitz et tâcher de découvrir ce gueux; malheureusement c’était impossible : allez donc trouver un homme qui se cache dans trois ou quatre cents baraques ! Et d’ailleurs, quand on l’aurait trouvé, qu’est-ce que nous pouvions faire ? Enfin nous descendîmes à l’endroit où l’on avait pied, et la fraîcheur de l’eau nous calma. Je me rappelle qu’en rentrant de Leipzig, Zimmer ne fit que parler de vengeance. « Tout le pays est contre nous, disait-il; les bourgeois nous font mauvaise mine, les femmes nous tournent le dos, les paysans veulent nous noyer, les aubergistes nous refusent le crédit, comme si nous ne les avions pas conquis trois ou quatre fois; et tout cela vient de notre bonté tout à fait extraordinaire : nous aurions dû déclarer que nous sommes les maîtres ! — Nous avons accordé aux Allemands des rois et des princes; nous avons même fait des ducs, des comtes et des barons avec les noms de leurs villages, nous les lavons comblés d’honneur, et voilà maintenant leur reconnaissance ! « Au lieu de nous ordonner de respecter les populations, on devrait nous laisser pleins pouvoirs sur le monde; alors tous ces bandits changeraient de figure et nous feraient bonne mine comme en 1806. La force est tout. On fait d’abord les conscrits par force; car si on ne les forçait pas à partir, tous resteraient à la maison. Avec les conscrits on fait des soldats par force, en leur expliquant la discipline; avec des soldats on gagne des batailles par force, et alors les gens vous donnent tout par force : ils vous dressent des arcs de triomphe et vous appellent des héros, parce qu’ils ont peur. Voilà ! « Mais l’Empereur est trop bon... S’il n’était pas si bon, je n’aurais pas risqué de me noyer aujourd’hui; rien qu’en voyant mon uniforme, ce paysan aurait tremblé de me dire un mensonge. » Ainsi parlait Zimmer; et ces choses sont encore présentes à ma mémoire; elles se passaient le 12 août 1813. En rentrant à Leipzig, nous vîmes la joie peinte sur la figure des habitants; elle n’éclatait pas ouvertement; mais les bourgeois, en se rencontrant dans la rue, s’arrêtaient et se donnaient la main; les femmes allaient se rendre visite l’une à l’autre; une espèce de satisfaction intérieure brillait jusque dans les yeux des servantes, des domestiques et des plus misérables ouvriers. Zimmer me dit : « On croirait que les Allemands sont joyeux; ils ont tous l’air de bonne humeur. — Oui, lui répondis-je, cela vient du beau temps et de la rentrée des récoltes. » C’était vrai, le temps était très beau; mais, en arrivant à la caserne de Rosenthâl, nous aperçûmes nos officiers sous la grande porte, causant entre eux avec vivacité. Les hommes de garde écoutaient, et les passants s’approchaient pour entendre. — On nous dit que les conférences de Prague étaient rompues, et que les Autrichiens venaient aussi de nous déclarer la guerre, ce qui nous mettait deux cent mille hommes de plus sur les bras. J’ai su depuis que nous étions alors trois cent mille hommes contre cinq cent vingt mille, et que, parmi nos ennemis, se trouvaient deux anciens généraux français, Moreau et Bernadotte. Chacun a pu lire cela dans les livres; mais nous l’ignorions encore, et nous étions sûrs de remporter la victoire, puisque nous n’avions jamais perdu de bataille. Du reste, la mauvaise mine qu’on nous faisait ne nous inquiétait pas : en temps de guerre, les paysans et les bourgeois sont en quelque sorte comptés pour rien; on ne leur demande que de l’argent et des vivres, qu’ils donnent toujours, parce qu’ils savent qu’à la moindre résistance on leur prendrait jusqu’au dernier sou. Le lendemain de cette grande nouvelle, il y eut visite générale, et douze cents blessés de Lutzen, à peu près remis, reçurent l’ordre de rejoindre leurs corps. Ils s’en allaient par compagnies, avec armes et bagages, en suivant les uns la route d’Altenbourg, qui remonte l’Elster, les autres celle de Wurtzen, plus à gauche. Zimmer était du nombre, ayant lui-même demandé à partir. Je l’accompagnai jusque hors des portes, et puis nous nous embrassâmes tout attendris. Moi je restai, mon bras était encore trop faible. Nous n’étions plus que cinq ou six cents, parmi lesquels un certain nombre de maîtres d’armes, de professeurs de danse et d’élégance française, de ces gaillards qui forment en quelque sorte le fond de tous les dépôts. Je ne tenais pas à les connaître, et mon unique consolation était de songer à Catherine, et quelquefois à mes vieux camarades Klipfel et Zébédé, dont je ne recevais aucune nouvelle. C’était une existence bien triste; les gens nous regardaient d’un oeil mauvais; ils n’osaient rien dire, sachant que l’armée française se trouvait à quatre journées de marche, et Blücher et Schwarzenberg beaucoup plus loin. Sans cela, comme ils nous auraient pris à la gorge ! Un soir, le bruit courut que nous venions de remporter une grande victoire à Dresde. Ce fut une consternation générale, les habitants ne sortaient plus de chez eux. J’allais lire la gazette à l’auberge de la Grappe, dans la rue de Tilly. Les journaux français restaient tous sur la table; personne ne les ouvrait que moi. Mais la semaine suivante, au commencement de septembre, je vis le même changement sur les figures que le jour où les Autrichiens s’étaient déclarés contre nous. Je pensai que nous avions eu des malheurs, ce qui était vrai, comme je l’appris plus tard, car les gazettes de Paris n’en disaient rien. Le temps s’était mis à la pluie à la fin d’août; l’eau tombait à verse. Je ne sortais plus de la caserne. Souvent, assis sur mon lit — regardant par la fenêtre l’Elster bouillonner sous l’ondée, et les arbres des petites îles se pencher sous les grands coups de vent -, je pensais : « Pauvres soldats !... pauvres camarades !... que faites-vous à cette heure ?... où êtes-vous ? Sur la grande route peut-être, au milieu des champs ! » , Et malgré mon chagrin de vivre là, je me trouvais moins à plaindre qu’eux. Mais un jour le vieux chirurgien Tardieu fit son tour et me dit : « Votre bras est solide,... Voyons, levez-moi cela... Bon... bon ! » Le lendemain, à l’appel, on me fit passer dans une salle où se trouvaient des effets d’habillement, des sacs, des gibernes et des souliers en abondance. Je reçus un fusil, deux paquets de cartouches et une feuille de route pour le 6ème, à Gauernitz, sur l’Elbe. C’était le 1er octobre. Nous nous mîmes en marche douze ou quinze ensemble; un fourrier du 27ème nommé Poitevin nous conduisait. En route, tantôt l’un, tantôt l’autre changeait de direction pour rejoindre son. corps; mais Poitevin, quatre soldats d’infanterie et moi, nous continuâmes notre chemin jusqu’au village de Gauernitz.ErckmHisto|ErckmHisto017|Chapitre 17
 
== Chapitre 17 ==
 
Nous allions donc, suivant la grande route de Wurtzen, le fusil en bandoulière, la capote retroussée, le dos arrondi sous le sac, et l’oreille basse, comme on peut croire. La pluie tombait, l’eau nous coulait du shako dans la nuque; le vent secouait les peupliers, dont les feuilles jaunes, voltigeant autour de nous, annonçaient l’hiver, et cela continuait ainsi des heures. De loin en loin un village se rencontrait avec ses hangars, ses fumiers, ses jardins entourés de palissades. Les femmes, debout derrière les petites vitres ternes, nous regardaient passer; un chien aboyait, un homme, qui fendait du bois sur sa porte, se retournait pour nous suivre des yeux, et nous allions toujours, crottés jusqu’à l’échine. Nous revoyions, au bout du village, la grande route s’étendre à perte de vue, les nuages gris se traîner sur les champs dépouillés, et quelques maigres corbeaux s’éloigner à tire-d’aile en jetant leur cri mélancolique. Rien de triste comme un pareil spectacle, surtout quand on pense que l’hiver approche, et qu’il faudra bientôt coucher dehors dans la neige. Aussi personne ne disait mot, sauf le fourrier Poitevin. C’était un vieux soldat, jaune, ridé, les joues creuses, le nez rouge, les moustaches longues d’une aune, comme tous les buveurs d’eau-de-vie. Il avait un langage relevé, qu’il entremêlait d’expressions de caserne; et quand la pluie redoublait, il s’écriait, avec un éclat de rire bizarre : « Oui... Poitevin... oui... cela t’apprendra à siffler !... » Ce vieil ivrogne s’était aperçu que j’avais quelques sous au fond de ma poche; il se tenait près de moi, disant : « Jeune homme, si votre sac vous gêne, passez-moi ça. » Mais je le remerciais de son honnêteté. Malgré mon ennui d’être avec un homme qui regardait toujours les enseignes d’auberge, lorsque nous traversions un village, et qui disait : « Un petit verre ferait joliment de bien par le temps qui court... » Je ne pus m empêcher de lui payer quelques gouttes, de sorte qu’il ne me quittait plus. Nous approchions de Wurtzen et la pluie tombait à verse, lorsque le fourrier s’écria pour la vingtième fois : « Oui, Poitevin... voilà l’existence... cela t’apprendra à siffler ! — Quel diable de proverbe avez-vous là, fourrier ? lui dis-je... Je voudrais bien savoir comment la pluie vous apprend à siffler. — Ce n’est pas un proverbe, jeune homme, c’est une idée qui me revient quand je m’amuse. » Puis au bout d’un instant : « Vous saurez, dit-il, qu’en 1806, époque où je faisais mes études à Rouen, il m’arriva de siffler une pièce de théâtre, avec bien d’autres jeunes gens comme moi. Les uns sifflaient, les autres applaudissaient; il en résulta des coups de poing, et la police nous mit au violon par douzaines. L’Empereur, ayant appris la chose, dit : « Puisqu’ils aiment tant à se battre, qu’on les incorpore dans mes armées ! Ils pourront satisfaire leur goût ! » Et naturellement la chose fut faite; personne n’osa souffler dans le pays, pas même les pères et mères ! — Vous étiez donc conscrit ? lui dis-je. — Non, mon père venait de m’acheter un remplaçant. C’est une plaisanterie de l’Empereur... une de ces plaisanteries dont on se souvient longtemps : vingt ou trente d’entre nous sont morts de misère... Quelques autres, au lieu de remplir une place honorable dans leur pays, soit comme médecin, juge, avocat, sont devenus de vieux ivrognes. Voilà ce qui s’appelle une bonne farce ! » Alors il se mit à rire en me regardant du coin de l’oeil. — J’étais devenu tout pensif, et deux ou trois fois encore, avant d’arriver à Gauernitz, je payai des petits verres à ce pauvre diable. Vers cinq heures du soir, en approchant du village de Risa, nous aperçûmes à gauche un vieux moulin avec son pont de bois, que suivait un sentier de traverse. Nous prîmes le sentier pour couper au court, et nous n’étions plus qu’à deux cents pas du moulin, lorsque nous entendîmes de grands cris. En même temps, deux femmes, une toute vieille et l’autre plus jeune, traversèrent un jardin, entraînant après elles des enfants. Elles tâchaient de gagner un petit bois qui borde la route, sur la côte en face. Presque aussitôt nous vîmes plusieurs de nos soldats sortir du moulin avec des sacs, d’autres remonter d’une cave à la file avec de petites tonnes, qu’ils se dépêchaient de charger sur une charrette, près de l’écluse, d’autres amenaient des vaches et des chevaux d’une étable, tandis qu’un vieillard, devant la porte, levait les mains au ciel, et que cinq ou six de ces mauvais gueux entouraient le meunier tout pâle et les yeux hors de la tête. Tout cela : le moulin, la digue, les fenêtres défoncées, les femmes qui se sauvent, nos soldats en bonnet de police, faits comme de véritables bandits, le vieux qui les maudit, et les vaches qui secouent la tête, pour se débarrasser de ceux qui les emmènent, pendant que d’autres les piquent derrière avec leurs baïonnettes... tout est là... devant moi... je crois encore le voir ! « Ça, dit le fourrier Poitevin, ce sont des maraudeurs... Nous ne sommes plus loin de l’armée. — Mais c’est abominable ! m’écriai-je; ce sont des brigands ! — Oui, répondit le fourrier, c’est contraire à la discipline; si l’Empereur le savait, on les fusillerait comme des chiens. » Nous traversions alors le petit pont; et, comme on venait de percer une des tonnes derrière la charrette, les soldats s’empressaient autour, avec une cruche, en buvant à la ronde. Cette vue révolta le fourrier, qui s écria d’un ton majestueux : « De quelle autorité exercez-vous ce pillage ? » Plusieurs tournèrent la tête, et, voyant que nous n’étions plus que trois, parce que les autres avaient suivi leur chemin sans s’arrêter, un d’eux répondit : « Hé ! vieux farceur.. tu veux ta part du gâteau... c’est tout simple... Mais il n’y a pas besoin de retrousser tes moustaches pour ça. Tiens, bois un coup. » Il lui tendait la cruche; le fourrier la prit, et, me regardant de côté, il but. « Eh bien, jeune homme, fit-il ensuite, si le coeur vous en dit ! Il est fameux, ce petit vin. — Merci », lui répondis-je. Plusieurs autour de nous criaient : « En route ! en route ! Il est temps. » D’autres : « Non, non, attendez... Il faut encore voir !... — Dites donc, reprit le fourrier d’un ton de brave homme, vous savez, camarades... il faut aller en douceur. — Oui, oui, l’ancien, répondit une espèce de tambour-major, — le grand chapeau à corne en travers des épaules, et, souriant d’un air moqueur, les yeux à demi fermés : — Oui, sois tranquille, nous allons plumer la poule dans les règles. On aura des égards... on aura des égards ! » Alors le fourrier ne dit plus rien; il était comme honteux à cause de moi. « Que voulez-vous, jeune homme ! me dit-il en allongeant le pas pour rejoindre les camarades, à la guerre comme à la guerre... On ne peut pas se laisser dépérir ! » Je crois qu’il serait resté, sans la peur d’être pris. Moi, j’étais triste et je me disais : « Voilà bien les ivrognes ! ils peuvent avoir de bons mouvements, mais la vue d’une cruche de vin leur fait tout oublier. » Enfin, vers dix heures du soir, nous découvrîmes deux feux de bivac sur une côte sombre, à droite du village de Gauernitz et d’un vieux château, où brillaient aussi quelques lumières. Plus loin, dans la plaine, tremblotaient d’autres feux en plus grand nombre. La nuit était claire. Les grandes pluies avaient essuyé le ciel. Comme nous nous approchions du bivac, on nous cria : « Qui vive ! — France ! » répondit le fourrier. Mon coeur battait avec force, en pensant que dans quelques minutes j’allais revoir mes vieux camarades s’ils étaient encore de ce monde. Des hommes de garde s’avançaient déjà d’une espèce de hangar, à demi-portée de fusil du village, pour venir nous reconnaître. Ils arrivèrent près de nous. Le chef du poste, un vieux sous-lieutenant tout gris, le bras en écharpe sous son manteau, nous demanda d’où nous venions, où nous allions, si nous avions rencontré quelque parti de Cosaques en route. Le fourrier répondit pour nous tous. L’officier nous prévint alors que la division Souham avait quitté les environs de Gauernitz le matin, et nous dit de le suivre pour voir nos feuilles de route, ce que nous fîmes en silence, passant autour des feux de bivac, où les hommes, couverts de boue sèche, dormaient par vingtaines : pas un ne remuait. Nous arrivâmes au hangar. C’était une vieille briqueterie; le toit très large, en forme d’éteignoir, reposait sur des piliers à six ou sept pieds du sol. Derrière s’élevaient de grandes provisions de bois. Il faisait bon là-dedans. On avait allumé du feu; l’odeur de la terre cuite s’étendait aux environs. La chambre du four était encombrée de soldats qui dormaient le dos au mur comme des bienheureux; la flamme les éclairait sous les poutres sombres. Près des piliers brillaient les fusils en faisceaux. Je crois revoir ces choses : je sens la bonne chaleur qui entre dans le corps; je vois mes camarades, dont les habits fument à quelques pas du four et qui attendent gravement que l’officier ait fini de lire les feuilles de route à la lumière rouge. Un vieux soldat, sec et brun, veillait seul; il était assis sur ses jambes croisées, et tenait entre ses genoux un soulier qu’il raccommodait avec une alêne et de la ficelle. C’est à moi que l’officier rendit le premier sa feuille en disant : « Vous rejoindrez demain votre bataillon à deux lieues d’ici, près de Torgau. » Alors le vieux soldat, qui me regardait, posa la main à terre pour me montrer qu’il avait de la place, et j’allai m’asseoir près de lui. J’ouvris mon sac, et je mis d’autres chaussettes et des souliers neufs que j’avais reçus à Leipzig; cela me fit du bien. Le vieux me demanda : « Tu vas rejoindre ? — Oui, le 6ème, à Torgau. — Et tu viens ? — De l’hôpital de Leipzig. — Ça se voit, fit-il; tu es gras comme un chanoine. On t’a nourri de cuisses de poulet là-bas, pendant que nous mangions de la vache enragée. » Je regardai mes voisins endormis; il avait raison; ces pauvres conscrits n’avaient plus que la peau et les os : ils étaient jaunes, plombés, ridés comme des vétérans, on aurait cru qu’ils ne pouvaient plus se tenir. Le vieux, au bout d’un instant, reprit : « Tu as été blessé ? — Oui, l’ancien, à Lutzen. — Quatre mois d’hôpital, fit-il en allongeant la lèvre, quelle chance ! Moi, j’arrive d’Espagne. Je m’étais flatté de retrouver les Kaiserlicks de 1807... des moutons... de vrais moutons. Ah ! oui, ils sont devenus pires que les guérillas. Ca se gâte, ça se gâte ! » Il se parlait ainsi tout bas, sans faire attention à moi, et tirait les deux ficelles comme un cordonnier, en serrant les lèvres. De temps en temps, il essayait le soulier pour voir si la couture ne le gênerait pas. Finalement, il mit l’alêne dans son sac, le soulier à son pied, et s’étendit l’oreille sur une botte de paille. J’étais tellement fatigué que j’avais de la peine à m’endormir; pourtant, au bout d’une heure, je tombai dans un profond sommeil. Le lendemain, je me remis en route avec le fourrier Poitevin et trois autres soldats de la division Souham. Nous gagnâmes d’abord la route qui longe l’Elbe. Le temps était humide; le vent, qui balayait le fleuve, jetait de l’écume jusque sur la chaussée. Nous allongions le pas depuis une heure, quand tout à coup le fourrier dit : « Attention ! » Il s’était arrêté le nez en l’air, comme un chien de chasse qui flaire quelque chose. Nous écoutions tous sans rien entendre, à cause du bruit des flots sur la rive et du vent dans les arbres. Mais Poitevin avait l’oreille plus exercée que nous. « On tiraille là-bas, dit-il en nous montrant un bois sur la droite. L’ennemi peut être de notre côté; tâchons de ne pas donner au milieu. Tout ce que nous avons de mieux à faire, c’est d’entrer sous bois et de poursuivre notre chemin avec prudence. Nous verrons à l’autre bout ce qui se passe... Si les Prussiens ou les Russes sont là, nous battrons en retraite sans qu’ils nous voient. Si ce sont des Français, nous avancerons. » Chacun trouva que le fourrier avait raison, et, dans mon âme, j’admirai la finesse de ce vieil ivrogne. Nous descendîmes donc de la route dans le bois, Poitevin en avant et nous derrière, le fusil armé. Nous marchions doucement, nous arrêtant tous les cent pas pour écouter. Les coups de fusil se rapprochaient; ils se suivaient un à un, en retentissant dans les ravins. Le fourrier nous dit : « Ce sont des tirailleurs qui observent un parti de cavalerie, car les autres ne répondent pas. » C’était vrai : dix minutes après, nous apercevions entre les arbres un bataillon d’infanterie française en train de faire la soupe au milieu des bruyères, et, tout au loin sur la plaine grise, des pelotons de Cosaques défilant d’un village à l’autre. Quelques tirailleurs, le long du bois, tiraient dessus, mais ils étaient presque hors de portée. « Allons, vous voilà chez vous, jeune homme », me dit Poitevin en souriant. Il devait avoir bon oeil, pour lire le numéro du régiment à une pareille distance. Moi, j’avais beau regarder, je ne voyais que des êtres déguenillés et tellement minables, qu’ils avaient tous le nez pointu, les yeux luisants, les oreilles écartées de la tête par le renfoncement des joues. Leurs capotes étaient quatre fois trop larges pour eux; on aurait dit des manteaux, tant elles formaient de plis sur les bras et le long des reins. Quant à la boue, je n’en parle pas : c’était sinistre. En ce jour, je devais apprendre pourquoi les Allemands paraissaient si joyeux après notre victoire de Dresde. Nous descendions vers deux petites tentes, autour desquelles trois ou quatre chevaux broutaient l’herbe maigre. Je vis là le colonel Lorain, détaché sur la rive gauche de l’Elbe, avec le 3ème bataillon. C’était un grand maigre, les moustaches brunes, et qui n’avait pas l’air doux. Il nous regardait venir en fronçant le sourcil, et quand je lui présentai ma feuille de route, il ne dit qu’un mot : « Allez rejoindre votre compagnie. » Je m’éloignai, pensant bien reconnaître quelques hommes de la 4ème; mais depuis Lutzen les compagnies avaient été fondues dans les compagnies, les régiments dans les régiments et les divisions dans les divisions, de sorte qu’en arrivant au pied de la côte où campaient les grenadiers, je ne reconnus personne. Les hommes, en me voyant approcher, me jetaient un coup d’oeil de travers, comme pour dire : « Est-ce que celui-là veut sa part du bouillon ? Un instant ! nous allons voir ce qu’il apporte à la marmite. » J’étais honteux de demander la place de ma compagnie, lorsqu’une espèce de vétéran osseux, le nez long et crochu comme un bec d’aigle, les épaules larges où pendait sa vieille capote usée, relevant la tête et m’observant, dit d’une voix tout à fait calme : « Tiens ! c’est toi, Joseph ! Je te croyais enterré depuis quatre mois ! » Alors je reconnus mon pauvre Zébédé. Il paraît que ma figure l’attendrit, car, sans se lever, il me serra la main, en s’écriant : « Klipfel... voici Joseph ! » Un autre soldat, assis près de la marmite voisine, tourna la tête et dit : « C’est toi, Joseph ? Tiens ! tu n’es pas mort ? » Et voilà tous les compliments que je reçus. La misère avait rendu ces gens tellement égoïstes, qu’ils ne pensaient plus qu’à leur peau. Malgré cela, Zébédé conservait toujours un bon fond; il me dit de m’asseoir près de la marmite, en lançant aux autres un de ces coups d’oeil qui le faisaient respecter, et m’offrit sa cuiller, qu’il avait passée dans une boutonnière de sa capote. Mais je le remerciai, ayant eu la veille le bon esprit d’entrer chez le charcutier de Riza et de mettre dans mon sac une douzaine de cervelas, avec une bonne croûte de pain et un flacon plein d’eau-de-vie. J’ouvris donc mon sac, je tirai le chapelet de cervelas et j’en remis deux à Zébédé, ce qui lui fit venir les larmes aux yeux. J’avais aussi l’intention d’en offrir aux camarades; mais, devinant ma pensée, il me posa la main d’un bras expressif, et dit : « Ce qui est bon à manger est bon à garder ! » Alors il se retira du cercle, et nous mangeâmes en buvant du schnaps; les autres ne disaient rien et nous regardaient de travers. Klipfel, ayant senti l’odeur de l’ail, tourna la tête en s’écriant : « Hé ! Joseph, viens donc manger à notre marmite. Les camarades sont toujours les camarades, que diable ! — C’est bon ! c’est bon ! répondit Zébédé; pour moi, les meilleurs camarades sont les cervelas; on les retrouve toujours à l’occasion. » Puis il referma lui-même mon sac et me dit : « Garde ça, Joseph... Voilà plus d’un mois que je ne m’étais pas si bien régalé. Tu n’y perdras rien, sois tranquille. » Une demi-heure après, on battit le rappel; les tirailleurs se replièrent, et le sergent Pinto, qui se trouvait dans le nombre, me reconnut : « Eh bien, me dit-il, vous en êtes donc réchappé ! Cela me fait plaisir.. Mais vous arrivez dans un vilain moment ! — Mauvaise guerre... mauvaise guerre », faisait-il en hochant la tête. Le colonel et les commandants montèrent à cheval, et l’on se remit en route. Les Cosaques s’éloignaient. Nous allions l’arme à volonté. Zébédé marchait près de moi, et me racontait ce qui s’était passé depuis Lutzen : — d’abord les grandes victoires de Bautzen et de Wurtschen; les marches forcées pour rejoindre l’ennemi qui battait en retraite; la joie qu’on avait de pousser sur Berlin. Ensuite l’armistice, pendant lequel on était cantonné dans les bourgades; puis l’arrivée des vétérans d’Espagne, des hommes terribles, habitués au pillage et qui montraient aux jeunes à vivre sur le paysan. Malheureusement, à la fin de l’armistice, tout le monde s’est mis contre nous; les gens nous avaient pris en horreur; on coupait les ponts sur nos derrières, on avertissait les Prussiens, les Russes et les autres de nos moindres mouvements, et chaque fois qu’il nous arrivait une débâcle, au lieu de nous secourir, on tâchait de nous enfoncer encore plus dans la bourbe. Les grandes pluies étaient venues pour nous achever. Le jour de la bataille de Dresde, il en tombait tellement, que le chapeau de l’Empereur lui pendait sur les deux épaules. Mais quand on remporte la victoire, cela vous fait rire : on a chaud tout de même, et l’on trouve de quoi changer; le pire de tout, c’est quand on est battu, qu’on se sauve dans la boue, avec des hussards, des dragons et d’autres gens de cette espèce à vos trousses, et qu’on ne sait pas, lorsqu’on découvre au loin dans la nuit une lumière, s’il faut avancer ou périr dans le déluge. Zébédé me racontait ces choses en détail. Il me dit qu’après la victoire de Dresde le général Vandamme, qui devait fermer la retraite aux Autrichiens, avait pénétré du côté de Kulm, dans une espèce d’entonnoir, à cause de son ardeur extraordinaire, et que ceux que nous avions battus la veille étaient tombés sur lui à droite, à gauche, en avant et en arrière; qu’on l’avait pris, avec plusieurs autres généraux, et détruit son corps d’armée. Deux jours avant, le 26 août, pareille chose était arrivée à notre division, ainsi qu’aux 5ème, 6ème et 11ème corps sur les hauteurs de Lowenberg. Nous devions écraser les Prussiens de ce côté, mais par un faux mouvement du maréchal Mac Donald, l’ennemi nous avait surpris dans le creux d’un ravin, avec nos canons embourbés, notre cavalerie en désordre et notre infanterie qui ne pouvait plus tirer à cause de la pluie battante; on s’était défendu à coups de baïonnette; et le 3ème bataillon était arrivé, sous les charges de ces Prussiens, jusque dans la rivière de la Kaltzbach. Là, Zébédé avait reçu d’un grenadier deux coups de crosse sur le front. Le courant l’avait entraîné pendant qu’il tenait à bras-le-corps le capitaine Arnould; et tous deux étaient perdus, si par bonheur le capitaine, dans la nuit noire, n’avait pu saisir une branche d’arbre à l’autre bord et se retirer de l’eau. — Il me dit que toute cette nuit, malgré le sang qui lui sortait du nez et des oreilles, il avait marché jusqu’au village de Goldberg, mourant de faim, de fatigue et de ses coups de crosse, et qu’un menuisier avait eu pitié de lui : que ce brave homme lui avait donné du pain, des oignons et de l’eau. — Il me raconta ensuite que, le lendemain, toute la division, suivie des autres corps, marchait par troupes à travers champs, chacun pour son compte, sans recevoir d’ordres, parce que les généraux, les maréchaux et tous les officiers montés s’étaient sauvés le plus loin possible, dans la crainte d’être pris. Il m’assura que cinquante hussards les auraient ramassés les uns après les autres, mais que, par bonheur, Blücher n’avait pu traverser la rivière débordée, de sorte qu’ils avaient fini par se rallier à Wolda, où les tambours de tous les corps battaient la marche de leur régiment aux quatre coins du village. Par ce moyen, chaque homme s’était démêlé lui-même en marchant sur son tambour. Le plus heureux, dans cette déroute, c’est qu’un peu plus loin, à Buntzlau, les officiers supérieurs s’étaient aussi retrouvés, tout surpris d’avoir encore des bataillons à conduire ! Voilà ce que me raconta mon camarade, sans parler de la défiance qu’il fallait avoir de nos alliés, qui, d’un moment à l’autre, ne pouvaient manquer de nous tomber sur les reins. Il me dit que le maréchal Oudinot et le maréchal Ney avaient aussi été battus, l’un à Gross-Beeren et l’autre à Dennewitz. C’était quelque chose de bien triste; car, dans ces retraites, les conscrits mouraient d’épuisement, de maladie et de toutes les misères. Les vieux d’Espagne et les anciens d’Allemagne, tannés par le mauvais temps, pouvaient seuls résister à ces grandes fatigues. « Enfin, me dit Zébédé, nous avons tout contre nous : le pays, les pluies continuelles et nos propres généraux, las de tout cela. Les uns sont ducs, princes et s’ennuient d’être toujours dans la boue, au lieu de s’asseoir dans de bons fauteuils; et les autres, comme Vandamme, veulent se dépêcher de devenir maréchal, en faisant un grand coup. Nous autres, pauvres diables, qui n’avons rien à gagner que d’être estropiés pour le restant de nos jours, et qui sommes les fils des paysans et des ouvriers qui se sont battus pour abolir la noblesse, il faut que nous périssions pour en faire une nouvelle ! » Je vis alors que les plus pauvres, les plus malheureux ne sont pas toujours les plus bêtes, et qu’à force de souffrir on finit par voir la triste vérité. Mais je ne dis rien, et je suppliai le Seigneur de me donner la force et le courage de pouvoir supporter les misères que toutes ces fautes et ces injustices nous annonçaient de loin. Nous étions alors entre trois armées, qui voulaient se réunir pour nous écraser d’un coup : celle du Nord commandée par Bernadotte, celle de Silésie commandée par Blücher, et l’année de Bohême commandée par Schwarzenberg. On croyait, tantôt que nous allions passer l’Elbe, pour tomber sur les Prussiens et les Suédois, tantôt que nous allions courir sur les Autrichiens, du côté des montagnes, comme nous avions fait cinquante fois en Italie et ailleurs. Mais les autres avaient fini par comprendre ce mouvement, et quand nous avions l’air d’approcher, ils s’en allaient plus loin. Ils se défiaient surtout de l’Empereur, qui ne pouvait être à la fois en Bohême et en Silésie, et cela faisait des marches et des contremarches abominables. Tout ce que demandaient les soldats, c’était de se battre, car, à force de marcher et de dormir dans la boue, à force d’être à la demi-ration et rongés par la vermine, ils avaient pris la vie en horreur. Chacun pensait : « Pourvu que cela finisse d’une façon ou d’une autre... C’est trop fort... cela ne peut pas durer ! » Moi-même, au bout de quelques jours, j’étais las d’une pareille existence; je sentais que les jambes m’entraient jusque dans les côtes, et je dépérissais à vue d’oeil. Tous les soirs il fallait faire faction, à cause d’un gueux nommé Thielmann, qui soulevait les paysans contre nous; il nous suivait comme notre ombre, il nous observait de village en village, sur les hauteurs, sur les routes, dans le creux des vallons : son armée, c’étaient tous ceux qui nous en voulaient; il avait toujours assez de monde. C’est aussi vers ce temps que les Bavarois, les Badois et les Wurtembergeois se déclarèrent contre nous, de sorte que toute l’Europe était sur notre dos. Enfin nous eûmes la consolation de voir que l’armée se ramassait comme pour une grande bataille; au lieu de rencontrer les Cosaques de Platow et les partisans de Thielmann aux environs des villages, nous trouvions des hussards, des chasseurs, des dragons d’Espagne, de l’artillerie, des équipages de ponts en marche. La pluie tombait à verse; ceux qui n’avaient plus la force de se traîner s’asseyaient dans la boue au pied d’un arbre et s’abandonnaient à leur malheureux sort. Le 11 octobre, nous bivaquions près du village de Lousig; le 12, près de Grafenheinichen; le 13, nous passions la Mulda, et nous voyions défiler sur le pont la vieille garde de La Tour-Maubourg. On annonçait le passage de l’Empereur, mais nous partîmes avec la division Dombrowski et le corps de Souham. Dans les moments où la pluie cessait de tomber, et quand un rayon de soleil d’automne brillait entre les nuages, on voyait toute l’armée en marche : la cavalerie et l’infanterie s’avançaient de partout sur Leipzig. De l’autre côté de la Mulda brillaient aussi les baïonnettes des Prussiens; mais on ne découvrait pas encore les Autrichiens ni les Russes; ils arrivaient sans doute d’ailleurs. Le 14, notre bataillon fut encore une fois détaché pour aller en reconnaissance dans la ville d’Aaken; l’ennemi s’y trouvait; il nous reçut à coups de canon, et nous restâmes toute la nuit dehors, sans pouvoir allumer un seul feu, à cause de la pluie. Le lendemain nous partimes de là, pour rejoindre la division à marches forcées. Je ne sais pas pourquoi chacun disait : « La bataille approche !... la bataille approche !... » Le sergent Pinto prétendait que l’Empereur était dans l’air. — Moi, je ne sentais rien, mais je voyais que nous marchions sur Leipzig, et je pensais : « Si nous avons une bataille, pourvu qu’il ne t’arrive pas d’attraper un mauvais coup comme à Lutzen, et que tu puisses encore revoir Catherine ! » La nuit suivante, le temps s’étant un peu remis, des milliards d’étoiles éclairaient le ciel, et nous allions toujours. Le lendemain, vers dix heures, près d’un petit village dont je ne me rappelle pas le nom, on venait de crier : « Halte ! » pour respirer, lorsque nous entendîmes tous ensemble comme un grand bourdonnement dans l’air. Le colonel, encore à cheval, écoutait, et le sergent Pinto dit : « La bataille est commencée. » Presque au même instant le colonel, levant son épée, cria : « En avant ! » Alors on se mit à courir : les sacs, les gibernes, les fusils, la boue, tout sautait; on ne faisait attention à rien. Une demi-heure après, nous aperçûmes, à quelque mille pas devant le bataillon, une queue de colonne qui n’en finissait plus : des caissons, des canons, de l’infanterie, de la cavalerie; derrière nous, sur la route de Duben, il en venait d’autres, et tout cela galopait ! Même à travers champs, des régiments entiers arrivaient au pas de course. Tout au bout de la route, on voyait les deux clochers de Saint-Nicolas et de Saint-Thomas de Leipzig dans le ciel, tandis qu’à droite et à gauche, des deux côtés de la ville, s’élevaient de grands nuages de fumée où passaient des éclairs. Le bourdonnement augmentait toujours; nous étions encore à plus d’une lieue de la ville qu’on était forcé de parler haut pour s’entendre, et l’on se regardait tout pâles comme pour dire : « Voilà ce qui s’appelle une bataille ! » Le sergent Pinto criait : « C’est plus fort qu’à Eylau ! » Il ne riait pas, ni Zébédé, ni moi, ni les autres; mais nous galopions tout de même, et les officiers répétaient sans cesse : « En avant ! en avant ! » Voilà pourtant comme les hommes perdent la tête; l’amour de la patrie était bien en nous, mais plus encore la fureur de nous battre. Sur les onze heures, nous découvrîmes le champ de bataille, à une lieue en avant de Leipzig. Nous voyions aussi les clochers de la ville couverts de monde, et les vieux remparts sur lesquels je m’étais promené tant de fois en pensant à Catherine. En face de nous, à 1.200 ou 1.500 mètres, étaient rangés deux régiments de lanciers rouges, et un peu à gauche, deux ou trois régiments de chasseurs à cheval, dans les prairies de la Partha. C’est entre ces régiments que défilaient les convois qui venaient de Duben. Plus loin, le long d’une petite côte, étaient échelonnées les divisions Ricard, Dombrowski, Souham et plusieurs autres. Elles tournaient le dos à la ville. Des canons attelés et des caissons — les canonniers, les soldats du train à cheval -, se tenaient prêts à partir. Enfin, tout à fait derrière, sur la colline, autour d’une de ces vieilles fermes à toiture plate et larges hangars, comme il s’en trouve dans ce pays, brillaient les uniformes de l’état-major. C’était l’armée de réserve, commandée par le maréchal Ney; son aile gauche communiquait avec Marmont, posté sur la route de Hall, et son aile droite avec la grande armée, commandée par l’Empereur en personne; de sorte que nos troupes formaient pour ainsi dire un grand cercle autour de Leipzig, et que les ennemis, arrivant de tous les côtés à la fois, cherchaient à se donner la main pour faire un cercle encore plus grand autour de nous et nous enfermer dans la ville comme dans une souricière. En attendant, trois terribles batailles se livraient en même temps : l’une contre les Autrichiens et les Russes, à Wachau; l’autre contre les Prussiens, à Mockern, sur la route de Hall, et la troisième sur la route de Lutzen, pour défendre le pont de Lindenau, attaqué par le général Giulay. Ces choses, je ne les ai sues que plus tard; mais chacun doit raconter ce qu’il a vu lui-même; de cette façon, le monde connaîtra la vérité.
 
== Chapitre 19 ==