« Histoire d’un conscrit de 1813 » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
nouvelle version de ebooksgratuits.com
Aucun résumé des modifications
Ligne 23 :
 
 
== I ==
I
 
Ceux qui n’ont pas vu la gloire de l’Empereur Napoléon dans les années 1810, 1811 et 1812 ne sauront jamais à quel degré de puissance peut monter un homme.
 
Ligne 124 ⟶ 125 :
Je pensais aussi que, si nous avions la paix, on n’aurait plus besoin de tant d’hommes et que je pourrais me marier avec Catherine. Chacun peut s’imaginer combien de vœux je formais pour la gloire de l’Empereur.
 
== II ==
 
C’est le 15 septembre 1812 qu’on apprit notre grande victoire de la Moskowa. Tout le monde était dans la jubilation et s’écriait : « Maintenant nous allons avoir la paix… maintenant la guerre est finie. »
 
Ligne 189 ⟶ 191 :
Nous fîmes cela, puis M. Goulden tira de l’armoire une bouteille de son vin de Metz, qu’il gardait pour les grandes circonstances, et nous soupâmes en quelque sorte comme deux camarades ; car, durant toute la soirée, il ne cessa point de me parler du bon temps de sa jeunesse, disant qu’il avait eu jadis une amoureuse, mais qu’en l’année 92, il était parti pour la levée en masse à cause de l’invasion des Prussiens, et qu’à son retour à Fénétrange, il avait trouvé cette personne mariée, chose naturelle, puisqu’il ne s’était jamais permis de lui déclarer son amour ; cela ne l’empêchait pas de rester fidèle à ce tendre souvenir ; il en parlait d’un air grave. Moi, je l’écoutais en rêvant de Catherine, et ce n’est que sur le coup de dix heures, au passage de la ronde, qui relevait les postes toutes les vingt minutes, à cause du grand froid, que nous remîmes deux bonnes bûches dans le poêle, et que nous allâmes enfin nous coucher.
 
== III ==
 
Le lendemain, 18 décembre, je m’éveillai vers six heures du matin. Il faisait un froid terrible ; ma petite fenêtre était comme couverte d’un drap de givre.
 
Ligne 358 ⟶ 361 :
Vers trois heures, j’entendis M. Goulden se coucher à son tour. Quelques instants après, je m’endormis à la grâce de Dieu.
 
== IV ==
 
Lorsque j’entrai le lendemain, vers sept heures, dans la chambre de M. Goulden pour me remettre à l’ouvrage, il était encore au lit et tout abattu.
 
Ligne 547 ⟶ 551 :
M. Rôse sortit, et nous continuâmes à dîner en silence.
 
== V ==
V
 
Quelques jours après. la gazette annonça que l’Empereur était à Paris, et qu’on allait couronner le roi de Rome et l’impératrice Marie-Louise. M. le maire, M. l’adjoint et les conseillers municipaux ne parlaient plus que des droits du trône, et même on fit un discours exprès dans la salle de la mairie. C’est M. le professeur Burguet l’aîné qui fit ce discours, et M. le baron Parmentier qui le lut. Mais les gens n’étaient pas attendris, parce que chacun avait peur d’être enlevé par la conscription ; on pensait bien qu’il allait falloir beaucoup de soldats : voilà ce qui troublait le monde, et pour ma part j’en maigrissais à vue d’œil. M. Goulden avait beau me dire : « Ne crains rien, Joseph, tu ne peux pas marcher. Considère, mon enfant, qu’un être aussi boiteux que toi resterait en route à la première étape ! » Tout cela ne m’empêchait pas d’être rempli d’inquiétude.
 
Ligne 612 ⟶ 617 :
C’est ainsi que je passai toute une semaine dans des transes extraordinaires, et quand arriva le jour du tirage, le jeudi matin, j’étais tellement pâle, tellement défait, que les parents de conscrits enviaient en quelque sorte ma mine pour leur fils. »Celui-là, se disaient-ils, a de la chance… il tomberait par terre en soufflant dessus… Il y a des gens qui naissent sous une bonne étoile ! »
 
== VI ==
 
Il aurait fallu voir la mairie de Phalsbourg le matin du 15 janvier 1813, pendant le tirage. Aujourd’hui, c’est quelque chose de perdre à la conscription, d’être forcé d’abandonner ses parents, ses amis, son village, ses bœufs et ses terres, pour aller apprendre, Dieu sait où : « – Une… deusse !… une… deusse !… Halte !… Tête droite… tête gauche… fixe !… Portez armes !… etc. » – Oui, c’est quelque chose, mais on en revient ; on peut se dire avec quelque confiance : « Dans sept ans, je retrouverai mon vieux nid, mes parents et peut-être aussi mon amoureuse… J’aurai vu le monde… J’aurai même des titres pour être garde forestier ou gendarme ! » Cela console les gens raisonnables. Mais dans ce temps-là, quand vous aviez le malheur de perdre, c’était fini ; sur cent, souvent pas un ne revenait : l’idée de partir définitivement ne pouvait presque pas vous entrer dans la tête.
 
Ligne 909 ⟶ 915 :
Je ne me tenais plus sur mes jambes, jamais je n’avais été si malheureux, et même aujourd’hui, quand j’y pense, cela me retourne le cœur.
 
== VII ==
 
Depuis ce jour je n’avais plus la tête à rien. J’essayai d’abord de me remettre à l’ouvrage ; mais sans cesse mes pensées étaient ailleurs, et M. Goulden lui-même me dit :
 
Ligne 1 066 ⟶ 1 073 :
Je regardai, et j’aperçus Phalsbourg bien loin au-dessous de nous, les casernes, les poudrières, et le clocher d’où j’avais vu la maison de Catherine, six semaines avant, avec le vieux Brainstein : tout cela gris, les bois noirs autour. J’aurais bien voulu m’arrêter là quelques instants ; mais la troupe marchait, il fallut suivre. Nous descendîmes à Metting.
 
== VIII ==
 
Ce même jour, nous allâmes jusqu’à Bitche, puis le lendemain à Hornbach, à Kaiserslautern, etc. Le temps s’était remis à la neige.
 
Ligne 1 219 ⟶ 1 227 :
Puis je me déshabillai, je me couchai et je m’endormis profondément.
 
== IX ==
 
Le lendemain, je m’éveillai vers huit heures. Un trompette sonnait le rappel au coin de la Capuzigner Strasse ; tout s’agitait, on entendait passer des chevaux, des voitures et des gens. Mes pieds me faisaient encore un peu mal, mais ce n’était rien en comparaison des autres jours ; quand j’eus mis des bas propres, il me sembla renaître, j’étais solide sur mes jambes, et je me dis en moi-même : « Joseph, si cela continue, tu deviendras un gaillard ; il n’y a que le premier pas qui coûte. »
 
Ligne 1 280 ⟶ 1 289 :
Le sergent Pinto suspendit sa lanterne au pilier du milieu ; chacun mit ses armes au râtelier, puis se débarrassa de son sac, de sa blouse et de ses souliers sans dire un mot. Zébédé se trouvait être mon camarade de lit. Dieu sait si nous avions sommeil. Vingt minutes après, nous dormions tous comme des sourds.
 
== X ==
X
 
C’est à Francfort que j’appris à connaître la vie militaire. Jusque-là je n’avais été qu’un simple conscrit ; alors je devins un soldat. Et je ne parle pas ici de l’exercice, non ! La manière de faire tête droite et tête gauche, d’emboîter le pas, de lever la main à la hauteur de la première ou de la deuxième capucine pour charger le fusil, d’ajuster et de relever l’arme au commandement, c’est l’affaire d’un ou deux mois avec de la bonne volonté. Mais j’appris la discipline, à savoir : que le caporal a toujours raison lorsqu’il parle au soldat, le sergent lorsqu’il parle au caporal, le sergent-major lorsqu’il parle au sergent, le sous-lieutenant au sergent-major, ainsi de suite jusqu’au maréchal de France, – quand ils diraient que deux et deux font cinq ou que la lune brille en plein midi.
 
Ligne 1 381 ⟶ 1 391 :
Le capitaine de la compagnie s’appelait Florentin ; le lieutenant Bretonville, le commandant du bataillon Gémeau, le capitaine adjudant-major Vidal, le colonel du régiment Zapfel, le général de la brigade Ladoucette, et le général de la division Souham : – tout soldat doit savoir cela, s’il ne veut pas marcher comme un aveugle.
 
== XI ==
 
La fonte des neiges avait commencé le 18 ou le 19 mars. Je me rappelle que pendant la grande revue d’Aschaffenbourg, sur un large plateau d’où l’on découvre le Mein à perte de vue, la pluie ne cessa point de tomber depuis dix heures du matin jusqu’à trois heures de l’après-midi. Nous avions à notre gauche un château, dont les gens regardaient par de hautes fenêtres, bien à leur aise, pendant que l’eau nous coulait dans les souliers. À droite bouillonnait la rivière, que l’on voyait comme à travers un brouillard.
 
Ligne 1 486 ⟶ 1 497 :
Et quand je songe que nous étions alors le 8 avril et que bientôt allaient commencer les batailles, je la regarde comme un dernier adieu du pays pour la moitié d’entre nous : – plusieurs ne devaient plus entendre parler de leurs parents, de leurs amis, de ceux qui les aimaient en ce monde.
 
== XII ==
 
Tout cela, comme disait le sergent Pinto, n’était encore que le commencement de la fête, car la danse allait venir.
 
Ligne 1 669 ⟶ 1 681 :
Tout le reste de ce jour et même une partie de la nuit, songeant à Catherine, je priai Dieu de préserver mes jours, et de me conserver les mains qui sont nécessaires à tous les pauvres pour gagner leur vie.
 
== XIII ==
 
On alluma des feux sur la colline, en avant de Gross-Gorschen ; un détachement descendit au village et nous en ramena cinq ou six vieilles vaches pour faire la soupe. Mais nous étions tellement fatigués, qu’un grand nombre avaient encore plus envie de dormir que de manger. D’autres régiments arrivèrent avec des canons et des munitions. Vers onze heures, nous étions là dix ou douze mille hommes, et dans le village deux mille : toute la division Louham. Le général et ses officiers d’ordonnance se trouvaient dans un grand moulin, à gauche, près d’un cours d’eau qu’on appelle le Floss-Graben. Les sentinelles s’étendaient autour de la colline à portée de fusil.
 
Ligne 1 906 ⟶ 1 919 :
Ces choses, je les ai vues ; elles sont restées comme peintes en feu dans mon esprit ; mais depuis ce moment je ne me rappelle plus rien de la bataille, car, dans l’espérance de notre victoire, j’avais perdu le sentiment, et j’étais comme un mort au milieu de tous ces morts.
 
== XIV ==
 
Je me réveillai dans la nuit, au milieu du silence. Des nuages traversaient le ciel, et la lune regardait le village abandonné, les canons renversés et les tas de morts, comme elle regarde, depuis le commencement du monde, l’eau qui coule, l’herbe qui pousse et les feuilles qui tombent en automne. Les hommes ne sont rien auprès des choses éternelles ; ceux qui vont mourir le comprennent mieux que les autres.
 
Ligne 1 949 ⟶ 1 963 :
Alors je retombai sans connaissance.
 
== XV ==
 
C’est au fond d’un grand hangar en forme de halle – des piliers tout autour --, que je revins à moi ; quelqu’un me donnait à boire du vin et de l’eau, et je trouvais cela très bon. En ouvrant les yeux, je vis un vieux soldat à moustaches grises, qui me relevait la tête et me tenait le gobelet aux lèvres.