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était autrefois le territoire de deux villes criminelles qui furent englouties ; on peut donc croire qu’il y a eu des feux souterrains qui, agissant avec violence dans ce lieu, ont été les instruments de cet effet ; et ces feux ne sont pas encore entièrement éteints[1] ; ils opèrent donc la distillation de toutes les matières végétales et bitumineuses qui les avoisinent et produisent cet asphalte liquide que l’on voit s’élever continuellement à la surface du lac maudit, dont néanmoins les Arabes et les Égyptiens ont su tirer beaucoup d’utilité, tant pour goudronner leurs bateaux que pour embaumer leurs parents et leurs oiseaux sacrés ; ils recueillent sur la surface de l’eau cette huile liquide, qui par sa légèreté la surmonte comme nos huiles végétales.

L’asphalte se trouve non seulement en Judée et en plusieurs autres provinces du Levant, mais encore en Europe et même en France. J’ai eu occasion d’examiner et même d’employer l’asphalte de Neufchâtel ; il est de la même nature que celui de Judée : en le mêlant avec une petite quantité de poix, on en compose un mastic avec lequel j’ai fait enduire, il y a trente-six ans, un assez grand bassin au Jardin du Roi, qui depuis a toujours tenu l’eau. On a aussi trouvé de l’asphalte en Alsace, en Languedoc sur le territoire d’Alais et dans quelques autres endroits. La description que nous a donnée M. l’abbé de Sauvages de cet asphalte d’Alais ajoute encore une preuve à ce que j’ai dit de sa formation par une distillation per ascensum. « On voit, dit-il, régner auprès de Servas, à quelque distance d’Alais, sur une colline d’une grande étendue, un banc de rocher de marbre qui pose sur la terre et qui en est couvert : il est naturellement blanc, mais cette couleur est si fort altérée par l’asphalte qui le pénètre, qu’il est vers sa surface supérieure d’un brun clair et ensuite très foncé à mesure que le bitume approche du bas du rocher : le terrain du dessous n’est point pénétré de bitume, à la réserve des endroits où la tranche du banc est exposée au soleil : il en découle en été du bitume qui a la couleur et la consistance de la poix noire végétale ; il en surnage sur une fontaine voisine, dont les eaux ont en conséquence un goût désagréable…

» Dans le fond de quelques ravines et au-dessous du rocher d’asphalte, je vis un terrain mêlé alternativement de lits de sable et de lits de charbon de pierre, tous parallèles à l’horizon[2]. » On voit, par cet exposé, que l’asphalte ne se trouve pas au-dessous, mais au-dessus des couches ou veines bitumineuses de bois et de charbons fossiles et que, par conséquent, il n’a pu s’élever au-dessus que par une distillation produite par la chaleur d’un feu souterrain.

Tous les bitumes liquides, c’est-à-dire l’asphalte, la poix de montagne, le pétrole et le naphte, coulent souvent avec l’eau des sources qui se trouvent voisines des couches de bois et de charbon fossiles. À Begrède près d’Anson en Languedoc, il y a une fontaine qui

  1. On m’a assuré que le bitume, pour lequel ce lac a toujours été fameux, s’élève quelquefois du fond en grosses bulles ou bouteilles, qui, dès qu’elles parviennent à la surface de l’eau et touchent l’air extérieur, crèvent en faisant un grand bruit, accompagné de beaucoup de fumée, comme la poudre fulminante des chimistes, et se dispersent en divers éclats ; mais cela ne se voit que sur les bords, car, vers le milieu, l’éruption se manifeste par des colonnes de fumée qui s’élèvent de temps en temps sur le lac : c’est peut-être à ces sortes d’éruptions qu’on doit attribuer un grand nombre de trous ou de creux qu’on trouve autour de ce lac, et qui ne ressemblent pas mal, comme dit fort bien M. Manudrelle, à certains endroits qu’on voit en Angleterre, et qui ont servi autrefois de fourneaux à faire de la chaux ; le bitume, en montant ainsi, est vraisemblablement accompagné de soufre, aussi trouve-t-on l’un et l’autre pêle-mêle répandu sur les bords. Ce soufre ne diffère en rien du soufre ordinaire ; mais le bitume est friable, plus pesant que l’eau, et il rend une mauvaise odeur lorsqu’on le frotte ou qu’on le met sur le feu ; il n’est point violet, comme l’asphaltus de Dioscoride, mais noir et luisant comme du jayet. Voyage de M. Shaw, traduit de l’anglais ; La Haye, 1743, tome II, p. 73 et 74.
  2. Voyez les Mémoires de l’Académie des sciences, année 1746, p. 720 et 721.